Article Ludovia (de 22 000 à 30000 caractères espaces compris)

Transcription

Article Ludovia (de 22 000 à 30000 caractères espaces compris)
Pour tout résoudre, cliquez ici
Notes de lecture
Evgeny Morozov
FYP Éditions, 2014
Journaliste et essayiste, Evgeny Morozov affirme, depuis la publication de
son premier ouvrage en 2011, The Net Delusion, une posture intellectuelle
originale dans le paysage des critiques d’Internet et du numérique. Sans verser
dans la technophobie ou le conservatisme, Morozov a su formaliser une pensée
qui privilégie un point de vue critique et nuancé sur le rôle d’Internet et des
technologies du numérique. The Net Delusion est ainsi paru juste après les
révolutions arabes, dont le traitement médiatique a selon lui beaucoup exagéré
le rôle d’Internet dans le processus de recherche démocratique des peuples. Il y
voit a contrario, pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage, « la face sombre de la
liberté d’Internet ». Morozov attaque en particulier notre vision utopiste,
webcentrée et les conséquences néfastes qu’elles nourrissent pour le futur de la
démocratie. Pour lui, Internet n’est pas le vecteur de liberté qu’il paraît être
dans les révolutions arabes, soutenues à travers l’activisme des populations sur
les plateformes comme Twitter ou Facebook. Internet peut être
symétriquement un puissant outil de surveillance, de propagande et
d’oppression des dissidents.
Dans les deux ouvrages, la critique de l’auteur s’exprime à l’encontre des
grandes entreprises du web, Google et Amazon. Pour tout résoudre, cliquez ici
élargit le champ de cette critique pour l’adresser au « solutionnisme
technologique » porté par la Silicon Valley et ceux qui promeuvent les idées
qu’elle représente. C’est moins une attaque en règle des technologies
numériques qu’une invitation à réévaluer les discours qui leur confèrent un
pouvoir qu’elles n’exercent pas dans la pratique. À écouter certains
commentateurs, les technologies numériques semblent en effet être devenues
une réponse systématique aux problématiques sociétales rencontrées par les
gouvernants et les acteurs économiques. Pour Morozov, le solutionnisme
technologique consiste à placer derrière chaque « désir d’amélioration » –
contrôler la consommation d’énergie, rendre le monde plus démocratique, etc.
– une solution technologique sans envisager les contreparties néfastes qu’elle
Interfaces numériques. Volume 3 – n° 3/2014
< 542 >
Interfaces numériques – n° 3/2014
peut comporter. En d’autres termes, le solutionnisme apporte une réponse en
apparence séduisante, mais dénuée du recul critique nécessaire.
Les deux premiers chapitres de l’ouvrage détaillent ce qui caractérise les
deux idéologies combattues par l’auteur, le « solutionnisme » et le
« webcentrisme ». Dans les chapitres suivants, il expose la façon dont ces
idéologies tentent de répondre aux différentes aspirations – parfois utopistes –
de la société : « promouvoir la transparence, modifier le système politique,
accroître l’efficacité dans le secteur culturel, réduire le crime au travers de
données d’environnements intelligents, quantifier le monde qui nous entoure
grâce au suivi et à l’enregistrement de la vie et finalement, introduire des jeux
d’incitation, réunis sous le nom de ludification, dans le domaine civique ». Cet
inventaire vise dans un premier temps à démystifier l’influence réelle que le
numérique développe sur le monde physique et à faire prendre conscience des
périls dissimulés qu’il peut contenir. Il est indispensable d’examiner les
coulisses autant que ce qui est directement perceptible. Mais, davantage qu’une
mise en garde, l’essayiste offre une réflexion salutaire sur les technologies et le
statut qui leur est attribué dans les différentes formes de discours
institutionnels ou médiatiques. C’est en cela que sa pensée trouve un écho
original, à l’encontre des discours dominants, sans pour autant faire de
Morozov un sceptique qui ne croirait pas dans les bénéfices du numérique. Il
s’agit plutôt d’en requalifier les apports et de mieux discerner la complexité des
situations et des enjeux contemporains. Ses arguments ont l’habileté de
s’appuyer sur une connaissance maîtrisée des concepts, de la culture et des
pratiques du numérique. Cette posture ne fait pas de Morozov un réactionnaire
mais un théoricien qui enrichit considérablement le débat public sur l’influence
politique, sociale et culturelle des technologies. La puissance de cette réflexion
est de se distancier des interprétations trop littérales et de mettre en lumière
l’ambiguïté idéologique qui peut résider dans les technologies numériques.
Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, Morozov se penche sur la façon dont
ces idéologies peuvent être dépassées. Il ne s’agira pas ici de proposer des
solutions, mais plutôt de dégager les principaux enseignements du débat. Pour
l’auteur, il est primordial de pouvoir « laïciser » le débat et de « l’expurger des
influences pernicieuses du webcentrisme ». C’est une invitation à penser
autrement les implications des technologies et du web. C’est aussi cesser
d’entretenir l’idée qu’il existe une « révolution numérique » qui « réorganise
nos esprits ». Ce changement de perspective n’est envisageable pour Morozov
que si l’on sort de la croyance en un déterminisme technologique puissant et
inévitable. L’une des dernières phrases de l’ouvrage résume à la perfection
l’ensemble des thèses soutenues par l’essayiste biélorusse : « L’ennemi n’est
Notes de lecture
< 543 >
pas la technologie mais plutôt la résolution des problèmes romantiques et
révolutionnaires que l’on voit en elle. »
BENOÎT DROUILLAT
Président des Designers Interactifs
La société connectée
Julien Cantoni
Éditions Inculture, 2014
D’emblée, le constat décliniste dressé par Julien Cantoni au début de
l’ouvrage sur la situation économique et politique de l’époque actuelle annonce
une rupture sans appel entre « l’économie traditionnelle » et l’économie du
numérique. On pourrait regretter l’opposition binaire qui réside dans la
désignation d’une économie « tangible » d’une part et une économie
« virtuelle » d’autre part. C’est une vision qui peut à maints égards sembler
simpliste tant il existe depuis l’émergence de l’économie numérique une
hybridation entre les modalités et les canaux de diffusion. Pour l’auteur, « à ce
jour, faute de régulation, l’économie numérique s’est avant tout développée
contre l’économie traditionnelle ». D’après son analyse macro-économique, elle
a favorisé les conditions des crises actuelles et l’émergence de grandes
entreprises placées en situation de monopole (comme Google ou Amazon). Le
projet de l’ouvrage est d’en dégager des enseignements, de sous-peser les
opportunités et les menaces constituées par ce qui est indistinctement appelé la
« révolution numérique » et de proposer un modèle de société nouveau,
réformé. Cette notion de « révolution numérique » aurait mérité sans doute
d’être précisée.
Parmi les facteurs majeurs qui tracent le sillage de la révolution numérique,
Julien Cantoni s’intéresse au e-commerce et à la façon dont il peut favoriser
cette fois, à l’échelle micro-économique, « une démarche vertueuse ». Il peut
ainsi donner corps à une économie constituée en circuits courts, à l’opposé
d’une « économie numérique impensée, concentrationnaire et déshumanisée »
qu’il fustige. Cette opportunité représente dans le même temps une menace,
puisqu’elle est destructrice d’emplois, à travers la robotisation, à moyen terme.
L’auteur gagnerait une fois de plus à préciser ce qu’il place derrière ce
processus de robotisation.
Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur se livre à un méthodique
inventaire des usages du numérique dans les échanges commerciaux. Il liste les
grands principes de l’économie numérique et en contrebalance les bénéfices
< 544 >
Interfaces numériques – n° 3/2014
avec ce qu’il nomme les « incidences de ces ruptures », qui ne sont pas
nécessairement négatives. Ainsi des moyens de production désormais plus
agiles, « interconnectés » avec la demande réelle et des points de vente
désormais eux aussi interconnectés avec leur site marchand. Julien Cantoni
illustre ensuite ces grands principes par des exemples concrets de l’économie
« connectée » : les plateformes collaboratives, les logiciels à la demande, le
secteur du livre, etc. Cette économie engendre une « destruction créatrice »,
pour reprendre l’expression célèbre de Joseph Schumpeter. L’auteur se focalise
sur l’un des principaux défis qu’il identifie comme la destruction massive
d’emplois. D’autres défis sont la concentration des activités ou les risques liés à
la sécurité et à la confidentialité des données.
Ainsi, la mutation numérique, avance l’auteur, doit être régulée. C’est le
chantier de réflexion porté par la seconde partie de l’ouvrage, consacré aux
réformes politiques. En prônant le principe de solidarité et de partage du
travail, Julien Cantoni souhaite replacer au centre de la révolution numérique la
notion d’Agora citoyenne. De même que l’économie devient collaborative, les
débats et la gouvernance doivent être conduits selon le même élan de
« légitimation démocratique ».
Cet élan s’incarne dans « la démocratie collaborative » et le « fédéralisme
intégral ». La troisième révolution industrielle doit s’accompagner d’une
profonde réforme politique et sociale. L’auteur préconise un partage du travail,
l’instauration d’un service civil citoyen tout au long de la vie, qu’il détaille
longuement. Il le définit comme « une réforme systémique à la fois du temps de
travail, de l’exercice du droit à la retraite, aux congés payés, à la formation, du
temps citoyen […], du temps libre ». Il s’agit d’envisager un « nouveau vivreensemble ». Ce service civil citoyen consisterait à consacrer du temps à la
société tout au long de sa vie pour déployer une solidarité sans égal. Ce serait,
selon Julien Cantoni, une façon de témoigner de la puissance bénéfique et
collaborative du numérique.
Le troisième pendant de la réflexion de l’auteur repose sur l’implication de
l’individu dans cette réforme. L’éducation, le travail et les modes de vie sont ici
convoqués, pour assurer le « développement de la personne ». Les mutations
du travail s’inscrivent dans la nouvelle société connectée et sont nécessaires.
Travail collaboratif, télétravail, co-working sont présentés ici comme des
moyens pour l’individu de se réapproprier la valeur « travail ». On lira dans
cette troisième partie la crainte des stéréotypes portés par les représentations
du numérique : « une cybersociété faite de citoyens humanoïdes ». Ces
fantasmes continuent de nourrir abondamment les commentaires des analyses,
y compris dans cet ouvrage. Les enjeux anthropologiques sont-ils vraiment bien
cernés ? On pourrait regretter que l’auteur ait choisi d’ancrer une partie de sa
Notes de lecture
< 545 >
réflexion sur ces clichés. La fin de cette troisième partie aboutit naturellement à
la condamnation du transhumanisme, brandie comme un épouvantail, mais ne
résolvant pas les questions soulevées par la rupture anthropologique annoncée
en début d’ouvrage.
L’ouvrage de Cantoni propose une analyse menée sur plusieurs fronts
complexes – économique, social, politique et philosophique – et c’est en cela
que son propos se veut original et séduisant. Il pense le phénomène dans son
ensemble et en mesure les implications multiples. Il tente de concilier les
termes « tangibles » et « numériques » d’une équation qui repose toutefois sur
de nombreux paramètres discutables. Le premier, c’est l’obsession de
nombreux commentateurs à présupposer l’opposition entre le monde tangible
et le monde numérique. Le second, c’est le recours à une évocation nébuleuse
des technologies du numérique, comme si elles devaient nécessairement,
comme le dénonce Morozov dans The Net Delusion, participer d’un phénomène
monolithique et difficilement déchiffrable. Le dernier, c’est de convoquer dans
son analyse les stéréotypes de l’économie numérique (co-working, impression
3D, plateformes collaboratives, etc.) sans les questionner plus avant, sans
chercher à déterminer de façon plus fondamentale de quelle tendance de fond
ils procèdent.
BENOÎT DROUILLAT
Président des Designers Interactifs
L’impératif numérique ou la nouvelle ère des sciences
humaines et sociales ?
Michel Wieviorka
CNRS Éditions, 2013
Dans son ouvrage L’impératif numérique ou la nouvelle ère des sciences
humaines et sociales ? Michel Wieviorka questionne le rôle des sciences
humaines et sociales (SHS) dans la société contemporaine, surtout dans le
champs du développement des technologies numériques.
La première question abordée par l’auteur est celle de l’écriture et de la
lecture. Il cite le travail de Raffaele Simone 1, qui considère les technologies
numériques comme la troisième révolution de l’humanité, comparable à
l’écriture et à l’imprimerie. Wieviorka estime le diagnostic de Simone « trop
1. Raffaele Simone (2012), Pris dans la toile. L’esprit au temps du web, Paris, Gallimard.
< 546 >
Interfaces numériques – n° 3/2014
négatif pour être acceptable en l’état » (p. 10), cela parce qu’il parle d’un
« tournant anthropologique » (p. 11) dans l’ère numérique, c’est-à-dire, une
transformation dans la manière dont on pense, dont on vit, dont on agit. Il parle
même d’une « mutation cognitive » (p. 10), de notre cerveau, de nos circuits
neuronaux, puisqu’il se demande si on ne devient pas moins ou autrement
intelligents, si on ne lit pas moins bien sur un écran que sur un livre 2. Ces
accusations sont en partie partagées par les médias, qui disent que « Internet, la
Toile, le numérique affaibliraient notre capacité de concentration, modifieraient
la lecture dans un sens dangereux » (p. 12), puisque « l’internaute est exposé à
une stimulation permanente ainsi qu’à des distractions qui peuvent émousser
son sens critique » (p. 13) et parce que « les proposition les plus courtes et les
plus accrocheuses sont dès lors avantagées par rapport à des textes longs et
exigeants » (p. 13). Pourtant, les médias font aussi des louanges du numérique :
ils considèrent comme un progrès la possibilité de « lire en réseau » (p. 12),
l’échange de commentaires et l’accès à une documentation démultipliée. EN
effet, ces fonctionnalités peuvent améliorer la compréhension des textes,
démocratiser l’accès à la culture notamment à la musique et au cinéma. Au-delà
d’argumenter pour ou contre le numérique, Wieviorka suggère que les
chercheurs en SHS examinent les nouvelles possibilités d’écriture et de lecture
que le numérique permet et les impacts de cette technologie dans la vie sociale.
Ces nouvelles pratiques d’écriture et de création permettent l’existence de
travaux collaboratifs entre des scientifiques et des non-scientifiques. Selon
l’auteur, des non-professionnels peuvent faire des recherches eux-mêmes et
contribuer, à travers des plates-formes numériques, à la construction des
disciplines scientifiques.
L’auteur questionne en outre l’accessibilité et l’utilisation des données. Il y a,
de nos jours, la possibilité d’augmentation d’un corpus en faisant appel aux
lecteurs d’un site internet ou en utilisant des millions de livre numérisés.
Cependant, la plupart des travaux développés utilisent « la technologie sans la
science » (p. 26), c’est-à-dire qu’ils s’occupent surtout de la quantification, ce
qui leur donne « l’illusion de l’objectivité » (p. 26). Pourtant, on oublie que « les
données utilisées sont elles-mêmes une production humaine et non un fait de
nature » (p. 26). On réduit, ainsi, les SHS à de la lexicographie.
La numérisation de toute sorte de données articulée aux nouvelles
possibilités de communication change quantitativement et qualitativement nos
connaissances d’ensemble et d’individu : elle nous aide à « mieux connaître des
grands mouvements globaux, des évolutions historiques, et à anticiper l’avenir
2. Voir Hubert Guillaud (2010), « Le papier contre l’électronique », Read/Write Book. Le
livre inscriptible, Paris, Cléo.
Notes de lecture
< 547 >
pour ces évolutions ou d’autres » (p. 29) ; elle rend possible « pour chaque être
humain de mieux connaître son passé, et les risques ou les probabilités qui
pourraient peser de façon singulière sur son avenir » (p. 29). C’est cette
connaissance au niveau de l’individu qui constitue « la révolution numérique »
(p. 29), vu qu’elle restait limitée aux niveaux des sociétés, des communautés ou
des groupes sociaux. Cette individualisation paradoxale – puisqu’elle est la
conséquence du rassemblement des données surabondantes concernant des
millions de personnes – peut être préjudicielle, vu qu’elle peut influencer les
politiques publiques, les lois, les jugements, les systèmes d’assurances etc., en
aggravant la tendance générale à l’individualisme de nos sociétés et en
menaçant la démocratie 3.
Bien que les SHS ne soient pas le moteur du « mouvement qui mène à la
constitution de Big Data ou à l’expansion illimitée de la Toile » (p. 34),
Wieviorka souligne qu’elles peuvent en devenir un élément critique et
constructif. Mais comment parvenir à cela ? C’est la question que pose l’auteur.
La coopération sur le web peut renforcer la citoyenneté et développer, ainsi,
des nouvelles formes de solidarité, contraires à l’individualisme débridé
susmentionné. L’auteur défend que les digital humanities doivent se demander
« comment le numérique peut devenir un facteur d’émancipation et de
démocratisation » (p. 41). Cette ouverture proportionnée par le numérique
présente aussi un risque : celui du manque de rigueur scientifique.
L’auteur propose que les chercheurs en SHS utilisent de « nouvelles
variantes des méthodes classiques » (p. 43) – c’est-à-dire, une combinaison
entre l’ancien et le nouveau – pour étudier l’univers virtuel. Pour comprendre
vraiment les phénomènes liés à cet univers-là (qui fait partie de la vie
collective), Wieviorka explique qu’il ne faut pas se laisser aller par la
« quantophrénie » (p. 43) – un « quantitivisme » extrême, indifférent aux
questions de la subjectivité, du sens, des orientations d’action ou à l’histoire.
Tout au contraire, il croit qu’on doit aller au-delà de la simple utilisation de
données rendue possibles par le numérique. Il cite trois exemples de travaux
qui à son avis ont dépassé ce stade : 1) l’étude de Nathalie Paton sur les school
shootings 4, où elle analyse des films postés sur Youtube ; 2) l’analyse des
émeutes urbaines de 2001 au Royaume-Uni proposée par Antonio A. Casili et
3. Voir Dominique Cardon (2010), La démocratie Internet, Paris, Seuil/République des
Idées.
4. Nathalie Paton, Vers une individuation médiatisée par la participation à une scène
subculturelle numérique. Les auteurs de school shooting et leur publics, Thèse pour le
doctorat de sociologie, Université Toulouse 2 Le Mirail, soutenue le 7 décembre 2012.
< 548 >
Interfaces numériques – n° 3/2014
Paola Tubaro 5, qui se sont occupés de l’impact des réseaux sociaux et des
messageries instantanées sur l’organisation des émeutiers ; 3) la vidéo publiée
par Matthias Stork 6, étudiant en cinéma, sur la plateforme Vimeo pour
présenter sa thèse – c’est une vidéo réflexive, puisqu’il utilise un format
similaire à celui qu’il étudie ; et 4) l’Atlas des e-diasporas produit par la
sociologue Dana Diminescu 7.
Après avoir fait ce panorama sur les changements des SHS, l’auteur traite
des difficultés imposées par le système public de la recherche en France. Outre
les difficultés économiques, le système actuel n’est pas, selon lui, adapté aux
intérêts et aux passions des étudiants, des jeunes chercheurs, ce qui peut
provoquer une désertion de l’université au profit d’institutions étrangères ou
privées.
Michel Wieviorka finit son ouvrage en montrant le conflit entre les tenants
du système actuel et ceux qui veulent moderniser le système de recherche et
d’enseignement supérieur. Il défend une prise de position par les chercheurs en
SHS. Il croit qu’en acceptant l’impératif numérique, les SHS peuvent avoir plus
d’influence dans la vie de la Cité.
Ce compact ouvrage est fort pertinent pour une première approche à la
question de la présence du numérique dans les recherches en SHS. Wieviorka
propose à son lecteur un panorama général de l’utilisation du numérique dans
les recherches scientifiques dans ce champ, aussi bien comme corpus que
comme instrument méthodologique, en présentant des exemples et en
suggérant des nouveaux chemins possibles.
TAÍS DE OLIVEIRA
Étudiante en master, Université de São Paulo (USP-FAPESP)
5. Antonio A. Casili et Paola Tubaro, « Why Net Censorship in Times of Political Unrest
Results in More Violent Uprisings: A Social Simulation Experiment on the UK Riots »,
SSRNeLibrary, 14-08-2011.
6. Commenté par Pierre Mounier (2012) dans « Qu’apportent les digital humanities ?
Quelques exemples », Read/Write Book 2. Une introduction aux humanités numperiques,
Paris, Cléo, pp. 75-83.
7. Cf. notamment Social Science Information/Information sur les Sciences Sociales. Special
Issue : Diasporas on the Web. Guest Editor : Dana Diminescu, vol. 51, nº4, dec. 2012.
Notes de lecture
< 549 >
Eye tracking in user experience design
Jennifer Romano Bergstrom et Andrew Jonathan Schall
Morgan Kaufmann, 2014
L’utilisation de l’oculométrie (eye tracking) dans le champ de l’IHM et de la
recherche en utilisabilité s’est fortement démocratisée depuis quelques années
(pensons notamment à Nielsen et Pernice qui publient Eyetracking Web
usability en 2010 chez New Riders). Nous sommes bien loin aujourd’hui de
l’époque où Paul Fitts (en 1947) avait utilisé de l’appareillage fort complexe et
encombrant pour mener l’une des premières études d’utilisabilité employant
l’oculométrie par caméras. Si la simplification des technologies matérielles et
logicielles et la réduction des coûts sont pour beaucoup dans l’adoption de ce
type d’expérimentation depuis quelques années, la nature, la précision, l’unicité
et la qualité potentielle des données générées par l’oculométrie font envie à la
plupart des spécialistes de l’IHM, qu’ils soient praticiens ou chercheurs. Pour
mémoire, rappelons que l’oculométrie mesure essentiellement l’attention
visuelle. Plus particulièrement, pour ce faire, elle « traque » le positionnement
du regard sur une scène visuelle donnée et elle enregistre la durée de fixation
et le déplacement du regard. La compilation de ces trois types de données pour
une même personne testée et, de façon plus globale, la compilation de ces
mêmes données pour plusieurs personnes testées permettent de produire des
schémas d’utilisation fort précieux, tantôt pour le responsable d’un site web
donné qui cherche à améliorer son produit, tantôt pour toute la communauté
IHM qui voit ses savoirs enrichis de schémas d’utilisation « universels »
(pensons au célèbre F-shaped pattern de lecture d’une page web mis au jour par
le groupe NN/g en 2006). Si l’archétype des recherches oculométriques est
surtout la lecture/navigation à l’écran, les nouvelles technologies portables,
imbriquées par exemple dans des lunettes (ex. : Tobii Glasses 2), permettent de
« traquer » non plus seulement les écrans mais bien (à peu près) tout ce que va
balayer le regard du testeur, qu’il soit en voiture, dans un commerce, au centreville, à la campagne, etc.
Dans ce contexte de démocratisation de l’oculométrie, l’ouvrage que
proposent Romano Bergstrom et Schall tombe à point. Ce collectif regroupe les
contributions d’experts de l’industrie (Tobii Technology, Fors Marsh Group,
etc.) – d’où proviennent également les deux responsables de la publication –
ainsi que la contribution de quelques universitaires et fonctionnaires (US
Census Bureau). La longue et riche expérience des contributeurs en matière
d’oculométrie se fait nettement sentir de la première à la dernière page. Si
l’ouvrage peut très certainement intéresser les spécialistes (ex. : exposé sur la
conductance cutanée), il paraît cependant particulièrement bien adapté pour
< 550 >
Interfaces numériques – n° 3/2014
les néophytes, qu’ils aient ou non l’intention de se lancer dans ce type
d’expérimentation. La qualité du traitement linguistique et graphique qu’on
retrouve habituellement dans les ouvrages de l’éditeur Morgan Kaufmann
contribue ici encore à l’accessibilité et à l’intérêt du sujet : clarté du propos,
préoccupation pour la vulgarisation, illustrations parlantes (de nombreuses
heat maps, synthèses graphiques si typiques de l’Eye tracking), photos,
encadrés explicatifs et tableaux, exemples omniprésents, découpage très clair
des diverses parties, etc. Le lecteur appréciera notamment les bibliographies
présentes à la fin de chacun des 14 chapitres regroupés en 5 sections ainsi que
le glossaire en fin d’ouvrage.
La première section de l’ouvrage (chapitres 1 et 2) propose notamment un
survol de la recherche oculométrique : éléments historiques, principes de base
et, surtout, une importante mise en garde qui reviendra sous plusieurs formes
tout au long de l’ouvrage : « [...] eye trackers are not mind-reading devices,
and they can only tell us what the person looked at but not why. » (p. 7) Les
auteurs ajouteront par ailleurs que l’attention n’accompagne pas
systématiquement le regard, ce dernier pouvant être fixé sur un point précis, et
l’attention pouvant être complètement ailleurs. On apprendra de plus que
l’oculomètre enregistre les fixations du regard à l’intérieur du périmètre de la
vision fovéale (c’est-à-dire la vision centrale, celle qui perçoit vraiment les
détails), ce qui laisse la vision parafovéale et périphérique plutôt hors
d’atteinte. Cela implique que l’attention peut très bien capter de l’information
(du mouvement ou de forts contrastes) en vision périphérique sans que cela ne
soit enregistré par l’oculomètre. Malgré l’enthousiasme manifeste des
contributeurs en ce qui a trait à l’utilisation de cette technologie en IHM, leur
prudence quant à ses limites ne rend que plus crédibles leurs contributions. Le
chapitre 2 sur le design visuel en fonction du « comportement visuel » des
utilisateurs marque un autre point fort de l’ouvrage : l’omniprésence des
résultats susceptibles d’intéresser les designers graphiques, Web ou
d’interfaces en général. La deuxième section (chapitres 3 et 4) aborde
l’intégration de l’oculométrie dans le processus d’évaluation de l’expérience
utilisateur (UX) et la nécessité de la « mesure » pour cerner l’ensemble de
l’expérience. Les contributeurs livrent ici un véritable plaidoyer (et fournissent
de nombreux arguments) en faveur de l’adoption de l’oculométrie sans éviter
d’en énoncer les inconvénients (durée des études augmentée, coûts inévitables,
défis de l’analyse des données, interférence possible avec les autres méthodes
d’investigation, notamment les protocoles à voix haute). Le concept de gaze plot
(la séquence d’observations de l’utilisateur) – autre importante représentation
graphique issue des résultats de l’oculométrie – est clairement expliqué et
illustré. Le chapitre 4 porte sur la mesure des réponses physiologiques, et c’est
de loin la partie la plus technique de l’ouvrage, notamment lorsqu’il est
Notes de lecture
< 551 >
question des nouvelles techniques biométriques, qui permettent de décoder les
émotions et certaines réactions implicites.
Pour le designer, la troisième section (chapitres 5 à 11) constitue
véritablement le cœur de l’ouvrage puisque chacun des chapitres couvre les
performances et résultats de l’oculométrie en fonction d’un genre ou d’une
application donnée : formulaires et questionnaires de sondage, architecture
d’information et navigation web, contenus de pages web, sites transactionnels,
médias sociaux (Facebook, Google+, YouTube, LinkedIn), appareils mobiles et
jeux vidéo. Chaque chapitre discute des modalités d’utilisation de l’oculométrie
en fonction du contexte et présente des recommandations de design. Le seul
petit bémol sur l’ouvrage est peut-être à faire ici : malgré la pertinence,
l’abondance et l’intérêt des recommandations de design, quelques-unes d’entre
elles ne sont pas issues des résultats de l’oculométrie (notamment au chapitre 7
sur les contenus de pages web) et sont parfois appuyées par des ouvrages qui
relèvent plutôt des bonnes pratiques de design que de l’expérimentation
scientifique (ex. : l’édition 2009 du Web Style Guide de Lynch et Horton). La
quatrième section (chapitres 12 et 13) discute de deux groupes d’utilisateurs
particuliers : les aînés et les faibles lecteurs (bas niveau de littératie). Ici, il est
davantage question des enjeux méthodologiques que de conseils de design à
proprement parler, ce qui n’enlève toutefois rien à l’intérêt ni à la pertinence du
propos. En guise de conclusion, la cinquième section (chapitre 14) tente de
répondre à la question suivante : quel est l’avenir de l’oculométrie dans le
domaine de l’expérience utilisateur pour 2020 ? Avec les avancées
technologiques à venir (plus de puissance, miniaturisation, croisement des
systèmes, etc.), on verra l’oculométrie s’imposer à grande échelle et livrer des
résultats de plus en plus précis dans une gamme de contextes qui débordent
l’écran et la page web.
ÉRIC KAVANAGH
École de design, Université Laval