Le vote des Européens 2004-2005. De l`élargissement au

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Le vote des Européens 2004-2005. De l`élargissement au
L'ENTRETIEN DU CEVIPOF — MOISXXX 2XXX
Le vote des Européens 2004-2005. De l’élargissement au référendum français
Entretien avec Pascal Perrineau, directeur du CEVIPOF
La question européenne est de plus en plus à l’ordre du jour de l’agenda électoral des
grandes démocraties européennes. En juin 2004, le Parlement européen a été pour la
sixième fois élu au suffrage universel tandis que les référendums sur cette question se
multiplient. Un vote européen se fait jour. Le vote des Européens 2004 – 2005. De
l’élargissement au référendum français 1 - publié sous la direction de Pascal
Perrineau, avec les contributions 2 de chercheurs du CEVIPOF 3 et de ceux d’autres
centres de recherches européens - propose une analyse des élections au Parlement
européen de juin 2004. Dans le dernier chapitre, Pascal Perrineau propose une
première réflexion sur la victoire du « non » lors du référendum français du 29 mai
dernier.
Que s’est –il passé, en France mais aussi dans d’autres pays européens, entre
juin 2004 et mai 2005 ?
On ne peut répondre vraiment à cette question que pour les Etats ayant choisi le
référendum comme mode de consultation pour la ratification du traité constitutionnel
européen, comme l’Espagne, la France et les Pays – Bas. Pour les pays ayant opté pour
la voie parlementaire, il est plus difficile de l’appréhender. Ces scrutins définissent
différents rapports à la construction européenne selon les cas nationaux.
En Espagne, qui a approuvé le traité établissant une constitution pour l’Europe à 77%, la
structure référendaire de 2005 est proche de celle des élections européennes de juin
2004. Dans les deux cas, le taux d’abstention est élevé, mais il existe, dans ce pays, à
droite comme à gauche, des forces européennes très vives y compris au sein des
syndicats (jusqu’aux commissions ouvrières) et l’opinion y est particulièrement europhile.
La « foi européenne » reste forte. Les fondamentaux politiques et économiques sont
moins mauvais que ceux de la France. Le gouvernement espagnol, en exercice depuis un
1
Presses de Sciences Po, collection « Chroniques électorales », Paris, juin 2005, 320 pages, 29
euros. Contact : Graziella Niang, Presses de Sciences Po.
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« Les campagnes électorales européennes ou l’ « obligation politique relâchée », Jacques Gerstlé,
Laure Neumayer et Gabriel Colomé - « Les abstentionnistes. Le premier parti européen », Anne
Muxel - « La droite radicale. Divisions et contrastes », Michael Minkenberg et Pascal Perrineau - « Les
conservateurs et démocrates - chrétiens. Le centre droit s’affirme », David Hanley - « Les libéraux :
l’élargissement », Derek Hearl - « Les partis autonomistes et régionalistes », Lieven de Winter - « Le
vote socialiste : les bénéfices du « vote – sanction » dans une élection de « second ordre », Gérard
Grunberg et Gerassimos Moschonas - « La gauche radicale et les Verts. Des contestations
hétérogènes », Daniel Boy et Jean Chiche - « Le référendum français du 29 mai 2005 ».
« L’irrésistible nationalisation d’un vote européen », Pascal Perrineau. Annexes, Laurent de Boissieu
et Jean Chiche.
3
Voir aussi Le référendum de ratification du Traité constitutionnel européen : comprendre le « non »
français sous la direction d’Annie Laurent et de Nicolas Sauger (dir.), Les Cahiers du CEVIPOF, n°42,
juillet 2005. L’ouvrage est présenté dans la rubrique « Publications » de cette Lettre et Une sanction
du gouvernement mais pas de l’Europe : les élections européennes de juin 2004, Bruno Cautrès,
Vincent Tiberj, Les Cahiers du CEVIPOF, n°41, mai 2005.
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peu moins d’un an, lors du référendum du 20 février 2005, jouit encore d’une grande
popularité. On peut dire que le vote espagnol est resté un vote européen et n’a pas été
encombré par des considérations et inquiétudes purement nationales.
En revanche, au cours de cette même période, on assiste, en France, à une irrésistible
nationalisation du vote liée à un malaise politique et social profond. L’issue négative du
référendum français trouve son fondement dans des éléments franco – français qui n’ont
souvent qu’un lointain rapport avec le traité constitutionnel pour l’Europe. On retrouve
dans la situation française, les trois tensions présentées dans le modèle de Claes De
Vreese. Il a démontré en 2004 que les référendums organisés sur des questions
d’intégration européenne ne pouvaient que déboucher sur un vote négatif lorsque trois
variables étaient réunies : un gouvernement national impopulaire, un pessimisme
économique et social, et un sentiment avéré de craintes vis-à-vis de l’Autre. En mai
2005, le gouvernement Raffarin bat le record d’impopularité d’un gouvernement sous la
Ve République ; en mars 2005, le taux de chômage dépasse à nouveau les 10% et les
mouvements sociaux agitent le monde salarial public et privé, le pessimisme économique
et social est au plus haut, la sinistrose de l’opinion publique est très élevée (en mai, 76%
des personnes interrogées considèrent que « les choses vont de plus en plus mal »,
sondage TNS Sofrès pour Le Figaro) ; par ailleurs, on assiste au développement d’une
forte hétérophobie. Par exemple, les Français sont beaucoup plus angoissés par les
possibles mobilités professionnelles au sein de l’Union à 25, les figures du « plombier
polonais ou de l’ouvrier roumain » sont utilisées à satiété par tous les partisans du
« non ». Cette défiance est renforcée par l’omniprésence de la question turque, au début
de la campagne, dans les déclarations des leaders politiques, alors que notre pays est le
plus opposé à son entrée dans l’Union européenne. Enfin, l’affaire Gaymard et l’ouverture
du procès des marchés truqués de la région Ile-de-France n’arrangent rien.
Gouvernement et majorité donnent un sentiment d’épuisement qui tend à faire de cette
période celle de l’annonce d’une fin de règne. La France n’était donc pas en situation
pour que le « oui » l’emporte. Un vent d’europhilie dans l’opinion publique aurait pu
infléchir les tendances. Or, depuis quelques années, celle-ci n’est plus à l’avant-garde
dans la croyance des vertus de l’Europe. Ainsi, l’Europe devient, en France, la toile de
fond du doute, le grand écran de toutes les inquiétudes françaises, le « bouc émissaire »
contre lequel l’euroscepticisme et les nationalismes s’expriment.
A- t-on pris le soin d’expliquer aux Français les enjeux de ce scrutin et les
apports de ce Traité ?
En aucune sorte. Même si l’Europe n’a pas été absente des débats, ceux-ci ont été
extrêmement simplificateurs et vides de contenus. Il s’est agi d’une campagne
« opaque », sans beaucoup de souci de pédagogie et d’information des électeurs. Le
déficit d’information est flagrant. A l’évidence, seule une minorité d’électeurs pouvait
prétendre comprendre ces textes particulièrement complexes. Nous avons assisté chez
les partisans du « non » à un combat binaire opposant une « Europe libérale » à une
« Europe sociale », rassemblant les extrêmes de la droite et de la gauche, au nom d’un
modèle social français défensif opposé à un modèle « anglo-saxon libéral » qui reste
encore à définir précisément et peut-être à nuancer selon les pays. Du côté des
protagonistes du « oui », nous n’avons pu que déplorer une absence de démarche
pédagogique. Aucun d’entre eux ne s’est donné la peine d’expliquer, aux électeurs,
suffisamment en amont, ce que pouvait apporter ce traité, en particulier dans le domaine
de la Charte des droits fondamentaux, d’éclairer les Français sur le fonctionnement de la
gouvernance européenne très différente du gouvernement national et enfin, d’insister sur
l’importance des pouvoirs renforcés du Parlement européen. De plus, ni Jacques Chirac,
ni Jean-Pierre Raffarin, au creux de la vague, ne pouvaient se poser en leaders du « oui »
comme avait pu le faire Mitterrand en 1992. Et l’on a vu que certains arguments de
Jacques Chirac (la nécessité de lutter contre l’ultralibéralisme, le modèle anglo – saxon…)
pouvaient tout aussi bien servir le « non ». Les interventions les plus fortes ont été celles
de Simone Veil, de Jacques Delors et de Valéry Giscard d’Estaing. Mais sans vouloir être
offensant, ils représentent quand même la « vieille garde » de la classe politique et qui,
de fait, n’est plus aux affaires ! En 2005, ce sont les leaders du « non » qui ont fait
l’agenda politique. Nous avons été les spectateurs d’une chronique d’une défaite
annoncée !
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Vous écrivez « La construction européenne est aujourd’hui prise en charge par
les électeurs eux- mêmes. On ne peut plus parler de déficit démocratique de
l’Europe…. Un vote européen se fait jour ». Or, en juin 2004, élection porteuse
d’enjeux importants, le taux des abstentions reste élevé dans la plupart des
pays et en particulier chez les nouveaux membres de l’Union.
Durant plusieurs décennies, la construction européenne a été l’affaire réservée des élites
gouvernementales et parlementaires. Depuis les années 1970, les consultations par
référendum et les élections se sont multipliées. En 2004, le Parlement européen est, pour
la sixième fois, issu d’une élection au suffrage universel direct. Le Danemark a connu six
référendums sur la question européenne, la France trois, l’Irlande six. Les dernières
élections au Parlement européen, en juin 2004, ont eu lieu dans vingt - cinq pays
européens. Elles ont permis de dresser un portrait des courants politiques qui traversent
l’Europe. Cependant, l’abstention massive et le vote sanction contre les gouvernements
montrent le difficile accouchement d’une Europe politique et électorale et la prégnance
des logiques nationales . Un véritable espace public européen a du mal à se construire. Si
les PECO ont peu mobilisé leurs électeurs, c’est qu’ils avaient déjà été consultés peu de
temps auparavant et ont considéré qu’ils s’étaient déjà exprimés. D’une façon générale,
l’opinion publique ne se rend pas compte du rôle que joue le Parlement européen par
manque d’information de la part de leurs représentants. Durant la campagne électorale
de 2004, jamais les médias ne se sont aussi peu intéressés à l’Europe, la plupart des
politiques n’ont pas trouvé utile de faire le travail pédagogique qui leur revenait, souvent
par méconnaissance même du fonctionnement des institutions européennes. On a assisté
à des « des campagnes escamotées » comme l’écrit Jacques Gerstlé, sans visibilité
médiatique.
Les abstentionnistes seraient-ils le premier parti européen, selon le titre du
chapitre rédigé par Anne Muxel ?
En juin 2004, l’abstention a touché 54,5% des électeurs inscrits (contre 37% en 1979
lors des premières élections au Parlement européen) alors que les enjeux étaient
considérables. Mais cette analyse montre qu’il ne s’agit pas d’une forme
d’abstentionnisme d’indifférence ou structurel, mais beaucoup plus d’un abstentionnisme
de protestation et de sanction des pouvoirs nationaux. On assiste à l’émergence d’un
nouveau type de citoyen, moins fidèle au vote partisan, au comportement volatile,
sensible aux effets de campagnes et privilégiant d’autres formes de participation
politique. Ce phénomène touche toutes les catégories sociales. Il y a de plus en plus
d’électeurs indécis. Le non usage du vote européen reflète un rapport plus flou à la
décision de voter mais aussi un modèle de participation plus critique alliant vote et non
vote dans un rapport complémentaire. L’acte de voter n’est plus considéré comme le
premier acte d’expression politique du citoyen, tout particulièrement lors des élections
européennes, souvent considérées comme des élections « simultanées nationales de
second ordre ». Cependant, de 1992 à 2005, à chaque fois que la question européenne a
fait l’objet d’une consultation référendaire, la mobilisation électorale est restée élevée.
L’érosion de la participation n’a été que de 0, 36% au cours de cette période. Presque 13
millions de Français ont quand même boudé les urnes. Cela doit modérer le diagnostic de
« mobilisation exceptionnelle » qui est posée, la plupart du temps, sur le référendum du
29 mai.
Peut-on faire une cartographie et une typologie du « non » ?
Par rapport à 1992, le « non » progresse de 4% chez les électeurs inscrits et de 5, 72%
pour les suffrages exprimés. Cette dynamique est particulièrement forte dans un
ensemble de départements qui vont des Ardennes à l’Ariège, ainsi que dans les
départements du Pas-de -Calais, de la Seine Maritime, des Côtes-d’Armor, des Landes et
des Hautes-Alpes. Cet axe, la « diagonale aride », ainsi qualifiée par la DATAR dans les
années 1980, marquée par « un déclin des activités traditionnelles et une érosion
démographique… » est l’un des terrains « de tous les refus » sociaux et économiques qui
secouent la France depuis plusieurs années (mouvement de décembre 1995, 1 er tour de
l’élection présidentielle de 2002). Le « non » du 29 mai 2005 est le dernier écho de ce
« grand refus ».Mais on le trouve aussi dans des terres socialistes et vertes à forte
composante populaire, particulièrement d’ouvriers à la retraite. Ce sont ces régions qui
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ont alimenté le fort surplus du non par rapport à 1992. D’une façon générale, ce sont les
classes populaires et moyennes, ressentant un sentiment de frustration, de précarité et
de déclassement social qui alimentent la dynamique de protestation électorale. On a
assisté, depuis la fin des années 1990 à un phénomène, selon l’expression de Jean –
Louis Missika, de « politisation négative », une politisation pour en découdre, pour rejeter
mais qui n’est pas porteuse de propositions alternatives. C’est un retour à une culture
d’opposition radicale, révélatrice d’un malaise national durable.
Cette victoire du « non » signifie-t-elle que l’on souhaite une « autre
Europe » ?
Que va-t-il se passer en Europe? Ce qui est certain, c’est que nous sommes entrés dans
une phase de longue attente d’un hypothétique « redémarrage européen ». Nous en
restons à l’Europe du traité de Nice, traité qui en son heure avait été fort critiqué. Le
« non » français a libéré les tenants d’un retour en arrière : on entend parler d’un retour
aux monnaies nationales d’antan par exemple. Si l’on regarde la coalition du « non », elle
se caractérise par une hétérogénéité profonde, c’est une majorité par définition
« indéfinissable », peu sensible à la culture de gouvernement. L’extrême gauche et le PC
ont voté contre ce que l’on appelait auparavant « l’Europe du capital » dénommée
aujourd’hui l’Europe « libérale ou néo-libérale ». Le non de droite exprimait le souhait
d’une « Europe des nations », voire pour les plus radicaux, comme Le Pen, d’un retour à
l’isolat national. Les leaders hétéroclites du « non », sont dans l’incapacité d’accoucher
d’un projet alternatif. Comment le Parti socialiste sortira-t-il de cette grave crise qui
risque de mettre en cause son unité et l’isole en Europe ? Et que signifie ce recours
compulsif au soi - disant « modèle social » français. Pourquoi une Europe à 25 serait-elle
tenue de ne prendre en compte que des référents français ? Les Français risquent de
découvrir les limites de leur superbe ! Avant la recomposition, le système politique
français va explorer les voies de la décomposition.
Propos recueillis par Elisabeth Kosellek
CEVIPOF
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