Banques centrales - Etudes économiques du Crédit Agricole
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Banques centrales - Etudes économiques du Crédit Agricole
Apériodique – n°13/34 – 6 mai 2013 Banques centrales : évolution ou révolution ? La politique monétaire de la Réserve Fédérale devrait rester exceptionnellement accommodante pendant encore deux ans. Les mesures nonconventionnelles resteront dépendantes de l’évolution des objectifs quantitatifs et des risques macro-économiques et financiers, sur fond de transparence accrue et de meilleure communication avec le marché. La nouvelle équipe dirigeante de la Banque du Japon mène une action audacieuse visant à accroître la transparence et l’efficacité de la politique monétaire, y compris son impact sur la confiance et les anticipations d’inflation. Le nouveau mandat de la Banque d’Angleterre a confirmé le caractère flexible de la cible d’inflation et mis l’accent sur les mesures non conventionnelles. Des achats d’actifs restent possibles, tandis que le niveau d’inflation supérieur à l’objectif et le « paradoxe de productivité » rendent plus problématique le recours à une forward guidance assortie de seuils intermédiaires au Royaume-Uni. La Banque centrale européenne n’a pas épuisé toutes les possibilités d’assouplissement monétaire, et l’histoire a montré que le Traité ne constituait pas un obstacle insurmontable. Toutefois, face aux actions des autres Banques centrales, le risque demeure que la BCE, toujours plus isolée, soit contrainte d’envisager des mesures plus radicales si la contraction du crédit venait à s’accentuer dans les pays de la périphérie de la zone euro. Pour les investisseurs obligataires, les implications des politiques non conventionnelles doivent être analysées à un niveau non pas national mais global, compte tenu de la corrélation élevée entre les taux de différentes devises et du mécanisme de transmission à travers les taux de change. Les primes de risque des taux EUR peuvent rester faibles pendant plusieurs trimestres mais, à terme, représentent un risque important et pourraient conduire à une correction marquée. Du point de vue des taux de change, l’USD devrait profiter de ce que la Fed commencera à ajuster sa politique monétaire bien avant la Banque du Japon et la Banque d’Angleterre. La marge de manœuvre dont dispose encore la BCE devrait limiter toute appréciation de l’euro, d’autant plus que la perspective de l’adoption d’un biais moins accommodant par la Fed conjuguée à des perspectives de croissance plus optimistes devrait orienter les flux de capitaux en faveur de l’USD. Sommaire Résumé Introduction La réponse politique de la Réserve Fédérale La Banque du Japon La Banque d’Angleterre Banque centrale européenne : est-elle si différente ? Conclusion Achevé de rédiger le 23 avril 2013. Traduit de l’anglais. Michael P. Carey - Chef économiste – Amérique du Nord Kazuhiko Ogata - Chef économiste – Japon Frederik Ducrozet - Economiste senior – Zone euro Slavena Nazarova – Économiste – Zone Euro/Royaume-Uni 2 2 4 7 9 12 15 Résumé Les outils de politique monétaire et l’ampleur de la réponse des grandes banques centrales à la crise reflètent les différences au niveau des institutions et des structures économiques entre Etats-Unis, Japon, Royaume-Uni et zone Euro. Les réponses politiques ont évolué au point qu’on peut désormais parler de nouveaux régimes dans la politique des banques centrales. Ces nouveaux outils font apparaître de nouveaux risques et nécessitent une communication accrue de la part des décideurs pour garantir l’efficacité de leurs politiques et le maintien de la crédibilité des banques centrales. À l’avenir, le mandat des banques centrales devra souvent être revu pour incorporer l’objectif de stabilité du système financier, sans compromettre pour autant leur indépendance. Les efforts visant à ouvrir l’accès au crédit à des segments ciblés du marché, tels que celui des petites et moyennes entreprises (PME) évoluent eux aussi. Après avoir analysé les nouveaux outils et les nouvelles approches mis en œuvre, nous formulons une série de scénarios prédisant les évolutions probables de la politique monétaire. L’abaissement simultané des taux directeurs jusqu'à des niveaux très bas conjugué à l’adoption d’une forward guidance et à d’autres mesures d’assouplissement monétaire ont entraîné une baisse des taux et un aplatissement des courbes de taux spot et à terme. À plus long terme, toutefois, la baisse ex ante des primes de terme semble indiquer que, lorsque les anticipations monétaires se retourneront, une correction brutale des rendements pourrait se produire sur les parties intermédiaire et longue de la courbe. Les variations de change refléteront l’ampleur et la détermination des politiques monétaires mises en œuvre ainsi que par la performance relative de ces économies sous l’effet de ces politiques. Compte tenu de notre analyse de ces deux facteurs, l’euro semble receler un potentiel d’appréciation limité dans l’avenir prévisible. Le JPY devrait encore se déprécier par rapport à l’USD compte tenu de l’action toujours plus énergique de la Banque du Japon. Rapport de l’actif des Banques centrales au PIB ECB 0.45 Federal Reserve Bank of England Bank of Japan 0.40 0.35 0.30 0.25 0.20 0.15 0.10 0.05 0.00 2006 2006 2007 2007 2008 2008 2009 2009 2010 2010 2011 2011 2012 2012 Source : Réserve Fédérale, Banque d’Angleterre, BCE, BEA, Eurostat, Bloomberg Introduction La crise financière survenue à la fin de la dernière décennie a contraint les autorités monétaires à trouver de nouveaux moyens de répondre à la crise économique mondiale. Les différences liées aux aspects historiques, aux mandats juridiques et à l’importance relative du secteur bancaire et des marchés de capitaux dans le financement de l’économie ont façonné la réponse de ces institutions face à la crise. Pour la Réserve Fédérale, la référence historique principale est la Grande Dépression, tandis que pour la Banque centrale européenne (BCE) la crise inflationniste de la République de Weimar revêt peut-être une importance égale. Au Japon, le phénomène déflationniste persistant reste une préoccupation essentielle. La BCE et la Banque du Japon (BoJ) évoluent dans des économies où les banques occupent une place plus centrale et elles N° 13/34 – 6 mai 2013 se sont, donc, focalisées sur les prêts au système bancaire. La Fed et la Banque d’Angleterre (BoE) en revanche, ont donné la priorité aux achats d’obligations compte tenu de l’importance plus grande des marchés de capitaux dans le financement de leurs économies. Les différences dans les mandats des banques centrales jouent peut-être également un rôle. La BoE, la BCE et la BoJ ont une hiérarchie d’objectifs, le premier d’entre eux étant la stabilité des prix. En revanche, la Fed obéit à un double mandat qui la conduit à chercher simultanément à parvenir à un niveau d'emploi maximal soutenable et à la stabilité des prix. En temps normal, les grandes banques centrales mènent des politiques assez similaires. La norme consiste à maintenir l’inflation autour de 2 % et de soutenir la croissance sans compromettre la stabilité des prix. Toutefois, la période 2 actuelle est loin d’être normale dans la mesure où la reprise de l’économie est médiocre ou tarde à arriver dans beaucoup de grandes économies. monétaires jouent un rôle important pour atténuer le scepticisme des intervenants du marché et pour expliquer la politique monétaire au grand public. Dans la présente étude, notre équipe mondiale d’experts passe en revue les réponses innovantes de la Réserve Fédérale, de la Banque du Japon, de la Banque d’Angleterre et de la BCE à la crise économique. Quels objectifs les autorités monétaires ont-elles définis pour mener leur politique ? Pourquoi certaines politiques ontelles été choisies et comment ont-elles été mises en œuvre ? Si l’introduction de nouveaux instruments de politique monétaire peut apparaître comme une réponse ad hoc à des circonstances exceptionnelles, la question d’un « changement de régime » pour les banques centrales doit se poser. En outre, ces changements ont suscité de nombreuses inquiétudes au sujet des risques et des effets secondaires liés à certaines des nouvelles politiques menées. Les intervenants du marché s’interrogent sur les implications à court et à plus long terme des nouvelles politiques pour la croissance, l’inflation, les taux d’intérêt et les taux de change. Souvent, ces nouvelles politiques n’ont pas été préalablement « testées ». De fait, les efforts redoublés de communication mis en œuvre par les autorités Enfin, nous étudions différents scénarios sur l’évolution future que peuvent prendre les différentes politiques monétaires. En premier lieu, il importe de savoir si de nouvelles politiques s’imposent pour parvenir aux objectifs fixés actuellement par les responsables politiques. La Banque du Japon doit-elle recourir à des outils différents ou changer complètement d’approche pour sortir le Japon de la déflation ? Faut-il ajuster les politiques en Europe de manière à cibler certains secteurs spécifiques, tels que celui des petites et moyennes entreprises (PME) ? En second lieu, nous nous intéressons au changement des objectifs euxmêmes. Par exemple, le rôle accru des banques centrales pour contrer le risque systémique pourrait influencer la gestion de la politique monétaire au-delà des mandats traditionnels de lutte contre l’inflation et de soutien à la croissance, conduisant les instituts d’émission à tenir compte de la « surchauffe » des marchés. Dans le contexte actuel de redéfinition du rôle des banques centrales, nous élaborons quelques scénarios sur les évolutions futures. Taux d’inflation sous-jacente relatifs entre les différents pays (en %) 4 3 2 1 0 -1 -2 Feb05 Oct05 Jun06 Feb07 Oct- Jun07 08 Japan Feb09 EU Oct- Jun09 10 U.K. Feb11 US Oct11 Jun12 Feb13 Source : US Bureau of Labor Statistics, Ministère japonais des Affaires internes et des Communications, Office britannique des statistiques, Eurostat N° 13/34 – 6 mai 2013 3 La réponse politique de la Réserve Fédérale Objectifs, politiques, mise en œuvre et risques La réponse de la Réserve Fédérale à la crise financière qui a commencé à la fin 2008 a comporté plusieurs volets. La Fed a joué un rôle essentiel en tant que prêteur en dernier ressort lorsque la liquidité s’est tarie sur de nombreux marchés importants. La Fed a réagi pour assurer la liquidité de marché tout en étendant les lignes de swap de devises avec les autres grandes banques centrales. Elle a mis en œuvre une série de programmes, décrits par une longue série d’acronymes, afin de pallier les dysfonctionnements des différents segments de marché. L’octroi de liquidités aux institutions qui ne reçoivent pas de dépôts et à des segments de marché particuliers soulève un certain nombre de questions sur le rôle de prêteur en dernier ressort de la Fed. Il devient plus compliqué de distinguer les concepts d’illiquidité et d’insolvabilité pour des établissements sur lesquels la banque centrale dispose d’informations limitées. Toutefois, les changements apportés à la législation américaine limitent désormais les prérogatives unilatérales de la Fed aux situations d’urgence. La Fed a dû faire face à une aggravation de la récession, avec une contraction de près de 9 % de la production américaine au quatrième trimestre 2008. Les politiques monétaires non conventionnelles sont apparues comme une nécessité lorsque l’objectif nominal de taux d’intérêt de la Fed a atteint un niveau plancher. Au printemps 2009, les principales banques centrales avaient ramené leurs taux directeurs jusqu'à 1 % voire en-dessous, le taux cible des Fed funds étant compris entre 0,00-0,25 %. Toutefois, étant donné l’ampleur de la hausse du taux de chômage et du ralentissement de l’inflation sous-jacente par rapport aux mandats de la Fed, une règle de type Taylor aura requis des taux Fed funds très inférieurs à zéro, d’où la nécessité de mettre en œuvre des politiques non conventionnelles d’assouplissement quantitatif. La Fed a estimé que son programme massif de rachat d’actifs entraînerait une baisse des taux d’intérêt à long terme et favoriserait une amélioration générale des conditions sur les marchés financiers. Le programme a soutenu la valorisation du marché actions, et l’effet positif de cette évolution sur le patrimoine des ménages a dopé la consommation. Différentes études montrent que les programmes de la Fed ont entraîné une baisse limitée des taux longs (0,25-0,50 point de pourcentage). De fait, la reprise économique a reposé sur les autres canaux de transmission. En plus de l’assouplissement quantitatif le FOMC a mis en place une politique de forward guidance indiquant le timing de la prochaine hausse des taux Fed funds. Cette politique vise une fois encore à exercer une pression à la baisse sur les taux. La forward guidance sur la période durant laquelle le taux des Fed funds restera à des niveaux exceptionnellement bas est passée de « période prolongée » à une approche basée sur un calendrier (au moins jusqu'à la mi-2015) avant l’approche actuelle basée sur des seuils chiffrés. Cette dernière consiste à maintenir le taux cible des Fed funds compris entre 0,00 % et 0,25 % aussi longtemps que le N° 13/34 – 6 mai 2013 chômage restera au-dessus de 6,5 %, que l’inflation prévue à 12-24 mois ne dépasse pas 2,5 % et que les prévisions d’inflation à plus long terme restent bien ancrées. Les programmes d’assouplissement quantitatif (QE) ont été critiqués par certains qui estimaient que la création de réserves par la Fed (« le recours à la planche à billets ») finirait par créer de l’inflation. Toutefois, la Fed affirme que lorsque ces réserves excédentaires commenceront à stimuler l’activité économique, elle dispose des outils nécessaires (prises en pension, dépôts à terme auprès de la Fed, taux d’intérêt payés sur les réserves excédentaires et ventes fermes) pour éviter la menace inflationniste éventuelle. De fait, pour l’heure, l’inflation sous-jacente sur les prix à la consommation reste inférieure à l’objectif de la Fed. Toutefois, les craintes liées à l’augmentation du bilan de la Fed devraient perdurer dans la mesure où les difficultés que pourrait rencontrer la Fed dans la mise en œuvre d’une stratégie de sortie risquent d’augmenter avec la taille de son bilan. De plus, le processus de sortie n’a jamais été testé. M. Bernanke estime que les avantages du programme actuel d’assouplissement quantitatif l’emportent sur les coûts potentiels. Nous anticipons une amélioration significative des perspectives sur le marché du travail, ce qui devrait conduire le FOMC à réduire progressivement ses achats d’actifs (actuellement de 85 Mds USD par mois), à la fin de cette année avant de mettre fin au programme au printemps prochain. Toutefois, la Fed attendra beaucoup plus longtemps, d’après notre analyse, avant de commencer à normaliser l’objectif de taux sur les Fed funds. Un autre reproche adressé à la Fed est que ces achats de bons du Trésor américains entraînent une monétisation de la dette fédérale. Selon nous, on reproche ainsi à la Fed d’utiliser l’expansion de la base monétaire comme une source permanente de financement pour les dépenses publiques. Or, étant donné que la banque centrale américaine reverse au Trésor les intérêts perçus sur son portefeuille d’actifs, le gouvernement peut emprunter et dépenser gratuitement. A l’évidence, toutefois, tel n’est pas l’objectif poursuivi par la Fed et la stratégie de sortie prévoit de ramener le bilan à un niveau normal à terme. Certes, à mesure que les taux se normalisent, les ventes fermes pourraient se traduire par des pertes sur le portefeuille de la Fed et par une diminution des sommes versées au Trésor, mais cela ne nous apparaît pas comme une contrainte sur la stratégie de sortie de la Fed. Sur le cycle d’activité tout entier, l’impact devrait être, au pire, neutre, dans la mesure où la Fed reverse actuellement des montants records au Trésor. Ces deux critiques portent sur la question de l’indépendance de la Fed et celle des excès de réglementation du secteur financier. Si les investisseurs se persuadaient que la Réserve Fédérale était assujettie au gouvernement fédéral et qu’elle avait l’intention d’aider le gouvernement à réduire le poids de sa dette via l’inflation ou était contrainte d’acheter la dette du Trésor, on pourrait avoir de sérieux doutes sur son 4 indépendance car elle se trouverait dans une situation de « sujétion budgétaire »1. Il ne fait pas de doute que les politiques non conventionnelles ont été décidées dans un contexte d’écart élevé entre la croissance réalisée et la croissance potentielle (« output gap »), et pour parer aux risques déflationnistes, et non pas pour aider au redressement de la position budgétaire du gouvernement. Toutefois, à l’avenir, la Fed devra tenir compte de ces critiques dans sa politique et dans sa communication avec les marchés. Certains ont critiqué les politiques d’assouplissement quantitatif comme étant des politiques protectionnistes de dévaluation monétaire. M. Bernanke affirme que la politique monétaire est accommodante dans la plupart des économies industrielles avancées si bien « qu’on ne doit pas s’attendre à des changements importants et durables dans la configuration des taux de change entre ces pays »2. Ces politiques accommodantes ont été mises en œuvre pour soutenir la demande domestique agrégée, ce qui aura des retombées positives pour les partenaires commerciaux. Ces mesures sont jugées positives par le G7 tandis que les « dévaluations monétaires destinées à capter les échanges commerciaux, ou les autres mesures protectionnistes » sont condamnées. Les économies émergentes qui favorisent la croissance par les exportations craignent que les politiques de taux bas des pays industrialisés n'entraînent une appréciation des devises émergentes, et par là une érosion de leur compétitivité tout en les exposant à des flux de capitaux volatils susceptibles de créer des déséquilibres. Cette inquiétude est légitime, mais il faut également tenir compte des effets positifs de l’accroissement de la demande des pays industrialisés. Les modèles de la Fed semblent indiquer que ces effets « s’annulent peu ou prou mutuellement ». De plus, il serait possible de mettre en œuvre de manière sélective d’autres mesures macroprudentielles, notamment les restrictions aux mouvements de capitaux, pour pallier les déséquilibres éventuels des marchés financiers. La politique monétaire de la Fed a-t-elle connu un changement de régime ? D’après notre analyse, les circonstances ont entraîné certains changements importants dans la politique de la Fed pour apporter une réponse appropriée à l’inflation et au chômage élevé. Ces changements sont peut-être la conséquence de la « grande modération » de l’inflation observée au cours des deux dernières décennies, conjuguée à des risques déflationnistes que la Fed n’avait jamais eu à prendre en compte dans son histoire moderne. Les responsables de la Fed ont toujours soutenu que les deux volets du mandat de la banque centrale n’étaient pas contradictoires dans la mesure où une situation durable de plein emploi n’était pas compatible avec une hausse de l’inflation. Selon nous, ce postulat indique donc que la Fed était préoccupée avant tout par la maîtrise de l’inflation et que le plein emploi devait en découler. Toutefois, la Réserve Fédérale affirme désormais de manière assez explicite que sa politique correspond à un rééquilibrage dynamique de ses objectifs en termes d’inflation et de chômage par rapport à son mandat. Par exemple, si le chômage était très supérieur à l’objectif et que l’inflation était légèrement au-dessus du niveau cible, la Fed laisserait l’inflation s’éloigner un peu plus de son objectif avant d’intervenir afin de trouver un « équilibre » avec le taux cible de chômage. Cette évolution nous apparaît comme un changement de ligne politique, qui distingue la Fed des banques centrales dont le mandat est axé essentiellement autour de la stabilité des prix. Ce changement transparaît également dans l’évolution du jugement de la Fed sur les règles de type Taylor (1993), définissant la réponse des taux des Fed funds en fonction de déviations indues de l’inflation et de l’output gap. Janet Yellen, viceprésidente de la Fed, a soutenu qu’une variante de la règle de Taylor qui aurait « une capacité de réaction à l’output gap deux fois supérieure » à celle des spécifications antérieures « correspondrait mieux à l’engagement du FOMC à poursuivre une approche équilibrée pour obéir à notre double mandat ». 3 Une simulation a été effectuée du « chemin optimal » des Fed funds, c'est-à-dire permettant de minimiser la fonction des coûts sociaux induits par des écarts de l’inflation et du chômage par rapport aux objectifs de la Fed. D’après cette analyse, les taux des Fed funds devraient rester bas beaucoup plus longtemps que si l’on appliquait une simple règle de Taylor, ce qui montre l’importance accrue du taux chômage dans la fonction 4 de réaction de la Fed. Orientations futures de la politique monétaire À l’avenir, l’orientation de la politique monétaire sera influencée par le succès des politiques actuelles et les changements législatifs induits par la crise financière. Une tendance qui paraît claire est l’effort de communication visant à rendre la politique monétaire plus transparente. L’adoption d’une politique monétaire basée sur des seuils numériques permet aux intervenants du marché d’élaborer plus facilement des projections sur la politique monétaire à court et à moyen terme. Il en va de même pour les initiatives visant à calibrer le montant des achats d’actifs de façon à obtenir une amélioration notable des perspectives sur le marché du travail. De fait, la forward guidance de la Fed nous apparaît comme l’expression inachevée de la forme que revêtira la politique monétaire américaine à l’avenir. Le seuil en termes de taux de chômage est une donnée effectivement vérifiable, même s’il ne s’agit pas d’un facteur de déclenchement politique. Toutefois, les projections d’inflation de la Fed ne constituent pas une donnée vérifiable produite par les services de statistiques du gouvernement. De fait, cela crée un certain degré d’incertitude pour les intervenants du 3 1 Olivier Blanchard, Giovanni Dell’Ariccia, Paolo Mauro. Rethinking Macro Policy II : Getting Granular. Note de discussion du FMI, avril 2013. 2 Ben Bernanke. Monetary Policy and the Global Economy, 25 mars 2013. N° 13/34 – 6 mai 2013 Janet Yellen, “Perspectives on Monetary policy” 6 juin 2012. Janet Yellen préconise une « approche équilibrée » telle que Rt = 2 + pt + 0,5(pt- 2) + 1,0Yt. Dans cette expression, R est le taux des Fed Funds, p est le pourcentage de variation de l’indice général des prix à la consommation par rapport à son niveau quatre trimestres auparavant, et Y est l’output gap. 4 Janet Yellen op. cit. 5 marché en termes d’anticipation de l’évolution future de la politique monétaire, dans la mesure où le FOMC pourrait simplement modifier ses projections. La forward guidance devrait évoluer dans le sens d’une plus grande transparence, d’après notre analyse. En revanche, des changements conduisant à l’adoption d’un cadre alternatif pour la politique monétaire, tels que la définition d’un objectif de croissance du PIB nominal, nous paraissent très improbables. La définition d’un taux de croissance cible ou d’un niveau cible du PIB nominal poserait de très grandes difficultés en termes de communication, dans la mesure où les objectifs en termes d’inflation et de niveau de production perdraient en lisibilité. La communication avec le grand public deviendrait plus problématique et la crédibilité de la Fed s’en trouverait réduite. Par exemple, la Fed aurait beaucoup de mal à expliquer les changements de politique liés à l’évolution du potentiel de croissance de l’économie. Les révisions incessantes et souvent significatives au PIB posent également des problèmes d’analyse et de communication. L’un des nouveaux défis que devra relever la Fed à l’avenir consistera à jouer son rôle dans le maintien de la stabilité du système financier sans préjudice de ses objectifs traditionnels d’emploi et d’inflation. D’après Jeremy Stein, l’un des gouverneurs de la Réserve fédérale, il se pourrait qu’à terme, on assiste à certains phénomènes tels qu’une période prolongée de taux bas conduisant à une surchauffe sur certains marchés de crédit liée à la chasse au rendement des investisseurs.5 Bien sûr, la première réponse viendra du canal réglementaire en vue de limiter des évolutions telles qu’un déséquilibre du cours des actifs, un recours excessif à l’effet de levier, une croissance démesurée des flux financiers ou des fragilités structurelles sur les marchés financiers induisant des risques systémiques. Toutefois, Jeremy Stein envisage une situation dans laquelle la voie réglementaire serait insuffisante, rendant nécessaire un changement de politique (c'est-à-dire une hausse des taux), même si une telle décision n’est pas justifiée par les perspectives d’inflation ou la situation sur le marché du travail. S’il ne fait pas de doute que le Financial Stability Oversight Council (Conseil de surveillance de la stabilité du système financier) poursuit ses recherches sur la question, l’intégration de ces objectifs dans le mandat de la Fed pourrait signaler une politique plus soucieuse de modérer l’évolution du marché en complément de la réponse réglementaire. Par ailleurs, en l’absence d’outils réglementaires parfaits et partant de l’hypothèse que la prise de risque excessive est procyclique, certains modèles semblent indiquer que la réponse politique optimale à un choc négatif consisterait à abaisser les taux encore davantage mais pendant une période de temps plus brève que dans un cadre politique ne comportant pas d’objectif de stabilité du système 6 financier, comme le montre le graphique ci-après. Plus généralement, il semblerait raisonnable pour les responsables politiques de concentrer leurs efforts sur les actifs en surchauffe financés par le crédit bancaire, ceux-ci s’étant avérés particulièrement dangereux. Évolution de la réponse de politique monétaire à un choc négatif rate "leaning against the wind" time Source : Agur et Demertzis, « Leaning Against the Wind » et The Timing of Monetary policy, Crédit Agricole CIB 5 Jeremy C Stein, Overheating in Credit Markets: Origins, Measurement, and Policy Responses. Février 2013. Site web du conseil des gouverneurs. N° 13/34 – 6 mai 2013 6 Agur & Demertzis, “Leaning Against the Wind” and the Timing of Monetary Policy. Document de travail du FMI. Avril 2013. 6 La Banque du Japon Dotée d’une nouvelle équipe dirigeante, la Banque du Japon entend rattraper la Fed La BoJ (Banque du Japon) opère une métamorphose spectaculaire sous la conduite d’une nouvelle équipe dirigeante extrêmement accommodante, qui est entrée en fonction le 21 mars, soutenue par le nouveau Premier ministre Shinzo Abe. Haruhiko Kuroda, nouveau Gouverneur de la BoJ, (ancien gouverneur de la Banque asiatique de développement), et l’universitaire Kikuo Iwata, son nouveau vice-gouverneur, sont connus pour être des détracteurs notoires de la politique suivie par la BoJ au cours des deux dernières décennies. Ils plaident pour un changement de régime dans la politique de l’institut d’émission japonais. Signalons que Haruhiko Kuroda est un ancien haut responsable au Ministère des Finances sans aucune expérience à la BoJ, ce qui contraste fortement avec les personnalités qui ont dirigé la BoJ au cours des 15 dernières années : Masaru Hayami (1998-03), Toshihiko Fukui (2003-08) et Masaaki Shirakawa (2008-13) avaient tous exercé d’importantes responsabilités à la BoJ. Ces gouverneurs issus de la BoJ n’ont pas réussi à enrayer la déflation durant leur mandat, malgré l’utilisation d’un certain nombre de politiques monétaires non conventionnelles, lesquelles, toutefois, ont atténué les effets néfastes de la crise du secteur bancaire de 1997-2003, ainsi que le choc qui a suivi la faillite de Lehman Brothers en 2008. Plusieurs mesures politiques extraordinaires ont en effet été prises : La politique de taux d’intérêt zéro (ZIRP) décidée par Masaru Hayami en 1999-00. La politique d’assouplissement quantitatif menée par Masaru Hayami et Toshihiko Fukui entre 2001 et 2006, consistant à fixer des objectifs en termes de comptes courants déposés auprès de la BoJ 7 (au départ à 5 000 Mds JPY et finalement à 3035 000 Mds JPY) et à accroître le montant des achats fermes de bons du Trésor japonais (JGB) à long terme (opérations Rimban). L’assouplissement monétaire de grande ampleur effectué par Masaaki Shirakawa entre octobre 2010 et avril 2013 (ex. : programme d’achat d’actifs, qui permet de financer les achats de JGB à long terme ainsi que des actifs à risque tels que des obligations corporates, des trackers et des fonds J-REIT. L’objectif du programme d’achat d’actifs à la fin de l’année a fini par être porté à 101 000 Mds JPY (dont 44 000 Mds JPY pour les JGB à long terme), alors qu’il était de 35 000 Mds JPY (dont 1 500 Mds JPY pour les JGB à long terme) au départ. 7 Les soldes des comptes courants sont les réserves détenues par les établissements financiers auprès de la BoJ. La BoJ ciblait les soldes des comptes courants, dont le montant est égal à la base monétaire diminuée des espèces en circulation (et non pas la base monétaire elle-même, la BoJ estimant qu’il serait difficile de contrôler les mouvements à court terme des espèces en circulation). N° 13/34 – 6 mai 2013 La différence fondamentale entre le nouveau et l’ancien régime de la BoJ est que la nouvelle équipe dirigeante a clairement indiqué que sa priorité était de sortir de la déflation, tandis que les anciens responsables de l’institut d’émission japonais étaient réticents à combattre la déflation. De fait, Haruhiko Kuroda et Kikuo Iwata expriment résolument leur intention de tout mettre en œuvre pour atteindre cet objectif d’inflation de 2 % le plus tôt possible au cours des deux prochaines années. Masaru Hayami, Toshihiko Fukui et Masaaki Shirakawa avaient tous trois fait preuve de réticence à introduire toute forme de politique fondée sur une cible d’inflation. Masaaki Shirakawa a seulement introduit une cible d’inflation (et non pas un « objectif ») de 1 % en octobre 2010, en définissant une fourchette acceptable de 0-2 %, mais sans fixer de date buttoir pour y parvenir. À la demande pressante du Premier ministre Shinzo Abe, Masaaki Shirakawa a fini par accepter un « objectif d’inflation de 2 % » en janvier 2013, mais la tâche d’y parvenir a rapidement été confiée à son successeur deux mois plus tard. Les premières mesures prises par Haruhiko Kuroda attestent d’un « changement de régime » Quelles ont été les premières mesures prises par la nouvelle équipe dirigeante de la BoJ lors de sa toute première réunion de politique monétaire des 3 et 4 avril ? Les marchés s’étaient largement préparés à ce que la BoJ, sous la conduite de Haruhiko Kuroda et de Kikuo Iwata, prenne dès le départ des mesures très accommodantes. Toutefois, le timing et le caractère quantitatif de ces mesures ont largement dépassé nos anticipations et celles des investisseurs. La première surprise réside dans la décision de la nouvelle équipe dirigeante de la BoJ d’intégrer sans hésiter les achats de JGB dans le programme d’achat d’actifs et l’opération Rimban dès la première réunion. Une telle option était généralement réputée très difficile du point de vue à la fois technique et administratif. Ce changement de dispositif visait à simplifier l’ensemble des opérations de rachat de JGB par la BoJ pour améliorer la visibilité des investisseurs sur les intentions des responsables politiques. Parallèlement à l’unification des deux types d’opérations sur les JGB, la BoJ a décidé d’abandonner la « banknote rule » sur ses avoirs 8 en JGB , et d’inclure les JGB à 40 ans parmi les actifs éligibles aux opérations de rachat, ce qui lui permet ainsi d’acheter des obligations sur toutes les maturités, la duration moyenne sur le portefeuille de JGB étant également relevée de 3 à 7 ans. En outre, sur le front quantitatif, la Banque du Japon a également décidé 8 Règle interdisant à la BoJ de détenir plus de JGB à long terme que de monnaie fiduciaire en circulation. Mise en place par la BoJ elle-même en mars 2001, lors du lancement de la première version de l’assouplissement quantitatif menée par Masaru Hayami, la « banknote rule » visait à empêcher la BoJ de monétiser la dette publique. Toutefois, cette règle a cessé de fonctionner dans la mesure où le montant du portefeuille de JGB à long terme de la BoJ dépasse clairement le montant des billets et pièces en circulation détenus par la BoJ à l’heure actuelle. 7 d’augmenter de 50 000 Mds JPY le montant annuel de ses achats de JGB, et de pratiquement doubler le montant mensuel des achats de JGB à 7 500 Mds JPY (contre 3 800 Mds JPY sous M. Shirakawa (programme d’achat d’actifs : 2 000 Mds JPY, Rimban : 1 800 Mds JPY). Par ailleurs, la BoJ a également décidé d’augmenter le montant annuel de ses achats d’actifs à risque (achats d’ETF et de J-REIT augmentés de 1 000 Mds JPY et 30 Mds JPY respectivement, alors que nous attendions une augmentation de seulement 40 Mds JPY au total). La seconde surprise réside dans l’adoption plus rapide que prévu d’un « objectif de base monétaire » par la BoJ. La BoJ compte ainsi désormais augmenter la base monétaire en circulation d’un montant annuel de 60-70 000 Mds JPY, à travers des achats massifs de JGB, tant et si bien que la base monétaire en circulation devrait atteindre 200 000 Mds JPY d'ici à la fin de 2013, et 270 000 Mds JPY à la fin 2014. Si l’on suppose une parité USD / JPY à 95, 270 000 Mds JPY équivalent à 2 840 Mds USD – un montant qui correspond exactement à la base monétaire américaine à la fin février. Par conséquent, la BoJ a effectivement déclaré qu’elle augmenterait son bilan aussi rapidement que celui de la Fed au cours des deux prochaines années. Par ailleurs, la déclaration de politique monétaire précise désormais explicitement que « la Banque du Japon parviendra à un objectif de stabilité des prix de 2 % sur la base du rythme annuel de variation de l’indice des prix à la consommation le plus tôt possible, en se fixant un horizon d’environ deux ans ». Cette annonce a renforcé l’engagement de la BoJ, qui a déclaré explicitement qu’elle « poursuivrait sa politique d’assouplissement quantitatif et qualitatif aussi longtemps que nécessaire pour parvenir à un rythme de hausse des prix stable à 2 % ». On est loin des déclarations vagues de Masaaki Shirakawa qui déclarait vouloir poursuivre cette politique « … aussi longtemps que la banque le jugerait nécessaire ». Après la décision agressive de la BoJ les 3-4 avril, le rendement sur le JGB 10 ans est retombé en dessous de 0,43 %, un point bas historique qui n’avait pas été atteint depuis juin 2003. Néanmoins, nous doutons que ce soit la fin de l’histoire, et l’on ne peut exclure la possibilité que la Banque du Japon ne mette en œuvre des mesures N° 13/34 – 6 mai 2013 supplémentaires d’assouplissement à l’avenir, dans la mesure où le taux de change USD / JPY n’a pas encore atteint le niveau de 100 correspondant à un retour vers la moyenne. À ce niveau, le Japon peut encore utiliser l’excuse que l’évolution observée sur le marché des devises est seulement une correction de la survalorisation de la devise japonaise, d’après notre analyse. Si la BoJ veut encore affaiblir le JPY pour parvenir plus tôt possible à l’objectif de base monétaire de 270 000 Mds JPY, elle pourrait porter le montant mensuel des achats de JGB à 8 000 MdJs PY voire au-delà, contre 7 500 Mds JPY actuellement. Ce faisant, la Banque du Japon pourrait rattraper la Fed. De fait, le montant mensuel des achats de MBS effectués par l’institution d’émission américain s’élève actuellement à 40 Mds USD, en plus des achats mensuels de Treasuries de 45 Mds USD; soit un total mensuel de 85 Mds USD, ce qui équivaut à 8 000 Mds JPY sur la base d’une parité USD / JPY de 95. Il est donc tout à fait possible que la BoJ décide d’augmenter encore davantage le montant de ses achats mensuels de JGB. La nouvelle équipe dirigeante de la BoJ n’hésiterait pas à prendre des mesures « énergiques », mais elle est également très soucieuse de la transparence de sa politique. Plus la politique monétaire est transparente, mieux les marchés financiers pourront comprendre les messages sous-jacents ou les intentions des responsables politiques, ce qui rendrait les prévisions d’inflation plus efficaces. En somme, la nouvelle équipe dirigeante de la BoJ est résolue à : (1) effectuer des achats massifs de JGB, (2) augmenter la base monétaire, (3) utiliser davantage le « mécanisme de transmission de la confiance » et tenter de travailler sur les prévisions d’inflation, (4) favoriser une baisse des taux d’intérêt, une dépréciation de la monnaie, et une hausse du cours des actions, (5) tenter de relancer l’économie et, surtout (6) atteindre l’objectif d’inflation de 2 %. Dans ces conditions, des mesures supplémentaires d’assouplissement monétaire passeraient toujours par un relèvement de l’objectif de base monétaire à travers l’augmentation du montant des achats de JGB. Après tout, le fonctionnement de la politique monétaire deviendrait beaucoup plus simple que par le passé, et l’impact sur les marchés de devises devrait donc être plus immédiat. Dans ce cas, si la BoJ voulait affaiblir le Yen, il lui suffirait de relever l’objectif de base monétaire, et pour ce faire, d’augmenter le montant des achats de JGB. 8 La Banque d’Angleterre Réponse politique : repousser limites du risque sur la crédibilité les Tout comme les autres grandes banques centrales, la Banque d’Angleterre (BoE) a mis en œuvre une série d’instruments non conventionnels tout en maintenant son taux directeur à un point bas historique. Le principal élément de ces mesures non conventionnelles est le programme d'achats d'actifs (« Asset Purchase Facility », APF) mis en place en mars 2009, et qui a atteint 375 Mds GBP en novembre 2012. Comme le montre le graphique ci-après, les achats d’actifs de la BoE depuis 2010 se sont concentrés presque exclusivement sur les achats de bons du Trésor britannique (Gilts), principalement des papiers à moyen et à long terme.9 Aujourd'hui, les achats de Gilts par la BoE représentent environ 24 % du PIB nominal annuel. Ces interventions visent directement à abaisser les taux d’intérêt à long terme dans l’économie, ce qui contribue à un assouplissement des conditions sur les marchés financiers. L’effet des achats de Gilts effectués par la BoE a fonctionné à travers le « canal du rééquilibrage de portefeuille ». En rachetant des Gilts aux établissements privés non bancaires, notamment aux compagnies d’assurance et aux fonds de pension, la BoE augmente leurs avoirs monétaires, qui sont alors placés dans des actifs à risques tels que les obligations corporates et les actions. Ce processus augmente le prix de ces actifs de manière générale, enrichit les investisseurs et réduit les rendements et donc les coûts d’emprunt pour les entreprises et les ménages, ce qui stimule la consommation. Une étude réalisée par la BoE10 a démontré que la première vague d’achats d’actifs (200 Mds GBP au total entre mars 2009 et janvier 2010) avait eu des effets significatifs sur l’économie. Cette étude estimait que l’impact sur l’économie britannique était équivalent à une baisse de 150-300 pb du taux directeur, avec un degré d’incertitude élevé, même dans cette fourchette. Les différentes méthodes d’estimation utilisées par la BoE semblent indiquer que l’assouplissement quantitatif pourrait avoir conduit à une hausse du PIB réel de 1,52,0 % et à une augmentation de l’inflation comprise entre 0,75 et 1,50 point de pourcentage. Au cours de l’année 2012, la BoE a cessé de se concentrer uniquement sur les mesures d’assouplissement quantitatif pour se doter d’autres moyens de renforcer sa politique monétaire et d’accroître son efficacité. Alors que l’activité restait atone depuis presque deux ans malgré une politique monétaire extrêmement accommodante, l’intensification de la crise de la dette de la zone Euro au cours de l’été 2012 a 9 Au départ, l’APF a porté sur des achats d’obligations privées investment grade financés par l’émission de bons du Trésor. À l’époque, il s’agissait seulement d’améliorer l’accès au crédit pour les entreprises en améliorant la liquidité sur certains marchés de capitaux. Toutefois, lorsque le Comité de politique monétaire a décidé de financer les achats d’actifs par la création de réserves de la banque centrale, l’APF a été utilisé à des fins de politique monétaire, et des achats de gilts ont également été introduits. 10 Michael Joyce, Matthew Tong & Robert Woods,” The United Kingdom’s quantitative easing policy: design, operation and impact”, BoE Quarterly Bulletin, 2011 Q3. N° 13/34 – 6 mai 2013 entraîné une hausse du coût de financement des banques. En vue de prévenir un resserrement des conditions de crédit, deux dispositifs ont été mis en place l’année dernière, visant précisément 1) à réduire les coûts de financement des banques et 2) à stimuler les prêts bancaires au secteur privé. Le 20 juin 2012, la BoE a activé l’Extended Collateral Term Repo Facility, lancée au départ en décembre 2011. Il s’agit d’une réserve de liquidité d’urgence conçue pour les cas de « tensions de nature exceptionnelle sur le marché ». Il s’agit d’une allocation mensuelle de lignes de liquidité en GBP d’une maturité de 6 mois et d’un montant bid/offer minimal de 5 Mds GBP. En complément des mesures d’assouplissement quantitatif, et conjointement avec le Trésor, la BoE a lancé en juillet 2012 le Funding for Lending Scheme (FLS). Ce dispositif répond à un problème particulier, à savoir le niveau élevé des coûts de financement des banques lié à l’aggravation de la crise en zone Euro. Si les mesures d’assouplissement quantitatif fonctionnent en contournant le secteur bancaire, le FLS vise à réduire les coûts d’emprunt en passant directement par le secteur bancaire. Le FLS est conçu précisément pour encourager les banques et les sociétés d’épargne logement à prêter davantage aux ménages et aux sociétés privées non financières (PNFC) britanniques – l’économie réelle11. Ce dispositif permet aux banques de se procurer un financement à long terme à des taux inférieurs à ceux du marché en contrepartie d’une gamme élargie de collatéraux. À cet égard, ce dispositif est analogue à l’opération de refinancement à long terme (LTRO) de la BCE, avec toutefois une différence essentielle, à savoir son caractère conditionnel. Ce dispositif est lié au montant des prêts accordés par les banques aux entreprises. Il répond donc explicitement à l’objectif d’empêcher les banques à réduire leur octroi de prêts. Les effets bénéfiques du FLS ont commencé à se faire ressentir dans les conditions de crédit, y compris des baisses des taux sur les prêts. Les taux sur les financements à plus long terme des banques britanniques – pour les activités de banque de détail et de banque d’investissement – ont beaucoup diminué depuis l’annonce du FLS. L’offre de prêts hypothécaires a commencé à s’améliorer de manière significative au second semestre 2012 et l’accès global au crédit pour le secteur privé s’est beaucoup amélioré depuis le quatrième trimestre 2012. Toutefois, compte tenu de l’effet de retard qui prévaut dans le mécanisme de transmission, l’impact du FLS ne sera pas visible immédiatement dans les encours nets. L’activité de prêt des banques en faveur de l’économie réelle continue de stagner et l’on observe des écarts immenses d’un secteur à l’autre : croissance légèrement positive des encours de prêts aux ménages et poursuite de la contraction des prêts aux entreprises. Plusieurs facteurs pourraient continuer à limiter l’efficacité du FLS, 11 Au minimum, une banque peut emprunter un montant initial pouvant atteindre jusqu'à 5 % du montant des prêts déjà octroyés (en juin 2012) à l’économie réelle. En outre, les banques ont la possibilité d’emprunter un financement supplémentaire d’un montant égal à l’encours net positif qu’elles auraient accordé pendant la période de 18 mois comprise entre le 30 juin 2012 et le 31 décembre 2013. 9 à savoir la faible demande de crédit des entreprises et des ménages britanniques dans un contexte d’incertitude économique, et la nécessité pour certains établissements de reconstituer leur bilan. APF : stock d’actifs détenu par la BoE (depuis le début du processus d’assouplissement quantitatif) 400 350 GBP bn GBP bn 2.5 2 300 250 1.5 200 150 100 1 50 0 Feb-09 Aug-09 Feb-10 Aug-10 Feb-11 Aug-11 Feb-12 Aug-12 Feb-13 gilts commercial paper (RHS) 0.5 0 corporate bonds (RHS) Source : Banque d’Angleterre, Crédit Agricole CIB Croissance des prêts au secteur privé non financier % YoY 20 15 10 5 0 -5 00 01 02 03 04 05 Households 06 07 PNFC 08 09 10 11 FLS measure of lending 12 13 Source : Banque d’Angleterre, Crédit Agricole CIB A-t-on assisté à un changement de régime dans la politique monétaire de la Banque d’Angleterre ? La politique monétaire britannique opère dans un cadre flexible fondé sur une cible d’inflation depuis 1992. Toutefois, l’indice retenu pour l’objectif et les seuils a évolué au fil du temps. Entre 1992 et 1997, l’objectif était 2 % au maximum à long terme pour l’indice des prix de détail hors intérêts hypothécaires (RPIX), mais jusqu’à la fin de la législature, « l’inflation sous-jacente devait être maintenue dans une fourchette cible de 1-4 % ». Le Bank of England Act de 1998 a donné au comité de politique monétaire l’indépendance opérationnelle sur la politique monétaire. Au départ, l’inflation devait être maintenue autour de 2,5 % telle que mesurée par l’indice des prix de détail RPIX. En décembre 2003, cet objectif a été ramené à 2,0 % tel que mesuré par l’indice des prix à la consommation IPC. La BoE a souvent mis en jeu la crédibilité de son engagement à la stabilité des prix. Depuis le début du programme d’assouplissement quantitatif en mars 2009, l’inflation de l’IPC est restée constamment au-dessus de l’objectif de 2 % sauf au second semestre 2009. L’inflation a atteint un point haut de 5,2 % en septembre 2011, mais cela n’a pas empêché la BoE d’annoncer immédiatement N° 13/34 – 6 mai 2013 une nouvelle vague d’achats d’actifs pour 75 Mds GBP. La Banque d’Angleterre a souligné que le dépassement de l’objectif d’inflation était dû à des facteurs ponctuels (prix réglementés et administrés, hausse du taux de TVA, prix de l’énergie, dépréciation de la GBP), ce qui lui avait permis de ne pas réagir face à la « rigidité » à la baisse de l’inflation, jugée comme temporaire. La BoE s’est donc implicitement focalisée sur l’inflation sous-jacente générée par les facteurs domestiques. Le taux de chômage élevé, la stagnation des salaires, la faiblesse de la productivité, les capacités non utilisées qui transparaissent dans les enquêtes de conjoncture, tous ces éléments suggèrent l’existence de capacités de production inemployées importantes dans l’économie, qui devraient continuer à exercer une pression à la baisse sur l’inflation. D’après la BoE, ces facteurs devraient déclencher une baisse de l’inflation vers son objectif à moyen terme, « le redressement graduel de la productivité atténuant la croissance des coûts unitaires domestiques tandis que les pressions externes sur les prix diminueront progressivement ». Dans le Budget 2013, après avoir étudié des approches alternatives, le gouvernement a affirmé le caractère flexible de la cible d’inflation dans le mandat du comité de politique monétaire, tout en maintenant l’engagement à la stabilité des prix à moyen terme au cœur de la mission de la BoE. L’objectif d’inflation de 10 2 %, tel que mesuré par le glissement annuel de l’indice des prix à la consommation IPC, a été réaffirmé. Cet objectif est jugé essentiel à l’ancrage des prévisions d’inflation. « L’objectif d’inflation revêt un caractère prospectif afin de veiller à ce que les prévisions d’inflation soient bien ancrées à moyen terme. » Le nouveau mandat de la BoE est donc conforme aux statuts en vigueur depuis 1998 : maintenir la stabilité des prix et, à cette condition, soutenir la politique économique du gouvernement. La politique monétaire fait ainsi partie intégrante de la stratégie économique du gouvernement, de même que la réduction du déficit, la réforme du système financier et les réformes structurelles. Le mandat de la BoE, même s’il donne toujours la priorité à la stabilité des prix, autorise une approche équilibrée entre cible d’inflation et volatilité de l’activité. Ce nouveau mandat reconnaît toujours que l’inflation peut s’éloigner de l’objectif sous l’effet de chocs et de perturbations. Ceci reflète les arbitrages à court terme nécessaires entre inflation et volatilité de l’activité. Dans ces situations, le comité de politique monétaire est autorisé à laisser l’inflation s’écarter de manière temporaire de l’objectif afin d’éviter une volatilité indésirable de l’activité. Le mandat précise clairement que « dans des circonstances exceptionnelles, en cas de chocs particulièrement importants ayant des effets durables, le comité de politique monétaire risque de devoir effectuer des arbitrages plus significatifs entre la vitesse de convergence du taux d’inflation vers la cible et l’importance à accorder à la variabilité de l’activité ». Désormais, la BoE devra fournir une explication plus détaillée des arbitrages qu’elle aura dû effectuer pour définir sa politique monétaire. Politiques futures : la BoE cherche l’inspiration chez les autres Banques centrales La Banque d’Angleterre a passé en revue toute la panoplie d’instruments de politique monétaire possibles, autres que les achats de Gilts, pouvant être mis en œuvre si une nouvelle relance s’avérait nécessaire. Ces instruments comprennent les achats d’autres actifs, la réduction du taux directeur et la modification du taux marginal de rémunération des réserves bancaires auprès de la BoE. La BoE a toutefois jugé que toutes ces options comportaient des inconvénients. L’APF reste l’outil préféré du comité de politique monétaire car il permet efficacement d’abaisser les taux d’intérêt et de soutenir le cours des actifs. Toutefois, dans le contexte actuel, l’APF est jugé insuffisant pour améliorer les perspectives de croissance. Le comité de politique monétaire a exprimé ses craintes que le processus de désendettement des acteurs économiques et le niveau élevé d’incertitude ne réduisent l’effet des achats d’actifs sur l’économie réelle. De nouvelles mesures sont nécessaires pour dynamiser l’activité de crédit dans N° 13/34 – 6 mai 2013 l’économie britannique, notamment de la part des prêteurs non bancaires. Au-delà de l’APF qui, d’après le gouvernement restera en place pendant l’année fiscale 2013/14, et le FLS, qui sera prolongé et modifié, pour soutenir les prêts aux PME, d’autres instruments non conventionnels pourraient être mis en œuvre pour soutenir l’économie britannique à l’avenir, « notamment certains de ceux qui ont été déployés par les autres banques centrales ces dernières années ». La BoE pourrait utiliser un nouveau style de communication en vue de gérer les anticipations sur la politique monétaire future. En l’occurrence, la BoE pourrait recourir à une forward guidance explicite comportant des seuils intermédiaires – « engagements politiques évoluant en fonction des développements économiques futurs » – en vue d’influencer les anticipations des marchés et partant, d’atteindre plus efficacement ses objectifs. Il semble qu’il s’agirait d’engagements politiques basés sur des seuils numériques, et non pas sur une forward guidance fondée sur un horizon de temps (ou sur des dates futures). En tout état de cause, il s’agit largement d’un outil de communication et non pas d’un nouvel instrument non conventionnel. Quant aux seuils intermédiaires, de quels indicateurs s’agirait-il ? Le gouvernement ne les a pas mentionnés explicitement. Selon nous, la BoE pourrait recourir, outre le taux d’inflation, à un (ou plusieurs) indicateurs clés de capacités non utilisées dans l’économie, tels que le taux de chômage par exemple. L’utilisation d’indicateurs tels que l’output gap, la croissance réelle ou nominale du PIB pourrait également être envisagée, mais cela nous paraît moins probable en raison des inconvénients qu’ils comportent qui pourraient rendre leur utilisation difficile en pratique. Ces indicateurs sont disponibles uniquement sur une base trimestrielle et, dans le cas de l’output gap, assez difficiles à estimer de manière précise. En ce qui concerne le taux de chômage, le « paradoxe de productivité » britannique (faiblesse marquée et durable de la productivité malgré la hausse du taux de chômage au sens de l’OIT) semble indiquer que l’érosion des capacités d’offre dans l’économie risque d’être définitive. Dans ce cas, le taux de chômage cesserait d’être un indicateur fiable des capacités inemployées dans l’économie dans la mesure où il pourrait conduire à sous-estimer les pressions inflationnistes domestiques. C’est peut-être la raison pour laquelle le comité de politique monétaire pourrait hésiter à adopter le taux de chômage comme variable clé pour ses seuils intermédiaires. Il faudra attendre le mois d’août où la BoE, à la demande du gouvernement, fournira une opinion sur les mérites de l’approche en général et des seuils intermédiaires dans son Rapport trimestriel sur l’inflation. 11 La Banque centrale européenne : est-elle si différente ? Une Banque centrale innovante en dépit de contraintes institutionnelles La réponse apportée par la BCE à la grande crise financière se distingue de celle des autres banques centrales, même si son bilan a augmenté dans les mêmes proportions que celui de la Réserve fédérale américaine au cours des dernières années. Cette hausse est toutefois liée, dans une large mesure, à la demande de liquidité des banques entraînant un accroissement de la taille des opérations d’openmarket, plutôt qu’à des programmes de rachats fermes d’actifs. En l’absence de risques majeurs de déflation, la BCE est réticente à acheter des titres de dette publique en grande quantité, craignant qu’une violation flagrante des termes de son mandat ne compromette sa crédibilité. De façon générale, la BCE est souvent perçue comme une banque centrale extrêmement prudente, sinon « behind the curve », i.e. avec un temps de retard par rapport aux autres. Cette prudence apparente de la part de la BCE tient à trois raisons principales. Premièrement, la BCE est contrainte par les dispositions du Traité et tout particulièrement celles relative à son mandat unique, à savoir le maintien de la stabilité des prix à moyen terme et à l’interdiction de financer les déficits publics12. Ces dispositions étaient destinées à prévenir et à corriger les mauvaises incitations budgétaires et à empêcher que des redistributions fiscales aient lieu par des voies détournées dans une zone monétaire imparfaite. Si la BCE peut toujours décider de mettre en œuvre un programme d’assouplissement quantitatif classique comme le prônent certains, cela impliquerait une ventilation des achats d’actifs entre les pays de la zone euro en fonction de la participation de chacun d’entre eux au capital de la BCE, elle-même proportionnelle à la taille de chaque économie. Autrement dit, l’Allemagne et la France seraient les principaux pays à en bénéficier alors que leurs taux souverains se situent à des plus bas historiques. La zone euro a d’ores et déjà transformé ce cadre institutionnel avec le programme OMT (Outright Monetary Transactions) qui peut constituer une bonne alternative à des options plus radicales comme la mutualisation totale des dettes. L’union bancaire et, à terme, la « Fourfold Union » ont pour objectif d’empêcher l’aggravation des déséquilibres macrofinanciers, en vue d’améliorer les canaux de transmission de la politique monétaire et de permettre à la BCE d’envisager de nouvelles mesures de soutien. En particulier, l’obligation faite par l’OMT de mettre en place un programme (allégé) via le Mécanisme Européen de Stabilité (MES) et une supervision renforcée suggère que la BCE n’entend pas prendre le risque de détériorer son bilan en soutenant un pays dont la dette peut être insoutenable. Quoi qu’il en soit, la BCE reste fermement 12 Les principaux articles du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne sont les articles 123 (interdiction du financement monétaire) et 125 (« clause de nonrenflouement »). Les articles 127 et suivants décrivent le mandat de la BCE et notamment son objectif principal, à savoir le maintien de la stabilité des prix et, sans préjudice de cet objectif, la promotion de la croissance et de l’emploi dans la zone euro. N° 13/34 – 6 mai 2013 engagée à maintenir la stabilité des prix et à limiter les éventuels effets de redistribution de ses politiques. La deuxième raison pour laquelle la BCE a toujours hésité à envisager des mesures plus radicales, à l’image d’un programme d’achats d’actifs à grande échelle (Large-Scale Asset Purchases ou LSAP), est liée à la structure des économies (hétérogènes) de la zone euro. Les prêts bancaires représentent la majeure partie du financement du secteur privé, pour environ 70 % 13 du financement externe des sociétés non financières quand ils n’en représentent que 20% aux Etats-Unis. On comprend dès lors pourquoi la BCE a toujours fait de l’aide directe et indirecte aux banques sa priorité. L’introduction, à la fin 2008, des procédures d’appels d’offres illimitées et à taux fixe,,toujours en place aujourd’hui, a constitué à cet égard une véritable force de frappe pour la BCE visant à assurer une liquidité bancaire en dernier ressort et éviter un « Lehman » européen. Dans une certaine mesure, les opérations de refinancement à long terme (LTRO) (à 6 mois tout d’abord, puis à 12 mois et, enfin, à 3 ans à la fin de l’année 2011) et l’assouplissement des règles d’utilisation des collatéraux s’inscrivent dans le prolongement des mesures de soutien mises en place en 2008, l’objectif étant d’améliorer l’efficacité de la politique monétaire tout en s’assurant que toutes les banques des pays de la périphérie aient accès à une liquidité bon marché, y compris, parfois, par le biais des mécanismes d’urgence. La dépendance plus marquée de la zone euro à l’égard du financement bancaire laisse également penser que les baisses de taux directeurs peuvent avoir un impact positif, malgré la fragmentation financière et les dysfonctionnements des canaux de transmission de la politique monétaire. Outre le statut de prêteur en dernier ressort de la BCE (pour les banques), les appels d’offres illimités ont probablement contribué à éviter un processus de désendettement désordonné du secteur privé (principalement financier) ainsi qu’une crise du crédit plus grave encore dans les pays de la périphérie. Dans 14 une étude récente, Cour-Thimann et Winkler montrent en quoi les mesures non conventionnelles adoptées par la BCE n’ont pas été motivées par les mêmes raisons que les programmes d’assouplissement quantitatif (QE), en basant leur analyse sur une approche par les flux de financement. Dans ce cadre, les achats fermes de titres et les mesures de soutien à la liquidité avec élargissement des collatéraux peuvent être considérés comme des réponses aux pressions liées au désendettement sectoriel et à la désintermédiation, la BCE agissant comme « un intermédiaire en dernier ressort » en cas de 13 Cette différence structurelle entre les deux économies s’est aussi accentuée sous l’effet de conditions de crédit favorables et de l’innovation financière, dont le développement de la titrisation et des prêts syndiqués ; voir http://www.ecb.int/press/key/date/2012/html/sp120720_1_slides .en.pdf?d07d76a72624c70b15fa8c55010bd20c et http://www.ecb.int/pub/pdf/mobu/mb200904en.pdf. 14 Cour-Thimann. P. and Winkler, B. (2013), “The ECB’s nonstandard monetary policy measures: the role of institutional factors and financial structure”, Oxford Review of Economic Policy. 12 dysfonctionnement des canaux de transmission traditionnels de la politique monétaire. L’analyse des auteurs montre que les opérations de refinancement à 3 ans (LTRO) en particulier ont constitué un filet de sécurité pour l’économie permettant une évolution progressive et non brutale de la taille et de la composition des bilans privés. Enfin, la prudence apparente de la BCE s’explique aussi par un troisième facteur : le risque d’aléa moral. La BCE estime depuis longtemps que la crise actuelle a pour origine les lacunes institutionnelles de l’UEM – notamment un cadre de supervision trop laxiste pour éviter (ex ante) et corriger (ex post) les déséquilibres macroéconomiques et budgétaires en dépit du Pacte de stabilité et de croissance. Rien d’étonnant dès lors à ce que la BCE ait toujours veillé pendant la crise à maintenir les incitations nécessaires pour encourager tous les acteurs, publics et privés, à poursuivre les réformes institutionnelles et structurelles ainsi que les ajustements de bilan. La conditionnalité du programme OMT ne répond qu’en partie à ces craintes, et la flexibilité grandissante à l’égard des objectifs budgétaires – sinon leur contestation pure et simple par certains pays périphériques – n’est pas près de dissiper les inquiétudes de la BCE. Au final, la principale raison pour laquelle la BCE a décidé de lancer le programme OMT n’est autre que le risque grandissant de « redénomination » (soit, en clair, d’éclatement de l’UEM) – une menace reléguant au second plan le risque d’aléa moral. De plus, le risque d’aléa moral n’a pas empêché par le passé la BCE de fournir un soutien adapté et il ne devrait pas davantage lui interdire d’introduire de nouvelles mesures à l’avenir, si besoin. Comme nous le soutenions récemment, la solution pourrait consister pour la BCE à assouplir encore sa politique monétaire tout en fixant un nouveau cap et une nouvelle dynamique. Ainsi pourrait-elle (re)lancer l’idée des « contrats de réforme » afin de déplacer le curseur, des programmes d’austérité vers les réformes structurelles (et, partant, vers une croissance potentielle) et de prendre de nouvelles initiatives en faveur de la croissance, de l’emploi et des transferts vers la périphérie qui soient plus acceptables pour les pays du Nord. En l’état actuel, nous sommes encore loin des mesures de soutien dont l’Europe a besoin pour combattre le chômage de masse des jeunes, en particulier. En résumé, la BCE a réagi différemment aux tensions financières parce qu’elle a privilégié la restauration des canaux de transmission de la politique monétaire dans une économie hétérogène et financée par le secteur bancaire, au lieu de court-circuiter ce secteur et de racheter directement des actifs financiers. L’expérience montre que les contraintes juridiques peuvent être dépassées dans certaines « circonstances exceptionnelles » tout en préservant autant que possible la cohésion et la crédibilité du Conseil des gouverneurs. Etant donné que la fragmentation financière perturbe encore beaucoup les mécanismes de transmission monétaire, que le chômage ne cesse d’augmenter et la grogne sociale de monter face aux plans d’austérité et à la monnaie unique en général, il y a de grandes chances que la BCE reste soumise à de fortes pressions, à tort ou à raison, en tant que seule institution crédible capable de limiter la contagion. Que fera-t-elle si des événements comme à Chypre, en N° 13/34 – 6 mai 2013 Italie, en Espagne, au Portugal ou en Grèce nécessitent un nouvel assouplissement monétaire ? Que reste-t-il dans la boîte à outils de la BCE (au cas où…) ? L’option la plus naturelle consisterait à activer les mécanismes existants. Le programme OMT reste ouvert à tous les Etats qui en feraient la demande, et les conditions sur lesquelles il repose sont relativement bien connues. Il convient de demander en premier lieu une ligne de crédit via le MES, la conditionnalité étant liée à la fois à des mesures quantitatives d’assainissement budgétaire (similaires aux programmes « allégés » de la Troïka) et à la supervision étroite des réformes structurelles par la Commission européenne, en particulier. Certes, la BCE pourrait faciliter l’accès au programme OMT en faisant des commentaires positifs sur les réformes engagées par le pays concerné. En situation d’extrême urgence, si l’Etat membre n’avait pas suffisamment de temps pour lancer la procédure de demande officielle, la BCE pourrait même réactiver le programme de rachat de titres souverains (Securities Market Programme ou SMP) qui remonte à 2010-2011, pour une transition en douceur vers un nouveau régime, en cas de nouveaux risques avérés pour la stabilité de la zone euro. Par ailleurs, sa position quelque peu ambivalente à l’égard de l’Irlande et du Portugal peut s’expliquer par des préoccupations liées à l’aléa moral dans un contexte de fragilité politique en Italie, en Espagne ou à Chypre. Au-delà des pays sous programme, la position très ferme des pays du « cœur » et de la BCE sur une stricte conditionnalité laisse penser que la mise en œuvre du programme OMT va rester une question sensible sur le plan politique, surtout après l’accord conclu sur Chypre, les craintes liées à une implication (bail-in) du secteur privé s’étant renforcées. Par ailleurs, le ralentissement économique pourrait également justifier à lui seul une intervention de la BCE. Certes, la marge de manœuvre en termes d’assouplissement conventionnel semble désormais limitée, mais la BCE pourrait encore baisser son principal taux directeur. La baisse du taux « Refi » à un niveau proche de la borne zéro aurait un impact sur les anticipations du marché via un effet « taux bas pour longtemps ». La BCE pourrait essayer d’accroître cet effet en tenant un discours plus accommodant, dans la même veine qu’en avril, s’engageant implicitement à maintenir des conditions de taux bas et de liquidité abondante « aussi longtemps que nécessaire ». Elle pourrait même le faire pour un horizon de temps correspondant à l’objectif de stabilité des prix. En pratique, la BCE pourrait par exemple laisser entendre qu’elle pourrait tolérer un dépassement temporaire de l’objectif d’inflation, le cas échéant, pendant la reprise, une position totalement opposée à l’approche longtemps préconisée par l’ancien Président Trichet depuis 2005, et de nouveau pendant la Grande récession. M. Draghi y a fait également allusion tout en faisant preuve d’une plus grande souplesse. Outre une action (limitée) sur les taux d’intérêt, la BCE peut également agir sur d’autres points, et de ce point de vue le Traité n’est pas selon nous un obstacle insurmontable en cas de risques de fragmentation. Tout d’abord, la question d’un taux de 13 dépôt négatif a fait l’objet de nombreux débats. La BCE ne semble pas prête à faire un tel saut en territoire inconnu, qui pourrait avoir des conséquences préjudiciables pour les banques dans une période déjà difficile. Certes, l’option des taux négatifs pourrait faire son chemin en cas d’augmentation notable des risques de déflation. La BCE pourrait toujours ensuite durcir le ton. La menace de taux négatifs, que la BCE a déjà utilisée dans le passé, pourrait de nouveau avoir sa place dans la boîte à outils de la communication. Par ailleurs, Peter Praet, membre du Conseil exécutif a évoqué la possibilité pour la BCE d’avoir recours à une forme de guidage plus explicites des anticipations de taux, voire d’évoquer un relèvement éventuel de l’objectif d’inflation. Aucune de ces mesures n’a, selon nous, de fortes chances d’être sérieusement examinée par le Conseil des gouverneurs, sauf choc déflationniste majeur. P. Praet n’en a pas moins établi un parallèle entre ce type de « forward guidance » et certaines mesures de la BCE en faveur de la liquidité, dont les appels d’offres à très long terme qui ont contribué à faire baisser les taux et les primes de risque sur l’ensemble de la courbe des taux « sans avoir à s’engager sur l’orientation future de la politique monétaire pour piloter les anticipations ». Enfin, si des pressions financières venaient à persister, l’une des solutions les plus simples pour la BCE serait probablement de lancer une nouvelle série d’opérations de refinancement à plus long terme (LTRO), potentiellement sur des maturités plus longues pouvant aller jusqu’à 5 ans et avec un nouvel assouplissement des collatéraux. Des achats d’actifs supplémentaires ne peuvent pas être exclus non plus. Après tout, la BCE a déjà mis en œuvre des plans de rachat de titres de dette publique (dans le cadre du programme SMP) et de dette privée (au travers de deux programmes visant les covered bonds). D’autres titres de dette privée pourraient être visés dans le cadre d’une nouvelle opération destinée à contourner le secteur bancaire. Cependant, dans l’ensemble, la BCE reste sceptique sur l’impact des achats directs d’actifs. Des interventions à grande échelle se heurteraient probablement à une vive opposition de la part du Conseil des gouverneurs. Pour le moment, la BCE a exprimé son intention de concentrer ses efforts sur la restauration des canaux de transmission de la politique monétaire au profit des PME, qui sont confrontées à un alourdissement des coûts d’emprunt, en particulier dans les pays de la périphérie. La BCE a insisté à plusieurs reprises sur l’importance des PME pour la structure de financement et le marché du travail de la zone euro. Dans ce contexte, la question qui se pose est la suivante : la BCE est-elle prête à prendre davantage de risques et, si c’est le cas, cela sera-t-il suffisant ? Le programme de financement de la Banque d’Angleterre (Funding for Lending Scheme ou FLS) est souvent cité en exemple pour illustrer ce que la BCE N° 13/34 – 6 mai 2013 devrait faire – fournir des liquidité bon marché conditionnées au financement de prêts aux PME. La BCE pourrait ainsi laisser les taux d’intérêt varier en fonction de l’offre de crédit, mais elle pourrait également procéder à un ajustement du collatéral utilisé par les banques (créances privées), via un assouplissement des décotes et des seuils de notations retenus. Cependant, une version harmonisée du FLS serait difficile à mettre en place pour les 17 Etats membres tant les pratiques réglementaires et les différences structurelles sont grandes entre secteurs bancaires nationaux. Les mesures prises en décembre 2011 en termes de gestion décentralisée des règles de collatéral, notamment l’acceptation de créances privées au niveau national, n’ont pas été complètement mises en œuvre par tous les Etats membres principalement en raison de ressources d’évaluation du risque inégalement répartis dans les 17 pays membres de l’UEM. En pratique, la BCE pourrait prendre d’autres mesures pour faciliter l’utilisation par les banques de titres adossés à des actifs (asset-backed securities ou ABS) avec pour sousjacent de nouveaux prêts aux PME, pour encourager le développement d’un marché de taille relativement réduite en Europe. Cela pourrait représenter une première étape acceptable d’un point de vue politique. Peter Praet fait remarquer dans une autre intervention qu’une « réouverture du marché des ABS pourrait être l’un des moyens d’améliorer les conditions de financement des PME » ajoutant que l’Initiative concernant les prêts sous-jacents aux titres adossés à des actifs récemment lancée par l’Eurosystème va améliorer la transparence et l’évaluation des risques afférents aux ABS, à la fois pour les titres adossés à des créances hypothécaires résidentielles et les prêts aux PME. La BCE pourrait ainsi décider d’accroître le degré de « décentralisation » de la politique monétaire en accordant aux banques centrales nationales une plus grande marge de manœuvre concernant les titres admis en garantie. Cela permettrait de surmonter les obstacles imposés par le Traité et d’induire une sorte de « renationalisation » de la politique monétaire même si la politique en matière de garanties et la gestion du mécanisme ELA (Emergency Liquidity Assistance ou soutien exceptionnel à la liquidité bancaire) impliquent d’ores et déjà une telle dimension nationale. La BEI – une contrepartie de la BCE – devrait également être partie prenante à tout programme général visant à soutenir les PME et l’investissement public. Enfin, solution de dernier recours, la BCE pourrait envisager des achats directs d’ABS ou autres créances titrisées du secteur privé, nonobstant le risque de crédit correspondant. Plusieurs membres du Conseil des gouverneurs ont déjà fait part de leur réticence à prendre un tel risque. Toutefois, en cas de d’aggravation du credit crunch dans la périphérie, ce serait là une solution radicale que la BCE pourrait bien être contrainte d’envisager. 14 Le principal défi pour la BCE consiste à restaurer les canaux de transmission de la politique monétaire : taux d’intérêt sur les prêts conventionnels aux PME (jusqu’à 1 M EUR et à échéance 5 ans) % 7.0 6.0 5.0 4.0 12M Euribor 3.0 2.0 Refi rate 1.0 0.0 03 04 05 06 Germany 07 08 Spain 09 10 11 France 12 13 Italy Source : BCE, Crédit Agricole CIB Conclusion Les outils de politique monétaire et l’ampleur de la réponse des grandes banques centrales à la crise reflètent les différences au niveau des institutions et des structures économiques entre les différents pays. Les réponses politiques ont évolué au point qu’on peut désormais parler de nouveaux régimes dans la politique des banques centrales. Ces nouveaux outils font apparaître de nouveaux risques et nécessitent une meilleure communication de la part des banquiers centraux pour garantir l’efficacité de leurs politiques et la crédibilité des institutions. L’abaissement simultané des taux directeurs jusqu'à des niveaux historiquement bas, conjugué à l’adoption d’un guidage plus explicite des anticipations et à d’autres mesures d’assouplissement monétaire auront un impact sur les marchés de taux et les marchés de change. Ces politiques entraînent une baisse des taux et un aplatissement des courbes de taux spot et à terme. À plus long terme, toutefois, la baisse ex ante des primes de terme semble indiquer que, lorsque les anticipations monétaires se retourneront, une correction brutale des rendements pourrait se produire sur les parties intermédiaire et longue de la courbe. Les variations de change refléteront l’ampleur et la détermination des politiques monétaires mises en œuvre ainsi que par la performance relative de ces économies sous l’effet de ces politiques. Compte tenu de notre analyse de ces deux facteurs, l’euro présente un potentiel d’appréciation limité à court terme. De même, une appréciation significative de la GBP paraît peu probable. En revanche, le JPY devrait se déprécier davantage par rapport à l’USD en réponse aux mesures toujours plus radicales mises en œuvre par la Banque du Japon. Crédit Agricole S.A. — Études Économiques Groupe 12 place des États-Unis – 92127 Montrouge Cedex Directeur de la Publication : Isabelle Job-Bazille Secrétariat de rédaction : Fabienne Pesty Contact: [email protected] Consultez les Études Économiques et abonnez-vous gratuitement à nos publications sur : Internet : http://etudes-economiques.credit-agricole.com iPad : application Etudes ECO disponible sur l’App store Cette publication reflète l’opinion de Crédit Agricole S.A. à la date de sa publication, sauf mention contraire (contributeurs extérieurs). Cette opinion est susceptible d’être modifiée à tout moment sans notification. Elle est réalisée à titre purement informatif. Ni l’information contenue, ni les analyses qui y sont exprimées ne constituent en aucune façon une offre de vente ou une sollicitation commerciale et ne sauraient engager la responsabilité du Crédit Agricole S.A. ou de l’une de ses filiales ou d’une Caisse Régionale. 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