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l’absence de personne « Ouvre-moi, ma sœur, mon amie, Ma colombe, ma parfaite ! Car ma tête est couverte de rosée, Et mes cheveux sont pleins des gouttes de la nuit… » Cantique, 5, 2. LADP.indb 5 06/10/10 07:08 LADP.indb 6 06/10/10 07:08 1 Patrice « C’est moi qui ai ouvert la porte, dira Rose, c’est moi… » Bien sûr. Mais n’importe qui d’autre l’aurait ouverte à sa place. Même si Rose entre souvent sans frapper. Pourtant, objectera-t-on, quand on frappe à votre porte, il vous reste une fraction de seconde pour décider entre oui et non. À présent, je ne suis plus sûr de souhaiter que tout cela finisse. Sans doute fait-il jour. Ici, c’est la nuit. Mais on perçoit une lumière qui transsude des murs et s’insinue jusqu’à moi… Pardonne-moi, dis-je, sans savoir à qui je parle. * À l’épicerie-tabac des Imberts, ou chez le boulanger, on prétend que ce sont les chasseurs de Fontaine qui ont mis le feu sur Cabrières pour rejeter les sangliers sur leur propre territoire. J’approuve avec complaisance, ayant récemment adhéré à la société de chasse du lieu et acheté un VerneyCarron, un superposé un peu lourd mais très court, avec une jolie crosse en noyer. « Qu’est-ce que vous comptez faire, avec ça ? », demande Rose. Je ne réponds pas et lui rapporte les propos qui s’échangent en bas. Elle secoue la tête : selon elle, seul un étranger peut avoir brûlé la montagne, un touriste ou un nomade, quelqu’un d’ailleurs qui passe et sème le malheur. Cet été-là, le Midi brûlait, des collines de Nice aux Corbières. À notre arrivée en Provence, le Luberon flambait. En montant vers Gordes, on découvrait à l’aplomb du Massif des Cèdres un immense champignon noir, semblable à celui d’une explosion atomique. Sans doute le versant sud brûlait-il, au-dessus de Mérindol. Silencieusement. Heu7 LADP.indb 7 06/10/10 07:08 reusement qu’après, on a eu des orages. Mais à présent, la vigne est malade de toute cette humidité. À Cabrières, le feu se fit attendre mais il finit par venir, fin juillet, par une après-midi radieuse et ventée. Déjà, j’étais seul. Installé à la terrasse d’un café sur les bords de la Sorgue, à l’Isle, l’esprit ailleurs, je regardais passer sans comprendre les colonnes d’intervention qui filaient sur la 100 en direction d’Apt. Quand je suis descendu du car, au carrefour de Coustelet, j’ai vu qu’il était chez moi, le feu. J’ai été ramassé par un touriste belge qui prétendait monter jusqu’à Gordes, mais les gendarmes nous ont arrêtés à l’entrée des Imberts. J’ai fait le reste à pied, au milieu de la fumée que le vent poussait plein sud. Rose m’attendait. « Il n’arrivera pas jusqu’ici, affirma-t-elle. Il faudrait d’abord qu’il avale les cèdres et le village. Les cèdres ne brûleront pas. » Les cèdres sont des arbres qui inspirent confiance ; mais ils ont brûlé. À tout hasard, j’ai préparé un sac où j’ai fourré plus de livres et de papiers que de vêtements… À la nuit, je suis monté voir. Les avions tournaient audessus des foyers ; on entendait le bourdonnement rageur des tronçonneuses qui faisaient le vide autour des maisons. Un gars du coin tirait des photos au Polaroïd. D’autres cherchaient un type avec un foulard rouge dans une 4l blanche – l’incendiaire, assuraient-ils, qu’on avait surpris à traîner sur la route des crêtes, entre Fontaine et Cabrières. Le vent s’était posé. La nuit qui tombait sur les collines pourpres, les étoiles bleues des engins de secours qui clignotaient, c’était joli ; j’ai compris qu’on puisse avoir eu envie d’inventer ça. Je suis allé me coucher après avoir réglé le réveillematin sur deux heures, par précaution. À deux heures, ça rougeoyait encore, au-dessus de la maison, vers le nord8 LADP.indb 8 06/10/10 07:08 ouest. À quatre, le ciel promettait déjà et il n’y avait plus de fumée. Au matin, les pies, comme d’habitude, et des cendres partout. J’ai trouvé Rose, endormie sur une chaise, dans la cuisine. Je lui ai annoncé que je songeais à m’installer à l’écart, au-dessus de Sénanque, dans un vieux mas inhabité, si j’arrivais à en trouver le propriétaire et qu’il consentait à me louer ses ruines. « Vous languissez ici, a-t-elle commenté. Depuis qu’elle est partie… Cela me tire souci. Excusez-moi. » J’ai expliqué que je voulais écrire au calme. Elle n’a pas argué que le calme, je l’avais déjà. Elle a promis de tout surveiller… Et que comptait-elle surveiller ? « Les montagnes, les fumées. En cas de hâte, j’irai vous chercher… » Mais je savais que je ne quitterais pas cette maison, même si le feu venait à m’y cerner, que je continuerais d’attendre sur la terrasse, à contempler le Luberon ou à sommeiller dans ma sueur, au fond d’un des hamacs pendus entre les mûriers, en espérant toujours, et que rien ni personne n’arriverait… « Vous ne la méritiez pas, dit encore la vieille femme. Elle, c’était une sainte, une sainte de vitrail… » Gabrielle, ma sainte aux yeux pâmés, mon épine, ma pivoine sanglante… J’aimais quand elle saignait, quand elle saignait enfin. Le feu s’est arrêté à quatre cents mètres à peine de la maison. Mais plus haut, selon Rose, c’était la désolation, le désert. Autour des maisons, il n’y avait plus rien. Je ne suis pas allé voir. 9 LADP.indb 9 06/10/10 07:08 Je ne sors guère. Quand je cesse de lire, je somnole ou je parcours inlassablement mes appartements vides et ombreux. La nuit, je parle tout seul, je fais du bruit ; j’allume dans toutes les pièces, je vais sur la route et je regarde la maison illuminée. J’ai, au rez-de-chaussée, à côté de la salle de bains, une vaste chambre carrelée à deux grands lits, éclairée de deux fenêtres à l’est et au sud, une cuisine, petite et sombre, enfin, largement ouverte au midi, la grande pièce où je stationne. À l’étage, une sorte de pignon rapporté qui renferme un étroit réduit pourvu d’un lit et percé d’un fenestron orienté au levant par où entre le matin la lumière la plus douce. À côté, ma chambre, une grande pièce carrée pavée de tomettes rouges usées, qui donne par une étroite fenêtre sur le feuillage des mûriers. À travers ce feuillage jaunissant déjà, on aperçoit les crêtes bleues de la montagne. Une armoire malcommode sans rayonnage, une chaise paillée, une table de nuit délabrée, un lit trop grand et dur que Rose avait revêtu d’une alèse en caoutchouc, en bonne ménagère, grâce à quoi je perdais des litres d’eau chaque nuit (j’ai fini par l’ôter en douce pour la fourrer dans ma valise, à côté d’une autre valise, vide, oubliée). J’aimerais y travailler mais il y fait trop chaud et je n’y ai pas de bureau. J’essaie d’écrire en bas, dans la salle qui donne sur la terrasse gravillonnée, face au jardin – espèce de champ triangulaire plutôt que jardin, d’environ quatrevingt mètres de profondeur (au fond, doré, rose ou mauve, le Petit Luberon) – sur une grande table rectangulaire recouverte d’une toile cirée rouge, non, orange soutenu, enfin, ponceau, exactement. Il faudra que je vérifie de quel rouge il s’agit. * 10 LADP.indb 10 06/10/10 07:08 Les lavandes étaient déjà grises quand nous nous sommes installés. Il n’avait pas assez plu au printemps. À présent, Gabrielle est partie. Elle est partie, ma « sainte de vitrail ». La veille, nous étions allés à une fête de village, à Puyméras près de Carpentras. En rentrant, nous nous sommes disputés. Même pas… Elle me reprochait de l’avoir inventée. Partir un 14 juillet, c’est ridicule. Rose s’occupe de moi. Dieu sait qu’elle s’en occupe… Depuis, j’attends une lettre qui ne viendra pas. Je vois bien que cela attriste Rose. Plus que moi. L’heure du courrier est devenue une célébration de l’absence, une sorte de rite désenchanté, comme lorsque j’espérais qu’un inconnu m’écrive enfin pour me féliciter d’exister. Cette station inutile sous le soleil me coupe les jambes et le souffle. « C’est l’air, qui est trop lourd, cette année », soupire Rose. Puis elle ajoute, sans transition : « Je ne sais pas comment je vais faire quand vous serez parti, monsieur Patrice. » Tous les jours, elle se lève à cinq heures, ponctuellement, fais son ménage, va au marché, puis monte à Cabrières me porter les courses, tirer mon lit, faire la poussière, préparer les repas. Quand je tente de l’aider, elle me repousse en disant que ces choses sont pour les femmes, et que c’est tout ce qu’elle sait faire. Je n’insiste guère. Elle dispose des fleurs dans ma chambre. « Madame m’a dit que vous aimiez les bouquets. » J’imagine Gabrielle, faisant le détour par chez Rose, à Maubec, un soir de fête et de lampions, pour lui annoncer qu’elle me quitte, qu’elle a gaspillé sa jeunesse avec un vieux con, que je peux bien crever – continuer sans elle –, mais que j’adore les fleurs : personne n’est complètement monstrueux… Et Rose promet, pour les fleurs, le ménage, et le reste… « J’ai horreur des fleurs coupées », dis-je, pour le plaisir. 11 LADP.indb 11 06/10/10 07:08 * Deux écureuils, qui grimpent le long du pin auquel est fixée la boîte à lettres, qui s’envolent comme deux petites mécaniques tournoyantes, fugitifs éclairs brun roux. Après, si on patiente sous l’arbre en attendant le facteur, on reçoit sur la tête les écorces des pignons qu’ils épluchent frénétiquement. Tôt le matin, mes deux bestioles se risquent devant la terrasse, sur l’espace nu où je désespère de faire revenir l’herbe, lancées à toute allure du chemin creux au champ d’oliviers. Je regarde. Je raconte à Rose. Elle, en échange, elle me raconte la hase qui divague avec ses deux petits dans son potager. Elle s’en amuse. Elle ne désespère pas de l’apprivoiser. Tous les soirs, la hase et les deux petits lièvres, bien gros déjà… Des voisins, qui attendent l’ouverture de la chasse, s’y intéressent aussi. Il n’y a pas beaucoup d’insectes au jardin. Pas de papillon, pas de coccinelle non plus. Ce sera l’effet de la sécheresse, qui a assoiffé le pays et explique en partie la fureur des incendies. C’est sans doute pourquoi on y entend peu d’oiseaux diurnes, si l’on excepte les pies (des crécelles emplumées que je ne compte pas au nombre des oiseaux), et la buse, qui tourne toute la journée au-dessus de la pinède en poussant sa petite plainte aiguë mais qu’on ne voit jamais. Toutefois, depuis que j’arrose, il y a des guêpes très agressives qui envahissent la terrasse et font que je préfère me retirer à l’intérieur pour déjeuner, même si Rose s’obstine à dresser nos couverts dehors, sous les mûriers. Mais il y a les insectes invisibles, les cigales pour le jour, sur leur crincrin désaccordé, qui se taisent quand on les cherche, et l’ensemble symphonique des grillons, la nuit. Sans oublier les scorpions qu’on retrouve régulièrement 12 LADP.indb 12 06/10/10 07:08 sur le carrelage de la cuisine, à se demander comment ils sont arrivés là, ces petits scorpions noirs immobiles. J’en ai émietté un dans la baignoire. Ils sortent des murets de lauzes le soir quand j’arrose et se glissent dans la maison malgré les moustiquaires. Deux sortes d’insectes nocturnes donc, les grillons et les scorpions, la musique et le silence. « Laissez donc, dit Rose, ils n’ont jamais tué personne, allez ! Et moi, je me régale de les écraser. » Puis, elle va porter sur la table de la terrasse des aubergines farcies en pestant contre les guêpes voleuses. * Je n’ai jamais aimé les fêtes foraines, ni les attroupements populaires. La foule m’étouffe, la foule m’effraie, surtout quand elle rit. À Puyméras, elle était saoule, à crever, à tuer père et mère, et elle riait d’autant plus fort. Avec Gabrielle, j’avais risqué cent francs à une table de boule, que j’avais perdus, bien sûr, trop vite pour en tirer le simple agrément du jeu. Gabrielle n’aime pas le jeu : elle avait fait peur à la chance… À ce moment, il y a eu des cris, les gens se sont mis à courir dans tous les sens. J’ai vu une voiture, une vieille Citroën, une DS, qui escaladait le trottoir devant le café, puis les trois marches menant à la salle. Moteur emballé, elle s’arrêtait, reculait pour prendre de l’élan et recommençait, forçant peu à peu les montants de la double porte ouverte. À l’intérieur, les gens tournaient en rond en hurlant au secours, en grand péril d’être méthodiquement écrasés. Dehors, régnait une émotion presque complice dans la confusion lente du cauchemar, et personne n’intervenait réellement. On racontait que le conducteur – ivre, certes, mais pas davantage que d’autres – voulait se venger d’une femme qui lui avait manqué et qui s’était réfugiée à l’intérieur de ce café. Lui, énorme, les cheveux rabattus sur son petit front, il manœuvrait avec obstination, cou13 LADP.indb 13 06/10/10 07:08 ché sur le volant, et n’eût été que les roues motrices de sa Citroën adhéraient mal sur le béton lisse de la terrasse, il serait parvenu à l’écrabouiller, l’infidèle, en compagnie de quelques victimes propitiatoires, déjà les portes avaient cédé et l’avant de la voiture prenait l’allure étroite et plate d’une tête de vipère… Alors, Gabrielle s’est penchée à la portière – au bout de la chaînette en or, une petite croix occitane se balance –, et elle a parlé à l’oreille du désespéré. La voiture s’était arrêtée. Le moteur tournait au ralenti. Des voix réclamaient les gendarmes. Je me suis approché à mon tour et j’ai tiré l’imprudente en arrière, craignant pour elle une réaction brutale du fou qui continuait de se cramponner à son volant de ses deux pattes poilues, tête basse, respirant avec peine… Elle m’a repoussé d’un geste exaspéré sans cesser de lui murmurer à l’oreille. Quand elle s’est tue, lui est resté un long moment dans la même position, puis il a reculé, ramené sa voiture sur la route et s’est éloigné dans la nuit. J’ai voulu savoir ce qu’elle lui avait dit. « Que voulais-tu que je lui dise ? La vérité. Que celle qu’il aimait ne l’avait pas trompé, que celle qui l’avait trompé était une autre… Qu’il avait trop rêvé. « Celle qui est partie est étrangère à celle que j’aime, mon enfant, ma sœur, mon amante si belle les yeux clos… » Nous sommes rentrés en silence. « Tu m’as emprisonnée dans ton histoire, a dit Gabrielle, plus tard, mais tu ne m’as jamais regardée, sentie, touchée. Il m’arrive d’être laide, mesquine, il m’arrive aussi de sentir mauvais et surtout d’avoir mal. Regarde-moi !… Non, c’est trop tard. » J’ai rétorqué que chacun était le romancier de ses propres amours. Qu’à défaut d’aimer, cela permettait de faire l’amour : fabriquer un échange impossible, parler de 14 LADP.indb 14 06/10/10 07:08 ce qui n’existe pas, veiller dessus en veilleur somnolent. Elle a constaté que je commençais à faire des phrases (c’était vrai mais j’étais suffoqué d’angoisse), que j’étais devenu bête, et a annoncé qu’elle partait. Elle a hâtivement entassé ses coûteuses parures dans ses bagages, m’a embrassé sur la joue, puis j’ai entendu les roues de la Fiat qui patinaient sur les gravillons de la pente. Non, elle ne m’a pas embrassé : moi, j’ai voulu l’embrasser, et elle a dit : « Qui es-tu, à présent, pour que je t’embrasse ? » J’ai dit : « Tu as rencontré quelqu’un d’autre ». Elle a haussé les épaules. J’ai eu honte. J’ai pensé qu’elle n’aimait pas conduire la nuit. J’étais simplement épouvanté à l’idée de rester seul. J’ai vu qu’elle avait oublié une valise, dans sa fuite. J’ai pensé à mourir mais j’étais trop vieux. Depuis, l’idée a fait son chemin. Nuit de pleine lune, cette nuit-là. Lumière blanche pétrifiant à demi mon corps nu, moitié ombre, moitié plâtre, sur le vaste chantier du lit… Depuis, j’ai fait installer le téléphone. La propriétaire a donné son accord quand j’ai promis que je payais tout. J’ai l’impression d’être moins seul. Mais personne n’appelle, personne ne frappe à la porte, – pas même Rose, d’ailleurs, qui entre ici comme chez elle (quand on ouvre la porte, c’est comme une explosion de lumière ; on appelle ton nom ; tu te retournes et le soleil te frappe, si fort qu’il te crève les yeux). * Après, il y avait eu mes deux Allemandes, Grete et Ulla. Quelque temps après l’incendie, alors que la montagne était encore sous haute surveillance – les pompiers toujours stationnés sur Cabrières, dans un champ moissonné, à cuire au soleil en scrutant les crêtes à la jumelle –, j’ai vu deux jeunes déesses blondes et charnues venir frapper à 15 LADP.indb 15 06/10/10 07:08 ma porte. Façon de parler, évidemment, puisque je rêvassais dans mon hamac en suivant la course du soleil à travers les feuillages… Courbées sous leurs sacs et leur attirail coloré, exhibant beaucoup trop de peau précieuse, elles reluisaient de brûlures solaires ; mais leur nez pelé et leurs épaules écarlates ne faisaient qu’accentuer leur charme un peu sauvage. Elles ont dit posément quelque chose. J’ai cru reconnaître de l’allemand. Je leur ai servi des orangeades et du sirop de menthe ; j’ai aussi proposé du pastis, mais elles ont ri, fait des gestes de dénégation et nous en sommes restés aux jus de fruits. Moi aussi, par politesse. J’ai compris que le feu les avait chassées en pleine nuit du camping municipal où elles venaient juste d’arriver, que depuis elles dormaient à la belle étoile ; aussi sollicitaient-elles l’autorisation de planter leur tente chez moi. Je leur ai montré un endroit, près du puits, en bordure de l’ancien champ de lavande, en me disant que deux jeunes filles, cela me ferait une compagnie. En constatant leur installation, Rose a hoché la tête avec un soupir, mi-exaspération féminine, mi-lassitude maternelle, mais elle n’a rien dit. « Pardon, dit Grete, je savoir… — Oui ?… » Elle sourit. L’accent allemand – quand il est féminin, un peu rauque, c’est de la tendresse – me fait penser à Rilke, à la syllabation de ce nom, Rainer Maria Rilke… « C’est difficile, a-t-elle continué… l’adresse de la poste ? — Je vous accompagne. — Danke… » Le « e muet » final qui sonne donne quelque chose de langoureux à la banalité… Je l’ai donc escortée en l’examinant de biais, en essayant courtoisement de ne pas sombrer entre ses seins… Cinquante kilos de chair dorée décorée de taches de rousseur, 16 LADP.indb 16 06/10/10 07:08 légère odeur de sueur épicée, la peau du bras si tiède. Elle sourit aux anges et n’entend pas un mot de ce que je lui bredouille… Elle, de temps à autre, quelques mots incompréhensibles sur un ton interrogatif. Je réponds que moi aussi, je lui parle du pays, du temps qu’on a, trop humide, trop sec, de la couleur du ciel, de celle de ses yeux… Elle, elle a bien compris que je parle de ses fesses. Elle éclate de rire. Je prends sa main. Pourquoi pas ? On se perd au milieu du couvert calciné, on tourne en rond au milieu des tas de lauzes, à deux pas de la maison. Elle est rouge et suante. Elle s’enquiert, un peu essoufflée. Oui, c’est là, on est arrivés… Un baiser dans le cou. Elle hausse les épaules. Je glisse ma main sur sa poitrine en me disant qu’après tout, on verra bien, tout essoufflé moi aussi. Elle rit toujours. Trop. Elle s’appuie contre moi. Le monde frissonne contre ma paume. Je croyais que baiser debout (contre le tronc incliné d’un olivier mort), ce n’était plus de mon âge… Elle se rajuste et me regarde par en dessous. Elle ne rit plus. Je lui tourne le dos, par discrétion, – outre que nous ne sommes pas assez intimes pour que je lui montre ma bite déjà molle. Après, évidemment, j’étais trop fatigué pour aller jusqu’à la poste de Cabrières. Je suis revenu sur mes pas. En arrivant à la maison, j’ai croisé Rose qui allait faire des courses. Elle m’a regardé sans tendresse et je me suis senti partagé entre réplétion et nausée coupable. J’ai eu soudain mal dans la poitrine. « Elles s’en iront bientôt », ai-je promis. Elle s’est fabriqué une moue dubitative et indifférente. Le soir venu, Grete est venue me rejoindre. Nous nous sommes installés dans la grande chambre du bas. Mais nous ne parlions vraiment pas la même langue. Vers minuit, Ulla a frappé aux volets. Elle avait peur, seule près 17 LADP.indb 17 06/10/10 07:08 du puits. Ça tombait bien. Je n’ai pas osé penser qu’elle avait le projet de partager nos jeux laborieux. J’y ai songé. Elle m’a examiné ; l’évidence parlait contre moi. Elle a dit quelque chose. Grete a éclaté de rire. Je suis remonté à l’étage. Toutes deux ont longtemps bavardé avec animation. Deux voix fraîches, les grillons, le vent qui enveloppe doucement la maison… Quand je me suis réveillé, il était onze heures. Il faisait déjà trop chaud. Rose n’était pas visible. La grande chambre du bas puait la sueur. J’ai secoué mes dormeuses enlacées, sans ménagement. J’ai expliqué que j’attendais des amis, qu’il fallait qu’elles partent. Elles n’ont eu l’air ni surprises ni peinées. Ulla m’a caressé la joue en murmurant quelque chose. Grete a essayé de traduire : « Elle est triste que nous partons. Mais c’est meilleur comme cela, verstehst du ? » « Elles étaient trop jeunes pour vous », affirma Rose. Non, c’est moi qui suis toujours trop jeune pour elles. « Vous me donnerez la clef du bas, crie-t-elle en s’éloignant, il faut que je nettoie, j’imagine ! Elles ont tout détourné, dans cette maison, vos bohémiennes ! Imaginezvous que madame revienne et découvre ce désordre ? » Histoire de dire. Sans y croire. Je l’entends bien ainsi. Je suis monté lire, passer le temps. Rose pendant tout ce temps a continué de s’agiter en menant grand tapage. Quand je suis redescendu de ma chambre, elle était partie ; le dîner était prêt ; le rez-de-chaussée puait l’Eau de Javel. LADP.indb 18 06/10/10 07:08