A Cannes cette année, la vedette c`était le parapluie ! A Cannes, le

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A Cannes cette année, la vedette c`était le parapluie ! A Cannes, le
A Cannes cette année, la vedette c’était le parapluie !
A Cannes, le jour se détermine dès l’aube. Si les premiers rayons d’un soleil levant
éblouissant dessinent précisément les contours du cap d’Antibes on peut être sûr d’une
journée éclatante sous un ciel outremer. Si, au contraire, c’est une clarté laiteuse qui révèle le
jour, si la mer indolente a des reflets bleu-vert de métal, il y a fort à parier que les vents d’est
apporteront la pluie. Mais il y a aussi des jours indécis, quand de gros cumulus menacent de
dégringoler des montagnes de l’arrière-pays ou quand de sombres nuées s’accumulent au
large en tentant de gagner la côte.
C’était précisément le ciel d’un tel jour qu’Ousmane contemplait. Or prévoir le temps qu’il
ferait était d’une importance cruciale pour son activité de marchand à la sauvette. Car ici pas
de Tour Eiffel ou de Sacré-Cœur en porte-clés à proposer aux touristes, pas d’artisanat
exotique non plus. La clientèle cannoise, surtout pendant le célébrissime Festival
International du Film, n’allait pas s’encombrer de masques ou de totems fabriqués à la chaîne
dans des ateliers du fin-fond de la Chine. Non, comme dans toute entreprise commerciale
performante, il fallait coller à la demande, c'est-à-dire chapeaux et lunettes de soleil par
grand beau et parapluie et ponchos par temps de pluie. C’est dire si un ciel ambigu lui posait
un problème. Car il devait constituer dès le matin le ballot de marchandises qu’il proposerait
aux chalands. Qu’il se trompe de cible et il pouvait dire adieu aux quelques euros que lui
rapportait sa longue journée à arpenter les trottoirs de la ville. Qu’au contraire il se charge à
l’excès et il courrait le risque de perdre toute sa marchandise s’il n’était pas suffisamment
rapide pour remballer prestement en cas d’un contrôle de policiers zélés.
Ousmane misa sur le beau temps. Il garnit son sac avec les lunettes de contrefaçon et les
chapeaux de paille colorés. Mais comme c’était un garçon prévoyant il ajouta quelques grands
parapluies qu’il pourrait, avec un peu de persuasion, faire passer pour des ombrelles. Puis il
prit le chemin du front de mer.
Henriette sortit hagarde de la salle de projection. Elle venait de suivre pendant
plus de deux heures les péripéties de l’enfance tourmentée d’un orphelin thaï recueilli par une
famille de pécheurs pauvres et mystiques dont la vie était hantée par mille divinités plus ou
moins malfaisantes. Ou tout au moins, car elle s’était assoupie à plusieurs reprises, c’était ce
qu’elle avait perçu de l’argument confus d’un film présenté en version originale sous-titrée,
apparemment en toute hâte, dans une catégorie très confidentielle de la compétition officielle.
Mais Henriette était satisfaite. Elle avait réussi à assister à la première projection de la
matinée. Donc, avec un peu de chance et beaucoup d’opiniâtreté, elle pourrait ajouter
d’autres spectacles, si possible moins indigestes, à son score de la journée et peut-être même
accéder à la soirée de gala. Car Henriette voyait le Festival International du Film comme une
sorte de marathon où seul importait le nombre de films visionnés toutes catégories et
nationalités confondues.
Et elle n’était pas seule à concourir dans cette compétition parallèle : elle appartenait à un
petit groupe de fanatiques qui, comme elle, revenaient chaque année, hantaient les salles
obscures, monopolisaient les meilleures places sur les trottoirs face aux fameuses marches du
palais, et chassaient en meute les autographes ou les invitations aux projections ou aux fêtes
privées. D’ailleurs, à peine sortait-elle de la salle qu’Henriette consultait déjà son
« smartphone » à l’affût d’une information précieuse. Mais, malgré les nuages qui
s’amoncelaient à l’horizon, le soleil matinal l’éblouissait et l’empêchait de lire sur l’écran.
Heureusement elle avisa sur la promenade un grand colporteur noir qui avait déballé son petit
étal et qui, pour attirer l’attention, portait des lunettes de soleil excentriques, plusieurs
chapeaux de paille empilés et s’abritait sous un vaste parapluie :
-
Pardonnez-moi, j’en ai pour une seconde, c’est juste pour lire sur mon téléphone, ainsi
l’aborda Henriette en le rejoignant à l’ombre du parapluie.
Excuse-moi, Madame, répondit Ousmane en faisant mine de replier le parapluie,
l’ombre je peux pas la vendre, mais le parapluie oui, pas cher, pour nourrir ma femme
et mes enfants et tu auras ton ombre à toi toute la journée !
Un peu décontenancée mais surtout pressée de consulter son écran, Henriette lui rétorqua sur
le même ton, mi agacée mi amusée:
-
Bon, je vous le loue votre pépin. Combien pour deux minutes ?
Désolé, Madame, je fais pas la location mais pour la madame élégante je peux faire
beaucoup mieux : une belle paire de lunettes de soleil à trente euros et je t’offre le
parapluie !
Ce fut l’effet du compliment ou du large sourire qui l’accompagnait, Henriette capitula :
-
Vingt euros, l’affaire est faite.
En professionnel expérimenté de la négociation Ousmane jugea qu’il était plus prudent de ne
pas relancer. Il lui tendit les lunettes qui, bien qu’ornées du logo d’une marque célèbre, ne
lui avaient coûté que quelques euros et le parapluie tant convoité.
Henriette s’empressa de s’y abriter pour lire sa messagerie, qui était vide. Un peu déçue elle
décida de regagner le meublé des hauteurs qu’elle louait chaque année, avant de reprendre sa
quête en début d’après-midi. Elle se dirigea vers la station de taxis de la gare.
Darla débarquait du TGV de Paris en trainant une lourde valise à roulettes. Les cinq
heures de voyage étaient passées comme l’éclair. Elle avait échangé environ deux cents SMS
avec ses contacts déjà sur place pour organiser le détail de son séjour. Puis elle avait élaboré
une nouvelle apparence, vêtements, coiffure et maquillage, mieux adaptée à la Côte d’Azur.
Le résultat devait être assez réussi car deux adolescentes qui, depuis le début du trajet,
n’avaient cessé de lui jeter des coups d’œil inquisiteurs et de pouffer derrière leurs mains
s’étaient décidées à l’aborder :
- Etait-elle bien Darla de l’émission « Le jardin des vedettes »? Quel talent et quel
« look incroyââble »! Accepterait-elle d’être prise en photo avec elles ?
Darla ne leur révéla pas les raisons de son voyage à Cannes pas plus d’ailleurs que son vrai
nom : elle s’appelait en réalité Anne-Marie !
Elle avait décroché quelques mois auparavant un rôle minuscule dans un film coproduit par le
gendre du président d’une république d’Asie Centrale et un industriel français qui faisait par
ailleurs d’autres affaires dans la région. C’était le récit épique d’un lutteur tenté par les
mirages de la civilisation occidentale à l’occasion d’une compétition internationale mais qui,
finalement, retournait à la saine atmosphère des steppes et à l’affection d’une robuste
cavalière.
Darla y incarnait un des mirages.
Elle avait gardé un souvenir ému de la musculature puissante du lutteur, même si elle l’avait
jugé un peu trop rustre pour approfondir leur relation au-delà du plateau. Et voilà que ledit
film figurait dans la sélection officielle ! Probablement plus grâce à l’entregent de son
producteur qu’à ses qualités cinématographiques.
Depuis, Darla remuait ciel et terre pour figurer parmi l’équipe de tournage qui monterait les
marches ce soir, mais jusqu’à présent sans succès. Elle tentait pour la nième fois de joindre
l’assistante de production tout en progressant lentement dans la file d’attente des taxis quand
elle fut témoin d’une scène cocasse. Le couple d’Américains qui la précédait s’apprêtait à
monter dans une voiture quand une femme à l’élégance excessive pour cette heure et en ce
lieu, portant d’invraisemblables lunettes de soleil et s’abritant sous un grand parapluie,
ouvrit la portière opposée et tenta de subtiliser le taxi. S’en suivit une mêlée confuse ponctuée
d’invectives bilingues qui ne trouva son dénouement qu’à l’arrivée de la voiture suivante.
L’intruse s’y glissa si précipitamment qu’elle en fit tomber son parapluie aux pieds de Darla.
Celle-ci s’en empara comme prise de guerre.
Le bar du Palais Stéphanie est un endroit stratégique à la fois pour surveiller la
Croisette et être aperçu des festivaliers. Chimène y pavanait au milieu de sa cour. Chimène
était au faîte de sa gloire d’actrice, elle figurait en tête d’affiche du film à succès qui serait
projeté ce soir, elle foulerait le tapis rouge dans sa robe de grand couturier, parée des bijoux
prêtés par les noms les plus célèbres de la joaillerie et elle monterait les marches
accompagnée du crépitement des flashes.
Et surtout elle monterait les marches seule !
Car elle avait ourdi une machination diabolique aux dépens de l’étoile montante, la jeune
Athalie, qui figurait aussi au générique et dont la beauté éclatante aurait pu lui faire de
l’ombre. A son instigation un producteur d’Hollywood l’avait invitée précisément à cette date
pour tourner un bout d’essai pour un blockbuster qui ne se ferait sans doute jamais.
Elle faisait à mots couverts le récit de ce complot.
Et ses auditeurs de faire assaut de bons mots sur son habileté et sur la naïveté de la pauvre
Athalie !
Chimène les écoutait distraitement en tripotant son assistant personnel, pas le jeune homme
coquet qui était assis à ses côtés et qui la couvait d’œillades enamourées, non, le joyau de
technologie qui la maintenait en contact avec le monde. Elle avait laissé plusieurs messages
pressants à Jorge son jeune amant du moment et il ne la rappelait pas. L’heure avançait et son
agent lui rappela qu’elle avait encore une séance de photographies et mille autres choses à
faire avant la soirée.
Elle se rendit compte alors que la pluie s’était mise à tomber, que, bien entendu, aucun des
incapables qui l’entouraient n’avait pensé à prendre un parapluie, qu’une fois de plus il fallait
qu’elle s’occupe de tout et que si on ne lui en trouvait pas un tout de suite elle aurait l’air de
sortir de sa piscine pour la séance photo ! Par chance elle avait remarqué quelques minutes
auparavant qu’une jeune fille à la tenue et au maquillage très sophistiqués, dont le visage ne
lui était d’ailleurs pas tout à fait inconnu, avait déposé son vaste parapluie en entrant dans le
bar. Chimène jeta un coup d’œil circulaire, la jeune fille lui tournait le dos. Elle s’empara sans
hésiter du parapluie.
La séance photo fut un désastre : il pleuvait des cordes, Chimène faisait la gueule
car Jorge ne la rappelait pas, les photographes râlaient parce qu’il pleuvait et que Chimène
faisait la gueule, l’attachée de presse menaçait de se faire seppuku parce que la presse était
mécontente et voilà qu’une meute hystérique attendait à la sortie en braillant le nom de
Chimène et en lui tendant les supports les plus variés pour qu’elle y dépose un autographe.
La star reprit alors le dessus sur la femme blessée et Chimène s’avança sous son grand
parapluie en arborant un sourire triste et un regard lourd qui firent chavirer les cœurs. Mais il
n’était pas facile de signer d’une seule main. Elle avisa la groupie la plus proche et la plus
acharnée, une grande femme qui avait relevé sur son front une paire de lunettes de soleil qui
sentaient la contrefaçon à plein nez et lui mit son parapluie dans les mains. Puis comme la
foule la happait et qu’il ne pleuvait plus elle l’oublia. A la fois déçue et flattée Henriette se
retourna vers sa voisine et lâcha :
-Elle est encore plus belle quand elle fait la gueule !
Sur ce, elle replia le parapluie qui s’égoutta sur le programme dédicacé de la voisine plus
chanceuse et qui transforma instantanément l’autographe en une dégoulinade informe.
A l’abri sous un auvent du Palais des Festivals Darla maudissait celui qui lui avait
volé son parapluie. A force de se démener elle avait tout juste réussi à se procurer une
invitation destinée au grand public. Mais elle avait aussi réussi à localiser le palace où résidait
l’équipe de son film. Elle était bien résolue à les rejoindre et à revendiquer sa juste place.
Mais pas question de risquer une nouvelle averse en robe de soirée et sandales dorées.
Soudain au milieu de la foule qui commençait à se masser aux abords du palais elle reconnut
un visage : l’excitée des taxis ! Par quel miracle avait-elle récupéré le parapluie ? Elle allait de
groupe en groupe semblant à la recherche de quelque chose. Et bientôt elle aborda Darla :
-Excusez-moi, Mademoiselle, vous n’auriez pas une invitation que vous n’utiliseriez
pas ?
Darla se retint de l’envoyer balader et entrevit immédiatement l’échange possible :
-Si, répondit-elle en exhibant le bristol. Mais vous avez-vous-même quelque chose
qui m’intéresse … ajouta-t-elle en désignant le parapluie.
Henriette aurait vendu sa mère, alors un parapluie … même venant de Chimène…En un clin
d’œil l’invitation et le parapluie changèrent de mains.
Darla prit immédiatement le chemin du palace sans voir Henriette baiser dévotement
l’invitation qu’elle venait de lui céder.
Le hall du grand hôtel tenait à la fois de la ruche et de la citadelle assiégée. Comme
autant d’essaims autour de leur reine les groupes qui présentaient des films ce jour-là se
rassemblaient autour des vedettes féminines resplendissantes d’élégance. Mais des cerbères en
costume noir et lunettes aux verres foncés montaient une garde implacable et refoulaient tout
quidam non muni du sésame adéquat. Darla, malgré son allure, fut repoussée.
C’était sous estimer sa détermination.
Elle ressortit sous l’averse, et à l’abri sous son grand parapluie se dirigea vers l’entrée de
service bien décidée à forcer le passage. Effectivement elle franchit le seuil au milieu d’une
haie de garçons d’étage et de commis de cuisine qui faisaient une pause et qui, eux, furent
beaucoup plus sensibles à ses charmes généreusement exposés. C’est alors qu’elle fut heurtée
de plein fouet par une furie qui se précipitait vers la sortie tout en menant une conversation
téléphonique très animée. Darla se retourna, prête à l’apostropher. Mais elle se figea. Malgré
les lunettes noires démesurées et l’imperméable anonyme elle venait de reconnaître Chimène.
Pour quelle raison quittait-elle le palace aussi précipitamment alors qu’elle devait être la
reine de la soirée ? L’élan de la fugueuse fut brisé net par l’averse qui tombait drue.
Instinctivement Darla prêta l’oreille à la conversation. Aux intonations brisées dans la voix de
Chimène, celle-ci semblait prendre un tour beaucoup plus dramatique :
-Jorge, mon chéri, je t’en supplie, tu ne peux pas me faire ça ! Je t’en prie, ne pars
pas ! Non ! Pas avec elle ! Renonce à ce voyage ! Je prends l’avion tout de suite, je suis là
dans deux heures, attends-moi, je t’aime …Jorge, attends-moi !
Mais, tandis qu’elle lançait cette prière éplorée, elle contemplait impuissante le rideau d’eau
qui l’emprisonnait. Mue par un élan spontané de solidarité féminine, Darla lui tendit le
parapluie. Chimène tourna vers elle un visage que les larmes avait mouillé avant les gouttes
de pluie et, sans un mot, s’enfonça dans la ruelle sombre.
Darla fila vers le hall qui se vidait. Elle aperçut les membres de l’équipe du film qui allaient
sortir et les héla. Le co-producteur asiatique ne la reconnut pas, le co-producteur français fit
celui qui ne la reconnaissait pas, le lutteur-acteur la reconnut bien mais il avait à son bras la
robuste cavalière qui le maintint fermement sur le droit chemin. Et, quand elle voulut
s’approcher, un des gardes du corps l’écarta si violemment qu’elle glissa sur le marbre
mouillé et s’étala de tout son long tandis que le groupe s’engouffrait dans plusieurs
limousines.
A peine eut-elle le temps de se demander si la crise de larmes serait bien la réaction adaptée
qu’une main masculine et secourable lui était tendue :
-Je vous en prie, Mademoiselle, relevez-vous. La beauté ne peut pas être terrassée
par la violence.
Darla obéit à l’élégante injonction et présenta des doigts alanguis et quelque peu boueux au
sexagénaire en smoking qui se penchait vers elle.
-Permettez-moi de me présenter : Stuart Grafton, de Hollywood, California.
Darla considérait déjà que le chemin de la gloire ne passait peut-être pas par l’Asie Centrale…
Pour occuper son attente d’un taxi qui n’arrivait pas, Henriette jouait nerveusement
avec son badge d’accréditation pour la soirée. Elle n’arrivait pas à le gérer de manière
satisfaisante : la lanière d’un jaune fluo auquel il était attaché interdisait de le porter au cou,
enroulée autour de la main elle lui donnait une allure de boxeur et roulée sur elle-même la
maudite lanière formait une pelote trop grosse pour sa pochette. Henriette n’avait pas résolu le
problème quand la voiture arriva.
-Désolé pour le retard, je reviens de l’aéroport et avec cette pluie la circulation est
infernale.
Le chauffeur était du genre causant ce qui, à Cannes et en particulier dans cette profession,
n’était pas exceptionnel.
-Oh pôvre ! Je vous jure, il y a des courses qu’on préférerait ne jamais faire, confessa-t-il.
Je viens de conduire à son avion privé, excusez du peu, une petite dame, elle a sangloté tout
le long du trajet. Et à moi ça m’a cassé le moral. Elle en a oublié son parapluie et je ne m’en
suis même pas aperçu.
Heureusement qu’elle ne m’avait pas demandé de l’amener sur le port j’aurais eu peur qu’elle
se jette à l’eau ! conclut-il dans un éclat de rire, démontrant que sa baisse d’optimisme n’avait
été que passagère.
Henriette reconnut le parapluie qu’elle avait déjà eu en mains dans la journée. Une fois de
plus, il allait lui être d’un précieux secours. Elle enroula la lanière du badge autour de la
poignée.
Ainsi équipée, les mains et l’esprit libérés, elle s’avança vers les barrières qui canalisaient le
flux des spectateurs.
Tandis qu’elle patientait pour franchir les contrôles, une limousine s’arrêta devant l’entrée des
officiels mais, par crainte de l’averse, personne n’en descendit.
C’est alors que, sans qu’elle puisse esquisser le moindre geste, une sorte de gorille jaillit de la
voiture et lui arracha son parapluie des mains en dépit de ses gesticulations et de ses cris de
protestation. La troupe s’agglutina sous l’abri précaire et se dirigea en toute hâte vers le tapis
rouge.
Henriette à la fois dégoulinante et désespérée vit s’éloigner irrémédiablement sa
protection et son précieux laissez-passer.
La chambre de Stuart Grafton donnait sur la Croisette. Il y avait invité Darla sous
prétexte de lui lire quelques scénarios. Malgré les gouttes qui constellaient la porte-fenêtre
Darla contemplait un petit groupe blotti sous un grand parapluie qui gravissait frileusement
les fameuses marches. Mais elle fut vite distraite de sa rêverie :
-
A la naissance d’une nouvelle star ! proclamait aimablement Stuart en lui tendant une
flûte de champagne.
Darla la prit avec un sourire radieux, tout en dissimulant dans son dos les doigts qu’elle
croisait nerveusement.
Le petit jet prit de l’altitude en décrivant une large courbe au dessus de la ville.
Chimène aperçut les lumières du Palais des Festivals et la tache rouge du grand tapis
d’apparat dans le flou complet de ses larmes et de la pluie sur le hublot. Son PDA vibrait sans
discontinuer des messages de panique de son entourage. Mais elle était ailleurs, répétant
mentalement dans les moindres détails la scène prochaine où elle arracherait son amant des
griffes de sa rivale.
Sous l’auvent de toile d’un café voisin, Ousmane assistait de loin à la montée des
marches. Soudain il reconnut, flottant au dessus de la foule, un de ses parapluies ! Il le vit
gravir l’escalier d’honneur, fièrement brandi à bout de bras, stationner un instant sur le
parvis, pivoter à droite puis à gauche et enfin disparaître à l’intérieur du palais.
Ousmane songea un instant qu’au lieu de parader ainsi il lui aurait été bien plus utile. Puis,
résigné, il remonta le col de sa veste et s’avança sous l’averse.