LES LITTÉRAIRES

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LES LITTÉRAIRES
LES LITTÉRAIRES
Marc LESAGE
sous la direction de Pierre GIRARD
Année 2009/2010
Portraits-mosaïque
L’identité méridionale dans les récits de voyage
d’auteurs d’Italie du Nord au XXe siècle
Catégorie Italien
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Ecole Normale Supérieure de Lyon
Mémoire de Master 2 – Etudes italiennes
Portraits-mosaïque. L’identité méridionale dans les récits de voyage
d’auteurs d’Italie du Nord au XXe siècle
Marc LESAGE
sous la direction de Pierre GIRARD
Année 2009/2010
1
REMERCIEMENTS
Je tiens dans ces quelques lignes à remercier toutes les personnes qui m’ont apporté leur soutien,
à commencer par mon directeur de mémoire, M. Pierre Girard, dont les conseils et les remarques m’ont
toujours été particulièrement utiles ; je lui exprime également ma profonde gratitude pour sa
disponibilité, d’un bout à l’autre de l’année. C’est aussi de tout cœur que j’adresse de chaleureux
remerciements à M. Jean-Claude Zancarini, mon professeur de l’ENS.
Parmi toutes les personnes m’ayant soutenu ces derniers mois, je tiens tout spécialement à
remercier Caroline Laurent, pour sa patience et son esprit critique, mais également mon père, Jean-Pierre
Lesage, pour son énergie et tous ses conseils.
Je dédie ce mémoire à ma grand-mère, Marina Pizzinato, et à ma mère, Catherine Lesage, mon
modèle de courage.
En couverture : Nicolas de Staël, Agrigente (1953).
2
INTRODUCTION
Quand le Royaume d'Italie voit le jour, en 1861, après plusieurs années de guerres
d'indépendance contre l'Empire autrichien et ses alliés, la jeune monarchie voit ses frontières s'étendre à
un territoire presque inconnu jusqu'alors. De son côté, la dynastie des Bourbons ne peut que constater la
disparition de ce qui fut le Royaume des Deux-Siciles1. L'implosion de l'État bourbonien suite aux
campagnes militaires qui menèrent à la capitulation de son dirigeant, François II, fait alors naître de
nouvelles provinces, des montagnes des Abruzzes à la Sicile insulaire2, qui unissent leur destin à celui du
jeune royaume italien conduit par Victor-Emmanuel II. Mais le Royaume des Deux-Siciles a beau avoir
disparu politiquement3, ses frontières semblent néanmoins laisser une trace profonde sur le sol italien. Le
long de la ligne qui séparait le territoire des États pontificaux et celui de la monarchie des Bourbons va
naître une nouvelle démarcation, peut-être encore plus profonde, celle du Nord et du Sud.
L’Italie du Sud, telle que nous l'appelons communément aujourd'hui, a d’une certaine manière
épousé - si ce n’est calqué - géographiquement les limites d'une entité historique particulière. Mais audelà de ce phénomène, il est surtout possible de remarquer combien la distinction qui a été instaurée
entre ces deux parties de la péninsule italienne fut liée à la constatation d’une réalité précise, du reste mise
en relief dès les premières années de vie de l’Italie en tant qu’état unifié. Le Sud de l’Italie est pour ainsi
dire né de l’émergence de profondes disparités économiques et sociales vis-à-vis des régions
septentrionales du pays, notamment du Piémont, en cours d’industrialisation à l’heure des Guerres
d’Indépendance de l’Italie. De nombreuses études historiques ont montré la nécessité d’apprécier de
façon objective la part de développement industriel et économique de l’Italie du Sud sous le règne des
Bourbons4 ; en revanche, il convient de noter que ce développement ne fut pas généralisé à tous les
1
Né de la réunion du Royaume de Naples et du Royaume de Sicile, le Royaume des Deux-Siciles fut gouverné par la dynastie des
Bourbons pendant près de 130 ans (exception faite des années 1806-1815, où le royaume fut dirigé par Joseph Bonaparte puis par
Joachim Murat ; c‟est d‟ailleurs en 1816, suite au Congrès de Vienne, que cet état prend son appellation de Royaume des Deux-Siciles),
depuis l‟avènement au trône de Charles VII, en 1734, jusqu‟à la capitulation de François II après le siège de Gaète, en 1861.
2
Rappelons-les pour mémoire : Abruzzes, Molise, Campanie, Basilicate, Pouilles, Calabre, auxquelles s‟ajoutent les deux îles :
Sardaigne (qui faisait toutefois partie du territoire du Royaume de Piémont-Sardaigne) et Sicile.
3
La transformation institutionnelle est assez importante pour être signalée : on passe d‟un « stato autonomo » à celui d‟un « insieme di
province » (Piero Bevilacqua, Breve storia dell’Italia meridionale. Dall’Ottocento a oggi, Rome, Donzelli, 1993 [2005], p. 61).
L‟autonomie devient une mise sous tutelle : le sort de l‟Italie méridionale est désormais entre les mains d‟un État national, de plus
grande ampleur.
4
La période historique pré-unitaire est illustrée dans le Mezzogiorno par un « aumento costante e ininterrotto nel corso del tempo di
popolazione e ricchezza » (ibid., p. 32). Le processus d‟urbanisation, malgré sa vitesse réduite a tout de même lieu : Naples est l‟une
des villes les plus peuplées d‟Europe au début du XIX e siècle. En marge des centres urbains, de nombreux territoires nécessitent de la
part du gouvernement bourbon d‟importantes opérations de réhabilitation, de bonifica. Dans le même temps, le régime monarchique
tâche de donner à l‟Italie du Sud les infrastructures nécessaires pour favoriser son ancrage dans la modernité : 4500 km de route sont
construits entre 1815 et 1860, la première ligne de chemin de fer est ouverte en 1839, de Naples à Portinico. L‟industrie mécanique et
métallurgique commence à se développer, en dépit du fait que « si trattava di un incremento sensibile ma sicuramente al di sotto delle
necessità di quelle regioni » (p. 37).
3
territoires gouvernés par cette monarchie, et demeura de fait assez parcellaire, créant des disparités au
sein même de cet espace méridional. Ce qui fut englobé sous le terme générique de Sud renvoyait, avant
tout, à une situation sociale et économique particulière, caractérisée notamment par l’état de pauvreté
d’une très large partie de la population1. Cette toute première définition se fit en creux, par défaut.
Mais il est important de noter combien la ligne de démarcation entre le Nord et le Sud de l’Italie
ne correspond en rien à une quelconque réalité officielle : l’emploi de ces deux notions fut d’emblée
arbitraire et les frontières auxquels ils étaient censés renvoyer purement imaginaires. L’emploi du mot
« Sud » nous permet alors de nous confronter à la question de l’identité, et pas seulement géographique,
de cette zone de la péninsule italienne. En nous penchant sur les dénominations qui lui ont été
appliquées (le plus souvent par convention), il nous est possible de distinguer deux tendances
diamétralement opposés. D’un côté, nous remarquons que les locutions employées pour désigner la zone
inférieure de l’Italie sont nombreuses : le Sud, le Mezzogiorno, le Meridione, l’Italie du Sud. À quelle réalité
sont-elles censées renvoyer ? On pourrait en conclure que ces quelques synonymes ont eu pour but de
cerner la réalité de ce territoire. Un problème demeure toutefois : chaque terme, aussi unificateur qu’il
veuille bien être, ne saurait, et ce d’autant plus s’il est forgé et appliqué de manière arbitraire, témoigner
de manière exhaustive des réalités très contrastées qui sont celles du sud de la péninsule italienne. Toutes
les périphrases que nous avons pu citer se placent à un niveau beaucoup trop général pour être tout à fait
adéquates. C’est en cela que nous pouvons parler d’une deuxième tendance, contradictoire avec la
première. L’effort concédé dans la recherche d’une terminologie applicable au territoire qui nous occupe
ne se borne pas à vouloir l’unifier, le cerner, quitte à superposer toutes les dénominations les unes aux
autres, dans l’espoir d’embrasser le plus grand nombre d’aspects possibles de cette région de l’Italie. Bien
au contraire, il apparaît que ces expressions mettent à part le Sud, contribuent à l’exclure, à le considérer
comme intrinsèquement différent du Nord, sans préciser d’ailleurs sur quels critères se joue cette mise à
l’écart. Ainsi, le Sud acquiert une identité du fait qu’il n’est pas identique au Nord ; et cette idée de la nonconformité du Sud vis-à-vis du Nord contribua dans une grande partie à l’enracinement du
fonctionnement bipolaire de l’activité économique et surtout politique de l’Italie. Mais elle fut également
l’un des principaux fondements du concept crucial dans la compréhension du Mezzogiorno : la « questione
meridionale », sur laquelle nous reviendrons largement au cours de cette étude.
Il est avant tout nécessaire de comprendre en quoi le Sud a pu être aussi rapidement mis en
lumière durant la période qui suivit la fin de l’Unité italienne, au point d’être uniquement délimité par les
anciennes frontières du Royaume-des-Deux-Siciles. Le premier élément de réponse tient aux disparités
profondes qui rendaient la situation de la population du Sud radicalement différente de celle du Nord de
1
La situation est particulièrement alarmante dans les campagnes méridionales, règne du latifondium, répartition inégalitaire propre au
Sud des terres cultivables : « Poche famiglie possedevano tenute di diverse migliaia di ettari » (ibid., p. 39). Le Sud est en proie à des
phénomènes de domination d‟une partie de la population au profit d‟une autre, une situation illustrée et commentée à différentes
reprises par les auteurs d‟Italie du Nord au cours de leurs voyages.
4
l’Italie. Comme nous l’avions mentionné, cette situation se caractérisait par un état de pauvreté alarmant,
souvent accru par l’analphabétisme1. S’ajoutait à cela le retard industriel dans lequel se trouvait la plus
grande partie du territoire, à l’exception notable de quelques grands centres urbains qui bénéficiaient des
infrastructures construites sous l’impulsion du régime des Bourbons2. Enfin, il est important d’évoquer
un phénomène proprement méridional, celui du brigandage, très répandu dans le Sud de la péninsule. On
peut lire dans le refus manifesté par les brigands de se soumettre à l’autorité du régime des Bourbons,
tout autant qu’à celui de celui de la maison de Savoie, l’une des expressions les plus emblématiques de ce
qui a peu à peu transformé le Sud en véritable État dans l’État, ses frontières jusque là purement
imaginaires prenant alors davantage de valeur3. Au point que le Sud de l’Italie semble lui aussi constitué
d’un Nord et d’un Sud, constitué des deux « pôles », offrant le moyen de structurer cet monde en soi : au
nord, sur le continent, Naples, ancienne capitale royale, et au sud, la seule Sicile. Autant dire deux univers
hermétiquement clos, singularisés aussi bien par un dialecte que par une culture riche de siècles
d’Histoire. Reste que le fait de percevoir le Sud comme un monde à part, en dépit de la cohésion que
cette vision peut lui accorder, ne résout pas la question des disparités internes à cet espace4, pas plus
qu’elle ne résout celles qui se jouent avec le nord du pays. Car cette identité que l’on donne au Sud ne
provient pas d’une connaissance réelle de ce territoire ; il demeure étranger au pays dont il fait pourtant
légitimement partie5.
L’opposition entre Nord et Sud a donc eu pour conséquence de consacrer la singularité de la
partie méridionale de l’Italie, mais à cette singularité s’est rajoutée une mise à distance : le Sud, malgré sa
continuité géographique avec le Nord, reste éloigné, dans la mesure où il demeure inconnu, ou du moins
connu de manière trop parcellaire. La fin du XIXe siècle a cependant été le théâtre d’un mouvement de
rapprochement du Sud en direction du Nord, à travers deux grandes manifestations, venues des deux
parties du pays. La première d’entre elle est sans doute la plus célèbre et la plus évidente, car elle a
1
En 1881, la part de la population méridionale encore analphabète oscille entre 75% et 85% selon les régions. Ce pourcentage diminue
avec le temps mais reste tout de même à hauteur de 47% au début du XX e siècle (cf. ibid., p. 116-117 pour les données exactes).
2
Grâce à l‟action politique du régime bourbon en faveur des secteurs industriels en développement, la différence entre Nord et Sud
restait potentiellement résorbable au moment de l‟Unité. « Le distanze fra il Nord e il Sud, sul piano della struttura industriale, non
erano così rilevanti come lo sarebbero diventate in seguito » (ibid., p. 55). Mais cette industrie possédait de graves limites ; Bevilacqua
propose quelques facteurs : « ristrettezza del ceto imprenditoriale », « ristrettezza del mercato interno », absence de « quella contiguità
fisica con gli stati europei in corso di industrializzazione » (p. 58). Autant d‟éléments qui allaient progressivement mettre le
Mezzogiorno en marge du processus italien d‟industrialisation à grande échelle.
3
Nous pouvons d‟ailleurs citer la formule de Franco Cassano qui synthétise très bien cet état de fait : « Lo Stato è uno ma le Italie sono
molte » (in Tre modi di vedere il Sud, Bologna, Il Mulino, 2009, p. 10). Quant au phénomène du brigandage, Piero Bevilacqua
l‟analyse comme étant d‟« anarchiche rivolte di matrice contadina ma animate da profonde e contradditorie esigenze di giustizia
sociale » (op. cit., p. 64). Cette manifestation propre au Sud illustre en soi la méfiance farouche d‟une partie de la population envers ces
«nouveaux maîtres » du Sud, faisant suite aux Bourbons.
4
Selon Antonio Gramsci, dans son livre La quisitione meridionale (Marcello Montanari (dir.), Bari, Palomar, 2007), « il Mezzogiorno
può essere definito una grande disgregazione sociale » (p. 67), où se fait jour un manque criant de « coesione [della] grande massa
contadina » (ibid.). Le philosophe napolitain repère également d‟autres disparités au sein même de la société méridionale, notamment
celle qui renvoie dos à dos la classe paysanne et celle des intellectuels, qui devraient pourtant être une sorte d‟« intermediario tra il
contadino e l‟amministrazione in generale » (p. 68-69). Un texte comme Cristo si è fermato a Eboli montrera d‟ailleurs « l‟aspra
avversione per il contadino lavoratore » que possèdent des personnages comme le podestat du village de Gagliano ou les deux
médecins, Milillo et Gibilisco.
5
Comme l‟explicite Antonio Gramsci, l‟un des facteurs ayant fait naître la question méridionale réside dans le fait que le Sud soit tenu
à l‟écart des « meccanismi identitari della Nazione » (ibid., p. 32). Gramsci confirme que l‟identité du Sud est donc bien un enjeu
majeur du problème méridional dans son ensemble. Le Sud représente pourtant 12 millions de personnes !
5
consisté en une défense du Sud par le Sud, formulant pour la première fois la questione meridionale. C’est
dans les années qui suivirent l’établissement du régime monarchique en Italie que parvinrent à la
connaissance des dirigeants politiques l’état de pauvreté dans lequel était plongé la moitié du pays, dans
l’espoir de faire naître chez les détenteurs du pouvoir une prise de conscience1. Le napolitain Pasquale
Villari2 fut l’une des figures les plus emblématiques de cette première manifestation politique mais aussi
littéraire de la questione meridionale. Ses Lettere meridionali sont l’un des textes fondateurs de ce courant de la
pensée politique italienne de la fin du XIXe siècle dans la mesure où ces lettres (ainsi que les ouvrages
postérieurs du même Villari) rendent compte avec une acuité notable de l’ensemble des difficultés
rencontrées par le Mezzogiorno3. Suivant l’exemple de Villari, d’autres intellectuels et hommes politiques
nés dans le Sud contribuèrent à enrichir la description de la région initiée par Villari, tout en soumettant
des propositions sur le plan de l’action politique4. Le dernier grand texte de cette « saison » de la questione
meridionale fut écrit en 1926, par Antonio Gramsci, dans des circonstances difficiles, politiquement
parlant5. Avec le fascisme, le courant méridionaliste de la pensée politique italienne ne pouvait plus
espérer avoir autant de force qu’avant l’arrivée au pouvoir de Mussolini, comme nous le verrons
ultérieurement. Reste que la questione, posée ouvertement avant la Première Guerre Mondiale, ne pouvait
que se résigner au silence, en attendant d’être relayée par d’autres personnalités littéraires, peut-être plus
inattendues : les auteurs d’Italie du Nord.
En effet, les apports à une connaissance du Sud n’ont pas été seulement fournis par des écrivains
issus de ces régions ; les auteurs du Nord de l’Italie ont eu eux aussi l’occasion de se rendre en personne
sur le terrain, apportant un nouvel éclairage à cette réflexion. La parole se décentre, glisse vers des
auteurs qui sont alors en mesure de relayer la questione meridionale aux travers de leurs écrits. Le point de
1
Pour comprendre l‟enjeu politique représenté par la questione meridionale, il est nécessaire de la replacer dans le contexte historique
précis dans lequel elle a vu le jour, à savoir l‟Unité italienne. Comme le montre Franco Cassano, l‟émergence de la questione provient
d‟un effet de « comparazione » (ibid, p. 10) entre la situation socio-économique du Nord et celle, bien différente du Sud : « Il
riconoscimento di questo divario coincide con la nascita della questione meridionale » (p. 11).
2
Pasquale Villari (1826-1917), l‟un des premiers « méridionalistes » connus mena une importance carrière politique à la fin du XIXe
siècle, étant député puis sénateur, mais également ministre de l‟Instruction Publique. La publication de ses Lettere meridionali intervint
en 1878.
3
Nous renvoyons pour plus de détails à l‟introduction de Luigi Marseglia aux Lettere meridionali, Bari, Palomar, 2007, p. 5-37.
4
La défense de la cause méridionale est relayée par des personnalités politiques d‟importance, comme Giustino Fortunato ou Gaetano
Salvemini (par ailleurs fondateur du mouvement « Giustizia e libertà », en 1929, aux côtés notamment, de Carlo Levi), mais encore
Sonnino et Franchetti, « [che] furono dei pochi borghesi intelligenti che si posero il problema meridionale come problema nazionale e
tracciarono un piano di governo per la sua soluzione » (Gramsci, op. cit., p. 72) . Cette effervescence politique conduit d‟ailleurs à la
mise en œuvre de chantiers publics visant à la création d‟infrastructures en Italie du Sud ; l‟aqueduc construit dans les Pouilles, à partir
de 1906, pour irriguer les terres arides de la région est peut-être le plus emblématique d‟entre eux. Mais force est de constater que ces
mesures ne s‟assortirent de la véritable continuité qui aurait été nécessaire à cette entreprise de restructuration de longue haleine. De
sorte que Gramsci dira que ces actes politiques du début du XX e siècle n‟auront été que les « embrioni di quella che sarà la soluzione
del problema meridonale » (ibid., p. 54). « [I primi meridionalisti] coglievano infatti il modo originale in cui i vecchi rapporti feudali si
erano trasformati in quelle campagne, dando vita ad un aspetto sociale distorto e carico di tensioni » (Piero Bevilacqua, op. cit., p. 67).
5
Dans La quistione meridionale (op. cit., Bari, Palomar, 2007), Gramsci s‟attache à replacer le problème de l‟Italie dans le contexte
historique où ce dernier a vu le jour : le Risorgimento. La rupture entre Nord et Sud s‟est jouée au moment où la partie méridionale de
la péninsule a été exclue du processus d‟unification nationale : « [Il Mezzogiorno] era una parte del territorio [del Regno d‟Italia] che
veniva a essere escluso dalla formazione politica dell‟unità nazionale » (p. 14), notamment en raison du lien étroit qui unissait alors le
Sud avec l‟Eglise, hostile à la formation de l‟État italien (les États Pontificaux seront officiellement ralliés à l‟Italie unifiée en
septembre 1870). L‟État en a cependant pris conscience, ce qui a initié l‟interrogation sur la question méridionale, qui selon Gramsci
est une « variante italiana del problema storico del rapporto città-campagna » (p. 11). D‟ailleurs pour le philosophe sarde, la quisitione
ne peut se résoudre qu‟avec un reconnaissance et un retour à l‟équilibre entre la ville et la campagne, grâce à « una forma di
democrazia che […] consenta l‟accesso ai consumi di ceti esclusi o collocati ai margini del mercato e che, quindi, produca
l‟ampliamento delle forme di cittadinanaza » (p. 41).
6
vue de ces auteurs nous paraît tout aussi digne d’intérêt que celui des écrivains méridionaux eux-mêmes
pour différentes raisons. La première tient au fait que le point de vue extérieur, pour ne pas dire objectif
de ces écrivains offre un point de vue inédit à la description du Sud : l’extériorité de ces écrivains vis-à-vis
de leur objet d’écriture pourrait leur garantir une hauteur de vue particulièrement utile dans le cadre de
leur récit. La deuxième raison renvoie à la confrontation directe des écrivains avec non seulement le
Mezzogiorno mais aussi les mythologies en vigueur sur le Sud. Les idées reçues, les lieux communs qui ont
été appliqués à la partie méridionale de l’Italie sont connues des auteurs du Nord ; il est même possible
qu’ils aient décidé d’y croire. Dans ce cas, leur descente dans le Sud serait l’occasion d’une réévaluation
de ces préjugés. Les auteurs verraient d’un côté se détruire une certaine vision du Sud tandis que de
l’autre naîtrait peu à peu une idée plus précise de ce qu’est intimement cette terra incognita : ils
participeraient donc à la construction de l’identité du Sud. Enfin, le point de vue des individus permet
d’aborder le Sud comme une découverte, une révélation. Ce qui est était encore inconnu, ou partiellement
connu, se trouve révélé, non seulement à l’écrivain, mais aussi à son lecteur, qui suit pas à pas le parcours
de découverte qui lui est proposé. La vision du Sud par ces auteurs n’est pas seulement originale. Elle
possède également une qualité inestimable : celle de regarder le Sud d’un œil neuf.
Signalons en outre que le contexte historique global dans lequel cette expérience se déroule n’est
pas dénué d’importance. Les années qui suivirent la fin de la Première Guerre Mondiale virent
l’avènement de Mussolini et du régime fasciste dans toute l’Italie ; au cours de cette période la questione
meridionale n’a plus été en mesure d’être entendue de manière aussi forte qu’à la fin du XIX e siècle, malgré
la politique paternaliste conduite par le régime mussolinien qui s’intéressa, dans de pures visées politiques
à l’amélioration ponctuelle de diverses zones de la région1. On ne peut que constater la fin d’une sorte de
première phase de l’incarnation littéraire du questionnement sur le Sud. Dans le même temps, le Sud
devint pour la dictature mussolinienne un espace idéal de confinement des intellectuels contestataires, le
lieu du confino, c’est-à-dire de l’exil, qui toucha Carlo Levi ou Curzio Malaparte, et Gramsci lui-même2. Si
la plupart des écrits évoquant la réalité sociale et économique du Sud ne pouvaient espérer être publiés
durant cette période, l’époque du fascisme fut pour certains individus le moment de l’expérience du Sud,
notamment dans le cadre particulier du confino. C’est après la Seconde Guerre Mondiale seulement qu’eut
lieu la publication de ces ouvrages, et de ce fait la découverte de la réalité méridionale à travers le regard
de ceux qui l’avaient côtoyée pendant leurs années d’exil. À ce titre, le livre de Carlo Levi Cristo si è fermato
a Eboli est tout à fait emblématique de ces deux moments distincts. Carlo Levi fut exilé en Lucanie
(l’actuelle Basilicata) en 1935 et 1936 ; il commença la rédaction de son ouvrage pendant la guerre avant
1
Gramsci souligne d‟ailleurs que le régime fasciste a tenté de résorber les disparités Nord-Sud « con la mobilitazione delle classi
subalterne tentando di organizzare un sistema corporativo attuando politiche di Welfare » (ibid., p. 31-32).
2
Comment définir la terre de confino ? S‟agit-il encore de l‟Italie ou bien d‟un territoire autre, excentré, conçu comme un lieu de
punition ? L‟instauration de l‟exil politique dans le Mezzogiorno par le régime fasciste ne fait en fin de compte que révéler davantage
l‟altérité que représente le sud du pays. Elle réunit la marginalité géographique à la marginalité politique.
7
d’être publié chez l’éditeur turinois Einaudi au sortir de la guerre, en 19451. Le conflit mondial a très
souvent fait office de pivot dans la genèse des ouvrages méridionaux des ces écrivains, l’expérience
venant en amont et la réécriture, suivie de la publication, en aval. Le milieu des années 1920 et le début
des années 1930 peuvent donc constituer une borne temporelle importante dans l’histoire de ces récits
portant sur le Mezzogiorno. Et comme nous l’avons dit, la décennie qui suivit le second conflit mondial eut
pour effet de relancer la dynamique de l’interrogation sur la questione meridionale, en permettant à cette
réflexion de se déployer de nouveau en politique et en littérature2. Dans le contexte de la reconstruction,
les nouveaux instantanés du Mezzogiorno que donnèrent les auteurs du Nord purent d’ailleurs être
comparés avec ceux de l’Italie du Sud de la période fasciste, permettant de voir quelle avait été l’évolution
entre deux moments précis de son histoire. Le contre-chant apporté par les auteurs septentrionaux, loin
d’être discordant avec celui des méridionalistes, s’inséra parfaitement dans cette nouvelle phase de la
réflexion sur le Meridione : alors même que le Sud devint un sujet de préoccupation politique au plus haut
niveau pour les dirigeants de l’Italie d’après-guerre, la littérature contribua à ouvrir les consciences au
problème du Sud, grâce à la réécriture d’expériences humaines et sociales hors du commun.
Si le voyage effectué dans le Sud de l’Italie peut sembler tout à fait hors du commun, nous ne
pouvons tirer cette conclusion qu’après avoir spécifié le contexte historique précis dans lequel les
écrivains du Nord se sont rendus dans les régions méridionales du pays. En effet, s’il est possible de dire
qu’une grande partie des récits des auteurs du Nord appartient au genre de la littérature de voyage, nous
ne pouvons pas estimer que leur expérience est en tout point identique à celle des voyageurs du Grand
Tour au XVIIIe siècle. L’Italie du Sud de la première moitié du XXe siècle n’est en rien celle qu’a pu
connaître le Président de Brosses lorsqu’il visita la péninsule italienne dans les années 17303. L’expérience
des auteurs du Nord conduit ces derniers à une confrontation avec la réalité sociale et économique, dont
ils se font très largement l’écho. Difficultés de la vie rurale, pauvreté de l’ensemble de la population,
persistance d’une culture traditionnelle à l’heure de la modernisation du pays : la description de tous ces
phénomènes fait de l’expérience de ces auteurs une sorte d’unicuum littéraire. À ce titre, ces récits sont
assimilables à une sorte de photographie de l’Italie méridionale à différents moments du XXe siècle. La
grande diversité dans les ouvrages est en outre remarquable, au point que la question de leur genre se
1
Après avoir passé quelques temps en France, Carlo Levi passe une partie de la guerre à Florence. C‟est du mois de décembre 1943 au
mois de juillet 1944 qu‟aura lieu la rédaction de Cristo si è fermato a Eboli. « La casa era un rifugio : il libro una difesa attiva, che
rendeva impossibile la morte », écrit-il en 1963 dans une lettre à Giulio Einaudi, son éditeur, en guise de préface à une réédition de son
ouvrage.
2
Il faut donc attendre la fin de la dictature pour que le Mezzogiorno ne fasse de nouveau entendre ; comme l‟écrit Cassano, l‟aprèsguerre est le moment où « le masse contadine iniziano drammaticamente a far sentire la loro spinta » (op. cit., p. 12). La questione
meridionale devient un enjeu moral pour la République naissante, qui n‟hésite pas à inscrire dans sa constitution un principe national
de solidarité envers les régions les plus démunies du pays. Dans le même temps, de nouvelles voix méridionales décrivent le Sud
d‟après-guerre, d‟Elio Vittorini à Leonardo Sciascia, reprenant le flambeau des méridionalistes politiques des années précédant les
premier conflit mondial. D‟une guerre à l‟autre, rien n‟a changé pour le Sud, mais l‟après-guerre marque un regain de compréhension
entre l‟État et la partie méridionale de son territoire, mais surtout, du point de vue des populations locales, une « crescente fiducia nei
confronti dell‟autorità pubblica » (Piero Bevilacqua, op. cit., p. 134).
3
Les relations de ces voyages italiens sont regroupés dans les deux volumes des Lettres d‟Italie du Président de Brosses, Paris,
Mercure de France, 2005. Nous renvoyons également au volume publié sous la direction de Yves Hersant : Italies. Anthologie des
voyageurs français aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 1988.
8
pose aussitôt. Il semble difficile de trouver une catégorie commune précise à tous ces textes, qui sont
parfois de véritables récits de voyage mais également des nouvelles ou des journaux intimes. Il arrive
même de ne pas trouver de terminologie exacte pour définir le genre de certains d’entre eux : à titre
d’exemple, Cristo si è fermato a Eboli de Carlo Levi n’est pas un roman ni un journal intime. Notre étude
tâchera donc de convoquer tous ces différents genres, en respectant la période historique précédemment
définie. Carlo Levi est l’un des auteurs les plus emblématiques ayant écrit sur le Mezzogiorno ; notre travail
ne saurait se passer de ses ouvrages. Nous avons par conséquent choisi de retenir Cristo si è fermato a Eboli
(1945)1, renvoyant à une expérience vécue durant le régime fasciste mais aussi Tutto il miele è finito (1964),
évoquant deux voyages effectués en Sardaigne dans les années 1950 et au début des années 1960. Il en ira
de même pour Alberto Savinio, dont nous avons choisi son Capri (rédigé en 1926) ainsi que son recueil
d’articles parus dans différents journaux puis réunis sous le titre Partita rimandata. Diario calabrese (1948),
évoquant les élections parlementaires de cette même année. Nous avons également souhaité inclure deux
témoignages de tout premier ordre sur le confino, écrits respectivement par Curzio Malaparte (Fughe in
prigione, 1954) et Cesare Pavese (Il carcere, publié en 1948 mais écrit dix ans plus tôt). Il est d’ailleurs à
noter que Pavese est le dédicataire de l’ouvrage de Malaparte, et que l’expérience du confino est le motif
central de Il carcere et de Terra d’esilio, nouvelle de 1936. Il est aussi intéressant de confronter deux récits de
voyages, l’un effectué avant-guerre par Giuseppe Ungaretti (Viaggio nel Mezzogiorno), l’autre après-guerre
par Guido Piovene (Viaggio in Italia) ; l’œuvre de ce dernier est d’ailleurs l’un des témoignages les plus
précis sur la période de reconstruction de l’Italie, quelques années après la fin du conflit mondial. Enfin,
il nous a paru bon de convoquer la personnalité originale de Danilo Dolci, né en Italie du Nord mais
ayant fait le choix de s’établir en Sicile. Ses Racconti siciliani, écrits entre 1952 et 1960 sont particulièrement
révélateurs de la difficulté extrême des conditions de vie de la classe rurale sicilienne, décrite au plus près,
dans les moindres détails.
Nous devons à présent en venir à ce qui fait tout le prix de ces récits des écrivains septentrionaux.
Comme nous l’avons vu, ces ouvrages consistent en une réécriture, plusieurs années après les faits dans
certains cas, d’une expérience de vie. Mais quels sont les éléments qui nous permettent de lui donner
cette valeur hors du commun ? L’une des principales raisons pourrait tenir à la violence qui semble
inhérente à cette expérience. Le bouleversement humain que peut constituer des années de confino, de
résidence forcée dans un territoire inconnu, mais aussi la découverte d’une réalité sociale tragique sont
l’une des expressions les plus percutantes de cette violence. De sorte que le voyage (contraint ou non) en
Italie du Sud constitue pour celui qui l’accomplit une sorte de moment emblématique, une rupture
inédite et imprévue dans le cours de son existence, une sorte d’infléchissement de sa trajectoire. Pour
employer une comparaison tirée du domaine scientifique, il y aurait pour ces individus expérience dans la
mesure où ils seraient semblables à des corps plongés dans un milieu qui leur est étranger, une expérience
censée produire sur eux une réaction à l’origine de la réécriture littéraire de ce moment particulier de leur
1
Pour les références éditoriales exactes de ces ouvrages, nous renvoyons à la bibliographie située à la fin de ce travail.
9
existence. On pourrait même parler d’épreuve du Sud, étant donné que cet événement existentiel est le plus
souvent subi par le sujet (surtout dans le cas d’un confinato), mais consiste également en une révélation
brutale d’une réalité jusque là inconnue, comme pouvait l’être la misère de la population méridionale.
Véritable choc, la découverte du Sud est à même de marquer durablement le sujet, de l’impressionner,
comme on pourrait le dire d’un film photographique. Après avoir constitué un moment particulier d’une
vie, cette expérience se poursuit dans la mémoire du sujet, puis dans son travail littéraire, une fois devenu
écrivain : c’est dire la place occupée par ce qui put ne représenter que quelques jours dans le cours d’une
vie, surtout dans le cadre d’un simple voyage. D’où un questionnement supplémentaire : comment
définir l’individu qui accomplit cette épreuve ? Il s’agit du sujet de cette dernière, encore que deux termes
puissent être tout aussi légitimes, voyageur et auteur, dans la mesure où ils rendent compte de l’évolution du
statut du sujet : ce dernier est un voyageur au moment de son exploration du Mezzogiorno mais devient
auteur dès lors qu’il revient dans le Nord pour la réécrire. Du fait que ces deux temps sont étroitement
liés, nous serons même amenés à fusionner ces deux termes pour démontrer leur interdépendance.
L’épreuve du Sud, polarisant donc à elle seule ces divers éléments, ne peut que prendre un relief tout à
fait singulier : elle devient unique, au même titre que l’espace où elle a lieu.
L’épreuve du Sud à laquelle sont confrontés les écrivains septentrionaux s’avère marquante à un
point tel qu’elle peut devenir non seulement une sorte de point névralgique de l’existence du sujet mais
également de sa production littéraire. Dans le même temps, les auteurs deviennent des témoins à part
entière d’une réalité qui s’impose véritablement à eux. Malgré son extériorité a priori, le sujet entre en
rapport avec la population méridionale, jusqu’à se mettre parfois sur le même plan qu’eux, surtout dans le
cas d’un confino : Carlo Levi a partagé l’isolement contraint des habitants du village de Gagliano
(aujourd’hui Aliano). C’est donc cette proximité avec l’objet décrit, qu’il s’agisse d’hommes, de villes ou
de paysages, qui a permis aux auteurs d’acquérir une nouvelle forme de connaissance du Sud, inédite par
ailleurs : profonde, si ce n’est intime. Le Sud est devenu plus familier à ces auteurs ; mais tandis que les
barrières et les idées reçues se sont peu à peu détruites par cette opération de connaissance et
d’approfondissement dans des directions variées, une prise de conscience a émergé : le Sud n’est pas
conforme aux images que l’on a voulu lui appliquer de force, il est également unique en son genre, ce que
les écrivains ne peuvent manquer de remarquer. Ces productions littéraires traitant du Mezzogiorno se
trouvent à la convergence de deux chemins apparentés l’un avec l’autre : l’unicité d’une expérience de vie
et l’unicité d’un véritable monde en soi. Et s’il est possible de dire que le Sud a modifié l’identité des
écrivains du Nord, il est tout à fait certain d’estimer que les récits de ces écrivains ont eu une influence
sur l’expression de l’identité du Sud. Il conviendra donc de se demander dans quelle mesure ces textes,
suivant un itinéraire mental partant de la déconstruction d’idées reçues et débouchant sur une prise de
conscience, ont contribué à construire cette identité, en dépassant cette « épreuve du Sud » pour en offrir
une connaissance, si ce n’est une reconnaissance, inédite.
10
Lorsque le Sud s’incarne pour les sujets des expériences de voyage, cet espace s’impose d’emblée
comme le lieu d’une perte de repères. L’homme du Nord se sent viscéralement arraché à son univers
familier et découvre de manière parfois brutale une réalité qui ne correspond en rien à ses codes
habituels. C’est cet arrachement, cette prise de distance subie qui nous intéresse dans ce premier
moment, car c’est l’étape liminaire obligatoire précédant le moment d’une construction de l’identité du
Sud. Après cette phase de destruction va suivre une forte prise de conscience de la fondamentale
différence du Sud. Le Sud n’est alors plus conforme à la vision traditionnelle qu’on en donnait, mais
s’avère fonctionner d’une manière radicalement différente du reste de l’Italie, en marge. C’est ce tournant
décisif dans la construction identitaire du Mezzogiorno qu’il faudra analyser ensuite. Dès lors, le Sud ne
peut être considéré comme une simple altérité vide de sens. Bien au contraire, l’épreuve du Sud agit
comme un révélateur et découvre une véritable unicité de ce territoire qui propose une sorte de contrechant juxtaposé à la civilisation incarnée par le Nord. Les auteurs en sont pleinement conscients, le
déchiffrent et l’insèrent dans le processus de réécriture de l’expérience. La connaissance s’enrichit,
s’approfondit, jusqu’à devenir une révélation, comme nous le constaterons en dernière instance.
11
ALLA CIECA : UN VOYAGE HORS DU COMMUN
DES VOYAGEURS SANS REPÈRES
LE SUD : UNE EXPÉRIENCE IMPOSSIBLE ?
En dépit de leurs évidentes disparités, tous les ouvrages des écrivains du Nord portant sur leur
expérience du Mezzogiorno possèdent un point commun particulièrement significatif : chaque voyage
coïncide pour celui qui l’entreprend à une véritable perte de repères. Tout semble s’y improviser au fur et
à mesure, son itinéraire ne suit aucun tracé préalablement défini ; il est à ce titre hors du commun. Pour un
Turinois comme Carlo Levi ou pour un Romain comme Alberto Savinio, le monde découvert (si ce n’est
imposé) n’est en rien un univers familier, ou du moins assimilable à une réalité connue, pour un
ensemble de raisons sur lesquelles nous serons amenés à revenir mais que nous pouvons d’ores et déjà
ébaucher : l’espace est bouleversé, la temporalité n’est plus la même, la réalité sociale non plus. Le sujet se
retrouve donc arraché à des repères (sociaux, familiaux) dans lesquels il était parfaitement inséré, dont il
faisait intrinsèquement partie. Le voilà à présent isolé, à double titre : parce qu’il est d’une part étranger à
tous les éléments qui constituent le Sud, qui lui sont pour la plupart inconnus. D’autre part, lui-même se
sent profondément étranger à la réalité qui l’entoure, comme s’il était une sorte de pivot inamovible, une
sorte de corps astral autour duquel graviterait un système céleste inconnu. Dans ce premier moment, il ne
s’agit d’ailleurs pas, pour le voyageur ou le confinato, de s’interroger sur l’identité du Sud. Le voyageur n’a
en effet connaissance que d’une partie limitée de ce territoire (correspondant par exemple à l’endroit où il
est assigné à résidence, dans le cas du confinato), d’où l’impossibilité d’en avoir une idée globale, générale.
Etant inconnu, le territoire révélé au sujet serait davantage une altérité, du fait qu’il n’est pas identique à
l’espace familier d’où provient le sujet. Par conséquent, les écrivains du Nord se trouvent bien face à une
situation hors du commun ; leur première démarche consiste donc à manifester la teneur exceptionnelle
de ce à quoi ils se retrouvent confrontés. Les écrivains vont en quelque sorte démarquer leur expérience
vis-à-vis des récits de voyage « classiques » dans le Meridione, en leur donnant un relief inédit, ce qui
constitue une première étape dans la construction de l’identité du Sud, même si cette étape, indirecte,
concerne le sujet.
Le voyage au Sud ne saurait être perçu comme un fait ponctuel, pour ne pas dire banal, dans
l’existence du sujet. Au contraire, cette expérience marque bel et bien une rupture, constitue un
infléchissement du cours de leur vie, une sorte de hasard imprévu. Le fait que chaque sujet finisse par
être son seul point de repère dans un univers étranger montre par ailleurs bien que ces voyages dans le
12
Mezzogiorno ne sont pas, pour les écrivains, des fuites hors d’eux-mêmes, comme s’ils étaient, en un sens,
restés mentalement à Turin ou à Rome. Chacun d’entre eux a conscience qu’il s’agit bien d’une
expérience, au sens d’un vecteur d’apprentissage humain, d’une découverte de soi, avant même qu’il
s’agisse d’une découverte du Sud. Curzio Malaparte n’hésite d’ailleurs pas à le proclamer dès le début de
la préface à l’édition définitive de ses Fughe in prigione :
Essere stato in prigione o al confino, è per molti, in Italia, e non solo in Italia, un volgare prestesto a ogni sorta di
speculazioni politiche. Per me è soltanto un‟esperienza umana, che ha ugualmente giovato all‟uomo e allo scrittore. 1
Malaparte pose d’emblée divers éléments particulièrement utiles à notre appréhension de ce
moment particulier de sa vie. Sans anticiper sur sa signification en matière de politique et d’écriture
littéraire, sur laquelle nous reviendrons plus tard, nous pouvons d’ores et déjà considérer que « l’épreuve
du Sud » dépasse très largement le contexte historico-politique (italien, si ce n’est européen, voire
mondial, à entendre Malaparte) dans lequel elle se trouve accomplie. Le confino a apporté à Malaparte
quelque chose d’essentiel sur le plan humain, quelque chose qui n’est pas, pour reprendre son expression,
« di ordine pratico »2. Tout reste invisible, immatériel, à l’état de pure intuition. En cela, cette épreuve
humaine l’a démarqué du reste du groupe de ceux qui, comme lui, avaient vécu la difficulté de
l’éloignement, de l’assignation à résidence prolongée ; Malaparte se présente comme faisant figure
d’exception dans la mesure où cette expérience semble avoir revêtu l’apparence d’un signe. Une
signification sous-jacente est présente dans son esprit, ce qui suffit à faire de « l’épreuve du Sud » autre
chose qu’un événement anodin. En outre, l’expérience, au moment de la réécriture, est parfois chargée
d’un fort potentiel symbolique. Nous le trouvons par exemple dans le récit que Carlo Levi fait de ses
deux voyages en Sardaigne, dans l’après-guerre. Quittant son hôtel de Cagliari pour visiter le nord de l’île,
Levi se rend compte qu’il a oublié ses valises dans sa chambre. Dix ans plus tard, il répètera ce même
acte manqué, dans le même hôtel. Cette anecdote pour le moins curieuse ne peut le laisser indifférent ; il
tient à l’analyser et à en tirer la signification :
Questo avvenimento, così minimo e singolare, avrà certo avuto una sua qualche inconscia ragione : volontà di
ritornare, o inconsapevole senso della inutilità di un bagaglio incongruo in un paese arcaico, o di maggior sicurezza
senza impedimenti ; o, piuttosto, volontà di sbarazzarsi dei pregiudizi e delle idee convenzionali di fronte a una realtà
che si prevede diversa e unica ?3
Chacune de ses hypothèses visant à expliquer ce « desiderio inconsapevole »4 renvoie à la manière
propre à Carlo Levi de lire l’appréhension de la réalité du Mezzogiorno. Il nous est toutefois possible de
1
Curzio MALAPARTE, « Prefazione all’ultima edizione (1954) » in Fughe in prigione, op. cit., p. 9.
Ibid., p. 9. Nous pouvons en outre confronter cette citation à celle de Guido Piovene qui au cours du récit de sa visite de la ville de
Naples rappelle que l‟apport global d‟une telle démarche se fait avant tout sur un plan humain : « Napoli dispone l‟animo a una
curiosità, sveglia ma disinteressata, del modo di vivere altrui ; si è pienamente contenti di vivere e di guardare » (in Viaggio in Italia,
Baldini Castoldi Dalai, 2009 [1993], p. 430).
3
Carlo LEVI, Tutto il miele è finito, Nuoro, Ilisso, 2003, p. 82.
4
Ibid., p. 46.
2
13
synthétiser ces réponses : l’expérience du Sud peut avoir trait à une sorte de rite initiatique qui se traduit
par une profonde mutation intime pour le sujet. Si une telle transformation a cependant lieu, elle se fait
de manière inconsciente de prime abord, la prise de conscience n’intervenant qu’après les faits. Levi met
d’ailleurs l’accent sur la passivité qui fut la sienne : le Mezzogiorno semble l’avoir induit à agir de la sorte.
Une partie de ce qu’il a vécu lui a comme échappé. Le sujet revient donc généralement changé (nous
verrons d’ailleurs en quoi par la suite) mais surtout conscient d’être en train de changer au fur et à mesure
du déroulement de son voyage.
Alors que les frontières qui séparent le Nord et le Sud de l’Italie sont imaginaires, ne renvoyant en
rien à une quelconque réalité officielle, il semble malgré tout que le sujet, au moment de leur descente
vers le Meridione, se sent passer une sorte de cap existentiel en guise de frontière. Il est tout à fait
intéressant de noter combien cette sensation prend corps au moment du retour du sujet au sein de son
univers d’origine. Curzio Malaparte l’indique dans sa préface à la seconde édition de ses Fughe in prigione
(1943) :
La fortuna di quel libro è forse dovuta al fatto che son queste le uniche pagine finora apparse in Italia, negli ultimi
venti anni, sulla prigione e sul confino. Ben povera testimonianza, tuttavia, di quel tempo per me ricco di eventi,
ricchissimo di affetti e di memorie. Io guardo a quel tempo con profonda nostalgia, come a un‟età libera e felice, per
sempre trascorsa.1
Le souvenir du Sud est donc lié non seulement à un lieu dont l’absence procure un manque (le
nostos), mais aussi à une temporalité bien particulière. Cette déclaration permet donc à Malaparte de
délimiter une ligne de démarcation entre deux moments de sa vie : le départ pour les îles Lipari et celui de
son retour à Rome. Non seulement le Sud survit dans la mémoire du sujet, mais à l’éloignement physique
s’ajoute un éloignement mental, intime. Celui qui revient du Sud n’est plus le même, une frontière
existentielle a bien été traversée2. Mais il est à noter que cette prise de conscience accompagne la
réécriture, c’est-à-dire le moment où une distance a été prise avec les faits. Carlo Levi développe
longuement cette idée dans la lettre à Giulio Ricordi qui accompagne la réédition de Cristo si è fermato a
Eboli, en 1963. Il s’interroge3, et un dédoublement s’opère : Levi considère que celui qui a vécu parmi les
paysans du village de Gagliano ne peut plus être celui qui est en 1963 une personnalité de renom. « Era
forse anch’esso un altro, un giovane ignoto e ancora da farsi »4, écrit Levi. Preuve qu’il y eut dans son «
esperienza intera »5 un faisceau d’éléments en mesure de le transformer humainement, donc de redéfinir
son identité, phénomène parallèle significatif avec sa contribution littéraire à la définition de l’identité
1
Curzio MALAPARTE, op. cit., p. 15.
On peut d‟ailleurs penser qu‟il s‟agit de l‟idée qui sous-tend la phrase que la mère de Malaparte adresse à son fils à peine revenu de sa
période d‟exil : « Ora devi far conto d‟esser tornato da un lungo viaggio » (ibid., p. 13).
3
« Chi era dunque quell‟io, che si aggirava, guardando per la prima volta le cose che sono altrove, nascosto come un germoglio sotto la
scorza dell‟albero, tra quelle argille deserte, nella immobilità secolare del mondo contadino, sotto l‟occhio fisso della capra ? » (Cristo
si è fermato a Eboli, Torino, Einaudi, 2007 [1963], p. XVIII).
4
Ibid., p. XVIII.
5
Ibid., p. XVIII.
2
14
méridionale. Toutefois, nous voyons qu’au cours de l’expérience, il est a priori impossible pour le sujet de
détecter en lui-même un tel changement, d’autant plus que l’appréhension du nouvel espace est l’étape
liminaire indispensable à laquelle le voyageur ou le confinato est dans l’obligation de se soumettre.
Une phase obligatoire du voyage dans le Mezzogiorno consiste donc dans le premier contact avec
cette terra incognita, terme tout à fait légitime même s’il peut sembler exagéré ; en effet, comment expliquer
qu’une si grande partie de l’Italie reste inconnue ? Malgré tout, beaucoup d’auteurs reconnaissent
découvrir certaines régions pour la première fois. Au début de son Diario calabrese, Alberto Savinio,
pourtant grand voyageur, avoue son ignorance : « La Calabria io tra l’altro non la conosco »1. Savinio
reconnaît la grande nouveauté que ce voyage représente pour lui, et semble presque s’étonner que les
circonstances l’aient amené à visiter cette région d’Italie qu’il ne connaissait pas jusqu’ici : la part
d’inconnu de ce voyage est associé au hasard qui gouverne toute la vie humaine2. De sorte qu’il est
impossible de faire de ce déplacement dans le Sud de l’Italie un événement banal, comme c’était le cas
pour Malaparte. Comment expliquer qu’il en soit ainsi ? Pourquoi le Sud produit-il d’emblée une telle
impression sur les auteurs, alors même qu’ils en ignorent toute la tragique réalité ? Comment expliquer la
teneur des sensations qui animent Savinio ou Levi ?
Avant d’expliquer précisément un tel phénomène, nous pouvons d’ores et déjà revenir sur l’altérité
du Sud, du point de vue d’un sujet qui a quitté ses repères spatio-temporels habituels. Nous pouvons dès
à présent nous servir de concepts utilisés par Mircea Eliade dans son analyse du sacré : le ganz andere et le
mysterium fascinans. Ces termes, pour reprendre une formule d’Eliade, servent à désigner « une réalité d’un
tout autre ordre que les réalités « naturelles » »3. Il est donc impossible d’appliquer une grille de lecture
conventionnelle au territoire méridional : à titre d’exemple, comment parler d’un univers largement rural
quand on provient d’un monde essentiellement urbain ? Le Mezzogiorno excède toutes les terminologies,
toutes les catégorisations, même les plus précises, les plus complètes ; il dépasse radicalement la réalité
connue, il ouvre largement une perspective inexplorée jusqu’ici, il génère donc la possibilité d’acquérir
une connaissance inédite. Il n’est donc pas étonnant que les auteurs soient sensibles à cette différence
radicale, particulièrement attirante. Les attitudes contradictoires éprouvées face à l’inconnu (méfiance et
attirance) sont déjà présentes dès que la frontière mentale entre Nord et Sud est franchie dans l’esprit de
nos auteurs.
C’est d’ailleurs dans la description du premier contact avec cette réalité qu’apparaissent les indices
les plus tangibles de cette sensation d’étrangeté. L’arrivée, la première confrontation avec ce territoire
hors du commun est le premier jalon narratif dans le récit de la découverte d’un lieu inconnu. Dans le cas
de nos auteurs, ces descriptions mettent en valeur la peur qui les anime. La description de l’arrivée sur
1
Alberto SAVINIO, Partita rimandata. Diario calabrese (1948), Soveria Mannelli, Rubbettino, 2008, p. 21.
« 12 marzo. In treno. Non sapevo due ore fa che sarei partito per la Calabria. [...] La vita è fatta a fili. Corrono i fili della nostra vita e
noi appresso » (ibid., p.21).
3
Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1965 [1987], p. 16.
2
15
l’île de Capri qui ouvre le récit d’Alberto Savinio, Capri, n’hésite pas à ménager une atmosphère
fantastique
Al grido « Terra ! terra ! » lanciato dall‟uomo che vigila sulla coffa dell‟albero di maestra, risponde il formidabile
urrah dell‟equipaggio. Accorrono tutti, si affollano sul castello di prua e, sporgendosi sopra i bastingaggi, puntano gli
occhi avidi sul fantasma di quell‟isola che sorge, fumoso e lontano, dal cuore dell‟infecondo mare. Due alcioni,
messaggeri di terra vicina, passano alti sopra la nostra nave.
Sono per toccare un punto importantissimo della mia vita. Il mio destino è in gioco. Da alcune parole colte durante,
la lunga, terribile navigazione, chiaro mi è divenuto che il capitano dei corsari [...] ha deliberato di sbarcarmi nella
prima isola deserta che veniva a tagliare la rotta della nave piratesca.1
Malgré le ton ironique que Savinio emploie dans son texte, la référence aux récits de voyages
classiques est bien présent, sans parler de celle des romans d’aventures2. L’ombre de Virgile plane sur
toute la scène, ainsi que celle d’Ulysse, personnage souvent convoqué dans tout l’ouvrage 3. Bien sûr, c’est
avec ironie que Savinio parle du « sort contraire » qui l’envoie sur cette île4, mais dans le recueil de Partita
rimandata figure un texte, Il ferry-boat è una nave femminile, où Savinio écrit :
Arriviamo a Reggio alle 11. Il giorno è tralucente. Alcune ore avanti, [...] avevo veduto brillare un fuoco in mezzo alle
tenebre. [...] Per induzione geografica, capii che era lo Stromboli. Allora qualcosa di profondo avvenne in me. Come se
avessi traversato una ineffabile soglia.5
Nous retrouvons non seulement l’idée de la frontière imaginaire et symbolique dont nous faisions
mention plus haut, mais surtout l’expression d’un trouble profond qui frappe le sujet, relayé le plus
souvent par l’instauration d’une atmosphère fantastique dans la narration, et par l’expression d’une forme
de violence mentale. Giuseppe Ungaretti, dans son Viaggio nel Mezzogiorno, exprime ce double aspect lors
de sa visite de la ville de Pompéï, où l’espace, malgré la « fantasia fiabesca » qui l’entoure, produit avant
tout sur lui une « angoscia »6. En somme, l’un des topoï les plus inévitables de tout récit de voyage,
l’arrivée dans le lieu de destination, porte chez les auteurs la trace de la dimension exceptionnelle de
1
SAVINIO, Capri, Milan, Adelphi, 1988, p. 13. Avec infiniment moins d‟ironie que Savinio, Malaparte consacre la découverte du Sud
par le personnage comme une plongée dans un univers fanstastique : « Il prigioniero […] si affaccia al finestrino, affonda gli occhi,
nella notte incrinata di lampi, sparsa di macchie oleose, di chiazze trasparenti. Una notte strana, di un grigiore di perla venato di giallo
e di verde./I templi di Pesto sorgono là, davanti a lui, solitari, solenni, funerei » (op. cit., p. 28).
2
Le surnom d‟ « Ile de fer » donné à l‟île de Capri évoque non seulement le tableau de « L‟Ile des Morts », d‟Arnold Böcklin, l‟un des
peintres que Savinio apprécie tout particulièrement, mais aussi la littérature de Stevenson comme Jules Verne (auteur de « L‟Ile
mystérieuse » - Savinio avoue d‟ailleurs dans le Diario calabrese que ce roman de Jules Verne est un « ricordo […] di letture
infantili », op. cit., p. 29 ; et nous trouvons dans Capri : « Capri non è più, ma sono trasvolato in qualche Isola Misteriosa o forse in
quell‟isola Tsalal in cui il colore bianco era sconosciuto », op. cit., p. 50-51) ou, dans la culture italienne, d‟un Salgari. Immédiatement
après cet extrait, Savinio parlera d‟une « messinscena da Walter Scott » (p. 50) : on trouve déjà l‟idée d‟une dramaturgie spontanée
inhérente aux lieux méridionaux.
3
Evoquant un personnage énigmatique rencontré à Naples, « l‟uomo dalla mano fasciata », Savinio l‟associe au personnage de Mentor,
précepteur de Télémaque, parti retrouver Ulysse.
4
Savinio est avant tout un touriste, libre de se déplacer sur l‟île, ce qui ne l‟empêche pas de faire preuve d‟ironie envers sa propre
expérience, preuve d‟une interprétation de cet événement. Mais l‟expression qu‟il emploie, référence directe aux poèmes de l‟exil d‟un
Ovide, par exemple (avec ses Fastes), pourrait très bien s‟appliquer aux confinati qui ont subi ce sort pendant la période fasciste.
5
Ibid., p. 27.
6
Giuseppe UNGARETTI, Viaggio nel Mezzogiorno, Naples, Liguori, 1995, p. 55 et p. 58.
16
l’expérience qu’ils ont été amenés à vivre1 : la sensation ne saurait être exactement neutre, ni
complètement tranchée pour autant. Mais dans le rapport que le sujet va entretenir avec l’espace dans
lequel il va être amené à vivre, c’est avant tout son extériorité à la réalité qui l’entoure qui va être mise en
valeur.
Dès son arrivée, le sujet ne peut que manifester son extériorité vis-à-vis de tout ce qui l’entoure.
Si l’espace lui donne une sensation parfois très forte et très angoissante d’étrangeté, sa condition d’étranger
est d’autant plus prégnante. Cette condition est parfois marquée par un rejet de l’espace qu’il va devoir
appréhender, surtout dans le cas du confinato2, ou du moins par la sensation d’une très forte contrainte
pesant sur lui. Devant cette mise à distance, ce refus et cette incapacité à s’intégrer à l’environnement
immédiat, le sujet semble opérer un véritable repli sur lui-même : il va devenir le centre de son propre
univers, un univers qui peut ne se limiter qu’à sa chambre, comme le fait Stefano, le héros de Il carcere, de
Cesare Pavese. Les lieux lui sont complètement « estranei »3, mais cette estraneità le conduit à adopter un
isolement radical, allant même jusqu’à lui interdire volontairement d’entrer en contact avec les autres
confinati, voire avec les différents habitants du petit village maritime. Le narrateur résume cette attitude
d’une phrase : le confino « insegna a star soli »4. Mais il est encore plus notable de voir que cet isolement
social, humain, se double d’un isolement intime : deux temporalités s’opposent, celle du présent, théâtre
du confino, et celle du passé. Significativement, on constate que le personnage de Stefano se considère
comme étranger à son propre moi passé, qui devient à son tour « estraneo » ; au fur et à mesure, tout
semble se déconstruire à rebours, allant même jusqu’à lui faire éprouver une forte sensation
d’étonnement au moment de recevoir un courrier provenant du Nord, comme si cette lettre s’adressait à
la mauvaise personne5. Le bouleversement intime est tel que c’est toute la capacité à lire le sens de
l’expérience vécue qui se retrouve gênée, si ce n’est purement et simplement annulée.
Il est à noter que le confinato, revenu de son expérience du Sud, est capable, après une mise à
distance des événements, de donner une interprétation, une lecture particulière de ce moment de vie.
Toutefois, la violence avec laquelle cette expérience traumatisante peut être vécue empêche le sujet de
conceptualiser cette situation humaine hors du commun. Dans une nouvelle de Pavese réécrivant elle
aussi l’expérience de l’exil, Terra d’esilio, le narrateur, s’exprimant à la première personne, retrace quelque
temps après les faits le contenu de sa période de confino et déclare à propos de ces événements : « Il loro
1
On pense par exemple à la célèbre description de l‟arrivée à New-York faite par Bardamu, le narrateur du Voyage au bout de la nuit
de Louis-Ferdinand Céline, paru en 1932.
2
Carlo Levi, au début de Cristo si è fermato a Eboli, tient à faire savoir combien l‟arrivée à Gagliano est pénible pour lui, à travers des
expressions telles que : « Ci venivo malvolentieri » ou « Era stato faticoso » (op. cit., p. 4), marque d‟un rejet de l‟espace découvert.
3
Cesare PAVESE, Il carcere, Torino, Einaudi, 1990 [2007], p. 4. De son côté, Ungaretti, qui n‟est pas dans la situation de StefanoCesare Pavese, se sent lui aussi isolé par le paysage qui l‟entoure : « La presenza del mare tiene l‟uomo in uno stato di solitudine e di
grandezza » (op. cit.,p. 9). À la page suivante, Ungaretti se dira même « segregato » (p. 10).
4
Ibid., p. 71. Citons également la phrase suivante : « [Stefano] cercava la notte e la dimenticata solitudine dell‟ombra » (p. 7). En un
sens, Stefano cherche presque à disparaître, plutôt qu‟à se fondre, dans son environnement.
5
« Veramente qualcuno pensava a Stefano, ma le lettere […] ignoravano gli istanti veri della sua vita e insistevano patetiche su ciò che
di sé Stefano aveva ormai dimenticato. [...] E anche Stefano aveva adagio trasformato ogni ricordo e ogni parola, e talvolta ricevendo
una cartolina illustrata dov‟era una piazza o un paesaggio già noti si stupiva ch‟era passato e vissuto in quel luogo » (ibid., p. 72).
17
probabile significato mi sfuggiva »1. Alberto Savinio pense de la même façon, au moment de prendre le
train qui va le conduire en Calabre :
La mia vita è ormai di là degli interessi turistici. I viaggi formano la gioventù. Ma in me, in questo senso, non c‟è più
niente da formare.2
On peut penser que cette formule a tout d’une prétérition, ce qui permet à Savinio de préciser
qu’il n’est pas un voyageur comme les autres, ce qui est le cas de tout ceux qui décident de partir pour
l’Italie du Sud. Le sens de ces déplacements, la signification de ces expériences est amenée à se révéler de
manière progressive. À ce titre, Guido Piovene semble répondre à la phrase de Savinio, écrivant dans sa
préface à son Viaggio in Italia : « La mia opinione si è formata strada facendo »3. Piovene, parti sans
aucune idée préconçue sur l’Italie méridionale qu’il allait rencontrer au sortir de la guerre, manifeste très
bien cette ouverture d’esprit, cette sensibilité en éveil qui sera celle de tous les écrivains septentrionaux.
Le cloisonnement qui les séparait de leur environnement va progressivement s’effacer ; les auteursvoyageurs vont devenir comme une sorte de medium vis-à-vis de ce qui est pour l’heure l’altérité
méridionale. Ni complètement inclus dans l’univers méridional, ni plus tout à fait partie intégrante du
Nord, c’est sur le positionnement incertain de nos voyageurs hors du commun que nous devons à
présent revenir.
UN VOYAGE DANS LE SUD EN MARGE DU SUD ?
Se retrouvant de manière parfois brutale dans un environnement inconnu, les auteurs d’Italie du
Nord se situent dans une position des plus incertaines : le lien qui les unit à leur nouvel environnement
est très délicat à définir, vu son ambivalence et sa permanente redéfinition. Nous allons être amenés à
préciser le sens de cette position qui va finir par être leur marque distinctive. Partons de la forte sensation
de décentrement que nous évoquions plus haut. Cette sensation prend une couleur tout à fait particulière
dans le cadre de l’expérience du confino. Tout confinato ressent davantage que ce décentrement : il devient
comme le centre de gravité d’un univers réduit, limité à un village (comme celui de Gagliano pour Carlo
Levi) voire à une simple habitation. Il est donc davantage possible de percevoir cette situation comme un
véritablement déracinement : le confinato est comme mis à l’écart de la société humaine qu’il doit côtoyer4.
L’exilé perd donc ce lien humain, mais il est intéressant de voir que cette transformation se double d’un
renversement : le confinato va devenir l’exacte antithèse du voyageur. Stefano, le protagoniste de Il carcere,
1
PAVESE, Terra d’esilio, in Il carcere, op. cit., p. 91.
SAVINIO, in Partita rimandata, op. cit., p. 21.
3
PIOVENE, op. cit., p. 8.
4
Sur ce point, nous devons signaler que l‟isolement n‟est pas total. Par exemple, le personnage de Il carcere fréquente différentes
personnes, notamment à l‟osteria de la petite ville où il est assigné à résidence. De la même manière Carlo Levi peut poursuivre son
activité de médecin. Seulement, il est dans l‟interdiction de parler avec les autres confinati ( « Non devo vederli, perché è proibito »,
op. cit., p. 12), donc avec ceux dont il pourrait être proche, à différents niveaux.
2
18
contemple indéfiniment la mer, entend passer le chemin de fer, mais devra obligatoirement attendre
d’être reconduit dans le Nord. Tous ces éléments se retrouvent dans une expression telle que la « strada
immobile »1 : la route, symbole même du déplacement, perd pour Stefano toute capacité à le conduire
ailleurs. Le voici dans une position qui confine à l’absurde : c’est un homme du Nord déraciné mais
également une sorte de voyageur enraciné dans un environnement qu’il lui est rigoureusement impossible
de quitter. Stefano devient un voyageur attendant de reprendre la route ; nous en avons la confirmation
dans la formule du personnage d’Elena, avec qui Stefano entretient une relation amoureuse : « Tu qui stai
male e te ne andrai »2. Nous pouvons donc conclure que le rapport qui se joue entre le confinato et son
environnement doit immanquablement se résoudre par un détachement et un replacement du sujet dans
son univers originel. Mais comme nous allons le voir, les positions décentrées des auteurs vis-à-vis du
Sud, qui constituent une constante, vont avoir une influence certaine sur leur qualité de voyageurs hors
du commun.
Les confinati sont à eux seuls des voyageurs sortant de l’ordinaire, puisqu’on leur nie fermement la
possibilité de se déplacer tout en les maintenant dans un espace qui leur est résolument étranger. Qu’en
est-il alors pour ceux qui comme Ungaretti ou Piovene sont entièrement libres de leur moyen ? Eux aussi
vont dépasser dans le cadre de leur expérience du Sud les limites de cette qualité de voyageur. Nous
avions fait allusion précédemment à la notion de nostos (c’est-à-dire de retour chez soi au terme d’une
absence). Nous verrons plus loin en quoi cette perspective du nostos aura une influence sur la réécriture
de ces expériences humaines. En revanche, cette notion nous permet de convoquer le personnage
d’Ulysse, l’un des modèles les plus souvent convoqués par les auteurs. Nous avions cité la référence
qu’Alberto Savinio faisait au voyage de Télémaque pour retrouver son père, dans Capri3. Une telle
référence littéraire n’est pas anodine : le patronage du héros de l’Odyssée donne une nouvelle dimension
aux auteurs d’Italie du Nord ; les voici devenus de nouveaux découvreurs, désireux à la fois de rentrer
dans leur patrie mais également destinés à voyager sans relâche4. Nous pouvons d’ailleurs compléter cette
assimilation à des personnages classiques en parcourant notre corpus : outre Ulysse, découvrant de
nouveaux lieux au gré de la course de son bateau, c’est l’esprit de la Divine Comédie dantesque qui semble
1
PAVESE, op. cit., p. 4.
Ibid, p. 22.
3
Dans ce même texte, Savinio précise qu‟il mène une « vita randagia e vedova di riposo (p. 17) ; on peut légitimement penser que c‟est
l‟errance longue de plusieurs années d‟Ulysse (« eroe di sopportazione », selon sa propre expression, p. 53) que Savinio a en tête.
Citons enfin : « Io ponevo il piede sull‟isola chiamata Capri e in latino Caprae, dalle numerose capre che una volta vi soggiornavano.
Ma è forse una ragione questa per non stabilire un confronto tra questa isola e la patria di Ulisse ? » (p. 24). Ulysse est avant tout une
ombre planante, semblable à toutes celles qui peuplent l‟espace ouvert au surnaturel du Sud. « Guardia di Capri. Punto estremo
dell‟isola. Per poco che si aguzzi lo sguardo, si scoprono qundi le colonne d‟Ercole e l‟Ocean misteriso » (p. 58). L‟Odyssée est ainsi
une sorte d‟arrière-plan, de décor discret qui marque de son empreinte légendaire les textes de nos auteurs.
4
C‟est en tout cas la dimension que Savinio a voulu donner au personnage d‟Ulysse en en faisant le personnage principal de sa pièce
Capitano Ulisse, datant aussi de 1925, tout en réécrivant la partie du mythe située après son retour sur l‟île d‟Ithaque. Il déclare
d‟ailleurs dans l‟avant-propos à cette pièce : « Che una grandissima voglia di finirla struggesse l‟animo di Ulisse, era un bel po‟ che lo
sospettavo. [...] Fermo davanti a un mare di pece, a una nave ugualmente nera e sempre pronta a salpare : quella nave sulla quale Ulisse
non voleva imbarcarsi più, perché sapeva che appena iniziato, l‟ultimo viaggio si converte in penultimo. Era necessario dare un porto a
questo navigatore senza porto, un termine al suo viaggio, una morte alla sua vita » (Capitano Ulisse, Milano, Adelphi, 1989). Ulysse
quitte définitivement le monde à la fin de la pièce en suivant le personnage su Spectateur. On pourra d‟ailleurs se demander si le
voyage du Sud de nos auteurs ne se pense pas non plus comme un dernier voyage.
2
19
convoqué1. Voici à titre d’exemple ce qu’écrit Carlo Levi à propos de la population de Grassano et de ses
environs :
Cristo non è mai arrivato qui, né vi è arrivato il tempo, né l‟anima individuale, né la speranza, né il legame tra le
cause e gli effetti, la ragione e la Storia. Cristo non è arrivato, come non erano arrivati i romani, [...] né i greci [...]
: nessuno degli arditi uomini di occidente ha portato quaggiù il suo senso del tempo che si muove, né la sua
teocrazia statale, né la sua perenne attività che cresce su se stessa.2
La Lucanie au sein de laquelle Carlo Levi vécut pendant deux ans a tout des limbes dantesques :
ceux qui y vivent semblent privés de tout apport civilisationnel et vivent sans espoir. Leur situation
évoque en un sens celle des figures de l’Antiquité que Dante a placé dans la zone précédant le premier
cercle de l’Enfer, eu égard au fait qu’ils avaient été tenus historiquement hors de la lumière divine. Ce
rapprochement apparaîtra par la suite lourd de significations sur un plan politique. Pour l’heure, nous
voyons combien Carlo Levi semble s’assimiler à un Dante pèlerin traversant les Limbes 3. Une dernière
référence est tout à fait révélatrice elle aussi : celle du labyrinthe. Après avoir fait référence à Ulysse,
Savinio semble évoquer Thésée au moment de pénétrer dans « l’interno labiritinco » de Caprile4. Les
références littéraires de nos auteurs sont assez nombreuses. Leur seule présence montre bien que ce
voyage au Sud n’est pas considéré comme un événement anodin, mais fait presque en sorte que nos
auteurs prennent place dans une sorte de généalogie des grands voyageurs. Et même si cette référence se
fait pro forma, il n’en reste pas moins vrai que ces derniers mettent avant tout l’accent sur l’isolement qui
est le leur au moment de se confronter à leur environnement.
Pour mettre en lumière cet isolement de fait, les auteurs-voyageurs n’hésitent donc pas à
proposer des références littéraires classiques. En marge de ce phénomène, les ouvrages de notre corpus
font état de manière très précise de l’éloignement géographique dans lequel leurs auteurs se trouvent, et
qui constitue l’un des principaux facteurs dans cette prise de conscience de leur isolement. Une image
s’impose : celle de l’île déserte. Dans le confinement de Gagliano, Carlo Levi sent que le petit village,
situé à flanc de montagne, se coupe peu à peu du monde au cours de l’hiver :
Non arrivavano i giornali né la posta, per la neve che chiudeva le strade : l‟isola fra i burroni aveva perso ogni
contatto con la terra.5
1
Rappelons à ce propos que dans Tutto il miele è finito, Levi emploie une expression dantesque pour parler de la Sardaigne, « l‟isola
dei sardi ». Cette formule, située au vers 104 du Chant XXVI de l‟Enfer, est d‟ailleurs tirée d‟une intervention du personnage d‟Ulysse.
On ne saurait mieux boucler la boucle.
2
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 4.
3
Citons d‟ailleurs une formule de Marcello Benfante, dans son article « C’era una volta » (in Goffredo Fofi (dir.), Narrare il Sud.
Percorsi di lettura e di scrittura, Naples, Liguori, 1995, p. 17), définissant le voyageur idéal de l‟Italie du Sud : « È il pellegrino e il
nullatenente ». Simplicité et humilité seront autant de valeurs qui seront des plus profitables à nos auteurs lors de leur découverte de la
réalité méridionale.
4
SAVINIO, op. cit., p. 53.
5
LEVI, op. cit., p. 184. Dans Tutto il miele è finito, Levi ira même jusqu‟à se sentir hors du temps en s‟allongeant au fond d‟un
nuraghe : « Seduto in terra, dentro il giro di quei conci di pietra cruda, aggettanti torno torno fino al colmo da cui si mostra il cielo, par
di essere fuori del mondo, nascosti del tutto in quella secolare immobilità pastorale », op. cit., p. 36-37. Nous pouvons d‟ailleurs mettre
20
Le narrateur de Terra d’esilio assimile le lieu de son confino à une île, lui aussi : « Anelavo ormai di
andarmene come da un’isola deserta »1. Il est également à noter que le lieu où le voyageur ou le confinato
est amené à vivre voit son isolement renforcé par la confrontation avec un panorama plus global qui ne
fait que mettre en valeur sa position décentrée. On lit par exemple chez Carlo Levi :
La Fossa del Bersagliere è piena d‟ombre, e l‟ombre avvolge i monti viola e neri che stringono d‟ognintorno l‟orizzonte.
Brillano le prime stelle, scintillano di là dall‟Agri i lumi di Sant‟Acrangelo, e più lontano, appena visibili, quelli di
qualche altro paese ignoto, Noepoli forse, o Senise.2
Perception bouleversée, incertitude topographique : le petit village de Gagliano s’isole dans les
montagnes, Carlo Levi avec lui. Il arrive même parfois que ces descriptions panoramiques reprennent
l’opposition fondamentale entre Nord et Sud. Chez Savinio, l’île de Capri réunit à elle seule ces deux
mondes, en juxtaposant « Capri l’italiana » et « Capri la cosmopolita », placées toutes les deux sous le
regard de Savinio. Toutefois, c’est vers la partie sauvage de l’île que Savinio va choisir de se tourner,
même s’il est conscient de ne pas faire partie du monde mystique vers lequel il choisit de se diriger3, ce
qui est d’ailleurs le cas de tous les auteurs-voyageurs.
Au-delà de la situation géographique, c’est surtout la situation humaine dans laquelle se situe le
sujet qui nous renseigne sur le véritable facteur de sa position excentrée. Certaines formules de Cristo si è
fermato a Eboli sont très instructives de ce point de vue : « Mi par d’esser caduto dal cielo, come una pietra
in uno stagno »4, ou à propos de la venue de sa sœur : « Il suo arrivo era quello di un’ambasciatrice di un
altro Stato in un paese straniero, da questa parte dei monti »5. À aucun moment le voyageur ou le confinato
peut éviter de se sentir fondamentalement étranger. Et c’est souvent vis-à-vis de la population que cette
différence a tôt fait de faire état du « tacito distacco »6 qui se fait jour entre les voyageurs du Nord et les
habitants du Mezzogiorno. Dans sa préface aux Racconti siciliani de Danilo Dolci, Carlo Levi fait sentir que
le risque que courent les auteurs qui traitent des problèmes des habitants du Meridione est celui de rester
« estranei alla loro natura »7. De fait, c’est parfois les méridionaux eux-mêmes qui révèlent la tragique
réalité :
cette citation en confrontation avec celle de Pavese, tirée de Il carcere : « Stefano s‟era isolato come fuori del tempo, soffermandosi a
guardare le viuzze aperte del cielo » (op. cit., p. 25).
1
PAVESE, op. cit., p. 98. Notons que c‟est maintenant Robinson Crusoé qui fait office de figure tutélaire. Plus largement, l‟île occupe
une fonction symbolique attachée à l‟utopie : l‟île est un lieu coupé du reste du monde (n‟ayant que la mer pour seules frontières),
parfaitement autonome. Elle est en soi hors de l‟histoire. Ajoutons enfin qu‟une île comme Asinara, au large de la Sardaigne, occupa
durant la période fasciste le rôle de prison pour la noblesse éthiopienne.
2
LEVI, op. cit., p. 18.
3
« Rari sono quassù i forestieri, e questi pochi ancora hanno acquistato un che di paesano di locale », écrit Savinio, se rangeant luimême dans cette catégorie ; SAVINIO, op. cit, p. 37 et p. 55-56.
4
LEVI, op. cit., p. 18.
5
Ibid., p. 72.
6
PAVESE, Terra d’esilio, op. cit., p. 94.
7
Danilo DOLCI, Racconti siciliani, Palerme, Sellerio, 2008, p. 9.
21
Noi non siamo cristiani, non siamo uomini, non siamo considerati come uomini, ma bestie, bestie da soma, e ancora
meno che le bestie, [...] perché noi dobbiamo invece subire il mondo dei cristiani, che sono di là dall‟orizzonte, e
sopportarne il peso e il confronto 1
Deux mondes manifestent leur opposition : l’écrivain n’est finalement qu’un représentant du
Nord dont le fonctionnement est aux antipodes de celui du Sud. Sa présence dans le Mezzogiorno, à la
manière d’un ambassadeur, comme le disait Levi à propos de sa sœur, au sein d’une communauté
humaine ne fait que mettre davantage en valeur cette différence. Mais cette position comporte un
avantage certain : la position excentrée que nous évoquions jusqu’ici semble se transformer en une
position surplombante2. L’extériorité du voyageur n’est plus un inconvénient mais bien une qualité. En
effet, si Carlo Levi considère que toute personne venant du Nord devient pour les habitants de Lucanie
un « dio straniero »3, cette situation lui confère une hauteur de vue indéniable4. « Lei è straniero alle
nostre questioni. Lei potrà giudicare »5. Nous trouvons là l’amorce du mouvement d’intégration
progressive, du rapprochement du sujet en direction de son environnement, démarche capitale dans
l’appréhension de l’identité du Sud.
Contre toute attente, le déracinement subi par les auteurs se renverse. Progressivement s’impose
l’idée que l’écrivain-voyageur est capable de prendre le dessus sur la situation d’isolement qui lui est
imposée ; une interaction est bel et bien possible, au fur et à mesure que l’univers familier du sujet
s’éloigne non seulement spatialement, mais temporellement. Une déclaration de Carlo Levi nous informe
sur ce point lorsqu’il quitte Gagliano pour quelques jours. « Mi pareva che una parte di me fosse ormai
estranea a quel mondo d’interessi, di ambizione, di attività e di speranza »6. On peut ainsi dire que ce
rapprochement inattendu est le fruit de l’espèce de mise en abyme qui fait que le sujet, isolé, se retrouve à
appréhender un espace isolé également7 : les voyageurs sont à la base étrangers au Sud, tout comme le
Sud est étranger au Nord, mais ce rapport finit par se transformer. Et avant que les voyageurs ne
connaissent cette région en profondeur et ne deviennent un « relais indispensable »8 entre les deux parties
parties du pays, cette modification va avoir pour principal effet de mettre progressivement le sujet au
centre de son nouvel espace.
1
LEVI, Cristo, op. cit., p. 3.
Signalons d‟ailleurs que cette transformation est loin d‟être évidente, surtout au regard d‟une phrase comme celle qu‟écrit Pavese
dans Il carcere : « Stefano […] si ripeteva che tanta quella non era la sua vita, che quella gente […] era remota da lui come un deserto.
», op. cit., p. 11. On peut d‟ailleurs lire peu après : « Stefano si vedeva solo e precario, dolorosamente isolato, fra quella gente
provvisoria, dalle sue pareti invisibili ».
3
LEVI, op. cit., p. 72.
4
Levi reviendra d‟ailleurs très souvent sur cette idée : « Sulla mia terrazza il cielo era immenso, pieno di nubi mutevoli : mi pareva di
essere sul tetto del mondo, o sulla tolda di una nave, ancorata su un mare pietrificato » (ibid., p. 95).
5
Ibid., p. 21.
6
LEVI, op. cit., p. 218.
7
Comme l‟explique Franco Cassano, des territoires comme la Sardaigne et la Sicile appartiennent davantage au monde méditerranéen
qu‟à l‟Europe continentale : « Il Nord del paese è nel cuore dell‟Europa, il Sud invece è nel cuore di un mare » (Tre modi di vedere il
Sud, Bologna, Il Mulino, 2009, p. 20).
8
Tzvetan TODOROV, Nous et les autres, Paris, Points Seuil, 1989, p. 29.
2
22
S’ÉLOIGNER, SE RAPPROCHER : LE SUD, PLEIN CENTRE
Alors que l’expression du déracinement occupait une place importante dans la première
appréhension du Sud, nous voyons se profiler dans le cadre de cette première phase de l’expérience
méridionale un second mouvement, qui renverse complètement l’inévitable sensation d’extériorité. Plutôt
que de se considérer résolument à part, comme si un hiatus infranchissable les séparait de leur
environnement, les écrivains d’Italie du Nord commencent à se familiariser avec l’espace qui leur est
proposé, tout comme avec la réalité humaine qui est celle du Mezzogiorno. Ce mouvement d’inclusion sera
d’ailleurs la condition sine qua non de la connaissance profonde de cet univers, et de la prise de conscience
de son identité. Mais cette adaptation n’est en rien banale, surtout quand nous voyons combien certains
auteurs tiennent à marteler qu’il s’agit d’un processus presque contre-nature. Il s’agit d’une
transformation complètement inattendue, qui semble s’imposer à eux, là encore. Alberto Savinio exprime
très bien cette résistance ; il évoque dans son Diario calabrese ces barrières qui pourraient l’empêcher de se
rapprocher de l’objet qu’il a sous les yeux, à savoir la réalité du Meridione, parfois dans toute son horreur.
Une scène de la section intitulée Il ferry-boat è una nave femminile insiste tout particulièrement sur ce point.
Arrivé dans le Sud, le train dans lequel se trouve Savinio s’arrête dans la petite ville de Villa San
Giovanni, non loin de Reggio Calabria. Sur le quai apparaissent « le avanguardie delle povere folle in
attesa, le donne senza età cariche di fagotti e di poppanti, gli uomini scuriti e umiliati dalle fatiche
corporali »1. Observer la misère de ces hommes et de ces femmes est particulièrement insoutenable pour
tous les occupants privilégiés du wagon dans lequel se trouve Savinio : tous les rideaux des fenêtres
s’abaissent d’un seul coup, marque de cette distance irrépressible. Savinio tente d’en trouver les raisons,
et écrit :
Pudore davanti a un uomo – davanti a un simile. Pudore incompleto. Prigioniero io sono di un pudore completo.
Nonché, un uomo ma anche un animale, un albero, alzano subitamente intorno a me lo schermo del pudore. E presto
– lo sento – anche un oggetto...2
La force dramatique de ce que Savinio a sous les yeux entre en conflit direct avec ce qu’il appelle
« pudore ». Le voilà pris exactement entre deux tensions diamétralement opposées mais qui sont pourtant
légitimes autant l’une que l’autre. Preuve ultime de cette ambiguïté, Savinio préfère éviter la confrontation
en se retranchant derrière le rideau de son wagon. Plus tard au cours de son voyage, ces mêmes tensions
ambivalentes se représenteront de nouveau à lui :
Domenica a Catanzaro. Sono affacciato al parapetto della villa Margherita. Grandioso panorama di valli e monti. Il mio
contegno è di uomo muto di stupore. [...] Sono abituato a fingere di non vedere neanche quello che muoio dalla
voglia di vedere. A questo mi ha portato la necessità di conciliare curiosità, desiderio e pudore.1
1
2
SAVINIO, op. cit., p. 30.
Ibid.
23
Nous trouvons donc Savinio au centre d’un réseau de sentiments divergents qui s’appliquent à
l’appréhension du territoire du Sud : le sujet semble piétiner, tourner en rond, sans pouvoir exactement
se décider. Le Sud semble le mettre inévitablement dans un état de malaise tenace, le maintenir dans une
position assez inconfortable pour lui rappeler qu’il restera fondamentalement étranger à ce qu’il pourra
connaître. La distance que l’auteur du Diario calabrese entretient avec son environnement oscille
perpétuellement, d’un bout à l’autre du voyage, pour rappeler cette ambiguïté fondamentale. Mais ce
phénomène ne frappe pas seulement Savinio. Carlo Levi est lui conscient des difficultés qui sont les
siennes pour pouvoir entamer ce processus de familiarisation, d’humanisation de ce qui n’avait pour lui
ni repère particulier, ni sens précis. Ces difficultés se font jour dans Cristo si è fermato a Eboli, dès son
arrivée au village de Gagliano. Le docteur Milillo met en garde le nouvel arrivant contre l’utilisation des
philtres magiques de la part des habitants du village. Avec sûrement une grande part d’ironie envers
l’incompétent Milillo mais aussi une grande affection pour les villageois qu’il connut à Gagliano, voici ce
qu’écrit Carlo Levi :
Se c‟erano dei filtri, forse si sono vicendevolmente neutralizzati. Certo non mi hanno fatto male ; forse mi hanno, in
qualche modo misterioso, aiutato a penetrare quel mondo chiuso, velato di veli neri, sanguigno e terrestre, nell‟altro
mondo dei contadini, dove non si entra senza una chiave di magìa.2
Dans cette phrase, Carlo Levi réussit à synthétiser plusieurs éléments fondamentaux concernant
le Sud : la présence de la magie et la force vitale presque incontrôlable qui innerve l’Italie méridionale,
éléments qui auront un rôle crucial dans la suite de notre étude, mais aussi la confirmation du fait qu’une
région comme la Lucanie fait partie d’un monde autre, différent, impossible à ramener à une norme.
Enfin, Levi insiste sur le fait qu’une clé est nécessaire pour pénétrer cet univers en profondeur. Sans nous
intéresser pour le moment à l’immense question des pratiques magiques, nous avons l’affirmation de ce
que nous évoquions précédemment : un travail intérieur est indispensable pour pouvoir se familiariser
avec le Sud, mais une aide extérieure l’est également. En reprenant le parallèle entre nos voyageurs et le
personnage de Dante dans la Divine Comédie, nous pouvons dire que la présence d’un guide permet
souvent aux écrivains de faire le lien entre eux-mêmes et leur nouvel environnement. Carlo Levi s’en
remettra à la « chiave di magia » plutôt qu’aux explications du docteur Milillo ; quant à Alberto Savinio, il
pourra bénéficier d’une aide humaine dans le Diario calabrese ainsi que dans Capri3. Tout concourt donc à
faire progressivement entrer les écrivains-voyageurs au sein de cet univers. Le cloisonnement devient de
1
Ibid., p. 61. C‟est aussi un sentiment de curiosité qui pousse Guido Piovene à se lancer dans le voyage qui le conduira dans toute
l‟Italie, et par conséquent dans le Sud : « Sono curioso dell‟Italia, degli italiani e di me stesso » (op. cit., p. 9).
2
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 14.
3
Précisons toutefois que cette aide humaine possède des traits surnaturels, donnés par Savinio lui-même, qui s‟ingénie à entretenir en
permanence l‟ambiguïté de son expérience (autrement dit l‟incertitude de son positionnement vis-à-vis de ce qu‟il est amené à
découvrir), et par là-même de celle du Sud (perçu comme une terre primordiale, pétrie de surnaturel). Ainsi, les deux guides du Diario
calabrese s‟animalisent (« Nella mia visita a Catanzaro, mi sono guida due agnelli. Cortesissimi entrambi, e premurosi. Uno bruno e
l‟altro biondo », op. cit., p. 55), tandis que c‟est la magicienne Circé en personne qui devient une réactualisation du Virgile de la
Commedia, dans Capri : « Lampo silenzioso : il cielo si squarcia, e dal profondo del tempo piomba la voce di Circe a porgermi la
risposta », op. cit., 22.
24
moins en moins contraignant et la latitude dont les auteurs vont pouvoir bénéficier leur sera d’une
immense utilité pour découvrir des espaces nouveaux pour eux.
C’est dans l’appréhension spatiale que nous pouvons remarquer un phénomène des plus
intéressants. Ne se posant plus comme des corps étrangers, les sujets de l’épreuve du Sud commencent à
se rapprocher de leur environnement. Dans certains cas, nous les voyons même adopter une position
centrale dans cet univers, qui fait pendant à la posture surplombante dont nous avons donné quelques
exemples. Ils sont donc en mesure de devenir comme le centre de gravité de leur nouvel univers, le
temps d’une expérience riche de signification. Durant l’un de ses séjours en Sardaigne, Carlo Levi pénètre
dans un nuraghe, c’est-à-dire une construction de forme conique, typiquement sarde, ménageant une
ouverture à son sommet. Cette expérience est relatée de la façon suivante :
Nessun altro segno di vita, né voce di uomini, né geometria di case, né fumo di focolari, appare […] nella
lunghissima distesa dei monti verdi e azzurri, fino a quelli ultimi, laggiù, quasi trasparenti per la distanza. Su una
piccola altura, alla mia sinistra, sorge una torre di pietra. È un nuraghe.
Mi arrampico per il pendio, tra gli asfodeli ondeggianti e gli alti fiori giallo-verdi delle ferule [...]. Trovo l‟aperura, e
mi butto, con la testa in avanti, strisciando come un serpente, per lo stretto cunicolo, dove il mio corpo entra a
stento. Nell‟interno del nuraghe è penombra, e il silenzio pare più fitto. Seduto in terra, dentro il giro di quei conci di
pietra cruda, aggettanti torno torno fino al colmo da cui si mostra il cielo, par di essere fuori del mondo, nascosti del
tutto in quella secolare immobilità pastorale.1
Un peu plus loin, en pénétrant dans le nuraghe Piscu, Levi précisera la sensation ressentie lors de
cette première expérience :
Dentro al nuraghe c‟è ombra e silenzio, e, naturalmente, senza intervento dell‟immaginazione o sforzo della ragione o
della fantasia, il senso fisico di esser in un altrove, in una regione ignota, prima dell‟infanzia, piena di animali e di
selvatica grandezza.2
Un autre monde semble se dessiner autour de Levi, aussi surnaturel que pouvait être celui décrit
par Alberto Savinio. Plus étonnant encore, la présence ce nouveau monde semble acceptée comme étant
une donnée de fait, presque immanente : ce nouveau monde n’est pas le fruit d’une conceptualisation,
d’une réflexion. Levi récuse la possibilité que cet autre monde ait quelque chose d’artificiel, de purement
abstrait : il est une réalité spontané, annonçant la capacité du Sud à générer dans l’esprit des images de
territoires autrement plus lointains. Mais plus que l’espace, c’est le temps qui se métamorphose, jusqu’à
abolir ses propres frontières : l’une des caractéristiques principales de la temporalité du Sud est déjà
présente. En somme, toute sa particularité s’exprime d’emblée, ne serait-ce que dans cette simple
expérience, preuve de sa capacité à se révéler à n’importe quel moment. L’altérité du monde méridional
1
2
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 36-37.
Ibid., p. 47.
25
affleure en permanence dans chaque objet, de façon sous-jacente. Mais elle s’exprime également de
manière bien concrète, jusqu’à prendre complètement le pas sur la réalité : ce qui était jusque là caché,
envisagé abstraitement, se met à recouvrir toute la réalité. Ce qui demeure pour le moment extrêmement
frappant réside dans la position de Levi, qui une fois arrivé au centre du nuraghe devient le centre de
gravité de l’espace et du temps, tandis que tout semble s’effacer autour de lui1. Le voilà au centre de tout
un univers2. Mais précisons que cette expérience du nuraghe en appelle une autre, conduite à peu près de
la même façon, située temporellement plusieurs années en amont, pendant le confino en Lucanie.
Nel mezzo del cimitero si apriva una fossa, profonda qualche metro, con le pareti ben tagliate nella terra secca pronta
per il prossimo morto. [...] Avevo preso l‟abitudine, nelle mie passeggiate al cimitero, di scendere nella fossa e di
sdraiarmi nel fondo. [...] Non vedevo altro che un rettangolo di cielo chiaro, e qualche bianca nuvola vagante : nessun
suono giungeva al mio orecchio. In quella solitudine, in quella libertà passavo delle ore.3
Aucun élément ne vient empêcher Levi de vivre cette expérience, alors que tout autour de lui la
vie suit imperturbablement son cours4. Elle est en soi la preuve de la qualité exceptionnelle qui est celle
des voyageurs-écrivains septentrionaux ; c’est à eux seuls que sera permise la connaissance de la profondeur
du Sud que Levi semble avoir voulu chercher : en Sardaigne, aucun des amis qui l’accompagne
n’accomplira une chose pareille. Étant particulièrement sensibles aux signes extérieurs, les auteurs d’Italie
du Nord peuvent percevoir toute l’intériorité secrète qui se cache dans l’espace méridional. Dans un
premier temps, nous assistons à un éveil à cette richesse cachée. Le voyageur n’est plus exactement
étranger car il est capable de ressentir la puissance qui est partie intégrante du monde méridional. Nous
avons vu en quoi chez Carlo Levi, mais nous pouvons également citer Giuseppe Ungaretti, concluant la
relation d’une visite à Pompéï, intensément mystique et déroutante :
Lo stupore che si prova in questa città è ch‟essa sia ancora calda del respiro della sua sua gente ; non si presenta
come una memoria, né come un sogno, ma come un momento antico per il quale il tempo incomincia appena ora a
trascorrere. E l‟angoscia d‟avere girato per queste strade [...] è di non potere, ringiovaniti di 2000 anni, tornare lì a
rianimarle. Non si fanno purtroppo miracoli che in sogno, e la separazione millenaria che la morte ha messo per noi,
fra lei e la sua popolazione, chi l‟abolirà mai ?5
Le mélange des temporalités, qui apparaîtra comme la marque distinctive du Sud, est ici analysée
à travers la force qu’elle est capable de dégager, allant jusqu’à créer un malaise véritable chez lui qui s’y
1
« Stavo sdraiato in terra a contemplare, nel cavo profondissimo silenzio, il cielo rotondo, come dal fondo di un pozzo » (ibid.), écritil. L‟espace immédiat et le temps présent perdent de leur substance, Levi pénètre au plus profond de l‟infini et de l‟intemporel, à la
manière du dormeur proustien : « Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l‟ordre des années et des mondes »
(in Marcel PROUST, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, Folio, 1988, p. 5).
2
Il peut parfois y avoir comme une identification avec le paysage : c‟est le cas du personnage de Boz chez Curzio Malaparte.
Observant un orage depuis la fenêtre du train qui traverse la région de Naples, « il prigioniero si sente strappare a viva forza da quel
paesaggio di templi e di onde schiumose, come se anch‟egli fosse una colonna di pietra, pesante, dura, compatta, affondata nella terra,
abbarbicata al terreno come un albero con mille profondi radici » (op. cit., p. 36).
3
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 59.
4
En Sardaigne comme en Lucanie, l‟expérience est conclue par l‟apparition d‟un visage de connaissance dans le champ de vision de
l‟écrivain, opérant un brusque retour au présent. Plus largement, nous renvoyons à propos du rapport du sujet à l‟environnement naturel
au recueil de Giuseppe Sangirardi, Le paysage dans la littérature italienne. De Dante à nos jours, Editions de l‟Université de Dijon,
2006.
5
UNGARETTI, op. cit., p. 56.
26
trouve confronté, en l’occurrence Ungaretti lui-même. Ces sensations sont très proches de celle de la
maestas ou du tremendum, ressenties selon Mircea Eliade par un sujet au contact, dans la Nature, d’un
élément hétérogène, d’une nature différente (le sacré, en l’espèce) ; il y a donc comme une épiphanie de la
part du sujet1. Reste qu’au moment de son éveil à cette « présence » hétérogène, les conséquences sont
bien autres : il s’agit avant tout de réduire considérablement le fossé qui s’était creusé dès le départ entre
le sujet de l’expérience et le milieu où elle se déroulait. C’est une démarche de conciliation, de médiation
qui est en train de s’accomplir. Et il est d’ailleurs significatif qu’à ces expériences naturelles s’ajoute un
rapprochement humain, lui aussi décisif.
La réalité que les écrivains du Nord apprennent à connaître est donc naturelle mais surtout
humaine. Les « paysages humains », autrement dit l’indéfectible présence de groupes sociaux dans
l’environnement immédiat du sujet, ont une place primordiale dans tous ces ouvrages portant sur le
Mezzogiorno. La meilleure preuve de la fin de l’extériorité du sujet de « l’épreuve du Sud » à son
environnement consiste surtout dans une insertion dans un cercle social précis, a fortiori dans le cas d’un
confino. Le temps naturel étant bien différent du temps humain, la vie quotidienne devient le vecteur
principal de l’intégration du sujet au centre de la réalité méridionale. Quitte à ce que le sujet abandonne
entièrement son ancien modus vivendi ; c’est ce qui ressortait de l’acte manqué de Carlo Levi parti à la
découverte de la Sardaigne intérieure et de ses villages isolés en laissant ses valises à l’hôtel. Le confinato
est tout de même capable de s’agréger au groupe social2, même si sa position reste inévitablement
ambiguë :
Stefano avrebbe potuto mescolarsi con gli altri e dimenticare il lucido pomeriggio esterno cantando e gridando in
quella stanza dalla volta bassa di legno […]. Così aveva fatto Pierino, la guardia di finanza. [...] Stefano invece s‟era
chiuso con gli altri e aggirato con gli altri, ma staccato da loro, a cogliere qualcosa che il baccano e le risate e la
musica rozza turbavano soltanto per una labile giornata.3
Même s’il tient à conserver sa position marginale, qui le sert à se démarquer très facilement des
personnes qu’il est amené à côtoyer dans sa ville d’exil, Stefano se rend compte qu’il est conduit malgré
lui à perdre une partie de son extériorité totale4. L’intégration à l’environnement se fait malgré tout, et
parfois à l’initiative du sujet. À l’opposé du confino tel que veut le vivre le héros de Pavese se trouve la
manière dont Carlo Levi appréhende cette vie d’exil, interagissant, à travers son activité de médecin, avec
la population paysanne pour laquelle il devient indispensable. Ce dernier représente le mieux cet idéal de
1
ELIADE, op. cit., p. 101. « La Nature n‟est jamais vraiment « naturelle » », écrit par ailleurs Eliade. Cette phrase prendra tout son
sens lorsqu‟il s‟agira de définir le rôle joué par le sacré, partie intégrante de l‟univers méridional, et tangible jusque dans ses moindres
objets.
2
La sœur du podestat de Gagliano tient à faire comprendre à Carlo Levi que sa position de confinato ne l‟empêche pas d‟entretenir une
vie sociale ; il pourrait même devenir un intime du chef de l‟autorité à Gagliano : « Lei sarà come in famiglia » (op. cit., p. 48).
3
PAVESE, op. cit., p. 25.
4
Plus haut, Pavese écrivait : « [Stefano] aveva colto specialmente l‟illusione che la sua stanza e il corpo di Elena e la spaggia
quotidiana fossero un mondo coì minuto e così assurdo, che bastava portarsi il pollice davanti all‟occhio per nasconderlo tutto. Eppure
quel mondo strano, veduto da un luogo più strano, conteneva anche lui » (ibid., p. 24).
27
rapprochement, d’intégration dans l’univers ambiant1. On le voit d’ailleurs encore mieux dans Tutto il
miele, au travers d’une scène comme celle où Levi est invité à participer à un repas où un agneau est tué
puis cuit à la broche. Pour Giulio Ferroni, cette scène et la description qu’en fait Carlo Levi est
symptomatique de
tutta la capacità di Levi di entrare nelle forme più antiche e segrete del rapporto tra l‟uomo e la natura, di sentire
dall‟interno le pratiche che legano l‟umanità al mondo naturale e animale, alla violenza primigenia, nel nesso tra fuoco
e carne, tra morte e cibo.2
Si nous disions au début de cette partie, que le voyageur était une sorte de corps céleste autour
duquel gravitait tout un système astral, nous pouvons à présent redéfinir cette image. Car le voyageur est
alternativement à la périphérie de cet univers, dont les réalités et les pratiques sont loin d’être les siennes,
mais parfois le centre autour duquel tout gravite. Cette oscillation entre ces deux positions (solidarité et
exclusion) est pour ainsi dire la règle inévitable du déroulement de cette « épreuve du Sud », du fait de la
situation exceptionnelle de ces découvreurs hors du commun, dont l’expression est bien une constance
de ces ouvrages3. En outre, nous pouvons voir se mettre en place progressivement les bases de la
démarche d’identification qui sera capitale dans la réponse à la question de l’identité du Sud. Mais comme
nous avons pu le voir, ce mouvement de détachement-rapprochement est encore imprécis ; il manque
tout simplement une direction aux écrivains pour répondre à la curiosité qu’ils éprouvent pour le Sud.
Cependant, ce sont les frontières mêmes de cet espace méridional qui sont les premiers obstacles à ce
désir de connaissance : le Sud que découvrent les auteurs découle d’une vision parcellaire (le confino
l’illustre parfaitement), extrêmement limitée. De plus, on peut légitimement s’interroger, vu la
méconnaissance globale du Sud à l’époque des premiers voyages des auteurs du Nord, sur la manière
dont ces frontières sont dessinées par ces auteurs. Autant de questions auxquelles nous allons à présent
tenter de répondre.
1
À ce sujet, Guido Piovene voit – comme plus tard Raffaele La Capria - dans le lien étroit qui unit l‟homme à son environnement
comme une caractéristique du Sud : « L‟uomo napoletano è sempre parte integrante del paesaggio » (op. cit., p. 464).
2
Giulio FERRONI, Prefazione, in Tutto il miele è finito, op. cit., p. 14.
3
Il y a dans la manière qu‟ont les auteurs de se situer par rapport à cet environnement qu‟ils ont connu et sur lequel ils choisissent
d‟écrire une position assez similaire à celle qu‟occupe un soliste dans certaines œuvres musicales. Par exemple, le violon solo de la
Schéhérazade de Rimsky-Korsakov peut adopter une position extérieure (afin d‟introduire ou commenter les phrases musicales jouées
par l‟orchestre) ou bien s‟inclure dans tout le groupes des instruments à cordes et jouer à l‟unisson avec eux.
28
LES FRONTIÈRES DU SUD : DONNER UNE FORME À L’INCONNU
LA NORME EN QUESTION. QUELLE(S) FRONTIÈRE(S) POUR CET UNIVERS ?
À partir du moment où l’environnement se met à devenir plus familier, ou du moins quand les
auteurs ont la sensation d’être en mesure d’interagir avec celui-ci, la question de la frontière devient d’une
importance tout à fait cruciale : la frontière humanise, elle est le signe objectif des limites de la
connaissance et de l’inconnu1. Nous avons vu en quoi cette question pouvait avoir un relief tout
particulier dans le cadre d’une interrogation sur l’identité du Sud qui doit être avant tout défini avec le
plus de précision possible ; la frontière donne une première forme, une esquisse à compléter, un visage
entr'aperçu, pour ne pas dire une silhouette. L’incertitude et l’ambiguïté qui entoure ces frontières entre
le Nord et le Sud ont d’ailleurs nécessairement une influence sur le sujet, lui aussi concerné par cette
réflexion. D’une part parce qu’elle le conduira à mieux connaître le Mezzogiorno, mais surtout, et dans un
premier temps, à donner une cohérence à un environnement non seulement incertain mais aussi
extrêmement ambigu, même si elle doit s’avérer approximative. Mais la définition d’un cadre général
permettra d’autant mieux aux écrivains de mettre en évidence les particularités inhérentes à
l’environnement ainsi délimité. C’est sur ce point que nous allons insister maintenant. Dans le texte La
passeggiata, inclus dans le recueil des Fughe in prigione de Curzio Malaparte, nous trouvons une confirmation
de cette idée. Boz, après avoir quitté la ville de Rome en train pour rejoindre la Sicile, son lieu de confino,
retrouve la ville de Messine, liée à la période de son enfance. Quand la définition d’une frontière est
possible, elle peut donc être liée à une sensation réelle de familiarité, comme l’illustre l’extrait suivant :
Boz cammina tenendo sua madre a braccetto, si sente riposato e allegro, l‟aria frizzante del mattino gli dà una
leggera ebrezza, anche sua madre è contenta, cammina a passi svelti, giovani, appoggiandosi lieta e affettuosa al
braccio del figlio, si guarda intorno e dice ogni tanto : « È proprio bella Messina ».2
Les frontières de cet environnement sont donc parfois liées à un souvenir d’enfance3 ; il y a non
seulement une redécouverte, mais surtout une humanisation de l’inconnu, démarche assez importante
pour donner une cohérence à l’espace, surtout s’il s’agit d’un espace imposé. Suivant de très près cette
démarche, les auteurs semblent vouloir s’improviser géographes, topographes : l’espace qu’ils sont
1
Afin d‟en donner une définition, nous pouvons nous reporter à l‟ouvrage de Franco Cassano, Il pensiero meridiano, Bari, Laterza,
2007 [2003], p. 51 : « Le frontiere sono i luoghi in cui i paesi e gli uomini che li abitano si incontrano e stanno di fronte. Questo essere
di fronte può significare molte cose : in primo luogo guardare l‟altro, acquisirne conoscenza, confrontarsi, capire che cosa ci si può
attendere da lui ». La frontière donne une unité à un territoire, en se basant sur des critères objectifs dans la manière dont elle est
délimitée, tandis qu‟elle unifie au sein d‟un même groupe humain tous ceux qui y sont inclus.
2
MALAPARTE, op. cit., p. 43.
3
Ailleurs dans le recueil, Malaprte évoquera son souvenir d‟une visite en Campanie, dans la région de Pouzzoles, occasion pour le
jeune adolescent qu‟il était alors d‟un enrichissement culturel notable. Commentant sa découverte de « l‟arco di Baia, il lago di Averno
e il colle di Cuma » (Ode alla sibilla cumana, ibid., p. 127), Malaparte écrira : « Furono i giorni più felici della mia vita » (ibid., p.
127).
29
amenés à visiter ou celui dans lequel les confinati doivent s’habituer à vivre est des plus réduits, mais est
évidemment inclus dans un territoire beaucoup plus large, à savoir le Mezzogiorno, espace dont les
frontières doivent être elles aussi humanisées. On note d’ailleurs que ces limites plus lointaines (mais
également incertaines) constituent la ligne d’horizon ultime des écrivains-voyageurs. En effet, comment
donner une géographie du Sud, à une époque où une ignorance quasiment totale encercle cette zone
géographique particulière, décentrée vis-à-vis du Nord ? Pour l’heure, il n’est possible que de proposer
des approximations. Le titre du livre de Carlo Levi l’illustre très bien : « Cristo si è fermato a Eboli ». Son
auteur en propose d’ailleurs lui-même un commentaire :
La frase ha un senso molto più profondo, che, come sempre, nei modi simbolici, è quello letterale. Cristo si è davvero
fermato a Eboli, dove la strada e il treno abbandonano la costa di Salerno e il mare, e si addentrano nelle desolate
terre di Lucania. Cristo non è mai arrivato qui, né vi è arrivato il tempo, né l‟anima individuale, né la speranza, né il
legame tra le cause e gli effetti, la ragione e la Storia.1
Si Levi est en mesure de proposer des définitions de frontières, celles-ci sont limitées à la seule
Lucanie, et sont à la fois réelles (Levi donne une vérité à la signification littérale de cette phrase), mais
comme nous allons le voir, plus symboliques. En l’espèce, elles sont tout aussi invisibles que les
frontières qui sont censées séparer le Nord et le Sud de l’Italie. La ligne de chemin de fer dont parle
Carlo Levi est à ce titre le seul élément tangible pour tracer des lignes de démarcation qui restent, en
dehors de ce cas particulier, plutôt vagues. Toutefois, ces frontières plus symboliques sont assez
nombreuses : elles sont économiques, culturelles, linguistiques, sociales, et nous verrons que la plupart
d’entre elles sont tout à fait légitimes. Tout peut constituer une frontière, même ce qui est par nature
invisible2. Dans Tutto il miele è finito, Carlo Levi associera ces deux éléments à propos d’un seul et même
paysage : « Fermo in questo incanto rimango a guardare quel mondo serrato nei suoi confini d’aria e di
granito, nel suo eterno isolamento »3. Et avec un fonctionnement qui pourrait presque être proustien,
Guido Piovene réussit à mettre en place des frontières olfactives à propos de la Sardaigne :
L‟aria è pregna del miscuglio degli odori dei pini e delle erbe aromatiche. La Sardegna è aromatica non meno della
Sicilia e della Calabria, sebbene in maniera diversa, con profumi meno fastosi.4
Tout peut devenir une frontière, significative, même si ce qui en fait office n’a pas la réalité d’une
chaîne de montagnes ou d’un fleuve5. Seulement, l’évanescence de certaines de ces limites imaginées peut
1
LEVI, op. cit., p. 3.
Le Sud semble alternativement autoriser toutes les frontières possibles, qu‟elles soient physiquement repérables ou simple produit de
l‟esprit. Ce qui conduit assez rapidement à conclure à leur relativité, si ce n‟est à leur inutilité. Le Sud est-il une réalité trop protéiforme
pour être définitivement borné par une stricte ligne de démarcation à la pertinence relative ? Nous trouvons en réalité déjà là in nuce les
prémices de la réflexion à venir des écrivains sur la mesure du Sud : les terminologies et les catégories importées du Nord ne sauraient
être entièrement applicables à la situation méridionale. Le Mezzogiorno est en quelque sorte sa propre norme, un unicuum. D‟où en fin
de compte l‟idée lévienne de résolution endogène de la questione meridionale.
3
LEVI, op. cit., p. 100.
4
PIOVENE, op. cit., p. 705-706.
5
Proust, dont nous parlions à propos des sensations olfactives de Piovene, s‟est servi, au fil de la Recherche, de ces frontières fragiles
(comme peut l‟être une fleur, dans cet exemple) mais d‟une valeur incontestable : « Rares encore, espacés comme les maisons isolées
2
30
avoir pour conséquence de contrarier cette tentative de définition. Et ce sont un ensemble de problèmes
de perception qui vont prendre le pas sur cette recherche.
Les frontières restent, malgré tous les efforts concédés, des entités bien vagues. Carlo Levi va
jusqu’à peindre son environnement pour tenter de le réduire à une forme humaine, convenant le mieux
possible à sa perception, mais cette manière de procéder reste isolée. La recherche des frontières est
gênée par un ensemble de phénomènes très contrastés. On peut par exemple repérer une très forte
sensation d’angoisse, comme celle qui s’empare de Boz, le personnage de Malaparte, observant de la
fenêtre de son wagon de train une véritable tempête :
Profondi gorghi purpurei si spalancano sui monti, una luce sulfurea ne trabocca, il cielo si lacera all‟improvviso con un
aspro crepitìo di tela strappata, una luna turgida di sangue giallo rotola fumigando e stridendo attraverso le macchie
di rovi e di ginestre, le colonne, le onde bianche di schiuma. Boz appoggia la fronte al vetro del finestrino, una quiete
umida e fredda gli scende in cuore. Tutto affonda dietro di lui, nella calda penombra dello scompartimento. 1
Au cours de cette tornade (« Un vero uragano », dit l’un des personnages qui assiste à la scène2),
tout finit par se mélanger pour ne plus former qu’un tout indifférencié. Le perpetuum mobile qui préside à
cette scène donne une certaine esthétique baroque à la description, mais démontre surtout l’impossibilité
pour Boz de fixer de manière définitive tous les éléments qui se chevauchent et s’entrecroisent
indéfiniment les uns les autres. L’un des personnages de Danilo Dolci, Gino finit par se retrouver dans la
même situation que Boz : « Ci siamo incamminati verso il feudo : era un mare, non si capiva niente, non
ho la sensazione di quanti ettari era : cielo e terra »3. Mais si tout se mélange, c’est aussi que tout semble
s’envelopper dans une atmosphère d’une ambiguïté impénétrable : si le Sud dans sa totalité est entouré
d’un flou géographique, chaque partie de cet ensemble l’est tout autant. Alberto Savinio attire l’attention
du lecteur sur ce point dans Capri, au moment de son arrivée sur l’île :
Una bianca, dolcissima nube fa anello intorno la vetta del monte maggiore. I capi estremi dell‟isola tagliano l‟onda
come sproni di nave. Ma siamo noi veramente che andiamo incontro all‟isola, oppure è l‟isola che, rotte le sue ancore
di granito, muove incontro a noi ?4
L’apparente mobilité de l’île de Capri nous replonge une nouvelle fois dans l’atmosphère
fantastique qui avait dominé l’incipit de l’ouvrage. La question de Savinio n’est-elle pas uniquement
formelle et rhétorique ? C’est l’instabilité même de l’univers capriote qui s’incarne d’entrée de jeu, ne
faisant qu’anticiper sur le contenu de l’œuvre, qui n’aura de cesse de donner des preuves de ces jeux
qui annoncent déjà l‟approche d‟un village, [les bleuets] m‟annonçaient l‟immense étendue où déferlent les blés, où moutonnent les
nuages » (Du côté de chez Swann, op. cit., p. 137).
1
MALAPARTE, op. cit., p. 29.
2
Ibid., p. 28.
3
DOLCI, op. cit., p. 138.
4
SAVINIO, op. cit., p. 14.
31
d’apparences, de ces reflets trompeurs. Ambiguïté spatiale, parfois mêlée à une ambiguïté temporelle1 :
les ambiances fantasmagoriques que nous évoquions plus haut trouvent ici une nouvelle application. Si
les auteurs choisissent de dépeindre les espaces en y ajoutant la présence du surnaturel, c’est également
pour mieux s’approcher du bouleversement spatial qui se produit très souvent sous leurs yeux.
En plus de l’expression de ces bouleversements spatiaux, les auteurs voient leurs perception du
territoire contrariée par la dimension même de l’espace qu’ils doivent appréhender. Lors de son voyage
en Sardaigne, Carlo Levi s’avoue à plusieurs reprises impressionné par l’immensité du paysage qu’il
observe, dès sa première description : « Sulla terra, sparsa di rocce biancastre, si levano a perdita d’occhio
i gigli selvaggi, e, diritti sui gambi leggeri, i fiori degli asfodeli »2. Plus loin dans son ouvrage, dans la
description du village d’Orgosolo, Levi écrit :
Viene la notte, ma il cielo ha ancora un chiarore colorato, una lunga, persistente luce livida che tinge le distanze, e le
chiude in mura d‟aria che pare isolino dal mondo circonstante il paese assediato : una patetica siepe di vapori che lo
dividono dall‟infinito supposto al di là.3
À travers ce notturno, dont la poésie semble être un hommage à la poésie du Tasse4, Levi réussit à
séparer deux univers bien différents : celui du petit village, dans une situation d’isolement similaire à celle
du village de Gagliano que nous avons analysé précédemment, et celui du reste du monde, assimilé à
l’infini. Notons d’ailleurs que Cesare Pavese emploie cette même d’idée d’immensité dans la nouvelle
Terra d’esilio : « Laggiù c’era il mare. Un mare remoto e slavato, che ancor oggi vaneggia dietro ogni mia
malinconia. Là finiva ogni terra su spiagge brulle e basse, in un’immensità vaga »5. Il est d’ailleurs très
significatif que le narrateur de la nouvelle de Pavese assimile cette immensité à l’idée de finis terra : le Sud
marquerait une sorte de bout du monde. Il apparaît donc difficile pour les auteurs de préciser leurs
impressions visuelles. Si nous cherchons les raisons de cet état de fait, nous voyons que la question de la
perception est comme à nouveau bloquée par la pression de deux forces contradictoires, situées à deux
niveaux d’observation différents. À une échelle réduite (en d’autres termes à l’échelle humaine), les
auteurs se trouvent confrontés à leur propre isolement : l’espace immédiat leur semble le plus souvent
illisible. Une image semble s’imposer : celle du labyrinthe. Comme l’explique Piovene : « Viaggiare in
Calabria significa compiere un gran numero di andirivieni, come se si seguisse il capriccioso tracciato di
1
Dans l‟Ode alla sibilla cumana, Malaparte, revenu sur des lieux connus dans son adolescence, tente de retrouver, en vain, certains
endroits qui avaient produit sur lui une irrépressible fascination : la réalité ne correspond plus au souvenir ; « M‟ero messo a cercare
nel bosco la querce dalle fronde d‟oro, spiando se in cielo apparisse il volo delle due colombe di Enea. Ma per quanto provassi a
schiantare i rami più lisci, che feriti dal sole davano aurei bagliori, non mi fu dato di ritrovare l‟albero meraviglioso » (op. cit., p. 129).
2
LEVI, op. cit., p. 36.
3
Ibid., p. 100.
4
La lecture de cette description rappelle l‟atmosphère mystérieuse et remplie de tension de l‟ouverture du Chant XII de la
Gerusalemme liberata : « Era la notte, e non predean ristoro / co „l sonno ancor le faticose genti : / ma qui vegghiando nel fabril lavoro
/ stavano i Franchi a la custodia intenti » (Torquato TASSO, Gerusalemme liberata, Milan, Mondadori, 2006 [1983], XII, vv. 1-4, p.
269).
5
PAVESE, op. cit., p. 91. Cfr. aussi Piovene, qui assimile la vallée de Taormina (Sicile) à un « fiordo senza fini tra le montagne », op.
cit., p. 581.
32
un labirinto »1. Si l’espace peut donc s’avérer être un véritable labyrinthe à une échelle réduite, la situation
à une échelle plus large n’est pas plus évidente. Enfermé à l’intérieur du petit village de Gagliano, Levi se
met à douter de la réalité du territoire qui s’étend au-delà de la minuscule localité, et écrit : « Davanti a me
si alzava, come una grande onda di terra, uniforme e spoglio, il monte di Grassano, e in cima, quasi
irreale nel cielo, come l’immagine di un miraggio, appariva il paese »2. L’appréhension visuelle de l’espace
doit donc déboucher nécessairement sur une aporie, aussi bien à l’échelle du sujet qu’à un niveau de
perception plus global : « L’architettura nitida della visione accoglie anche lo sfumato e l’indefinito »3. Ce
que Piovene applique à la vallée de Taormina pourrait très bien s’appliquer à n’importe quelle tentative
de définition d’une frontière. Le voyageur doit s’avouer que l’espace auquel il se confronte n’est pas
efficacement lisible avec les moyens dont il dispose.
Le sujet de « l’épreuve du Sud » doit par conséquent accepter que sa vision de l’espace reste
imparfaite, parcellaire uniquement. Comme le dit Piovene dans l’avant-propos de son Viaggio in Italia :
« Non si può vedere tutto »4. La perception imparfaite des frontières est donc un nouvel échec pour les
auteurs, qui subissent encore une fois leur environnement, faute de pouvoir l’appréhender. Ce qui
d’ailleurs va déboucher sur une difficulté supplémentaire : à force de devoir s’habituer à un univers
réduit, les limites dans lesquelles se trouvent les auteurs vont avoir tendance à se restreindre de plus en
plus. Parti peindre les environs du village de Gagliano, Carlo Levi écrit : « Il percorso mi era noto ; era un
po’ come un viaggio nella mia camera »5. Faute de pouvoir trouver les limites exactes du Sud, les écrivains
écrivains septentrionaux vont se retrouver partie intégrante d’un monde fermé, cloisonné. Le Mezzogiorno
va de plus en plus s’apparenter à une prison.
DE LA PRISON À CIEL OUVERT AUX FUGHE IN PRIGIONE
Alors que les auteurs souhaitaient voir leur horizon visuel s’élargir, en essayant de donner des
frontières précises à un univers jusqu’ici connu de façon parcellaire, un second mouvement, vient entrer
en contradiction directe avec le premier. La tentative d’ouverture se résout avec un resserrement de
l’espace. Les frontières se dressent au plus près du sujet qui se sent alors prisonnier de l’espace : le Sud
est de nouveau subi, et d’une manière encore plus violente, puisqu’il retient le voyageur-écrivain malgré
lui ; nous y avions fait allusion au moment où il s’agissait de présenter les écrivains du Nord comme des
1
PIOVENE, ibid., p. 659. L‟image revient également chez Giuseppe Ungaretti : « Non so se sia riuscito a farvi sentire […] come la
Lucania si svolga in successione serpeggiante di valli, ecome, per sentirne, lievito a noi, la solitudine, basti un treno che sparisca dietro
un monte » (nous soulignons ; op. cit, p. 27).
2
LEVI, op. cit., p. 142. Cfr. aussi p. 73 : « Matera non si vedeva ».
3
PIOVENE, op.cit., p. 581.
4
Ibid., p. 7. Il est par ailleurs possible de rapprocher cette phrase de celle de Jean Giono (auteur d‟un Voyage en Italie, paru en 1954 et
évoquant son séjour le conduisant du Sud de la France en Italie du Nord (soit l‟exact inverse du trajet des auteurs de notre corpus)),
écrite dans son roman Un roi sans divertissement, paru dans l‟après-guerre (1947) : « On ne voit jamais les choses en plein », in Un roi
sans divertissement, Paris, Gallimard, Folio, 1972, p. 103.
5
LEVI, op. cit., p. 141.
33
êtres humains en décalage avec leur environnement : c’était leur situation même qui générait leur
isolement. Le rapport n’est plus exactement le même maintenant, puisque c’est tout l’espace qui se
retrouve progressivement assimilé à une prison : il est d’ailleurs très significatif que Cesare Pavese ait
choisi Il carcere pour titre de son court roman qui évoque le séjour (contraint, il est vrai) du personnage de
Stefano, alors que Carlo Levi, prenant comme titre Cristo si è fermato a Eboli, sembla privilégier la
découverte principale de cette expérience, c’est-à-dire celle des conditions de vie tragiques de toute une
partie de la population italienne. À travers ce titre, Pavese tient à porter l’accent sur la condition physique
et psychologique dans laquelle se trouve son personnage : elle n’est plus purement symbolique. En outre,
insister sur l’idée d’enfermement spatial aura pour conséquence d’aider les auteurs a faire comprendre au
lecteur la dimension tragique du monde méridional, aspect qui sera développé et analysé plus en
profondeur dans un autre moment ; dans ces conditions, représenter fidèlement le confino sert à installer
un élément de comparaison qui prendra toute son importance par la suite.
Pour l’instant, les différents récits transmettent surtout l’idée que les frontières exiguës sont aussi
singulières que tout l’espace qu’elles restreignent. Car le premier relais de la sensation d’enfermement
total passe par le biais des paysages naturels qui s’offrent en permanence à la vue des confinati. Carlo Levi
en donne un exemple dans Cristo si è fermato e Eboli :
A monte, verso levante, le casupole di Gagliano di Sotto nascondevano agli sguardi il resto del paese, che [...] non si
riesce mai a vedere intero da nessuna parte : dietro i loro tetti giallastri spuntava la costa di un monte, al di sopra
del cimitero, e di là, prima del cielo, si sentiva il vuoto della valle. Sulla mia sinistra, a mezzogiorno, c‟era la stessa
vista che dal palazzo : la distesa sconfinata dalle argille, con le macchie chiare dei paesi, fino ai confini del mare
invisibile.1
La sensation de familiarité qui pouvait se faire jour trouve ici une contradiction assez forte : si
Levi ne se décrit pas comme en proie à l’angoisse devant l’espace qui se présente à lui, il insiste sur deux
points très précis qui vont constituer les indices les plus clairs de la restriction toujours plus forte des
limites spatiales. Tout d’abord, la perception est comme tenue en échec : certaines zones échappent à la
vue de Carlo Levi et reste définitivement cachées : la « fenêtre » à laquelle il peut avoir accès lui offre une
vue réduite. Il lui est impossible d’observer la région de Gagliano dans sa totalité : l’environnement est
tronqué par la force des choses, la ligne d’horizon symbolise une limite dans la connaissance2. La notion
d’infini elle-même en voit sa puissance réduite. De plus, quel que soit le point de vue adopté, le paysage
reste complètement uniforme, répète la même « monotonia solitaria »3. On comprend donc que Gagliano
devient peu à peu comme une sorte de cellule de prison à ciel ouvert, qui n’est pas plus accueillante et
plus vivable pour autant. Stefano, le protagoniste de Il carcere, suit le même chemin conduisant à cette
prise de conscience. Alors que sa première approche du petit village où il est assigné à résidence semble
1
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 95.
Pour reprendre l‟expression de Cesare Pavese, c‟est dans un moment comme celui-ci que l‟écrivain turinois fait l‟expérience de « la
chiusura d‟orizzonte che è il confino », in : Il carcere, op. cit., p. 3.
3
LEVI, op. cit., p. 148.
2
34
marquée par une impression de familiarité, ou du moins de normalité1, Stefano prend petit à petit
conscience d’être véritablement prisonnier. Cette prison est d’ailleurs d’autant plus singulière qu’elle est
basée sur des éléments naturels, chargés positivement :
Stefano era felice del mare : venendoci, lo immaginava come la quarta parete della sua prigione, una vasta parete di
colori e di frescura, dentro la quale varebbe potuto inoltrarsi e scordare la cella.2
Mais cette fausse impression de familiarité va très vite prendre fin ; le cloisonnement va
s’accomplir d’une façon accélérée : l’idée d’évasion que pouvait symboliser la mer disparaît. Tout se met à
évoquer la situation carcérale : « Viveva in mezzo a parete d’aria »3. De cette manière, Pavese peut donner
descriptivement à tout le petit village calabrais dans lequel réside Stefano l’aspect d’une prison, qui si elle
n’en porte pas expressément le nom, en comporte toutes les caractéristiques, assez identiques à celles que
pouvait décrire Levi. Stefano met d’ailleurs en regard sa vie de confinato avec son séjour dans une véritable
prison. Voici la manière dont Pavese décrit une maison devant laquelle Stefano passe quotidiennement :
Era una casa dai muri in pietra grigia, con una scaletta interna che portava a una loggetta laterale, aperta sul mare.
Per un riscontro di finestre – insolitamente spalancate – appariva, a chi guardasse dall‟alto della strada, come forata
e piena di mare. Il riquadro luminoso si stagliava netto e intenso, come il cielo di un carcerato. 4
Tout concourt donc à donner à Stefano l’impression de vivre dans « [un] carcere solitario e
isolato nel cielo »5, jusqu’à la population elle-même, qui considère Stefano comme un élément
hétérogène. Un des habitants du village rappellera d’ailleurs à Stefano sa condition de prisonnier hors du
commun : « Il mondo per voi non è grande »6. À partir du moment où cette prise de conscience a eu lieu
dans l’esprit du sujet, la vie dans le lieu de confino va être génératrice d’une palette de sensations très
larges, toutes étant cependant marquées négativement et en tous points bien plus fortes que celles qui
étaient procurées par l’environnement immédiat, lors de la première confrontation.
Il ne s’agit donc plus ici d’étrangeté mais bien de la conscience, de la part du confinato, de son
enfermement pur et simple. Chez Pavese, chaque lieu peut donc alternativement se révéler porteur de
familiarité ou générateur d’angoisse. La maison où Stefano passe son temps d’exil apporte un sentiment
de sécurité mais également d’angoisse, venant très souvent avec l’arrivée de la nuit 7. Cette ambivalence se
1
Le roman de Pavese s‟ouvre sur la phrase suivante : « Stefano sapeva che quel paese non aveva niente di strano, e che la gente ci
viveva, a giorno a giorno, e la terra buttava e il mare era il mare, come su qualunque spiaggia », in Il carcere, op. cit., p. 3.
2
Ibid., p. 3.
3
Ibid., p. 6. Ailleurs on trouvera l‟expression de « pareti invisibili » (p. 11).
4
Ibid., p. 8.
5
Ibid., p. 26.
6
Ibid., p. 5. Cette exclusion sociale est d‟ailleurs exprimée ailleurs : « Stefano si vedeva solo e precario, dolorosamente isolato, fra
quella gente provvisoria » (ibid., p. 11).
7
« La gioia di riavere una porta da chiudere e aprire, degli oggetti da ordinare, un tavolino e una penna – ch‟era tutta la gioia della sua
libertà -, gli era durata a lungo, come una convalescenza, umile come una convalescenza. Stefano ne sentì presto la precarietà, quando
le scoperte ridivennero abitudini ; ma vivendo sempre fuori, come faceva, riservò per la sera e la notte il suo senso d‟angoscia », ibid.,
p. 9.
35
se généralise alors à toute la zone du village : « Tutto era grigio e ostile, tranne l’aria e la distanza delle
montagne »1. Cette angoisse confine à la violence : « Tutto il paese di notte s’avventava entro di lui »2. Le
village-prison semble même engloutir complètement Stefano, comme semble l’indiquer cette dernière
phrase. Le sujet finit par ne faire plus qu’un avec son lieu d’enfermement : aucun cloisonnement n’est
plus possible, tant sur le plan mental que sur le plan physique. La frontière se met à être comme
intériorisée au fur et à mesure par le sujet. Dans le cas de Stefano, les limites inamovibles du village vont
jusqu’à se confondre avec le souvenir de la prison où se trouvait Stefano avant de partir en confino : « Ho
conservato le abitudini del carcere »3. La prison devient une sorte de mémoire vivante pour le sujet, non
seulement au moment de vivre le confino, mais aussi au moment d’en sortir, ce qui renforce d’ailleurs son
isolement. Curzio Malaparte insiste d’ailleurs sur ce point dans sa dernière préface aux Fughe in prigione,
révélant « l’ossessione della prigione »4 qui habitait Cesare Pavese et qui aurait conduit à son suicide. Ce
dernier écrivait d’ailleurs dans son journal : « Andare al confino non è niente ; tornare di là è atroce »5.
Cette mémoire de la prison, selon le moment où elle se situe possède différentes conséquences. Pour
Stefano, le souvenir de la prison détermine l’extension de la vie carcérale au lieu de confino, tandis qu’au
moment de la réécriture se crée une sorte de mise en abyme qui donne à cette restriction spatiale une
valeur symbolique, métaphorique, mais tout à fait réelle. La prison, réduisant les limites spatiales à
portion congrue, semble interroger l’idée de liberté, mais peut-être aussi celle des limites humaines.
Alberto Savinio, après avoir observé le panorama offert depuis la via Bellavista, à Catanzaro, écrit :
« Meglio dunque voltar le spalle a questa magnifica e circolare infinità e ritirarsi in luogo più adeguato
all’uomo e alle sue possibilità, ossia angusto, cubio, grigio »6. Mais c’est peut-être Malaparte qui a le mieux
mieux synthétisé le rapport unissant l’enfermement et la liberté, avec cette formule : « Il proprio
dell’uomo non è di vivere libero in libertà ma libero dentro una prigione »7. L’épreuve du Sud a donc une
une portée humaine déterminante, car dans le cas du confino, elle permet de mettre l’homme face à sa
liberté réelle.
1
Ibid., p. 7.
Ibid., p. 4.
3
Ibid., p. 13.
4
MALAPARTE, op. cit., p. 10.
5
PAVESE, Il mestiere di vivere, cit. in MALAPARTE, ibid. De son côté, Malaparte écrit dans la préface à la seconde édition des
Fughe in prigione : « Mi porto la mia cella con me, dentro di me, come una donna incinta porta il suo bambino nel ventre » (ibid., p.
15). L‟expérience de la prison éclaire de manière assez intéressante l‟expérience du confino. Toutes les deux s‟avèrent traumatisantes
dans la mesure où l‟enfermement est avant tout intériorisé, influence la forma mentis du sujet. Les normes se redimensionnent ; cette
transformation marque profondément celui qui en fait l‟expérience, qu‟il s‟agisse de Malaparte ou du de Pavese. Néanmoins, c‟est
l‟ouverture à la connaissance du Sud qui court-circuitera la tendance du confinato à devenir le centre et le membre exclusif de son
propre univers. Levi ne dira pas autre chose en écrivant plus tard qu‟il s‟est défendu en écrivant Cristo si è fermato a Eboli, ouvrage qui
après avoir pris différentes formes est devenu « infine e apertamente racconto » (LEVI, op. cit., p. XIX). Le terme est loin d‟être
anodin : Levi prouve ainsi la manière dont son expérience de confino a été envisagée sous un angle qui a comme progressivement
déconstruit les murs de la prison mentale évoquée par Curzio Malaparte.
6
SAVINIO, Partita rimandata, op. cit., p. 56. Savinio pensait-il au cubiculum, la chambre à coucher des Romains, tel que le décrit
Giuseppe Ungaretti, au retour de sa visite de Pompéï : « Ma come facevano a dormire in quei cubicoli ? Simili a un interno di dado,
neri, tozzi, senza uno spiraglio, relegati nei cantucci, questi loculi da letto volevano alludere con la loro stretta, pesante pace, alla
tomba ? » (op. cit., p. 56-57).
7
MALAPARTE, op. cit., p. 16.
2
36
De cette hésitation entre enfermement et liberté va cependant naître un nouvel élément. Alors
que le sujet semble enfermé dans les limites spatiales qui lui sont imposées, une solution va finalement
pouvoir être trouvée. Si la vie de Stefano semble régie par une sorte de fatum, de sort implacable qui
conditionne les moindres épisodes de sa vie, d’autres auteurs estiment qu’il est entièrement possible
d’éloigner les murs de cette prison de l’univers méridional, sur un plan symbolique. Il s’agit donc de
pratiquer ce que Malaparte appelle les fughe in prigione, c’est-à-dire une réaction intellectualisée à une
situation de privation de liberté, opposée au suicide, solution choisie par Pavese pour échapper au
souvenir de la prison1. Le Sud, dans ce cas précis, semble donc appeler un mouvement d’évasion, plus
intellectuelle que physique, d’autant plus réel qu’il ne concerne pas seulement le confinato, mais aussi tous
les autres habitants d’une même zone. Après plusieurs mois de vie à Gagliano, Carlo Levi écrit : « C’è
nell’aria un più vivo desiderio di evasione »2. Le désir d’évasion annonce en un sens la forte thématique
sociale dans laquelle s’inscriront les récits des auteurs septentrionaux. Le sort de Carlo Levi durant sa
période de confino est mis en regard avec celui de la classe paysanne de Gagliano mais aussi de celle de
toute la Lucanie : à cette situation particulière correspond une réalité plus globale, peut-être plus terrible
encore, à l’échelle de toute une région.
Il faut donc une nouvelle fois modifier la perception de l’espace méridional : cette nouvelle
perspective va permettre de comprendre en quoi le Mezzogiorno, malgré la vision parcellaire qu’ils peuvent
en avoir, peut être considéré comme un véritable univers en soi. Nous pouvons suivre cette
transformation conceptuelle à travers l’exemple de la notion de désert. Pavese écrit dans Il carcere :
« Stefano […] si ripeteva che tanta quella non era la sua vita, che quella gente [...] era remota da lui come
un deserto »3. Le désert est perçu ici comme le contraire absolu d’un lieu de vie, une sorte de no man’s
land, improductif et destiné à le rester. Il s’agit à partir de cette perception de renverser ces apparences, et
d’arrêter de voir ce désert « come un non-ancora dello sviluppo, qualcosa da riempire, turistizzare e
normalizzare »4. Pourtant cette manière de voir a été appliquée au Sud, au moment où nos auteurs ont
effectué leurs voyages : le Mezzogiorno est désertique dans la mesure où il s’avère de prime abord uniforme
et inhospitalier. Le désert incarne de façon saisissante l’exacte antithèse de la civilisation : il contrappose
le vide au plein, le nomadisme à la sédentarité ; il est à proprement parler irréductible, impossible à
transformer. Le rapprochement qui est fait avec le Sud entend alors renforcer le préjugé voulant que
cette zone de l’Italie ne soit qu’un « angle mort », géographique et historique. Comme l’écrit Cassano, un
lieu commun veut que le Sud soit une « periferia sperduta e anonima dell’impero, luog[o] dove non è
successo niente e dove si replica tardi e male ciò che celebra le sue prime altrove » 5. C’est sur cette base
que la perception du Sud peut être modifiée radicalement. Loin d’être un désert ou une prison, la
1
« Ora Pavese è morto. Si è ammazzato. L‟ossessione propria del carcere, è il suicidio : il solo modo di evadere. [...] Non era mai
riuscito, in fondo, a “tornare di là”. Dopo tanti, dolorosi tentativi di fuga attraverso l‟intelligenza, la cultura, la poesia, è finalmente
riuscito a fuggir la prigione attraverso la morte. » (ibid., p. 10).
2
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 147.
3
PAVESE, Il carcere, op. cit., p. 11.
4
Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. 7.
5
Ibid.
37
recherche des frontières réelles du Sud révèle toute sa profondeur : un autre monde apparaît aux yeux
des écrivains du Nord.
MISES AU POINT : UNE NOUVELLE GÉOGRAPHIE DU MONDE MÉRIDIONAL
Contre toute attente, la réticence extrême que les auteurs du Nord peuvent avoir vis-à-vis de la
réalité spatiale et humaine qui les entoure semble se détendre au fur et à mesure. De manière pour le
moins imprévisible, l’écrivain venu du nord de la péninsule (autant dire d’ailleurs, d’un autre monde)
n’affronte plus le Mezzogiorno de manière frontale ; en d’autres termes, il cesse d’être une sorte de parcelle
du Nord enclavé en plein milieu d’un territoire étranger. L’image de la frontière telle que Franco Cassano
l’avait décrite plus haut se renverse, tandis que l’hésitation dans laquelle se trouvait le sujet de « l’épreuve
du Sud » commence à se résoudre. La tension qui innervait ce rapport se désamorce ; une prise de
conscience se produit : les auteurs du Nord ont donc bien la possibilité de proposer une médiation entre
le Nord qu’ils représentent et le Sud qui leur est comme placé sous les yeux. Mais surtout, en s’intéressant
à la question des frontières du Sud, ces voyageurs hors de l’ordinaire vont s’engager sur un chemin qui les
mènera bien plus loin. Loin d’être des sortes de corps étrangers tombés à l’improviste en plein milieu
d’un désert, l’occasion va leur être donnée d’approfondir leur connaissance du Sud, et non plus de
creuser la ligne de démarcation qui faisait du Sud l’exact inverse de leur univers familier. Et cette
transformation est d’autant plus étonnante qu’elle se fait au moment où le Sud était devenu une sorte
d’univers carcéral à ciel ouvert, et chaque petit village une véritable colonie pénitentiaire pour les confinati.
Comme en photographie, les auteurs vont fixer un point se trouvant au-delà de ces bornes étroites, un
point situé bien au-delà de la ligne d’horizon, et donc de leurs propres capacités visuelles. Dans ce léger
mouvement du regard va résider la clé de l’énigme des frontières du Sud.
Chaque paysage, chaque village va se retrouver inclus dans un territoire plus vaste ; chaque partie
va être lu en regard du tout auquel il se rapporte. Un angle de lecture plus global, plus synoptique, va
s’ouvrir, permettant, par exemple, à Carlo Levi, de comparer le village de Grassano à « tutti gli altri paesi
della Lucania »1. L’opposition entre le Nord et le Sud qui se jouait d’emblée à travers la personne du
voyageur va donc être abandonnée, étant du reste parfaitement stérile sans une connaissance fouillée du
Mezzogiorno, condition indispensable pour permettre une comparaison (dont les aboutissants nous sont
utiles au plus haut point) mais aussi pour donner au Sud une identité pleine et entière, et non tronquée
par faute d’une perception trop étroite.
Nous parlions à propos des auteurs d’un changement d’optique, d’une opération presque
photographique qui offre une profondeur de champ jusqu’ici empêchée à cause d’une focalisation
1
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 19.
38
exagérée sur un point donné comme la sensation de clôture ou l’angoisse devant certains paysages
fantasmagoriques. Cette opération se comprend d’autant mieux si on la confronte avec ce qui constitue
l’ambivalence même du concept de frontière. Comme l’explique Cassano, le premier sens du mot frontière
consiste à en faire des « luoghi della divisione e della contrapposizione, luoghi di uomini che stanno di
fronte, ognuno dei quali vigila l’altro »1. C’est dans ce sens que peuvent être pris tous les exemples tirés
de Il carcere, où le personnage de Stefano proclame sa différence fondamentale, son irréductibilité :
Stefano devient sa propre frontière avec le monde extérieur qu’il rejette. C’est en revanche en partant de
ce point de rupture que la frontière va devenir un concept réunificateur : « Sul confine, sul limite, ognuno di
noi termina e viene determinato, acquista la sua forma, accetta il suo essere limitato da qualcosa d’altro che
ovviamente è anch’esso limitato da noi. Il termine de-termina e il con-fine de-finisce ». Il y a donc bien
une ambivalence de la frontière, synthétisée par cette formule du même Cassano : « La frontiera non
unisce e separa, mais unisce in quanto separa »2. C’est bien dans cette séparation que les auteurs vont
pouvoir faire une avancée déterminante : en acceptant de séparer le Nord du Sud, ils vont être en mesure
de fixer un cadre qui va représenter l’étape fondatrice de leur approche de l’identité méridionale.
Pour en arriver à ce résultat, il faut donc que les auteurs mettent au jour un certain nombre de
critères en mesure de leur faire prendre conscience de la coexistence de deux mondes bien distincts l’un
de l’autre. Les auteurs du Nord vont donc juxtaposer mentalement le Sud tel qu’ils le perçoivent et le
Nord tel qu’ils sont en mesure de s’en souvenir. Les paysages pouvaient en faire partie, mais il est très
intéressant de constater qu’encore une fois, ces frontières seront avant tout mentales (mais bien réelles),
tout comme l’est la frontière qui est censée séparer le Nord et le Sud dans l’imaginaire collectif. Si les
auteurs choisissent de raisonner dans les mêmes termes, il faut toutefois préciser que ces derniers vont
s’approprier ce concept et en donner une vision qui leur sera particulière. Carlo Levi préfère insister sur
la juxtaposition entre une Italie dominée par la civilisation (le Nord, dont il vient) et un monde qui
fonctionne sur un mode exactement opposé, un « altro mondo, serrato nel dolore e negli usi, negato alla
Storia e allo Stato, eternamente paziente »3. En choisissant le critère historique, qui lui semble le plus
révélateur4, Carlo Levi adopte une grille d’analyse qui vaudra aussi bien pour évoquer son expérience de
confinato en Lucanie que ses voyages sardes de l’après-guerre. Deux territoires aussi éloignés que peuvent
l’être l’actuelle Basilicata, continentale, et la Sardaigne, insulaire, trouvent ainsi une sorte de passerelle
conceptuelle. L’éloignement géographique est contourné par cette délimitation originale, qui donne la
possibilité de réunir dans un même ensemble plusieurs réalités. Un autre critère de Carlo Levi complète
1
Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. 51-52.
Ibid., p. 53. Voir aussi : « La frontiera unisce nel momento stesso in cui separa. [...] Unifica tutti coloro che da essa vengono messi
insieme, in una sola figura. Ogni perimetro ha un enorme potere : dividendo in due lo spazio, esso fissa la regola fondamentale, mette
insieme i due punti dello spazio proprio dividendoli », ibid., p. 53.
3
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 3.
4
Dans un article consacré à Cristo, Italo Calvino confirme l‟impression de Levi, rappelant que l‟Italie du Sud est avant tout un
« mondo che vive fuori della storia di fronte al mondo che vive nella storia », La compresenza dei tempi, in Galleria (dir. A.
Marcovecchio), 3-6 (1967), p. 238, cité dans Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. X.
2
39
cette idée : la volonté de Sud de se protéger de certains aspects du monde extérieur en se mettant à
l’écart. Dans Tutto il miele è finito, Carlo Levi évoquent dans ces termes l’arrivée dans un petit village :
Un contadino […] era uscito sull‟uscio guardandoci con occhi poco amichevoli, poiché non amava, e giustamente,
essere guardato e giudicato dagli occhi degli estranei. Ci volle una lunga parlata, in sardo, [...] per rabbonirlo : allora
ci paerse la porta e ci mostrò la povera stanza in cui viveva, col pavimento di terra, [...] e gli arnesi antichi del
lavoro e della vita quotidiana.1
Dans la réticence du paysan à ouvrir sa porte aux étrangers que sont effectivement Carlo Levi et
ses amis (malgré toute la sincérité de leur comportement), nous pouvons lire ce qui fait la difficulté de la
connaissance de ce monde méridional. Il faut, pour ainsi dire, montrer patte blanche et surtout trouver
les clés qui permette d’en ouvrir les portes, comme l’emploi du dialecte, qui dans cette scène s’avère être
le sésame indispensable. Il est d’ailleurs tout à fait révélateur que la langue soit employée comme un outil
particulièrement efficace : la connaissance du dialecte permet de créer un lien humain, mais symbolise
aussi une connaissance, voire une compréhension plus approfondie. D’ailleurs, au début de Cristo si è
fermato a Eboli, Carlo Levi faisait de la question linguistique la ligne de partage des eaux entre l’Italie
septentrionale et l’Italie méridionale, l’emblème de cette incompréhension : « Parliamo un diverso
linguaggio : la nostra lingua è qui incomprensibile »2. Et une fois encore, deux langues aussi différentes
que celle parlée en Sardaigne et celle parlée en Lucanie trouvent dans l’esprit de Carlo Levi un sens
commun, dans la mesure où elles servent à indiquer une divergence de fait avec la langue italienne
« officielle » qui se trouve juxtaposée dans la réalité avec ces idiomes plus particuliers. On voit donc bien
qu’il existe pour les écrivains des moyens, sans pour autant qu’ils aient à entrer dans une connaissance
détaillée du Mezzogiorno, d’y trouver des zones de cohérence. Mais ces dernières servent avant tout, à ce
moment donné, à organiser un espace connu de loin ou de façon partielle.
Il est d’ailleurs assez instructif d’essayer de donner un aperçu de ce Mezzogiorno, tel que les auteurs
peuvent le percevoir. Comme nous l’avons dit, aucun d’entre eux n’en a une connaissance complète (à
part peut-être Piovene, qui le parcourt dans son intégralité mais qui reconnaît ne pas avoir la capacité de
tout en voir). Demandons-nous d’abord comment situer ce monde en soi, inclus dans le territoire
italien ? Géographiquement parlant, Franco Cassano nous invite à considérer le fait que « il sud italiano è
in primo luogo periferia »3, qu’il opère comme un « de-centramento »4 par rapport au Nord. Ce qui n’est
pas sans rappeler la situation de nos auteurs qui se retrouvent donc décentrés, désaxés puisqu’ils se
retrouvent plongés dans un espace qui en fin de compte l’est également. À ce premier élément s’ajoute
l’idée que ce monde est désaxé car il fait partie d’un référent géographique et culturel différent de celui du
1
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 48. Concernant une mise à l‟écart toute symbolique, nous pouvons évoquer la scène de Capri
d‟Alberto Savinio, où l‟auteur, ayant quitté les lumières de Capri, s‟engage sur une route incertaine, car privée de tout éclairage, qui
doit le mener vers Anacapri, dont la simplicité attire davantage Savinio. On pourrait donc dire que l‟alignement des lampadaires
délimitent une frontière et que c‟est l‟obscurité qui devient ici comme une sorte de refuge.
2
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 4.
3
Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit, p. XIV.
4
Ibid., p. 42. Cf. aussi l‟expression de « slittamento verso la periferia » in Franco Cassano, Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 20.
40
nord du pays : « Il Nord è nel cuore dell’Europa, il Sud invece è nel cuore di un mare »1. Si le Sud forme
donc un tout, c’est le bassin méditerranéen qui semble en mesure de le polariser. Notons surtout que
cette région maintient une oscillation permanente entre la terre et la mer, entre sa partie continentale et sa
partie maritime (voire insulaire, dans le cas de la Sicile et de la Sardaigne). L’espace méridional semble
même être organisé autour de deux grands centres névralgiques, à savoir la Sicile et Naples ; à titre de
confirmation de cette idée, nous pouvons citer ce qu’écrit Guido Piovene une fois arrivé en Campanie :
« Penetriamo nel Mezzogiorno »2. La formule se base sur la démarcation classique entre le Nord et le
Sud, située par conséquent au moment où le territoire du Lazio cède le pas à celui de la Campanie. Il
arrive d’ailleurs que les auteurs soient assez sensibles à cette idée de pôles, d’organisation autour de
points précis. Alberto Savinio en donne un aperçu lorsqu’il déclare que l’île de Capri a tout pour être
« uno dei punti magnetici dell’universo »3. Ainsi, ce monde clos qui se percevait de prime abord comme
une sorte de chaos généralisé, interdisant la moindre approche rationnelle, se met à s’humaniser et à
entrer dans des schémas conceptuels acceptables. Des points de repère se trouvent, culturellement, dans
le cas de Carlo Levi, ou géographiquement, pour Savinio qui fait de Capri le centre d’un univers qui ne
demande qu’à être découvert. Mais que l’analyse se fasse en plein cœur de la Sardaigne ou depuis
l’intérieur des terres en Calabre, une avancée radicale a été faite : l’œil humain, l’œil du voyageur se met à
apprécier l’espace d’une façon nouvelle.
Même si les contours globaux restent pour le moins flous (les auteurs s’attachent avant tout à
appréhender le mieux possible leur environnement immédiat, sans se projeter mentalement à un niveau
plus général géographiquement parlant), le Sud devient peu à peu familier à tous ces auteurs qui ne le
connaissaient pour ainsi dire pas. Les diverses expériences de perception conduisent donc à un progrès
notable : les écrivains septentrionaux trouvent la mesure exacte du Mezzogiorno, même si cette mesure est
par nécessité bien supérieure aux seules capacités humaines. La familiarisation a cependant lieu,
progressivement. Au début de Cristo si è fermato a Eboli, Carlo Levi en fait l’aveu en évoquant la ville de
Grassano, « dove avev[a] imparato a conoscere la Lucania »4. La description qui accompagne cette
déclaration révèle le mécanisme de ce processus :
Grassano, come tutti i paesi di qui, è bianco in cima ad un alto colle desolato, come una piccola Gerusalemme
immaginaria nella solitudine di un deserto. Amavo salire in cima al paese, alla chiesa battuta dal vento, donde l‟occhio
spazia in ogni direzione su un orizzonte sterminato, identico in tutto il suo cerchio. Si è come in mezzo a un mare di
terra biancastra, monotona e senz‟alberi : bianchi e lontani i paesi, ciascuno in vetta al suo solle, [...] fin laggiù dove
c‟è forse il mare [...]. Mi pareva di aver intuita l‟oscura virtù di questa terra spoglia, e avevo cominciato ad amarla. 5
1
Ibid., p. 20.
PIOVENE, op. cit., p. 427.
3
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 18-19.
4
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 5.
5
Ibid.
2
41
Toute cette description synthétise les sensations contraires que tout paysage méridional est en
mesure de produire. On y retrouve le mot central de « désert », symbole de l’éloignement et du vide,
l’impossibilité à donner une géographie précise de la région, l’immensité qui frappe instantanément
l’observateur, la répétition ininterrompue de tous les éléments constitutifs de ce décor singulier. Tous ces
éléments étaient généralement perçus de manière négative, produisaient une angoisse réelle sur le sujet.
Mais la phrase conclusive de Levi vient renverser toute la perspective : le fait de passer du temps dans un
environnement donné, même s’il est imposé sous la forme d’un confino, permet d’avoir un accès furtif,
intuitif, si l’on veut reprendre le terme employé par Levi, à une autre niveau d’approche. Autrement dit,
une véritable connaissance. Par conséquent, c’est dans cette phrase que nous trouvons une expression
positive du fait que l’immensité et la répétitivité soient deux éléments constitutifs de l’espace méridional.
Ils produisent même une sorte d’effet hypnotique sur l’observateur, qui éprouve profondément « il senso
fisico di essere in un altrove »1. Le dépaysement est enfin considéré de manière positif et invite à la
découverte.
Une sorte de déclic suffit donc aux auteurs pour trouver une unité de mesure du Sud, tout à fait
exceptionnelle puisqu’elle raisonne en terme d’immensité et qu’elle met en son centre la répétitivité. Les
différentes phases de ces expériences de perception ont donc fini par montrer qu’une certaine adaptation
était nécessaire : cessant d’être entièrement reliés au Nord, les sujets de « l’épreuve du Sud » commencent
à s’ouvrir à ce monde inconnu, en adoptant son unité de mesure, de la même manière qu’ils peuvent en
adopter la langue. Les écrivains se retrouvent donc face à un monde en soi, un monde où des zones de
cohérences sont trouvables, malgré les disparités : il faut garder en mémoire que le Mezzogiorno s’étend sur
pas moins de huit régions italiennes, dont deux territoires insulaires ! D’où la présence d’une infinité de
nuances, d’une grande variété. Carlo Levi se montre sensible à cette question, de retour d’une troublante
exploration de l’intérieur des terres sardes :
Olbia splendeva di lumi, di confusa animazione : un luogo di partenza, un altro mondo apparso improvviso appena
usciti dalla macchina a muovere i primi passi sul selciato. Non era già più, veramente, Sardegna.2
La présence au sein d’un même lieu d’une myriade de nuances aura une grande importance dans
la définition de l’identité méridionale. Pour l’heure, il s’agit surtout de manifester un intérêt, une
sensibilité envers cet espace méconnu mais surtout porteur d’une richesse culturelle et humaine inouïe, ce
qui apparaît très vite. On remarque surtout la grande force évocatrice de cet univers qui sera même
amené à dépasser ses propres frontières. La révélation de cette richesse aux yeux des auteurs continue de
rappeler leur situation hors du commun : les voilà comme invités à prolonger l’initiation mystique dont
ils avaient intuitivement conscience au moment de faire leur entrée dans le Sud. On remarque surtout
1
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 47.
Ibid., p. 128-129. À Bari, Guido Piovene sera lui aussi conscient de cette infinité de nuances : « Tutta la Puglia è una mescolanza di
razze e un miscuglio di linguaggi », op. cit., p. 764. Cf. aussi Franco Cassano : « Non esiste un solo Sud », in Tre modi di vedere il Sud,
op. cit., p. 71.
2
42
que cette transformation intime va être amenée à se confronter à un autre problème, encore une fois
mental : comment faire coïncider cette vision d’un Sud découvert, infiniment varié et vivant, avec celle
d’un Sud plus mythique que réel, plus caricatural aussi, autrement dit tous ces lieux communs appliqués
au Sud par le Nord et hérités de l’époque du rattachement de l’Italie méridionale à la monarchie ? Nous
devons donc analyser maintenant cette autre forme d’arrachement pour les auteurs du Nord.
43
LE DESERT ET SES MIRAGES : ARTIFICIALITÉ ET RÉALITÉ DU SUD.
RÊVE MÉRIDIONAL, DÉÇEVANTE RÉALITÉ ?
Nous venons de voir en quoi toute « épreuve du Sud » consistait en une succession de
bouleversements vécus intimement par tous ceux qui la vivent, l’arrachement spatial et le trouble de la
perception en étant les deux principales étapes. Une fois ces dernières dépassées, il est légitime d’estimer
que les auteurs peuvent alors commencer à connaître vraiment le Mezzogiorno, ou du moins la partie
réduite qu’ils ont choisi de visiter ou dans laquelle ils sont forcés à vivre ; car désormais cet espace est
infiniment plus familier qu’auparavant. Et la meilleure preuve en est que l’univers septentrional auquel le
sujet a été arraché devient de plus en plus lointain, aussi bien géographiquement que mentalement ; la
transformation de la perception a donc pour autre effet de rendre impitoyablement encore plus flou cet
horizon incertain. Carlo Levi explique très bien cette modification durant son expérience du confino : si le
Nord est encore présent dans son esprit, il n’existe plus qu’à l’état de « mondo di memoria »1. L’évolution
est pour le moins saisissante : la formule de Levi explique comment ce monde septentrional s’est comme
vidé de sa propre substance pour devenir abstrait, comme inaccessible, et peut-être artificiel.
Mais c’est dans cette artificialité que nous pouvons trouver un autre aspect important de ces
expériences du Sud. En effet, si le Nord est désormais pensé de façon extérieure, peut-on dire que le Sud
devient pour autant réel ? La réponse à cette question n’est pas si évidente : en effet, si le Nord est
devenu artificiel, le Sud donne l’impression de l’être tout autant. Et ce pour une raison assez simple : le
Mezzogiorno étant pour eux un monde inconnu, ils ne sont capables de l’aborder qu’en se référant à une
connaissance « de seconde main », c’est-à-dire par le biais d’une médiation ; en d’autres termes, celles des
récits de voyage et des relations littéraires composées par tous ceux qui ont précédé la venue des
écrivains du corpus. Un nouveau problème de perception en découle : le Sud est dans un premier temps
vu comme à travers les yeux d’un autre, avant que les auteurs ne puissent le faire eux-mêmes, ce qui finit
par se produire. Reste que la confrontation des deux ne va pas permettre aux auteurs de faire coïncider
exactement la vision qu’ils ont hérité du Sud et leur propre manière de le percevoir. C’est ce second
arrachement qui va à présent nous intéresser.
S’il y a arrachement, déchirement, c’est qu’avant même d’être connu, l’espace méridional
s’appréhende mentalement, mais surtout artificiellement. On retrouve assez souvent, de la part du sujet,
l’expression de cette prise de contact anticipée avec la terre inconnue qui va être amenée à se révéler à ses
yeux. Il semble d’ores et déjà vivre une sorte de voyage au sein de sa propre imagination, indiquant déjà
1
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 72.
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son vif intérêt pour cette terra incognita, à la façon dont le narrateur de À la recherche du temps perdu rêve la
ville de Balbec bien avant de la connaître1. Nous lisons ainsi chez Carlo Levi :
Mi rallegrava invece il viaggio, la possibilità di vedere quei luoghi di cui avevo tanto sentito favoleggiare e che fingevo
nella immaginazione.2
La citation de Levi nous donne les deux facteurs déterminants dans la construction de cette
image anticipée de l’espace : un apport extérieur, assez vague, est largement développé intérieurement par
le sujet qui se met à se l’approprier. Passivement, puis activement, le territoire à connaître est investi
d’une sorte de vie organique devant par la suite se vérifier dans la réalité des faits. Cependant cette phrase
nous apporte aussi la preuve que ce Sud est avant tout fantasmé, et ne saurait constituer qu’une
représentation fabriquée de toutes pièces. Encore que cette représentation mentale du Sud puisse se lire
comme une sorte de première esquisse dont le sujet sera amené à se détacher pour donner au lecteur sa
propre représentation du Mezzogiorno. À la manière des peintres qui visualisent dans leur esprit les œuvres
d’artistes du passé traitant le sujet auquel ils entendent eux-mêmes s’atteler.
La réflexion sert donc à aiguiser une vivacité intellectuelle, une curiosité, un désir de connaître qui
s’avérera particulièrement utile ; c’est le cas d’Alberto Savinio, au début de Capri, où le nom seul de
Timberio (l’île de Capri est liée au souvenir de l’empereur Tibère) lui permet de « far[lo] penetrare di
colpo nel carattere più, più misterioso, più leggendario della terra nella quale [era] per sbarcare »3. Malgré
leur artificialité, ces images gardent quelque chose de profondément visuel. Nous en trouvons d’ailleurs
une trace tout à fait sensible chez Curzio Malaparte. Dans La passeggiata, le personnage de Boz se laisse
aller à cette méditation qui fait naître en lui une évocation très picturale du Sud, alors que son train vient
de quitter la gare de Rome :
L‟Italia è così bella, ci sono tante città, tanti paesi, e fiumi e laghi e mari che neppure Boz ha mai visto. La Calabria,
la Sicilia, i giardini luccicanti d‟arance d‟oro sotto un sole giallo e rugoso come un‟immensa arancia, di limoni pallidi
come astri di primavera, vaganti nel fogliame lucido e nero come in un cielo sereno prima che sorga la luna. E
l‟acuto profumo di zàgara nell‟aria densa e bionda come un vino dolce. È proprio contento di partire, di lasciar Roma,
di accompagnare sua madre in quel bel viaggio verso la Sicilia.4
Le Mezzogiorno de Boz n’est qu’un vaste camaïeu de couleurs chaudes et intenses, où chaque
élément semble en appeler un autre, selon une espèce de chaîne d’idées associées lyriquement les unes
1
« Rien ne ressemblait moins non plus à ce Balbec réel que celui dont j‟avais souvent rêvé, les jours de tempête […]. Par les soirs
orageux et doux de février, le vent – soufflant dans mon cœur, qu‟il ne faisait pas trembler moins fort que la cheminée de ma chambre,
le projet d‟un voyage à Balbec – mêlait en moi le désir de l‟architecture gothique avec celui d‟une tempête sur la mer », in Du côté de
chez Swann, op. cit., p. 376-378.
2
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 5.
3
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 15. Impossible de ne pas mettre cette phrase en relation avec la « méditation sur le nom de Parme », ce
passage de la Recherche où le narrateur se perd dans une rêverie inspirée par le seul nom de la ville de Parme : « Le nom de Parme, une
des villes où je désirais le plus aller, depuis que j‟avais lu La Chartreuse, m‟apparaissait compact, lisse, mauve et doux, si on me parlait
d‟une maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu, on me causait le plaisir de penser que j‟habiterais une demeure lisse,
compacte, mauve et douce, qui n‟avait de rapport avec les demeures d‟aucune ville d‟Italie puisque je l‟imaginais seulement à l‟aide de
cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avait fait absorber de douceur stendhalienne et du
reflet des violettes », in Du côté de chez Swann, op. cit., p. 381.
4
MALAPARTE, op. cit., p. 26-27.
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aux autres. Impossible de déterminer avec précision la région que le personnage de Boz imagine, si tant
est que ce soit le cas ; il est en mesure de créer une image globale du Sud, qui même si elle est richement
colorée, imbrique pêle-mêle un large choix de clichés. La vaste étendue recouverte de généreux arbres
fruitiers que s’imagine le personnage de Malaparte est bien trop mythologique pour être réelle. On
comprend donc pourquoi la confrontation de ces images fabriquées par l’imagination des auteurs et
celles qui vont s’imposer à leur regard ne peut que les plonger davantage dans un état de perplexité et de
désorientation.
Si les images que les auteurs détiennent du Sud peuvent s’avérer si peu compatible avec la réalité,
c’est qu’elles font le plus souvent appel à une forme de mythologie révolue. Avant même qu’il ne soit
question d’un quelconque « mythe du Sud » (autrement dit d’une représentation du Meridione constituée à
un moment historique précis, coïncidant avec le choix du Sud comme destination du Grand Tour), le
Sud imaginé par les auteurs se rattachent souvent à une période historique lointaine, en l’occurrence
l’Antiquité gréco-romaine. Dans Ode alla sibilla cumana, Curzio Malaparte se plaît à mélanger le monde
antique avec le parcours qu’il en fait au début du XXe siècle :
Una mattina mi spinsi fino a Cuma, e vagando per quelle selve di rovi, di ginestri e di querci, i versi di Virgilio mi
salivano dolci e nuovi alle labbra. Il mare, striato di correnti verdi lontananti ad arco verso il cono azzurro
dell‟Epomeo, variava di continuo nella luce mattutina, la campagna intorno appariva gialla e purpurea, transitando
riflessa nell‟erba e nelle pietre l‟ombra chiara delle nuvole. Dov‟era il tempio di Apollo e la devota arte di Dedalo ? Il
viso di Androgeno affiorante nel marmo, gli amori della falsa vacca e l‟inestricabile errore ? 1
Si ces références antiques s’imposent directement et naturellement à l’esprit de Malaparte, c’est
que la Campanie qu’il visite garde la trace de cet héritage historique2 : la géographie de l’endroit peut
également se lire à travers le prisme de l’histoire ancienne, ce que Malaparte n’hésite d’ailleurs pas à faire.
Mais nous voyons aussi dans cette citation commencer à poindre un doute, relayé par les deux phrases
interrogatives finales : Malaparte exprime dans ces deux phrases la progressive inadéquation entre la
représentation qu’il se fait du Sud et sa réalité, où l’Antiquité romaine ne survit plus qu’à l’état de vestiges.
L’ombre de Virgile qui semblait l’accompagner finit par s’estomper, comme il l’écrit dans une autre
section des Fughe in prigione, intitulée Sentimento della Scozia : « I versi di Virgilio, ahimè, hanno fatto il loro
tempo »3. Le sujet finit donc par prendre conscience de l’impasse que constitue cette application
systématique d’une représentation artificielle sur une réalité qui va s’avérer bien plus complexe qu’il n’y
paraît. Alberto Savinio en fait d’ailleurs l’expérience lors de son exploration de l’île de Capri. Voulant
percer le mystère du château de Torre della Guardia, Savinio est lui aussi mis en échec devant la porte qui
doit lui ouvrir l’accès à l’intérieur de l’édifice :
1
Ibid., p. 128.
Durant sa traversée de la Campanie, Guido Piovene fait d‟ailleurs exactement le même constat : « Cominciando da Napoli, molto più
che da Roma, la mitologia torna a vivere incorporata col paesaggio, e parlare di Vulcano o Venere non è più espediete retorico, tanto
l‟aspetto delle cose sembra manifestarne la segreta presenza », op. cit., p. 463.
3
Ibid., p. 172.
2
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Mi veggo già padrone del misterioso palazzo. Afferro la testa della enorme chiave, ma essa gira “a folle”. Ahimè !
qualla chiave è una pura finzione, un ornamento, una burla. E mentre mastico l‟amaro della delusione, mi accorgo che
a custodire i segreti del misterioso palazzotto provvede una serratura inglese minuscola sì, ma ben più sicura e tenace
di quella enorme chiave decorativa.1
On voit donc que la réalité elle-même constitue un piège, et que les apparences sont encore plus
trompeuses qu’il n’y paraît. Il est donc d’autant plus inutile pour le sujet de raisonner à partir d’images
mentales qu’elles ne permettent pas de décrypter le réel qui ne cesse de dérouter par son ambivalence
fondamentale.
Il y a donc ambivalence à l’intérieur même du réel ; mais avant que cette dernière ne se révèle à
nos auteurs, ceux-ci expriment avant tout l’incertitude qui les anime. Nous avons vu que l’imagination
était le relais permettant de limiter la surprise causée par la subite découverte d’une nouvelle réalité, mais
nous pouvons aussi tirer quelques enseignements de l’analyse des sentiments qui animent les écrivains au
moment où la réalité s’impose à leur regard. Ce contact avait d’abord fait une grande part à un fort
sentiment de peur et d’angoisse, lié à la brutalité de ce changement de décor à vue. Une fois estompé, ce
sentiment est remplacé par d’autres émotions, bien plus nuancées, cette fois-ci. Ainsi, Carlo Levi, parlant
de l’excitation que pouvait générer en lui le seul fait d’imaginer un territoire encore inconnu, préfère
exprimer au lecteur la méfiance qui l’animait au moment d’arriver au village de Gagliano : « Mi pareva
che quell’aria di campagna con cui mi appariva Gagliano, suonasse falso in questa terra che non è, mai,
una campagna »2. Levi se montre plutôt conscient des pièges que nous évoquions plus haut ; on peut
même dire qu’une telle formule synthétise la conduite qui sera la sienne : découvrir la véritable nature du
Sud, au-delà des apparences. Et le fait qu’une légère pointe de méfiance puisse venir s’immiscer dans
l’esprit du voyageur-écrivain annonce également la sensibilité de nos écrivains à la réalité très nuancée qui
sera celle du Mezzogiorno.
Le refus de la systématisation s’avérera bien la méthode nécessaire pour accéder à une
connaissance satisfaisante du monde méridional. Cette connaissance va d’ailleurs être des plus
surprenantes : la brusque découverte du réel va générer un choc presque aussi violent que celui du
premier contact avec la terre du Sud. La méfiance cède alors le pas à l’expression de la surprise mais aussi
d’une profonde stupeur. Dans Cristo si è fermato a Eboli, la sœur de Carlo Levi explique à son frère la
sensation qu’elle a ressenti à son arrivée dans la ville de Matera : elle est purement et simplement
déconcertée, bouleversée par ce qu’elle a vu :
Era spaventata e piena di orrore per quello che vi aveva visto. Io pensavo, e glielo dissi, che la vivezza della sua
reazione fosse dovuta soltanto al fatto che non era mai stata da queste parti, e che proprio a Matera era avvenuto il
1
2
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 58.
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 7.
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suo primo incontro con questa natura e questa umanità desolata. – Non conoscevo questi paesi, ma in qualche modo,
me li immaginavo, - mi rispose. – Ma Matera, come l‟ho vista, non potevo immaginarla.1
Bouleversement, stupéfaction, effroi : nous retrouvons des sentiments bien connus, ceux qui
correspondent au choc intime et profond qui frappe nécessairement le sujet. Mais ce que dit la sœur de
Levi à son frère résume à la perfection tout ce que nous avons pu dire précédemment : quelle qu’elle soit,
la réalité du Sud est par la force des choses infiniment plus complexe que toute anticipation mentale. Plus
complexe, mais aussi plus violente : les conditions de vie des habitants de Matera semblent avoir explosé
littéralement aux yeux de Luisa, la sœur de Levi, qui semble encore sous le coup de la brutalité de cette
révélation au moment où elle s’en ouvre à son frère. Elle dira d’ailleurs plus loin :
Io non ho mai visto una tale immagine di miseria : eppure sono abituata, è il moi mestiere, a vedere ogni giorno
dicine di bambini poveri, malati e maltenuti. Ma uno spettacolo come quello di ieri non l‟avevo mai neppure
immaginato.2
La réalité dépasse toute limite, achevant de fragiliser des repères déjà précaires. Alors que
l’imagination, l’appréhension mentale pouvait être une sorte de moyen de protection contre la brutalité
de la réalité, voilà que cette ultime défense devient elle aussi démunie face à une réalité tellement
saisissante qu’elle paraît presque scénographiée, orchestrée : Luisa parle bien d’un « spettacolo ». Par
conséquent, à la fois réel et artificiel ; et en tous les cas particulièrement impressionnant. Le fait que ce
soit elle et non pas Carlo qui exprime la chose en ces termes est d’ailleurs lui aussi très intéressant : cette
dernière est totalement extérieure au monde du confino tel que le connaît son frère. Mais cette extériorité
ne l’empêche pas de ressentir profondément cet ensemble de sentiments très marqués.
On constate donc que nos auteurs vont encore une fois être confrontés à un problème de
perception auquel ils devront apporter une solution afin de pouvoir prendre le dessus sur la réalité du
Sud. Car il y a dans la représentation que nos auteurs s’étaient fait du Sud avant de le connaître, une
« approssimazione », pour reprendre un terme de Franco Cassano3. Mais cette inadéquation entre une
représentation préalable et la réalité mérite d’être interrogée. Comment l’expliquer ? Pourquoi les auteurs
en sont-ils victimes malgré eux ? La solution se trouve dans ce qui est à l’origine de ces représentations.
Comme nous l’avons dit, la forme de connaissance que nos auteurs ont eu du Sud a toujours commencé
par un apport extérieur, fruit de l’expérience d’un tiers et qui avait été transmis aux écrivains
septentrionaux par le biais de la forme écrite, le plus souvent. Cet apport externe au sujet va donc
inévitablement servir de point de référence au moment de la confrontation avec l’espace méridional.
Artificialité et réalité vont donc entrer dans une sorte de rapport dialectique que nous allons à présent
étudier.
1
Ibid., p. 73.
Ibid., p. 76.
3
In Il pensiero meridiano, op. cit., p. XIII.
2
48
UN ENCOMBRANT BAGAGE : L’HÉRITAGE LITTÉRAIRE
Sous les yeux du sujet vont peu à peu se mélanger deux visions du Sud : celle dont ils ont hérité
sous l’influence notamment de textes littéraires et celle qu’ils commencent à avoir par eux-mêmes, d’une
manière beaucoup plus autonome. Il y a donc bien une prise de distance, et pour cause : le Mezzogiorno ne
peut a priori plus exactement être celui qu’ont connu ceux qui s’y sont rendus des années, voire des
décennies auparavant. Cependant, ces deux aspects vont être étroitement liés dans l’esprit du sujet qui va
devoir exécuter une nouvelle opération perceptive. Il ne s’agit plus, comme pour la question des
frontières, de faire une mise au point sur un objet particulier, mais bien de se lancer dans une véritable
démarche analytique visant à séparer le vrai du faux. Ou plutôt, à déterminer autant que faire se peut ce
qui constitue la réalité méridionale. Les récits de voyage du passé et la représentation qu’ils ont fait du
Mezzogiorno sont autant d’instantanés d’un moment historique précis ; il est donc compréhensible qu’elles
deviennent tôt ou tard caduques, qu’elles ne correspondent plus exactement avec la réalité qu’elles
décrivaient. Nos auteurs-voyageurs vont donc se découvrir une nouvelle tâche : celle d’actualiser cette
vision du Sud ; c’est d’ailleurs en cherchant son véritable visage qu’ils vont être en mesure de lui donner
son identité.
Nous avions dit plus haut que le Sud de l’Italie fut, près de deux siècles avant la venue de nos
auteurs, une destination emblématique du Grand Tour ; ceux qui le visitèrent en ramenèrent toutes sortes
d’impressions de voyages qu’ils se mirent, pour certains, à consigner dans des récits qui furent parfois
publiés. Nous pouvons donc légitimement penser que nos auteurs en ont eu connaissance, de façon
directe ou indirecte1 : dans l’esprit de certains d’entre eux, leur propre voyage est le moyen de marcher
sur les traces des écrivains du passé ; ce sera le cas de Carlo Levi dans Tutto il miele è finito : l’ombre de D.
H. Lawrence (et de son ouvrage Sea and Sardinia2) plane sur tout l’ouvrage, allant même jusqu’à
déterminer une partie du plan de route suivi par l’auteur turinois, comme l’indique cet extrait :
Andavamo a Sorgono, deviando un poco dalla nostra strada e scendendo verso sud, soltanto per questo : per la
memoria di quello che vi aveva visto e che ne aveva detto per sempre, D.H. Lawrence. Lo scrittore era giunto qui
dopo un lunghissimo viaggio sui treni e sul corriere del primo dopoguerra, in questa stagione, in questa stessa ora.
[...] Ora eravamo a Sorgono, [...] e cercavamo il ristorante Risveglio. Ne chiedevamo ai pastori che tornavano sulla
strada con le capre : - Non c‟è nessun ristorante Risveglio. C‟era una volta. Non c‟è più.3
1
Comme l‟écrit d‟ailleurs Gabriella Gribaudi dans Narrare il Sud, op. cit., p. 74 : « Quando i piemontesi scesero al Sud avevano in
testa le rappresentazioni settecentesche ». Chacun des auteurs septentrional possède donc une mémoire du Sud, plus ou moins
développée, mais correspondant avant tout à des apports venus d‟Italie du Nord ; les voix littéraires méridionales, plus actuelles, ne
sont pas parvenues jusqu‟à eux, ce qui peut expliquer une partie de leur nouvelle désorientation..
2
D. H. Lawrence (1885-1930) relate dans Sea and Sardinia une excursion de plusieurs jours, commencée à Taormina, en Sicile,
jusqu‟en Sardaigne intérieure, où il visitera notamment Cagliari et Nuoro. Plusieurs extraits de ce récit parurent en 1921, aux ÉtatsUnis (auprès de Thomas Seltzer), avant d‟être édité dans son intégralité en Angleterre, en 1923, auprès de Martin Secker.
3
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 87-88.
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L’enquête de Levi va tourner court et la piste de D.H. Lawrence disparaître. Alors que c’était bien
une « memoria », un souvenir qui guidait ses pas, la réalité va s’avérer en inadéquation avec l’image
proposée par l’écrivain anglais. Il lui sera impossible de déterminer avec exactitude si l’auberge où il fera
halte est bien celle qui hébergea plusieurs années auparavant l’auteur de L’Amant de Lady Chatterley. Mais
au-delà de ce qui n’est tout au plus qu’une anecdote dans l’économie de l’ouvrage lévien, nous voyons
surtout la nécessité pour les auteurs de prendre leurs distances avec la mémoire littéraire qui est la leur :
malgré toute la sensibilité dont ils faisaient éventuellement preuve, les auteurs du passé s’avèrent ne plus
être les guides les plus sûrs pour nos auteurs.
Cette distance qui se crée subitement entre les auteurs et la représentation du Sud exécutée par les
écrivains du passé conduit même plus loin. Si le présent n’est plus en adéquation avec les représentations
plus anciennes, la faute en revient aussi à ceux qui en sont à l’origine, autrement dit les premiers
voyageurs dans le Sud1. Ainsi, parmi nos écrivains, beaucoup avertissent le lecteur de l’influence de ces
récits qui ont orienté de façon hasardeuse la manière de percevoir le Sud, à défaut de la représenter de
manière exacte. Différents termes reviennent : Levi parle de « letterati estetizzati »2, Ungaretti de « relatori
di viaggi facili »3 ; la liste pourrait être assez longue. Il suffit seulement de dire que tous ces termes
entendent mettre en exergue le « superficiale estetismo »4 qui animait ceux qui ont traversé le Sud à un
moment ou un autre de l’Histoire.
On comprend donc comment la littérature du passé a été capable de déformer la réalité du Sud
au point de la rendre absolument impossible à reconnaître. Par ailleurs, ce phénomène n’est pas récent,
comme l’explique Gabriella Gribaudi : « Esiste da tempo immemorabile un Sud immaginato,
rappresentato »5. La connaissance réelle du Sud devra donc passer par une remise en cause de cet
encombrant héritage littéraire qui n’a fait qu’éloigner un peu plus le Mezzogiorno qui éveillait l’intérêt et la
curiosité de nos auteurs. « « Vedi Napoli e poi mori » è un detto celebre ma falso », écrit Guido
Piovene6 : il s’agit même de s’attaquer à des lieux communs parfois très profondément enracinés dans
l’imagination. Les auteurs doivent donc se débarrasser de cette « figura rappresentata in modo così
negativo e caricaturale da non poter esser vera »7 ; il est d’ailleurs naturel de percevoir une certaine forme
de violence dans cette opération peu anodine. En réalité, cette démarche est très importante pour nos
auteurs car elle doit leur permettre au final d’acquérir leur propre autonomie et ainsi proposer une vision
1
Parmi ces auteurs du passé, rares sont en effet ceux qui se sont attachés à détruire ces lieux communs, ces poncifs de la représentation
du Sud. Dans La quistione meridionale, Gramsci saluera d‟ailleurs le rôle joué par Goethe, « che aveva ragione nel demolire la
leggenda del « lazzaronismo » organico dei napoletani e nel rilevare invece che essi sono molto attivi e industriosi », op. cit., p. 126127.
2
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 122.
3
UNGARETTI, op. cit., p. 17.
4
Goffredo Fofi, Prefazione, in Narrare il Sud, op. cit., p. 7. Notons cependant que la démarche est partiale : les références qui sont
faites dans les ouvrages de notre corpus renvoient systématiquement aux récits qui ont présenté le Mezzogiorno de façon caricaturale ;
assimiler la période du Grand Tour à une incompréhension totale de la situation véritable de la région est en soi une forme de caricature
et de traitement superficiel, non dénué de mauvaise foi. Il a toujours existé, avant les ouvrages des méridionalistes, des représentations
du Sud fidèles à la réalité. Mais elles sont globalement peu convoquées, du fait qu‟il s‟agit avant tout de détruire une certaine image du
monde méridional, enracinée dans l‟imaginaire collectif, afin d‟y substituer une vision neuve, autrement plus conforme à la réalité.
5
Gabriella Gribaudi, Contro gli stereotipi, in ibid.., p. 73.
6
PIOVENE, op. cit., p. 429.
7
Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. V.
50
du Sud unique en son genre. Mais tout comme la définition des frontières du Sud, venir à bout de ces
représentations figées dans leur contexte historique précis est loin d’être simple. En effet, l’influence
littéraire s’est faite de manière inconsciente, mais tout à fait réelle. Comme l’écrit d’ailleurs Savinio :
Tale autorità esercitano su di noi, e pure a nostro dispetto, le parole lette nei libri anche più stupidi, che mi accinsi
con molta pazienza, con molta serietà, con molta fiducia a verificare la giustezza di quelle frasi, di quelle
similitudini… Invano !1
La difficulté provient donc de la nécessité de déconstruire progressivement une image préconçue
acquise peut-être depuis très longtemps, et devenue avec le temps une sorte de seconde nature. Ces
voyageurs doivent donc en quelque sorte rebrousser chemin afin de découvrir la route qui les conduira
de façon certaine à leur but. C’est d’ailleurs à ce moment que l’image du guide va prendre une toute autre
importance.
En effet, le meilleur indicateur de ces changements de cap va se trouver dans la manière dont les
auteurs vont s’en remettre à ceux qui les mettront sur la bonne route. Tout comme Dante, l’une des
références majeures pour ces voyages dans le Mezzogiorno, fut guidé par Virgile puis par Béatrice et Saint
Bernard tout au long de la Divine Comédie. On constate d’ailleurs que les auteurs se considèrent avant tout
comme des touristes comme les autres. Mais les guides de voyages qu’ils emportent avec eux sont bien
particuliers, si l’on se réfère par exemple à Curzio Malaparte :
V‟è chi viaggia fidandosi nel Baedeker, o nella Guida Michelin, e chi nella bussola o nelle vaghe stelle dell‟Orsa. Questa
volta l‟itinerario [...] me lo son tolto di peso dai Commentarii, il che senza dubbio è una fantasia piuttosto letteraria,
ma piena di sorprese e di sottintesi. Se debbo mettermi nelle mani di un pilota, meglio affidarmi a Cesare, che almeno
è un vecchio amico di famiglia, un parente lontano, un uomo che conosceva la geografia, e non scriveva col proposito
di fuorviare i nipoti.2
Avec une certaine ironie, Malaparte se moque des voyageurs mondains de la fin du XIXe siècle,
qui préféraient se fier aux guides touristiques, c’est-à-dire privilégier une vision imposée du territoire
qu’ils allaient visiter. Mais comme on le voit, Malaparte fait un choix des plus ambivalents en choisissant
César comme guide. Son ironie est toutefois palpable, tout comme celle d’Alberto Savinio qui choisit rien
moins que la magicienne Circé et l’empereur Auguste comme guides de son excursion sur l’île de Capri ;
les deux personnages historiques interviennent à différents moments du récit et interagissent avec
Savinio sans que celui ne mette en doute au moindre instant la véracité de cet événement3. Que faut-il
1
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 15.
MALAPARTE, Hôtel Jules César, op. cit., p. 249.
3
L‟ambivalence est peut-être encore plus marquée avec un autre guide choisi par Savinio, un mystérieux “homme à la main bandée”.
Ce personnage, qui restera volontairement anonyme, pour entretenir le mystère qui l‟entoure a trait, de l‟aveu de Savinio lui-même,
avec la littérature, en l‟occurrence avec le personnage de Mentor qui guide Télémaque à la recherche de son père Ulysse. On ne saurait
mieux mêler la réalité avec l‟ironie à l‟égard de la littérature : Savinio, sciemment, empêche le lecteur de déterminer clairement quelle
est la part de vérité dans tout ce qui est écrit. On prend donc peu à peu conscience de la stratégie narrative de Savinio qui multiplie les
trompe-l‟œil pour mieux entretenir l‟aura mystérieuse qui est celle de toute l‟excursion sur l‟île de Capri.
2
51
alors déduire de ces postures ? On comprend surtout que les écrivains sont loin d’être dupes de
l’artificialité des représentations du Sud qui ont été portées à leur connaissance. Cette prise de distance
est d’ailleurs facilement repérables dans la réécriture de l’expérience où sont ménagés des encarts qui
permettent aux auteurs de prendre leur distance avec ces espèces de faux tableaux du Sud. Plusieurs
manières de faire se sont présentées à nos auteurs. Évoquons dans un premier temps l’une des plus
efficaces : la prise de distance par l’humour et l’ironie. C’est la méthode qu’Alberto Savinio décide
d’appliquer au début de Capri. Sous sa plume, l’arrivée sur l’île devient un véritable pastiche de récit de
voyage :
Al grido « Terra ! terra ! » lanciato dall‟uomo che vigila sulla coffa dell‟albero di maestra, risponde il formidabile
urrah dell‟equipaggio. Accorrono tutti, si affollano sul castello di prua, e sporgendosi sopra i bastingaggi, puntano gli
occhi avidi sul fantasma di quell‟isola che sorge, fumoso e lontano, dal cuore dell‟infecondo mare. Due alcioni,
messaggeri di terra vicina, passano alti sopra la nostra nave.1
Ce paragraphe qui ouvre le récit immerge d’entrée de jeu la narration dans une écriture aux
limites de la parodie. Cet incipit est en tous les cas un pastiche très bien réalisé puisqu’il reprend les
meilleurs ingrédients de ce topos littéraire de l’arrivée sur une île inconnue. On pense immédiatement aux
romans d’aventure, comme ceux de Jules Verne ; dans le même temps, le choix délibéré du terme
« alcioni » semble être un emprunt à un vocabulaire dannunzien, Gabriele D’Annunzio étant l’un des
auteurs les plus moqués par Savinio. Cette ironie discrète va se développer dans tout l’ouvrage, Savinio se
plaisant à faire preuve d’iconoclasme envers tous ceux qui ont pu écrire sur le Sud avant lui. C’est ainsi
que Debussy voit sa pièce pour piano Les Collines d’Anacapri, extrait du premier livre des Préludes, taxée de
l’appellation peu flatteuse de « musica da morticini »2. Ces différents exemples nous montrent en fin de
compte que ces attaques valent surtout envers ceux qui ont écrit sur le Sud, et non pas exactement sur la
vision du Sud que ces derniers ont pu proposer. En fait, nos auteurs entend davantage pointer du doigt
une certaine façon de voyager, celle des esthètes du Grand Tour dont les récits souffrent d’une
superficialité rédhibitoire, celle de ces « visitatori incomprensivi » pour reprendre l’expression de Carlo
Levi3.
L’arrivée de nos auteurs marque ainsi un tournant : après avoir suivi la piste tracée par les récits
de voyages, les auteurs commencent à saisir la nécessité de choisir celle qui leur sera propre. Le
détachement qu’ils prennent vis-à-vis des expériences de ceux qui les ont précédé finit de faire d’eux des
voyageurs hors du commun, dans la mesure où ils vont cesser de répondre à la définition du touristetype, à l’image de celle que donne Tzvetan Todorov : « Le touriste est un visiteur pressé qui préfère les
monuments aux êtres humains. […] La rapidité du voyage est déjà une raison à sa préférence pour
1
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 13.
Ibid., p. 33.
3
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 4.
2
52
l’inanimé par rapport à l’animé »1. Pour ce type de voyageur, le risque est « de laisser échapper le
complexe, de se cantonner au superficiel »2, ce dont nos auteurs se rendent compte en effectuant une
comparaison entre ces instantanés du Sud et les leurs. Les images fixes doivent reprendre vie ; le
Mezzogiorno de nos sujets ne pourra plus être une sorte de carte postale défraîchie3, et eux-mêmes ne
pourront plus adopter une posture hors de saison « quella [della vita] truculente, tra frivola ed
estetizzante di tutti gli ulissidi »4. Il leur faudra donc en produire une nouvelle vision, plus nuancée, plus
fouillée, même si elle est exécutée par une main extérieure, venue du Nord. Le sujet se retrouve donc à
une sorte de croisée des chemins, ultime conséquence de cette confrontation entre artificialité et réalité.
Reste que ce projet de donner du Sud une représentation plus en phase avec la réalité comporte des
difficultés majeures, car artificialité et réalité semblent cohabiter au sein même de l’espace méridional,
comme nous l’avions vu avec le château capriote de Savinio. C’est dans ce domaine que la nécessité
d’une distinction s’impose, sans aucune garantie de succès par ailleurs. Car nous avons vu à plusieurs
reprises que le Sud bouleverse les repères du sujet du fait qu’il fonctionne comme une sorte de vaste
trompe-l’œil. Nous devons donc tenter d’approfondir cette difficulté dans la recherche du véritable Sud.
MENSONGES, MASQUES, MONSTRES
Le Sud s’avère donc rempli d’apparences trompeuses. Certaines d’entre elles étaient le fait d’une
représentation littéraire inadéquate, mais le sujet de « l’épreuve du Sud » parvient à s’en détourner
progressivement. Toutefois, la lecture de l’espace n’en est pas facilitée pour autant puisque c’est l’espace
méridional lui-même qui semble proposer des sortes de fausses impressions, de mirages. Pour le sujet,
qui doit composer avec un espace qui lui étranger, cette situation est d’autant plus complexe. Le
Mezzogiorno semble vouloir lui échapper, ou du moins, dans un premier temps se dissimuler en
permanence, se rendre volontairement trouble à la vue de celui qui l’observe. Avant même que quelque
chose ne puisse être décrypté par le sujet, chaque signe semble comporter une part d’incertitude délicate
à contourner. Plus le sujet s’approche de la réalité, plus elle s’éloigne de lui, dans un mouvement
ininterrompu de tension et de détente, protéiforme, sur lequel nous allons à présent nous pencher. Car la
raison principale qui met le sujet en échec est bien l’incapacité réelle à pouvoir séparer de manière
évidente l’artifice et la réalité. Sans anticiper sur les causes de cet entremêlement entre le faux et le vrai,
nous sommes d’ores et déjà en mesure de dire que le faux semble s’entretenir de lui-même5.
1
Tzvetan Todorov, Nous et les autres, op. cit., p. 453.
Ibid., p. 118. C‟est d‟ailleurs la raison pour laquelle Alberto Savinio précise au début de la section Viaggio ministeriale de son Diario
calabrese que sa descente dans le Sud lui offre la possibilité de dépasser le simple cadre de la visite touristique : « La mia vita è al di là
dagli interessi turistici », op. cit., p. 21.
3
En cela semblable aux « immagini litografiche » qu‟évoque Guido Piovene à Naples, in Viaggio in Italia, op. cit., p. 428.
4
SAVINIO, Capri, p. 18.
5
C‟est par exemple la thèse de Raffaele La Capria concernant la napoletanità.
2
53
Tout concourt à faire cohabiter harmonieusement et subtilement ces deux éléments, de manière à
évincer le sujet, à le tenir coincé dans sa position inconfortable d’élément ni complètement extérieur et ni
complètement intégré. Cette mise en échec est exprimée parfois plusieurs fois à l’intérieur d’un seul et
même texte par le sujet. L’image du labyrinthe, repérée plus haut, s’avère tout à fait légitime ; Savinio, qui
l’emploie dans Capri, se retrouve en effet confronté à plusieurs reprises à des impasses qui le contraignent
à rebrousser chemin, en proie à un doute permanent : « Vero è però che in questa isola, tra leggenda e
realtà, non è possibile stabilire distinzioni precise », écrit-il1. Pour ainsi dire, entre le vrai et le faux,
toujours joints l’un à l’autre au sein du « panorama girevole, ingannatore […] de Capri »2. Tout procède
d’une véritable confusion, au sens le plus étymologique du terme : les éléments sont fondus, soudés les uns
avec les autres, les uns à l’intérieur des autres ; le faux et le vrai n’en deviennent que plus relatifs, ce que
semble vouloir dire Savinio lorsqu’il écrit : « Il vero messo a confronto col falso è più falso del falso »3.
Voilà encore une fois une nouvelle limite placée entre le sujet et son environnement : tout effort semble
vain dans cet univers méridional, dont le sujet a l’air de devoir rester constamment à distance, comme si
la réalité se présentait à lui de façon tronquée, comme celle que propose un théâtre, au moyen d’une
scène située au-dessus du regard du public. Mais alors que l’ambivalente réalité théâtrale s’expose
verticalement au regard, celle du Sud se présente horizontalement : l’observateur est placé quasiment
géographiquement sur le même plan que la réalité qu’il contemple, à la manière de la partie d’un tout de
plus large ampleur. Moins que la représentation, c’est avant tout la perception du sujet qui s’avère figée :
toute prise de hauteur, de position surplombante semble systématiquement contrariée. Faire preuve
d’objectivité ou d’abstraction est rigoureusement impossible. Le sujet est contraint de s’attacher au
concret, incapable de mettre la réalité à distance (c’est-à-dire d’accomplir la première démarche en vue
d’une représentation) puisqu’il y est lui-même inclus sans pouvoir vraiment s’en extraire.
Dans ces conditions, comment faire la part des choses ? Il y a bien une impasse qui semble liée à
la condition même du sujet dans sa qualité de voyageur : la rapidité, la superficialité du regard qu’il porte
sur son environnement l’empêche de créer une véritable interaction avec ce dernier. Telle est la limite du
« viaggiatore affrettato » dont parle Carlo Levi4 ; tout semble excéder ses capacités intellectuelles,
notamment à cause de la profusion des éléments offerts à la vue et leur imbrication toujours très étroite.
À la différence près que nos auteurs vont avoir comme caractéristique commune d’avoir les moyens
d’initier un processus de différenciation, de séparation du faux et du vrai. Alberto Savinio s’en rend très
bien compte sur l’île de Capri, face à la statue du pêcheur Spadaro, « il celeberrimo Spadaro, l’uomo più
famoso dell’isola, colui che per Capri è quello che Wagner era per Bayreuth »5 :
1
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 38. Cfr. aussi des formules comme : « Solitudine dolcissima e tremenda ! Ma è un nuovo inganno
questo » (p. 58). Citons également celle de Guido Piovene : « Qui mi è impossibile dividere la verità dalla leggenda », in op. cit., p.
709.
2
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 62.
3
SAVINIO, Diario calabrese, op. cit.i, p. 24.
4
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 37.
5
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 28.
54
Spadaro è l‟immagine, l‟allegoria del pescatore. Spadaro è il simbolo di Capri, Spadaro è Capri antropomorfizzata. E
quando un giorno anche Spadaro, come il centauro Chirone, sarà sceso tra le ombre dell‟Ade, tutti i pittori e i
fotografi e i cartolinisti di Capri continueranno con zelo devoto a perpetuare la sua faccia patriarcale, la sua lunga
barba di canapa, il suo berrettino tirato sull‟orecchio e la sua pipa con l‟esile cannuccia e il fornellino di coccio.1
Savinio perçoit la manière dont l’artificialité est capable de s’entretenir d’elle-même, avec le
concours des représentations, qu’elles soient graphiques ou littéraires. Une sorte de double nature investit
chaque élément de l’univers méridional, comme le montre l’exemple du pêcheur Spadaro ; la réalité porte
en elle un sens caché qui n’est pas encore révélé au sujet, encore que ce dernier puisse en avoir
conscience fugitivement. La recherche de ce sens caché, de cette vérité dissimulée occupera les auteurs à
un autre moment de leur expérience du Sud ; cependant, au moment où les auteurs perçoivent le point
de rupture entre l’artificiel et le réel, l’appréhension de l’environnement peut s’avérer plus évidente,
même si d’un côté se mélangent le faux et le vrai et de l’autre la légende et la vérité. Ces deux couples
entrent d’ailleurs en interaction, ce qui les rend encore plus durs à distinguer. En effet, la mythologie va
s’affirmer comme l’une des formes d’expressions les plus typiques du Sud, comme nous le verrons par la
suite.
Pour l’heure, nous pouvons nous limiter à constater que les mythes et les légendes dont le Sud
semble largement tramé sont mises systématiquement sur le même plan que les faits historiques les plus
incontestables. Ainsi, chez Carlo Levi comme chez Alberto Savinio, la retranscription très objective
d’histoires fantastiques advenues à peine quelques dizaines d’années avant leur venue dans le Sud sont
acceptées comme vraies. Lorsque dans le Diario calabrese Savinio se fait le narrateur de l’histoire de la
Ricciutella, jeune homme transformé inexplicablement en jeune fille, il est impossible de repérer une
quelconque prise de distance avec le fait raconté. À lui seul l’emploi d’un temps verbal comme le présent
de narration semble attester la véracité de ce petit conte fantastique, présenté comme un fait réel,
historiquement avéré. La distance critique de Savinio, qui le conduit parfois à faire preuve d’ironie ou de
mauvaise foi, est comme désamorcée, réduite au silence, de manière surprenante. Il y a bien une limite à
l’iconoclasme des auteurs : il est parfois violent envers les représentations littéraires erronées du Sud,
mais il est infiniment plus tolérant à l’égard des récits légendaires, car ceux-ci comportent une véritable
signification, sont comme une sorte de double fond où se cache une partie de l’identité méridionale.
Dans ces conditions, l’environnement n’a plus à être appréhendé comme générateur d’angoisse ;
il semble même que le sujet puisse se servir de cette aura légendaire du Sud pour acquérir une sensation
nouvelle : celle de faire partie intégrante d’un lieu fantastique, mais aussi de vivre dans une temporalité
bien éloignée du XXe siècle. Le personnage de Boz en prend conscience : « Gli pareva di […] recitare la
parte di un eroe o di un Dio in una favola per bambini »2. Ce dépaysement, sur lequel nous reviendrons,
a surtout pour intérêt de donner la valeur exacte du bouleversement des repères : au lieu d’excentrer
complètement le sujet, l’ambivalence même du Sud lui indique la nécessité de s’adapter, d’opérer une
1
2
Ibid., p. 28-29.
MALAPARTE, op. cit., p. 30.
55
transformation intime pour être en mesure de lire correctement le réseau extrêmement complexe de tous
les éléments constitutifs du Sud.
Si se familiariser avec le Sud implique à ce point le sujet à adopter une redéfinition de ses repères,
c’est que cet espace est constitué essentiellement d’une dimension profondément symbolique. Nous
évoquions plus haut l’image du double fond. Le Mezzogiorno semble en effet ouvrir une sorte de nouvelle
dimension sous les yeux de nos auteurs : il ne s’agit plus de considérer cet espace de manière abstraite, ni
encore moins de manière purement objective, froidement analytique, puisque la légende et le surnaturel,
comme nous l’avons vu, occupent une place de tout premier plan dans la composition de cet univers. Ce
qui nous donne la sensation que les écrivains du Nord abandonnent leur rationalité, ou du moins ne
l’utilisent plus obligatoirement, comme une sorte de réflexe : Levi lui-même, en dépit de son esprit
scientifique, manifestera un intérêt sincère pour les nombreuses pratiques magiques qu’il aura l’occasion
d’observer au cours de son confino en Lucanie. Comment expliquer cette transformation ? Une grande
partie de la réponse réside dans la nature même du Sud qui entrecroise le rationnel et le surnaturel tant et
si bien que l’un ne peut être approfondi sans l’autre. D’où l’émergence progressive chez le sujet d’une
sensation tout aussi ambivalente. En effet, nos auteurs ont tous en commun le fait d’être né en Italie du
Nord, autrement dit dans un espace dominé par la civilisation urbaine et industrielle qui rejette en bloc
toutes les manifestations surnaturelles. Le modèle de la ville moderne, tentaculaire, est peut-être
génératrice d’angoisse, mais cette dernière ne provient pas du contact avec une réalité d’une toute nature
que celle de notre univers familier. La ville de Naples elle-même, pôle septentrional du Meridione, apparaît
globalement, chez Ungaretti comme chez Piovene, comme l’exact inverse de ce modèle, laissant du
champ à des phénomènes comme le fantastique, l’inexplicable, le surréel. En somme, autant d’éléments
qui occupent une place autrement plus importante dans le Sud : le sujet est là encore soumis de force à
son pouvoir, sans qu’il puisse s’en détacher. Le sujet se sent donc s’ouvrir progressivement à cette part de
surnaturel (la magie, les légendes, les superstitions) et accepte de l’être, peut-être à son corps défendant.
Ainsi, le Sud est en mesure de l’effrayer et de le fasciner tout à la fois : le Sud répond ainsi exactement à
la définition du monstrum, dont la puissance évocatrice produit chez le sujet ces deux réactions très
contrastées mais très étroitement uni.
L’espace méridional se révèle donc bien porteur du mysterium fascinans évoqué par Mircea Eliade1.
Et de manière assez prévisible, c’est surtout le monde naturel qui se fait le théâtre de la présence
d’éléments générant ce couple de réactions antithétiques. Dans la Viaggio nel Mezzogiorno d’Ungaretti, ce
rôle est confié à l’un des sites les plus célèbres de Campanie, le Vésuve, dont la description le fait passer
pour une sorte de géant endormi. Ungaretti désigne également le volcan avec le terme éloquent de
1
In Le sacré et le profane, op. cit., p. 16. Ce mysterium est intégré à la nature, il en est l‟une des composantes essentielles ; d‟où la
capacité des lieux qu‟il investit à impressionner le sujet. Cf. la formule de Guido Piovene : « L‟incanto è portato dalla natura », op. cit.,
p. 706. La nature semble capable de générer des enchantements de sorcellerie. On peut dire que le mystère de la nature est le premier
contact de nos auteurs avec le monde de la magie.
56
« mostro »1. S’il y a proprement parler « monstruosité » dans cet univers, c’est que les créations naturelles
sortent de l’ordinaire, frappent l’imagination en glissant progressivement en direction de la légende. C’est
dans cette optique que Savinio fait tout naturellement allusion, dans Capri, aux « favolosi mostri »2 censés
peupler le fond des mers. Ces monstres sont d’ailleurs une sorte de point de contact, un intermédiaire
entre le monde familier du sujet et le surnaturel, facilitant sa familiarisation avec des repères qui ne sont
pas naturellement les siens ; d’ailleurs, la présence du surnaturel va le conduire à s’apercevoir que le
monde méridional est également ouvert à l’animalité, autre point de confluence entre l’homme et la
nature.
« Mondo animalesco », écrit Carlo Levi pour décrire la Lucanie3. Comme nous le verrons,
l’animalité s’impose comme une composante essentielle de l’identité du Sud ; et dès à présent, il nous est
permis de dire que les animaux sont investis d’une puissance significative. Toujours en Lucanie, Levi
parlera de la chèvre comme d’un « animale diabolico »4, mais c’est surtout chez Malaparte que cette
puissance se fera le plus sentir, dans une scène de La passeggiata, où le personnage de Massine voit
s’approcher un serpent :
Massine era là, immobile, le spalle appoggiate a una colonna, un torso di rame confuso col tufo rossastro. La fronte
reclinata sul petto, fissava con uno sguardo spento una serpe nera e sottile che strisciava vers lui lenta e cauta sul
lastrico del tempio. Strisciava perfida e ironica, guardandolo in volto con i lucidi occhi amorosi. [...] Poi all‟improvviso
il cielo scricchiolò, come una volta che sta per crollare, le prime gocce di pioggia caddero rade, pesanti, stridenti,
come gocce di piombo fuso.5
Le serpent fait son apparition et semble déclencher la tempête, qui s’apparentera à un véritable
déluge. Toujours est-il que cet extrait nous présente un serpent dont le pouvoir à la fois hypnotique et
effrayant agit imperturbablement sur le personnage de Massine, comme l’indiquent visiblement
l’allitération filée du son sifflant qui reproduit le sifflement de la langue du serpent6.
Le monde
méridional est marqué par l’animalité, c’est un fait ; mais cette animalité sait se manifester de manière très
frappante car elle est chargée d’un immense pouvoir évocateur, symbolique. On en revient finalement à
la définition étymologique du monstrum : quelque chose se montre à l’observateur, s’auto-représente, se met
en scène, comme si une dramaturgie régissait ces phénomènes. Cette dramaturgie est présente en
1
UNGARETTI, op. cit., p. 53.
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 22. On pense tout naturellement à Charybde et Scylla, monstres mythologiques situés, selon légende,
dans le Détroit de Messine. Autrement dit à quelques heures de route de l‟île de Capri où se trouve Savinio.
3
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 60.
4
Ibid., p. 58.
5
MALAPARTE, op. cit., p. 33.
6
Pétri de littérature française comme l‟était Curzio Malaparte, on peut légitimement penser qu‟il avait en tête le célèbre vers
d‟Andromaque de Racine : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? » (Acte V, Scène 5). Mais au-delà de tout cela, le
serpent semble présent dans la scène pour y remplir un rôle de symbole, pour ne pas dire d‟emblème de cet espace précis, et
éventuellement du Sud tout entier. On notera que le serpent fait également une apparition chez Carlo Levi : « Nelle fessure della terra
assÉtata si annidavano le serpi, le vipere corte e tozze di qui, che i contadini chiamano cortopassi, dal veleno mortale. « Cortopassi
cortopassi, ove te trova, là te lassi » » (op. cit., p. 56). L‟ajout de cette formule populaire évoque déjà les formules magiques comme
calquées sur le rythme des comptines.
2
57
différents endroits. Citons notamment la scène de Carnaval chez Carlo Levi, où les barrières entre
l’humanité et l’animalité, le naturel et le surnaturel se trouvent bouleversées de fond en comble :
Venne il carnevale, inaspettato e anacronistico. [...] Me ne ricordai un giorno, quando, mentre passeggiavo nella via
principale, oltre la piazza, vidi sbucare dal fondo e correre velocissimi in salita, tre fantasmi vestiti di bianco. Venivano
a grandi salti, e urlavano come animali inferociti, esaltandosi delle loro stesse grida. Erano le maschere contadine. [...]
Sembravano demoni scatenati ; pieni di entusiasmo feroce, per quel solo momento di follia e di impunità, tanto più
folle e imprevedibile in quell‟aria virtuosa. [...] È una notte di felicità collettiva e fallica, di baldoria dinanzi agli
enormi piatti di lumache, con i fuochi, le danze e gli amori nel tepore benigno del cielo estivo. 1
Derrière l’abolition de ces frontières, nous repérons surtout la force évocatrice de cette scène ;
Levi a l’impression de se retrouver au centre d’une véritable dramaturgie, en un lieu et en un temps ad hoc,
destiné à abriter cette représentation qui rappelle les fêtes de l’Antiquité, codifiées et réglées avec la plus
grande précision. Il y a peut-être des indices d’artificialité (les masques, notamment), mais tout paraît
intensément réel. Levi est au centre d’un théâtre qui manifeste sa puissance d’évocation, et par là même
son ambivalence fondamentale. Le théâtre devient le motif le plus naturel pour exprimer le mélange de
sensations très différenciées qu’ils sont en mesure de ressentir dans le Sud : Ungaretti, descendant au
fond d’un site de fouilles archéologiques situé plus de 20 mètres au-dessous du sol parle de « teatro »2,
tandis que Savinio compare les montagnes capriotes à des « gravi, immobili tragedi »3. Et même si cette
force d’évocation dépasse le sujet, elle signale aussi l’intérêt qu’elle réussit à faire naître en lui.
Nous sommes désormais bien loin des tableaux pompiers ou flous des voyageurs du passé, tous
ceux qui, pour reprendre la formule de Franco Cassano, étaient « spesso molto lontani dal Sud, almeno
quello geografico »4. Nos auteurs ont gagné en proximité mais se sont également ouverts la voie vers la
profondeur du Sud, en étant sensibles à la part de surnaturel ou d’animalité de la région. Loin de les
repousser, ces éléments leur ont surtout fait ressentir lucidement la présence d’une altérité, encore
mystérieuse cependant. La connaissance approfondie de cette altérité donnera aux écrivains tous les
éléments constitutifs de l’identité méridionale. Dans le même temps, une question se pose : quel angle
d’attaque adopter alors que tout paraît insaisissable, fuyant ? C’est l’espace qui apportera la solution, après
avoir bouleversé les repères du sujet : la description d’espaces hors du commun va proposer un accès à
l’altérité.
1
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, ibid., p. 190-191.
UNGARETTI, op. cit., p. 36.
3
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 31.
4
Il pensiero meridiano, op. cit., p. XV.
2
58
PROFONDEUR DE CHAMP. QUELQUES PAYSAGES-TABLEAUX
UN REGARD UNIQUE, D’INFINIES PERSPECTIVES
Pour les écrivains d’Italie du Nord, l’expérience du Sud commence non seulement par une
redéfinition d’un rapport à l’espace, mais s’assortit également d’une mise en échec, d’une frustration
permanente. En effet, le Sud semble fuir sous le regard des auteurs, au fur et à mesure qu’eux-mêmes
tentent de s’en approcher, notamment dans la mesure où un certain nombre d’images-clichés trouvent
d’entrée de jeu leurs limites La difficulté comporte deux aspects, liés assez étroitement l’un avec l’autre :
le sujet doit abandonner un territoire de connaissance trompeur et dans le même temps s’efforcer
d’apprivoiser un espace évanescent, pour une raison qui lui reste encore complètement opaque. La
représentation du Sud que nos auteurs vont donner du Mezzogiorno va donc devoir contourner d’une
manière inventive toutes ces barrières qui écartent sans cesse les auteurs. En un sens, il s’agira de capturer
le Sud, d’en faire une photographie, à un instant précis. La démarche aura d’ailleurs des implications
esthétiques assez poussées, sur lesquelles nous reviendrons plus tard. Quoi qu’il en soit, on s’aperçoit
avant tout que chaque description sera in fine le résultat d’un véritable défi lancé par l’espace ; le sujet va
devoir coordonner ses ressources mentales et littéraires pour répondre de manière efficace à ce défi. La
représentation va s’imposer comme un vecteur de connaissance du Sud, quitte à prendre un abord pour
le moins déroutant : de nouveaux espaces font se faire jour au sein d’un espace qui va avoir tendance à
s’intérioriser de plus en plus. Mais loin de devenir abstrait (et par voie de conséquence, encore plus
insaisissable), chaque portion de l’espace dessiné par le sujet va se trouver enrichi mentalement par un
réseau d’échos avec d’autres lieux, et comme nous le verrons plus loin, d’autres temporalités.
De multiples perspectives vont s’ouvrir ; le paysage va désormais s’aborder grâce à différentes
dimensions ; le Sud va prendre corps gagner un relief tout à fait surprenant, preuve de l’avancée du
cheminement du sujet vers une nouvelle manière de considérer son « épreuve du Sud ». Faisant pour
ainsi dire feu de tout bois, le sujet va imaginer une nouvelle géographie : le Mezzogiorno va cesser d’être
inaccessible en étant, paradoxalement, rattaché à des espaces imaginaires comme autant de passerelles
mentales dont va se servir l’auteur. Il faut rappeler que cet univers, tel qu’il s’offre au regard des auteurs,
les tient à une certaine distance ; il y a comme une sorte de fixité spatiale, résultante cependant d’un
phénomène temporel propre à la région. Le Mezzogiorno fait brusquement changer de rythme au sujet, qui
passe de la vitesse à la lenteur, au moment de passer du Nord au Sud. Nous reviendrons largement sur ce
changement de vitesse dans la seconde partie de notre étude, mais nous devons d’ores et déjà signaler
que pour des critiques, comme Franco Cassano, cette temporalité « fa resistenza alla legge
59
dell’accelerazione universale »1. Cette formule implique une application purement temporelle ; Cassano
l’emploie pour définir le rapport du Sud avec la modernité. Mais dans la perspective qui est la nôtre, nous
pouvons l’appliquer spécifiquement à la question de l’espace.
De prime abord, l’espace méridional est comme cloisonné, séparé hermétiquement au niveau de
l’horizon, brisant la linéarité géographique ; le personnage de Stefano, dans Il carcere, rappelle
constamment cette immobilité, vivant dans l’« immobile atmosfera » du petit village, comme au milieu
des « invisibili pareti di una cella »2. Il est dans ces conditions bien difficile de croire que ce monde puisse
s’ouvrir sur des espaces imaginaires, d’autant qu’à l’immobilité de l’espace s’associe une forte capacité, de
la part du sujet, à éprouver naturellement de la solitude. Rappelons que pour Ungaretti « la presenza del
mare tiene l’uomo in uno stato di solitudine e di grandezza »3. L’individu a la sensation de s’y perdre ;
mais dans le même temps, ce sont également l’espace et le temps qui perdent une partie de leur réalité. La
confrontation avec l’immensité de la mer fait oublier le temps, « quello matematico dell’orologio », dirait
Carlo Levi4, mais aussi la réalité exacte du lieu où se trouve le sujet. L’homme se sent seul car le contexte
dans lequel il se trouve voit ses référents temporels et spatiaux oblitérés, perdre leur actualité, donnant la
possibilités à d’autres référents d’apparaître aux yeux et à l’esprit du sujet. Alberto Savinio en donne un
magnifique exemple dans le Diario calabrese. Comme dans les exercices de mémoire involontaire dans À la
recherche du temps perdu, le souvenir de la terre de son enfance remonte jusqu’à lui :
Appena fuori di Crotone, quarantadue anni della mia vita sfumano di colpo. Fino ai quattordici anni, la vita io la vissi
parte nell‟Attica e parte nella Tessaglia. [...] Venuto via da quella mitica terra, non trovai più se non campagne
addomesticate, colture a tappetino, alberi a quadriglie, strade incanalate fra siepi e muretti, fattorie e officine, acque
agricole e acque industriali. Ed ecco dopo tanto, ecco su questa sponda ionica della Calabria, ecco la campagna della
mia infanzia. Terra intatta.
Terra antica. Terra calva. E i corvi a mezza costa, lenti verso i monti.
L’expérience bouleversante5 que vit Savinio n’est pas abstraite, purement mentale. Au contraire,
l’émotion qui se dégage de l’observation inattendue de la terre de Crotone est bien réelle. La Calabre
d’après-guerre s’efface pour ouvrir une large perspective mentale. Le souvenir, pourtant cloisonné à
l’intérieur de l’esprit du sujet, s’incarne dans un espace dont les premières manifestations ne laissaient pas
supposer une telle transmutation. D’où la puissante impression de surprise ressentie par Savinio. Des
barrières pourtant solides s’évanouissent en un clin d’œil. Nous sommes presque aux limites de la magie,
en tous les cas dans une preuve de la force de l’imagination du sujet et du pouvoir d’évocation du
paysage.
1
Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. 7.
PAVESE, Il carcere, op. cit., p. 52 et p. 3.
3
UNGARETTI, op. cit., p. 9.
4
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 129.
5
Il se produit bien un « turbamento dell‟immaginazione », pour reprendre l‟expression de Guido Piovene, op. cit., p. 494.
2
60
Face à l’espace méridional, le sujet n’a pas obligatoirement d’évocations aussi précises d’un lieu
mémoriel que celle d’Alberto Savinio dans la campagne de Calabre. Ces lieux sont parfois plus abstraits,
mais pas moins impressionnants et émouvants que le monde de l’enfance revenu à l’esprit de Savinio. La
paysage méridional va donc perdre en réalité ce qu’il gagne en pouvoir de dépaysement. Le monde de
l’enfance n’est d’ailleurs pas loin puisque les paysages du Sud sont très souvent liés par les auteurs au
monde des contes et des légendes. À titre d’exemple, Giuseppe Ungaretti trouve une « fantasia fiabesca »1
en certains endroits de la ville de Pompéï, tandis qu’en Sicile, Guido Piovene fait de la ville de Noto « lo
sfondo ideale delle fiabe di Capuana »2. Le monde de l’enfance n’est pas loin, et nous sommes d’ailleurs
aux antipodes de la violence crue des images décrites au moment de la découverte de l’espace. Cet aspect
presque ludique revient assez souvent chez nos auteurs, convaincus de la part de légende qui habite le
Sud. À cette incertitude spatiale va d’ailleurs s’adjoindre une intemporalité palpable, par exemple, dans
cette description signée Curzio Malaparte :
Un gregge di capre nere e ossute brucava la magra erba ai piedi delle colonne della Basilica. Due vecchie avvolte in
pesanti vesti di lana scura, gli occhi rossi e gonfi di febbre, stavan diritte immote in mezzo alle capre, i capelli
arruffati, la fronte tagliata di rughe purpuree, il viso sparso di croste lucenti. Una monaca, tutta chiusa nel soggolo,
torva, ostile, lo sguardo bieco, sedeva accanto a una bambina su un capitello affondato fra gli sterpi [...]. La ciminiera
della fabbrica di conserve Cirio, laggiù verso la ferrovia, appariva in rilievo, pulsante come una grossa vena paonazza,
sullo sfondo grigio dei poggi nudi e sassosi. [...] E quel cavallo bianco, quel cavallo color gesso, dalle zampe rigide,
dal collo teso, dalla criniera immota, che galoppava raccolto e pesante dietro il colonnato della Basilica ; e non s‟udiva
il tonfo degli zoccoli sulle lastre di tufo chiaro.3
L’immobilité des deux vieilles paysannes et de la religieuse, l’ambiguïté qui entoure le cheval
(l’animal a-t-il été statufié ou bien est-ce la statue qui a pris vie ?) concourent à donner à cette scène une
fixité particulièrement saisissante, au point que l’activité industrielle de l’usine, reléguée dans un arrièreplan lointain finit elle aussi par paraître séparée de la réalité. C’est d’ailleurs ce signe incertain auquel la
description se rattache pour donner une indication temporelle précise à la scène dont les éléments
seraient dans le cas contraire mélangés dans une indifférenciation spatiale et temporelle presque
impossible à cerner. Néanmoins, malgré cet ancrage dans le réel permis notamment par la présence de
cette usine, la scène n’en demeure pas moins plongée dans une atmosphère fantastique caractéristique
des parenthèses descriptives de La passeggiata. Mais qu’il soit présenté de façon ludique ou inquiétante4,
l’aura fabuleuse qui entoure le paysage nous indique combien l’imagination du sujet est stimulée dans cet
environnement hors du commun. L’image de la prison se renverse : il ne s’agit plus de trouver un moyen
1
UNGARETTI, op. cit., p. 58.
PIOVENE, op. cit., p. 623. Cfr. aussi LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 6 : « Il rivedere finalmente degli alberi, e il fresco
del sottobosco, e l‟erba verde, e il profume delle foglie, era per me come un viaggio nel paese delle fate ». Tous ces exemples
s‟éclairent par ailleurs d‟autant mieux grâce aux souvenirs des « letture infantili » (SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 29) dont les
auteurs se souviennent peut-être au moment d‟écrire ces comparaisons avec l‟univers merveilleux du conte et de la légende.
3
MALAPARTE, op. cit., p. 32-33. Il s‟agit ici d‟un souvenir du Boz, lié par le personnage féminin de Flaminia. Il est d‟ailleurs
intéressant de voir à quel point la réalité spatiale et le monde du souvenir, de l‟imaginaire, s‟entrecroisent. On finit par ne plus savoir
exactement auquel des deux pôles se rattache chaque description.
4
Notons d‟ailleurs que malgré l‟atmosphère inquiétante qui entoure la description, le personnage de Boz, au centre de la scène, ressent
une certaine forme de familiarité, d‟empathie avec ce paysage, tout hostile qu‟il soit : « Boz si sentiva nascere in cuore una strana
felicità, la serena memoria di una favola misteriosa e puerile », ibid., p. 33.
2
61
d’évasion physique, mais plutôt de laisser l’imagination vagabonder, accomplir une véritable fuga in
prigione. C’est donc cet environnement même qui emprisonnait le sujet qui va lui donner un moyen de
s’évader mentalement, qui va être le point de départ d’un voyage imaginaire aux limites infinies1.
Il faut d’ailleurs constater à quel point, ces lieux, une fois quittés, seront investis d’une intense
sensation de nostalgie, preuve de l’attachement du sujet à ces lieux. Repensant à ses années de prison et
de confino, Malaparte écrit d’ailleurs : « Io guardo a quel tempo con profonda nostalgia, come a un’età
libera e felice, per sempre trascorsa »2. Par conséquent, chaque fraction de l’espace méridional possède
deux faces jointes étroitement l’une à l’autre, l’une étant réelle, physique, géographique, et l’autre plus
mentale, plus abstraite, même si elle ne subit aucune restriction. On peut même dire que plus la sensation
de cloisonnement est intense, plus les lieux rejoints par l’imagination seront lointains. Finitude de l’espace
contrebalancée par l’infini de la pensée : nous ne sommes décidément pas loin du poème L’infinito de
Giacomo Leopardi. Dans ce célèbre poème, la voix poétique imagine « interminati/spazi di là da quella
[siepe], e sovrumani/silenzi »3. Ce qui ressemble de très près à l’expérience menée par Carlo Levi en
Lucanie, lorsqu’il se couche au fond d’une tombe dans le cimetière de Gagliano :
Non vedevo altro che un rettangolo di cielo chiaro, e qualche bianca nuvola vagante ; nessun suono giungeva al mio
orecchio. In quella solitudine, in quella libertà, passavo delle ore.4
Finitude de l’espace permettant cependant de s’ouvrir sur l’infini, le couple léopardien, tel qu’il fut
associé par le poète de Recanati se retrouve chez Levi avec la même précision, mais également la même
force. Nous voyons donc que l’espace offre à l’imagination du sujet un terrain d’application presque sans
limites. Mais il est à présent nécessaire de s’interroger sur la qualité de cette seconde géographie, d’ordre
mental : est-ce que l’impression d’infini ne va finalement pas se retrouver par être liée à celle d’irréalité, à
savoir de contradiction criante, dissonante, des normes établies ?
L’espace inspire les écrivains de façon frappante, au point de leur évoquer le monde de l’enfance,
comme c’est le cas pour Alberto Savinio5, le monde des contes et des légendes pour d’autres. L’univers
méridional, bien qu’étant une terra incognita pour nos auteurs, donne pour ainsi dire une réalité à des
espaces inconnus, ceux où l’homme n’a jamais mis le pied. Le Sud rend réel des topoï aussi vieux que celui
de la Terre promise, que Guido Piovene prend comme référent au cours de son exploration de la région
des Pouilles. « L’impression di sfarzo della terra, e quasi di Terra Promessa, […] si ha nella traversata dal
1
C‟est le cas pour tous les auteurs, à l‟exception notable du personnage de Stefano dans Il carcere, qui pousse jusqu‟à son paroxysme
sa condition de prisonnier dans une cellule à l‟air libre.
2
Ibid., p. 15.
3
Giacomo Leopardi, L’infinito, vv. 4-6, in Canti, Ugo Dotti (dir.), Milan, Feltrinelli, 2006, p. 300.
4
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 59.
5
Il est d‟ailleurs intéressant de noter que dans son article L’altra parte del mondo (in Narrare il Sud, op. cit., p. 32), l‟auteur napolitain
Erri De Luca donne une valeur absolue au lien de ces deux univers séparés par le temps : « Il Sud è il prima, il prima dell‟infanzia ».
De Luca confirme d‟une certaine façon Savinio de la même manière qu‟il donne une idée de ce qui fera le secret du Sud : sa capacité à
évoquer une mémoire enfouie du sujet.
62
centro dell Puglia a Taranto »1. Des espaces imaginaires prennent corps dans le Sud, devenu vecteur
d’invention poétique et littéraire grâce à son pouvoir d’évocation2. Le Mezzogiorno semble ainsi ouvert,
devient un espace où une réalité prend devient effective, dans la mesure où elle s’incarne. L’œil et l’esprit
deviennent les relais de la familiarisation de l’espace où se trouve le sujet.
Malgré tout, nous pouvons nous demander si en définitive l’espace méridional, que nous avions
au début de ce raisonnement présenté comme fuyant, ne finit pas par receler des formes d’angles morts à
cette ouverture à l’imagination. C’est en tout cas ce que nous pouvons penser en constatant que le
paysage est parfois défini par sa non-spatialité : l’environnement est si désolé qu’il est comparé à un
désert (nous l’avons vu), voire à la surface lunaire : ce sentiment se retrouve à la fois chez Guido Piovene
et chez Carlo Levi3. Ce qui nous donne aussi la cause principale de la sensation d’estraneità de nos auteurs
dans l’environnement méridional ; ce ne sont pas tant eux qui sont étrangers au Sud mais bien l’espace
lui-même qui est en soi si original qu’il en paraît irréel : l’imaginaire fait une brusque incursion dans la
réalité, au point de se confondre avec elle. Les problèmes de perception du sujet sont donc sans fin. Et
dans les textes de nos auteurs les exemples abondent pour montrer à quel point tout phénomène naturel,
indiscutable, peut se retrouver subitement entouré d’un voile de mystère quasiment impénétrable. C’est le
cas dans cet extrait de Cristo si è fermato a Eboli :
Le ore passavano, il sole calava, le cose prendevano l‟incanto del crepuscolo quando gli oggetti pare risplendano di
luce propria, interna, non comunicata. Una grande luna, esile, trasparente, irreale stava sopra gli ulivi grigi e le case,
nell‟aria rosata, come un osso di seppia corroso dal sale sulla riva del mare. 4
Une atmosphère fantastique commence à envelopper le village de Gagliano au moment d’entrer
dans la nuit. La poésie de cette image ne pouvait pas manquer d’interpeller Carlo Levi, à la fois poète et
peintre (cette remarque sur le crépuscule intervient d’ailleurs au début d’un chapitre où il se représente en
train de composer un tableau). Et même si la sensation d’irréalité qui s’installe progressivement est mise
au service d’une évocation descriptive émouvante esthétiquement parlant, nous avons là le signe de la
volatilité du cloisonnement entre réalité et imaginaire dans l’univers méridional, en certains endroits et à
certains moments. L’ambiguïté se généralise avec une transparence qui la rend indécelable pour l’œil du
sujet qui se retrouve confronté à une espèce de gigantesque trompe-l’œil, d’immense mirage5. Ces deux
1
PIOVENE, op. cit., p. 782.
De façon significative, Guido Piovene raconte comment la ville de Ravello, en Campanie, a su hypnotiser le compositeur allemand
Richard Wagner, au point de lui inspirer une grande partie des lieux de l‟action de son Parsifal : « Ravello è una cittadina dallo stile
arabo-siculo, che piacque tanto agli scenaristi d‟un tempo e che dominò alla Scala. È tra i monti, affacciata al mare, altra oasi stupenda.
Si sa che Wagner trasse qui ispirazioni per il Parsifal ; nel giardino di Palazzo Rufolo, dove piante esotiche, fiori, trochi rivestiti
d‟edera e la vista del golfo si compongono con gli avanzi di cupe costruzioni feudali e claustrali, egli vide tradotto nel vero il giardino
incantato di Klingsor » (ibid., p. 476). Que Wagner, inventeur d‟un véritable monde scénique avec, surtout, le Ring des Nibelungen,
soit pris en exemple par Piovene est lourd de sens. On repère surtout la capacité qu‟a le Sud à incarner, à rendre réel, ce qui n‟existe
qu‟à l‟état de pensée, de produit de l‟imagination.
3
« Paesaggio lunare » écrit Piovene à propos de la Sardaigne, immédiatement avant de la qualifier de « deserto » (ibid., p. 701-702).
« Paesaggio lunare » écrit aussi Levi (Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 7).
4
Ibid., p. 64.
5
Il est d‟ailleurs bien question d‟un mirage dans cet autre passage descriptif de Cristo : « Davanti a me si alzava, come una grande
onda di terra, uniforme e spoglio, il monte di Grassano, e in cima, quasi irreale nel cielo, come l‟immagine di un miraggio, appariva il
paese » (ibid., p. 142).
2
63
notions, qui pourraient presque être tirées d’un traité d’esthétique baroque, vont d’ailleurs nous conduire
à infléchir notre raisonnement. Il nous apparaît désormais clairement que c’est dans le pouvoir
d’évocation du Sud que nos auteurs vont pouvoir capturer l’image la plus pertinente qui soit de cet univers
protéiforme et toujours mouvant. La transparence alterne avec le relief. C’est à ces zones en relief que
nos auteurs vont pouvoir se raccrocher le plus sûrement pour mettre au jour la force évocatrice qui se
cache dans le paysage méridional.
BAROQUE MÉRIDIONAL
Nous devons à présent préciser ce que nous avons appelé jusqu’ici la force d’évocation présente
au sein de l’espace. Si nous avons pu parler de force, c’est que le sujet a conscience intuitivement d’une
présence, d’un élément hétérogène dans son environnement. Cette présence est évidemment invisible à
l’œil nu, reste impénétrable mais se manifeste, se rappelle de façon prégnante à lui. Comme pour la
plupart des phénomènes décrits jusqu’ici, le sujet est soumis à ce pouvoir, qui le dépasse d’autant plus
que cela se produit plus intellectuellement que physiquement. La première représentation du Sud est
donc non seulement subie mais elle passe également par une voie indirecte, dans la mesure où le sujet
associe certaines images (nous avons étudié quelques-unes d’entre elles) à ce qu’il observe. Il s’agit pour
l’heure d’une approximation, puisque ce dernier se trouve dans l’incapacité d’aborder frontalement ce
qu’il entend représenter. Il est contraint d’opérer une sorte de circumnavigation, de prolonger mentalement
son voyage afin de trouver l’angle d’attaque qui lui ouvrira la connaissance du Sud, son identité.
Reste que l’espace qui s’offre au regard des écrivains n’est pas entièrement uniforme, quoiqu’en
ils en disent1. Certaines zones plus saillantes se présentent de loin en loin, concédant des points d’appui
auquel le sujet peut se raccrocher. L’alternance de l’uniformité et du relief délimitent ainsi un décor assez
efficacement conçu, offrant la possibilité au sujet de privilégier l’un des deux aspects. D’où les nombreux
effets de contraste, les variations de focalisation et les nuances presque infinies qui seront mises en scène.
L’espace s’organise de cette façon à la manière d’une vaste dramaturgie que les auteurs composent dans
la mesure de leur possibilités. Toujours est-il qu’une nouvelle géographie du Sud s’organise
progressivement, complétant tout ce que nous avions pu dire de la question des frontières. En effet, les
éléments perçus mentalement en relief par le sujet gagnent un statut particulier : ils deviennent de
véritables phares, des points de repères qui vont donner à tout l’espace une plus grande cohérence,
mettant des limites au chaos qui régnait jusqu’alors. En voici un exemple, tiré de La passeggiata :
1
L‟expression de l‟uniformité du paysage est une constante de Cristo si è fermato a Eboli, de Carlo Levi. Une formule particulière sera
largement répétée et développée, à savoir « l‟immobile mare di terra » (op. cit., p. 44). Ce motif, sur lequel nous reviendrons plus loin,
a surtout pour fonction de ménager différentes zones au sein de l‟espace de Lucanie : les différentes vues panoramiques (l‟arrière-plan)
donneront l‟impression d‟avoir affaire à un univers en deux dimensions, ce qui permettra d‟accentuer les contrastes avec des éléments
en relief (au premier plan), notamment les personnages emblématiques de l‟œuvre.
64
[Boz] chiude gli occhi e vede […] quel tintinnìo di chiavi nel rombo del treno che fugge per la pianura di Pesto,
verso Agropoli, verso la Calabria nera di selve, verso la Sicilia rossa e dorata, verso Lipari gialla di zolfo e di ginestre,
isola errante nel mare.1
Même si cette cartographie de l’Italie du Sud est incomplète, elle n’en propose pas moins une
organisation assez précise. De grands pôles régionaux sont présents, déterminés par des indications
descriptives réduites mais efficaces, et qui rendent en tous les cas les lieux décrits plutôt concrets2. La
géographie, l’organisation des lieux peut donc être enrichie par des détails qui vont leur conférer une
réalité. Ces détails restent cependant assez objectifs sous la plume de Malaparte. Les couleurs appliquées
à la Sicile sont assez traditionnelles mais elles ont au moins l’avantage de la faire échapper à
l’indifférenciation. Reste que pour donner encore plus de concretezza à ces paysages, pour les rendre plus
prégnants au lecteur, les écrivains septentrionaux ont su approfondir l’idée de force vitale qui innerve les
lieux et les décors naturels3. Nos auteurs ont conscience de la présence sous-jacente d’une force vitale
incluse dans leur environnement, et qui se manifeste souvent dans leur texte à travers l’expression d’un
fort érotisme, assez palpable dans cet extrait du Viaggio in Italia de Guido Piovene :
Un tuffo nella Napoli popolare, Spaccanapoli, per esempio ed i vicoli che la circondano, è sempre l‟unico mezzo alla
nostra disposizione per capire sul vivo che cosa fosse una metropoli del mondo classico. [...] I bambini, le «
creature » brulicano. Anche nei ristoranti medi, pochi sono gli avventori senza i bambini intorno. Napoli è una città
allattante e poppante, perpetuamente gravida. Un semidio napoletano è l‟amore ; nella coscienza popolare, l‟amore si
redime con la procreazione.4
La ville de Naples exalte en permanence cette force vitale dont les manifestations assaillent Guido
Piovene. La ville va jusqu’à s’humaniser, prend la forme d’une gigantesque Venus genitrix à
l’impressionnante vitalité. Plus exactement, cet élan vital prend des dimensions qui dépassent de loin les
repères habituels des auteurs. Comme nous l’avons dit, une sorte de changement d’unités de mesure se
produit. Mais cette mutation est toujours mise en lien étroit avec des impressions esthétiques, cette
description napolitaine en étant un bon exemple. Démesure, dépaysement, étrangeté : tous ces concepts
évoquent bien une forme artistique particulière, en l’occurrence le baroque. Nous allons voir que cette
esthétique revient le plus naturellement dans les textes de nos auteurs.
1
MALAPARTE, op. cit., p. 37-38.
Malaparte évoque la Calabre à travers ses forêts ; c‟est également à travers cet élément que Carlo Levi parle de la Lucanie, qu‟il
appelle la « terra dei boschi », Cristo, op. cit., p. 6.
3
Cette force vitale semble appeler le sujet à la représentation de l‟objet dans laquelle elle s‟incarne. À titre d‟exemple, Levi parle de la
ville de Matera comme une « città bellissima, pittoresca e impressionnante » (ibid., p. 77). Il est intéressant que ces deux adjectifs
soient associés : l‟originalité de la ville semble aller de pair avec sa capacité à bénéficier d‟un traitement représentatif, pictural, mais
également littéraire. Tout part en fait de la façon dont l‟objet impressionne le sujet, à la manière d‟une pellicule photographique,
s’imprime en lui et se retrouve plus tard traduit, réécrit sous la forme choisie par l‟auteur. Quitte à ce que cette représentation paraisse
paradoxale, comme le montre cet autre passage du livre de Carlo Levi : « Il paesaggio di qui [Grassano], era il meno pittoresco che
avessi veduto mai : per questo mi piaceva moltissimo » (p. 154). Ce qui montre bien que le pouvoir d‟attraction et d‟évocation du
paysage est en soi infiniment supérieur à sa valeur purement esthétique, indice de la présence d‟une valeur cachée, invisible à l‟œil nu,
mais parfois révélée, comme s‟en rend compte Levi.
4
PIOVENE, op. cit., p. 431-432.
2
65
L’héritage baroque est une réalité dans toute la péninsule italienne, dans le Mezzogiorno également.
Il n’est pas étonnant que ces réminiscences hantent les textes de nos auteurs. Notamment Guido
Piovene :
Gli amanti del Barocco, tra i quali mi ascrivo, tengono [la via degli Orefici, a Catania] come una delle più attraenti
d‟Italia [...]. Questo Barocco siciliano [...] è diverso da tutti gli altri, e non si può confonderlo né con quello spagnolo
né con quello chiamato coloniale. [...] Viene da un popolo che esprime nel Barocco la propria indole non in una fase
del gusto ma in tutta la propria storia.1
Le baroque est donc non seulement présent dans l’art méridional mais il semble avoir une affinité
particulière avec cet univers. Pour quelle raison ? Essayons de définir la notion de baroque. Le baroque
renvoie avant tout à un concept de type esthétique historiquement repérable entre la Renaissance et le
Classicisme dont les principaux axes résident dans une recherche de l’inédit, du singulier, dans une
volonté d’impressionner visuellement le public de l’œuvre d’art par la démesure et surtout en fragilisant la
perception de l’observateur en multipliant les effets de trompe-l’œil, destinés à rendre sensible
l’inquiétante complexité du monde humain2. Le concept de baroque ne laisse d’ailleurs pas facilement
définir : il est lui-même assez fuyant, assez évanescent. Et en quoi le Sud et le baroque pourraient-ils
avoir des points communs ? Nous pouvons revenir sur un point que nous avons précédemment abordé :
la question de l’illusion. Ce concept est au centre de l’esprit baroque : l’art (et plus précisément le
théâtre3) doit truquer, générer de faux-semblants destinés à faire naître le doute chez l’observateur : ce
que l’on voit est-il une illusion, une simple apparence, une réalité ? La question se pose à de nombreuses
reprises chez les auteurs, tout comme celle de l’impression de se trouver dans un autre monde : l’art
baroque, surtout à travers les représentations théâtrales, entendait transporter les spectateurs loin de leur
univers familier. Et de ce point de vue, le « turbamento dell’immaginazione » ressenti par Guido Piovene4
se rattache à cette idée : le continuum de la normalité se brise au moment où cet ailleurs fait irruption dans
le réel. D’où les descriptions fantasmagoriques chez nos auteurs, qui se laissent comme entraîner par
cette force irrésistible : « Forse, descrivendo Palermo, mi lascio trascinare anch’io da quella fantasia
barocca che sorge dallo stesso animo della città »5. Chaque lieu, chaque endroit est susceptible d’éveiller
1
Ibid., p. 605. Toujours au cours de son exploration de la Sicile, Piovene écrit aussi : « La Sicilia […] è la tipica terra del barocco
perenne, un barocco che già fiorisce sotto forme greche, con figure che si tramandano dall‟antichità lontana fino alle pittura dei carri.
Era anche la Sicilia, rispetto alla Grecia, quello che oggi è l‟America rispetto a noi, la terra del ricco e del colossale », p. 630.
2
Tous ces éléments se retrouvent dans le livre de Claude-Glibert Dubois, Le Baroque : profondeurs de l’apparence, Presses
Universitaires de Bordeaux, 1993. Voici en outre, pour compléter cette tentative de définition quelques autres idées centrales de cette
forme artistique : « déferlement verbal et certain usage gratuit du langage, idée que l‟art est partout, redondances esthétiques sans
autres fins qu‟elles-mêmes, association de l‟ordre mathématique et des débordements irrationnels, morale de l‟ambiguïté, magie et
ensanglantement, enflure et inanité, lignes politiques à voies multiples et à virages aigus », p. 16.
3
On retrouve cette comparaison avec l‟art théâtral chez Guido Piovene, à Naples : « [Si considera] la città come una macchina
teatrale », op. cit., p. 431. C‟est d‟ailleurs justement à l‟époque baroque que les machines (de l‟ingénieur Torelli, notamment) ont vu
leur usage se généraliser sur les scènes, achevant de dérouter le spectateur et de le plongée dans les artifices féériques des pièces de
théâtres ou des opéras.
4
Ibid., p. 494.
5
Ibid., p. 587. Plus haut, il écrit d‟ailleurs que « Palermo è un serbatoio di fantasia », p. 582. C‟est surtout Ungaretti qui semble le plus
marqué par ces réminiscences baroques au sein de l‟espace méridional. Si Piovene évoquait son attachement à cette sensibilité
artistique, Ungaretti quant à lui-même entre dans un rapport plus absolu avec lui : rapprochant le fond de la forme, son écriture va se
servir de procédés littéraires proches de l‟esthétique baroque pour coller au plus près des impressions que produisent sur lui les
mystères de la Campanie, expliquant « la rappresentazione […] dall‟intenso gusto barocco » de tout le Viaggio nel Mezzogiorno, selon
66
l’imagination des écrivains, nouvelle preuve de la puissance hypnotisante de cette force vitale que
l’univers méridional dégage.
Le baroque semble donc pouvoir s’épanouir pleinement dans le Sud, terrain d’élection idéal. Les
ambiguïtés peuvent ainsi apparaître d’autant plus facilement et conserver tous leurs mystères. Le Sud
n’est donc plus entièrement effrayant, il gagne en mystère ce qu’il perd en violence, grâce à ce
rapprochement avec un univers esthétique familier. Les auteurs ont ainsi la capacité d’expliciter l’origine
de ce sentiment ambigu qui s’emparait d’eux face au monstrum méridional. En effet, l’art baroque s’est
attaché à jouer sur l’ambiguïté et la complexité du monde humain, jouant sur les dissonances, les
contrastes afin de faire mieux ressortir la bizzarria au centre du monde des hommes1. Fascination et effroi
se retrouvent donc tout naturellement mélangées, ce dont nos auteurs sont conscients. « Venga dal
numero o venga dal sogno, la bellezza può non essere orrenda ? » écrit Ungaretti à propos de «
l’impassibilità agghiacciante » qu’exalte le temple de Poséïdon dans les environs de Salerne2. On pense
bien sûr à l’idée baudelairienne des Curiosités esthétiques : « Le beau est toujours bizarre », peut-être
présente à l’esprit d’Alberto Savinio, qui déclare dans le Diario calabrese : « Ad abolire la (creduta) distanza
tra bello e brutto hanno già provveduto i pittori »3. Un rapport de forces commence donc à prendre de
l’ampleur au moment des premières tentatives de représentation du Sud. L’expérience du baroque
méridional, même si celui-ci reste finalement à l’état de simple référence, presque de clin d’œil esthétique
n’est pas sans intérêt dans la formation de l’idée du Sud en tant qu’altérité. En interrogeant
l’interpénétration du concept de monstruosité et de celui de normalité (à travers le prisme de la beauté,
de l’esthétique), les écrivains d’Italie du Nord finissent par conclure à sa relativité fondamentale : il est
trop simple que tout soit cloisonné une bonne fois pour toute. C’est bien la question des préjugés sur le
Sud qui se trouve réinterrogée et mise en crise par cette enquête sur le pouvoir évocateur de l’espace.
Malgré leurs divergences d’opinions, politiques ou esthétiques, nos auteurs du Nord finissent par
s’imposer à eux-mêmes une certitude majeure : leur représentation du Sud doit éviter un écueil double,
celui de la soumission aux préjugés hérités du passé et celui de la superficialité, qui consiste à
s’abandonner à une « troppo focosa fantasia »4. Un effort de concentration semble requis ; la sensibilité
sera privilégiée à l’esthétisme, et appliquée à l’intégralité de l’environnement. C’est ainsi que la vie
organique de l’espace méridional, porteur d’une altérité, aux visages multiples et à l’ambiguïté
la formule de Francesco Napoli (op. cit., p. 95). Selon le critique, en effet, les différentes descriptions « non corrispondono in pieno al
cliché del resoconto di viaggio, bensì appaiono come sapiente miscela di prosa d‟arte ad alto contenuto d‟invenzione metaforica » (p.
93). Grâce à la présence du baroque dans l‟environnement méridional, Ungaretti a donné une couleur précise à la réécriture de son
expérience, refusant la neutralité : Ungaretti, en poète, adonné une image et une âme, une forme et un fond au Sud. Autant dire une
identité.
1
Ce sens a d‟ailleurs à voir avec l‟étymologie même du mot baroque, comme l‟explique Claude-Gilbert Dubois : « Baroque
appartenait à l‟origine au vocabulaire spécialisé de la joaillerie : il désignait […] la perle de forme irrégulière. […] Cette origine permet
déjà quelques réflexions : la perle baroque associe en elle l‟éclat et l‟impureté. De même le baroque se crée une identité à partir de
défauts transformés en éloquentes affirmations de nature » (op. cit., p. 19).
2
UNGARETTI, op. cit., p. 34.
3
SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 41.
4
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 17.
67
impénétrable, va conduire le sujet à s’adapter à elle, suivant cette nécessité d’un parcours long et sinueux
avant d’arriver au but recherché.
L’espace méridional met celui qui le contemple devant une énigme, mais aussi devant une
épreuve de force, mentale dans un premier temps (nous en avons évoqué les raisons plus haut), et
littéraire dans un second, au moment de la réécriture. Ce dernier doit se montrer aussi créatifs que
l’univers méridional est surprenant. Les différentes descriptions mettent en avant cette sorte d’état de
guerre dans lequel se trouvent les auteurs, confrontés à l’obligation de trouver les mots qui leur
permettront de rendre compte de la dimension exceptionnelle de leur expérience, autant dire prendre
place à leur tour dans une problématique littéraire présente dans les textes italiens depuis Dante !
Pensons ici à l’adynaton, figure de style pour le moins idéale dans la mesure où elle crée une image
renvoyant à un objet introuvable dans la réalité : leurs découvertes les contraignent à jouer en
permanence sur cette ligne de démarcation entre réel et imaginaire ; d’où le recours assez systématique de
Carlo Levi à l’image de « l’immobile mare di terra », devenu plus loin « un mare pietrificato », pour
évoquer le paysage lucanien1. Un seul motif impose à Levi cette recherche linguistique : son « scrupolo di
fedeltà », comme l’écrivit Jean-Paul Sartre2, indice indiscutable de l’intérêt que porte Levi à la terre de
Lucanie mais aussi de sa volonté de restituer au lecteur une image fidèle de ce Sud que Levi connut près
de dix ans avant la rédaction de son ouvrage. Un seul risque guette : l’aporie, l’échec devant cette épreuve
de la représentation, ainsi que l’explique Guido Piovene :
Quanto più belli sono nella realtà, tanto più nella descrizione [i luoghi troppo celebri] rifiutano ogni impressione
soggettiva e ci imprigionano nei più vieti luoghi comuni.3
L’aporie devient donc une épée de Damoclès ; c’est pour ainsi dire la ligne d’horizon qui encercle
tous les lieux qu’ils entendent représenter. Un travail drastique s’impose, entraînant ainsi le sujet bien loin
du caractère anecdotique et divertissant des récits de voyage du passé, écueil que les écrivains veulent à
tout prix éviter. Les voilà cependant pris entre deux feux, disposant d’un angle d’attaque restreint mais
possédant la certitude que c’est dans l’attraction que les lieux et les paysages méridionaux dégagent que se
trouve cette altérité à laquelle ils ont été sensibles progressivement. Et cette recherche tous azimuts
destinée à créer les passerelles avec des univers familiers, que nous évoquions plus haut, vont mettre en
jeu un ensemble de conséquences qui dépassent les questions de pure littérature. À la puissance
évocatrice du Sud, à sa vie organique inépuisable vont correspondre de nombreuses associations spatiales
et temporelles. Tout finit par se mélanger et gagner de plus en plus relief. C’est ce phénomène et ses
conséquences que nous allons à présent revenir.
1
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 44 et p. 95. D‟ailleurs, cette “mer” presque infinie dans laquelle Levi se perd en
contemplation n‟est pas sans rappeler celle qui clôt L’infinito de Leopardi : « E il naufragar m‟è dolce in questo mar », op. cit., p. 300.
2
Jean-Paul Sartre, L’universo singolare, in Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. XII.
3
PIOVENE, op. cit., p. 581.
68
DES MONDES DANS LE MONDE
Le Sud déroute autant qu’il rassure. Le moindre lieu, le moindre endroit est susceptible de
s’apparenter à la fois à une terra incognita et à un terrain de connaissance pour un sujet qui se retrouve être
le seul élément fixe et déterminé dans un univers où règne l’instabilité, quand il ne s’agit pas du chaos. Ce
chaos reste bien évidemment conceptuel, et subit à son tour des modifications, s’affine progressivement,
pour s’avérer être en réalité l’expression d’une puissance créatrice hors du commun. Le Sud génère des
phénomènes (qu’ils soient naturels ou culturels) hors du commun, à quoi correspond pour le sujet une
stimulation sans précédent de son imagination, une mise à l’épreuve de sa sensibilité et de son art de la
description. Les auteurs se dédoublent, assortissent leur qualité de voyageur d’une qualité de peintre ou
de poète : c’est le cas de Carlo Levi ou de Giuseppe Ungaretti. Leur sensibilité les met ainsi en contact
avec l’altérité de l’univers méridional, à la fois familière et étrangère pour chacun d’entre eux. « Dove ho
già visto queste cose ? » s’interroge à un moment donné Ungaretti1. La question mérite en effet d’être
posée tant l’univers méridional réussit à s’apparenter tantôt à un royaume baroque redécouvert, tantôt à
un monde dominé par le merveilleux, tantôt à une terre fantastique dont la vie organique attire et
repousse tout à la fois. Mais nous avons vu jusqu’ici combien les références littéraires ou artistiques
paraissent naturelles, et par conséquent se multiplient, au point de devenir indissociables, car mêlées trop
étroitement.
Nous allons devoir revenir sur les causes et les conséquences de cette confusion ininterrompue
d’éléments hétéroclites, qu’ils soient spatiaux ou temporels, en nous demandant si les auteurs se font
finalement pas trouver ainsi la clé qui leur ouvrira la connaissance du Sud, qui oscille de façon trop
abrupte entre la familiarité et l’étrangeté. Un nouveau mouvement se fait jour, cependant. Alors que tous
les lieux qui venaient au fur et à mesure à leur esprit étaient situés hors de la réalité et cherchaient à
marquer la valeur exceptionnelle de l’espace méridional, les comparaisons imaginés finissent peu à peu
par faire convoquer des endroits réels, situés sur tout le globe terrestre. Revenons sur les plus
emblématiques d’entre eux à commencer par la Grèce, dont la parenté semble la plus forte avec le
Mezzogiorno. En Sardaigne, Carlo Levi semble reparcourir la Grèce de l’Antiquité, paraissant retrouver
dans l’allure d’une femme sarde une « regina d’un villaggio miceneo »2, tandis que Savinio opère de son
côté un « accostamento Calabria-Grecia »3, qui se traduit notamment par la résurrection devant ses yeux
du monde de son enfance, ce qui est assez compréhensible dans la mesure où la Calabre de l’après-guerre
est encore une « terra pastorizia »4. Le rapprochement parait tout à fait naturel, et semble d’autant plus
familier que la Grèce fait partie d’un ensemble géographique particulier, celui de l’Europe occidentale.
1
UNGARETTI, op. cit., p. 11.
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 45. L‟esprit grec plane également sur l‟autre territoire insulaire du Mezzogiorno, la Sicile,
assimilée par Piovene à « una Grecia coloristica e mescolata alla natura di cui segue gli eventi » (op. cit., p. 640).
3
Vittorio Cappelli, in Diario calabrese, op. cit., p. 12.
4
Ibid., p. 14. Il faut ajouter que la Calabre ne se rapproche pas seulement de la Grèce du seul point de vue géographique ; il y a une
proximité linguistique selon Savinio : le dialecte calabrais et le grec moderne ont en commun dans leur grammaire « l‟avversione
dell‟infinito » (ibid., p. 25). Pour Savinio, tous ces éléments sont autant de facteurs tangibles pour conclure que la Grèce est bien la
ligne d‟horizon de tout l‟espace méridional.
2
69
Mais ces nouvelles frontières, imaginées au fur et à mesure, transcendent à la fois les expériences de
perception mais aussi toute la géographie. Les régions du monde convoquées dépassent les frontières de
l’Europe. L’Orient revient parfois dans les impressions du sujet : « La Puglia è la nostra regione in cui più
si avverte la presenza dell’Oriente », écrit Guido Piovene1. Mais il est intéressant de voir que des mondes
encore plus loin sont rejoints par la pensée, comme on le voit dans ce paragraphe conclusif d’un chapitre
de Tutto il miele è finito :
Ed eccoci d‟un tratto percorrere, nel sole e nel vento, la pianura, le lande e i pascoli invernali del Campidano, coi
suoi colori teneri di terra chiara e di verde morto, e le gobbe dei colli che sentono l‟Africa lontana, e forse la
lontanissima Cina. Ecco, alle porte di Monastir, il primo gregge che riempie la strada, e attraverso cui passiamo, come
una barca tra le onde bianche di spuma.2
Les régions les moins connues du globe terrestre reviennent sous la plume de Levi ou de Piovene
: les écrivains redeviennent voyageurs, même si ce voyage se fait avant tout mentalement et évasivement.
L’imagination est là encore toute-puissante : si Carlo Levi parlait du continent africain, il s’agit bien d’une
« Africa immaginaria »3 ; l’ambiguïté est toujours de mise, même lorsqu’il s’agit de convoquer des lieux
réels. Toujours est-il qu’une cartographie originale voit le jour au fur et à mesure que les auteurs
s’approprient l’espace ; ils désorganisent à dessein une représentation du monde pour mieux organiser
celui du Sud qui en devient le centre. Mais cette élargissement des frontières ne se fait pas seulement sur
le plan spatial. Nos auteurs-voyageurs vont avoir désormais la possibilité de voyager à travers des
époques révolues. À l’horizontalité géographique va s’adjoindre la profondeur historique.
Le prolongement sur le plan temporel de la découverte de l’univers méridional décuple les
possibilités descriptives. Voilà le sujet non seulement découvreur, héritier moderne d’Ulysse, figure
décidément tutélaire de cette « épreuve du Sud », mais aussi voyageur à travers le temps, renouant avec
l’esprit des lectures de l’enfance sur lesquels nos auteurs se sont arrêtés. Tous remontent le temps à
mesure qu’ils avancent. Nos auteurs, au fil des lieux, reparcourent notamment l’Antiquité, depuis Alberto
Savinio, guidé par Circé et par l’empereur Auguste, jusqu’à Giuseppe Ungaretti qui visite les vestiges
presque intacts de la ville de Pompéï. La forte impression que la ville produit sur ce dernier indique bien
qu’il a été comme brusquement transporté dans une ville morte qui a toutefois gardé par de là les siècles
une impressionnante apparence de vie et de réalité :
Queste case e strade, che hanno aperto alla luce come un vecchio canterale, mi sono diventate fantasmi, vita
immateriale, uguali alle persone che se l‟erano fatte per viverci e che da venti secoli sono partite. Nel turbamento
pareggiatore del sogno, abolite le distanze, si confondevano insieme la città vuota e gli abitanti assenti, che in essa
tutto evoca, mentre stanno dicendo : « Sono di là, torno subito »
1
PIOVENE, op. cit., p. 767. L‟orientalité du Sud est presque un lieu commun, parfois avéré, parfois démenti. « Non ritrovo neppure
questi aspetti troppo chiassosi, troppo coloriti, troppo orientali delle nostre città del mezzogiorno, che, lo confesso, suscitano in me
impressioni più di melancolia che di diletto », écrit d‟ailleurs Savinio à propos de l‟île de Capri (op. cit., p. 34).
2
LEVI, Tutto il miele è finito, p. 82.
3
Ibid., p. 43.
70
Nessuno è mai tornato...1
Un médium, le sommeil, est nécessaire à Ungaretti pour accomplir ce voyage dans le temps où la
ville de Pompéï semble être peuplée de présences fantomatiques. Le cloisonnement est encore une fois
dilaté, les époques, tout comme les lieux, peuvent se confondre les unes dans les autres, s’harmoniser
pour créer un univers à échelle réduite, avec une certaine spontanéité : « Siracusa [è] una delle città in cui
l’archeologia, la mitologia e la storia si sono spontaneamente disposte da offrire riposi, passeggiate ed
idilli », avant de dire qu’en Sicile, « il nuovo e l’antico sono ovunque confusi » 2. On comprend d’autant
mieux qu’Ulysse se soit imposé comme un héros tutélaire3, que le sujet puisse à un moment où un autre
s’assimiler à lui, puisqu’espace et temporalité finissent par être deux notions des plus relatives dans le
Sud.
Relativité, mais aussi vertige : le sujet se retrouve brusquement en train de côtoyer « [una] vita in
cui tempi straordinariamente lontani pare scorrano insieme, sotto lo stesso sole, lo stesso sguardo nero
degli animali »4. Sans compter du fait que cette expérience temporelle se fait d’autant plus volontiers que
les territoires parcourus, fonctionnant sur le même mode, deviennent le cadre de ces étourdissantes
confusions : « [Catania] è una mescolanza di Milano e di Marsiglia ; la via Etnea una piccola Broadway »,
écrit Piovene5. Flux incessant de temporalités d’un côté, et entremêlement sans fin des lieux de l’autre.
Les problèmes de perception s’explicitent : il s’avère presque impossible de séparer et de recloisonner
tous les éléments constitutifs de l’environnement méridional ; l’energeïa qui semble régir le tout apparaît
incontrôlable pour nos auteurs, là encore en position d’observateur émerveillé ou angoissé de ces
métamorphoses permanentes et pour le moins anarchiques. La lisibilité de l’espace et du temps s’éloigne
tandis que l’épaisseur que nous évoquions plus haut prend de l’ampleur grâce à ce « sovrapporsi delle
immagini »6. Citons en exemple cette description de la Sardaigne par Levi, symptomatique de cette
superposition harmonieuse :
Sulla terra, sparsa di rocce biancastre, si levano a perdita d‟occhio i gigli selvaggi, e, diritti sui gambi leggeri, i fiori
degli asfodeli. Sulle costiere lontane dei monti, le greggi sembrano pietre, sotto il cielo mutevole, che insensibilmente si
muovono, scivolando silenziose per i pendii solitari. Altre pecore meriggiano, in cerchio, sotto una quercia, bianchi
anelli attorno al tronco scortecciato. Pietre, rocce, pecore, asfodeli, hanno lo stesso colore, lo stesso biancastro leggero,
appena un po‟ viola eunpo‟ grigio : il colore dei soli trapassati da secoli, delle ossa antiche calcinate sotto il sole. Un
uccello si leva improvviso, frullando, da terra, e scompare. 7
1
UNGARETTI, op. cit., p. 55.
PIOVENE, op. cit., p. 613 et p. 614.
3
Il faut rappeler ici que Savinio, défiant la géographie et l‟histoire n‟hésite pas à faire de Capri l‟Ithaque qu‟Ulysse retrouve au terme
de son long voyage, à cause de son allure austère, rocailleuse, inamicale : « Ma è forse una ragione questa per non stabilire un
confronto tra questa isola e la patria di Ulisse ? » (Capri, op. cit., p. 24). De nombreuses études ont en outre tâché de démontrer que le
trajet de retour d‟Ulysse vers l‟île d‟Ithaque pouvait avoir été inspiré par différents lieux du Sud de l‟Italie. Signalons la synthèse
effectuée par Annalisa Andreoni sur le sujet : Omero italico. Favole antiche e identità nazionale tra Vico e Cuoco, Rome, Jouvence,
2003.
4
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 38. Le sujet se confronte avec le « flusso intenso e colorato di tempi precedenti », selon
l‟expression de Giulio Ferroni, ibid., p. 7.
5
PIOVENE, op. cit., p. 603. Cfr. aussi : « La Calabria […] è una mescolanza di mondi », p. 660.
6
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 33.
7
Ibid., p. 36.
2
71
Cette portion de paysage sarde est on ne peut plus emblématique de la confusion de tous les
éléments, unifiés, ici par leur couleur, dans un même cadre. Levi réussit à un peindre un tableau dominé
par une seule couleur mais remplie d’une myriade de nuances : il semble s’avouer lui-même dans
l’impossibilité de faire une séparation nette entre les pierres, les brebis et les fleurs, harmonisés et
confondues ensemble. Nous sommes bien loin des cartes postales et des images fixes laissées en héritage
aux écrivains par des décennies de littérature ; sous leurs yeux, tout s’anime, tout vit dans une
superposition infinie. Tout prend un aspect « stereoscopico »1, écrit Levi. L’adjectif employé surprend.
Tout se voit, tout s’entend. L’œil est comme submergé de signes à interpréter, de symboles à décrypter :
l’univers est stéréophonique, le regard doit se faire synoptique. Tenter d’organiser leur accumulation
interminable et anarchique, éviter la confrontation frontale n’est désormais plus possible à nos auteurs.
Une nouvelle façon d’aborder le paysage est désormais nécessaire. Il faut creuser, approfondir, pénétrer à
l’intérieur de ces objets en relief pour en appréhender toute la complexité.
Le nouveau regard, l’œil neuf que les auteurs doivent porter sur leur environnement a donc pour
ambition de contourner le risque d’aporie qui menace leur désir de connaissance du Sud. L’organisation
anarchique des différentes composantes de l’univers méridional doit être pris dans son intégralité, même
si un effort particulier est pour cela requis, ce que semble vouloir dire Guido Piovene en parlant des
habitats troglodytes de Matera :
Essi prendono il nome di Sassi, ed hanno l‟attrattiva dell‟inverosimile. [...] Una tale adunata di semicavernicoli, in cui
si prolunga senza soluzione di continuità l‟esistenza della preistoria, non ha paragone in Europa, ed è tra i paesaggi
italiani che generano più stupore.2
Tout semble dit : Piovene explicite la sensation qui frappe un observateur extérieur (par exemple
la sœur de Carlo Levi, encore que ce soit plutôt la misère des habitants des maisons troglodytes qui la
plonge dans l’étonnement) au contact de ces habitations humaines venues d’un autre âge : la présence de
telles maisons défient la vraisemblance, la normalité, pour ne pas dire la rationalité, et ce à plus forte
raison qu’elles n’ont pas été assimilées, transformées par un quelconque processus historique. Elles ont
véritablement perduré temporellement, ce qui les met en contraste le plus total avec ne serait-ce que la
« deuxième » ville de Matera qui lui est juxtaposée. Malgré tout, elles constituent deux parties d’un même
tout qui aussi invraisemblable qu’il puisse être, existe de fait.
Le Sud s’avère ainsi constitué d’univers « communicants »3, liés entre eux, annonçant des
thématiques capitales dans la suite du processus de connaissance. Ainsi, chaque « tableau », concentrant
une multitude d’objets, acquiert de cette façon une sorte de valeur programmatique. Revenons par
exemple à la description faite par Malaparte de la scène proprement baroque revenue à la mémoire du
1
Ibid., p. 33.
PIOVENE, op. cit., p. 747.
3
Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 38.
2
72
personnage de Boz : le sacré ancien se mélange de façon surprenante au profane actuel, l’univers hostile,
fermé, sauvage, symbolisé par les deux vieillardes s’oppose au monde moderne représenté par la
conserverie lointaine, tandis que le cheval donne une impression d’immobilité éternelle. L’affluence
d’éléments contrastés réunis dans un seul moment descriptif résument à eux seuls un ensemble de
thèmes qui peuvent être développés individuellement par les auteurs. Ce qui sera effectivement le cas,
signe annonçant la grande cohérence qui sera celle du Mezzogiorno, à la fois spatiale et temporelle, malgré
l’absence de solution de continuité, pour reprendre la formule de Guido Piovene. Les auteurs prennent
d’ailleurs conscience que le relief du paysage est non seulement lié aux différents éléments qui le
composent mais aussi à la temporalité dans laquelle ces éléments sont fondus. Partons de cette phrase du
Viaggio in Italia : « Qui la Sicilia assume l’aspetto d’un regno remoto, sul quale corrono le nuvole e
splendono i tramonti »1. Piovene paraît avoir saisi non seulement l’unité spatiale du lieu qu’il décrit mais
aussi son rapport à la temporalité. Le temps n’est plus celui de la montre, celui des heures, mais bien celui
des années voire des siècles. Si le Sud déroute tant nos auteurs, c’est que la manière de considérer le
temps nécessite là encore une adaptation. Une altérité se dissimule également dans le temps, une altérité
dont la présence se situe bien au-delà de la conjoncture réduite d’un voyage dans le Sud, si ce n’est audelà de l’Histoire elle-même.
*
« L’épreuve du Sud » est bouleversante, au sens littéral du terme. Elle pousse le sujet dans ses
derniers retranchements, métamorphose son environnement et surtout, les codes qui lui permettent
d’interagir avec ce dernier. Le sujet fait l’expérience d’une autre réalité, dont la complexité ne peut être
dépassée qu’avec des moyens ad hoc. En d’autres termes, le Sud ne saurait être vécu comme peut l’être le
Nord, de même qu’il ne peut pas être conceptualisé de la même manière. La singularité de cette
articulation étroite de la partie abstraite, mentale, et de la partie concrète, pratique, du problème résume à
elle seule tout ce qui fait de « l’épreuve du Sud » un moment exceptionnel dans la vie du sujet, véritable
tournant dans son existence. À l’exception du personnage de Stefano, tous ceux qui vécurent ce moment
de vie particulier ont pris conscience du moyen de s’arracher au rôle passif de simple spectateur, qui
pouvait leur être dévolu (c’est le cas des confinati, vivant dans l’attente de leur retour dans le Nord), ou
bien de dépasser une approche strictement superficielle de ce parcours ponctuel dans le Sud (c’est le cas
de tous ceux qui ont décidé d’eux-mêmes de partir dans le Mezzogiorno). La connaissance du Sud devient
donc une sorte d’outil théorique et pratique, aidant le sujet à creuser les apparences souvent trompeuses
renvoyées par une réalité fuyante, toujours ambiguë. Ce désir de connaissance, d’explicitation de signes
contradictoires va conduire les auteurs à moduler leur degré de proximité avec la réalité méridionale,
selon ses transformations progressives, souvent inattendues. Voyager dans le Sud, pour nos auteurs,
1
PIOVENE, op. cit., p. 631.
73
s’apparente à un « salto brusco […] senza tappe intermedie »1, tant le changement à vue de décor se
fonde sur une continuité géographique.
Reste que leur sensibilité, éveillée par leur désir de connaissance, va les mettre dans une position
idéale pour tenter de percer le mystère de l’endroit. Une altérité va en effet se révéler progressivement à
eux, une fois que les auteurs se seront une bonne fois pour toute débarrassés des fausses représentations
du Sud. Car loin de la fixité et de l’immobilité qu’on voulait bien lui imposer, le Sud fait preuve d’une vie
organique saisissante, dont les paysages particulièrement évocateurs en sont l’expression. Tout se met à
prendre relief, et la recherche de l’identité méridionale fait une avancée déterminante : le Sud est
littéralement « hors du commun », semble lancer un défi à la rationalité dans son rapport à l’espace et au
temps, comme les auteurs peuvent le constater de façon pratique, vécue. Le Sud est un ailleurs, il est autre.
Un problème se pose cependant : le fait d’être autre marque une différence mais suffit-il à fonder une
identité dont les composantes sont à la fois nombreuses et complexes ? Le fait de se démarquer vis-à-vis
du Nord en étant excentrique, à tous les sens du terme, est une partie du problème, mais en aucune
manière il n’est pertinent pour le résoudre complètement. Démarquer le Sud du Nord conduit à lui
donner une forme, mais pas un fond. Plus exactement une profondeur ; or c’est ce qui marque le plus les
écrivains septentrionaux, alertés par la puissance évocatrice de l’espace et par la conscience naissante
d’une grande originalité dans le rapport au temps. Cette direction va donner aux auteurs une dimension
nouvelle à leur connaissance naissante du Sud : l’alterité va devenir unicité.
1
PIOVENE, ibid., p. 639.
74
UNICUUM : UNE SINGULARITÉ RÉVÉLÉE
PROGRESSER, IMMOBILE : LE PARADOXE TEMPOREL DU SUD
TEMPORA (NON) MUTANTUR ?
Tout comme le trajet d’un voyage peut s’avérer particulièrement sinueux, celui des auteurs d’Italie
du Nord l’est peut-être encore davantage. Ce n’est pas sans raison que le motif du labyrinthe revient de
loin en loin dans leurs textes : le sujet semble dans l’incapacité de pouvoir se repérer dans l’espace, au
point qu’il va dans certains cas jusqu’à douter de la réalité de ce qu’il a sous les yeux. Différentes raisons
expliquent cet égarement. Si dans un premier temps le Sud déroute à ce point les écrivains, c’est que la
perception qu’ils en avaient au moment de la découverte de cet univers a changé du tout au tout. Une
certaine vision a été détruite, celle qui avait été passivement transmise aux auteurs ; reste que le
Mezzogiorno du début du XXe siècle possède ses propres particularités, observe son propre
fonctionnement, ses propres règles. Il y a comme un changement d’unité de mesure à appliquer : une
adaptation est inévitablement nécessaire pour tous ceux qui sont étrangers à ce monde. Le Sud semble
empêcher une approche abstraite, lointaine, objective. Il s’agit de se rapprocher, d’entrer dans un rapport
d’horizontalité et non plus de verticalité. La deuxième explication semble découler naturellement de la
première. Le Mezzogiorno ne peut plus se considérer comme une simple périphérie exotique de l’Italie du
Nord, une sorte d’aberration naturelle hermétique, incompréhensible rationnellement. Le concept
d’altérité atteint très rapidement ses limites : il ne peut plus être le terme apte à résoudre cette énigme
méridionale, bien trop complexe pour être tranchée arbitrairement. Les expériences spatiales ont conduit
le sujet à réinterroger sa démarche de connaissance du Sud. Son voyage ne consiste plus en un simple
parcours superficiel visant à confirmer ce que plusieurs décennies de littérature de voyage avaient aidé à
bâtir, en suivant la trace de ceux qui les ont précédé. Il lui est désormais nécessaire de se placer dans une
position d’acteur à part entière de cette connaissance ; elle devient active, personnelle, même si elle
nécessite de sa part un effort plus conséquent : les auteurs sont contraints de composer avec son
ignorance la plus totale de la réalité méridionale, une réalité qui a d’ailleurs tendance à vouloir leur
échapper en permanence. Cependant, cette recherche va partir d’un postulat décisif : le Sud possède une
unicité fondamentale. C’est cette singularité qui va les faire progresser dans la construction de l’identité du
Sud entrevue jusqu’ici, demeurée encore trouble mais intensément variée et profonde. De nouveaux
repères vont donc prendre corps progressivement, investis en outre du poids donné par une expérience
vécue à la première personne, et non plus par celle d’un tiers. Le rapport du centre et de la périphérie
75
s’inverse désormais, pour le sujet comme pour l’objet de sa recherche : l’attention est recentrée sur le
Sud, pris désormais comme un monde en soi, tandis que le sujet vit une expérience qui pourra être
transmise au lecteur dans toute sa singularité. Cette singularité recouvre pour une large part la question
des nouveaux repères employés : celle du rapport à l’espace et celle du rapport au temps, furtivement
aperçue dans les descriptions de différents espaces. Le Sud marque là encore son originalité ; espace et
temps semblent confondus, et chaque déplacement, si infime soit-il, se fait sur deux niveaux :
géographique et temporel. La mesure du temps, la façon de le conceptualiser tout comme celle de le vivre
trouve dans l’Italie méridionale un terrain d’application tout à fait particulier : le temps se révèle être un
autre indice de l’unicité du Sud, au sens où il est la marque de phénomènes irréductibles, transcendant
époques et conjonctures. Nos voyageurs septentrionaux sont plus que jamais des personnages hors du
commun : leur trajet les conduit à découvrir une perspective temporelle inédite pour eux, porteuse d’une
signification déterminante.
Cette perspective temporelle est d’autant plus présente à l’esprit de nos auteurs qu’ils en font
l’expérience directe, presque à chaque moment de leur voyage. Cette sensation se base une fois encore
sur une impression de décalage, de fonctionnement dédoublé. Très rapidement, le sujet prend conscience
que le temps humain qui est le sien est comme englobé dans une seconde temporalité, dont la mesure se
calcule de manière autrement plus vaste. L’interpolation, la fusion déséquilibrée entre les deux
temporalités se révèle surtout dans le cadre du confino ; Carlo Levi en arrive même à dire, à peine arrivé à
Gagliano : « A Gagliano dovrò passare tre anni, un tempo infinito »1. Comment le sujet peut-il en arriver
jusqu’à s’imaginer perdu dans un vaste flux temporel dans lequel il irait jusqu’à se perdre ? Les auteurs
ont conscience de la différence de fait dans la manière dont le temps est vécu dans le Sud, à plus forte
raison dans le cas d’un confino, où le cours du temps est lié à une contrainte. La mesure d’une durée
semble s’élargir à l’infini : chaque unité de mesure, qu’il s’agisse d’une heure, d’une année, voire d’un
siècle, semble pouvoir perdre de sa substance : ces repères objectifs deviennent eux aussi caducs dans le
Sud. Levi semble même vouloir renoncer à envisager son confino avec ces termes dont la légitimité semble
remise en question dans le Mezzogiorno. Cette confrontation déséquilibrée apparaîtra d’autant plus
clairement par contraste, comme l’indique très bien la venue de la sœur de Levi en Lucanie. Rappelons la
vision qu’a Levi de cet événement :
I suoi gesti chiari, il suo vestito semplice, il tono schietto della sua voce, l‟aperto sorriso erano quelli a me ben noti,
che le avevo sempre conosciuto ; ma dopo i lunghi mesi di solitudine, e i giorni trascorsi a Grassano e a Gagliano,
essi apparivano come la presenza improvvisa e reale di un mondo di memoria. Questi gesti [...] appartenevano a un
luogo separato da questo in cui vivevo, e in cui parevano impossibili, da un infinito intervallo. 2
1
2
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 20.
Ibid., p. 72.
76
L’impression temporelle arrive en confirmation de l’impression spatiale. Les deux pôles se
complètent parfait, produisant deux sensations allant dans une direction unique : celle d’une distorsion,
d’une dilatation extrême de la temporalité du sujet qui s’étire au point que la sœur de Carlo Levi
appartient désormais à un monde autrement plus abstrait : celui de la mémoire, celui du souvenir. On
constate bien une différence de nature fondamentale entre le temps du Nord et le temps du Sud ; il y a en
outre un cloisonnement qui prend progressivement place entre ces deux temporalités. Cette séparation
apparaît d’autant mieux une fois l’expérience du Sud achevée, une fois que les auteurs reviennent au
temps septentrional. Curzio Malaparte ressent cette espèce de hiatus temporel dont il est saisi plusieurs
années après son exil, au moment de revenir dans sa préface sur les écrits du recueil des Fughe in prigione,
rédigés au cours de cette période : « Io guardo a quel tempo con profonda nostalgia, come a un’età libera
e felice, per sempre trascorsa »1. Plus que le lieu de confino, c’est toute la période passée en exil qui semble
être prise en considération par Malaparte : les années passées à Lipari sont à jamais coupées des autres,
comme si elles avaient été vécues non seulement dans un autre univers mais aussi en fonction de
référents temporels différents des critères habituels dans la manière de comptabiliser le temps : l’île est
coupée du monde géographiquement et temporellement. Il faut donc s’interroger sur la manière dont ces
sensations étonnantes peuvent s’enraciner dans l’esprit des auteurs. Comment le temps du Sud peut-il
arriver à engloutir la temporalité plus humaine, clairement contrôlable et mesurable du sujet ?
Nous avons pu conclure, grâce aux deux exemples évoqués plus haut, à la différence de nature
fondamentale entre le temps du sujet et le temps de son environnement. Il faut cependant aller plus loin :
c’est en quelque sorte la manière septentrionale de mesurer le temps qui se trouve mise en crise. Le
rythme temporel du Sud ne saurait coïncider avec celui du Nord, comme l’explique Franco Cassano dans
son livre Il pensiero meridiano. Une nouvelle opposition Nord/Sud trouve son expression dans la
confrontation entre rapidité et lenteur. Selon Cassano, le Sud « fa resistenza alla legge di accelerazione
universale »2. Le temps septentrional est celui des grands centres urbains ; la rapidité est l’expression la
plus emblématique de la modernité3. Et contrairement à ce qui se joue dans le Nord de la péninsule, le
Sud remet au centre de son fonctionnement temporel une échelle bien différente, celle d’un temps non
plus urbain mais naturel, basé sur la répétition du cycle des saisons. Ce temps est certes immuable mais il
n’a pas l’aspect indifférencié qui s’empare du temps de la ville4. L’impression de lenteur est finalement
plutôt fausse : il serait plus correct de parler de présence dans le Sud d’un temps immuable au sens où
l’évoque le narrateur de Il carcere : « L’immobile estate era trascorsa in un lento silenzio, come un solo
1
MALAPARTE, op. cit., p. 15.
Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. 7.
3
« L‟inizio della velocizzazione del mondo non è di oggi, ma coincide con l‟origine stessa della modernità, che lega finanche la sua
etimologia (modo = ora, in questo momento) alla produzione incessante del nuovo, a “cièo che vale adesso”, alla coscienza della novità
del presente » (ibid., p. XVII).
4
Le flux écrasant du temps urbain a tendance à effacer tout signe visible portant la trace du passé ; il s‟agit de l‟indifférenciation dont
la voix poétique du Cygne baudelairien prend conscience en proclamant : « Le vieux Paris n‟est plus (la forme d‟une ville/change plus
vite, hélas ! que le cœur d‟un mortel) », avant de s‟exclamer « Paris change ! mais rien dans ma mélancolie/N‟a bougé ! » (in Les
Fleurs du Mal, « Tableaux parisiens », LXXXIX, vv. 8-9 et vv. 29-30).
2
77
pomeriggio trasognato »1. Un intervalle aussi clairement mesurable que les signes indicateurs de l’été
deviennent là aussi presque indécelables tant la dilatation des unités servant à mesurer le temps finissent
par s’avérer impuissantes. L’espace et le temps, uniformes, semblent à eux deux annihiler toute espèce de
repère permettant de situer clairement un moment particulier dans le continuum temporel. Le « temps de la
montre » qu’évoquait Carlo Levi en Sardaigne doit s’avouer vaincu ; le sujet lui-même doit abdiquer
devant cette impossibilité à vouloir donner une forme concrète à une matière temporelle uniforme. Un
extrait de Cristo si è fermato a Eboli est de ce point de vue tout à fait éloquent :
Arrivammo alla fine dell‟anno. […] Ero solo, nella mia cucina, davanti a un fuoco che sfriggeva e soffiava e cigolava,
mentre fuori urlava la tempesta di vento e di neve. [...] Il mio orologio si era fermato, e nessun rintocco di fuori
poteva giungermi e indicarmi il passare del tempo, dove il tempo non scorre. Così finì, in un momento indeterminato,
l‟anno 1935 quest‟anno fastidioso, pieno di noia legittima, e cominciò il 1936, identico al precedente, e a tutti quelli
che sono venuti prima, e che verranno poi, nel loro indifferente corso disumano.2
Carlo Levi en arrive à définir deux réalités : il est non seulement impossible de distinguer un
moment particulier d’un autre, tandis que le cours du temps dans son ensemble s’uniformise (au sens au
rien ne se passe) : le couple illisibilité/uniformité trouve une nouvelle expression après celle qui se jouait
dans le cadre strictement spatial. Le sujet se trouve de nouveau isolé, hors du monde extérieur. Stefano,
le personnage de Pavese, considère la question de manière presque identique :
Stefano era stupito di tanta uniformità in quell‟esistenza così strana. [...] Di tanti visi, di tanti pensieri, di tanta
angoscia e di tanta pace, non restavano che vaghi increspamenti, come i riflessi di un catino d‟acqua contro il
soffitto.3
Le temps est comme aplani ; tout ce qui le rend plus humain, et peut-être moins effrayant (les
heures, les saisons, certaines dates particulières dans le calendrier)4, est comme affadi, devient moins
présent aux yeux du sujet. Alors que le temps subit en principe des variations, des ralentissements et des
accélérations, tout semble ici vouloir supprimer ce qui donner un relief effectif au temps. Le sujet
retrouve sur le plan temporel la « monotonia solitaria »5 qui était la sienne lorsque l’environnement
semblait l’emprisonner. Cette monotonie s’exprime notamment par l’isolement du sujet ou l’ennui
profond qu’il ressent. Une expression de Pavese est assez symptomatique ; le personnage de Stefano se
trouve dans « l’impossibilità […] di distruggere il tempo »6. L’ennui est la marque de ce temps distendu au
1
PAVESE, Il carcere, op. cit., p. 51. Cette immobilité de l‟été, dont les longues journées semblent s‟étirer à l‟infini, est restée
également très présente dans l‟esprit d‟un autre confinato, Carlo Levi, comme on le voit dans cette phrase du Cristo si è fermato a
Eboli : « L‟estate splendeva nel suo ardore funesto ; il sole pareva fermarsi in mezzo al cielo, le argille si spaccavano per l‟arsura » (op.
cit., p. 56).
2
Ibid., p. 182.
3
PAVESE, op. cit., p. 51.
4
Nous trouvons ici la raison pour laquelle Carlo Levi parle d‟un « corso disumano » de la temporalité ; le sujet n‟est pas en mesure de
s‟approprier le temps. Les jours passent devant lui de manière passive, sans qu‟il puisse le contrôler en le mesurant, en le divisant. Le
sujet peut lire l‟heure à une montre, mais il ne peut pas le lire grâce à la course quotidienne du soleil. Il devient de nouveau spectateur
de sa propre vie, sans aucune prise de recul.
5
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 148.
6
PAVESE, op. cit., p. 76. Cette expression a d‟ailleurs quelque chose d‟assez baudelairien. On retrouve l‟idée de tuer le temps dans
l‟un des Petits poèmes en prose : « Comme la voiture traversait le bois, il la fit arrêter dans le voisinage d‟un tir, disant qu‟il lui serait
78
au point de devenir évanescent, désincarné1. Le temps va jusqu’à perdre son rythme, autrement dit ce qui
lui donne sa forme ; il n’est plus que pure continuité, cette impression étant exacerbée par
l’environnement spatial qui redouble cette uniformité. Le sujet en est la première victime (surtout s’il
avère être un confinato), mais il semble que tous les êtres puissent également l’être, y compris les animaux :
« Un vecchio cane giallo stava sdraiato in terra, pieno di una noia secolare »2. La situation pourrait
presque être celle d’une scène du théâtre absurde3, mais s’exprime ici comme une interrogation tragique :
« Come passare tutte le ore del giorno, tutti i giorni dell’anno ? » se demande Levi4. Le sujet vit dans un
« présent historique »5 vécu en permanence, répété indéfiniment : la répétitivité devient le second visage
de l’uniformité temporelle. Tout événement est amené à être réactualisé chaque jour, tels les
déplacements des notables et des paysans du petit village de Gagliano :
Era il crepuscolo, nel cielo volavano i corvi, e nella piazza arrivavano per la conversazione serale i signori del paese.
Essi passeggiano qui ogni sera, si fermano a sedere sul muretto, e, voltando la schiena all‟ultimo sole, aspettano il
fresco accendendo le loro sigarette economiche. Dall‟altra parte, addossati alle case, stanno i contadini, tornati dai
campi, e non si sentono le loro voci.6
La description de Levi passe habilement de l’imparfait au présent. On comprend avec ce seul
détail que la scène se joue constamment dans le village. Levi réussit à capter ces gestes comme étant
éternels, figés dans le temps, destinés à se répéter ad vitam aeternam. Nous comprenons donc qu’une
double temporalité est à l’œuvre. Chaque action humaine et chaque phénomène naturel précis, ponctuel
ou s’étalant sur une échelle temporelle plus ou moins vaste (le temps d’une saison, par exemple), est
inclus dans une autre temporalité, autrement plus importante, et dont les limites restent inscrutables,
floues. Cette autre temporalité s’empare de chaque fait ponctuel, l’extrait « hors de sa durée personnelle
et l’intègre à d’autres rythmes »7. Tout se met à perdre sa consistance, tandis que s’impose au fur et à
mesure la nécessité d’adopter une unité de mesure expressément adaptée à l’échelle de cette temporalité
inhérente au Sud.
agréable de tirer quelques balles pour tuer le Temps. Tuer ce monstre-là, n‟est-ce pas l‟occupation la plus ordinaire et la plus légitime
de chacun ? » (Le Galant Tireur, Petits poèmes en prose (Le Spleen de Paris), XLIII). Il est d‟ailleurs à noter que l‟ennui est la
dimension emblématique du personnage de Stefano, en quête perpétuelle d‟un divertissement, d‟une activité qui le détournerait de son
ennui, qui lui permettrait de sortir de sa cage temporelle : se promener dans le village se fait pour lui « sperando che il tempo
passasse » (op. cit., p. 7) ; ailleurs Pavese écrit également : « Stefano s‟era isolato fuori del tempo, soffermandosi a guardare le viuzze
aperte del cielo » (p. 25). Sortir du temps, échapper à l‟espèce de nivellement menaçant de la temporalité est le seul échappatoire qui
soit offert au personnage.
1
C‟est d‟ailleurs Baudelaire qui lie le plus volontiers l‟ennui au temps ; le premier semble découler tout naturellement de l‟autre,
comme s‟ils étaient les deux facettes d‟une même réalité de la vie humaine. Tout comme ce dernier, il provoque une impression de
monstruosité ; le poète français l‟évoque d‟ailleurs (non sans ironie) comme un « monstre délicat » (Au lecteur, v. 39, in Les Fleurs du
Mal).
2
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 8.
3
On pense par exemple à l‟échange de répliques entre Hamm et Clov dans Fin de partie de Samuel Beckett : « Quelle heure est-il ? »
« La même que d‟habitude ».
4
Ibid., p. 17.
5
Mircea Eliade, op. cit., p. 64.
6
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 11.
7
Mircea Eliade, op. cit., p. 172.
79
Le mouvant et le statique s’entrecroisent dans le rapport du Sud au passage du temps, tout
comme c’était le cas dans l’espace, au sens où Carlo Levi pouvait écrire : « Sulla mia terrazza il cielo era
immenso, pieno di nubi mutevoli : mi pareva di essere sul tetto del mondo, o sulla tolda di una nave,
ancorata su un mare pietrificato »1. Les nuages mouvants contrastent avec la terra immobile ; la situation
temporelle fonctionne selon les mêmes principes. À ce titre, le Sud fait preuve d’une cohérence tout à fait
significative. Chaque phénomène ponctuel est donc englobé à une échelle plus vaste ; si elle reste de
prime abord floue pour nos auteurs, tant elle est surprenante et déroutante, elle ne tarde pas à révéler sa
nature profonde. Comme nous l’avons dit, le Sud fonctionne au rythme de phénomènes immuables.
C’est cette régularité, cette continuité qui devient la véritable norme dans l’appréhension du temps. Carlo
Levi nous éclaire sur ce sujet : « Basta pochi minuti per fare un viaggio di decine di secoli »2. C’est-à-dire
qu’un simple déplacement peut conduire à remonter le temps, aussi arbitrairement et aussi simplement
que l’on peut changer de fuseau horaire d’un endroit du monde à l’autre. Reste que ce décalage se fait à
une échelle différente : il n’est plus question d’heures et de minutes mais de siècles. Le temps méridional
doit se concevoir avec ses propres normes : il ne s’agit plus d’Histoire mais bien d’Eternité. Le « temps
mathématique », celui de la montre n’a plus de raison d’être car il est dans l’incapacité de pouvoir
mesurer cette temporalité sans commencement ni fin, supérieur à toutes les mesures inventées par
l’homme, mais correspondant aux cycles et aux rythmes de la Nature3. L’un des personnages de Danilo
Dolci en prendra conscience : « Le stelle camminano nella notte, camminano sempre »4. Cette éternité du
du monde supralunaire, rappelant la pensée aristotélicienne qui voit dans les étoiles les signes de
l’éternité, ce « fluire ininterrotto »5 met le sujet au contact d’un nouvel ensemble de référents qui
dépassent ses limites. Le Sud est plus que jamais déroutant : au sein d’un espace géographiquement
limité, son appréhension temporelle permet de déboucher sur une perspective dont les dimensions sont
infinies, allant au-delà de l’Histoire telle que les hommes l’ont conçue. C’est dans cet arrière-plan que se
déroulent toutes les actions ponctuelles, tous les faits historiques et tous les phénomènes naturels. Un
simple parcours de la région permet au sujet de les appréhender largement. Il faut donc en revenir à la
double dimension que nous avions énoncée plus haut, celle du stable et du mouvant. Ces deux notions se
complètent mais se trouvent présentes en même temps sous le regard du sujet. Approfondissons cette
idée.
1
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 95.
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 61. Il est d‟ailleurs instructif d‟éclairer cette phrase grâce à la définition que fait Carlo Levi du
temps tel qu‟il est conçu et vécu dans le Nord ou du moins dans les villes modernes méridionales. Dans ces lieux, le temps est « un
tempo che si conti a giorni e a ore e non a millenni » (p. 54). À ce titre, Levi fait l‟expérience directe de ce que Giuseppe Ungaretti
déclarait vivre de retour de son excursion à Pompéï, au cours de son sommeil, une fois « abolite le distanze » (op. cit., p. 55) : les deux
temporalités que nous avons mises en évidence se décloisonnent et laissent la possibilité au sujet de passer de l‟une à l‟autre, jusqu‟à
les voir se mélanger.
3
Chaque unité de mesure « classique » est susceptible de voir ses limites objectives dissoutes dans le cadre d‟éternité qui se dessine. Il
ne s‟agit alors plus de compter le temps mais de se servir de ces mesures caduques pour faire l‟expérience intime et troublante de ce
contact avec l‟éternité ; on retrouve les deux aspects de ce problème dans un texte comme L’Horloge de Baudelaire : « Je vois toujours
l‟heure distinctement, toujours la même, une heure vaste, solennelle, grande comme l‟espace, sans divisions de minutes ni de secondes,
- une heure immobile qui n‟est pas marquée sur les horloges, et cependant légère comme un soupir, rapide comme un coup d‟œil » (in
Petits poèmes en prose, XVI).
4
DOLCI, op. cit., p. 23.
5
Antonio Capuano, « Città beffarda », in Narrare il Sud, op. cit., p. 45.
2
80
CONTEMPORANEITÀ, COMPRESENZA
La temporalité de l’Italie du Sud s’oriente progressivement en direction d’une association de deux
nouveaux termes contradictoires : le stable et le mouvant, le permanent et le transitoire. Passé et présent
sont liés de manière indéfectible, au point que l’un semble une expression de l’autre. Le sujet est parfois
en proie à l’impression de voir le temps se figer autour de lui. En réalité, il est contraint d’accepter la
durée étirée à l’extrême de la temporalité, tout comme il doit accepter l’étrange juxtaposition du passé et
du présent, qui en découle. À ce titre, Nord et Sud fonctionnent de manière radicalement différentes. Le
temps, tel qu’il est vécu dans le nord de la péninsule, autrement dit le temps strictement urbain, s’écoule
de façon irrémédiable, avançant sans relâche. Il est conditionné par l’idée de progrès : le temps de la ville a
tendance à effacer les traces du passé, si ce n’est de les détruire pour changer en permanence. Si le passé
garde encore des traces visibles à l’œil nu, ces dernières ne sont guère que des vestiges, autrement dit des
signes vidés de toute vie intérieure, privés définitivement d’existence. Et là encore, le sujet doit accepter
le cours, la direction prise par le passage du temps. La situation est plus complexe dans le Sud : il ne
semble pas y avoir d’idée de progression, d’avancée dans la conception temporelle méridionale.
L’immobilité, la fixité sont des valeurs radicalement opposées à celles du temps urbain, et il n’est pas rare
que le sujet, surtout dans le cadre du confino, y soit exposé ; il se met en d’autres termes à faire partie d’un
tout, à suivre malgré lui la règle qui lui est imposée ; il prend la mesure de la temporalité sans pouvoir s’y
soustraire. D’ailleurs cette présence concomitante du passé et du présent ne va pas être sans
conséquences. Car contrairement à ce qui se passe dans l’univers urbain, le Mezzogiorno, rythmé par
l’immuable cycle des saisons, va donner un sens inédit à la présence simultanée du passé et du présent. Il
ne s’agira plus de détruire l’un au profit de l’autre mais de leur prêter vie. Ce qui est transitoire s’avère en
fin de compte investi d’autant de réalité et de présence que ce qui est éternel, au point de ne plus pouvoir
les distinguer. Il s’agit bien là de la conclusion à laquelle arrive Guido Piovene au moment de revenir sur
ce voyage dans sa globalité. Il s’agit de l’une des idées centrales de sa Premessa au Viaggio d’Italia : « Lo
stabile e il transitorio entrambi sono relativi e non possono sempre dividersi con taglio netto »1. Ce qui
est pris dans l’absolu par Piovene est en revanche la norme dans le Mezzogiorno. Et nous retrouvons
encore une fois une ambiguïté de fait, empêchant au sujet de se prononcer de manière définitive. En soi,
cette sensation complète tout naturellement ce qui avait été dit à plusieurs reprises par nos auteurs à
propos de l’ambiguïté qui fondait l’espace. Le sujet se retrouve toujours plus confronté à la nécessité de
devoir se laisser engloutir par le flux ininterrompu et contradictoire de la temporalité, sans chercher à
tout prix à la rationaliser ; mais cette part de renoncement complète également la sensibilisation du sujet à
la singularité du Sud. Carlo Levi s’avoue ainsi gagné par « l’emozione della perpetua compresenza
1
PIOVENE, op. cit., p. 7.
81
dell’identico e del distinto »1. Cette émotion prend bien la forme d’une prise de conscience, mais aussi
d’une plus grande acuité. Le sujet se montre non seulement plus réceptif à la réalité qui l’entoure mais il
accepte également de s’y glisser, de se laisser recouvrir entièrement par elle.
En essayant de définir la sensation qui fut la sienne au moment d’être confronté la temporalité
unique du Sud, Carlo Levi met également en évidence le lien exact qui unit le passé et le présent. «
Perpetua compresenza » : le terme mérite d’être explicité. Comme nous l’avons dit, la quasi-immobilité
du temps a tendance à vider de leur substance tous les termes indiquant une durée temporelle précise. La
limite arbitraire qui sépare le passé du présent se fragilise et les deux notions confluent l’une vers l’autre,
s’interpénètrent au point de ne plus pouvoir se distinguer. Il n’y a donc plus seulement juxtaposition,
mais une véritable confusion des deux moments, en tout point extraordinaire. C’est cette caractéristique qui
frappe le plus Italo Calvino dans un article justement intitulé La compresenza dei tempi, écrit à propos de
Cristo si è fermato a Eboli ; la compresenza dei tempi correspond pour Calvino à « questo suo tenersi librato
come in un punto in cui può vedere scorrere le lancette degli orologi in sensi divergenti »2. Le temps qui
s’écoule en un sens unique dans le Nord vit de manière peut-être plus contradictoire dans le Sud, mais
s’avère en tous les cas exceptionnelle, surtout dans la mesure où la rationalisation du temps (on retrouve
dans l’analyse de Calvino le fameux « temps de la montre ») apparaît inefficace, presque hors de propos
dans le Sud. Contemporaneità, compresenza : quel que soit le terme employé, tous deux savent rendre compte
de ce dédoublement temporel qui font effectuer au sens de brusques allers-retours, une sorte de voyage
dans le cours du temps absolument anarchique : la linéarité implacable s’assouplit au point de créer des
entrecroisements, des carrefours, des points de confluence et divergence ; le rythme se modifie en
permanence, en même temps que les échelles. Comme l’écrit d’ailleurs Levi lui-même :
Qui, nella contemporaneità, dove secoli senza misura sono passati, dieci anni, anche ricchi di mutamenti e di uomini
nuovi e veri, non sono che un istante (e i piani di rinascita, e le avventure edilizie e turistiche risuonano come gridi
in una caverna sotterranea, che toccano fugaci il sonno millenario del pipistrello pendulo dal suo nero rifugio di
roccia) ; si sono mescolate le carte, le immagini doppie di viaggi diversi sulle stesse strade ripercosse. 3
À travers cette phrase, Levi montre à quel point son expérience du Sud l’a amené à renoncer à
l’application systématique de critères extérieurs, importés du Nord pour décrire la réalité méridionale. La
question temporelle, à elle seule, est suffisamment complexe pour échapper à un traitement uniforme. Il
nous confronte à la relativité fondamentale des échelles qui nous permettent de mieux saisir le cours du
temps4. L’échelle humaine doit s’avouer vaincue dans la mesure où elle ne peut pas être pertinente pour
rendre compte de manière efficace de la grandeur infinie de cette temporalité proprement
1
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 33.
Italo Calvino, La compresenza dei tempi, cit. in Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. XII.
3
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 35.
4
Dans sa préface au livre de Levi, Giulio Ferroni écrit à ce propos : « I secoli senza misura e i dieci anni trascorsi tra un viaggio e
l‟altro sembrano reciprocamente comprimersi e dilatarsi, in una ripetzione che ne confonde e sovrappone le testimonianze », ibid., p.
10.
2
82
incommensurable ; le sujet doit prendre acte de cette condition, et avoir toujours conscience de
l’existence de différentes échelles, les siennes et celles qui s’appliquent exclusivement au Sud. Quitte à
subir des variations de rythme parfois très marquées, intensément déroutantes car tout à fait
inconcevables : « cinquanta secoli »1 séparent selon Carlo Levi la vie d’un village de Sardaigne intérieure
de la vie industrielle de certaines villes pourtant assez proches. Par conséquent, c’est l’hyperbole qui
devient le meilleur relais de ces brusques changements de temporalités, tandis que le sujet devient plus
que jamais le pivot de cette expérience hors du commun qui le met au centre d’un flux historique long de
plusieurs dizaines de siècles. « Tutto passa davanti a me : cose di sempre e cose di oggi » 2, écrit-il, à michemin entre le mouvant et l’immuable, entre le présent (dont il est l’incarnation) et le passé (qui
s’incarne devant lui, coexistant à part entière avec le présent).
Le sujet observe donc dans une position privilégiée les entrecroisements du passé et du présent.
Sous ses yeux, l’harmonisation des temporalités se fait de manière plus ou moins homogène, mais en lui
permettant toujours de les repérer. Les contrastes apparaissent parfois clairement , notamment lorsque
deux temporalités bien précises, juxtaposées se démarquent l’une de l’autre. L’île de Capri, telle qu’elle est
décrite par Savinio correspond à cette situation : « La vita paesana e locale stranamente si mischia con
quella forastica e internazionale »3. Ces deux styles de vie ne cohabitent pas de la même manière, et pour
cause : la civilisation paysanne et la civilisation touristique ne peuvent se fondre de manière harmonieuse.
Il s’agit là de deux rapports à l’espace et au temps. L’expérience se répète d’ailleurs à des niveaux autres
que celui des hommes. L’architecture peut également marquer la comprensenza d’époques bien différentes,
juxtaposées l’une à côté de l’autre. Pour Levi, c’est le cas d’une ville comme Cagliari :
I piemontesi […] erano arrivati quasi a creare uno stile coloniale (mi fa notare l‟amico, storico sapiente, con sui
passeggio), i cui soli esempi puri e riusciti sono qui. C‟è un „700 coloniale piemontese, assai grazioso, di una grazia
esotica e trapiantata, un po‟ come le chiese spagnole del Sud America.4
Il y a en une certaine mesure comprensenza car deux époques, si ce n’est deux styles bien différents
qui sont placés côte à côte. Le glissement de l’architecture typiquement sarde semble mal s’accorder avec
le style architectural imposé par les piémontais. Le décalage produit est si surprenant que Levi va même
parler d’ « exotisme ». Autrement dit, il y a une forme d’effet de brouillage spatio-temporel, une sorte
d’anachronisme dans la présence de ces bâtiments piémontais : on peut ici parler de juxtaposition dans la
mesure où cet élément hétérogène ne parvient pas à se fondre dans le reste du style architectural
cagliaritain. Passer de l’un à l’autre ne se fait pas donc sans causer une certaine surprise chez le sujet qui
prend de cette manière conscience de manière assez nette de l’ensemble des époques historiques
1
Ibid., p. 45.
Ibid., p. 108.
3
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 38.
4
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 39.
2
83
représentées sur le sol méridional1. Rien d’anormal en cela, puisque cet héritage culturel a été déterminé
par les influences des différentes populations implantées dans la région. Reste qu’il y a comme une forme
d’incohérence dans cette présence simultanée. Telle que nous venons de la décrire, la compresenza fait
ressortir les contrastes entre les influences extérieures et la part de culture locale, elle accuse une
différence de fait entre deux styles, deux régions, deux histoires réunies dans en un même espace mais
destinées à évoluer parallèlement l’une avec l’autre, sans jamais se croiser. On revient donc à l’existence
d’une norme, d’un mode particulier d’expression du Sud, une unicité qui apparaît clairement, notamment
par effet de contraste.
Mais il s’agit là d’une partie infime de ce que Levi entendait par compresenza. La contemporaneità
d’époques résolument éloignées l’une de l’autres (l’une étant actuelle et l’autre étant révolue) se réalise
avant tout quand une certaine harmonisation des deux éléments hétérogènes a pu se produire, quand les
deux éléments se sont réciproquement assimilés. Alberto Savinio attire notre attention sur ce point,
quand il se dirige dans les hauteurs de l’île : « Rari sono quassù i forastieri, e questi pochi ancora hanno
acquistato un he di paesano, di locale »2. Comment entendre cette phrase si ce n’est comme la véritable
manifestation de la compresenza, phénomène qui propose deux réalités contrastées tout en les harmonisant
de manière à leur donner le commencement d’une ressemblance, d’une identité ? Passé et présent ne
s’annulent plus réciproquement mais continuent de coexister, renforçant leur réalité. Nous retrouvons
cette idée dans d’autres observations des auteurs. La compresenza dei tempi réactualise, ressuscite des
phénomènes historiques passés, ou du moins en repropose une trace, une expression moins nette mais
assez facilement observable. Ainsi, un geste d’un vieux paysan rappelle à Carlo Levi, fraîchement arrivé à
Gagliano, des pratiques féodales :
Un vecchio dai capelli bianchi, mi si avvicinò e mi prese la mano per baciarla. Credo di essermi tratto indietro, e di
essere arrossito di vergogna, questa prima volta come tutte le altre poi, nel corso dell‟anno, in cui qualche altro
contadino ripeté lo stesso gesto. Era implorazione, o un resto di omaggio feudale ?3
Ces gestes répétés par tous les habitants du village devant Levi évoque une période historique
révolue, bien en contradiction avec les modes de vie connus dans le Nord. Rien n’est explicitement dit :
tout reste à l’état d’allusions, les différentes époques ne sont guère qu’une simple trace que porte chaque
élément, réactualisant des pans entiers d’histoire. À ce moment donné, les auteurs n’ont pas exactement
conscience des raisons qui expliquent ces résurgences naturelles du passé dans les mœurs, les modes de
1
Cet état de fait est encore d‟actualité dans l‟après-guerre au moment où Guido Piovene écrit ses relations de voyage : « Il nuovo e
l‟antico sono ovunque confusi, e il progresso edilizio li confonde sempre di più » (op. cit., p. 614). Le passage du temps a des
conséquences assez ambiguës sur le paysage : il uniformise autant qu‟il unifie ses composantes. Mais il agit de telle sorte à résorber les
disparités, à organiser du mieux possible le chaos apparent qui est celui de l‟univers méridional.
2
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 55-56.
3
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 9. Il faut signaler en outre que le Moyen-Age semble pour Carlo Levi la période qui
s‟associe le plus naturellement à la civilisation lucanienne, sûrement à cause de sa noirceur, de son archaïsme et surtout de son
fonctionnement rappelant celui d‟une société d‟ordres. Pour preuve, cette autre référence à l‟époque médiévale à travers cette scène au
moment des fêtes de Noël : « I contadini e le donne andavano attorno, portando i regali allecase dei signori ; qui è uso antico che i
poveri rendano omaggio ai ricchi, e rechino i doni, che venivano accolti come cosa dovuta, con sufficienza, e non ricambiati » (p. 175).
Un peu plus loin, Levi décrira des tensions au sein du village, sur le modèle d‟une lutte opposant les habitants « come guelfi e
ghibellini » (p. 207).
84
vie et les différentes coutumes. La compresenza met en scène ces situations mais ne suffit pas encore à les
expliquer. Levi ne trouvera pas cette fois-ci la réponse à son interrogation. Mais ces différentes
expériences de résurrection du passé montreront que la comprensenza est un vecteur d’unification très
important de tout le monde méridional, puisqu’elle s’applique aussi bien à la sphère humaine qu’au reste
de l’environnement.
Avec la compresenza revient le thème de la frontière. En effet, nous avons pu voir que la vie
humaine semblait produire des échos du passé, mais c’est surtout dans le cadre spatial que cette
thématique va se révéler la plus significative. La brusque incursion dans le passé, qu’il soit mesurable à
l’échelle humaine de l’Histoire (avec le Moyen-Âge, par exemple) ou bien qu’il fasse remonter le voyager
dans une temporalité autrement plus lointaine, passe le plus souvent à travers des signes visibles,
repérables dans le paysage. Prenons par exemple cet extrait de Tutto il miele è finito :
Eravamo partiti la mattina presto da Cagliari, lungo la strada fra le saline e il mare, e subito, dopo pochi chilometri
di pianura, dopo il primo nuraghe, che anche qui, sulla destra, sembra indichi una frontiera temporale, la campagna si
stendeva insolita, nel dominante apparire continuo di un rosso di terra o di fiori, [...] tra picchi e montagnole coperti
di rocce bizzarre e di bizzarra vegetazione, come illusori paesaggi di Bosch, dove in ogni pietra si annida un
mostricciatolo e in ogni albero un demonio di metamorfosi.1
Même si l’univers passé évoqué est un univers pictural, en l’occurrence celui du peintre Jérôme
Bosch, la compresenza est à l’œuvre dans la mesure où le passage d’une temporalité à l’autre est indiqué par
un signe facilement lisible par le sujet. Une fois ce signe dépassé, la réalité spatio-temporelle peut
s’exprimer sans aucune contrainte : le paysage sarde que nous décrit Levi est entretenu par une étonnante
effervescence, allant encore une fois jusqu’à évoquer des souvenirs picturaux. L’art de Bosch, unique en
son genre tant il est basé sur une expressivité sans aucune limite, trouve dans le Mezzogiorno une
incarnation réelle. Ce qui signifie que cette association de l’espace et du temps, le mélange des
temporalités au sein d’un même endroit donne son unicité au Sud. Piovene emploie à ce sujet une
expression des plus intéressantes : la compresenza produit des « anacronismi ed insieme creazioni uniche »2.
La compresenza empêche de rationaliser temporellement ce que crée la Nature mais elle lui donne en même
temps un relief des plus singuliers, puisqu’il est absolument unique en son genre. Toute forme est ainsi
destinée à voir son intégrité légèrement redimensionnée par son rapprochement d’une temporalité plus
vaste : « Certe forme stilistiche, conosciute altrove, sembrano qui trasformate dal loro rapporto con la
1
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 49.
PIOVENE, Viaggio in Italia, op. cit., p. 707. La comprensenza fait resurgir la bizzarria que nous avions évoquée précédemment : ce
qui valait pour l‟espace vaut peut-être à plus forte raison pour ce qui concerne le temps. Il y a tout de même un aspect dérangeant à ce
que le passé soit reproposé au sujet sur le même plan que le présent, comme semble l‟indiquer Carlo Levi, évoquant les environs du
cimetière de Gagliano : « Qui, dove il tempo non scorre, è ben naturale che le ossa recenti, e meno recenti e antichissime, rimangano,
ugualmente presenti, dinanzi al piede del passaggero » (Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 62). La compresenza est toujours investi
d‟un sens : ici, elle tend à montrer la finitude de l‟existence humaine, quelle que soit l‟époque concernée, d‟une façon absolue,
transhistorique, et par conséquent encore plus effrayante. La comprensenza indique, révèle ce que l‟histoire humaine tend à cacher, ce
qui relève le plus souvent du monstrum.
2
85
natura inconsueta »1. Nous trouvons dans la compresenza les premières traces du syncrétisme qui sera l’une
des expressions les plus caractéristiques de tout l’univers méridional.
La compresenza dei tempi fait le lien entre les diverses composantes du monde méridional. Le
bouleversement des repères semble ainsi se renverser : si le sujet est incapable de se repérer, c’est avant
tout parce que passé et présent ont cessé d’être des normes arbitrairement marquées et incarnées.
L’univers a perdu en lisibilité ce qu’il a gagné en cohérence. « La preistoria, la Grecia, Roma e il Medio
Evo vi [nella Puglia] lasciarono i loro segni, non tutti ancora messi in luce », écrit Guido Piovene2.
L’ampleur de l’histoire méridionale détermine cette impressionnante compresenza de diverses époques,
fondues en une seul, celle du « présent historique » dont parlait Mircea Eliade. La difficile lisibilité des
signes empêche le sujet de comprendre in extenso leur sens profond, mais lui indique la progressive
découverte d’une forme d’unité au sein de cette diversité a priori. Le temps n’est plus une linéarité plate et
tournée vers une seule direction. Bien au contraire, la temporalité retrouve des courbes et dessine peutêtre quelque chose, au fil de ces différents entrecroisements. Ce que Savinio appelle « [il] profondo del
tempo »3 s’entrouvre devant le regard du sujet qui peut avec profit mettre en parallèle son expérience, aux
référents temporels actuels, et la richesse historique qui est mise naturellement sous ses yeux : « Come la
realtà è molteplice ; come, in ogni cosa, in ciascuno di noi, coesistono tempi diversi e lontanissimi ! »4
s’exclame Levi au cours de son voyage en Sardaigne. La réalité, qu’elle soit humaine, naturelle, animale,
retrouve une expression sous la forme de la pluralité, de la présence simultanée de différentes
dimensions. Ainsi, la comprensenza dei tempi va permettre au sujet de découvrir un sens à cette expérience,
et de trouver également ce qui fonde l’identité du Sud. Nous avons vu que deux grands flux temporels
étaient confondus l’un dans l’autre : celui de l’immuable et celui du mouvant. C’est d’ailleurs vers cet
immuable que le regard des auteurs commencent à converger, car il est le dénominateur commun à
toutes les expériences de la compresenza dei tempi ; ce qui se trouve au fond des choses, ce qui survit à tous les
changements peut légitimement fournir une indication instructive pour l’enquête du sujet. C’est dans
cette direction que nous devons également nous diriger.
L’ARCAICO, OU L’IMMUABLE RÉACTUALISÉ
Le temps s’écoule dans le Mezzogiorno à deux rythmes bien différents l’un de l’autre : les faits
historiques du présent, ceux qui correspondent à une actualité plus ou moins récente pour nos auteurs,
sont englobés dans un vaste flux de plus grande envergure. Le Sud semble vivre pour partie au rythme de
l’éternité, au rythme de l’immuable. Il y a presque là une contradiction entre ces deux termes : comment
1
Ibid., p. 713.
Ibid., p. 760-761.
3
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 22.
4
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 92.
2
86
ce qui est censé être immobile pourrait-il avancer ? Une partie de l’histoire du Sud, vers la fin du XIXe
siècle, semble opposer une sorte de résistance au cours objectif et inhumain du temps, celui des villes de la
civilisation industrielle dont le modèle s’est imposé à une grande partie de l’Europe ; il y a là une première
indication pour nos auteurs de la présence encore peu distincte d’une question portant sur la question de
la civilisation elle-même ; nous serons amenés à y revenir plus tard. L’élément le plus notable demeure
toutefois que l’existence de phénomènes immuables dans le temps méridional redimensionne les faits
présents, et ceux appartenant à un passé plus ou moins lointain : le sujet est à même de faire une
comparaison fructueuse en confrontant ces deux temporalités au fonctionnement radicalement
différents. Il se donne pour ainsi dire du champ, il agrandit considérablement son point de vue sur la
situation globale du Mezzogiorno. En réalité, le mélange de différentes couches temporelles ne fournit que
de prime abord une sensation d’illisibilité. Le sujet commence à apercevoir (même furtivement) le fond
qui soude toutes les époques traversées par le Mezzogiorno, à ce qui transcende la diversité historique. Il
semble bien que le temps glisse sur une notion encore trop vague pour être précisément définie. En
définitive, il serait possible de dire que la temporalité méridionale est semblable à cette idée de la pensée
du philosophe présocratique Héraclite selon laquelle un cours d’eau est en apparence le même mais qu’il
n’est en réalité jamais exactement le même. Il en va de même dans le Sud : les phénomènes historiques
ponctuels se suivent mais finissent progressivement par perdre leur intégrité pour se mélanger, se
dissoudre dans un flux de plus grande ampleur, destiné à rester indéfectiblement le même. Si nous
voulons développer encore un peu la métaphore, nous pouvons dire que les auteurs peuvent découvrir ce
qui se trouve au fond du cours temporel, ce qui est destiné à rester tel quel, ou du moins à garder sa
signification intacte.
Nos auteurs, conscients de la coexistence d’au moins deux grandes échelles temporelles dans le
fonctionnement global de l’Italie du Sud, vont progressivement parvenir à définir, ou du moins à cerner
ce dont il s’agit. Un outil va être tout particulièrement mis à profit : celui du souvenir. En effet, le temps
du souvenir est en quelque chose la transposition à l’échelle humaine de cette autre temporalité, située en
marge, ou au-delà de l’Histoire. Le souvenir est transhistorique (du point de vue de son possesseur), il
survit au cours du temps même s’il est amené à voir son intégrité formelle devenir plus friable : les
souvenirs peuvent finir par se mélanger mais gardent leur sens profond, quitte à parfois s’éclairer les uns
les autres. Cette articulation du souvenir vis-à-vis de l’expérience temporelle à laquelle elle se rapporte est
notamment la marque distinctive de Tutto il miele è finito, comme l’explique Giulio Ferroni :
I viaggi [sardi di Levi], quello primaverile [maggio 1952] e quello invernale [dicembre 1962], si specchiano e
confrontano continuamente, vedono rieccheggiare e ripetersi luoghi e situazioni ; nella loro giustapposizione si
manifestano per l‟appunto la continuità e la compresenza dei tempi, lo svolgersi del filo continuo dell‟espereinza.
[L‟autore riavvolge] in un unico percorso e riavvicin[a] nella memoria quei momenti appartennenti in realtà a tempi
così nettamente divisi.1
1
Giulio Ferroni, in LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 9-10.
87
Ferroni résume bien là tout ce que nous avons pu dire du fonctionnement global de la compresenza
dei tempi, qui contraint passé et présent à se fondre grâce à la présence sous-jacente d’un cadre temporel
plus large, qui les englobe et les amène à se modifier. Levi fait d’ailleurs sentir cette coexistence au
moment de la réécriture de ces deux expériences sardes : « Ciò è evidente fin dalle domande che aprono
il libro, una sorta di prologo che proietta queste memorie in un tempo senza tempo, in un passto
inafferrabile ed enigmatico »1. Le souvenir se réfugie selon la formule de Ferroni dans une dimension
temporelle trop lointaine pour être saisissable, à la signification cachée. Les deux dimensions temporelles
énoncées précédemment sont donc bien présentes, et laissent percer la qualité de cet arrière-plan
temporel immuable, éternel, résistant surtout à toute tentative visant à le restreindre dans des bornes trop
rationnelles pour être pertinentes. Levi va toutefois lui donner un nom, indiquant au début de Tutto il
miele è finito la « presenza dell’arcaico » en Sardaigne2. Nous trouvons là une notion-clé de l’ouvrage de
Levi. Ce terme d’arcaico va devenir le paradigme emblématique de l’analyse d’une partie de la situation
globale de la Sardaigne. Qu’entendre exactement par ce terme qui recoupe celle de comprensenza dei tempi,
dans la mesure où la première est sous-jacente à la seconde ? L’arcaico n’est jamais tellement défini en tant
que tel, et pour cause : cette idée est beaucoup trop volatile pour être explicitée. Levi lui donne une
forme concrète en la qualifiant de cet adjectif dont nous pouvons toutefois tirer plusieurs enseignements.
À travers le concept d’arcaico, Levi attire notre attention sur un élément culturel fragile vis-à-vis des
transformations rapides comme le monde moderne peut en connaître. Tout fragile qu’il soit cependant,
ce signe reste toujours présent, même s’il demeure caché sous la surface des choses. L’arcaico renvoie à
tout ce qui est d’ordre primordial, antérieur à la civilisation, telle qu’elle est conçue à l’heure où les
écrivains d’Italie du Nord effectuent leurs voyages. « [Al] buio di un tempo remoto all’immaginazione »,
selon la belle formule de Carlo Levi3. Il ne s’agit donc pas de concevoir l’arcaico comme un autre nom
donné à l’arretratezza, cette manière de considérer le Sud comme une variante sous-développée du Nord,
condamnée à le rester. L’arcaico, une fois incarné dans l’environnement, met surtout en valeur la profondeur
que possède l’objet dans lequel il se retrouve déposé ; l’arcaico devient non seulement un signe distinctif,
dotant par conséquent son objet d’une unicité, mais aussi lui donne relief, profondeur et signification.
L’arcaico est un élément susceptible d’investir n’importe quel objet, même si sa présence ne se
manifeste pas d’une manière repérable à l’œil nu. Tout se passe comme si l’objet s’enrichissait d’une autre
dimension, était animé de l’intérieur par une forme de vie parallèle et complémentaire à la réalité qu’il
offre aux yeux du sujet. L’arcaico dédouble, faisant acquérir à chaque objet un « doppio senso di attualità e
di memoria »4 ; l’arcaico, en tant qu’il s’ancre dans l’éternité, empêche l’objet où il s’incarne de disparaître
sous l’effet du temps. À ce titre, l’arcaico, maintient, fait durer l’objet dans le temps, en dépit de tous les
1
Ibid., p. 10.
Ibid., p. 35.
3
Ibid., p. 84.
4
Ibid., p. 79.
2
88
phénomènes historiques. C’est dans la Sardaigne lévienne que se manifeste cette première qualité. En
voici un exemple :
Sull‟arco della porta di una casetta abbandonata e cadente c‟è una piccola statua che il tempo e i bombardamenti
hanno reso quasi informe, che potrebbe essere antica o no, ma che conserva, o che ha trovato, un suo ambiguo
incanto, per il quale non importa se essa sia una dea, una baccante, o piuttosto un soldato, una specie di Pietro
Micca.1
Le charme qui émane de cette statue opère en dépit des dégâts violents causés par le temps,
notamment par les guerres. Nous trouvons là l’une des manifestations les plus évidentes de l’arcaico : la
statue a perdu sa forme, a perdu une grande partie de sa réalité, ne saurait plus appartenir à une période
historique quelconque, mais conserve malgré tout un charme indéfinissable auquel Carlo Levi ne peut
qu’être sensible. L’absence de forme ne détermine pas obligatoirement l’absence de contenu : la statue
produit une sensation déroutante, elle semble avoir été arrachée au temps tout en gardant
miraculeusement un pouvoir d’ordre esthétique. La statue fascine non plus par sa capacité à reproduire
une réalité (un personnage, humain ou animal) mais par la manière dont la fascination qu’elle inspire a été
conservée. La réalité de la statue est transportée au-delà du temps, fixée dans une forme d’éternité qui
correspond exactement à ce à quoi renvoie l’idée d’arcaico.
L’arcaico parvient donc à faire de chaque objet une sorte de borne objective le long d’un processus
temporel dont le sujet ne peut apercevoir qu’une très infime partie. En outre cet arcaico est en mesure de
raffermir les liens entre les époques historiques, parvenant à donner une cohérence aux éléments que les
diverses compresenze pouvaient juxtaposer. Nous le voyons notamment à travers la présence sur le
territoire méridional de très nombreux sites antiques en ruine, Pompéï étant l’un des plus emblématiques
d’entre eux. « La mitologia in Campania ha ancora qualche corrispondenza con la realtà », estime Guido
Piovene2. La juxtaposition naturelle entre l’Italie moderne et l’Italie antique a de quoi surprendre ; mais
une expérience comme celle de Piovene a montré que la proximité entre les sites archéologiques et les
villes modernes étaient l’une des caractéristiques des sites urbains d’Italie méridionale3. Ce qui toutefois
attire l’attention de Piovene réside dans la façon dont un sens, une signification réussit à se dégager de
ces vestiges, traversant les siècles jusqu’au présent. Qu’un bâtiment n’existe plus qu’à l’état de trace n’a pas
d’importance ; la puissance évocatrice qu’il dégage, sa capacité à émouvoir ou impressionner n’en sont
pas moins fortes, du fait que l’arcaico est à même de catalyser cette puissance pour la projeter jusqu’à
l’observateur de l’objet. Ce que Levi a désigné sous ce terme symbolise donc une façon de maintenir, de
faire perdurer, de faire garder malgré tout à l’objet concerné une partie de son essence. À telle enseigne,
Piovene affichera son étonnement en voyant combien des îles comme Capri ou Anacapri « rimangono
1
Ibid., p. 79-80.
PIOVENE, op. cit., p. 475.
3
Malgré leur appartenance à deux périodes historiques très différentes, les vestiges antiques font partie intégrante de l‟univers urbain
d‟une région comme la Campanie, ce qui n‟est pas sans étonner Guido Piovene. « La mitologia torna a vivere incorporata col
paesaggio », écrit-il (ibid., p. 463). Mais ce dernier reste avant tout frappé par la puissance qui émane encore de ces traces de
l‟Antiquité : « Il vecchio itinerario [del Vesuvio] è ancora commovente », dit-il non sans étonnement. Cette trace indique en soi la
présence de l‟arcaico, qui semble polariser la puissance évocatrice de l‟objet et la transmettre intacte à l‟observateur.
2
89
intatte sotto i periodici passaggi di eccentricità mondana »1. Le temps, qui pourtant use, érode, émousse,
ne parvient pas à faire perdre leur puissance à des objets aussi variés que la statue sarde ou les vestiges
romains. L’essence de l’objet, même millénaire, réussit à être préservée par l’action de l’arcaico, qui fait
ressortir la part d’immortalité incluse dans chaque objet. Héraclite a cédé le pas à Parmenide, comme le
dit Giuseppe Ungaretti :
E di te, città disperata, e di voi, primi occhi aperti, o Eleati, non è rimasto altro, se non un po‟ di polvere ? La
vostra forma mortale era bene un‟illusione, come tu dicevi, Parmenide ; ma la vostra voce, io la sento in questo
silenzio : ciò che era materia immortale in voi, è immortale anche in questo mio corpo caduco. 2
La permanence de l’ancien, de l’immémorial au sein d’un univers actuel frappe le sujet dans la
mesure où il est alors confronté avec la question de l’immortalité et du défi du temps. En ce sens, l’arcaico
garantit une bonne partie de cette vie au-delà de la simple forme, de la simple apparence. Mais cette
qualité, si importante soit-elle, n’est pas la moindre. En effet, l’arcaico ne renvoie pas seulement à la partie
de l’essence d’un objet préservée de l’usure du temps. La notion lévienne est encore plus riche de
signification. En effet, l’arcaico renvoie à ce qui fait la particularité de toute la civilisation méridionale, à
cette vie en marge de l’Histoire et de la modernité, comme cela sera avéré par la suite. La manifestation
de l’arcaico a surtout pour conséquence de manifester au sujet la permanence d’une culture unique en son
genre, bien antérieure au moment du voyage au Sud mais toujours présente. Il représente une norme
originale, absolue, érigée en marge des critères dominants ; il est en d’autres termes l’un des signes clairs
de l’autonomie du Mezzogiorno vis-à-vis du Nord dans la mesure où cette notion pourtant relative (elle
s’oppose en effet à l’idée de modernité) est prise dans l’absolu. L’emploi qui en est fait propose un premier
indice des tensions qui innervent le Sud.
L’arcaico est avant tout une trace, une marque pérenne qui s’affranchit des limites historiques et
réussit à préserver une essence. Nous avons vu en quoi cette notion pouvait s’appliquer dans l’absolu,
sans application précise à la question de la culture méridionale. Pourtant, il s’agit bien du sens véritable
qu’a voulu lui donner Carlo Levi, ce qui nous amène à l’étudier à présent. Pour lui, un élément antérieur à
la modernité subsiste encore dans le Mezzogiorno, incarné par cet arcaico nécessairement protéiforme
puisqu’il s’incarne dans l’essence de chaque objet qu’il investit. Une fois présent cependant, il rend
clairement lisible la permanence d’un passé ancien, lointain, remontant des siècles en arrière. Ce sont
d’ailleurs les femmes et les hommes du Sud rencontrés par Levi qui l’incarne le mieux, à plus forte raison
parce qu’il existe une « compresenza in ciascuno, e la necessità e l’oblio di diecimila vita, di tutte le
esistenze possibili »3. Chaque être humain réincarne d’une certaine manière une partie d’un passé
commun. Le « doppio senso di attualità e di memoria », cité plus haut, est plus que jamais une réalité
dans ces portraits de femmes et d’hommes habités par une présence immortelle, une essence irréductible
1
Ibid., p. 461.
UNGARETTI, op. cit., p. 14-15.
3
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 79.
2
90
qui n’est l’expression que de la seule culture méridionale1. Rencontrant un vieux berger sarde, Levi écrit
ce portrait :
Io intanto salgo alla casa di un vecchio pastore, Battista Corraine […]. Dieci anni fa, quando lo avevo conosciuto,
stava seduto sulla soglia come un antico re, col suo viso bellissimo, a me misteriosamente familiare, e l‟evidenza del
potere di un capo di famiglia o di tribù ; ospitale, semplice e solenne. Lo ritrovo identico, nei suoi novant‟anni [...]
Nel suo costume di pastore, con le grandi barbe bianche [...] sembra un monumento del tempo, una pietra che guardi
con occhi vivi. [...] Ha saputo del carabiniere morto [...]. Tutto questo non è che la vita : un momento che entra
identico nel suo passato di memoria. [...] Per lui la morte esiste, non il tempo.2
Levi semble lire sur le visage du vieux berger sarde comme dans un livre ouvert. Vie et
immobilité se mêlent dans la personnalité du vieillard de façon particulièrement troublante. Mais voilà
bien une caractéristique de l’arcaico : une émotion assez forte est causée par cet entrecroisement insolite
du présent et du passé. Néanmoins, ce passé dépasse largement le seul cadre de l’existence la personne
concernée : le vieux berger au « viso remoto »3 incarne à lui seul un passé bien antérieur à son existence
mais donne l’impression d’en faire partie intégrante. On pourrait dire qu’il devient une sorte de
« témoignage vivant » d’une culture ancestrale, au point de devenir lui-même dépositaire de cette
mémoire « archaïque », située en marge de la civilisation moderne. Chaque individu possède une unicité
qui provient pour une grande part de la présence en lui de l’arcaico (on voit combien Levi est frappé par
l’allure saisissante du berger4) mais fait également partie d’un ensemble très cohérent, celui de la culture
méridionale dans son ensemble, celui de cette « immobile civiltà »5 qui fait de chacun l’expression vivante
d’un passé qui imprime en eux une trace, ou pour reprendre le terme de Guido Piovene, « un residuo »6.
1
Ungaretti, sans employer le terme typiquement lévien d‟arcaico, signale tout de même, en parlant des habitants de Naples : « Antico
questo popolo lo è, non solo per il suo dialetto così profondo d‟etimologie, suoni e flessioni ; ma per il suo attaccamento all‟ispirazione
panica della natura. Non ha dubbi sul mistero e si premunisce contro la sorte invocando il mistero » (op. cit., p. 72). Les Napolitains de
1932 (année de son voyage) reproduisent des comportements pourtant liée à un passé lointain, correspondant à une culture ancienne,
supposément éteinte. Il n‟en est rien, ce qui ne manque pas de fasciner Ungaretti : « Oh ! come la voce di Napule mi sembra qui tratta
da un‟antichità infinita, e per questo divina e feconda ». Cette antichità infinita n‟est autre qu‟un parfait synonyme d‟arcaico : le passé
se rejoue à l‟infini, tout en maintenant intacte sa puissance. Voilà Ungaretti placé lui aussi devant le mysterium fascinans d‟Eliade.
2
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 109. Ce portrait emblématique de la Sardaigne décrite par Carlo Levi peut d‟ailleurs être
utilement rapproché d‟un portrait plus ancien, en l‟occurrence celui de la servante-sorcière Giulia, rencontrée au cours du confino en
Lucanie : « Giulia era una donna alta e formosa, con un vitino sottile come quello di un‟anfora, tra il petto e i fianchi robusti. Doveva
aver avuto, nella sua gioventù una barbara e solenne bellezza. Il suo viso era ormai rugoso per gli anni e giallo per la malaria, ma
restavano i segni dell‟antica venustà nella sua struttura severa, come nei muri di un tempio classico, che ha perso i marmi che
l‟adornavano, ma onserva intatta la forma e la proporzioni. [...] Questo viso aveva un fortissimo carattere arcaico, non nel senso del
classico greco, né del romano, ma di una antichità più misteriosa e crudele, cresciuta sempre sulla stessa terra senza rapporti e mistioni
con gli uomini, ma legata alla zolla e alle eterne divinità animali » (Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 91-92). Le visage de Giulia
est « antique » dans la mesure où les forces vitales (et surtout animales) qui s‟y expriment ramènent dans la réalité présente, ici, une
forme de beauté passée. Mais il est d‟autant plus intéressant de voir que c‟est surtout une époque pré-civilisationnelle qui se laisse
apercevoir sur ce visage, s‟ajoutant à la beauté naturelle du visage, et qui ne le rend que plus fascinant et plus impressionnant pour Levi
qui fera de Giulia l‟un de ses modèles dans la suite de l‟ouvrage.
3
Ibid., p. 35.
4
L‟effet de contraste empêche au sujet d‟adopter une attitude détachée par rapport à ce phénomène temporel, pour au moins deux
grandes raisons. La première se situe dans le fait que toute résurrection du passé dans le présent est en soi déroutante, irrationnelle,
surtout pour des auteurs issus d‟un univers urbain qui en repousse toute trace hors de ses limites. La deuxième raison tient pour sa part
au fait que ce passé brusquement resurgi des forces obscures proprement effrayantes. Cette violence sous-jacente affleure dans la
description que fait Malaparte de deux vieillardes : « Le due vecchie puntavano la mano […] facendo le corna, e sputavano in terra,
gridavano con voce stridula : « anatema ! anatema ! ». Dicevano proprio « anatema » » (op. cit., p. 35). La pratique magique de la
iettatura semble anachronique dans ce contexte, mais garde toute sa puissance, d‟où le malaise latent présent dans la description.
Qu‟un autre monde s‟impose au sujet ne peut être envisagé d‟une façon neutre, nous en avons encore une fois la preuve.
5
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 3.
6
PIOVENE, Viaggio in Italia, op. cit., p. 869.
91
Quelles conclusions tirer de ce parcours des différentes expressions de la temporalité du Sud ?
Les écrivains d’Italie du Nord sont encore une fois déconcertés : alors que leur univers d’origine met au
centre de son existence le progrès, le changement, le Sud propose un espace et un temps où seule la surface
des choses est en mesure de changer. Ce que semble vouloir dire Carlo Levi :
I discorsi nuovi dei nuovi amici sulle cose nuove della Sardegna, e gli aspetti non riconosciuti delle cose conosciute mi
riempivano intero il cuore della durata al di sotto dei tempi : della durata, immobile nel suo fluire, e in cui quello
che è stato vero una volta permane nella sua verità, come una parola detta, una forma formata, il carattere di una
cosa, un segno.1
Voilà résumé en une seule phrase les deux grandes manières dont le temps est appréhendé et
vécu dans le Sud. La surface apparente des choses est soumise à des modifications : cela est entièrement
vrai dans la Sardaigne d’après-guerre. Cependant quelque chose ne peut pas changer : « l’immagine era
quella di sempre », avoue Carlo Levi après avoir reconnu qu’entre ses deux voyages en Sardaigne, l’île a
énormément changé. Ce qui ne change pas, cet arcaico, cette mémoire d’une Sardaigne pré-civilisationnelle
est encore présente, incarnée dans une réalité qui offre toutefois des signes évidents de modernité. Et qui
plus est, ce passé lointain, que chaque élément de détail est susceptible de ressusciter devant les yeux du
sujet, s’impose de manière vivante, parfois très puissante : le sujet se met brusquement à vivre dans un
« momento eterno e immediato »2. Ce qui explique la difficulté qu’éprouvent les écrivains du Nord à
tracer une ligne de démarcation claire et limpide entre légende et réalité : chaque individu, du fait qu’il
porte trace en lui de l’arcaico, peut glisser vers la légende, vers le mythe3. Les formes de brutalité dans les
contrastes entre univers familier et univers méridional dont nous avons parlé plus haut sont loin d’avoir
définitivement cessé d’exister. Ces manifestations du lointain passé de la culture méridionale restent
toutefois à l’état d’apparences. Comme nous l’avons vu, l’idée d’arcaico est riche d’enseignements mais ne
saurait constituer qu’un abord frappant de la profondeur qui est celle de la civilisation du Mezzogiorno, dont
nous auteurs sont encore très éloignés.
D’ailleurs, il faut noter qu’un nouveau problème commence à s’imposer progressivement : celui
de la définition de la civilisation méridionale : quelle en est la nature ? quelle est son histoire ? quels sont
ses enjeux ? sur quoi se fonde-t-elle ? Autant de questions auxquelles la seule notion d’arcaico ne saurait
répondre. Or, c’est bien là l’un des aspects les plus cruciaux de l’identité du Sud. L’Italie est le cadre du
« coesistere di due civiltà diversissime »4, sous la forme d’une juxtaposition, à la manière dont en parle
1
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 77.
Ibid., p. 57. Le temps réussit l‟opération presque inconcevable de se figer tout en continuant à vivre dans une temporalité présente,
sans avoir subi la moindre transformation, intacte. Malaparte emploie d‟ailleurs à son sujet l‟expression tout à fait parlante
d‟« incorruttibile riposo » (op. cit., p. 35).
3
« Il portalettere di Grassano, un vecchietto arzillo, un po‟ zoppicante, con un bel paio di baffi tirati in su, era celebre e onorato in
paese, perché si diceva che avesse, come Priamo, cinquanta figli. Di questi, ventidue o ventitre erano i figli delle sue due o tre mogli ;
gli altri, sparsi per il paese e per le terre vicine, e forse in parte leggendari, gli erano attribuiti, ma egli non se ne curava, e di molti non
conosceva l‟esistenza. Lo chiamavano ‘u Re, [...] e i suoi figli erano detti, in paese, i Principini » (Cristo si è fermato a Eboli, op. cit.,
p. 90). Non sans humour, Levi raconte cette histoire assez symptomatique de l‟ambiguïté générée par la présence de l‟élément arcaico.
Du fait que l‟arcaico brouille la distance qui sépare passé et présent, les récits mythiques du passé n‟en apparaissent que plus
susceptibles de glisser du côté de la légende.
4
LEVI, ibid., p. 221.
2
92
Guido Piovene : « Su [queste rovine] grava il confronto di un’altra civiltà, l’indigena, più solenne e più
rara, che non fu trasformata, bensì accantonata tra i monti »1. La modernité côtoie dans le Sud une forme
plus ancienne de culture et d’histoire, appelée communément l’antica sapienza italica2. C’est la
confrontation de ces deux civilisations sur laquelle nous allons à présent nous pencher.
1
2
PIOVENE, op. cit., p. 706.
Cf. l‟ouvrage de Paolo Casini, L’antica sapienza italiana. Cronistoria di un mito, Bologne, Il Mulino, 1998.
93
UN NŒUD GORDIEN : L’INEXTRICABLE RÉALITÉ MÉRIDIONALE
JEUX DE MIROIRS. À LA RENCONTRE DE LA CIVILISATION PAYSANNE
Pour nos auteurs, la cause est entendue. Le Mezzogiorno ne représente pas qu’un espace et une
temporalité radicalement différents de ce dont ils pouvaient avoir connaissance avant de descendre dans
le Sud. La singularité de ces éléments est à elle seule la preuve que le Sud n’est pas une simple altérité, une
sorte de simple périphérie du Nord, excentrée géographiquement et excentrique dans son
fonctionnement. Une présence a été révélée à nos auteurs, une puissance incarnée non négligeable s’est
manifestée à eux, tout en restant partiellement cachée, en arrière-plan. Car contrairement au monde
urbain, dont la principale caractéristique est d’annihiler toute différence, le monde méridional, où les
campagnes pèsent davantage, implique une coexistence de deux modus vivendi complètement opposés, l’un
prenant toutefois suffisamment d’ampleur pour en arriver à dissimuler l’autre. Il y a bien juxtaposition,
quelque peu artificielle dans un sens. En effet, les phénomènes de compresenza et la permanence de l’arcaico
sont la preuve qu’une partie du Sud ne s’est pas fondue intégralement dans le modèle industrialisé,
urbain, moderne qui s’est progressivement implanté dans la région, et ce bien avant l’Unité. On constate
donc qu’un autre monde, plus ou moins visible, et plus ou moins connu, a toujours été enraciné dans le
territoire méridional, un monde caché dans l’immensité des campagnes et des montagnes des différentes
régions, continentales ou insulaires. C’est à présent vers lui que se concentrent toute l’attention des
auteurs, du fait qu’il est une réalité indéniable. Le monde méridional possède une histoire, une culture à
part entière : il ne s’agit pas juste d’un folklore (Gramsci l’a montré), mais bien d’une véritable
civilisation, rurale, qui apparaît progressivement.
L’univers rural du Mezzogiorno est en effet le lieu d’expression privilégié de l’arcaico, ainsi que
l’endroit où la comprensenza dei tempi se fait sentir le plus efficacement ; c’est lui qui est le plus à même de
donner une image représentative de ce monde tourné davantage vers la campagne que vers la ville1. Son
fonctionnement reste toutefois obscur, à l’image des forces vitales qui le constituent, à un point tel
qu’Alberto Savinio le considère comme l’exact opposé de la civilisation : « Addio civiltà » lance-t-il (non
sans ironie) au moment de quitter la ville de Capri et son artificialité touristique2. Sa puissance, sa capacité
à impressionner proviennent en grande partie de son mystère mais ce dernier reste entier. Et ce sont
encore une fois les effets de contraste qui vont permettre de donner l’exacte mesure de la place de cette
1
Mais notons que ces deux éléments distinctifs se trouvent également présents dans les villes méridionales ; les contrastes affleurent en
permanence et touchent tout autant les auteurs : les descriptions de Naples, capitale historique de la monarchique bourbonienne, de
Piovene, Savinio ou Ungaretti sont tout aussi éloquentes que celles que Levi fait de la campagne lucanienne. Toutefois, il faut rappeler
qu‟une grande partie de la population méridionale de notre période réside dans les campagnes : l‟agriculture compte plus de 2 millions
d‟actifs en 1936 (in Bevilacqua, op. cit., p. 108). En outre, nous sommes tout naturellement amenés à nous focaliser sur les campagnes
pour la simple raison que leur intérêt réside dans le décalage que la civilisation rurale implique vis-à-vis du monde urbain. Les auteurs,
issus de ce monde, dans la partie nord du pays, ne peut qu‟y être sensible.
2
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 49.
94
civilisation dans l’espace du Mezzogiorno, théâtre d’un affrontement entre ces deux modes de vie, entre ces
deux civilisations : quelles sont leurs interactions exactes ? Comment entre-t-elles en rapport ? Est-ce que
la juxtaposition ne débouche pas sur des rapports de force, dont nous devrons déterminer s’ils sont
équilibrés ou non ? Autant de questions auxquelles nous allons tenter de répondre à partir de l’expérience
de nos auteurs. L’identité méridionale va désormais prendre corps : elle va en effet être incarnée par des
hommes et des femmes appartenant à cette civilisation paysanne ; leur rapport à l’espace, au temps, à la
Nation, à l’Église vont être autant d’indicateurs précis et pertinents. Nos auteurs vont désormais passer à
une échelle plus réduite, qui leur fera cependant abandonner l’abstraction dans laquelle ils semblaient
bloqués : la connaissance du Sud va passer avant tout par l’observation de la vie de ce groupe social à
part entière, tout particulier qu’il soit.
Comment le définir ? La résolution de cette question est en soi un effort pour nos auteurs.
Repartons de la formule gramscienne : « Il Mezzogiorno può essere definito una grande disgregazione
sociale »1. La constatation du penseur sarde part de l’évidente question du « mostruoso blocco agrario »2
qui est celui du Sud dans son ensemble. Le poids écrasant des paysans dans l’ensemble de la
démographique méridionale suffit à leur donner une importance cruciale, sans parler de la fameuse
question agraire, qui a fini par sa confondre avec la question méridionale, nous y reviendrons par la suite.
L’absence d’homogénéité dans le rapport ville/campagne est également un facteur important dans cette
mise en lumière de la vie rurale. Malgré l’existence de centres urbains d’importance, c’est le monde rural
qui semble le mieux représenter l’intégralité de la population du Mezzogiorno. La conclusion peut donc
sembler hâtive, mais elle garde une certaine part de vérité. En effet, la civilisation paysanne 3 s’étend sur
tout le Meridione, du continent aux territoires insulaires (si ce n’est plus au nord des limites traditionnelles
du Sud), avec quelques variantes, qui ne remettent pas en cause le terme générique de civilisation
paysanne : la Sardaigne de Carlo Levi abrite un « mondo pastorale »4, plus nomade que sédentaire.
Toutefois, on observe dans les deux cas un fort attachement à la terre, une sorte d’adéquation du mode
de vie avec l’environnement. Toujours en Sardaigne, Carlo Levi fait cette description de la plaine du
Campidano :
La pianura del Campidano è piena di greggi. Si incontrano sulla strada, si vedono nei pascoli vicini, appaiono lontane
come pietre grige, disseminate sull‟erba pallida dell‟inverno. Sono le greggi che scendono qui a svernare dagli alti
pascoli della Barbagia, dalle terre dell‟intorno, dal Genargentu, dalla montagna di Oliena, da Orgosolo [...]. I paesi si
seguono, semplici come greggi di case, con le loro povere storie : Nuraminis, Villagreca, Serrenti, dove le case, anziché
di fango intonacato, come altrove, sono, per una cava locale, di granito.5
Les villages ne ressemblent pas à ceux rencontrés précédemment : le monde rural sarde connaît
d’évidentes différences, des nuances inévitables, mais un même esprit semble régner sur ces lieux : les
1
Gramsci, op. cit., p. 67.
Ibid.
3
« Civiltà contadina » : le terme est expressément mentionné chez Carlo Levi, in Tutto il miele è finito, op. cit., p. 37.
4
Ibid., p. 85.
5
Ibid., p. 83.
2
95
villages, assimilés à des troupeaux, sortes d’emblèmes de cette Sardaigne pastorale, semblent reproduire le
tranquille nomadisme de toute l’île. En outre, l’attention du lecteur est attirée sur la simplicité dans
laquelle semble vivre ce monde pastoral. Plus loin dans ce chapitre, Levi et ses accompagnateurs
pénètrent dans le petit village de Gestini :
Cercavamo qualcosa da mangiare : ma a Barumini non c‟era nulla. Più avanti, a Gestini, nella Giara, chiediamo a dei
pastori dove si possa trovare del pane. Troveremo ogni cosa, dicono, dalla signora Mafalda, che è una donna valente.
La cerchiamo girando nei vicoli, tra le case e i recinti che hanno ancora il carattere di reggia o di cella d‟alveare per
l‟ape regina : con il chiuso, il nascosto, il miele dell‟ombra nuragica ; e un aspetto semplice, elegante, nitido,
curisosamente moderno perché arcaico senza forme di passaggio. 1
Encore une fois, l’arcaico se retrouve comme un signe distinctif lisible, immédiatement repérable.
Il est ici associé à une forme de simplicité, notion qui complète très bien tout ce que nous avons pu voir
de ces brusques incursions du passé dans la réalité présente. Avant même que de pouvoir être en contact
avec sa population, nous voyons que l’aspect extérieur du village conduit Levi à manifester un vif intérêt
pour lui, allant même jusqu’à formuler un paradoxe : une modernité émane d’une construction ancienne.
Nous trouvons déjà l’une de ces contradictions qui seront la marque des rapports d’opposition qui
régissent tout l’univers méridional. De plus, le village, malgré ses dimensions réduites, se présente comme
un microcosme parfaitement organisé : la comparaison avec la ruche donne l’idée de l’unité du village,
d’une forme d’organisation malgré sa simplicité. Cette structure organique du monde méridional sera
d’ailleurs ramenée à un cadre beaucoup plus général : chaque village, chaque portion de territoire est une
partie d’un grand tout2.
Toutefois, s’il est possible pour les auteurs de mieux appréhender ce monde inconnu qu’est celui
de la civilisation paysanne par un abord plutôt objectif, une connaissance plus détaillée, plus approfondie
nécessité davantage d’efforts pour le sujet. En effet, du fait que son fonctionnement diverge radicalement
de celui du monde urbain, son apport s’avère par la force des choses plus complexe. Non seulement le
sujet est confronté à la nécessité de ne pas être rebuté par cette complexité (cette attitude lui étant
imposée depuis le début de son voyage), mais également doit vaincre les barrières que le monde rural
dresse devant lui. Nous comprenons maintenant d’autant mieux les doutes exprimés par Levi, en
Lucanie, devant « quel mondo chiuso, velato di veli neri, sanguigno e terrestre, [l’]altro mondo dei
contadini, dove non si può entrare con chiave di magìa »3. Levi doit en quelque sorte passer de l’autre
côté de la frontière qui le sépare du monde paysan, le connaître de l’intérieur, trouver le moyen d’y
pénétrer. La simplicité, cette « oscura, misteriosa semplicità »4 dont parlait plus haut Carlo Levi avait bien
1
Ibid., p. 85.
Il est assez significatif de ce point de vue que Levi, au cours de son confino, sente intuitivement que les phénomènes observés à
Gagliano sont ceux de « tutti i paesi della Lucania » (op. cit., p. 19). Levi généralise, n‟ayant jamais pu connaître la situation de tous les
villages en question. Toutefois, la pauvreté du seul village de Gagliano est suffisamment criante pour l‟amener à induire un état
similaire dans tous les autres endroits. La civilisation rurale peut également se voir envisagée d‟un seul bloc de cette manière.
3
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 14.
4
Ibid., p. 210.
2
96
quelque chose d’une apparence trompeuse, car le sujet retourne à ce moment précis à son statut
d’étranger : « Nemmeno io posso, forastiero e uomo di strana fede, violare l’intimità di queste venerabili
dimore, turbare con la mia presenza la sacra familiarità degli antichissimi riti capresi ?1 ». Le sujet doit
donc se faire à l’idée que la manière dont il pourra considérer cette population à part ne pourra être que
fugitive : le monde méridional est clos, à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’un territoire insulaire2.
Sardaigne et Sicile sont de ce point de vue tout à fait représentative de cette clôture vis-à-vis du monde
extérieur. Chaque fraction du Mezzogiorno a tout d’un « paese oscuro di riserbo »3, et chaque habitant
semble l’incarner et le rappeler.
La population n’en devient pour cette raison que plus intéressante aux yeux des auteurs. Ces
hommes et ces femmes incarnent en permanence l’arcaico, manifestent de façon insolite l’existence d’une
autre culture, souvent très rétive vis-à-vis des étrangers4. Mais ils incarnent également un groupe tout à
fait homogène, solidaire. La représentation de ces hommes et de ces femmes fait souvent la part belle à
des tableaux de groupe, comme ceux de Cristo si è fermato a Eboli, dont nous tirons cet exemple :
Si batté alla porta, e alcuni contadini mi chiesero timidamente di entrare. Erano sette o otto, vestiti di nero, con in
capelli neri in capo, gli occhi neri pieni di una particolare gravità. – Tu sei il dottore che è arrivato ora ? – mi
chiesero. – Vieni, che c‟è un uomo che sta male -. Avevavo saputo subito in Municipio del mio arrivo, e avevano
sentito che ero un dottore.5
La scène, qui se conclura avec une espèce de geste féodal exécuté par l’un des paysans, montre
dès le début du livre les principales caractéristiques de ces paysans méridionaux : c’est avant tout un
groupe qui s’exprime, donnant l’impression de parler tous d’un seul homme. Il est d’ailleurs notable que
Levi, tout au long de ce livre, ne présente les paysans qu’en groupe, quelle que soit l’occasion, lors des
fêtes villageoises ou des discours du podestat, de façon à montrer leur appartenance à une classe sociale
particulière, dont l’existence ne saurait se mélanger avec celle des notables bourgeois méprisants à leur
égard. S’il y a confusion, c’est à l’intérieur du seul groupe social paysan : tous se ressemblent, adoptent les
mêmes attitudes, et surtout, sont destinés à rester anonymes6. En effet, seule la servante-sorcière Giulia
aura la chance d’être nommée dans le livre, les autres paysans rencontrés par Levi resteront
irrémédiablement dans l’anonymat. Il ne faut toutefois pas voir là un signe de mépris de la part de Levi,
mais plutôt l’expression d’une tragique réalité : les paysans sont anonymes car ils ne sont pas reconnus,
1
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 27.
Le problème de la perception se repose une nouvelle fois. Le monde rural se dérobe insensiblement à la vue du sujet, qui ne peut que
l‟apercevoir furtivement dans certains cas : « Dai portoni semichiusi, s‟intravedono al passaggio i giardini interni, circondati di archi
come dei patios spagnoli, daimuri dipinti, dai fiori ben coltivati. In questi cortili nascosti si svolge une segreta vita familiare piena di
pace e di lontananza temporale » (LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 43). La phrase est pour le moins symptomatique de cette
difficulté à voir se matérialiser entièrement la réalité sous le regard du sujet. Une sorte de fait exprès semble avoir fait en sorte que les
portes de la maison empêchent Carlo Levi de voir complètement l‟intérieur. Il doit rester au dehors, en étranger qu‟il est à l‟univers
rural.
3
Ibid., p. 37.
4
Nous nous rappelons de l‟attitude du vieux berger sarde « [che] non amava […] essere […] giudicato dagli occhi degli estranei »
(ibid., p. 48).
5
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 8.
6
D‟autres scènes de foule sont également représentées dans Tutto il miele è finito. À titre d‟exemple, c‟est une « folla ostile e
silenziosa » (op. cit., p. 55) qui écoute le discours d‟un ex-fasciste. Mais c‟est surtout toute la population d‟un village réunie à
l‟enterrement d‟un homme tué qui donne l‟occasion à Levi d‟écrire l‟une des scènes les plus poignantes de son ouvrage.
2
97
ne serait-ce qu’en tant que groupe. Leur destinée commune les conduit à rester imperméables, pour l’État
comme pour l’Histoire. Nous verrons en quelle mesure plus loin.
L’autre caractéristique également repérable immédiatement est la résurgence d’une sorte de
maestas toute latine que les paysans semblent irradier en permanence. Le noir devient la couleur
dominante, aussi bien celle des habits des paysans que celle des drapeaux utilisés lors des processions à la
Madone noire. Elle symbolise à la perfection l’obscurité de ce « mondo chiuso »1. La réserve, le silence
qui entoure les paysans est très éloquent : il indique en grande partie leur résignation, mais il est aussi la
preuve de ce mouvement de clôture qui les sépare du reste du monde, tout en leur donnant un aspect
sévère mais aussi particulièrement impressionnant2. Cette sévérité mêlée d’un sentiment de résignation
transparaît non seulement chez les hommes mais aussi dans leurs coutumes. La Lucanie que décrit Carlo
Levi l’exprime en permanence, même lors des périodes de fête : celles de Noël sont assez révélatrices.
Pour Carlo Levi, elles s’avèrent avant tout empreintes d’une « malinconica festività » mais prennent
également l’aspect d’une « sacra rappresentazione » 3. Ces deux manifestations ne sont pas étonnantes,
elles sont comme deux visages de l’arcaico, un exemple parmi tant d’autres de la simplicité de la vie
méridionale rurale, « quella [vita] silenziosa ed elementare degli autoctoni o indigeni o aborigeni che dir si
voglia »4.
Tous les auteurs ont d’ailleurs conscience du poids que peuvent avoir de telles traditions dans cet
espace ; toutes les coutumes sont autant d’incarnations de ce que Cesare Pavese appelle « l’oscura
antichità contadina »5 ; nous verrons d’ailleurs en quoi les pratiques magiques encore actives sur le
territoire méridional ont une importance cruciale dans la construction de l’unicité de l’Italie du Sud. Leur
seule observation suffit aux auteurs à repérer une « logica intrinseca » nichée au plus profond de chaque
phénomène6, puisque chaque réactualisation dans le présent rappelle les « migliaia di anni di ripetute
uguali esperienze »7. Rien d’étonnant à cela : c’est le principe même de l’arcaico que de maintenir, de faire
perdurer des expériences, des pratiques issues d’un passé lointain. Les habitants d’Italie du Sud, ceux qui
les pratiquent, sont donc finalement les héritiers de ceux qui contribuèrent à faire ancrer certaines
pratiques dans la coutume, mais également leur réincarnation la plus vivante :
1
Ibid., p. 20.
Citons à titre d‟exemple de cette gravitas toute latine, ou du moins antique, qui habite les hommes du Mezzogiorno cette belle
formule d‟Alberto Savinio : « Qui […] l‟uomo sta dentro le cose, gravemente. E non c‟è danza nel suo passo » (Diario calabrese, op.
cit., p. 51). Nous trouvons d‟ailleurs ici une autre expression du lien profond, presque chamanique, qui lie les hommes à la terre, qui les
rend partie intégrante de leur environnement, signe avant-coureur de la révélation aux auteurs de la fascinante cohérence qui se déploie
dans toute l‟Italie du Sud.
3
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 174 et p. 175.
4
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 18. Les termes employés par Savinio ne sont tendancieux qu‟en apparence. Ils ne contribuent qu‟à
implanter davantage l‟esprit ironique qui plane sur une bonne partie du récit de l‟auteur, en parodiant le genre du récit de voyage. Pour
lui Capri n‟est en rien un territoire exotique, dont les habitants seraient des hommes vivants à l‟état sauvage. La vie capriote, celle des
« capresi di nascita o di fatalità », est surtout empreinte d‟un profond mystère, auquel fait pendant celui du paysage (pour mémoire,
rappelons que les montagnes sont comparés à de « gravi ed immobili tragedi »). Capri est avant tout « [una] rupe oscura, sospesa
sull‟oscuro mare » (p. 33) où la vie quotidienne regorge de symboles à décrypter.
5
PAVESE/DE MARTINO/ANGELINI (dir.), La collana viola. Lettere 1945-1950, Turin, Bollati Boringhieri, 1991, p. 24.
6
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 94.
7
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 120.
2
98
Parlavo con i contadini, e ne guardavo i visi, e le forme : piccoli, neri, con le teste rotonde, i grandi occhi e le
labbra sottili, nel loro aspetto arcaico essi non avevano nulla dei romani, né dei greci, né degli etruschi, né dei
normanni, né degli altri popoli conquistatori passati sulla loro terra, ma mi ricordavano le figure italiche antichissime.1
La civilisation paysanne n’est pas seulement reconnue par les auteurs : elle est également
approfondie fouillée comme pourrait l’être l’un de ces vestiges anciens qui réussit le tour de force de
rendre le passé réel sans quitter le monde présent. Cette double actualité met en lumière de façon
exceptionnelle un monde qui l’est tout autant. La civilisation rurale est loin d’être une sorte de culture
folklorique ou artificielle. Le poids de l’histoire mais aussi la gravité, la sévérité de son abord extérieur
rendent palpable pour les auteurs sa puissance ainsi que le secret qu’elle renferme. Des siècles d’histoire
sont réactualisés de façon presque étourdissante pour les auteurs ; le monde rural, quand il est comparé
avec l’Italie antique, prend un rôle fondateur dans l’histoire de la civilisation italienne : le Sud fut un
espace fondateur, au même titre que la Rome légendaire de Rémus et Romulus. La civilisation rurale du
XXe siècle rappelle ceux qui habitèrent les premiers la péninsule. Cet héritage suffit à préciser la nature du
monde rural méridional : son fonctionnement a beau être radicalement différent de celui d’Italie du
Nord, son appartenance à la nation italienne est indiscutable puisqu’il fut présent, dans sa singularité, dès
ses origines antiques. Pourtant, cette appartenance n’est pas si évidente quand les auteurs septentrionaux
se rendent dans le Sud : toute la civilisation méridionale peut être considérée comme unie, malgré
d’inévitables nuances, mais comment est-il alors possible que ce monde paraisse à ce point en marge de
la modernité qui s’est étendue au reste de l’Italie dans les années qui suivirent l’Unité ? Quelle place
occupe exactement l’État dans le Mezzogiorno ? Quels rapports ces deux mondes entretiennent-ils entre
eux ? Autant de questions auxquelles nous aller tâcher d’apporter une réponse.
NORD ET SUD : DE COMPLEXES REFLETS
Présente dans toute l’Italie méridionale, la civilisation paysanne, héritière des premiers peuples
ayant vécu dans le sud de la péninsule au moment de l’Antiquité, est bien la forme d’expression la plus
représentative du modus vivendi si particulier qui n’a eu de cesse que d’étonner les auteurs au moment de
leur voyage. Le monde rural, fermé, pauvre, attaché à sa terre, traditionnel, ne saurait mieux représenter
ce territoire où l’espace déroute l’esprit en permanence, où le cours du temps dessine sans cesse des
courbes, à la manière d’un vaste labyrinthe. L’univers des paysans et des berges est à la fois une
incarnation du passé et l’expression, au présent, d’une parfaite intégration à l’environnement immédiat ;
les maisons sardes de Carlo Levi, assimilées à des troupeaux illustrent ce lien solide qui lie l’espace et les
hommes qui s’y trouvent. Malgré les commentaires de Gramsci, qui voit dans ce monde rural un univers
1
Ibid., p. 123. Levi n‟est d‟ailleurs pas le seul écrivain à qui la vie rurale du Mezzogiorno inspire des rapprochements. Pour Alberto
Savinio : « In queste case dalle facce rugose e sbiadite alloggiano ancora i fantasmi degli antichissimi abitatori dell‟isola, di quegli
elleni Teleboi che su queste dune, tra questi scogli, fecero loro prima tappa nella conquista della Campania » (Capri, op. cit., p. 26).
99
sans grande cohérence, nous pouvons tout de même trouver les prémices de l’étonnante cohésion qui
permettra aux infinies nuances du monde méridional de se déployer dans un cadre unificateur. Mais le
monde rural n’est évidemment pas seul dans le Mezzogiorno : il est seulement plus lointain, plus discret, se
repère moins immédiatement, perdu et presque fondu dans un espace vertigineusement grand. La
situation est paradoxale, vu l’intérêt que portent les auteurs à ce style de vie, à cette histoire, à cette
culture. Mais la simplicité, la tendance qu’a le monde paysan à se dissimuler n’explique pas tout. En effet,
le monde rural n’est pas seul. Il cohabite avec une autre culture, tout aussi enracinée dans
l’environnement méridional : le monde urbain, industriel, moderne. Elle semble d’ailleurs s’imposer plus
nettement, puisqu’a fortiori elle est celle dont les auteurs d’Italie sont plus proches. La part de modernité
présente dans le Sud prolonge les repères des auteurs, elle les empêche de se retrouver complètement
plongés dans l’inconnu, encore qu’ils devront lui tourner tout à fait le dos afin de pouvoir considérer le
monde rural en soi, et non pas par simple comparaison avec ce Nord méridionalisé.
La juxtaposition finira par se résoudre avec une orientation spécifique de l’attention des auteurs
sur la culture méridionale ; avant cela, nous notons combien la civilisation urbaine n’entretient pas avec le
Sud un simple rôle d’exact inverse. La différence radicale, la confrontation n’empêche pas de donner un
rôle au monde moderne représenté dans le Sud. « Si può precisare l’indole di una regione per
contrasto »1, écrit justement Guido Piovene. C’est-à-dire que la modernité n’occulte pas complètement
cet arcaico méridional, présent même dans des villes comme Naples, ancienne capitale de la royauté
bourbonienne, mais également l’une des plus importantes villes d’Italie. Les deux réalités coexistent, elles
se présentent même simultanément. Et de façon plus surprenante, la modernité apporte un éclairage
intéressant sur cet univers hermétique. Les auteurs, issus du monde urbain, peuvent ainsi aborder leur
connaissance du monde méridional depuis un observatoire privilégié. À titre d’exemple, le même Guido
Piovene estime qu’une arrivée en Sardaigne par avion, c’est-à-dire en utilisant un moyen de transport on
ne peut plus moderne, est
il modo migliore per sentire lo distacco e prendere con la Sardegna quel brusco contatto intuitivo che intona poi tutto
il resto del viaggio e che vale più di una somma d‟osservazioni ragionate.2
Un premier éclairage est offert par une certaine hauteur de vue. La modernité met au service des
auteurs un ensemble de médiations des plus utiles ; le « contrasto di civiltà »3 ne se résout pas par une
opposition stérile ; on doit plutôt y trouver la trace d’une relation de fait, même si elle n’est pas sans
ambiguïté, comme nous serons amenés à le découvrir. En revanche, le monde moderne s’impose comme
une sorte d’ultime frontière avant l’inconnu. Toute trace de monde urbain, ou de produit de cette
civilisation industrielle sert de passerelle pour le sujet. De loin en loin, l’impression de familiarité se
prolonge, jusqu’au moment où s’ouvre des perspectives plus obscures. Le chemin n’est alors plus balisé
1
PIOVENE, op. cit., p. 695.
Ibid., p. 701.
3
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 93.
2
100
et le sujet doit accepter de plonger dans l’univers archaïque de la ruralité méridionale. Le meilleur
représentant de ce phénomène est Giuseppe Ungaretti. Au début de l’un des chapitres du Viaggio nel
Mezzogiorno figure ce passage :
Una giornata d‟un azzurro favoloso. Non so se sia riuscito a farvi sentire [...] come la Lucania si svolga per
successione serpeggiante di valli, e come, per sentirne, lievito a noi, la grande solitudine, basti un treno che sparisca
dietro un monte. Quel treno sembrava così estraneo ai luoghi, e così umani, il suo grido e il suo fumo...
L‟immagine del treno m‟è rimasta impressa come un‟ossessione... Come il fumo bianchiccio d‟un treno scomparso di
colossi – appena passati, dopo Salerno i giardini d‟aranci e mandarini di Ponte Cagnano vediamo dietro il massiccio
degli Alburni, arrotolarsi un nuvolame beminiano sul quale un pittore di fantasia potrebbe mettere a sedere il Giudice,
finalmente sulla strada di Giosofat.1
Nous retrouvons l’inspiration picturale à laquelle les auteurs semble répondre dès qu’ils ont posé
pied dans le Sud. Ungaretti ne manque pas d’exprimer les images qui lui viennent à l’esprit : la fumée
blanche de la cheminée du train se mélange avec les montagnes pour former un tableau empreint de
l’esprit biblique. C’est l’une des rares fois où nous voyons les deux univers se rejoindre : la modernité
représentée par le transport ferroviaire devient un médiateur vers un tableau sacré, ancien. C’est dans ce
type de rapport que nous pouvons trouver de la plus belle des manières le lien si spécial qui lie la
modernité et l’archaïsme. Car c’est bien la disparition de la modernité qui remet Ungaretti au centre d’un
monde inconnu, tandis que la cohabitation des deux univers fait naître des images, stimule l’imagination
des auteurs. Il est d’ailleurs assez intéressant de voir que c’est le chemin de fer qui sert de frontière
mobile : ce moyen de communication fut l’une des toutes premières traces de la modernité dans le
Mezzogiorno. Le train traverse l’espace pour en faire un territoire de connaissance, il est comme une percée
lumineuse dans un environnement obscur2. Mais cette frontière métallique du chemin de fer exclut
également les espaces qu’il traverse, comme s’il les écartait. Nous retrouvons la thématique de la frontière
dans toute son ambivalence. Le Sud n’est pas seulement une périphérie géographique, mais aussi une
sorte de satellite, non pas de la modernité mais de l’Italie politique.
1
UNGARETTI, op. cit., p. 27.
Notons qu‟outre Ungaretti, Savinio se sert du train pour descendre en Calabre. Son wagon-salon lui sert d‟observatoire, les fenêtres
sont ouvertes sur la réalité du monde méridional, surtout dans ce qu‟elle a de plus tragique ; les vitres du wagon se permettent pas une
observation objective, mais renvoie le sujet à sa propre estraneità, à sa différence fondamentale (rappelons le malaise profond qui le
saisit une fois confronté à la misère des hommes et des femmes qui se pressent sur le quai de la gare : « Io mi vergogno di questa
vettura che ci aspetta », in Diario calabrese, op. cit., p. 23). Les voies de chemin de fer sont donc bien comme des enclaves de
modernité dans un espace encore dominé par la civilisation arcaica, des frontières ténues, encerclées par un monde où la modernité
n‟existe parfois pas. C‟est ce qui ressort également de l‟incipit de Cristo si è fermato a Eboli : « Cristo si è davvero fermato a Eboli,
dove la strada e il treno abbandonano la costa di Salerno e il mare, e si addentrano nella desolate terre di Lucania » (op. cit., p. 3). Le
chemin de fer est le symbole de cette nouvelle façon de voyager dans le Sud, il est l‟emblème de cette rapidité qui force le voyageur à
traverser superficiellement l‟espace, il en exprime toute l‟objectivité, toute la distance, tout le détachement, mais il sert aussi à tracer
une frontière profonde. Les rails peuvent passer partout mais ils tiennent l‟espace à distance respectueuse. Les auteurs devront sortir de
ce chemin balisé : le voyage au Sud ne doit plus être un parcours superficiel à marche forcée mais un approfondissement, non plus une
traversée, mais une exploration.
2
101
Le monde rural, la civilisation paysanne est un monde en marge. Mais son éloignement n’est pas
le fruit d’une volonté délibérée de se mettre à l’écart pour résister au développement et à la modernité 1.
L’arcaico s’acquitte très bien de ses transformations puisqu’il est capable, nous l’avons vu, de s’intégrer à la
modernité, voire de se renforcer sous son impulsion : son mystère n’en apparaît que plus grand par
contraste. Or, si la modernité occulte partiellement le monde rural, ne parvenant pas entièrement être en
accord, c’est bien qu’elle a eu aussi une action, consciente ou non, qui a eu tendance à évincer, à étouffer
la civilisation rurale. Comme l’écrit Cassano, le Sud qui se présente aux auteurs est « [l’]effetto di una
lunga emarginazione dalla grande storia »2. Nous comprenons donc la surprise que fut la découverte du
Sud pour nos auteurs : ils se sont non seulement retrouvés dans une sorte de périphérie géographique,
plus méditerranéenne que continentale, mais également dans une sorte d’angle mort de la politique
italienne depuis le moment du Risorgimento.
La question de la place de la civilisation rurale dans le monde méridional glisse donc
progressivement vers celle de la place de tout le Mezzogiorno dans l’histoire de l’Italie unifiée, s’ajoutant à
celle du rôle de l’État dans tout le sud de la péninsule. Depuis que le territoire de l’ancien Royaume de
Naples a été agrégé à celui du Royaume d’Italie et au pouvoir des gouvernements de la maison de Savoie,
le Mezzogiorno a donc perdu son autonomie pour devenir une sorte de spectateur passif de son histoire.
L’acquisition de cette passivité n’a d’ailleurs pu qu’être accélérée par le fonctionnement de la civilisation
rurale dont le mode de vie est l’exact inverse de celui du Nord. Comment concilier deux visions de
l’Histoire, l’une (au Nord) qui s’exprime à travers la modernité, la recherche du progrès, et l’autre (au
Sud), où tout se répète, où le passé s’additionne au présent plutôt que de disparaître sous son impulsion ?
Que peut-il ressortir de cette opposition entre, selon la formule d’Italo Calvino, « [il] mondo che vive
fuori della storia di fronte al mondo che vive nella storia »3 ? Les réponses apportées nous éclairent sur la
difficulté de cet objectif de conciliation ; celle de Carlo Levi est tout à fait claire, sans aucune illusion.
« Queste due civiltà non [possono] avere nessun rapporto se non miracoloso », écrit-il après déjà
plusieurs mois d’expérience au village de Gagliano4. Et les quelques exemples historiques analysés ne
peuvent qu’en apporter la confirmation : les deux mondes ont cohabité, ont vécu la même histoire, mais
de façon strictement parallèle, sans jamais se confondre ni même se croiser.
Un exemple particulièrement parlant est celui du Risorgimento, le point de départ de l’Italie
unifiée, qui aurait normalement dû rassembler toutes les régions autour de l’idéal unificateur du Piémont
et de ses alliés, accueillant et assimilant les régions issues de l’implosion de la monarchie bourbonienne.
1
« Siamo diversi » explique Vincenzo, protagoniste d‟une nouvelle de Danilo Dolci (op. cit., p. 27). Il ne s‟agit pourtant pas de la
revendication agressive d‟une altérité, mais plutôt une constatation empreinte d‟amertume, l‟expression fataliste d‟une différence de
fait. Ce témoignage, venant d‟une des innombrables « voix du Sud » est d‟autant plus frappant qu‟il semble indiquer une forme
d‟acceptation passive et résignée de la situation. Le narrateur semble prendre acte de la non-appartenance du Sud au reste de la Nation
italienne.
2
Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. IX.
3
In Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. X. Précisons d‟ailleurs ici que la civilisation rurale est tout à fait prête à accepter la
modernité pour pouvoir continuer à exister ; il n‟y a pas de réaction hostile, mais une acceptation teintée toutefois de méfiance. Dans ce
même ouvrage, la seule voiture du village (bon exemple de fruit de la civilisation industrielle) a été achetée comme « reale necessità
pubblica » (p. 71). L‟opposition vient avant tout de l‟incompréhension du Nord (et de ses représentants dans le Sud, détenteurs de
l‟autorité) avec la population locale qu‟elle méprise.
4
Ibid., p. 72.
102
Mais c’est pourtant dans l’héritage de cette époque historique majeure dans la construction de l’identité
italienne dans son intégralité que se situe le premier point d’achoppement entre le Mezzogiorno et le reste
du pays. Le Sud a été au mieux le théâtre d’affrontements historiques déterminants mais en qualité de
spectateur, et non pas d’acteur à part entière. Savinio le précise au cours de son séjour capriote :
Le lapidi dedicate a Vittorio Emanuele II e a re Umberto, richiamano al mio spirito bisognoso di consolazioni la grazia
casareccia dell‟Italia risorgimentistica. Quanto al marmo consacrato alla memoria del dottor Gennaro Felice Arcucci,
martire cittadino, esso mi fece giubilare all‟idea che il borbonico piede non calpesta più le delicate membra della Due
Sicilie. [...]
Sembra incredibile ! [...] questa Isola Beatorum, questo Eden galleggiante ha potuto ispirare propositi guerreschi ai veri
Fenici prima, poi ai « Fenici del Nord ».
Infatti, il 10 maggio 1806, sbarcarono a Capri gli inglesi, che volevano fare di questa isola una specie di piccola
Gibilterra levata contro Napoli. Ma divenuto re di Napoli Gioacchino Murat, questi nel 1808 assalì i « Fenici del Nord
» e costrinse sir Hudson Lowe, loro comandante [...], a consegnare l‟isola al generale Thomas.1
Le petit précis historique d’Alberto Savinio, avec son ironie coutumière, indique bien ce que fut la
destinée de Capri, celle d’être un lieu de convoitise pour les grandes puissances de l’Histoire, un simple
endroit stratégique passé de main en main, tout en restant une Isola Beatorum. L’utile et l’agréable. Capri
illustre très bien cette double qualité que Giuseppe Ungaretti trouvait également dans une ville de
Campanie comme Velia : « Terra d’asilo, e terra da preda ! »2. L’Histoire a glissé sur la terre capriote mais
n’y a pour ainsi dire pas laissé de traces, si ce n’est les quelques plaques commémoratives rappelant le
Risorgimento. Les événements du passé n’existent plus qu’à l’état de mémoire ; à ceci près que cette
mémoire est statique, froide, à l’images de stèles où sont gravées les diverses dates et noms dont
l’influence a été capitale dans l’histoire politique de l’Italie. Cette mémoire est bien l’exact inverse de ce
qu’implique l’arcaico : le passé ne vit plus, il ne s’incarne pas dans l’espace sauf par l’intermédiaire de
signes comme les statues ou les stèles. Mais ces dernières donnent avant tout une impression
d’artificialité. Savinio écrit dans la continuité de l’extrait précédent :
Nel 1860, dimettendo il suo passato di piazza fortificata, Capri, inerme e fiorita, si lasciò stringere nelle braccia del
nuovo Regno d‟Italia.
1
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 34-35.
UNGARETTI, op. cit., p. 20. Précisons que ce double aspect remonte à une époque encore plus lointaine que les événements du XIXe
siècle naissant évoqués par Savinio à Capri : la ville de Velia avec « quelle torri mozze di vedetta fatte alzare da Carlo V » évoquent un
passé autrement plus lointain. Encore que Savinio semble vouloir dire que les invasions extérieures remontent à l‟Antiquité la plus
éloignée, que toute l‟Histoire de Capri, comme celle du Mezzogiorno, a été le théâtre d‟affrontements entre différentes grandes
puissances dont quelques traces peuvent encore subsister dans l‟environnement global des endroits concernés. Remarquons d‟ailleurs
que Savinio fait un rapprochement assez intéressant entre les premiers attaquants de l‟île, les Phéniciens, avec ceux qui les imitèrent,
des siècles plus tard, les Anglais. Savinio mêle sciemment les deux époques, les met en écho l‟une de l‟autre, selon le fonctionnement
de l‟arcaico. L‟effet produit par cette espèce d‟anachronisme est plutôt saisissant : l‟Histoire donne l‟impression de se répéter en
permanence, annonçant déjà la nature tragique de l‟histoire méridionale, passée et présente.
2
103
Questo breve “excursus” storico improvvisato in mezzo alla piazza di Capri m‟incoraggiò a cercare tra gli storici cimeli
della piazza medesima, alcuna cosa che ricordi Garibaldi, Mazzini, Cavour.
Invano. La memoria del Generale, del Ministro e del Repubblicano, non alligna in terra caprese.1
Le Risorgimento est à ce titre un souvenir lointain ; il n’est ni réactualisé en permanence, ni fondu
de manière harmonieuse dans l’environnement. Son incarnation se fait à travers des signes objectifs,
extérieurs, ajoutés visiblement à l’espace. Savinio aura d’ailleurs l’occasion de prolonger ce raisonnement
lors de son voyage calabrais, dépassant de loin ces analyses capriotes :
Reggio Calabria. Esco dalla stazione e avanzo in una piazza quadrilatera. [...] Cerco la lapide. È piazza Garibaldi. Me
l‟aspettavo. Una delle tante piazze Garibaldi. In ogni città italiana una piazza o una via è dedicata a Garibaldi, una
piazza o una via è dedicata a Cavour, una piazza o una via è dedicata a Vittorio Emanuele. Nominazioni senza
carattere. [...] L‟Italia è un tappeto di ricordi. È male uccidere un ricordo. Ciascuna di queste vie o piazze Cavour, di
queste vie o piazze Vittorio Emanuele, di queste vie o piazze Garibaldi ha ucciso una via-ricordo, una piazza-ricordo.
In questo, e non solo in questo, il Risorgimento ha istupidito l‟Italia.2
L’État moderne a différents visages dans le Sud. Au mieux, il demeure à l’état de simple souvenir
objectif, neutre, sans aucun « caractère », pour reprendre l’expression de Savinio. L’indifférence qui
l’entoure montre son incapacité à se fondre dans l’environnement, à l’habiter, à lui adjoindre une
dimension supplémentaire. Dans le même temps, il montre une forme d’éloignement de l’État moderne
dans tout l’environnement méridional. Le roi Victor Emmanuel, Cavour, Garibaldi, personnages
pourtant emblématiques de l’histoire de l’Italie moderne, co-fondateurs de l’État italien moderne,
n’existent plus qu’à l’état de souvenirs emblématiques lointains. Nous trouvons sous la plume acerbe de
Savinio une constatation flagrante de « [la] spesso astronomica lontanaza dello Stato »3. La pierre des
statues et des stèles n’a pas été façonnée comme pouvait l’être la statue qui ornait la façade de la petit
maison sarde chez Carlo Levi4 ; elle s’est implantée monolithiquement dans l’espace, sans prendre la
peine de chercher à y être intégrée d’une façon ou d’une autre, à être rapprochée de la civilisation
paysanne dissimulée dans l’espace. Dans l’absolu, c’est tout le Mezzogiorno qui semble considérer l’État
comme un personnage lointain, désincarné. « Il senso dello Stato stentò a giungere tra questi monti »
explique Piovene à propos de la Sardaigne intérieure5. Avant de définir exactement la place de l’État en
Italie du Sud, nous pouvons conclure que l’éloignement de l’État n’est pas contradictoire avec sa
présence de fait dans le sud de la péninsule italienne. Mais cette présence n’a toutefois pas empêché
1
SAVINIO, Capri., p. 36.
SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 35.
3
PIOVENE, op. cit., p. 684.
4
La statue de Garibaldi de Reggio Calabria, décrite par Savinio possède toutefois une particularité : son apparence ne correspond pas
exactement à l‟image mémorielle de Garibaldi. Le visage du Garibaldi calabrais fait plutôt partie de ces « facce che mettono a nudo la
loro realtà sottocutanea » (Diario calabrese, op. cit., p. 37). En réalité, ce visage a été restauré, car il a été victime de l‟explosion d‟une
grenade pendant la Deuxième Guerre Mondiale. L‟opération a un effet assez incongru : elle révèle dans ce visage « il più vero e
profondo naturale ». Tout comme la statue sarde de Levi, c‟est la véritable nature de Garibaldi qui est ici révélée ; nous ne sommes
finalement pas si loin que ça de la manifestation de l‟arcaico.
5
PIOVENE, op. cit., p. 728.
2
104
l’émergence d’une incompréhension : les rapports entre l’État et ses administrés méridionaux sont avant
tout des rapports faussés.
L’histoire qui unit l’État avec le Mezzogiorno est une histoire qui s’est avant tout écrite en creux ; ce
sont avant tous des rendez-vous manqués qui ont ponctué cette histoire depuis l’unification de la
péninsule italienne jusqu’au moment des voyages de nos auteurs. La civilisation rurale semble être une
zone où cette entité ne parvient pas à se rendre complètement : les représentants de l’État sont bien
présents mais l’entité qu’ils représentent a perdu en cours de route sa cohérence, sa réalité : l’État italien
n’est plus qu’un nom, il n’a plus aucun visage si ce n’est celui des différents représentants du pouvoir.
Autrefois les Bourbons, puis la monarchie unitaire, puis le fascisme, et enfin la République après la
guerre. L’État est absent, ce que tous les auteurs n’ont de cesse de répéter : « Da Roma non arriva nulla.
Non era mai arrivato nulla, se non l’ « U.E. » e i discorsi della radio » écrit Carlo Levi à propos de son exil
en Lucanie1. L’État est abstrait, de la même manière que ses représentants locaux sont disqualifiés auprès
de la population. Le portrait que Levi fait de Don Luigino, le podestat de Gagliano est à ce titre très
éloquent : il incarne le fascisme dans toute son arrogance, contraignant la population à écouter
passivement les discours de propagande lors de grands rassemblements sur la place du village, dirigeant le
village de manière bornée, si ce n’est hystérique. Cette incarnation de l’autorité paraît rapidement
absolument incompatible avec la simplicité du mode de vie des paysans, leur rapport à la politique étant
autrement plus collégiale. « Niente politica […] ; la nostra politica è il bicchiere », déclarent les amis
sardes de Carlo Levi2. Comment une expression exacerbée de l’autorité pourrait-elle donc s’accorder avec
ce mode vie ?
Nous voyons bien que l’incompréhension qui fausse la relation de l’État avec la population
méridionale confine au malaise. Comme nous venons de le voir brièvement, l’État n’est pas une entité
désincarnée, absente. Bien au contraire, elle fait plutôt figure d’autorité aveugle exercée sans
discernement sur un environnement peu habitué à de telles expressions du pouvoir. Comme des « forze
vive e popolari » peuvent-elles s’acclimater avec une « storia borghese ad ess[e] contraria e negativa »3 ?
Comme le Sud peut-il garder toute son intégrité alors qu’il est confronté au « potere centripeto di un
Dio »4 ? La situation se complique : l’autorité de l’État donne l’impression d’étouffer le Mezzogiorno, de le
tenir à l’écart de sa marche vers le progrès, vers la modernité. Le Sud semble symboliser l’inverse de
1
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 115. Plus précisément, l‟État et ses représentants peuvent être disqualifiés dans la
représentation qu‟en font les auteurs, mais ils peuvent également donner l‟impression de n‟exister qu‟en qualité de mirages,
d‟apparitions fugitives, évanouies dès qu‟elles se sont manifestées. Dans une nouvelle de Danilo Dolci, décrivant la misère des
chiffonniers, des « cenciaioli », le narrateur, Ignazio, raconte de la façon suivante l‟apparition de l‟un de ces mirages : « Sono venute
delle autorità a guardare, e se ne sono andate via » (op. cit., p.161). L‟État est extérieur, étranger, se bornant à traverser
superficiellement le territoire méridional : il incarne finalement l‟écueil que les auteurs-voyageurs doivent à tout prix éviter s‟ils
entendent connaître le Sud en profondeur. Leur expérience n‟en devient donc que plus exemplaire : ces écrivains du Nord de l‟Italie
doivent rompre avec une sorte de schéma préconçu des rapports Nord/Sud ; ils doivent être voyageurs mais aussi pionniers.
2
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 63. Mais il s‟agit là finalement que d‟une forme locale de politique, basée sur un groupe social
particulier, partageant des intérêts communs. Il faut donc préciser que l‟attitude vis-à-vis de problématiques plus générales, plus
nationales ne produisent pas le même genre de réaction. Plus l‟échelle considérer est grande, plus les opinions politiques de la
population méridionale auront tendance à faire la part belle au « qualunquismo », au désintérêt général, comme le constate Guido
Piovene à Naples (op. cit., p. 444).
3
LEVI, Ibid., p. 81.
4
SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 5.
105
l’Histoire : il est avant tout défini par les événements qui ne s’y sont pas produits, par ce qui aurait dû être et
non pas ce qui a été. Le Mezzogiorno est donc « una terra ancora in gran parte vergine, piena di energie
potenziali che non vennero mai alla luce »1 : le Sud a dû subir une sorte d’involution historique, un
mouvement de rempli, causé par les barrières qui lui ont été imposées par des années d’histoire acceptées
passivement, sans aucune concertation. Le constat livré par Guido Piovene au moment de l’après-guerre
est de ce point de vue dramatique : « Il Mezzogiorno […] giuns[e] alla situazione di oggi attraverso
decenni di graduale e quasi fatale declino »2. Nous comprenons alors les raisons qui poussaient Antonio
Gramsci à écrire : « [Il Mezzogiorno] era una parte del […] territorio che veniva a essere escluso dalla
formazione politica dell’identità nazionale »3, à propos de l’Unité italienne. Gramsci avait avant tout à
l’esprit les « esigue e fragili basi di consenso »4 sur lesquelles l’Italie unifiée avait vu le jour. L’État et la
population méridionale sont loin d’être en symbiose : il est tout à fait légitime de parler d’un « rapporto di
profonda sfiducia »5, dont les auteurs se font les principaux relais. « Per i contadini, lo Stato è più lontano
dal cielo, e più maligno, perché sta sempre dall’altra parte », estime Carlo Levi. On parle bien de Rome
comme d’une « altra civiltà »6. La méfiance de la civilisation paysannes vis-à-vis de l’État et de ses
représentants montre bien tout le malaise sur lequel cette relation est fondée. Nous pouvons donc en
conclure que l’indifférence de l’État n’est pas sans conséquences. En effet, l’éloignement des sphères du
pouvoir correspond moins à une indifférence totale qu’à une erreur d’appréciation dans la manière de
considérer le Mezzogiorno. L’incompréhension prend alors un tour plus dramatique, génère des tensions
au sein du sud de la péninsule. Il s’agit avant tout de « rapporti di forza », souligne Antonio Gramsci7. Le
Sud devient le théâtre d’affrontements de forces opposées les unes aux autres : celles de l’État et celles de
la civilisation rurale en sont le meilleur exemple, encore qu’elles ne soient pas les seules à habiter
l’environnement méridional. Ce sont aussi ces tensions qui permettent de définir avec encore plus
d’exactitude la situation exacte du Mezzogiorno tel que les auteurs du Nord le découvrent. Avec quelles
conséquences ?
POUVOIRS, TENSIONS, CONFLITS
La situation humaine et politique du Mezzogiorno n’est en rien uniforme, homogène ; la civilisation
paysanne, largement implantée dans le territoire, ancrée dans l’espace, faisant véritablement corps avec
lui, doit composer avec une présence étrangère, représentée par la présence de l’État, recouvrant des
valeurs telles que la modernité, la vitesse, le développement ou encore le progrès. Autant dire que cette
1
PIOVENE, op. cit., p. 697.
Ibid., p. 446.
3
Antonio Gramsci, op. cit., p. 14.
4
Piero Bevilacqua, op. cit., p. 63.
5
Ibid., p. 68.
6
Ibid., p. 119.
7
Antonio Gramsci, op. cit., p. 11.
2
106
présence (qui finalement s’avère avant tout être une altérité, faisant progressivement contrepoids à la
seule civilisation rurale) confronte la vie paysanne avec un système de valeurs complet dont l’influence se
fait sentir de manière particulièrement active. Comme nous l’avons dit plus haut, la rencontre de ces deux
éléments ne peut que susciter, à l’échelle humaine, celle de la population, que des effets très contrastés.
Elle semble même produire l’exact inverse des impressions causées par le paysage devant lesquels les
auteurs septentrionaux se trouvaient confrontés. Là où s’ouvraient des espaces infinis, uniformes, comme
dans la Lucanie de Carlo Levi, la réalité sociale qui se fait jour au fur et à mesure apparaît intensément
agitée, basée sur des tensions en permanence réactualisées au cours de l’histoire de l’Italie du Sud. Cette
agitation n’est finalement pas très éloignée de la vie organique assez intense qui habite l’espace
méridional1. Nous voyons encore une fois que l’échelle, la hauteur de vue adoptée dans la perception de
n’importe quelle réalité est déterminante dans un territoire semblable au Mezzogiorno : un coup d’œil
superficiel laisse supposer une sorte de mise à distance de la civilisation rurale et de l’État, une sorte de
répartition de l’espace plus ou moins raisonnée, tandis qu’une analyse à peine plus approfondie laisse en
revanche penser que cette complémentarité cache en réalité une immense complexité. La civilisation
paysanne et l’État entretiennent en effet un rapport en porte-à-faux. Alors qu’ils semblent de prime
abord se tenir à distance respectueuse l’un de l’autre, le rapport qui les lie semble être avant tout basé sur
une très forte tension, une sorte de processus dialectique dont la force ne peut que frapper les auteurs.
Qui plus est, il semble que ces tensions ne soient pas non plus homogènes : un bref parcours de l’histoire
de l’État dans le Mezzogiorno, en partie relayée par nos auteurs (axées notamment sur la période du
Risorgimento, l’une des plus emblématique sur le plan politique), montre que la civilisation paysanne est
désavantagée, étant plus faible que la force toute-puissance de l’État, à plus forte raison au moment de la
dictature autoritaire fasciste. Les paysans rencontrés dans Cristo si è fermato a Eboli semblent faire, en
conséquence, preuve d’une sorte de passivité, acceptant, résignés, la situation actuelle telle qu’elle leur est
imposée. L’Histoire et l’État ont peut-être glissé sur le Mezzogiorno mais ce sont surtout les paysans (et à
travers eux, toute la région méridionale, dont ils sont l’une des incarnations humaines les plus éloquentes)
qui ont glissé sur les métamorphoses politiques et les différents événements historiques, comme nous
serons amenés à le découvrir.
1
Rappelons pour mémoire cette description signée Curzio Malaparte : « Ora dal cielo sconvolto franano montagne di nuvole,
piombano sulla pianura allagata, sollevando immensi spruzzi d‟acqua fangosa. La furia lampeggiante dello scirocco si rompe con un
rombo di marosi contro il colonnato dei templi di Poseidone, di Cerere, della Basilica. Profondi gorghi purpurei si spalancano sui
monti, una luce sulfurea ne trabocca, il cielo si lacera all‟improvviso con un aspro crepitio di tela strappata, una luna turgida dei sangue
giallo rotola fumigando e stridendo attraverso le macchie di rovi e di ginestre, le colonne, le onde bianche di schiuma » (op. cit., p. 29).
L‟extrême mobilité des éléments naturels entrent en une violente confrontation avec l‟immobilité millénaire des colonnes des temples
antiques ; la Nature produit l‟une de ces innombrables oppositions en vigueur dans l‟univers méridional, incarnant d‟une manière tout à
fait frappante l‟espèce de maelstrom qui innerve aussi les régions souterraines. Concernant ce dernier aspect, nous renvoyons à la
description que fait Ungaretti de Pugliano et de sa végétation : « Via via che avanziamo nella salita, la vegetazione si fa serrata. Non
sembrano piante attaccate alla terra ; le direste, tanta è la violenza dell‟umore che sale loro nelle fibre, sul punto di volare. Sono
albicocchi ancora spogli di foglie, e in fiore ; fiori fittissimi che sembrano un immenso velo indiano posato sui rami. Fra gli albicocchi,
a volte, un fico, nudo, come un polipo di caucciù, con i tentacoli che cercano invano una libertà » (op. cit., p. 46). Les forces naturelles
sont âpres, parfois violentes ; comme l‟écrit Carlo Levi : « C‟era un‟altra vita, piena di un‟oscura potenza impenetrabile » (Cristo si è
fermato a Eboli, op. cit., p. 60). Ainsi, leur récurrence dans ces récits leur donne un rôle de contrepoint, de fond de décor en harmonie
avec les tensions humaines, sociales, politiques qui se déroulent dans l‟espace méridional.
107
Les rapports de force semblent donc être l’une des composantes inévitables de la réalité
méridionale. Au sein d’un espace varié, à la fois continental et insulaire, l’émergence de tels phénomènes
n’est pourtant pas foncièrement étonnant. La violence qui définissait l’espace dans les descriptions des
voyageurs septentrionaux finit, par le biais d’une sorte de fatalité, par avoir une résonnance dans les
rapports conflictuels qui opposent différents aspects de cette réalité hors du commun. La tension,
l’opposition ne peut avoir lieu sans cette forte sensation de violence : rien ne semble pouvoir empêcher
ces rencontres frontales, dont les expressions sont presque infinies. Tout, dans le Mezzogiorno, est
susceptible de conduire à une manifestation exacerbée. L’un des exemples les plus parlants se situe dans
la relation entre hommes et femmes. Alberto Savinio, dans la section Dove le donne sono di più ma non si
vedono che uomini du Diario calabrese, attire notre attention sur ce sujet précis, tâchant dans ce court texte de
donner un aperçu de la répartition de l’espace entre les hommes et les femmes. En voici un extrait :
Entro nella sala da pranzo di un albergo. Alle tavole, uomini e soltanto uomini. Uomini soli. Chini sul piatto [...].
Nell‟ingresso dell‟albergo avevo visto un cartello, nel quale la Tal dei Tali, sarta di Torino, annunciava alle signore di
Cotrone che esponeva i suoi modelli. Non ho dubbi perciò sull‟identità della magnifica ragazza di chiome e passo
artemidei, che entra sveltamente nella sala da pranzo dell‟albergo [...].
Assisto allora a un fenomeno di astronomia in atto. Vengo a trovarmi dentro un planetario umano.
Gli uomini cupi e solitari si voltano d‟un movimento solo. Attratti dalla luce. E così rimangono. Neri pianeti intorno a
un sole – una sola.
Ecco come nascono i sistemi solari.1
L’exemple pris par Savinio sert avant tout de révélateur de la présence lumineuse de la femme,
même s’il s’agit ici d’une femme venue du Nord. Sa seule présence met en évidence sa singularité, surtout
lorsqu’elle est confrontée au silence des hommes formant une fois encore un groupe indifférencié. S’il y a
une confrontation, c’est bien entre l’uniformité et la singularité, renforcée ici par des couples
antithétiques tels que la passivité et l’activité, ou bien encore l’obscurité et la lumière. Ce portrait de
femme est en fin de compte assez emblématique d’une différence fondamentale dans les comportements,
mais ne suffit pas à rendre compte exhaustivement de la réalité de ces rapports. Ce qui était pris dans
l’absolu avec cette description se trouve ainsi complété par une autre réflexion de Savinio, axée sur un
paradoxe : comment la « notevole presenza femminile »2, sur un plan démographique, peut-elle être à ce
point contrebalancée par une absence de visibilité dans le cadre social ? « Uomini, uomini, uomini », ne
1
SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 46-47. Il est à noter que Savinio, durant son voyage capriote, avait été sensible au partage de
l‟île en deux caractères bien différenciés, l‟un féminin et l‟autre masculin, viril : « Solo quaggiù Capri è donna. Per tutto altrove, e
massime nella inviolabile cinta di bronzo che la circonda, Capri serba intatto il suo carattere rude,maschio, guerresco » (Capri, op. cit.,
p. 30).
2
SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 47.
108
cesse de marteler Savinio au cours de son interrogation1. Mais une réponse finit cependant par être
apportée : « Donne ci sono. Sono più numerose degli uomini. Ma vivono separate dagli uomini. Almeno
nella vita pubblica »2. La vie féminine est avant tout une vie de groupe, dont le fonctionnement rappelle
des époques lointaines de l’Histoire : l’esprit du gynécée grec, du lieu exclusivement consacré à la
présence de la femme n’est pas loin. Savinio a finalement une intuition exacte, par ailleurs confirmée par
d’autres auteurs, notamment Carlo Levi au cours de son voyage sarde. Les portails entrouverts de
différentes maisons lui permettent de jeter un regard furtif sur « il regno antichissimo delle donne »3 : leur
univers semble à lui seul être un monde clos à l’intérieur d’un autre monde clos, achevant de jeter le
trouble chez Levi, et prouvant encore une fois la difficulté à dépasser les barrières dressées entre cet
univers et les êtres qui lui sont étrangers.
Le terme employé n’est donc pas anodin. Il nous confirme l’impression de Savinio : le monde
masculin et le monde féminin sont séparés hermétiquement, vivant à distance l’un de l’autre. Mais cette
situation conduit à s’interroger nécessairement sur les rapports qui unissent ces deux mondes. Une
question revient dans les textes de notre corpus : qui détient exactement le pouvoir, des hommes ou des
femmes ? A-t-on affaire à une société matriarcale ou patriarcale ? Levi semble davantage pencher vers la
première solution, évoquant le « segreto potere femminile »4 qui transparaît de manière discrète : nous
voilà finalement de nouveau en présence d’une certaine forme d’arcaico, incarné par la vie cachée de ces
femmes sardes. Mais tout n’est pas aussi simple que la situation sarde. Les rapports entre hommes et
femmes peuvent aussi déboucher sur une domination violente de la part des hommes. Danilo Dolci en
montre un exemple à travers la nouvelle Nonna Nedda. La situation qui y est décrite est sans appel : « Il
padrone è il marito. Il marito è il padrone di tutta la casa e anche della moglie. La moglie rimane solo
padrona della biancheria che ha portato »5. Dans cette situation, la femme ne fait que suivre un rôle
« tradizionalmente passivo », imposé par « il rigore del costume », selon l’expression d’Ernesto De
Martino6. Que le Mezzogiorno puisse reproduire une forme de modèle patriarcal n’est donc finalement pas
moins frappant que de voir combien ce seul exemple des relations entre hommes et femmes est
révélateur d’une violence extrême qui sera appliquée ensuite à toutes les oppositions que les auteurs du
Nord seront amenés à connaître au cours de leur expérience.
Que des rapports de force puissent exister dans un territoire aussi diversifié que l’Italie du Sud est
compréhensible7. Mais ces oppositions révèlent avant tout une intense forme de violence qui les exacerbe
1
Ibid.
Ibid., p. 48.
3
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 37. Rappelons que c‟est dans une de ces maisons, plus précisément chez une dame du nom
d‟Efisia, que Carlo Levi éprouve l‟impression singulière d‟être plongé dans une sorte de royaume gouverné par une femme. Efisia
possède d‟ailleurs une allure digne d‟une « regina d‟un villaggio miceneo » (p. 45).
4
Ibid., p. 45.
5
DOLCI, op. cit., p. 92. Cfr. aussi cette assimilation de la toute-puissance du mari avec celle de Dieu lui-même : « Uno è Dio, e uno è
il marito » (p. 93).
6
DE MARTINO, Sud e magia, Milan, Feltrinelli, 2001, p. 21.
7
« Differenti modi di esistenza stanno l‟uno accanto all‟altro giustapposti » n‟a de cesse de répéter Levi au cours de son expérience
sarde (Tutto il miele è finito, op. cit., p. 37). Mais ce qui vaut pour la Sardaigne peut être pris dans l‟absolu pour tout le Mezzogiorno,
illustrant en permanence sa « varia realtà ». C‟est d‟ailleurs de la seule juxtaposition d‟éléments opposés que vont naître les différentes
2
109
tous sans exception. L’exemple proposé par les relations entre hommes et femmes montre combien ce
rapport peut se radicaliser jusqu’à ce qu’un des deux acteurs du rapport ait une totale domination sur
l’autre. Les rapports de force ne s’exercent donc plus sur un plan horizontal mais semblent plutôt
s’orienter vers des pressions verticales, où l’un des deux éléments en présence exerce une poussée sur le
second, prenant l’aspect d’une féroce domination, ayant pour principal moyen d’expression la violence.
L’existence d’un acteur dominateur et d’un agent dominé dans le fonctionnement de ces tensions va
donner l’exacte mesure des relations les plus significatives avec lesquelles les auteurs-voyageurs sont mis
aux prises au cours de leur voyage : celle qui oppose la civilisation paysanne avec la civilisation moderne,
l’État et ses incarnations ou bien encore l’Histoire, selon les différentes échelles qu’il est possible
d’adopter à ce sujet. Si nous nous plaçons au niveau d’une entité réduite, comme celle du village de
Gagliano, ces tensions apparaissent clairement dans la relation qui lie les paysans au podestat du village
Luigi Magalone : « È il maestro delle scuole elementari ; ma il suo compito principale è quello di
sorvegliare in confinati del paese »1. D’entrée de jeu, Magalone s’impose comme un représentant du
pouvoir central, à plus forte raison parce qu’il assume ce rôle en plus de celui de maître d’école, autre
incarnation emblématique nationale de l’État. Ce personnage, l’un des plus important de Cristo, en plus
de son caractère profondément antipathique, est avant tout un représentant de l’État. Il l’incarne dans
l’absolu, et plus exactement son « autorità »2, comme le précise Levi un peu plus loin. À travers Magalone
et son comportement autoritaire, c’est avant tout le fascisme qui se retrouve implanté dans la réalité
sociale de Gagliano, à travers son visage le plus inquiétant.
Le pouvoir exercé par Magalone sur les paysans est une simple application locale de
l’autoritarisme du régime fasciste. L’État, tel qu’il est représenté, est bel et bien dans une position
d’élément dominateur, dans une relation de verticalité rigide, inamovible. C’est avant tout l’arbitraire de la
dictature fasciste qui se retrouve exprimé ; la « potenza incarnata della legge »3 pèse de toutes ses forces
sur les paysans, réduits à accepter un rôle plus effacé, entièrement dominé et dépassé par la toutepuissance des représentants d’un pouvoir appliqué arbitrairement, injustement. Derrière « l’uso sagace
dell’autorità sui contadini »4 dont fait preuve le chef des carabiniers, c’est avant tout une forme d’injustice
flagrante qui s’exerce sur les paysans, ployant sous l’écrasante puissance des représentants d’une « altra
civiltà »5. Car c’est bien de cela dont ils s’agit dans ce rapport de domination sans partage : des hommes
comme Don Luigi Magalone ou le chef des carabiniers sont investis d’un pouvoir qui leur a été transmis
par une autre civilisation, « più forte e organizzata e potente »6. Mais avant d’être un symbole de la lutte
qui oppose le monde méridional rural, arcaico, à celui moderne et autoritaire du Nord, le rapport de
domination, c’est-à-dire de contrôle reposant (dans ce cas) sur la base d’une différence sociale, dans
tensions qui agitent l‟univers méridional. Le rapport dialectique susceptible de s‟instaurer va surtout déboucher sur une lutte, une
confrontation de deux forces voulant se dominer l‟une l‟autre.
1
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 11.
2
Ibid., p. 12.
3
Ibid., p. 16.
4
Ibid.
5
Ibid., p. 119.
6
Ibid.
110
lequel se trouvent les paysans s’avère avant tout être une tragique et violente confrontation entre deux
classes diamétralement opposées et absolument inconciliables.
La domination des élites sur les paysans méridionaux est l’expression la plus frappante du
« quadro […] carico di tensioni »1 que constitue la réalité sociale du Mezzogiorno. Cette domination peut
être alternativement sociale, culturelle, politique : tout n’est que « subordinazione », « sfruttamento »,
« perpetuazione del dominio »2. Les termes employés par Franco Cassano pourraient trouver une infinité
de synonymes, introduisant à chaque fois une nuance particulière. Il n’en demeure pas moins vrai que
tous ces termes sont entièrement légitimes pour évoquer la situation sociale dans laquelle se trouve la
civilisation rurale vis-à-vis des élites locales mais s’imposant comme des variantes régionales d’une forma
mentis septentrionale. Il est de ce point de vue intéressant de voir combien les rapports de forces sociaux
internes à l’Italie du Sud démontrent l’absence de toute solidarité entre les classes supérieures et les
milieux sociaux défavorisés, comme les paysans. Les élites d’Italie du Sud ne représentent pas forcément
le courant des méridionalistes à la Villari du début du XXe siècle ; bien au contraire, les différents
exemples donnés par les auteurs montrent combien ces classes sociales reproduisent un schéma de
domination sociale dérivant en droite ligne de la féodalité du régime bourbonien. Un premier indicateur
tout à fait éclairant est proposé par l’attitude de ces classes supérieures vis-à-vis des milieux plus
modestes. Les déclarations péremptoires du docteur Milillo marquent tout le mépris, toute la
condescendance dont ces élites locales font preuve envers les paysans : « Buona gente ma primitiva »3,
résume-t-il. Tous les représentants du pouvoir semblent avoir en commun ce même mépris, parfois
teinté de crainte4, pour la civilisation paysanne ; après une visite de l’employé chargé de la collecte des
impôts, Levi en arrive très vite à la conclusion que pour ces incarnations du pouvoir central : « I
contadini non contano »5. Le lien de solidarité sociale semble donc brisé, à tous les niveaux : les élites ont
ont marqué clairement leur différence avec les paysans, en leur faisant subir leur mépris, de manière à
rappeler leur supériorité morale et sociale. Dans ce contexte, la position du curé du village semble encore
plus grave. Don Trajella, au cours d’une discussion avec Levi, n’a de cesse que de surenchérir sur son
mépris féroce pour les paysans : « È un paese di asini, non di cristiani » s’exclame-t-il, ou bien encore :
1
Franco Cassano, Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 30.
Ibid., p. 34 et p. 37.
3
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 13. Le personnage du docteur complète de manière instructive celui du podestat (ce
dernier est d‟ailleurs son neveu ; le lien de parenté vient renforcer leur complémentarité en matière de comportements) : l‟un est le
gardien de l‟ordre physique (la santé) et l‟autre de l‟ordre moral (la loi). Il est d‟ailleurs à noter que ce scientifique représente une autre
forme d‟autorité, plus culturelle, qu‟il tire de ses études de médecine, et surtout du fait qu‟il ne partage l‟exercice de la médecine
qu‟avec un autre practicien, Gibilisco. Mais ils incarnent l‟un comme l‟autre les dérives de l‟autorité appliquée arbitrairement : la
quinine incarne pour eux la « medicina unica per tutti i mali ». Ce traitement systématique à la quinine démontre d‟une part
l‟incompétence du practicien : « Egli di medicina non sa più nulla, se pure ne ha saputo qualcosa », écrit ironiquement Levi. Mais
d‟autre part, ce qui est sans aucun doute plus grave, ce personnage de médecin-charlatan, dans sa façon d‟exercer sa profession,
démontre son incapacité à comprendre la particularité de la population qu‟il doit être en mesure de soigner. Elle anticipe d‟ailleurs les
réflexions menées par Levi sur l‟incapacité de la classe politique détentrice du pouvoir (toutes époques confondues) à comprendre en
profondeur les besoins réels de cette population méridionale, tout comme à choisir les mesures exactes visant à répondre à ces besoins.
4
« Bisogna diffidare di tutti » avertit le podestat (p. 12), avant que son oncle Milillo ne confirme ce conseil en disant à Levi : « Non
accetti nulla da una donna. Né vino, né caffè, nulla da bere o da mangiare. Certamente ci metterebbero un filtro. Lei piacerà di sicuro
alle donne di qui. Tutte le faranno dei filtri. Non accetti mai nulla dalle contadine » (p. 13). La même méfiance sera de mise du côté des
paysans ; reste qu‟elle sera infiniment plus légitime que celle d‟un Milillo, qui entend avant tout faire valoir le mépris qu‟il entretient
envers la culture paysanne, tournée vers la magie et les forces occultes.
5
Ibid., p. 33.
2
111
« La gente è peggio della terra. Profanum vulgus »1. Incompréhensible opinion, de la part d’un homme du
clergé dont le rôle social est prépondérant ; au lieu de créer une solidarité axée sur la religion, l’action de
Trajella semble vouloir la faire à tout prix voler en éclats2. Au final, un rapide coup d’œil au
comportement des classes supérieures finissent par confirmer ce qu’Antonio Gramsci écrivait à propos
de l’intellectuel méridional et de son « aspra avversione per il contadino lavoratore »3 : « Il suo unico
scopo è di conservare lo statu quo »4. Le statu quo dont parle Gramsci n’est autre que l’entretien prolongé
des diverses formes de domination sociale exercée par les élites, par la culture dominante sur les classes
défavorisées. Le lien social méridional ne se conçoit pas comme une solidarité mais bien comme une
pression permanente exercée par les acteurs qui détiennent le pouvoir : cette tension est donc bien
verticale, du haut de l’échelle sociale en direction de sa base, reproduisant à l’infini un fonctionnement de
type féodal.
Les brutales distorsions temporelles subies par les écrivains finissent par s’éclairer : la sensation
de se trouver plongé dans un Moyen-Âge réactualisé trouve une explication dans le fait que le Sud de
l’Italie fonctionne peut-être comme une société d’ordres et non pas comme une société de classes. En
effet, la domination exercée par les élites sur les paysans recréent une forme de féodalité moderne. Les
exemples en sont particulièrement nombreux, notamment chez Carlo Levi, à travers la manière dont le
docteur Gibilisco exerce sa profession :
Anche Gibilisco, come Milillo, ci tiene a mostrarmi la sua sapienza. Ma mi accorgo presto che la sua ignoranza è molto
peggiore di quella del vecchio. Egli non sa assolutamente nulla, e parla a caso. Una cosa egli sa, che i contadini
esistono unicamente perché Gibilisco li visiti, e si faccia dare denaro e cibo per le visite ; e quelli che gli capitano
sotto devono pagarla per gli altri che gli sfuggono. L‟arte medica per lui non è che un diritto, un diritto feudale di
vita e di morte sui cafoni ; e perché i poveri pazienti si sottraggono volentieri a questo jus necationis, un continuo
furore, un odio di bestia feroce contro il povero gregge contadino. 5
À l’incompétence manifeste du practicien s’ajoute la manière dramatique dont son pouvoir se
trouve en permanence justifié par son appartenance à une classe ; c’est le pouvoir, la force qui est
désormais à la source du droit que Gibilisco possède pour exercer sa profession. Levi se trouve bien en
présence d’une incarnation de l’arbitraire ; on comprend donc pourquoi le Moyen-Âge et la féodalité
deviennent les références inévitables pour décrire la situation sociale du Mezzogiorno. Une classe
particulière (en l’occurrence la bourgeoisie) accorde des privilèges à ceux qui lui appartiennent, comme le
prélèvement d’un impôt en nature auprès des paysans au moment des festivités de Noël, eu égard à un
1
Ibid., p. 37 et p. 38.
Le personnage de Trajella rend compte de l‟impossibilité pour un pouvoir comme celui de la religion d‟aplanir les tensions sociales
générées au sein de la société en regroupant les différentes classes sociales au sein d‟une même communauté religieuse. Le pouvoir
moral de l‟Église se coupe, à travers le personnage de Don Trajella, de la réalité sociale. Mais nous trouvons ailleurs une situation
marquant encore davantage la participation de l‟Église à la subordination sociale des paysans, comme c‟est le cas chez Danilo Dolci.
On trouve dans la nouvelle intitulée Ignazio : « La religione non conta qui dentro […] però, a tempo di votazione, viene il prete e
qualche borghese, offrendo qualche coppa di pasta, con la speranza di aver il voto » (op. cit., p. 166). L‟Eglise sert arbitrairement de
son pouvoir : s‟il y a une solidarité, elle s‟exerce avant tout dans les classes dominantes, pour entretenir la mainmise sur les paysans,
annonçant le principe du fonctionnement féodal de la société méridionale sur lequel nous allons devoir nous pencher.
3
Antonio Gramsci, op. cit., p. 69.
4
Ibid., p. 72.
5
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 15.
2
112
« uso antico »1 dont jouissent les élites du village de Gagliano. Autrement dit, ces privilèges sont des
héritages, des droits passés de génération en génération sans être en aucune manière remise en cause : « Il
diritto di Gibilisco è ereditario : suo padre era medico, suo nonno anche »2. Le Mezzogiorno semble donc
offrir le même visage de siècle en siècle, répétant des gestes vidés au fur et à mesure de leur substance :
les offrandes des paysans à leurs « seigneurs » n’en paraissent que plus anachroniques : lorsque Guido
Piovene parle de la Sardaigne comme d’une terre « chiusa nel suo Medio Evo perpetuo »3, le
rapprochement avec la situation décrite dans l’ouvrage de Levi se fait tout naturellement. Le lecteur ne
peut qu’être décontenancé par ces anachronismes répétés : comment de tels privilèges peuvent-ils
subsister au niveau d’un territoire qui dans son ensemble est entré a priori dans la modernité, dans le
sillage des réformes institutionnelles du Risorgimento, qui a conduit à « l’abbattimento [del] concetto
feudale »4 ? La nouvelle forme de féodalité qui s’épanouit pleinement dans certaines zones du Sud, cette
permanence d’un modèle dépassé et arbitraire finit dans un premier temps par jeter le discrédit sur l’élite
bourgeoise locale : Levi va même jusqu’à employer l’expression de « classe degenerata »5. En employant
une telle expression, celui-ci montre qu’aucun espoir d’amélioration sociale pour les paysans ne peut
provenir de ces seigneurs locaux régnant sans partage sur leurs administrés, qui plus est en conflit les uns
avec les autres : « La verità è che questa continua lotta dei signori si trova […] in tutti i paesi della
Lucania »6. Les paysans deviennent donc les spectateurs passifs d’une réalité sociale qui non seulement ne
ne leur apporte aucun bénéfice mais qui contribue également à les exclure encore davantage d’un tissu
social désarticulé, aussi bien localement que nationalement.
Nous venons de voir en quoi les élites imposaient aux paysans leur pouvoir, pouvoir d’autant
moins légitime qu’il s’applique de manière arbitraire, prenant la forme de privilèges entretenus par ceux
qui en jouissent. Il est donc compréhensible que les paysans aient tendance à échapper le plus possible à
ces formes de pressions, pour éviter d’être broyés encore davantage par ces dominations arbitraires.
Comme le résume radicalement l’un des personnages de Danilo Dolci : « I cristiani non mi fruttano, mi
sfruttano »7. Au « disprezzo » des élites va être opposée la « diffidenza » des paysans8 qui vont tenter de se
se soustraire aux manifestations du pouvoir des seigneurs locaux. « I contadini sono ostinati e diffidenti.
Non vanno dal medico, non vanno alla farmacia, non riconoscono il diritto. E la malaria, giustamente, li
ammazza », explique le docteur Gibilisco, ajoutant l’absurdité la plus totale dans cette situation
globalement dramatique. De la même manière, ces mêmes paysans refusent l’impôt prélevé par les
représentants de l’administration fasciste :
1
Ibid., p. 176.
Ibid., p. 15.
3
PIOVENE, op. cit., p. 706.
4
SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 7.
5
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 25.
6
Ibid., p. 24.
7
DOLCI, op. cit., p. 27.
8
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 16.
2
113
Le tasse non le pagano. Si viene a pignorare, e non si trova nulla. Sono stato in tre case : mobili non ne hanno ;
non c‟è che il letto, e quello che non si può prendere. Dovrò accontentarmi di una capra e di qualche piccione. [...]
Domattina devo andare da due altri : speriamo che mi vada meglio. Ma è una miseria : i contadini non vogliono
pagare. [...] Le tasse sono forti, per dire la verità, ma questo non mi riguarda : non siamo noi che le mettiamo ; noi
dobbiamo soltanto farle pagare. E lei sa come sono i contadini : per loro tutte le annate sono cattive. Sono pieni di
debiti, hanno la malaria, non hanno da mangiare. Ma staremmo noi freschi se dovessimo dar retta a loro ; noi
dobbiamo fare il nostro dovere.1
Ces paroles prononcées par l’officier responsable de la perception des taxes montre bien que le
problème de la féodalité méridionale (initiée dès le XVIIe siècle par le régime bourbonien) dépasse le
cadre local d’un village comme celui de Gagliano. La domination exercée par les « seigneurs » bourgeois,
par les élites ne fait que relayer une pression exercée par les hautes sphères de l’État. Nous retrouvons en
fin de compte dans cette scène de Carlo Levi une confirmation de ce que Pasquale Villari avait dénoncé
en écrivant ses Lettere meridionali. Villari dénonçait les « condizioni di sfruttamento e di sottomissione
personale della grande massa dei contadini », la « pressione fiscale » subie par les petits propriétaires, le
fait que ce soit uniquement le « vecchio ceto padronale » qui détienne quasiment seul le pouvoir2. Levi,
de son côté, ne fait que montrer combien ces problèmes sont encore actuels dans la Lucanie de l’époque
fasciste. Ce qui tend à prouver que le Mezzogiorno tel que le connaissent les auteurs du Nord ne fait que
répéter les crises du passé. Ainsi, un village comme celui de Gagliano, véritable microcosme, devient
d’une certaine manière une sorte de mètre-étalon, à échelle réduite, d’une situation commune à une
grande partie de l’Italie du Sud, lorsque la civilisation rurale doit composer avec la force d’éléments et
d’acteurs renvoyant au Nord, siège du pouvoir central. C’est d’ailleurs ce même pouvoir central qui
permet d’entretenir la situation locale viciée, comme l’explique à Carlo Levi un lieutenant de la milice :
Questa classe degenerata deve, per vivere […], poter dominare i contadini, e assicurarsi, in paese, o posti remunerati
di maestro, di farmacista, di prete, di maresciallo dei carabinieri, e così via. È dunque questione di vita o di morte
avere personalmente il potere ; essere noi o i nostri parenti o compari ai posti di comando. Di qui la lotta continua
per arraffare il potere tanto necessario e desiderato, e toglierlo agli altri ; lotta che la ristrettezza dell‟ambiente, l‟ozio,
l‟associarsi di motivi privati o politici rende continua e feroce.3
Les paysans se retrouvent donc pour ainsi dire pris entre le marteau et l’enclume, c’est-à-dire
entre les rivalités que se livrent les élites locales pour le pouvoir, reproduisant des guerres moyenâgeuses
de factions ennemies. Mais ajoutons que ces guerres intestines paraissent d’autant plus absurdes qu’elles
ont lieu avec l’aval de l’État, du pouvoir central. Sa présence est peut-être lointaine, mais elle fait naître
les mêmes sentiments de méfiance que les élites locales, souvent représentants de ce pouvoir, comme le
podestat de Gagliano : « È ben naturale che i contadini […] diffidino di tutte le bandiere, lascino, in
silenzio, che Don Luigi canti […] le glorie di Roma »4. Il y a un « rapporto di profonda sfiducia »5 des
1
Ibid., p. 32.
Piero Bevilacqua, op. cit., p. 65.
3
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 24-25.
4
Ibid., p. 120.
5
Piero Bevilacqua, op. cit., p. 68.
2
114
paysans envers l’État ; encore faut-il en comprendre les causes. Elles sont d’ailleurs contenues au sein de
l’histoire italienne : nous avions brièvement vu plus haut en quoi l’histoire entretenue par l’État et la
civilisation paysanne s’apparentait à une succession de rendez-vous manqués. En effet, tout part du
problème rencontré au moment de l’Italie unifiée, comme l’explique Piero Bevilacqua :
Lo stato unitario […] non [ha] realizzato rapporti di reale egemonia, con la grande massa della popolazione,
guadagnandosene il consenso con riforme sociali o chiamandola a una più larga partecipazione nella gestione della
cosa pubblica.1
En d’autres termes, l’avènement de la monarchie unitaire n’a pas eu d’incidences directes sur la
situation sociale des zones rurales méridionales : le pouvoir a comme changé de main, les frontières du
Royaume des Deux-Siciles se sont étendues jusqu’aux Alpes, mais les rapports de dominations, les
« vecchie culture e mentalità della subordinazione personale del contadino » sont restés inchangées2.
Nous retournons donc à la conclusion d’Antonio Gramsci : « L’Unità non era avvenuta su una base di
uguaglianza, ma come egemonia del Nord sul Mezzogiorno »3. Le concept typiquement gramscien
d’egemonia renvoie à toutes les formes de dominations, de pression, de contrôle exercées par une classe
sociale sur une autre. L’État national est ainsi devenu, à partir de l’Unité, le nouveau seigneur de la
civilisation paysanne : un modèle local s’est élargi au pays tout entier, ce qui permet à Gramsci de voir le
« rapporto storico tra Nord e Sud come un rapporto simile a quello di una grande città e una grande
campagna »4 : la tension a désormais lieu au niveau national entre un centre tout-puissant et sa périphérie
destinée à accepter passivement les directives imposées. Nous pouvons donc préciser le sentiment qui
habite les paysans, et plus largement les méridionaux : leur méfiance envers l’État est l’une des
expressions de leur extériorité à la communauté nationale : il y a « conflitto di nazionalità »5, il y a
estraneità d’une grande partie de la population italienne aux destinées du pays, notamment à cause de la
« totale incomprensione dei politici per la vita di quei paesi »6. Car au-delà de la question de la domination
domination de la population locale par les représentants du pouvoir se fait jour le drame de
l’incompréhension de l’État envers les paysans, de l’inadéquation de l’action politique aux besoins des
habitants des régions défavorisées. La critique de l’action du régime fasciste conduite par Levi est à ce
titre tout à fait éclairante : les « falsi ideali romani »7, les rêves d’empire colonial sont à des années-lumière
lumière des besoins vitaux des populations locales. Le spectre de la guerre coloniale des années 30 hante
la Lucanie de Cristo : la guerre devient la manifestation de la toute-puissance de l’État, dont la portée
dépasse de loin les préoccupations des paysans miséreux :
1
Ibid., p. 73.
Ibid., p. 67.
3
Antonio Grasmci, op. cit., p. 94.
4
Ibid., p. 112.
5
Ibid., p. 113.
6
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 220.
7
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 55.
2
115
Questa guerra non interessava i contadini. Dicevano anche lui [il podetà] e l‟altro maestro di scuola, il suo collega
della radio, che quella guerra era fatta proprio per loro, per i contadini di Gagliano, che avrebbero avuto finalmente
chissà quanta terra da coltivare [...]. Ahimè, i due maestri parlavano un po‟ troppo della grandezza di Roma perché i
contadini potessero credere a tutto il resto […]. Quelli di roma volevano far la guerra, e l‟avrebbero fatta fare a
loro. Pazienza !1
La situation dans laquelle se déroule ce discours est également éloquente : les paysans sont
contraints de se réunir sur la place du village et écouter en silence ce que le podestat et la radio
proclament en même temps. Les affaires d’Abyssinie sont bien loin du problème des récoltes, d’où les
réactions passives, résignées des paysans, qui entendent parler de cette opération militaire imposée par le
pouvoir dominant de l’État fasciste : « La condotta dell’Italia riguardava quell’altra Italia, di là dai monti e
aveva poco a che fare con i contadini »2. La rhétorique boursouflée du fascisme, ses efforts pour tenter
de convaincre les paysans de l’intérêt qu’ils pourraient retirer de la guerre ne sont pas suffisants pour
emporter l’adhésion des paysans. La répétition des événements historiques, la méfiance de rigueur vis-àvis de l’État conduit les populations locales à se tenir à une distance respectueuse de ces agitations
politiques. L’école elle-même n’agit pas comme un lieu de rapprochement des deux acteurs du drame :
elle n’est que le lieu privilégié où le podestat exalte la propagande fasciste, par l’intermédiaire des bulletins
radiophoniques. L’État cohabite en permanence avec la civilisation rurale à travers ses représentants,
s’incarne par des médiations diverses et variées (comme la radio), mais reste inévitablement une entité
creuse, une absence : « Da Roma non arriva nulla. Non era mai arrivato nulla se non l’« U.E. » [Ufficiale
Esentore] e i discorsi della radio »3. La culture dominante étatique s’applique donc au Mezzogiorno sans
prendre en considération sa différence fondamentale, son unicité, sa singularité. La pression verticale
exercée au niveau national s’applique rigidement, systématiquement, comme un modèle de
développement universel infaillible. Reste que les descriptions d’épisodes comme ceux du village de
Gagliano suffisent à eux seuls à infirmer violemment cette idée. En effet, pour les paysans, l’État n’est
pas uniquement cette présence sporadiquement incarnée, car son action ne produit pas que des résultats
positifs. Loin s’en faut : l’échec global du développement du Sud, de son intégration à la communauté
nationale finit par se révéler sous la plume des auteurs du Nord mais aussi dans la réalité historique : pour
l’historien Guido Crainz, l’année 1945 est le théâtre, dans le Sud, de la révélation violente du « quadro
nuovo di fenomeni antichi »4, autrement dit du lourd héritage de dizaines d’années d’actions politiques
inadaptées. L’« esasperato malessere »5 de la population méridionale, son découragement devant la
1
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 116.
Ibid., p. 117. Cfr. aussi « La guerra è fatta per quelli del nord ». Les paysans ne sont absolument pas dupes : ils savent comprendre la
vacuité de la rhétorique fasciste, et sont conscients du fait que cette guerre est bel et bien étrangère, extérieure à eux. Il est d‟ailleurs
intéressant de voir combien la guerre est l‟incarnation par excellence de la volonté de l‟État, d‟une étroite minorité de personnes. À ce
titre, le souvenir de la Première Guerre Mondiale est des plus éclairants. Les pertes italiennes durant le premier conflit mondial
touchèrent particulièrement le Sud de la péninsule, pourtant, ce tragique événement semble avoir été accepté avec résignation par les
paysans : « Era stata una grande disgrazia, si era sopportata come le altre » (p. 119). Même si elle fut l‟un des plus grands traumatismes
du XXe siècle, la guerre de 1914-1918 semble avoir elle aussi glissé sur le Mezzogiorno, aussi irrémédiablement que les saisons. Cette
résignation n‟est cependant pas synonyme d‟indifférence : bien au contraire, elle est l‟un des premiers indicateurs du fonctionnement
tragique de la vie méridionale, l‟une des premières preuves de l‟existence d‟un fatum pesant sur ce monde fragile.
3
Ibid., p. 115.
4
Guido Crainz, L’ombra della guerra. Il 1945, l’Italia, Rome, Donzelli, 2007, p. 29.
5
Ibid., p. 58.
2
116
« persistenza del passato »1 synthétise l’impossibilité qu’a eu la classe politique italienne à tirer les leçons
de son histoire, remettant en cause les options inadéquates choisies par les gouvernements qui se sont
succédés à la tête du pays. Comme l’écrit d’ailleurs Alberto Savinio : « Applicare lo stesso piano politico e
lo stesso piano sociale all’uomo-macchina e all’uomo-ruminante è più che stupido : è mostruoso »2.
Savinio entend par là que la particularité du Sud et sa civilisation rurale (d’où la formule d’homme-ruminant)
nécessite un traitement politique adéquat, ce qui constitue, en 1948, au moment de la rédaction des
différentes sections du Diario, un enjeu politique déterminant. Il n’en reste pas moins vrai qu’en 1948, la
jeune République italienne est dans la nécessité de rendre confiance à la population méridionale, rendue
hostile à l’égard de l’État, après des années de domination, tout en luttant contre l’attachement de la
population à la monarchie, comme le montrent les résultats du référendum de la fin de l’année 1946.
Depuis l’avènement de la monarchie en Italie, le Sud a toujours entretenu des relations biaisées
avec l’État, oscillant entre la méfiance et l’hostilité. Jeter un regard sur différents aspects de cette relation
conflictuelle nous a montré également que le Mezzogiorno a toujours été le théâtre de violentes tensions
entre des éléments opposés les uns aux autres, aussi bien dans le milieu naturel que dans le milieu
humain. C’est d’ailleurs dans ce dernier que les oppositions sont les plus nombreuses et les plus vives.
Passé/présent, monde rural/monde urbain, paysans/élites : l’opposition classique du Nord et du Sud
cache en réalité une myriade de conflits internes, compliqués à l’extrême du fait que les acteurs politiques
n’ont pas mis en œuvre les moyens nécessaires pour les résoudre. L’Italie du Sud découverte par Levi ou
par Piovene, après-guerre, font surgir de façon exacerbée ces tensions : l’Histoire les a conduites à se
cristalliser au point de paraître immuables. De sorte que les problèmes rencontrés dans la Calabre
d’après-guerre permettent à Alberto Savinio de considérer la question de la domination d’une classe
sociale par une autre, autrement dit celle de la féodalité dans l’absolu : le monde tout entier est
emprisonné « dentro rigide forme feudali »3. Tout comme la question méridionale s’est progressivement
hissée à la hauteur de question nationale, la thématique des rapports de forces au sein de microcosmes
locaux finit par être transformée en véritable enjeu pour le pays tout entier : l’État est mis en crise dans sa
capacité à mettre sa toute-puissance au service de la zone méridionale de la péninsule italienne. Levi va
même plus loin : l’État n’a jamais su, quelle que soit sa forme, comprendre en profondeur les besoins de
la civilisation rurale, n’a jamais su composer avec elle, l’étouffant systématiquement. D’où la progressive
assimilation de l’État au statut d’ennemi de la civilisation rurale et la résignation des population locales :
Gli Stati, le Teocrazie, gli Eserciti organizzati sono naturalmente più forti del popolo sparso dei contadini : questi
devono perciò rassegnarsi ad essere dominati ; ma non possono sentire come proprie le glorie e le imprese di quella
civiltà, a loro radicalmente nemica. Le sole guerre che tocchino il loro cuore sono quelle che essi hanno combattuto
per difendersi contro quella civiltà, contro la Storia, e gli Stati, e la Teocrazia e gli Eserciti. Sono le guerre combattute
sotto i loro neri stendardi, senz‟ordine militare, senz‟arte e senza speranza : guerre infelici e destinate sempre ad
essere perdute ; feroci e disperate, e incomprensibili agli storici. 4
1
Ibid., p. 41.
SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 53.
3
Ibid., p. 55.
4
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 120-121.
2
117
On en saurait mieux résumer la dramatique réalité méridionale. Derrière la situation des paysans
de Lucanie que Levi a rencontrés durant les années 1930 se cache en réalité une situation historique de
plus grande ampleur, peut-être encore plus tragique qu’en apparence. Car la misère des paysans de
Lucanie semble être destinée à se répéter immuablement, l’État et ses représentants locaux conservant de
générations en générations leur mainmise sur la situation sociale, économique et politique. À la violence
s’ajoute désormais la fatalité : le Sud que les écrivains septentrionaux découvrent est un monde
intensément tragique, gouverné par l’irrémédiable. Aucun espoir ne semble permis, toute action semble
condamnée à échouer : c’est sur cette sorte de fatum qui pèse lourdement sur le Sud que nous allons
désormais nous pencher.
FATUM ANTIQUE, TRAGÉDIE ACTUELLE
La civilisation rurale doit accepter de cohabiter avec l’altérité que constitue l’État. Comme nous
venons de le voir, leurs rapports sont particulièrement inégaux : l’autorité des représentants du pouvoir
s’exerce sans prendre en considération les intérêts du monde paysan. Il est difficile d’entrevoir un
mouvement dialectique dans ce rapport conflictuel : en effet, le poids de l’État est infiniment plus
puissant que celui du monde rural ; le déséquilibre des forces en présence conduit donc les auteurs du
Nord à voir dans le Sud de l’Italie une simple périphérie du Nord, entièrement soumis à sa volonté,
glissant de la domination des Bourbons à celle du régime fasciste, selon les époques historiques
considérées1. Les évolutions subies (passivement, sans qu’elles soient le fruit d’une volonté particulière du
monde paysan, pourtant concernés au premier chef) semblent ne pas avoir produit d’effet significatif :
comme l’estime Antonio Gramsci, l’action politique globale de la classe politique appliquée au
Mezzogiorno ne s’est résumée qu’à une forme de statu quo prolongé dans le temps. Cette dialectique
pervertie conduit donc à une impasse. Ajoutons cependant que les différents rapports de force repérés
dans le sud de la péninsule italienne se soldent irrémédiablement par l’assujettissement des paysans, ou
plus largement de tous les habitants du Mezzogiorno2. Les écrivains du Nord, observant différentes
situations socio-politiques, en arrivent finalement à penser que le Sud doit au final toujours perdre sa
confrontation avec la toute-puissance incarnée du Nord. On constate même que cette défaite
permanente conduit les acteurs de ces rapports de force à voir ces échecs répétés avec une sorte de
fatalisme : le Sud s’est pour ainsi dire accoutumé à ces défaites, elles sont devenues des habitudes. Une
1
Comme l‟écrit Marino Niola dans son article « Il degrado come narrazione » (in Goffredo Fofi, Narrare il Sud, op. cit., p. 72) : « Il
Sud [...] è il luogo di una tragedia iniziata molto prima ». De la même manière que l‟arcaico fait s‟accumuler les événements du passé
dans la temporalité présente, les effets pervers des différentes dominations sociales, économiques et politiques semblent avoir engagé
une course à l‟abîme impossible à entraver. Le terme de « tragédie » n‟est donc pas de trop : il sera d‟ailleurs choisi à plusieurs reprises
par les auteurs pour donner une idée exacte du processus dramatique dans lequel le Sud a été progressivement installé par ceux qui
l‟ont gouverné.
2
L‟expression de « stato di soggezione » apparaît très clairement dans l‟une des nouvelles de Danilo Dolci, Gino (op. cit., p. 141).
118
prise de conscience tragique a eu lieu : quel que soit le rapport de force considéré, le Mezzogiorno ou les
hommes qui le peuplent doivent s’avouer constamment vaincus par des adversaires plus forts qu’eux.
L’extériorité avec laquelle les paysans assistent, contraints et forcés, aux réunions organisées par le
podestat sont l’indice d’un comportement passif, étranger aux affaires dont il est question, mais avant
tout résigné. Ce terme devient l’expression idéale de cette soumission :
I contadini […] non volevano perdere una giornata di lavoro, e […] sapevano che don Luigino avrebbe messo, alle
prime luci del giorno, i suoi avanguardisti e i carabinieri sulle strade, agli sbocchi del paese, con l‟ordine di non
lasciar uscire nessuno. La maggior parte riusciva a partire pei campi, nel buio, prima che arrivassero i sorveglianti ;
ma i ritardatari dovevano rassegnarsi ad andare [...] sulla piazza, sotto il balcone da cui scendeva l‟eloquenza
entusiastica ed uterina di Magalone. Stavano là, col cappello in capo, neri e diffidenti, e i discorsi passavano su di loro
senza lasciar traccia.1
Les paysans semblent véritablement abdiquer devant le pouvoir supérieur de l’État, incarné par le
comportement emporté et lunatique du podestat ; nous retrouvons ici cette image du glissement : tout
semble passer sur les paysans, l’Histoire progresse à la manière d’un cours d’eau ; la question linguistique
donne même le sentiment de compliquer le problème : paysans et élites parlent deux langues
incompatibles : le dialecte des paysans est aux antipodes de l’italien verbeux du fascisme. Leur seul
comportement manifeste leur désintérêt, mais illustre aussi la vacuité des politiques fascistes, destinées à
glisser à la surface du Mezzogiorno sans jamais s’inscrire durablement dans ce territoire. Chaque paysan
présent sur la place de Gagliano rappelle la victoire de l’arcaico vis-à-vis des événements historiques,
redimensionnés par cette confrontation avec un phénomène de plus grande ampleur : la guerre
d’Abyssinie, le rêve impérialiste du régime fasciste devient sous le regard des paysans un événement
ponctuel, minuscule et ridicule, dont la portée ne peut prétendre à laisser une trace sur le territoire
méridional.
En revanche, l’attitude des paysans démontre surtout ce que Levi appellera plus loin dans son
ouvrage la « profonda tristezza meridionale »2. De même que le berger sarde rencontré par Carlo Levi
dans les années 50 exprime la permanence d’un âge antérieur à la civilisation, de la même façon le visage
des paysans de Lucanie comporte la trace que les actions étatiques ne parviennent pas à imprimer dans
l’univers méridional. Tout apparaît violemment aux yeux de Levi : la civilisation rurale est incapable de
cacher le drame qu’elle est contrainte de vivre. L’État reste peut-être invisible aux yeux des paysans mais
la résignation qui s’empare de chaque habitant saute aux yeux de n’importe quel observateur. Il semble
même que ce processus de résignation soit absolument inévitable ; le Sud transforme les êtres, les
rapports de force et les tensions pèsent implacablement sur les hommes et les femmes :
Il nuovo brigadiere era l‟opposto di quello che se n‟era andato. [...] Usciva allora dalla scuola : questo era il suo
primo servizio ; ci metteva dell‟onesto zelo, convinto e desideroso di servire la Giustizia. Era pieno di idealismo e di
disinteresse [...] e non tardò ad accorgersi di essere capitato in una miserabile tana di lupi e di volpi. Quando, in
1
2
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 67
Ibid., p. 163.
119
pochi giorni, ebbe finito di conoscere tutti i signori del paese, e si rese conto delle loro liti e passioni, e del loro odio
per i contadini, e della miseria, e capì che avrebbe potuto ben poco far contro quella rete di ragno dell‟abitudine,
dell‟impunità e della rassegnazione, il suo cuore giovanile si riempì di amarezza. 1
Le jeune officier doit en quelque sorte se résigner à la résignation, au terme d’une progressive
désillusion, d’une sorte de perte intime. Ce n’est pas tant la vie dans le Sud qui désamorce toute
expression d’une volonté personnelle ou collective, mais plutôt une prise de conscience désabusée :
aucune force ne semble en mesure de venir ne serait-ce que perturber le rapport de subordination, de
domination tel qu’il s’est cristallisé au fur et à mesure. Chaque personne vivant dans le Sud doit accepter
d’être agi par des forces supérieures, qui excèdent sa propre volonté. D’où l’impression d’un profond
malaise, illustration ambiguë de cette inadéquation avec ce monde imposé, qu’il faut accepter malgré tout :
en fin de compte, les habitants du Sud vivent une situation proche de celle du confinato. C’est en tous les
cas ce qui ressort clairement de certaines scènes de Il carcere. Certains habitants du petit village où Stefano
est assigné à résidence lui déclarent : « Siamo gente che sta bene in tutto il mondo ma non al suo paese »2.
Les conditions de vie difficiles font du Mezzogiorno une véritable prison dont l’État se fait le gardien,
puisqu’il contribue à entretenir le rapport de subordination des habitants condamnés, sans amélioration
du quotidien3. Les méridionaux sont donc prisonniers de leur propre terre mais sont également ceux du
pouvoir de l’État et des élites locales qui éprouvent sans relâche haine et mépris. Nous comprenons alors
comment le « sconsolato complesso di inferiorità »4, repéré par Carlo Levi chez les paysans, a pu
progressivement devenir une véritable norme dans leur comportement. Le drame de la population
méridionale, au-delà de la misère dans laquelle il est forcé de vivre, se situe surtout dans cette
accoutumance au mal qui génère un complexe vis-à-vis de l’État mais également de l’Histoire, les deux
principaux ennemis de cette culture méridionale rurale.
Nous avons vu comment les différentes incarnations du concept d’État tout au long de l’histoire
récente de l’Italie du Sud ont contribué non seulement à entériner une situation de subordination mais
aussi à faire de ces figures supérieures que sont l’État et l’Histoire les principaux adversaires du monde
1
Ibid., p. 170. Nous retrouvons dans le comportement du lieutenant de la milice l‟ennui profond, la « noia secolare » que Carlo Levi
avait repéré dès son arrivée dans le petit village. Cet ennui semble le trait dominant de ces élites méridionales, bloqués dans leur
ambition, condamnés à s‟enraciner dans leur milieu petit-bourgeois. Pour un auteur comme Guido Piovene, la Calabre des élites de
l‟après-guerre va jusqu‟à rappeler la Russie de Tchékhov ! : « La noia, l‟attesa senza speranza, l‟impossibilità di usare le doti naturali e
i frutti dei propri studi, portano l‟intellettuale ad uno stato cronico di nevrastenia [...]. Ogni incontro, e ogni colloquio con la classe
media sprigionano intorno a noi, simile ad un vapore pungente, l‟atmosfera di Čechov ; lo scrivo qui perché non mi è ancora accaduto
di trovare un‟identità così stretta tra l‟opera di uno scrittore e una situazione di fatto ; e questo è uno, per fortuna non l‟unico, tra i
leitmotif della Calabria. La realtà mi ha recitato davanti agli occhi diecine di Zio Vanja e di Giardino dei ciliegi ; gente agitata dal
miraggio febbrile dell‟evasione, dell‟andar lontano, del mutare esistenza, senza però la fiducia che questo avvenga, anche perché
invischiata nelle consuetudini fisiche e nei legami familiari » (op. cit., p. 662-663). Tchékhov en Calabre : revoici le théâtre lié
intimement à la réalité méridionale. Ce rapprochement oblitère peut-être le caractère tragique au sens le plus fort du mot mais interroge
peut-être dès maintenant la volonté de changement même du Sud, qui sera abordée plus loin.
2
PAVESE, Il carcere, op. cit., p. 13.
3
Au cours de son voyage en Sardaigne, Carlo Levi se montre d‟ailleurs tout particulièrement sensible à cette idée de l‟enfermement du
monde méridional au sein de son propre territoire : « Nelle terre dove oggi andiamo, questi elementi arcaici [sono] il senso stesso della
vita di ogni giorno, la qualità di una struttura sociale […] che nasce dalla persistenza di un mondo pastorale, in luoghi mai domati da
nessuno degli stranieri conquistatori che venivano di là dal mare, nel corso uguale dei tempi, punici, ormani, pisani, spagnoli,
piemontesi ; in popoli mai realmente compresi dallo Stato e nello Stato moderno, ma sempre più chiusi in esso, circondati, segregati »
(Tutto il miele è finito, op. cit., p. 92). Une nouvelle opposition apparaît entre l‟enfermement et la liberté, parfait pendant au rapport de
domination évoqué jusqu‟ici. Cette thématique de l‟enfermement sera d‟ailleurs prolongé au moment de présenter le Sud comme un
monde qu‟il est rigoureusement impossible de fuir.
4
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 3.
120
rural. Chez Levi, raconter cet affrontement revient à faire le récit d’une lutte déséquilibrée. En effet, Levi
voit le Sud comme « un altro mondo, serrato nel dolore e negli usi, negato alla Storia e allo Stato,
eternamente paziente »1. La tension, telle qu’elle est décrite par l’auteur turinois, est prise dans l’absolu :
les paysans des années 30 réactualisent un combat contre des adversaires immuables, désincarnés. En fin
de compte, la lutte perdue d’avance ne se joue pas tant contre des adversaires en chair et en os (comme le
podestat ou les carabiniers) mais plutôt contre des idées, des concepts, étrangers au point qu’ils finissent
par être vidés de leur substance. Les termes d’État et d’Histoire sont les seuls moyens permis à Levi pour
donner une idée approchante. Revenons à la scène de la réunion organisée par le podestat de Gagliano.
Nous trouvons écrit à la suite de l’extrait cité précédemment :
I signori erano tutti iscritti al Partito, […] soltanto perché il Partito era il Governo, era lo Stato, era il Potere, ed
essi si sentivano naturalmente partecipi di questo potere. [...] [I contadini] non erano fascisti, come non sarebbero
stati liberali o socialisti o che so io, perché queste faccende non li riguardavano, appartenevano a un altro mondo, e
non avevano senso. Che cosa essi avevano a che fare con il Governo, con il Potere, con lo Stato ? Lo Stato, qualunque
sia, sono “quelli di Roma”, e quelli di Roma, si sa, non vogliono che noi si viva da cristiani. C‟è la grandine, le frane,
la siccità, la malaria, e c‟è lo Stato. Sono dei mali inevitabili, ci sono sempre stati e ci saranno sempre. Ci fanno
ammazzare le capre, ci portano via i mobili di casa, e adessoci manderanno a fare la guerre. Pazienza !2
Nous trouvons résumées ici toutes les idées évoquées plus haut : les élites représentent
localement l’État et les concepts qui lui sont liés, le désintérêt des paysans pour les décisions politiques
(épiphénomènes à l’échelle de la temporalité infinie du Sud), l’opposition dramatique avec une force
supérieure (l’État est un ennemi, un mal à l’influence aussi réelle et violente que les phénomènes
naturels), la résignation. Mais nous pouvons désormais préciser la position des paysans à la lueur de cet
extrait : le monde des paysans est hermétiquement séparé de l’État, dans sa structure, dans son
fonctionnement : dans ces conditions, l’État est plus que jamais une altérité, qui plus est invisible. En
revanche, la réciproque n’est pas nécessairement vraie, car l’État exerce aussi son pouvoir dans le monde
rural. Son positionnement supérieur, surplombant, lui offre toute latitude pour imposer sa volonté là où
il le désire. Cette intuition est confirmée d’ailleurs par le paragraphe qui suit immédiatement l’extrait
précédent :
Per i contadini, lo Stato è più lontano del cielo, e più maligno, perché sta sempre dall‟altra parte. Non importa quali
siano le sue formule politiche, la sua struttura, i suoi programmi. I contadini non li capiscono, perché è un altro
linguaggio [...]. La sola possibile difesa, contro lo Stato e contro la propaganda, è la rassegnazione, la stessa cupa
rassegnazione, senza speranza di paradiso, che curva le loro schiene sotto i mali della natura.3
1
Ibid. À cet espace de large ampleur correspond donc à des échelles plus réduites une myriade de petits microcosmes à l‟image de
Gagliano et du « spazio costretto delle anime piccole e del paesaggio desolato » (p. 27). Chaque partie du tout est solidaire de son
ensemble, même dans ses aspects les plus dramatiques. L‟art d‟un Verga n‟aura de cesse de le démontrer.
2
Ibid., p. 67. En résonance à cette réflexion lévienne, il n‟est pas rare de trouver chez un auteur comme Danilo Dolci l‟expression de ce
désintérêt pour les affaires nationales en raison des difficultés de vie : « Quando io zappavo non mi dedicavo alla politica, ai giornali,
alle faccende dello Stato e del paese. Zappavo perché dovevo zappare per mangiare » (op. cit., p. 70). C‟est bel et bien une nécessité
qui s‟exprime ici : les contraintes auxquelles les paysans doivent en permanence faire face indiquent la présence latente d‟une sorte de
fatum, de destin impitoyable, qui pèse de tout son poids sur le monde méridional.
3
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 67-68.
121
Ce court paragraphe répète une nouvelle fois le conflit qui sépare diamétralement le Sud de la
communauté nationale que l’État devrait fédérer autour de lui, tout comme il synthétise les causes et les
conséquences de ce dissidio : l’incompréhension finit, du fait qu’elle est réciproque, par se transmuter en
résignation (exception faite du brigandage, mouvement de rébellion contre la toute-puissance étatique).
Mais nous trouvons dans ce paragraphe un autre élément, peut-être encore plus intéressant : l’État, au fur
et à mesure qu’il s’éloigne, prend une autre dimension dans le monde paysan. Il se vide peu à peu de sa
substance politique, de son actualité, pour renvoyer à une idée plus générale. L’État ne renvoie plus qu’à
la force négative qu’il imprime, il n’a plus aucun contact avec la réalité paysanne, comme un dieu invisible
vis-à-vis des humains, mais dont la puissance s’exprime de façon bien réelle, et parfois très violente 1.
« Qualunque intervento di fuori è, forzatamente, dannoso », résume Carlo Levi en Sardaigne2. La force
aveugle de l’État n’en apparaît que plus radicale et plus néfaste, prise une nouvelle fois dans l’absolu. Les
forces qui entrent en opposition se situent à un niveau autrement plus général, dépassant le contexte
historico-politique dans lesquelles elle sont placées, perdant tout critère d’actualité, pour en arriver à la
« crisi di un mondo schiacciato tra la sua legge arcaica e la violenza coloniale che le si oppone senza
intenderla, né cercare di risolverne i problemi »3. Le choc de ces deux entités ne semble pouvoir être
évité, et doit nécessairement se résoudre avec la défaite de l’un des deux adversaires, en l’occurrence celle
du monde méridional, brisé par une force qui lui est supérieure. Si un chemin dialectique peut s’entrevoir
dans cet affrontement, il s’agit plutôt d’une course à l’abîme, un mécanisme digne d’une tragédie, modèle
emblématique de l’opposition de ces deux forces contraires4.
Nous retrouvons en effet dans les rapports sociaux la théâtralité qui habitait l’espace. Reste que
cet élément humain est vécu avec encore davantage d’intensité. Dans l’opposition de deux forces
contraires comme celle de la civilisation rurale et celle de l’État, c’est bel et bien un mécanisme de
« tragedia greca »5 qui se met en place. Pourquoi employer précisément ce terme ? Quels éléments ont été
pris en compte par les auteurs pour les conduire à analyser les rapports de forces dans le Mezzogiorno ?
Que l’État et les hommes entretiennent les mêmes rapports que les dieux et les hommes dans les
tragédies grecques est un facteur déterminant : les personnages du théâtre grec sont contraints de lutter à
armes inégales avec une puissance qu’ils sont dans l’impossibilité même de contrecarrer. Et même si
1
Il va même parfois jusqu‟à être incarné, « [come] fosse una persona, fatta all‟incirca come loro, con una sua morale personale, simile
alla loro, da imporre a tutti gli uomini, con le loro stesse piccole ambizioni, e i loro piccoli sadismi e virutosismi, ma, nello stesso
tempo, imperscrutabile ai profani, sacro ed enorme » (ibid., p. 140-141). Autant dire que l‟État a tous les attributs d‟un dieu à l‟antique,
puissant mais lointain, agissant sur le monde humain mais également détourné de lui, une sorte de deus otiosus, selon le concept
employé par Mircea Eliade, parfois relayé par des médiateurs comme le podestat. L‟État développe donc autour de lui tout un système,
pour ne pas dire toute une mythologie qui achève de le rendre incompréhensible
2
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 104.
3
Ibid., p. 95.
4
Pour donner une première idée de cette mécanique implacable, dont les développements seront très nombreux et très poussés dans les
œuvres de notre corpus, nous pouvons évoquer la manière dont Danilo Dolci fait ressentir, par l‟intermédiaire de ses personnages
ruraux, la manière dont l‟espace lui-même imprime ce mouvement de chute, de descente implacable vers la destruction : « Le case si
spostano di centimetro in centimetro » (op. cit., p. 111). Les frane, ces glissements de terrain incontrôlables sont l‟une des images les
plus impressionnantes qu‟il soit possible de trouver, dans la nature, pour donner un équivalent de la puissance des forces tragiques qui
régissent le Sud.
5
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 20.
122
l’État semble plutôt manifester une « volontà assurda »1, le résultat est le même : tout comme dans une
pièce classique, l’action doit se conclure par la catastrophe finale et la défaite du héros. Il en est de même
dans le Sud : la résignation dont font preuve les paysans provient en fin de compte de l’acceptation d’un
destin contre lequel ils n’ont aucun moyen d’intervenir. Le Sud vit au rythme du fatum, du destin
impitoyable de la tragédie : il doit se résoudre à être écrasé par une force qu’il ne peut contrôler.
D’ailleurs, tout comme dans le théâtre classique, les passions, les affetti, semblent exacerbés ; eux
aussi ont été progressivement cristallisés au terme d’un long processus qui n’avait eu de cesse que de les
faire croître, monter en puissance :
Gagliano è un piccolissimo paese, e lontano dalle strade e dagli uomini : le passioni vi sono perciò più elementari, più
semplici, ma non meno intense che altrove ; e non sarà difficile, immaginavo, averne presto la chiave. [...] A Gagliano
dovrò passare tre anni, un tempo infinito. Il mondo è chiuso : gli odi e le guerre dei signori sono il solo avvenimento
quotidiano ; e ho già visto sui loro volti come esse siano radicate e violente, miserabili ma intense come quelle di una
tragedia greca.2
Le microcosme du petit village exacerbe les passions, les affetti (terme mis au goût du jour par l’art
théâtral baroque si familier dans cette région de l’Italie). Que le terme soit placé par Levi dans cette
description est loin d’être anodin, car les conflits qui se jouent sont bien des conflits tragiques, à une
échelle locale, réduite, tout comme à une échelle plus globale. Il n’y a pas de différence fondamentale
entre les conflits internes des seigneurs de Gagliano (rappelons que Levi y voyait une réactualisation du
conflit des guelfes et des gibelins, mais l’on pourrait tout aussi bien parler de la guerre des Atrides) et
celles qui opposent l’État et les paysans. La violence est la même, et l’issue fatale est tout aussi inévitable :
la logique interne qui gouverne ces oppositions est déterminée pour jamais ; quoi qu’en dise Pavese, qui
écrit « Non c’è destino, ma soltanto dei limiti »3, nous sommes bien en présence d’un fatum. C’est
d’ailleurs une instance de ce type qui gouverne ce type de phénomène de disamistade, forme sarde de la
vendetta4. « Logica intrinseca », « legge nascosta » : les termes employés par Carlo Levi sont des plus
éloquents5. Ces logiques internes sont incontrôlables, et les acteurs eux-mêmes n’ont aucun moyen
d’influer sur leur cours. Le Sud est plus que jamais un espace unique en son genre puisqu’il fonctionne en
circuit fermé, renforçant, exacerbant des passions dont l’origine semble se perdre dans la nuit des temps :
[Il tenente Decunto] non era che l‟ultimo anello di una catena di odi che risalivano per le generazioni : cent‟anni, di
più, duecento, chissà, forse sempre. Egli partecipava di questa passione ereditaria. Non c‟era nulla da fare, e se ne
1
Ibid., p. 113.
Ibid., p. 20.
3
PAVESE, Il carcere, op. cit., p. 50.
4
La vendetta se base elle aussi sur lune répétition, un enchainement de violences commises et réparées sans fin. Ses protagonistes se
trouvent également, à leur niveau, dans une véritable impasse (« Parliamo bello e chiaro : ci ammazziamo da una parte e dall‟altra »
déclare l‟un des personnages de Danilo Dolci, op. cit., p. 20). Les forces tragiques qui envoient les uns au contact des autres sont elles
aussi passivement acceptées : mêmes les violences internes, entre habitants du Mezzogiorno, ne connaissent aucun obstacle, devant
« l‟estraneità dello Stato » (LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 93). On voit donc bien que l‟État représente seulement l‟une des
formes de violences tragiques que connaît le Sud : le fatum est l‟acteur-clé dans la tragédie que vit le Mezzogiorno.
5
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 93.
2
123
rodeva. Si erano odiati per secoli qui, e sempre si odieranno, fra queste stesse case, davanti agli stessi sassi bianchi
del Basento e alle stesse grotte di Irsina.1
Une pièce de théâtre grecque pourrait être décryptée selon le même principe d’un mécanisme
progressivement enclenché jusqu’à produire la catastrophe finale ; sauf qu’ici, c’est toute l’Histoire qui
semble entretenir ce cycle éternel de la violence. La dramaturgie des événements tragiques du Sud génère
exactement le même « circolo chiuso che […] crea la tragedia anziché risolverla »2. Chaque événement
conduit donc le Sud progressivement vers une nouvelle catastrophe, une autre tragédie, comme celle que
vivent les personnages de Danilo Dolci : aucun espoir ne leur est permis, le mécanisme humain qui
semble enclenché paraît inéluctable. Le cercle vicieux des passions cristallisées semble s’être refermé
autour de ses protagonistes, comme dans la plus sinistre des pièces de théâtre. C’est dans une ambiance
de huis clos oppressant que la vie se déroule : « La vita a Grassano era impossibile e non c’era rimedio.
[…] Egli doveva assolutamente togliersi di qua : si moriva »3. L’espoir de fuite n’est pas permis dans le
microcosme tragique du Mezzogiorno, même si l’ailleurs, l’espace qui se trouve au-delà des frontières de cet
univers dramatiques agit comme un véritable aimant. Ce sentiment anime surtout les habitants du petit
village dans lequel Stefano doit passer son temps de confino : « Quegli uomini parevano starci provvisori »,
écrit Pavese4. Cette expression, ainsi que toutes les nuances qui lui sont appliquées par l’auteur, montrent
combien le Sud s’assimile à une prison pour les méridionaux eux-mêmes, et pas seulement pour les
confinati5. Le parallélisme entre ces deux situations, dont nous avions repéré la trace tout à l’heure est
approfondie : les véritables confinati sont ceux qui habitent durablement dans le Sud. Un exilé venu du
Nord a finalement plus de chance qu’un méridional puisqu’il sait qu’il reviendra en fin de compte au sein
de son univers d’origine. Rares sont ceux qui tentent d’accomplir ce mouvement d’évasion hors de ce
monde-tragédie, comme le lieutenant Decunto de la Milice de Grassano :
Il viso del tenente della Milizia si faceva grigio [...]. Egli apparteneva tutto a quella gente, a quegli odi, a quelle
passioni ; era uno di loro, e se ne rodeva. Un principio di coscienza e di vergogna era in lui. Credeva anche lui, come
tutti gli altri, all‟impresa d‟Africa, allo “spazio vitale” necessario a una piccola borghesia degenerata, ma nello stesso
tempo si rendeva conto, sia pure in modo rudimentale e puramente sentimentale, di questa degenerazione e miseria, e
la guerra diventava in fuga, la fuga in un mondo di distruzione. In fondo, quello che lo attraeva di più nell‟impresa,
era proprio l‟eventualità della sconfitta e dell‟annientamento. 6
1
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 21.
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 103.
3
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 21.
4
PAVESE, Il carcere, op. cit., p. 94.
5
Parmi ces intéressantes expressions, mentionnons notamment le fait que « il paese era inamabile ». L‟espace, qui peut parfois contenir
en lui toutes les haines qu‟éprouvent les habitants les uns envers les autres, n‟a décidément rien d‟accueillant : il est une terre qui
appelle un mouvement centrifuge, en particulier en direction du Nord : « Pensano più all‟Altitalia di noi », estime Stefano à propos de
ses « concitoyens » provisoires (p. 93). Etrange paradoxe : c‟est la présence d‟un confinato qui révèle que tous les habitants de ces
régions sont autant de « sradicati » (p. 94). Ces hommes et ces femmes acceptent encore une fois leur condition, le sort qui leur est
échu, s‟enracinant malgré eux dans une terre où la vie est rigoureusement impossible : en plus d‟être étrangers à l‟État, à la
communauté nationale, certains individus courent le risque d‟être étrangers à leur propre terre. Le problème se situe cependant dans la
volonté de l‟individu à vouloir s‟évader de cette prison. « Quel carcere [il paese] era peggio dell‟altro. A poco a poco Stefano odiò se
stesso perché non aveva il coraggio di allontanarsi » (p. 18). Et il s‟avère qu‟un confinato comme Stefano va se retrouver dans la même
situation que chaque habitant du Mezzogiorno : une sorte de loi, non écrite, semble lui imposer de demeurer dans cet espace appelant
intensément (et paradoxalement) à une fuite.
6
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 25.
2
124
Le lieutenant semble vouloir accélérer le rythme de la course vers l’abîme dans laquelle il semble
lancé ; il ne s’agit cependant pas de trouver une quelconque amélioration dans cette fuite en avant
désespérée. Là encore, c’est la résignation qui est à l’œuvre dans ce choix. Alors qu’une partie des élites
italiennes avaient souhaité participer au premier conflit mondial pour rechercher une exaltation morale
hors du commun, les élites locales du Mezzogiorno voient dans la guerre un moyen de courir plus
rapidement à leur perte. Le cas de la guerre d’Afrique est symptomatique du désespoir teinté d’ennui qui
anime ces êtres lentement broyés par une mécanique impitoyable. Les espoirs sont systématiquement
déçus au sein de cette classe sociale : l’ailleurs africain n’est qu’un mirage, tout comme le mirage
américain, sur lequel nous reviendrons en détail plus tard. Précisons toutefois dès maintenant que si
l’Afrique est un point de non-retour pour ceux qui s’y destinent, l’Amérique n’est qu’une terre de
passage. Dans le petit village de Gagliano, nombreux sont ceux qui ont traversé l’océan pour démarrer
une nouvelle vie aux États-Unis, échapper à la portée du fatum méridional. Mais l’itinéraire-type de ces
« américains » est invariablement le même, comme l’explique Levi :
I contadini vanno in America, e rimangono quello che sono : molti vi si fermano, e i loro figli diventano americani ;
ma gli altri, quelli che ritornano, dopo vent‟anni, sono identici a quando erano partiti. In tre mesi le poche parole
d‟inglese sono dimenticate, le poche superficiali abitudini abbandonate, il contadino è quello di prima, come una pietra
su cui sia passata per molto tempo l‟acqua di un fiume in piena, e che il primo sole in pochi minuti rasciuga. [...] In
pochissimo tempo è tornata la miseria, la stessa eterna miseria di quando, tanti anni prima, erano partiti. E con la
miseria torna la rassegnazione, la pazienza, e tutti i vecchi usi contadini.1
Le retour au pays replonge les paysans émigrés en Amérique dans la situation qu’ils occupaient au
départ : la mécanique cyclique du Mezzogiorno s’applique à eux, inévitablement : Levi emploie l’image
éloquente de la « ragnatela »2. Autant dire que le triomphe du fatum est complet, puisque cet espoir de lui
échapper grâce à un déplacement, un décentrement géographique est contrarié. Le Sud dispose d’une
sorte de force d’attraction qui retient vers lui chaque individu. Nous comprenons alors le sens de la
phrase de Pavese concernant le destin : l’action humaine vis-à-vis du fatum méridional est limitée, bornée.
Rien n’est écrit à l’avance mais chaque individu doit accepter de voir sa capacité d’action strictement
déterminée par l’ensemble des conjonctures sociales et politiques. Les fughe in prigione restent donc les
seules échappatoires possibles, comme la nuit du carnaval où les passions contenues au fil des jours se
trouvent brutalement mises en lumière. L’ambiance de cette fête oblitère le sens religieux pour se
rapprocher au maximum d’une fête païenne, digne des lupercales romaines antiques. Spectres, fantômes
et démons se déchaînent au cours de cette « notte di felicità collettiva e fallica »3. Les paysans, selon Levi
« si compens[ano] degli stenti e della schiavitù con un simulacro di libertà, pieno di eccesso e di ferocia
viva »4. Ces exutoires sont donc en partie vains, mais les sentiments qui y sont déployés sont sincèrement
1
Ibid., p. 108-109.
Ibid., p. 109.
3
Ibid., p. 191.
4
Ibid.
2
125
sincèrement et intensément ressentis. Les paysans déploient une sorte d’énergie du désespoir, une
négation temporaire et désespérée du fonctionnement tragique de leur existence, de leur défaite lente et
implacable, héritée de générations en génération de paysans. Les enfants en sont les meilleurs exemples :
ils sont « tutti vividi di una vita precoce, che si sarebbe poi spenta con gli anni, nella monotona prigione
del tempo »1. Ces destinées humaines, qu’il s’agit de celles des paysans ou de celles des élites, ont toutes
un point commun : elles sont toutes frappées du sceau d’une instance dont le pouvoir excède leur
volonté. Ce destin, ce fatum, semble non seulement avoir exclu le Mezzogiorno à la périphérie de la Nation
mais aussi à la périphérie de l’existence, comme si le Sud était une terre maudite, mise au ban de la
communauté humaine sous l’effet d’une malédiction.
Répétant inlassablement les mêmes schémas existentiels, le Sud apparaît pour les individus qui la
peuplent une sorte de prison, physique et morale. Cet élément n’est pas sans impressionner les auteurs :
Carlo Levi, confronté à la tragédie de la Lucanie, prend conscience de l’exclusion dont cette population
est victime dans son ensemble. Derrière les rapports de force socio-politiques se cache surtout une sorte
de malédiction, dont l’impitoyable fatum serait le principal indice. La civilisation qui s’épanouit dans cette
région semble avoir mis la population méridionale au ban de la communauté humaine. « È un paese
senza grazia di Dio »2 lance Don Trajella, le curé du village de Gagliano. Le Sud semble avoir été victime
d’un châtiment divin : l’idée que le Christ se soit arrêté à Eboli prend tout son sens. La civilisation rurale
est mise à l’index, hors de la communauté des hommes : les notables, les représentants de l’ordre sont
appelés « cristiani » par les paysans précisément pour cette raison. Les paysans eux-mêmes sont
conscients de leur différence, de leur exclusion hors de la société. Le problème du lien religieux finit par
recouvrir celui du lien national : la population rurale semble appartenir à un monde encore dominé par le
paganisme, où prolifèrent les pratiques magiques, que nous étudierons plus loin. Le parallèle avec l’Enfer
dantesque prend alors tout son sens. Les paysans, tenus à l’écart du monde chrétien, civilisé, moderne,
sont dans une situation similaire à celle des hommes de l’Antiquité placés par Dante dans les Limbes,
antichambre de l’Enfer, où sont condamnés ceux qui n’ont pas pu bénéficier de la révélation divine.
Reste que le monde méridional a été pétri de culture chrétienne, mais l’adversité qui frappe ses habitants
réactive l’idée d’un châtiment infligé par Dieu aux hommes et aux femmes du Sud : « Se c’è un vero Dio,
perché non mi dà la fortuna di lavorare ? », s’exclame l’un des personnages de Danilo Dolci3. « Stiamo
alla volontà di Dio », déclare un autre4. Qu’il s’agisse d’un fatum antique, archaïque, ou de la volonté
divine revient au même : ces deux idées ont en commun le fait que le territoire méridional est une
réactualisation de l’enfer, qu’il soit païen ou chrétien5.
1
Ibid., p. 187.
Ibid., p. 35.
3
DOLCI, op. cit., p. 42.
4
Ibid., p. 112.
5
Le châtiment divin ou le déchaînement du fatum s‟avère d‟ailleurs être aussi bien collectif qu‟individuel. Il transcende les classes
sociales, même s‟il prend une infinité d‟apparences. Les tableaux de groupe de Carlo Levi assimile les paysans à des damnés infernaux
tandis que les focalisations de Danilo Dolci sur des individualités expriment un destin tragique parmi tant d‟autres, destiné à être vécu
jusqu‟au bout ; « Io son rimasto il figlio del peccato di cui nessuno voleva interessarsi » (ibid., p. 116), dit l‟un d‟eux. On se rend alors
2
126
Un rapprochement naturel se fait entre le Mezzogiorno et la conception païenne, antique, des
régions infernales. Malaparte rappelle d’ailleurs au cours de ses pérégrinations que le lac d’Averno (en
plein cœur de la Campanie) était considéré comme l’une des portes d’entrée vers l’enfer, dans l’imaginaire
de l’époque. Une parenté naturelle s’effectuer alors entre un univers mythique révolu et une situation
tragique du présent, qui réactualise les peines des damnés en les transposant à la condition des paysans.
La répétitivité cyclique des événements, entrevue à travers le problème de la temporalité, rappelle très
clairement le mythe de Sisyphe, condamné à pousser éternellement un rocher en haut d’une crête, le voir
retomber en contrebas et recommencer cette action indéfiniment. Les gestes quotidiens des paysans et
des élites ne sont pas sans lien avec la peine éternelle infligée au personnage antique :
I contadini risalivano le strade con i loro animali e rifluivano alle loro case, come ogni sera, con la monotonia di
un‟eterna marea, in un loro oscuro, misterioso mondo senza speranza. Gli altri, i signori, li avevo ormai fin troppo
conosciuti, e sentivo con ribrezzo il contatto attaccaticcio della assurda tela di ragno della loro vita quotidiana ;
polveroso nodo senza mistero, di interessi, di passioni miserabili, di noia, di avida impotenza, e di miseria. Ora, come
domani e sempre, ripassando per l‟unica strada del paese, avrei dovuto ancora rivederli sulla piazza, e riascoltare
senza fini i loro astiosi lamenti.1
La comparaison entre les paysans et des « dannati »2, des prisonniers infernaux s’explique encore
plus clairement à la lueur de ce passage. La vie organique intense qui agite le petit microcosme agit en
réalité de façon perverse : chaque individu, quel que soit son âge, son sexe ou son origine sociale doit se
plier à une loi invisible, non écrite, qui fait de lui (ou d’elle) un nouveau Sisyphe. Cette condition
transparaît dans les attitudes, les gestes, les paroles de ces individus vivant dans un monde déchu,
abandonné, brossé en quelques phrases par Carlo Levi dans cet extrait. Malaparte est lui aussi frappé par
cette sensation de désertion, d’abandon :
L‟antro della Sibilla era cieco e muto, la mia voce si perdeva senza eco giù nel profondo, e invano porgevo l‟orecchio
al lieve strepito dei miei passi, [...] sperando mi giungessero lo stormire del grande olmo opaco, sede dei sogni, e il
lontani mormorio del fiume infernale. [...] Nessun rumore, nessuna voce saliva dalle viscere della terra. O Sibilla,
chiamavo, o vergine Sibilla ! L‟inferno sembrava morto.3
Le Sud ne serait donc pas seulement un territoire où quelque chose aurait pu arriver, mais s’oriente
de plus en plus vers un territoire où rien ne peut plus arriver. Tout a disparu : les diverses mutations,
métamorphoses ont changé la Campanie que Malaparte avait connu dans son enfance pour jamais. Il n’y
a aucun espoir de voir le passé resurgir tel quel, aucun espoir de voir l’espèce d’âge d’or qui hantait les
lieux renaître. Piovene n’exagère donc pas lorsqu’il parlait de « fatale declino » du Sud : il n’y a plus
aucune raison d’espérer voir les choses changer. Nous sommes donc bien dans un parallèle avec les
Limbes dantesques : ceux qui y sont condamnés vivent sans aucun espoir de transcendance venu du
compte combien les situation sont similaires d‟une échelle à l‟autre. Chaque partie constitutive du grand tout méridional partage un
même destin. Nous développerons plus loin cette idée fondamentale dans la définition de l‟unicité du Sud.
1
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 54-55. Cfr. aussi une pharse comme : « I giorni passavano nella più squallida
monotonia, in quel mondo di morte, senza tempo, né amore, né libertà » (p. 137).
2
Ibid., p. 66. Cfr. aussi : « dannati dell‟inferno » (p. 162).
3
MALAPARTE, op. cit., p. 129.
127
divin. L’absence d’espoir est à la source de la résignation des paysans : « C’è nell’aria un più vivo
desiderio di evasione, sempre disilluso nella impossibilità della speranza »1. Le désespoir se conjugue au
présent, mais surtout au futur. C’est dans cette temporalité à venir que se jour surtout la tragédie
méridionale : « L’altra parola che ritorna sempre nei loro discorsi è crai, il cras latino, domani. Tutto che si
aspetta, che deve arrivare, che deve essere fatto o mutato, è crai. Ma crai significa mai »2. Le futur est très
difficilement lisible : le désespoir se mêle à la conscience de ne jamais voir les choses changer. Il n’y a pas
de progrès possible, c’est-à-dire de développement dans une direction donnée : tout doit venir envenimer,
ronger une situation déjà compliquée, asphyxiée par des années, si ce n’est des siècles de mécaniques
tragiques. Le voyage dans le Sud est donc une immersion dans ce maelström si complexe qu’il en devient
indéchiffrable, ce qui n’est pas sans poser de problèmes aux voyageurs (à ce moment-là simples
observateurs), mais aussi aux écrivains (au moment de revenir sur cette expérience par la réécriture). Tout
est aussi obscur que l’atmosphère méphitique qui se dégage de la vie en huis clos d’un microcosme
comme celui de Gagliano. Laissons la parole à un paysan à qui Carlo Levi se présent comme un exilé
politique :
Anche tu dunque sei soggetto al destino. Anche tu sei qui per il potere di una mala volontà, per un influsso malvagio,
portato qua e là per opera ostile di magia. Non importano i motivi che ti hanno spinto, né la politica, né le leggi, né
le illusioni della ragione. Non c‟è ragione né cause ed effetti, ma soltanto un cattivo Destino, una Volontà che vuole il
male, che è il potere magico delle cose. Lo Stato è una delle forme di questo destino, come il vento che brucia i
raccolti e la febbre che ci rode il sangue. La vita non può essere, verso la sorte, che pazienza e destino. A che cosa
valgono le parole ? E che cosa si può fare ? Niente.3
Ce que dit le paysan à Levi illustre bien l’impossibilité à définir clairement les responsabilités dans
l’état de misère et de désespoir dans lequel le Sud est plongé. Est-ce Dieu, l’État, la force occulte de la
magie, ou bien cette « Volonté » abstraite et maléfique ? Impossible de trancher : c’est cette incapacité à
donner une réponse précise qui fait tout le prix de cette comparaison naturelle pour les auteurs entre le
Mezzogiorno et une vaste scène de théâtre où se joue une tragédie dont le prologue s’est donc
vraisemblablement joué bien avant l’arrivée des auteurs dans le Sud et dont la catastrophe apportera la
conclusion après leur départ. Tel est en tout cas le drame qui peut être reconstitué bribe par bribe,
chaque témoignage apportant une dramatique confirmation des impressions recueillies au fur et à
mesure. Il y a finalement peu de différences entre la tragédie grecque et la vision des régions infernales
par le christianisme, de la même façon que le sort d’un berger sarde ressemble à celui d’un paysan de
Lucanie : malgré les différences de lieux, de temporalités, d’individus concernés, le constat est
invariablement le même : le Sud est lancé dans une course à l’abîme dont elle ne semble pas en mesure de
sortir. Le pessimisme qui assaille Carlo Levi une fois confronté aux destins individuels des paysans, mais
plus largement au destin collectif du Sud, peut donner cette impression. Nous verrons toutefois que ce
qui fait le prix de l’expérience méridionale des écrivains du Nord consiste dans leur refus d’esthétiser
1
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 147.
Ibid., p. 163.
3
Ibid., p. 69.
2
128
cette confrontation avec une misère tragique, gage d’une transformation possible de ce cadre a priori
déterminé une fois pour toutes.
Nous constatons également que les auteurs ont accompli un pas de géant dans leur découverte de
l’identité du Sud : la noirceur des sentiments qui s’y nichent, du désespoir des paysans à l’avidité des
élites, donnent corps à un Mezzogiorno bien éloigné de sa fixité de carte postale. L’immersion dans le réel a
donné une autre forme de relief à cet univers : le voilà devenu plus saisissant, peut-être encore plus
impressionnant maintenant qu’il est appréhendé d’un point de vue plus politique, sociologique. Le
rapprochement de ces hommes du Nord en direction des populations méridionales est l’indice d’un
abandon de la superficialité figée qui pouvait fragiliser leur première appréhension de cette réalité. C’est
désormais une âme torturée qui s’est révélée à eux. Mais là encore l’ambiguïté perdure : tous les éléments
constitutifs du Sud sont imbriqués les uns dans les autres, leur lisibilité est malaisée, l’ensemble demeure
hétérogène encore des zones de cohérence apparaissent progressivement. Cette oscillation entre
unification et diversité mérite d’être analysée car elle est en mesure de mettre les voyageurs-écrivains sur
la piste de l’unicité du Sud dans son ensemble.
129
DE LA CONFUSION À LA FUSION : LES ÉLÉMENTS UNIFICATEURS DU SUD
LA DOUBLE NATURE D’UN MONDE UNIQUE EN SON GENRE
Passer du plan strictement géographique au plan humain a ouvert pour les voyageurs-écrivains
une perspective nouvelle dans leur recherche de l’identité méridionale. Désormais, les voyageurs
s’apparentent davantage à des sociologues, possèdent une démarche plus proche de celle d’un historien
que de celle d’un esthète. Le fond tragique du fonctionnement social du Sud ne les laisse pas
indifférents : le Mezzogiorno a résolument perdu son apparence de carte postale figée pour prendre celle
d’un monde dominé par les conflits, bouleversé par l’Histoire, tenu dans une situation socio-politique
précaire et bien peu optimiste. Eux-mêmes prennent d’ailleurs conscience du rôle déterminant joué par le
Nord, par l’État, dans cette éviction progression du Sud de la communauté nationale. La supposée
altérité du Sud, sa différence provient surtout de sa mise à l’écart dont il n’a été en fin de compte que le
spectateur : la frontière entre Nord et Sud n’a en rien unifié les deux territoires. Les témoignages des
paysans apportés par Levi, complétés par les travaux des méridionalistes, come Pasquale Villari, ou les
penseurs, comme Antonio Gramsci, permettent de recréer ce processus historique et social qui a conduit
à créer la Lucanie des années 30, emblématiquement décrite et sondée par Levi. Levi va même plus loin
en prenant en considération non seulement toute la région mais aussi sa population, reconstituant une
généalogie de ces hommes et de ces femmes exclues de la communauté nationale par le pouvoir de l’État
et de ses représentants, gravitant autour de lui comme une galaxie. Gramsci s’intéresse d’ailleurs tout
particulièrement aux premières démarches politiques et scientifiques portant sur le Sud, mais mises en
œuvres par des individus du Nord. Les conclusions du philosophe sarde sont éloquentes : elles révèlent
comment une véritable idéologie, un système, s’est cristallisée autour du Sud et de son développement
encore précaire au début du XXe siècle. Cette lecture ne voit dans le Mezzogiorno qu’une « palla di piombo
che impedisce più rapidi progressi allo sviluppo civile dell’Italia »1 ; elle n’est d’ailleurs que la variante
septentrionale du mépris des élites locales pour les paysans. Nous verrons d’ailleurs plus loin en quoi les
écrits des auteurs auront tendance à enrayer cette idéologie polémique ; mais nous devons considérer
pour l’heure le fait qu’elle s’est également accompagnée de justifications scientifiques, avec l’aide de « la
cricca di scrittori della cosidetta scuola positiva »2. Le Sud a alors été taxé de « barbarie », d’« inferiorità
biologica »3. Ces accusations portent avant tout sur les composantes de la civilisation méridionale, dont
l’opposition flagrante au monde urbain a été l’un des principaux vecteurs du mépris que la culture
dominante a eu pour elle.
1
Antonio Gramsci, op. cit., p. 53.
Ibid., p. 54.
3
Ibid., p. 94.
2
130
Or, c’est précisément cette culture méridionale, cette civilisation rurale qui intéresse au premier
chef les voyageurs-écrivains. Sa mise à l’écart vis-à-vis du Nord la met naturellement sur le devant de la
scène, en pleine lumière. Les septentrionaux finissent par se recentrer sur elle, par l’aborder de façon plus
frontale, sans aucune volonté de la comparer au Nord, puisqu’il s’agit à présent de démontrer son unicité,
et d’interroger les raisons qui pousse la culture dominante du Nord à la mépriser. Cette double intention
va conduire les auteurs à s’intéresser à la manière dont les différentes composantes de cette culture
méridionale interagissent entre eux : les auteurs recherchent avant tout les vecteurs d’unification de tous
ces éléments. Ils possèdent en effet l’intuition que l’exclusion d’une grande partie de la population
italienne s’accompagne de la présence d’un rapport au monde particulier, d’un mode original d’existence.
Plus que l’essence, les auteurs du Nord se lancent à la recherche de la nature du Sud, une marque
repérable de son identité. Cette nature est d’ailleurs d’autant plus intéressante qu’elle est double : Levi
parle très clairement d’une « doppia natura »1 à propos des individus qu’il rencontre au cours de son
confino. Les oppositions relevées jusqu’ici s’entremêlent dans les composantes du monde méridional.
Deux plans se superposent et se manifestent simultanément aux auteurs : le réel se présente à eux mais
génère une référence à une autre réalité, cette fois-ci mentale, imaginaire. La force évocatrice des
paysages revient progressivement en lumière. Nous en avons la preuve dans l’emploi des nombreuses
métaphores des auteurs dont le but est précisément de donner une première approche de cette réalité
double. Nous pourrions citer ici les formules de Giuseppe Ungaretti lors de son exploration des environs
de Salerne :
Che cos‟è quell‟alta rupe che ci appare lastricata fino in cima da campicelli come da un‟elegante geometria ? E perché
l‟erba, quasi azzurra su quelle rupe, trascolorisce irrequieta, come da un sottopelle di un tatuaggio a una scorticatura
simulata ? Ne vedrò più tardi l‟altra anca, nuda e scabra : è la Punta d‟Agropoli, e, come un canguro, sulla sua
pancia, nascondendola al mare, porta la sua città : un‟unica strada che le case fanno stretta, che bruscamente diventa
quasi verticale, e ci offre una prospettiva di gente sparsa in moto.2
L’enchaînement des comparaisons dans cette description de la nature n’est pas étonnant : nous
avons vu en quoi le territoire méridional était porteur d’une force d’évocation impressionnante. Mais la
forme employée est des plus instructives ; comparaison et métaphore n’ont finalement qu’un seul but :
définir une réalité en l’abordant sous un angle original puisqu’il s’agit de se servir une image pour en
évoquer une autre. Deux réalités sont simultanément associées et représentées, deux plans se
superposent. L’enchaînement des métaphores d’Ungaretti pourrait d’ailleurs se poursuivre à l’infini : son
Viaggio nel Mezzogiorno est d’ailleurs l’un des ouvrages de notre corpus où l’image a une place aussi
déterminante. La réalité méridionale est double : les comparaisons d’Ungaretti ne sont pas un simple
artifice littéraire, une simple manière de styliser une description picturale. Bien au contraire, ces
comparaisons qui s’imposent à l’esprit du poète indiquent son intuition de la double nature des éléments
du Sud, phénomène correspondant dans son fonctionnement à l’idée de compresenza dei tempi. Ce sont ici
1
2
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 102.
UNGARETTI, op. cit., p. 10.
131
au moins deux réalités qui cohabitent, fondues ensembles. De sorte que les individus, porteurs de cette
double nature, de cette identité dédoublée, gagnent à leur tour le relief que nous avions déjà entrevu dans
l’espace. En définitive, les êtres humains ne sont plus décrits mais comme sondés, explorés dans les
divers plans de réalité qui les constituent. Reprenons par exemple la description que fait Carlo Levi de sa
servante-magicienne, Giulia :
Giulia era una donna alta e formosa, con un vitino sottile come quello di un‟anfora, tra il petto e i fianchi robusti.
Doveva aver avuto, nella sua gioventù, una specie di barbara e solenne bellezza. Il suo viso era ormai rugoso per gli
anni e giallo per la malaria, ma restavano i segni dell‟antica venustà nella sua struttura severa, come nei muri di un
tempio classico, che ha perso i marmi che l‟adornavano, ma che conserva intatta la forma e le proporzioni. Sul grande
corpo imponente, diritto, spirante una forza animalesca, si ergeva, coperta dal velo, una testa piccola, dall‟ovale
allungato. [...] Questo viso aveva un fortissimo carattere arcaico, non nel senso del classico greco, né del romano, ma
di un‟antichità più misteriosa e crudele, cresciuta sempre sulla stessa terra, senza rapporti e mistioni con gli uomini,
ma legata alla zolla e alle eterne divinità animali. Vi si vedevano una fredda sensualità, una oscura ironia, una
crudeltà naturale, una protervia impenetrabile e una passività piena di potenza, che si legavano in un‟espressione
insieme, severa, intelligente e malvagia.1
La profondeur que gagne le personnage de Giulia est saisissante. L’art du portrait selon Carlo
Levi ne résume pas à une description classique de la dimension physique et morale de l’objet portraituré.
À aucun moment, Levi ne fait l’ekphrasis de l’un de ses tableaux ; aucune de ses descriptions n’est
unidimensionnelle2. Bien au contraire, les différents plans d’existence que nous évoquions plus haut se
retrouvent inclus dans la personne de Giulia : l’arcaico, le monde animal, la divinité, les forces naturelles
occultes. Giulia n’apparaît pas au lecteur en trois dimensions, mais bien en une infinité de dimensions
intimement liées les unes aux autres, entrecroisées à la manière des tapisseries ouvragées des femmes
sardes de Tutto il miele è finito. Mais le tour de force de Levi est de parvenir à dépasser le plan de réalité
immédiat pour accéder aux natures cachées qui résident en chaque individu.
Un problème de visibilité et de lisibilité se pose en effet dans l’appréhension des différentes
natures incluses en chaque élément du monde méridional. Ces secondes natures ne sont pas les plus
apparentes : les approches superficielles du Mezzogiorno nous ont montré qu’il était tout à fait possible de
négliger cet aspect. Au contraire, les auteurs d’Italie du Nord creusent, approfondissent chaque élément
pour y découvrir les différentes dimensions qui le constituent. Reste que la plupart d’entre elles sont
invisibles à l’œil nu et nécessitent une application plus importante. Les auteurs doivent développer une
autre forme de connaissance, moins immédiate, plus intuitive, de ces natures invisibles, de ces identités
cachées. Alberto Savinio y fait fugacement attention lorsqu’il évoque « l’instabile e inquietante suolo
1
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 91-92.
La profondeur des portraits de Levi concerne surtout ces quelques personnages emblématiques dont Giulia fait partie ; Giulia est une
paysanne, mais elle n‟appartient pas à ces groupes d‟hommes et de femmes indifférenciés, sans identité particulière. Levi la décrit car
elle est une personnalité hors du commun, à elle seule un unicuum emblématique de toute cette Lucanie que Levi décrit tout au long de
son ouvrage. Elle synthétise une infinité d‟éléments qui sont chacun d‟entre eux développés au fur et à mesure dans l‟ouvrage lévien.
Giulia est en quelque sorte un symbole de la singularité de la civilisation paysanne, au même titre que le berger sarde au « viso
remoto » de Tutto il miele è finito.
2
132
partenopeo »1. Nous pouvons lire cette référence à l’activité souterraine liée à la proche présence du
Vésuve comme un symbole de forces vitales cachées à la vue du sujet, nécessitant de sa part une lecture
intuitive. Cette dichotomie du visible et de l’invisible se poursuit au cours du voyage capriote de Savinio,
notamment au moment de sa visite de ruines romaines :
Il mio passo sonante sui venerabili lastroni della età romana mi avvicinava allo scuro ammasso delle rovine, che con
archi di volte sbadiglianti e larghi frammenti di pavimenti a musaico, si propagavano sul versante della collina.
Via via che salivo il colle, vaste sale si aprivano davanti a me a fior di terra, e altre sotterranee in cui una volta si
celebrava il fosco culto di Mitra. E corridoi stretti e lunghissimi che serpeggiavano tra sala e sala, grandi volte dirute
che mostravano le stratificazioni delle pietre e dei mattoni, e una larga rampa a musaico che da questo terribile luogo
di rifugio scendeva verso il mare.2
Tout concourt à faire manifester dans cette atmosphère inquiétante « una vita spentasi appena
ieri »3. Mais notons que cette vie est avant tout souterraine, qui plus est liée à un culte religieux des plus
mystérieux et des plus inquiétants : l’architecture qui est révélée au regard de Savinio en dit long sur sa
complexité qui est l’une des meilleures comparaisons possibles avec celle du Sud dans son ensemble.
Rien n’est clairement mis en lumière : une part de mystère soustrait nécessairement une partie de cette
réalité au sujet qui ne peut dans ces cas-là que décrire objectivement ce qu’il a devant les yeux sans entrer
pleinement en contact avec elle. Le labyrinthe est complexe ; il requiert une espèce d’initiation de la part
de celui qui l’affronte. Que ces ruines intrigantes soient celles d’un culte religieux renforce encore
davantage cette impression. La compréhension de ces phénomènes obscurs nécessite presque de la part
du sujet de développer une qualité de médium, si ce n’est de chamane. « C’era un’altra vita, piena di
un’oscura potenza impenetrabile » écrit Levi4. Tout l’enjeu réside pour lui, comme pour tous les autres
voyageurs septentrionaux, à se mettre au contact, presque physiquement, avec ces forces souterraines qui
échappent à leur vue, comme s’ils devaient céder une partie d’eux-mêmes pour y parvenir. Exactement
comme dans une initiation rituelle. Il s’agit pour le sujet dans ce cas précis de se dépouiller de la tendance
rationnelle à vouloir cloisonner hermétiquement les différents plans d’existence. Leur perception change
alors imperceptiblement pour s’orienter sur un territoire bien peu rationnel : la magie. Carlo Levi en a
l’étonnante sensation en Lucanie :
Alla mia destra, a mezzanotte, scendeva la frana sul burrone rinchiuso fra i monti, che mostravano la loro faccia
spelacchiata e brulla : in fondo al burrone, il sentiero, dove vedevo muoversi, non più grandi di formiche, i contadini
che andavano e venivano dai campi. La Giulia si meravigliava che io sapessi distinguere, a una tale distanza, i
1
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 16.
Ibid., p. 64-65. Ce paysage trouve d‟ailleurs un écho des plus intéressants avec la section La rosa di Pesto du Viaggio nel
Mezzogiorno d‟Ungaretti. Cette section s‟ouvre en effet sur un vaste panorama de la zone, dominé par une « successione serpeggiante
di valli » (op. cit., p. 27), qui donne l‟impression au lecteur d‟un paysage-dédale en même temps qu‟il rappelle la présence du serpent,
sorte d‟animal totémique emblématique de la région. Nous avons dans ces deux extraits un rapprochement assez intéressant entre
l‟emblème du serpent, dont les courbes sinueuses créent des formes labyrinthiques, et le paysage du Sud. La Nature est elle aussi
décrite en relation avec le monde animal (au travers de l‟un des plus symboliques d‟entre eux) : ce rapprochement donne un fort
pouvoir symbolique à la scène en même temps qu‟il pose les base de ce lien fort qui unit le monde naturel (minéral et végétal), le
monde humain et le monde animal.
3
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 63.
4
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 60.
2
133
gaglianesi dai forestieri, i contadini dai mercatori ambulanti ; e, per quanto la mia vista fosse buona, non avrei
davvero potuto farlo se non per divinazione o per magia.1
La perception nouvelle que Carlo Levi acquiert de l’espace est un indicateur de sa nouvelle façon
d’appréhender les liens mystérieux qui relient les êtres à d’autres plans, à d’autres mondes. Quelque chose
s’est ajouté, à la manière d’un filtre sur l’objectif d’un appareil photographique. Le sujet est désormais
capable de faire des distinctions, c’est-à-dire repérer la singularité de l’objet qu’il contemple, mais
également d’approfondir cette singularité pour en déterminer la nature exacte. Or, comme semble vouloir
le dire Levi, cette opération dépasse les capacités rationnelles humaines, dépasse même tout
entendement. Les frontières posées par la rationalité entre le naturel et le surnaturel s’en trouvent
désormais fragilisées puisqu’elles apparaissent comme arbitraires, bien peu légitimes dans ce monde
méridional.
Nous voyons peu à peu la magie se mettre en lumière : cette dimension du monde méridional
n’est pas encore véritablement cernée par les auteurs, mais sa présence investit les objets concernés d’une
nouvelle dimension, d’une sorte d’aura : « Le cosa prendevano l’incanto del crepuscolo quando gli oggetti
pare risplendano di luce propria, interna, non corrotta »2. Cette impression de Levi rappelle ce que
pouvait dire l’anthropologue Ernesto De Martino : « L’occhio manifesta molte cose magiche »3. L’objet
(qu’il s’agisse d’un être animé ou inanimé, d’un végétal comme d’un animal) devient donc un outil de
médiation avec ces autres univers invisibles à l’œil nu ; ils révèlent un lien de parenté : il s’agit dans cette
optique de manifester des liens ambigus, autant physiques que mentaux. Comme nous l’avons dit, les
frontières s’abolissent. En réalité, ces frontières sont de pures conventions héritées de la rationalité
septentrionale : de telles distinctions n’existent pas dans le Sud. Le naturel embrasse le surnaturel, et, plus
surprenant encore, le monde humain et le monde animal ne font plus qu’un. Les animaux sont en effet
porteur d’un puissant pouvoir totémique vis-à-vis des hommes. Nous avons vu en quoi le serpent
pouvait être porteur d’une dimension symbolique, mais dans d’autres cas, défiant les lois de la raison,
homme et animal se retrouvent liés indéfectiblement :
Tutto è realmente possibile quaggiù, dove gli antichi idii dei pastori, il caprone e l‟agnello rituale ripercorrono, ogni
giorno, le note strade, e non vi è alcun limite sicuro a quelle che è umano verso il mondo misterioso degli animali e
dei mostri. Ci sono a Gagliano molti esseri strani, che partecipano di una doppia natura. Una donna, una contadina di
mezza età, maritata e con figli, e che non mostrava, a vederla, nulla di particolare, era figlia di una vacca. Così
diceva tutto il paese, e lei stessa lo confermava. [...] Nessuna trovava, in questa doppia natura [...] nessuna
contraddizione ; e la contadina, che anch‟io conoscevo, viveva, placida e tranquilla come le sue madri, con la sua
eredità animalesca.4
Il est bien sûr possible de déceler dans la phrase de Carlo Levi une forme d’humour, si ce n’est
d’ironie ; mais cette ironie est surtout dirigée en direction du lecteur septentrional et pas exactement en
1
Ibid., p. 95.
Ibid., p. 64.
3
DE MARTINO, Sud e magia, op. cit., p. 133.
4
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 98-99.
2
134
direction de la paysanne de Lucanie et des autres paysans. Ce fait, comme tous les autres phénomènes qui
s’en rapprochent sont présentés avec la même neutralité de la part de Levi. Dans le cas de cette paysanne,
fille d’une vache, tout comme dans le cas du paysan lycanthrope, Levi ne marque à aucun moment son
incrédulité : il semble accepter, tout comme les villageois, que de tels phénomènes aient lieu1. L’extrême
objectivité dont il fait preuve n’a bien sur qu’un seul but : brouiller encore davantage les frontières,
plonger le lecteur dans cet univers hors du commun où ses limites rationnelles sont amenées à se
fragiliser. Levi recrée narrativement cette ambiguïté permanente : il faut accepter, prendre pour argent
comptant ces anecdotes qui font basculer la narration, cette retranscription d’une expérience existentielle,
dans une atmosphère de légende populaire, où l’on croise tout naturellement des femmes nées d’une
humaine et d’une vache, ou des hommes-loups. Mais cette démarche dans la réécriture est mise au
service d’une volonté précise : manifester au lecteur, ignorant complètement cette double nature du Sud,
en quoi « uomo e animale, uomo e pianta, uomo e natura qui sono più vicini »2. Savinio fait preuve de la
même objectivité teintée d’ironie que Carlo Levi : lui aussi semble accepter cette nouvelle grille de lecture,
quitte à saper celle imposée par l’idéologie dominante, drastiquement rationnelle. Savinio va peut-être
encore plus loin que Levi : ce rapprochement avec l’animalité ne semble pas l’étonner puisqu’il illustre la
manière dont les hommes subissent l’influence du type de civilisation ou de culture dans lequel ils vivent :
« Nel sud trovo uomini vicini ai ruminanti ; nel nord trovo uomini vicini al torno, alla fresa, alla cinghia di
trasmissione »3. Que la personne faisant office de guide touristique à Savinio ressemble à un mouton ne
le heurte pas plus que ça : la civilisation particulière au Sud, davantage recentrée sur le monde naturel, a
insufflé une partie de son essence aux êtres qui y ont vu le jour, rapprochant physiquement les hommes
des animaux.
Les êtres ne font finalement qu’être en phase avec ce que Mircea Eliade appelle les « existences
antérieures personnelles »4 : une généalogie se recrée, présentée rationnellement même si elle s’accompagne
d’une incursion du monde humain dans le mystérieux monde animal, et plus largement ce que Piovene
appelle les « oscure forze naturali »5. Le monde humain n’est en rien séparé non seulement de la présence
1
Levi a ici une intention bien différente de celle qui le fait comparer certaines femmes sardes à des « uccelli astuti » dans Tutto il miele
è finito (op. cit., p. 51). Dans ce dernier cas, la comparaison sert avant tout à anticiper les deux corneilles que Levi rapportera de son
voyage, créant avant même qu‟elles n‟entrent en scène des effets d‟écho à retardement dont le but est de proposer une première idée de
la cohérence du microcosme insulaire sarde. Ici, il s‟agit de démontrer la part magique de la vie paysanne de Lucanie, tout en lui
conférant une vérité, que lui-même est prêt à partager. Cette démarche n‟est pas uniquement narrative ; elle est bel et bien symbolique,
révélatrice d‟une intention d‟écriture, et témoigne du rapprochement engagé en direction du monde rural.
2
SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 43. Savinio se place cependant à un niveau plus général, par rapport à Carlo Levi, qui
effectue de son côté une sorte de radiographie de la Lucanie des années 30. Savinio reconstruit de son côté une sorte de vision du
monde plus globale, mais qui prend en considération les spécificités du Sud, montrant par la même occasion en quoi cet univers n‟a
rien de fondamentalement différent de celui du Nord : cet exemple montre bien en quoi une partie de l‟essence, de la nature d‟un
territoire, refuge d‟une activité humaine, investit les êtres qui y vivent. Mais il faut voir dans la démarche de Savinio une volonté de sa
part d‟abolir les frontières hermétiques qui séparent les mondes, à un niveau cependant plus général, mais pas abstrait pour autant. « La
psiche dell‟uomo si comincia appena ora a scoprirla, a penetrarla. Quando si comincerà a scoprire, a penetrare la pische degli animali ?
E qui si tratta addirittura della psiche dei vegetali ! » (p. 42) Mais ne telle réflexion ne pouvait pas rêver trouver meilleur illustration
dans un territoire autre que le Mezzogiorno.
3
Ibid., p. 43.
4
Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963 [1988], p. 153.
5
PIOVENE, op. cit., p. 440. Il est également capital, en plus des forces naturelles, de préciser dès maintenant l‟importance des forces
surnaturelles, au travers de leur présence, avant même de développer la question de leur rôle dans la culture méridionale. Cette
présence selon Savinio, est permanente : « Queste piazze delle città meridionali [sono] deserte in apparenza ma popolate in effetti
nonché di fanstasmi nudi, ma una innumerabile quantità di invisibili cose » (Diario calabrese, op. cit., p. 35). Certaines fêtes
populaires partent de l‟idée selon laquelle la frontière entre le monde des morts et le monde des vivants s‟abolit le temps d‟une journée
135
du monde surnaturel et animal, mais ce dernier possède une influence réelle sur l’univers des hommes.
Dans la « solitudine abitata dagli spiriti e dagli animali »1 du village de Gagliano, les hommes prennent des
ressemblances frappantes avec les animaux, et réciproquement : pour beaucoup de personnes du village,
Barone, le chien de Carlo Levi est pourvu d’ « occhi umani »2. Il y a en tous les cas une très forte affinité
entre ces univers. Comme le dit l’un des personnages de Danilo Dolci : « Mi capisco assai più con le
vacche, con le pecore, con le capre che con i cristiani »3. Nous sommes bien là au cœur de ce que Pavese
appelle « l’oscura antichità contadina »4 ; les modalités de ces rapprochement sont désormais un peu
éclaircies mais leur fonction dans l’univers méridional reste encore à préciser.
Quelle est la conséquence de ces multiples interpolations entre des éléments appartenant à des
mondes diamétralement opposés ? Quelle signification les auteurs du Nord tirent-ils de ces
entrecroisements entre le monde animal et le monde humain ? Nous avons déjà apporté quelques
éléments de réponse à cette question, en voyant notamment comment les écrivains septentrionaux
réussissaient à entretenir, même dans un domaine humain, les atmosphères fantastiques qui avaient été
inspirées par la réflexion sur l’espace et le temps. Ces mélanges hors du commun sont également une
prolongation de l’esthétique baroque représentée dans le Sud, mais ce n’est toutefois pas là l’élément le
plus déterminant. En effet, le sujet a commencé à avoir l’intuition d’une signification cachée à ces
rapprochements, allant de pair avec la double nature que différentes observations avaient permis de
déterminer. De la même manière qu’une nouvelle grille d’analyse a dû se superposer à celle dont le sujet
disposait déjà, les phénomènes porteurs d’une double nature finissent par révéler une manière autre de lire,
de ressentir toute partie du réel. Carlo Levi revient longuement sur cette idée :
Tutto, per i contadini, ha un doppio senso. La donna-vacca, l‟uomo-lupo, il Barone-leone, la capra-diavolo non sono
che immagini particolarmente fissate e rilevanti ; ma ogni persona, ogni albero, ogni animale, ogni oggetto, ogni
parola partecipa di questa ambiguità. La ragione soltanto ha un senso univoco, e come lei, la religione e la storia. Ma
il senso dell‟esistenza, come quello dell‟arte e del linguaggio e dell‟amore, è molteplice, all‟infinito.5
Les principes rationnels voient donc leur emprise mise en échec une nouvelle fois. Carlo Levi
vient le confirmer. La nécessité d’adopter une vision dédoublée sort renforcée : une nouvelle route se
trace devant l’écrivain-voyageur, devant dépasser le bouleversement de ses repères pour en adopter,
simultanément, d’autres, en contradiction avec les précédents. Une grille de lecture est mise en crise mais
une autre se crée, prend tournure. Au-delà du sens moral que revêt cette citation lévienne, nous pouvons
d’ores et déjà estimer que l’éthique nouvelle qui doit accompagner l’analyse de tout phénomène a surtout
; dans le Sud, à entendre Savinio, cette double présence est continuelle, preuve de cet entremêlement réel des plans d‟existence,
générant un mystérieux effet de profondeur et de mystère.
1
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 135.
2
Ibid., p. 100. Il est à noter que Barone lui-même possède une sorte d‟affinité généalogique avec d‟autres animaux peuplant les terres
de Lucanie, à savoir les loups, « amici antichissimi » (p. 183). Filiation ou cousinage : tous les liens de ressemblance et de parenté
possibles sont exploités dans le Sud. Tous révèlent des liens forts (nous pouvons même dire que cette généalogie est l‟une des
premières formes de cohésion du Sud), illustrent cette double nature dont de nombreux êtres sont doués.
3
DOLCI, op. cit., p. 27.
4
PAVESE, La collana viola, op. cit., p. 24.
5
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 102.
136
but de montrer l’ambiguïté de tout le réel méridional. Levi se sert directement du mot qui a tant de fois été
cité jusqu’à présent. Mais il n’est pas encore temps de la résoudre, de l’expliciter. Toutefois, ce jugement
nous indique que le sujet de « l’épreuve du Sud » soit considérer chaque manifestation du réel selon deux
plans d’analyse fondus l’un dans l’autre : objectif et subjectif, ou plus exactement littéral et symbolique, si
ce n’est allégorique.
Le monde méridional apparaît en effet rempli de symboles : nous avons vu précédemment que le
serpent, animal totémique, pouvait être rattaché à cette idée. Plus largement, tout élément est
naturellement porteur d’une dimension symbolique, comme l’explique Carlo Levi : « In questi paesi, i
nomi significano qualcosa : c’è in loro un potere magico ; una parola non è mai una convenzione o un
fiato di vento, ma una realtà, una cosa che agisce »1. Le relief gagne une consistance inédite : chaque
élément est en soi porteur d’une signification particulière, que le sujet doit être en mesure d’approfondir.
Cette double réalité, ce lien indissociable entre un objet et sa signification : la légitimité de l’esthétisme
des premiers voyageurs du Sud est complètement contredite par cette nouvelle façon de concevoir la
réalité méridionale. Se placer à niveau d’analyse superficiel, s’émouvoir de la forme et non du fond
oblitère une dimension infiniment riche d’enseignements. Le réel est privé dramatiquement de son
mystère.
Comme nous venons de le voir, les multiples chassés-croisés qui interviennent entre les différents
mondes vivants en compresenza dans le Sud apportent la preuve de l’existence d’une vie organique
autrement plus intense que ne pouvait le laisser penser la « secolare immobilità pastorale »2. Cette vie
effervescente qui anime les individus du Mezzogiorno ne la contredit pas pour autant ; elles fonctionnent
au contraire de façon complémentaire. Nous comprenons que l’incompréhension de cette double
dimension a conduit au contresens dramatiques qui ont conduit à isoler le Sud du reste de la
communauté nationale. L’archaïsme, la présence du surnaturel, ne renvoie pas à une absence de
signification : bien au contraire, l’arcaico, tout comme la proximité avec le monde animal est l’une des
preuves tangibles de la présence d’une signification cachée derrière chaque élément d’un réel aux
multiples visages ; dans le même temps, la généralisation de ce phénomène à de nombreuses régions
méridionales donne au sujet une première idée, une intuition de l’unité qui sous-tend la réalité plurielle du
Sud, à la manière de la double nature. Nous trouvons là la définition d’une nouvelle éthique dans la
manière d’aborder la région ; les réflexions des auteurs prouvent qu’elle a été pleinement assimilée. La
révélation du mystère qui entoure la double nature des éléments donne une indication claire de leur
abandon de la superficialité : tout est désormais en mesure de les intriguer, d’attirer à coup sûr leur
attention. Reste que ce mystère est loin d’être éclairci : il est davantage mis en lumière seulement. Le
changement de grille d’analyse a modifié la perception du sujet, a laissé apparaître une zone d’ombre,
indiquant certes l’existence d’un secret, mais cachant sévèrement son accès. Ce dernier point n’aura
d’ailleurs de cesse de hanter tous ces récits de voyage ; nous y consacrerons d’ailleurs un développement
1
2
Ibid., p. 101.
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 37.
137
à la fin de cette étude. Il faut toutefois préciser que la révélation de multiples modes d’existence dans le
Sud n’a pas aidé les auteurs à trouver immédiatement une forme de cohérence dans cet univers pluriel.
Au contraire, tout a été profondément complexifié. La vie organique, mise en lumière précédemment est
agitée d’une effervescence confinant jusqu’à l’illisibilité. Il y a, pour reprendre la formule d’Ungaretti « un
passare continuo da una forma all’altra »1. Comment trouver de la cohérence à une réalité double, et qui
plus animée de changements multiples, si ce n’est incohérents ? Le sujet doit à présent se demander si
cette agitation ne lui fait pas courir le risque de perdre la trace de la cohérence inhérente au monde
méridional.
SYNCRÉTISME MÉRIDIONAL. L’ADDITION DES DIFFÉRENCES
Le sujet se confronte progressivement à un problème des plus délicats à appréhender : le mélange
des temporalités, des espaces, des plans d’existence, des individus ne nuit-il pas à la véritable
compréhension de l’univers méridional ? Est-ce que la compresenza ne risque pas de devenir une alliée
paradoxale, révélant d’un côté une richesse inouïe, des passerelles jusqu’ici cachées mais finissant par
créer des zones d’ombre encore plus obscures, encore plus difficiles à percer ? Un nouveau couple
antithétique semble progressivement se former, entre cette nouvelle mise en lumière et ce
redimensionnement d’une obscurité encore plus mystérieuse car investie de forces occultes dont le sujet
ne sait pour ainsi dire rien ? Nous avons vu que ses repères étaient une nouvelle fois bouleversés : une
grille d’analyse trop arbitraire avoue son impuissance à lire certaines manifestations qui excèdent ses
capacités tandis qu’une autre s’impose, tout en lui faisant manier des critères pour l’heure peu
compréhensibles. Cette hésitation conduit en fin de compte le sujet à s’interroger sur la lisibilité de ces
interpolations de signes contradictoires. Est-il désormais encore possible de parler d’unité du Sud,
d’unification de l’univers méridional alors que chaque élément se voit pourvu d’une charge symbolique
particulière ? Ces constituantes du monde méridional gagnent une signification (autant dire une
importance, un poids) totalement inédite, mais ne sont peut-être pas en mesure de les faire comprendre à
un sujet dont la position s’oriente à nouveau vers l’extériorité : comment faire corps avec un objet rendu
encore plus complexe que précédemment ? Il est à présent nécessaire de mesurer l’ampleur de cette
ambiguïté, de reparcourir son enracinement pour mettre en lumière la façon dont les vecteurs
d’unification du monde méridional vont apparaître malgré ces postulats contradictoires.
Le sujet est désormais conscient que le Sud ne peut plus seulement être abordé au travers de ce
qui s’impose en plein lumière, vu l’importante part d’ombre que chaque objet projette au-delà de luimême. Chacune de ces ombres prolonge sa signification, contraignant le sujet à ne procéder que par
approximations successives, par tâtonnements : au début de son expérience en Lucanie, Levi s’avoue
1
UNGARETTI, op. cit., p. 31.
138
incapable de percer frontalement et immédiatement le mystère de ce qu’il appelle tour à tour
« l’indeterminata antichità di un mondo animalesco »1 ou bien encore « un’altra vita, piena di un’oscura
potenza impenetrabile »2. Levi ne peut qu’ici avouer en creux son impuissance momentanée à porter un
éclairage sur ces termes concepts au demeurant très vagues, plus allusifs que véritablement précis. Levi a
au moins le mérite d’illustrer ces concepts, à travers des exemples, décrits avec le plus d’acuité possible :
c’est là le rôle de l’histoire de la femme-vache, ou de l’homme-loup, figures emblématiques du Cristo dans
la mesure où ils incarnent la part la plus mystérieuse de la culture paysanne. Levi tente donc de proposer
une sorte de moyen terme, partant de « l’incapacité humaine à exprimer le ganz andere »3, commune à tous
les écrivains du Nord. Ces exemples appartiennent au monde de la légende populaire (il s’agit là bien la
du ganz andere : le rationnel fait une brusque incursion dans le surnaturel ; une autre nature s’exprime) ; ils
sont pourtant présentés comme pleinement actuels, parfaitement réels. Carlo Levi préfère donc dérouter
le lecteur, en le faisant entrer de plain pied dans cette ambiguïté, sans pour autant la résoudre : il s’agit
bien là d’une solution de moyen terme. Le problème de la lisibilité de ces phénomènes reste entier,
d’autant qu’ils se démultiplient à l’échelle de l’ensemble du Mezzogiorno, voire à l’échelle d’une seule
région : Piovene insiste sur « l’immensa varietà della Sicilia »4. Il ne faut cependant pas croire que le Sud
ne se borne qu’à être une accumulation d’ambiguïtés, de contradictions et de conflits disséminés sur une
vaste surface géographique. Il est au contraire la somme d’une infinité de particularités.
Le problème de la double nature n’est finalement que l’aspect impressionnant d’une partie des
éléments constitutifs du Sud, affichant une ambiguïté particulièrement saisissante, que les auteurs auront
d’ailleurs à cœur d’expliciter par d’autres moyens, notamment en consacrant une large partie de leurs
écrits à la question des pratiques magiques et du rôle du surnaturel dans le monde méridional. Il faut
avant cela revenir peut-être à une approche plus globale de la question de la multiplicité, qui semble être
une forme d’obstacle à l’unification conceptuelle du Sud. Le couple antithétique formé par l’association
du naturel et du surnaturel n’est finalement qu’une variante d’un couple plus général, plus abstrait,
constitué de la variété et de l’unité. Le sujet se retrouve confronté à la question de savoir comment se
définissent exactement les liens qui transforment cette diversité, cette variété en unité. Une image de
notre corpus est récurrente : celle de la mosaïque ; c’est l’une des principales comparaisons établies pour
donner une idée de la complexité de la situation méridionale ; il ne s’agit toutefois pas de mettre en
évidence des disparités, mais tout simplement de donner à penser que les nuances sont presque infinies
dans un territoire aussi vaste que le Sud. Cette variété, cette profusion se situent principalement au niveau
d’une seule et même région. Piovene écrit par exemple à propos de la région des Pouilles :
1
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 60.
Ibid.
3
Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 16.
4
PIOVENE, op. cit., p. 622.
2
139
I componenti della vita di Bari sono molti e contraddittori. Tutta la Puglia è un mosaico di razze ed un miscuglio di
linguaggi, ed il colore locale è scarso anche perché colori locali diversi si sono eliminati a vicenda. Se v‟è un animo
orientale in Bari, esso rimane avviluppato in uno spesso involucro che si direbbe derivato dal Nord. Bari smentisce i
luoghi comuni sul Mezzogiorno.1
La synthèse effectuée par Guido Piovene marque bien l’ambiguïté qui s’empare de ces espaces où
les nuances sont multiples. Il devient presque humainement impossible de trouver une cohésion dans
toutes ces contradictions apparentes. Piovene va même plus loin : il se demande s’il est encore possible
de trouver une forme de singularité dans ces mélanges d’éléments hétéroclites. Il manque pour ainsi dire
un fil conducteur capable de relier tous les éléments entre eux ; s’il en existe un, il n’est du moins pas
repérable immédiatement. Nous trouvons là le paradoxe de la variété, sa problématique est poussée
jusqu’à son paroxysme par Piovene : la variété finit par s’annuler, sans même conduire à l’émergence
d’une forme d’unification. Tout se perd mais rien ne se crée vraiment : la ville de Bari offrirait au regard
une sorte de neutralité, une absence de singularité, une illisibilité par défaut : il n’y aurait plus rien à
creuser, à approfondir. Ce cas extrême pose déjà la base de la question du syncrétisme que nous
développerons plus bas, en même temps qu’il confirme les remarques faites sur l’énergie vitale
permanente qui innerve chaque élément, l’amenant à changer de forme en permanence. Dans le grand
tout du Mezzogiorno, chaque partie, apportant sa propre nuance, est elle aussi soumise au nuancement :
« Anche i dialetti mutano », révèle Piovene2. Le Sud s’apparente alors à un vaste kaléidoscope, dont
chaque partie, investie d’une énergie vitale effrénée, voit sa forme se transformer, sans que son fond, sa
signification ne soit cependant altérée.
De telles animations conduisent d’ailleurs le même Piovene a conclure sur la singularité de villes
comme celle de Naples, basée sur cette activité effervescente continue, sur ce mélange perpétuel : « È una
città più ricca, con più imprevisti, più riserve e più varietà di pensieri »3. Il y a dans Naples la même
qualité que l’île de Capri : ces zones humaines sont capables de se constituer pleinement comme des
« microcosmi a sé »4, en dépit de leurs contradictions et de leur variété. Elles vont même jusqu’à pouvoir
être mises en parallèle avec le reste de l’Italie :
L‟Italia non è fatta di blocchi uniformi ma è frammentata e mescolata, quasi in un labirinto di specchi dalle infinite
rifrazioni.5
Le parallèle qu’il est possible de faire entre la diversité au niveau régional et celle qui existe au
niveau national n’est pas sans intérêt. Surtout quand Piovene choisit de confronter deux univers que l’on
renvoie dos à dos, que l’on prétend séparés alors qu’ils possèdent finalement un point commun non
dénué d’intérêt : le Mezzogiorno, tout comme une structure politique de plus ample envergure (à savoir un
1
Ibid., p. 768.
Ibid., p. 488.
3
Ibid., p. 454.
4
Ibid., p. 462.
5
Ibid., p. 790.
2
140
pays), possède une richesse humaine, culturelle, qui transcende le problème de l’unification des
différentes nuances. Tout comme Piovene, Levi s’avoue émerveillé par la cohabitation au sein d’un
même espace de cette infinité de nuances : « Come la realtà è molteplice ; come, in ogni cosa, in ciascuno
di noi, coesistono tempi diversi e lontanissimi »1. La compresenza semble donc en mesure d’apporter des
éléments unificateurs, de fournir une cohérence à ce qui n’en a a priori pas. L’arcaico peut apporter de
telles avancées : il devient une sorte de fond irréductible dont l’objet est investi, lui permettant de garder
toute sa signification en dépit de sa mise en regard avec l’actualité du présent. Il faut à présent revenir sur
une tendance particulièrement développée dans le Sud : le syncrétisme. Les infinies nuances qui peuvent
cohabiter au sein d’une même espace, de taille réduite comme de plus large importance, finissent
inévitablement par se fondre, par le biais d’un processus syncrétique qui parvient à les harmoniser du
mieux possible. Si une difficulté de lecture de l’ensemble se fait alors jour, c’est qu’elle est liée à cette
association d’éléments disparates. Il n’en demeure pas moins vrai que le syncrétisme devient une
expression de la singularité du Sud, offrant au sujet la découverte d’un type de culture des plus originaux.
Il ressort des récits de voyage de nos auteurs que le syncrétisme est la forme privilégiée employée
par la culture du Sud. Nous avons vu plus haut, dans l’analyse de l’espace, que les influences extérieures
avaient été nombreuses. Aussi loin que l’histoire et l’archéologie permettent de remonter, le Sud a
toujours porté la trace du passage sur ses terres de différents peuples, au cours de l’Antiquité comme au
cours de l’ère chrétienne. Les peuples de l’Antiquité ont disparu, les influences plus contemporaines se
sont mélangées les unes aux autres, mais leur influence culturelle ne saurait être démentie, au regard du
monde culturel méridional. Le passage des envahisseurs extérieurs, qu’ils soient grecs ou romains, est
parvenu, par le biais des ruines archéologiques, jusqu’à l’époque des auteurs d’Italie du Nord : il suffit de
voir la manière dont le souvenir d’empereurs comme Auguste ou Tibère hante l’île de Capri, décrite par
Savinio. Le cours du temps, si destructeur soit-il, n’a aucune prise sur cet héritage historique, toujours
émouvant, semble vouloir dire Savinio en écrivant :
Il pavimento della mia camera, come i pavimenti di tutte le case capresi, è di bel musaico lustro, festoso, variopinto.
Anche in ciò si continua il nostalgico ricordo di Pompei. La faretra di Eros, carica e minacciosa, domina dal mezzo del
soffitto. [...] Giro [...] la chiavetta dell‟interruttore, e su dal subitaneo cuore del buio sorge davanti a me la maestosa
figura di Ottavio Cesare Augusto.2
Au-delà de l’apparition fantomatique d’Auguste, à mettre au compte de la manière ironique qu’a
Savinio de faire de son expérience capriote un pastiche de récit de voyage classique, une continuité
historique parvient timidement à se recréer, expliquant l’impression de dépaysement commune à tous
1
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 92. Ce même Levi avoue dans le même ouvrage sa fascination pour les « infinite variazioni »
(p. 67) manifestées dans la poésie populaire sardes. Les veillées au cours desquelles ces poésies sont déclamées permettent de dire
« ogni sorta di poesia popolare, antica e tradizionale, e nuova e improvvisata » (p. 68). Cette association de différents styles se fait sans
heurts : il y a là comme un symbole de la manière syncrétique dont fonctionne le Sud, unifiant toujours des éléments (qu‟il s‟agisse de
styles architecturaux, des influences historiques, des cultures) en apparence inconciliables.
2
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 44-45.
141
nos auteurs. Le passé n’est donc en aucune manière détruit, recouvert par le présent jusqu’à en devenir
complètement invisible, ou survivant à la rigueur à l’état de ruines. Bien au contraire, chaque trace
historique a été intégrée à l’environnement, qu’elle provienne des Grecs de l’Antiquité, des Normands,
des Arabes ou des Espagnols, pour citer quelques-unes des influences extérieures qu’a connu la Sicile au
cours de son histoire. Comme nous allons le voir, de nombreux domaines culturels mettent en évidence
une forme de confusion de différentes époques historiques, de différents styles. L’imaginaire baroque,
fondé en grande partie sur l’art du mélange des styles, n’est décidément pas loin. De la même manière
que différentes langues pouvaient être parlées simultanément sur la scène des théâtres baroques, de
nombreuses époques historiques, de nombreuses cultures européennes trouvent une place dans la culture
méridionale dans son ensemble.
Le syncrétisme culturel peut être considéré comme le pendant de l’arcaico rural. De la même
manière qu’un objet pouvait survivre au passage du temps par une permanence du passé, une
réactualisation perpétuelle, le processus syncrétique du Sud assimile les différentes époques historiques
en préservant la visibilité de chacune d’entre elles dans l’espace. Le présent porte toujours en lui des
influences plurielles, du fait qu’il est parvenu à les assimiler, à les confondre, à leur donner une véritable
unité. D’où les paysages chargés d’histoire que décrit Piovene :
Sul Gargàno si accavallarono, lasciando ciascuna un deposito, genti diverse di passaggio. Le preistoria, la Grecia, Roma
e il Medio Evo vi lasciarono i loro segni, non tutti ancora messi in luce. Nelle Tremiti, belle e poco note, secondo la
leggenda fu sepolto Diomede. Il santuario di Monte Sant‟Angelo fu il più famoso nel Medio Evo. Mitologia pagana,
magìa, devozione cristiana si confuseroin modo prossoché inestricabile.1
Impossible de séparer un élément d’un autre, comme le dit Piovene. Il s’agit là de l’une des
caractéristiques les plus marquantes de ces opérations syncrétiques : le processus d’assimilation mis en
place réussit à englober, à confondre des époques très éloignées les unes des autres. S’il y assimilation, c’est
que des éléments en opposition ont été transformés, ont perdu une partie de leur identité, de leur
complétude afin d’être identifiés, c’est-à-dire rendus plus proches, plus ressemblants. L’Antiquité grécoromaine est rapprochée du Moyen-Âge tandis que le polythéisme païen est confondu avec le
monothéisme chrétien. Nous trouvons dans ce dernier exemple l’un des phénomènes les plus
intéressants de cette unification de la variété par le mélange, la confusion. Le Sud réussit une sorte de
transmutation impossible entre deux conceptions fondamentalement différentes de la religion : les
pratiques païennes et le dogme chrétien. Cette opération a de quoi surprendre : la religion chrétienne est
assimilée, tout comme l’État ou l’Histoire, à ces formes culturelles dominantes qui sont imposées
verticalement à l’espace où elles doivent s’enraciner. Mais c’est ici l’inverse qui se produit. Le milieu dans
lequel s’épanouit la culture chrétienne a dû composer avec les pratiques existantes, générant l’une des
assimilations les plus déroutantes qui soient. Ce syncrétisme religieux hors du commun ne laisse pas de
frapper les auteurs. Levi y est particulièrement sensible :
1
PIOVENE, op. cit., p. 760-761.
142
Il pomeriggio, dopo le ore del caldo, cominciò la processione. [...] Su un baldacchino retto da due lunghe stanghe,
portato a turno da una dozzina di uomini, veniva la Madonna. Era una povera Madonna di cartapesta dipinta, una
copia modesta della celebre e potentisima Madonna di Viggiano, e aveva, come quella, il viso nero : era tutta coperta
di abiti di gala, di collane e di braccialetti. [...] al passaggio della processione, scoppiava con fragore, una doppia fila
di mortaretti, disposti lungo la strada. [...] In questo chiasso di battaglia non si vedeva, negli occhi delle persone,
felicità o estasi religiosa, ma una specie di follia, una pagana smoderatezza, e come uno stordimento a cui si
lasciavano andare. [...] La Madonna dal viso, tra il grano e gli animali, gli spari e le trombe, non era la pietosa
Madre di Dio, ma una divinità sotterranea, nera delle ombre del grembo della terra, una Persefone contadina, una dea
infernale delle messi.1
Tout ce que décrit Levi, à la manière d’un anthropologue comme Ernesto De Martino, n’est que
l’illustration de la manière dont les rites chrétiens ont trouvé des points de confluence avec les
cérémonies païennes, et pas seulement les cérémonies rurales populaires. Levi remonte à dessein aux
fêtes célébrées par les peuples de l’Antiquité, de la même manière de que les fêtes lupercales s’invitaient
dans le Carnaval paysan. Le rapprochement avec la religiosité païenne permet d’accentuer l’effet de
contraste entre deux conceptions radicalement différentes du sacré : la chrétienté est enrichie d’une forte
nuance païenne ; les deux entretiennent une « convivenza »2, dans la mesure où elle se sont toutes deux
assimilées : la culture chrétienne, pourtant dominante, s’est intégrée dans les pratiques religieuses
traditionnelles, particulièrement sensibles à la force des divinités dont le pouvoir s’étend sur la vie rurale.
La divinité permet de dépasser l’antithèse, de réconcilier les opposés : le résultat obtenu déroute
profondément mais renseigne sur la manière dont le Sud réussit tout de même à s’approprier les
influences extérieures : l’expérience religieuse en est la preuve.
C’est la première conclusion que nous pouvons tirer, avant de revenir sur ce point pour
interroger le rapport du Sud avec le sacré. Le constat qu’il est possible de faire d’ores et déjà est qu’une
culture dominante comme peut l’être la culture chrétienne, est irrésistiblement amenée à se transformer
au contact de la pratique locale, populaire de la religion : les incohérences sont en fin de compte
neutralisées puisqu’elles se trouvent fondues dans une même expression de la foi en la divinité. La
Madone de Viggiano incarne elle aussi l’arcaico : elle rappelle à la fois le culte catholique (elle est en ce
sens actuelle) mais elle porte aussi cette trace du passé, qui en fait tour à tour équivalent de Perséphone ou
de toute déesse des récoltes. L’essence syncrétique de cet univers est ici clairement repérable, marquante
au plus haut point et s’impose comme l’une des réussites les plus flagrantes de ces processus
d’assimilation d’éléments pourtant contradictoires, ou du moins peu aisément conciliables a priori. Une
grande partie de l’identité du Sud est ainsi dévoilée au sujet : elle adopte une infinité de visages, parfois
associés en couples antithétiques (nous venons de le voir dans l’opposition du païen et du chrétien), mais
tous sont fondus ensemble, créant l’impression de se trouver face à une gigantesque mosaïque dont le
fond par d’une volonté de synchroniser, de mélanger par l’assimilation de la diversité. Toute l’ambivalence
de l’idée de confusion est là : impossible d’empêcher l’oscillation entre l’harmonie et l’illisibilité. Bruno
1
2
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 103-104.
PIOVENE, op. cit., p. 661.
143
Arpaia, dans son article Esperienza e memoria, n’hésite pas à faire du syncrétisme l’essence même du
fonctionnement de l’univers méridional :
Abbiamo una cultura sincretica, meticcia, che affonda le radici più recenti nella tradizione ispanica, nel barocco
spagnolo. Siamo un calderone in cui è difficile distinguere ciò che è greco da ciò che è romano, gli elementi normanni,
svevi, angioini, aragonesi, da quelli strettamente spagnoli, austriaci, francesi, tedeschi, americani. 1
L’énumération de ces différentes influences permet à elle seule de reparcourir plusieurs siècles
d’histoire méridionale ; simultanément, elle montre en quoi le Sud a été un lieu de passage, un territoire
où des présences étrangères ont laissé des traces profondes, sans cesse renouvelées, mais additionnées les
unes aux autres. La singularité méridionale, les éléments qui fondent son originalité ont su résister au
poids écrasant de ces dominations culturelles ; le Sud a acquis le moyen d’humaniser un réseau de
valeurs, de formes, de cultures. Ces différents ensembles ont ainsi perdu leur part d’extériorité,
d’étrangeté, pour devenir mieux appréhendables ; ils ont été comme acclimatés à ce milieu hors du
commun, sous l’influence de la praxis locale :
La Sardegna non è tra le nostre regioni più ricche d‟arte, ma i suoi monumenti traggono una speciale suggestione
dall‟ambiente. Certe forme stilistiche, conosciute altrove, sembrano qui trasformate dal loro rapporto con la natura
inconsueta.2
Les résultats produits par ces mises en rapport d’une culture extérieure au Sud avec son milieu
particulier sont saisissants, comme le bref regard à l’expérience religieuse l’a montré. Nous ne nous
trouvons pas face à un monstrum à proprement parler mais bien façon à des modes radicalement originaux
d’assimiler une influence extérieure : l’identité du Sud ne disparaît pas derrière ces cultures ; aucune
d’entre elles ne se substitue, ne remplace définitivement la culture existante, mais devient façonné jusqu’à
pouvoir s’intégrer durablement. « In una misura o nell’altra la società meridionale ha partecipato al
movimento della civiltà cristiana e della civilità moderna », estime Savinio3. Un partage s’opère, un
mouvement de réciprocité prend tournure : chaque élément sort transformé, même s’il doit accepter de
perdre une partie de son intégrité, comme c’était le cas pour la statue sarde déformée chez Carlo Levi :
« Le sfumature specificamente popolari o addirittura « meridionali » del cattolicesimo si vanno in parte
dissolvendo e in parte attenuando e sublimando », rappelle à ce propos De Martino4 ; de tels aléas sont
révélateurs de cette activité syncrétique intense, dont les résultats sont imprévisibles. Toutefois le Sud
met ainsi en œuvre une liberté, en dépit des conséquences parfois néfastes du processus syncrétique,
manifeste clairement sa volonté d’autonomie (nous développerons ce concept plus loin), même au
travers des influences extérieures.
1
In Narrare il Sud, op. cit., p. 25.
PIOVENE, op. cit., p. 713.
3
SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 127.
4
DE MARTINO, Sud e magia, Milan, Feltrinelli, 1959 [2002], p. 128.
2
144
Signalons toutefois pour être tout à fait complet que ce syncrétisme réussi a des limites :
l’autoritarisme de l’État ne s’accorde pas avec cette conception particulière au Sud ; il s’agit d’ailleurs de
l’une des origines de l’hostilité de la population locale envers cette forme de pensée dominante, qui
s’impose sans se transmuter afin de prendre forme plus humaine, plus adaptée à la situation du Sud. Une
conciliation est nécessaire ; nous le constaterons par la suite. Car la juxtaposition, le rapport frontal de
deux éléments disparates ne font qu’accuser les contrastes ; une lumière crue est jetée violemment sur les
éléments qui n’ont pas subi l’opération d’assimilation. La ville sarde de Carbonia en offre la triste
illustration :
Carbonia è un‟isola di terra dentro l‟isola di Sardegna, un inserto moderno in quelle rituali immutabili pergamene ;
con tutti i drammi,le tragedie, le assurdità, gli orrori, le battaglie, i dolori, le contraddizioni dell‟oggi [...]
Dopo aver corso per chilometri a perdita di vista nella piana senz‟alberi e senza persone, si entra, a un tratto, in una
città artificiale, come nata da una mente astratta, disumana e pretenziosa. Case tutte dello stesso stile, squallide di
mancanza di fantasia, dalle gerarchie predeterminate e imposte da una ambizione pianificatrice e paterna, ignorante e
paurosa della libertà [...] ; un misto di falsi ideali romani e di città della Prateria e della Frontiera. 1
La ville est l’un des angles morts les plus représentatifs sur ce territoire méridional où le
syncrétisme, où l’humanisation de l’extérieur fait force de loi. Certains éléments peinent à trouver leur
place, comme Don Trajella, le curé à forte personnalité de Gagliano (« Una pecora nera e malata in un
gregge di lupi » dit de lui Carlo Levi2), et d’autres sont mal interprétés : le roi Carlo Felice, roi de
Sardaigne (1765-1831), dont la représentation sculpturale se trouve au cœur de la ville de Cagliari « viene
ancora scambiato […] per una immagine sacra dai pastori e dalle donne della montagna, che gli si
inginocchiano quando scendono a vendere la lana e i formaggi o a fare compere »3. Ce qui peut prêter à
sourire est résolument tragique dans le cas de la ville de Carbonia : l’hégémonie de la culture dominante,
ultra-moderne, ne connaît pas dans ce cas de contestation, n’offre en aucune façon l’idée d’une possible
conciliation ou humanisation par un rapprochement avec les conceptions spatiales et temporelles du Sud.
Les rapports entre diversité et unité sont donc particulièrement exacerbés dans le Sud. Ayant été
au cours de son histoire un lieu de confluence entre diverses cultures méditerranéennes et européennes,
le Mezzogiorno offre une nouvelle fois un visage original. La multiplicité des influences est une donnée
indéniable de la réalité méridionale dans son ensemble. Ses frontières abritent une infinité de nuances,
dont l’additionnement confine parfois à l’illisibilité. Trouver une cohérence dans cette multiplicité n’en
parait que plus inconcevable. Le sujet se retrouve donc confronté une nouvelle fois à une menace
1
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 53.
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 36. « Di tutte le antiche passioni, una sola era rimasta, e aveva preso il carattere della
fissazione : il rancore », ajoute également Levi. Cette fixité de Don Trajella, ce refus farouche de s‟harmoniser, d‟entrer en symbiose
avec l‟espace et les hommes qui l‟entourent est assez symptomatique de ces échecs du syncrétisme : son identité est mise en péril, il
refuse catégoriquement la conciliation. Paradoxalement, ce personnage est en fin de compte le meilleur équivalent humain de ce que vit
le Sud : quelle réaction développer face à ce qui est imposé de l‟extérieur, comment réagir à ces influences ? Toutes ces questions sont
posées par celui qui sera au final destitué de ses fonctions (sous l‟impulsion autoritaire du podestat), faute d‟avoir pu se fondre
pleinement dans ce milieu si particulier.
3
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 38.
2
145
d’aporie ; il est littéralement pris par le « fluire ininterrotto » qui agite la réalité méridionale, et qui
fonctionne de façon telle que « cose, fatti, situazioni ti hanno già preso e portato altrove » 1. On pourrait
donc croire que le Sud n’est régi par aucune unité précise, que son identité n’est que l’accumulation de
différents visages réunis dans une espèce de mosaïque anarchique. Sa structure est toute autre :
l’assimilation syncrétique donne d’infinies nuances à la couleur propre au Mezzogiorno : toute influence
extérieure est humanisée, incorporée à un ensemble plus vaste. Ce syncrétisme, malgré ses limites, est
cependant à prendre comme une norme du Sud : il s’agit même de son essence. L’histoire montre que la
région a toujours gardé son unicité en dépit des innombrables présences extérieures qui auraient tout
aussi bien pu étouffer sa singularité, sa culture propre, la faire purement et simplement disparaître, ou du
moins la réduire à l’état de ruines. Ainsi, toute partie géographique du vaste ensemble méridional offre un
cadre précis pour cette opération de dégradation intuitive au sortir duquel chaque élément se retrouve
fermement soudé aux autres. Chaque village peut devenir « un’immagine,una forma, una norma che
unisce una realtà molteplice di animali e di piante nell’immobile ondulare delle greggi del tempo »2. Unité
et multiplicité peuvent être idéalement réunis, et interagir, opérer un mouvement dialectique, lorsque l’un
sert d’écrin à l’autre, dans le sens où l’estime Ungaretti : « Tutte le cose che ci toccano l’anima, tutti i
nostri atti purificati, sono, come una terzina di Dante, una musica slanciata e imprigionata in una
geometria »3. Le syncrétisme, cette essence du Sud, cet élément irréductible présent dans chaque
phénomène de ce type, aide en grande partie à réaliser l’unification du Sud au travers et en dépit de sa
multiplicité. Arcaico et syncrétisme sont deux aspects d’un même problème, d’une même volonté de
manifester une liberté, une autonomie. Mais cette essence, tout présent qu’il soit, n’offre pas le tableau
global de la façon dont le Sud conceptualise son unité : la question humaine, pratique, reste de ce point
de vue encore à résoudre.
L’INDÉFECTIBLE SOLIDARITÉ DU TOUT ET DE SES PARTIES
La question de la lisibilité des différentes composantes du Sud (historiques, culturelles, humaines)
finissent par être dépassées par la prise de conscience d’une unification de toutes les particularités au sein
d’un ensemble global. L’image de la mosaïque, récurrente chez Guido Piovene s’impose légitimement :
chaque pièce de ce gigantesque ouvrage possède sa place déterminée dans l’ensemble, malgré
l’impressionnante diversité de ces éléments constitutifs de la réalité méridionale, parfois en claire
opposition. L’apport de cette variété presque infinie est cependant fondamentale dans la mesure où elle
permet de toujours mettre en lumière des nuances, des cas de figure différenciés ; la fixité de carte postale
de certaines descriptions littéraires est infirmée par cette diversité, et plus largement par l’animation
1
Antonio Capuano in Narrare il Sud, op. cit., p. 45.
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 110.
3
UNGARETTI, op. cit., p. 31-32.
2
146
perpétuelle qui fait s’entrecroiser ces différentes composantes. Les effets de contraste ne se font toutefois
pas violemment : la description de la vie paysanne de Lucanie par Carlo Levi contient un certain nombre
d’éléments permettant de glisser en souplesse vers la description, par le même Carlo Levi, de la vie
pastorale en Sardaigne ; le sujet détient là la preuve de la présence de liens invisibles, encore que
profonds et solides, sur lesquels nous allons devoir revenir. Le Mezzogiorno abrite en effet un certain
nombre d’effets d’écho particulièrement frappants, fondateurs dans le processus d’unification de ce
territoire contrasté. Tous répondent à une sorte d’essence dont le Sud parait intensément imprégné : le
mélange, le syncrétisme, malgré ses inévitables limites, s’impose comme une éthique fondatrice du Sud la mise en acte concrète d’un réseau de valeurs, une norme inamovible, significative mais aussi
représentative. Cette éthique a été mise en évidence comme le principe moteur de l’unification de la
réalité méridionale, et s’est dans les faits avérée infiniment plus efficace que l’État, l’Histoire ou d’autres
concepts et idées récurrentes dans les récits des écrivains septentrionaux. L’arcaico, tout comme le
syncrétisme, sont des principes propres au Sud ; ils n’ont pas été imposés par une médiation extérieure,
mais semble être une réaction singulière de ce territoire face aux événements contingents de l’Histoire :
les influences externes ont été progressivement et nécessairement fondues, incorporées à la réalité
préexistante. Ce processus original réussit une synthèse a priori impossible : le Sud réussi à préserver une
cohérence en dépit et grâce à ces adjonctions successives, accumulées1.
La réalité apporte ainsi une forme de démenti à l’analyse d’Antonio Gramsci qui regrette le
manque de « coesione » du Mezzogiorno, tout spécialement d’un point de vue social2. Ce qui peut s’avérer
vrai d’un point de vue strictement politique doit être toutefois nuancé, vu l’existence d’un certain nombre
de liens transversaux forts au niveau régional. L’absence d’action politique commune, de revendication à
l’échelle de tout le Meridione, n’empêche pas qu’une unité puissante tienne la classe paysanne soudée, aussi
bien sur le continent que dans les territoires insulaires. Plus largement, c’est une forme toute particulière
de solidarité qui unit des éléments de nature différente les uns aux autres. Nous avons vu précédemment
que le monde humain possède des affinités évidentes avec le monde animal ; ces rapprochements ont
généré des liens d’interdépendance. Un positionnement à une échelle globale, plus générale, permet
d’ailleurs de mettre en évidence ce lien de solidarité entre le tout et chacune de ses parties, chacune de ces
nuances dont il est constitué. Autrement dit ce que Jean-Paul Sartre, dans un article consacré à Cristo si è
fermato a Eboli, appelle « l’incarnarsi di tutto in ciascuna parte »3. Cette interdépendance transcende le
monde végétal, minéral, animal et humain. Prenons l’exemple du carroubier, chez Guido Piovene :
1
Cette synthèse, cette cohérence, paraît avant tout impossible à cause des modalités dans lesquelles elle se réalise : les adjonctions
extérieures, imposées verticalement par les cultures dominantes qui se sont relayées dans la zone du Mezzogiorno, se sont mêlées à un
milieu qui de son côté réussissait une synthèse a fortiori impossible puisqu‟elle s‟opérait entre des éléments de nature réellement
différente. La synthèse entre la culture du Nord et la culture du Sud se fait paradoxalement de manière plus difficile que la synthèse
entre le monde humain et le monde animal : la première démontre l‟échec de la juxtaposition tandis que la seconde prouve le succès du
processus de syncrétisme, d‟assimilation.
2
Antonio Gramsci, op. cit., p. 67.
3
L’universale singolare, in Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. XIII.
147
Quest‟albero importato dagli arabi, carico di memorie bibliche ed evangeliche (sembra infatti sicuro che le ghiande, di
cui si nutriva il figliol prodigo nella parabola, fossero frutti di carrubo, cibo anch‟esso destinato ai porci, ma non
ripugnante all‟uomo), ci parla sempre d‟altri tempi e di altri costumi. [...] Faceva da casa agli uomini, da stalla agli
animali ; e sotto il suo ombrello isolante trovavano riposo e tetto il contadino, l‟asino, chiunque cercava un asilo. Ogni
carrubo è una piccola oasi, rievocante una terra di contadini e di pastori.1
Chaque élément particulier trouve un écho dans une situation plus générale, quelle qu’en soit la
nature. Dans cet exemple, le caroubier trouve un écho historique avec la parabole biblique de l’enfant
prodigue. Mais il ne s’agit là que d’une nouvelle apparition de l’arcaico, de la réactualisation du passé dans
le présent. La dernier phrase de la citation montre cependant la manière dont cet élément particulier
s’intègre dans un cadre général : participant d’une même nature, d’une même essence, un certain nombre
d’éléments parviennent à créer un effet de cohésion, de cohérence. Chacun d’entre eux est une sorte de
pôle d’attraction miniature autour duquel d’autres éléments particuliers gravitent. Il est dans ce cas
impossible de les séparer ; le caroubier est pour ainsi dire enraciné dans le cadre de la vie paysanne
sicilienne, il renforce les liens d’interdépendance avec le monde humain et animal. Cette unité passe donc
bien par une mise en relation, par une animation qui fait s’entrecroiser les constituantes de cet ensemble,
par l’intermédiaire d’un mouvement centripète. L’unité se fait par le biais de la solidarité, de
l’interdépendance, née d’une attraction, d’un rapprochement. C’est dans ce cadre global que s’exprime
d’ailleurs l’une des formes les plus évidentes de cette solidarité : celle qui soude la société humaine
méridionale.
Les doubles natures rapprochent des composantes particulières issues de différents milieux ;
l’analyse d’un certain nombre d’exemples a montré comment des univers généralement séparés
hermétiquement possèdent des affinités entre eux. Ces mouvements d’attraction nous ont désormais
permis de mettre en évidence la relation que peuvent entretenir le tout et la partie du tout : c’est une
véritable solidarité qui unit les différentes nuances du particulier au général. Il faut désormais s’attacher à
transposer ce fonctionnement à l’échelle humaine. En effet, l’exemple du caroubier trouve dans la réalité
humaine une équivalence, puisque les modalités de cette solidarité sont, à quelques nuances près, les
mêmes. L’exemple d’interdépendance, d’unité donné par le groupe social est capital dans la démarche
que poursuivent les auteurs du Nord : la réalité humaine est à même de donner une forme emblématique
à cette identité. Il faut commencer par noter combien le groupe social méridional entend constituer son
unité en se séparant d’un autre groupe. Les paysans, incarnant la civilisation rurale, se proclament
radicalement différent du groupe constitué par les « cristiani », c’est-à-dire les tenants de la forme de
civilisation imposée par le Nord, valable surtout dans les centres urbains mais également dans les
1
PIOVENE, op. cit., p. 624. La même relation se prolonge, après l‟extrait cité, dans le lien qui unit la fleur d‟asphodèle avec le
paysage où elle s‟épanouit : « È un fiore che si accorda con il paesaggio ». Chaque élément, aussi infime soit-il, s‟inscrit
inévitablement dans un cadre plus global, trouve le moyen de s‟intégrer, d‟entrer dans une opération d‟interdépendance. La nature
illustre également les liens qu‟entretiennent les parties du tout entre elles ; mentionnons les « gravi e pazienti contadini rugosi come la
corteccia degli ulivi da costoro coltivati » (SAVINIO, Capri, op. cit., p. 19). les paysans semblent s‟être assimilés aux oliviers, une
seconde nature semble s‟être développée en eux, les faisant ressembler, même par le biais d‟une comparaison (abstraitement, par
conséquent), à ces arbres.
148
campagnes. Les élites, les signori, font partie de ces cristiani dont le groupe formé par les paysans se
scinde1. Ce mécanisme est d’ailleurs tout à fait compréhensible, comme l’explique Tzvetan Todorov :
« L’attachement au groupe est à la fois un geste de solidarité et d’exclusion »2. L’exclusion se fait vis-à-vis
d’un autre groupe social dont le fonctionnement est aux antipodes de celui du monde rural : l’identité
sociale des paysans passe par ce premier biais, consistant en un mouvement de séparation, de mise à
l’écart, de différenciation. Cette première étape délimite une nouvelle fois des frontières originales, car
basées sur un principe moral : les deux groupes cohabitant dans le Sud appartiennent à deux formes de
civilisation bien spécifiques ; les représentants de cette civilisation rurale se réclament d’un autre mode de
vie, mais également d’une différence presque ontologique : « Siamo diversi » clame l’un des personnages
de Danilo Dolci3. Il faut entendre par là que non seulement le monde rural possède son propre mode de
vie, mais également sa propre essence, sa propre vision du monde, opposée à celle de la culture
dominante venue du Nord, exprimée dans la séparation des cristiani et des non cristiani :
- Noi non siamo cristiani, - essi dicono, - Cristo si è fermato a Eboli -. Cristiano vuol dire, nel loro linguaggio, uomo :
e la frase proverbiale che ho sentito tante volte ripetere, nelle loro bocche non è forse nulla più che l‟espressione di
uno sconsolato complesso di inferiorità. Noi non siamo cristiani, non siamo uomini, non siamo considerati come uomini,
ma come bestie, bestie da soma, e ancora meno che le bestie, [...] perché noi dobbiamo subire il mondo dei cristiani,
che sono di là dall‟orizzonte, e sopportarne il peso e il confronto.4
Dans ce complexe d’infériorité réside l’origine de cette sensation exacerbée de différence
ontologique : à l’instar des habitants des Limbes dantesques, une partie d’humanité semble avoir été
refusée aux populations paysannes rurales ; la domination culturelle s’accompagne d’effets pernicieux :
l’unilatéralité avec laquelle la civilisation du Nord s’est imposée dans le Sud a tracé une ligne de
démarcation avec les populations locales, assimilées à de nouveaux barbares5. On comprend donc que
1
Signalons également que le groupe social formé exclusivement par les cristiani n‟est pas souvent décrit par les auteurs, ce qui est en
un sens compréhensible, puisque ce modus vivendi n‟est autre que celui dont le sujet est issu, et qui est qui plus est parfaitement connu
par le lecteur. La seule comparaison faite entre ces deux modes de vie se trouve chez Alberto Savinio, dans son récit de voyage
capriote ; le frère de Giorgio De Chirico y dépeint le monde cosmopolite réuni dans le grand hôtel de la ville : « Traverso un portico, e
il miracolo è compiuto. Qui sono nel regno felice dei calzoni bianchi, dei calzettoni scozzesi, dei binocoli a tracolla, delle Kodak e
degli idiomi anglosassoni. [...] Qui botteghe civettuole – una di queste si chiama nientemeno che Boutique Fantasque – s‟affacciano
piene di ninnoli, di gingilli, di “petits-riens”, d‟inutilità. [...] Qui respiri il trascinante fiato dei grandi fulcri internazionali e qui, per un
inesplicabile fenomeno di ubiquità, tu contemporaneamente sei a Roma, a Parigi, a New York e a Calcutta. [...] Al fragore di una
feroce jazz-band, si perpetuano i fasti del tempo di Tiberio ; e le bionde Ofelie che poco fa vedesti chine sul salto del feroce imperatore
o sedute in meditazione sulla punta di Tragara, si trasformano in menadi furiose [...] » (ibid., p. 37-38). Le monde cosmopolite et
bruyant de l‟hôtel n‟a pas grand-chose du profond mystère qu‟inspire le reste de l‟île à Savinio ; tout respire l‟artificialité (il est
d‟ailleurs question d‟une référence à la Boutique Fantasque, naïf ballet de Léonide Massine, sur une musique d‟Ottorino Respighi,
inspirée de thèmes de Rossini, créé en 1919. L‟argument fantaisiste du ballet, se déroulant dans un magasin de jouets enchantés,
s‟adapte parfaitement à l‟ambiance de l‟hôtel telle qu‟elle est décrite par Savinio) . « Se questo […] sia cosa reale o leggendaria, non è
possibile stabilire distinzioni precise » (p. 38), écrit Savinio, non sans ironie. Il n‟y a pas énormément de points communs entre une
communauté paysanne similaire à celle du village de Gagliano et ce concert des nations qui ne respire que la vacuité. Comme l‟ajoute
d‟ailleurs Savinio : « La vita paesana e locale stranamente si mischia con quella forastica e internazionale ». L‟essence de ces deux
modes de vie est non seulement différente mais incompatible, ce qui sera confirmé par la suite ; en outre, c‟est aux antipodes de ce
fonctionnement que va se positionner le fonctionnement du groupe social méridional. Nous pourrions alors dire que cette société
cosmopolite telle que la décrit Savinio a la forme d‟un groupe uni sans avoir effectivement le fond tandis que la société rurale
méridionale en possède avant tout le fond, l‟essence, sans pour autant en avoir l‟exacte apparence.
2
Tzvetan Todorov, op. cit., p. 240.
3
DOLCI, op. cit., p. 27.
4
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 3.
5
Cette appellation de « barbares » réactualisée dans la question de l‟identité méridionale tient avant tout à une dérive ethnocentrique,
comme le rappelle Tzvetan Todorov : « Tous ceux qui ne nous ressemblent pas, nous les déclarons barbares » (op. cit., p. 26). La
149
l’unité humaine formée par la masse sociale rurale est en premier lieu une réaction à l’action perverse de
la culture dominante. La civilisation paysanne s’exclue d’une communauté nationale qui ne la reconnaît
pas, qui ne s’est pas construite avec elle mais qui lui a été imposée, et finit par se constituer comme un
groupe autonome possédant son propre mode de vie, son propre système de valeurs. Mais il s’agit là d’un
groupe intermédiaire, à mi-chemin entre l’individu et la nation, comme le rappelle Todorov : « La vraie
école de solidarité se trouve dans des groupes inférieurs en taille à la nation »1. La communauté des
paysans d’un village comme Gagliano en est l’illustration parfaite : Carlo Levi n’aura de cesse de rappeler
que les villageois entretiennent entre eux le sentiment profond de faire partie d’un même groupe ; plus
exactement d’une même famille :
L‟aver scoperto che anch‟io avevo dei legami di sangue su questa terra pareva colmasse piacevolmente, ai loro occhi,
una lacuna. Il vedermi con una sorella muoveva uno dei loro più profondi sentimenti : la consanguineità, che, dove
non c‟è senso dello Stato né di religione, tiene, con tanta maggiore intensità, il posto di quelli. Non è l‟istituto
familiare, vincolo sociale, giuridico e sentimentale ; ma il senso sacro, arcano e magico, di una comunanza. Il paese è
tutto legato da queste complicate catene, che non sono soltanto quelle materiali delle parentele [...], ma quelle
simboliche e acquistate dei comparaggi.2
Cet extrait apporte une confirmation à l’idée de Todorov : l’abstraction que constituent l’État et
la religion (dont l’étymologie, le latin religio, évoque précisément l’idée d’un lien tissé entre les individus,
formant une véritable communauté humaine, réunis au sein de l’ecclesia) conduit tout naturellement les
individus à reformer le lien social manquant. Ce lien unificateur de la communauté est concret, humain,
basé sur la ressemblance, c’est-à-dire la similarité, et par là même l’identité. Il dépasse les catégorisations
habituelles ; l’idée de famille est prise dans l’absolu, déconnectée des conceptions juridiques communes : la
familias méridionale est élargie à un nombre étendu de personnes ; il s’agit presque d’une gens, à l’image de
celles de l’Antiquité, regroupant des hommes et des femmes ayant en partage une même essence, si ce
n’est une même humanité, un même rapport au monde, un même système de valeurs. Une fois encore, le
mode de vie du Sud s’attache avant tout à saisir l’essence d’une idée, d’un concept, plutôt que d’’en
copier exactement la forme. La « famille humaine » de Gagliano n’en ressort que plus unie, plus liée3.
L’image lévienne des paysans de Gagliano, réunis en un groupe d’individus anonymes, parlant
d’une seule voix, revient en mémoire. D’ailleurs, Levi complète dans Cristo si è fermato a Eboli, mais
surtout dans Tutto il miele è finito la description de cette unité sociale au fonctionnement réellement
collectif. Cette solidarité de groupe s’exprime notamment par les épisodes de douleur collective,
norme délimite des frontières qui excluent radicalement ceux qui ne sont appelés à en faire partie : le Sud est le lieu de l‟inverse de la
civilisation, du développement, de l‟humanité. Nous verrons plus loin en quoi l‟influence majeure des écrivains septentrionaux a été de
réinterroger ces lieux communs réducteurs.
1
Ibid., p. 240.
2
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 78.
3
Notons également que les liens familiaux comptent parmi les plus forts, les plus inaltérables : la généalogie, le lien de parenté et de
descendance recouvre l‟idée d‟un partage, comme nous venons de le voir. Une humanité commune se transmet de génération en
génération, en même temps que le sentiment de fatalité, de résignation. Levi a tenu à montrer le fait que ce fatalisme s‟exprime déjà
chez les enfants, de manière moins frappante cependant, car mêlée à un fort élan vital. Précisons également que ce lien revêt une
importance non négligeable dans les pratiques magiques : le lien qui unit l‟enfant à naître à sa mère compte parmi les plus inaltérables,
du fait qu‟il est basé sur un destin réciproque. La pratique magique donne à ce lien une valeur de nécessité, d‟interdépendance : « Il
destino del nascituro appare legato in mille guise a quello che la madre fa durante la gravidanza » (DE MARTINO, op. cit., p. 40).
150
éprouvée par l’ensemble du groupe envers la disparition de l’une de ses parties. Une grande scène
d’enterrement de Tutto il miele è finito exprime de façon exacerbée ces sentiments collectifs, au cours
d’événements qui rassemblent toute la communauté. Cette scène est un pendant d’une scène semblable
de veillée funèbre dans Cristo ; mais elle la dépasse par la violence dramatique qui s’y déchaîne sans
retenue :
Nella casa di destra, dove c‟è il morto, stanno le donne, nel pianto e nel lamento ; in quella di sinistra, gli uomini,
seduti nell‟unica grande stanza fredda, tutto attorno lungo i muri, in silenzio ; vecchi pastori bianchi e neri, giovani
pastori in bruno velluto, operai, coi cappelli calati sul viso, i grandi corpi robusti e quadrati in attesa, senza parlare.
Fuori, di fianco alla porta, nel riparo del muro che trattiene un poco la violenza selvaggia del vento, stanno in piedi,
nell‟aria freddissima, una trentina di donne, serrate insieme come un gregge, o il coro d‟una tragedia, o uno stormo di
uccelli posati su un albero solitario [...]. L‟urlo del vento copre con la sua voce l‟urlo delle lamentrici. 1
La violence de la scène tient évidemment à ce qui motive ce déchaînement de violence
psychique : un assassinat a été commis dans le village de ces hommes et de ces femmes. Un jeune
homme a trouvé la mort à cause d’une disamistade entre deux familles, phénomène inhérent à ces groupes,
symbole de leur fonctionnement en vase clos, en dehors du domaine de compétence de la justice d’État ;
une partie de l’ensemble a été brutalement arraché au reste de cette petite société rurale, réactivant les
atmosphères tragiques déjà entrevues plus haut. La solidarité ne saurait être mieux illustrée qu’au travers
de cette scène singulière, teintée d’arcaico dans sa description des pratiques collectives d’expression du
deuil. Le village apparait ainsi particulièrement soudé, uni dans la douleur, tous les individus souffrant
comme d’un seul homme. Ce ne sont toutefois pas là les seules implications de cette solidarité ; car elle
s’avère également dynamique, érigeant l’unité sociale comme fondement d’une véritable vision du
monde.
La solidarité sociale, indéniable, exprimée dans la scène de veillée funèbre indique le lien
d’interdépendance qui existe entre les composantes de chaque ensemble déterminé : chaque village est
susceptible de présenter les mêmes expressions de violence, avec quelques éventuelles variantes. L’unité
sociale n’est pas un vain mot, elle correspond à une réalité humaine sans cesse réexprimée. Il faut ajouter
que désormais cette solidarité ne s’exprime pas uniquement de manière ponctuelle, au cours d’un
événement particulier, si douloureux soit-il. Au contraire, cette unité s’accompagne d’une perception
intuitive de la réalité, non écrite, presque immanente à chaque individu, et plus largement à chaque
groupe social du Mezzogiorno. Plus précisément, chaque groupe social est conscient d’avoir en partage une
même culture, certes, mais également un même destin. L’union des destinées humaines est de ce point de
vue-là encore plus forte que le simple lien culturel, tout important qu’il soit. Pour rendre le lecteur
sensible à ce destin collectif commun, Levi dresse un intéressant parallèle avec les poésies déclamées au
cours d’une veillée :
1
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 96-97.
151
C‟erano lunghi racconti di processi, di vendette, di uccisioni, contese di amori, contese familiari, e, soprattutto, canti
per i morti, per i morti ammazzati [...]. Ciascuno di essi è una storia, di un fatto particolare ; ma tutti sono immersi
nella stessa situazione esistenziale, e riportano ad essa ; e la ricreano, come un valore comune e collettivo.1
Levi entend avant tout dire qu’au-delà de la singularité de chaque poème déterminé émerge
immédiatement un fond commun, exactement comme si tous ces poèmes devaient arriver à la même
conclusion, inévitablement. Pris collectivement, ils forment une sorte de suite de variations, enchaînées
les unes aux autres, chacune ayant sa tonalité mais se rattachant à un thème imposé, à savoir le
déclenchement d’une violence mortelle ; la tragédie grecque n’est évidemment pas loin. Il faut donc
surtout voir cet exemple comme une éloquente comparaison que Levi sous-entend avec la situation
globale de ces groupes sociaux. Chaque individu voit sa courbe existentielle individuelle rattachée
inévitablement à un destin commun, une direction nécessairement imposée, partagée avec le reste des
membres de la communauté2. D’ailleurs, de façon tout à fait cohérente avec d’autres phénomènes étudiés
précédemment, ce destin collectif n’est pas choisi intentionnellement par chaque individu, mais est
imposée :
Questa fraternità passiva, questo patire insieme, questa rassegnata, solidale, secolare pazienza è il profondo sentimento
comune dei contadini, legame non religioso ma naturale. [...] Non possono avere una vera coscienza individuale, dove
tutto è legato da influenze reciproche, dove ogni cosa è un potere che agisce insensibilmente, dove non esistono limiti
che non siano rotti da un influsso magico. Essi vivono immersi in un mondo che si continua senza determinazioni,
dove l‟uomo non si distingue dal suo sole, dalla sua bestia, dalla sua malaria ; dove non possono esistere la felicità
[...], né la speranza, che sono pur sempre dei sentimenti individuali, ma la cupa passività di una natura dolorosa. Ma
in essi è vivo il senso umano di un comune destino, e di una comuna accettazione. È un senso, non un atto di
coscienza ; non si esprime in discorsi o in parole, ma si porta con sé in tutti i momenti, in tutti i gesti della vita, in
tutti i giorni uguali che si stendono su questi deserti.3
Le destin est collectif, tout comme la manière dont il est accepté, de manière intuitive
uniquement. Levi montre que la communauté humaine de Gagliano, dont le cas peut être pris comme
révélateur d’une situation plus globale, pose comme principe unificateur une sensation, une intuition. On
ne saurait parler d’une conscience d’une destinée commun, d’une existence orientée vers une direction
préétablie ; comme Levi tient à le rappeler, rien n’est explicitement dit, tout doit resté caché, inconscient.
1
Ibid., p. 69.
Le groupe social prime sur l‟individu, qui n‟existe en tant que tel que négativement ; il n‟est à la base qu‟une partie du tout de la
communauté, prééminente. Cette dernière peut cependant s‟élargir à d‟autres individus dans une situation existentielle similaire à celle
des membres du groupe social concerné, même s‟ils lui sont complètement étrangers. À ce titre, les confinati s‟attirent toujours la
sympathie des paysans, puisqu‟ils sont, comme eux, des victimes du pouvoir de l‟État, contraints de suivre passivement les règles de
son autorité : « Li considerano come fratelli, perché sono anch‟essi, per motivi misteriosi, vittime del loro stesso destino » (LEVI,
Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 68). L‟affinité se fait une fois encore dans le fond et non dans la forme : la situation particulière a
toujours moins d‟importance que le fond plus général dans lequel elle est inévitablement incluse.
3
Ibid., p. 68-69. La fatalité n‟est évidemment pas loin ; chaque destin individuel est pris dans un destin collectif, mais plus largement
se voit inféodé au fatum dont nous avons déjà constaté l‟existence. « Quasi tutte le famiglie avevano un bambino avviato alla mia
stessa strada », fait dire Danilo Dolci à l‟un de ses personnages (op. cit., p. 118). Nous retrouvons dans cette phrase tout le
désenchantement, toute la lucidité désabusée avec laquelle cette destinée est acceptée, avant même semble-t-il d‟être vécue par la
personne concernée. Le fait que ce destin soit collectif n‟engage pas pour autant une rébellion contre le sort contraire ; l‟acceptation de
la direction globale de cette existence se fait presque inconsciemment de la part de l‟individu concerné.
2
152
Cette acceptation fait naturellement partie de l’individu, elle est constitutive de son être. La singularité de
l’unité méridionale vient bien de là : elle s’impose comme une donnée intrinsèque, immanente aux
individus qui en font partie. Aucun processus d’unification, d’assimilation de l’individu au groupe social
n’a donc besoin d’être engagé puisque l’unité se fait d’elle-même, de manière naturelle, comme le fait
remarquer Levi. Mais cette évidence demeure ambiguë puisqu’elle ne cache rien moins qu’un pouvoir
indéfini ; on comprend d’autant mieux pourquoi les liens de l’État ne parviennent pas à recouvrir, à se
substituer les liens préexistants ; ces derniers sont tout simplement d’une autre nature, mais sont
également encore plus fort.
L’acceptation est totale, et concerne le plan purement humain, social, que celui, plus abstrait, de
l’histoire, de la trajectoire existentielle imposée à l’individu. Quand Piovene écrit à propos de la
Campanie : « La storia è fatta solo di ciò che fu, non di ciò che poteva essere », nous tenons là une idée
qui pourrait faire office de maxime pour ces communautés humaines. L’espoir n’a pas droit de cité dans
ce territoire hors du commun : un autre système de valeurs est à l’œuvre, parmi lesquelles le sens de
l’unilatéralité du cours de l’existence. C’est la nécessité et non la possibilité qui fait force de loi1. Mais
cette nécessité est acceptée : l’histoire passée n’est pas rejetée en bloc. Elle est plutôt assimilée par les
individus à leur propre existence, comme s’ils découvraient dans le passé un écho à leur propre situation :
« Il popolo ama ciò che si associa a tutti i suoi ricordi e anche alle sue sventure »2. Le passé sert d’arrièreplan aux drames modernes : « Ivi [la Calabria] le fatiche d’oggi si svolgono sugli avanzi delle civiltà
sepolte »3. De la même manière, un certain nombre d’éléments, comme les conditions de vie difficile, la
mise à l’écart de la communauté nationale, le destin collectif imposé par une loi non écrite, est semble-t-il
accepté pour une raison assez surprenante : tous ces éléments sont en fin de compte constitutifs de la
forma mentis, ils appartiennent à l’essence singulière dont le Sud est imprégné, ils sont les expressions
ambiguës de la singularité de la civilisation méridionale, car ils ne sont en rien imposés par une main
extérieure. Ce paradoxe se retrouve dans la Lucanie lévienne :
La loro avversità per lo Stato, estraneo e nemico, si accompagna (e la cosa potrà parere strana, e non lo è) a un
senso naturale del diritto, a una spontanea intuizione di quello che, per loro, dovrebbe veramente essere lo Stato :
una volontà comune, che diventa legge.4
1
Rares sont en effet ceux qui ont la possibilité matérielle de pouvoir échapper à ce destin, et la concrétiser. Au cours de son voyage en
Sardaigne, Levi arrive à la conclusion qu‟il n‟existe sur cette île que deux trajectoires pouvant permettre un tel résultat, « quella del
pastore solu che fera, solo come una fera, o quella del bandito, in cui pare si realizzi, oggi, in un individuale destino, una legge antica
di millenni, di fronte a un mondo incomprensibile » (LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 100). Reste que ces deux choix sont
paradoxalement tournés vers l‟intérieur plutôt que vers l‟extérieur : au lieu de fuir, de sortir hors cadre, de quitter le monde clos de la
communauté humaine et plus largement du Mezzogiorno, le berger et le brigand semblent se fondre, s‟enfouir dans ce monde clos,
jusqu‟à disparaître. Mais il s‟agit peut-être du choix le plus logique, ou du moins celui qui peut apporter le meilleur résultat ; car les
émigrés, les « américains », ceux qui choisissent de fuir, finissent immanquablement par revenir à leur point de départ.
2
PIOVENE, op. cit., p. 611.
3
Ibid., p. 676.
4
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 202.
153
Le droit naturel que les paysans appellent de leurs vœux, l’expression d’une volonté commune est à
la base de ce système de valeurs intuitif, immanent à la mentalité paysanne. Le drame de la civilisation
rurale est d’être prise dans l’étau de l’autoritarisme politique incarné par l’État. Tous les exemples tirés
des expériences approfondies de Guido Piovene ou de Carlo Levi portent à une même conclusion : une
humanité forte s’exprime dans les comportements des paysans. Nous serons amenés à revenir sur la
profonde signification du système de valeurs qui s’épanouit pleinement, spontanément, dans ces sociétés
humaines à fonctionnement collégial, à l’image des villages de Sardaigne où Carlo Levi est mis face à la
volonté d’autonomie d’une civilisation à la volonté contrariée par des forces extérieures plus puissantes 1.
Le drame du monde méridional consiste donc surtout dans le fait de voir sa volonté orientée dans une
direction contre nature ; son identité est intensément contrastée du fait que son expression naturelle a été
contrariée, pervertie. L’hostilité vis-à-vis du pouvoir de l’État constitue en soi une forme de singularité
dans la mesure où se trouve en position sous-jacente une autre conception de la loi, de l’autorité,
davantage basée sur des rapports humains horizontaux (la volonté de tous) et non verticaux (la volonté
d’une entité supérieure, et par là même, beaucoup plus abstraite et incompréhensible). C’est dans cet
idéal que réside la plus grande originalité de la civilisation méridionale, mais également son drame, à
savoir sa fragilité : cette nature invisible, entrevue à différents moments par le sujet de « l’épreuve du
Sud », est le principal vecteur d’unification du Sud, particulièrement fort mais paradoxalement incapable
d’endiguer les forces extérieures de l’État, de la religion ou de l’Histoire. Cette unité malléable mais
fragile trouve une illustration émouvante dans la manière dont Carlo Levi raconte la mort de l’une des
deux corneilles ramenées de son voyage en Sardaigne ; son appartenance à « un mondo assai più antico »2
que l’environnement urbain où réside Carlo Levi ne lui a symboliquement pas permis de s’acclimater, de
s’insérer à un nouveau milieu, comportant trop de différences fondamentales. Cette fragilité est bien à
l’image du monde méridional dans sa totalité. « Il Mezzogiorno è tutto amabile, ma precario », n’hésite
pas à dire Piovene3.
Précaire mais profond, éloquent mais secret, animé mais immodifiable : le Sud ne cultive pas
l’ambiguïté mais l’exprime en permanence, se rend indéchiffrable malgré lui ; pour une raison simple : ses
nuances sont tellement liées les unes aux autres qu’il est rigoureusement impossible de trancher une
bonne fois pour toute et de déterminer sa nature exacte. Celui qui observe le Sud avec l’intention de le
percer à jour doit se rendre à l’évidence : sa richesse contraint l’observateur à nuancer en permanence son
1
Nous constaterons plus loin que l‟autonomie du Sud vis-à-vis du Nord est l‟un des enjeux cruciaux du déplacement des
septentrionaux dans le Mezzogiorno ; cette autonomie est avant tout politique, mais, comme souvent, s‟exprime dans des domaines
différenciés, preuve d‟une proximité de l‟esprit méridional avec cette valeur. Citons par exemple cette remarque de Piovene sur
l‟architecture napolitaine : « Il salottino era nella reggia di Portici, con un soffitto di stucchi a colori intonato alle scene delle pareti ;
quando i Savoia la portarono qui, lasciarono il soffitto a Portici, per timore di rovinarlo, e ne ordinarono una copia. Le maestranze
napoletane, [...] aborrono il copiare, e difficilmente possono sottrasi al demone di essere originale ; perciò eseguirono un soffitto di loro
testa » (op. cit., p. 457). Nous ne sommes pas loin de l‟esprit du daìmon hantant Socrate : une force intime quasi irrépressible s‟empare
de l‟individu, conduit à répondre naturellement à sa volonté. Mais cette puissance n‟est en rien contraire à sa volonté propre, du fait
qu‟elle fait intimement partie de lui, qu‟elle le constitue. Cet exemple particulier peut très bien s‟élargir puisqu‟il exprime de manière
cohérente une nouvelle relation d‟interdépendance entre une nature, intime, et son expression dans le réel par le biais des individus.
2
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 58.
3
PIOVENE, op. cit., p. 436.
154
jugement, si ce n’est de ne pas en formuler, de peur de retrancher une partie de vérité à la description.
Citons pour achever de nous en convaincre cet extrait du Viaggio in Italia :
[Vi] è un accente che spesso ho udito suonare a Napoli in diversa forma. Un incanto nel vivere, unito però al
sottinteso che il vivere ha per se stesso qualche cosa di doloroso. Si ha una specie di pendolo tra quell‟incanto e quel
sottinteso risposto : non si sa mai quale prevalga. Anche coloro che, per tendenza politica, mi hanno accompagnato a
Napoli cercando di mostrarmi soltanto la miseria e la sofferenza, e di indicarmi la tristezza, il rancore, la disperazione
sotto la colorita commedia di quella vita, si lasciavano poi trascinare, parlandone, da un‟evidente compiacenza ;
ondeggiavano sempre tra la critica e la meraviglia ; perciò la loro stessa critica non convinceva mai del tutto. 1
Cette ambiguïté est résolument une donnée de base du Sud, et n’est pas sans poser de sérieux
problèmes aux écrivains désireux de définir avec précision l’identité méridionale. Chaque détail observé
conduit fatalement le sujet à nuancer son point de vue, une fois la perspective reconsidérée. Le risque
d’aporie n’en est que plus grand, et permet dans un premier temps de donner à la question méridionale sa
dimension exacte, ou plus exactement sa complexité. Comme l’écrit Piero Bevilacqua, « i termini
Mezzogiorno o popolazione meridionale sono solo concetti, certo utili ma astratti, che rinviano a una realtà
sociale molto articolata e stratificata »2. La réalité incarnée fait voler en éclats les catégorisations
traditionnelles ; les termes abstraits peinent à rendre compte de la variété de la réalité sociale, culturelle,
politique, du territoire en question. L’échec à définir la forme est complété par l’échec à définir le fond,
l’essence de cette civilisation basée sur un système de valeurs intuitif mais également une propension au
mélange. Ce syncrétisme empêche toute interprétation claire, mais rend éloquemment compte de la
complexité de la société méridionale, oblitérée par les jugements superficiels, de cette « civiltà primitiva e
magica, ma stabilita e completata, sviluppata fino all’ironia », pour reprendre la formule lévienne3.
Les extraordinaires composantes de la civilisation méridionale ont donc conduit les écrivains du
Nord à découvrir une unité de ce territoire insulaire et continental, pourtant miné de contradictions et
bouleversées par des oppositions et des rapports de force dont les enjeux sont parfois strictement
internes, déconnectés des présences et influences extérieures. Ce constat donne raison à Bevilacqua, qui
estime que les différentes terminologies et conceptualisations échouent à définir complètement et
précisément l’identité méridionale. La civilisation paysanne, rurale, cohabite avec d’autres modes de vie,
urbains, comme celui du pôle d’attraction que constitue Naples, véritable monde dans le monde, sans
parler de l’enracinement de la civilisation industrielle dont l’abstraite ville sarde de Carbonia est un
excellent exemple. Pourtant, en dépit de ces contradictions se fait jour l’intuition, quasi inexprimable, de
l’unification et de l’interdépendance des différentes composantes de cette mosaïque : notre corpus révèle
un nombre impressionnant d’effets d’écho entre des mondes généralement séparés rigoureusement les
uns des autres. Les auteurs du Nord prennent ainsi conscience de cette unité de l’univers méridional, au
terme de leur analyse de ses diverses modalités. Reste que cette unification possède également un fond
1
Ibid., p. 437.
Piero Bevilacqua, op. cit., p. 165.
3
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 80.
2
155
singulier : l’unicité du Sud est aussi le fruit d’une conceptualisation effectuée par un monde méridional
clairement conscient de sa particularité, de sa qualité d’unicuum. Des « favole d’identità »1 semblent en
naître, et c’est plus largement le monde méridional qui semble mettre au cœur de son identité sa
spécificité civilisationnelle, son rapport au monde unique en son genre.
1
Silvio Perrella, «Patria immaginaria », in Narrare il Sud, op. cit., p. 34.
156
LA FORME ET LE FOND. LES STRUCTURES DE L’UNICITÉ MÉRIDIONALE
UNE AUTRE GÉOGRAPHIE, UNE AUTRE HISTOIRE
Pour le sujet de l’ « épreuve du Sud », le Mezzogiorno a pris le visage d’une étrange mosaïque,
assemblée toutefois sans règle apparente : ses pièces sont innombrables et les formes qu’elle dessine
semblent improvisées, tracées sans réflexion apparente préalable. Pourtant, un regard à cette création
extraordinaire donne progressivement l’impression au sujet de discerner non pas des traits précisément
définis mais une véritable nature, une impression mentale, avant d’être rigoureusement visuelle. La chose
est en soi compréhensible : l’ambiguïté qui entoure ce portrait in fieri s’est jamais complètement dissipée,
son mystère se renforce dès que le sujet tente de l’expliciter. Des vecteurs de cohérence sont apparus, à
une échelle réduite (centrée par exemple autour d’une seule entité humaine, comme le village de Gagliano
ou celui d’Orune, en Sardaigne, visité par Levi), mais à une échelle plus large : la Lucanie et la Sardaigne
léviennes sont animées par une même essence, partagent malgré leurs différences inévitables des
ressemblances, une parenté aussi forte et symbolique que celle qui unit les membres de chaque
communauté. Mais cette essence reste aussi vague et indéterminée que l’ensemble de synonymes qu’il est
possible d’employer pour la désigner. Une mise à distance empêche systématiquement le sujet de se
rapprocher du cœur de cette essence : cette problématique du « cœur caché » sera d’ailleurs exposée plus
en détail dans l’ultime partie de ce travail. Il s’agit donc désormais pour le sujet de donner une forme à
cette essence insufflée à tout le territoire méridional. Cette démarche va être déterminante pour la
définition de l’identité méridionale, l’objet des recherches des auteurs d’Italie du Nord. Les précédentes
analyses ont montré comment le Sud avait cessé d’être une simple altérité au fonctionnement
incompréhensible, figée dans une absence de civilisation. Au contraire, le Mezzogiorno s’est mis à s’animer
d’une vitalité insoupçonnable de la part d’écrivains ignorant totalement la complexe réalité du Sud. Cet
élan leur a permis de mettre au jour l’existence d’une forme singulière de rapport au monde, définie
jusqu’ici par le terme de civilisation rurale. Nous devons désormais faire la lumière sur cette terminologie,
impliquant non seulement une essence que nous avons pu préciser plus haut, mais également une forme,
ainsi qu’une profondeur, c’est-à-dire une signification particulière. Le Sud va se métamorphoser en unicuum,
en une impressionnante singularité.
Cette extraordinaire unicité du Sud implique dans un premier temps un positionnement au-delà
des normes en vigueur. Les normes, les catégorisations, les terminologies sont généralement l’expression
d’un intervenant extérieur, à savoir la culture dominante du Nord, imposée au Sud. Le Mezzogiorno
excède, par nature, les limites traditionnelles de certains concepts : une difficulté se pose dès qu’il s’agit
d’évoquer la place de la modernité dans la société méridionale ou la question de la civilisation : la
présence de l’irréductible élément arcaico (notamment à travers la permanence des pratiques magiques)
157
empêche d’appliquer systématiquement un terme aussi précis que celui de civilisation. Le Sud s’est
approprié ce concept particulier, l’a transformé pour le rendre plus en adéquation avec la diversité des
situations qu’il propose, mais également avec sa singularité ; et l’un des apports les plus instructifs des
récits de voyage des auteurs septentrionaux sera précisément de participer à l’interrogation de ce concept
de civilisation. Pour l’heure, nous pouvons voir dans cette appropriation, comme dans tout phénomène
de syncrétisation, une expression du désir d’autonomie du Sud vis-à-vis des schémas imposés par le
Nord, mais également un mouvement de recentrement : le Sud se démarque en affirmant ses frontières,
en accusant le contraste avec celles du Nord, à la manière dont les limites du nuraghe sarde dans lequel se
faufile Carlo Levi recrée les frontières d’un monde à part :
Dentro al nuraghe c‟è […], senza intervento dell‟immaginazione o sforzo della ragione o della fantasia, il senso fisico
di essere in un altrove, in una regione ignota, prima dell‟infanzia, piena di animali e di selvatica grandezza. Ben
protetti da queste mura gigantesche, se ne sentono tuttavia gli indeterminati terrori, e il senso della arcaica crudeltà
di quegli uomini arcaici, asserragliati nelle torri, in una natura crudele.1
Carlo Levi sent de nouvelles frontières se former autour de lui, un monde ancien se recrée
progressivement autour de lui. Les expériences bouleversantes, faisant perdre au sujet son sens de
l’orientation, trouvent ici leurs conséquences. L’expérience du nuraghe met Levi en contact avec l’essence
de cette société archaïque, révolue, mais dont les traces ont gardé toute leur puissance ; Levi sent se
superposer une autre grille de lecture, une sorte de nouvelle carte du monde méridional, même si cette
transformation se fait au travers de pures impressions mentales. Le nuraghe, aussi clos et hermétique que
peut l’être le Mezzogiorno, opère sur Levi une distorsion de ses repères. Le monde, l’Histoire ne
s’observent et se conceptualisent pas de la même manière en Italie du Sud que dans le reste du pays : le
sujet finit donc par recomposer cette géographie et cette Histoire, substituant à ses schémas d’analyse
traditionnels une autre vision du monde, mettant le lecteur en contact avec un élément capital dans
l’expression de la singularité du monde méridional.
Ainsi, la forme du monde que les écrivains contribuent à recomposer et à présenter au lecteur la
façon dont le Sud se conçoit en tant qu’entité géographique. Cette démarche n’est pas sans intérêt : d’une
part, il s’agit là d’une relecture du monde selon les grilles d’analyses locales. Le Mezzogiorno se définit luimême, trace ses propres contours et simultanément, trace ceux du monde qui l’entoure. De cette façon,
les écrivains d’Italie du Nord juxtaposent cette vision particulière, centrée autour du Sud, à celle que les
lieux communs et les phantasmes en provenance d’Italie du Nord ont donné du Sud. La représentation
que certains méridionaux donnent du monde est entièrement bouleversée ; leur perception est victime
d’un puissant effet de distorsion :
1
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 47.
158
La terra è un‟isola, che intorno ci ha il mare. Io lo so, perché sono stato alla Colombaia in galera, prima, da Trapani,
e mi sono persuaso che la terra è terra, e siamo impiantati in mezzo a una isola. E quando vidi dissi nella mia
mente : “Mizzica, se anche qui c‟è il mare, intorno, come verso Castellammare, allora la terra è un‟isola”. Io vidi la
Colombaia che era un‟isola, quando m‟hanno portato attaccatto, allora ho capito che cosa vuol dire isola.
L‟Italia cos‟è ? L‟Italia c‟è pure. L‟Italia c‟è. A me qua mi pare un‟Italia tutto [...]. Qui è carcere e c‟è pure l‟Italia. E
poi c‟è pure la Sicilia. Che differenza c‟è fra Sicilia e Italia ? Quando si dice “Giornale di Sicilia” vuol dire giornale di
tutte le parti.1
La perception locale et nationale du personnage de Danilo Dolci est tout à fait symptomatique de
l’absence complète de toute grille de lecture précise au niveau géographique. Cet exemple démontre
l’importance relative qu’occupent les formes, les délimitations, les limites, dans le Sud. Le monde, tel que
ce personnage se le représente, est davantage le fruit de son imagination, une pure intuition, floue, et en
tous les cas bien loin de la réalité géographique2. Le Mezzogiorno peut donc être considéré pleinement
comme un monde en soi dès lors qu’il se fonde sur des frontières réduites, donnant presque l’impression
de reléguer le reste du monde dans un ailleurs flou, indéterminé. L’interprétation géographique que ce
personnage fait du monde est d’autant plus intéressante qu’elle mélange sans distinction les frontières
géographiques traditionnelles : la Sicile et l’Italie finissent par ne plus faire qu’un, et le monde entier
s’apparente à une île, c’est-à-dire un lieu hermétique, sans relation avec l’extérieur. Nous trouvons donc
ici l’expression extrême d’une extériorité. Le monde du personnage de Dolci se limite à ses propres
connaissances, le reste n’est qu’une vague idée, prouvant de nouveau l’absence de rattachement de
certaines zones avec le reste de l’entité territoriale nationale. L’Italie est aussi vague politiquement que
géographiquement3.
Bien évidemment, la distorsion de la perception de ce personnage est un cas extrême. Mais son
ignorance de la situation géographique précise à une échelle locale, ainsi qu’à une échelle plus large, de
dimension nationale, témoigne de cette capacité à forger des frontières arbitraires, mais qui ne sont que
les fruits de l’isolement, de l’abandon dans lequel le Sud est placé. L’image de l’île est de ce point de vue
très parlante : l’île est un espace géographique à l’écart du reste du monde, à savoir le continent ; il s’agit
plus exactement d’un espace sans frontière, sans limite, c’est-à-dire sans lien, sans relation avec le reste de
l’univers. Les territoires insulaires du Mezzogiorno sont en fin de compte les plus à même de rappeler que
le Sud n’est pas rattaché à une entité géographique et politique de plus grande dimension. Les deux
niveaux se retrouvent liés de manière extrêmement cohérente. L’absence relative de l’État, confiné au
rôle de puissance abstraite et menaçante, finit par avoir une conséquence sur un plan strictement
physique, géographique : le Nord de l’Italie est entouré d’abstraction, et le Mezzogiorno, pris entre une
pluralité de mondes, d’influences, se met à se désolidariser pour non seulement affermir ses propres
frontières, et instaurer une distance avec les territoires qui le cernent.
1
DOLCI, op. cit., p. 24.
Cette même perception se retrouve par ailleurs dans I Malavoglia de Verga.
3
D‟autres territoires, encore plus lointains que la Sicile, sont également délimités de façon floue : « La Russia com‟è ? Una piccola
isola » (p. 30). Cfr. aussi : « La terra è un mare » (p. 109). Et plus loin dans cette nouvelle, ce même personnage ajoute à l‟incertitude
géographique son incertitude politique : « Certo ci sarà chi comanda l‟Italia. Chi è ? Mussolini mi pare » (p. 27). L‟environnement du
narrateur de la nouvelle n‟est donc défini qu‟abstraitement, preuve de l‟estraneità de la culture du Nord et de ses normes de
représentation.
2
159
Les exemples de définition géographique de l’Italie et plus largement du monde apparaissent
ponctuellement dans notre corpus mais leur importance est loin d’être négligeable. Le seul plan
géographique permet d’instaurer un intéressant d’effet d’écho avec la situation politique : le Sud a
tendance à considérer comme abstraites les limites de l’Italie du Nord, en parfaite conformité avec la
place abstraite de l’État dans ces contrées de la péninsule. Il en devient une terre presque imaginaire, ou
du moins mystérieuse, attirante, un véritable point de fuite dans l’horizon immuable des habitants du
Mezzogiorno, un ailleurs, pour ne pas dire une Terre promise. « Pensano più all’Altitalia di noi », lâche le
narrateur de Terra d’esilio1. La raison en est clair : le Nord symbolise d’un côté une culture dominante
écrasante mais représente d’un autre côté l’espoir nié dans le Mezzogiorno. Le monde extérieur se pare
alors d’un aspect réellement mythique, se représente au fil des constructions mentales et de leur
évolution :
Per la gente di Lucania, Roma non è nulla : è la capitale dei signori, il centro di uno Stato straniero e malefico.
Napoli potrebbe essere la loro capitale, e lo è davvero, la capitale della miseria, nei visi pallidi, negli occhi febbrili dei
suoi abitatori [...] ; ma a Napoli non ci sta più, da gran tempo, nessun re ; e ci si passa soltanto per imbarcarsi. Il
Regno è finito : il regno di queste genti senza speranza non è di questa terra. L‟altro mondo è l‟America. Anche
l‟America ha, per i contadini, una doppia natura. È una terra dove si va a lavorare, dove si suda e si fatica, dove il
poco denaro è risparmiato con mille stenti e privazioni [...] ; ma nello stesso tempo, e senza contraddizione, è il
paradiso, la terra promessa del Regno.
Non Roma o Napoli, ma New York sarebbe la vera capitale dei contadini di Lucania, se mai questi uomini senza Stato
potessero averne una.2
La géographie des paysans de Lucanie oscille entre une certaine rationalité, une certaine
cohérence et une propension à la mythification. Levi nous indique d’ailleurs que cette représentation du
monde ne peut exister que dans la mesure où elle se fait « in un modo mitologico »3. Là encore, les
limites de la géographie traditionnelles sont dépassées : cette représentation est investie d’une essence,
elle devient ainsi dynamique, animée de l’espoir futur et de la déception présente4. Cette transposition sur
un plan mythique n’est d’ailleurs pas anodine : elle n’est autre que la mise en mouvement du système de
valeurs que véhicule le Sud en l’appliquant non seulement au plan géographique, mais surtout au plan
historique.
1
PAVESE, op. cit., p. 93. À une géographie peu certaine s‟oppose le désir irrépressible, mais toujours déçu, de mobilité de la
population : « Quegli uomini parevano starci provvisori » (p. 94).
2
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 108.
3
Ibid.
4
Cette dichotomie est surtout palpable chez les americani, c‟est-à-dire les émigrés du village de Gagliano, revenus après plusieurs
mois (voire plusieurs années) d‟existence de l‟autre côté de l‟Océan. Le souvenir des États-Unis génère une important nostalgie chez
ces hommes, motivée par l‟éloignement définitif de cette Terre promise : l‟univers de ces individus se resserre autour de la petite
communauté paysanne après avoir été centrée autour de New York et de ses richesses. La carte de leur monde se réécrit ainsi à une
échelle autrement plus réduite, tandis que l‟Amérique redevient l‟élément polarisateur des rêves et des déceptions, le véritable centre
politique de la vie des paysans, inaccessible : « Prendono volentieri quello che arriva da New York, come prenderebbero volentieri
quello che arrivasse da Roma. Ma da Roma non arriva nulla. Non era mai arrivato nulla, se non l‟« U. E. », e i discorsi della radio » (p.
115). Il est d‟ailleurs tout à fait significatif que l‟incarnation de ce rêve américain, le Président Roosevelt, alors en charge, devienne
une figure familière, mais surtout mythifiée, qui devient « una specie di Zeus, di Dio benevolo e sorridente, il padrone dell‟altro
mondo » (p. 107). Cette figure tutélaire, associée à la Madone noire, dont nous préciserons plus loin le rôle pour les paysans, va jusqu‟à
remplacer les figures italiennes du pouvoir : « Non ho mai visto, in nessuna casa, altre immagini : né il Re, né il Duce, né tanto meno
Garibaldi, o qualch‟altro grand‟uomo nostrano ». Cette mythification, et qui plus est cette juxtaposition dans l‟esprit des paysans d‟une
figure humaine avec une divinité, nous renseigne éloquemment sur le fait que le Sud s‟approprie et applique selon des règles qui lui
sont propres une certaine conception du sacré.
160
L’histoire est le lieu d’expression privilégié de la réécriture mythique des événements du passé.
Cette notion de mythe sera spécifiquement approfondie plus bas, mais nous pouvons dans un premier
temps repérer sa présence dans l’un des phénomènes historiques les plus emblématiques du Sud : le
brigandage, dont la période la plus active remonte au XIXe siècle, notamment à la suite de l’Unité
italienne. Quelle définition donner de cette expression d’origine populaire d’opposition à l’État ? Piero
Bevilacqua l’analyse comme d’« anarchiche rivolte di matrice contadina ma animate da profonde e
contraddittorie esigenze di giustizia sociale »1, motivées par un ensemble de causes liées au processus de
rattachement de l’ancien royaume des Bourbons à la jeune monarchie de Victor Emmanuel II2. Parmi
celles-ci, Bevilacqua mentionne notamment « la nuova pressione fiscale » subie par les populations du
Mezzogiorno, « l’antico bisogno di terra delle popolazioni rurali », « lo scioglimento dell’esercito
borbonico » ou bien encore « la coscrizione obbligatoria imposta dal nuovo stato ». Si nous nous en
référons au jugement de Bevilacqua, ces différentes motivations s’avèrent l’expression dynamique et
exacerbée d’éléments présents dans l’actualité du voyage des écrivains d’Italie du Nord. En d’autres
termes, l’opposition à l’État, le refus de se soumettre à un pouvoir injuste, le désir d’autonomie ne sont
en fin de compte que des valeurs étonnamment communes à l’époque du Risorgimento et à l’Italie de
l’entre-deux-guerres, démontrant une cohérence appliquée non plus à une perspective transversale non
plus géographiquement mais historiquement. Reste que l’époque de pleine expansion du brigandage est
désormais révolue ; mais les territoires que parcourent les auteurs, et les individus qu’ils rencontrent
portent encore la trace, la mémoire de leur hauts faits, à l’image de ce vieillard de Lucanie, dont le
témoignage est rapporté par Carlo Levi :
Egli era così vecchio che al tempo dei briganti era già un giovanotto. Non potei mai sapere con certezza né fargli dire
precisamente, se anch‟egli fosse stato, come è probabile, uno dei loro ; ma certo aveva conosciuto il famoso Ninco
Nanco, e mi descriveva come l‟avesse vista ieri, la compagna di Ninco Nanco, la Brigantessa, Maria „a Pastora, che
come lui era di Pisticci. [...] Il vecchio affossatore la ricordava benissimo, [...] mi diceva come essa era bella, grande,
bianca, e rosata come un fiore [ma] non mi sapeva dire come fosse finita [...]. Non era morta, e non l‟avevano presa,
mi diceva ; era stata vista a Pisticci, tutta vestita di nero ; poi era scomparsa, col suo cavallo, nel bosco, e non s‟era
mai più saputo nulla di lei.3
1
Piero Bevilacqua, op. cit., p. 64.
Savinio va d‟ailleurs jusqu‟à dire que « il brigantaggio della Calabria era una forma di patriottismo [...] : la sola forma di patriottismo,
la sola forma di liberalismo, la sola forma di giustizia, la sola forma di umana vita, in mezzo alla legale iniquità di quel tempo, in
mezzo alla legale crudeltà, in mezzo alla legale inumanità. O equivoco bestiale ! » (Diario calabrese, op. cit., p. 57). La lecture de
Savinio confirme l‟impression de voir dans le brigandage la forme active, encore que conjuguée au passé, d‟un ensemble d‟idéaux
politiques encore d‟actualité au siècle suivant. À la différence près que l‟ennemi commun des brigands et des paysans, à savoir l‟État
autoritaire, asphyxie complètement toute possibilité de voir l‟épopée des brigands se poursuivre au XX e siècle. Ce passé est encore
réellement observable dans le présent, par l‟intermédiaire de témoignages directs ou indirects, mais semble définitivement inaccessible,
impossible à rattraper, et relégué au statut de mythe.
3
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 62-63. L‟autre medium permettant de ressusciter le souvenir des brigands est donc celui
de l‟espace, plus exactement celui de la topographie ; certains noms de lieux sont intimement liés à l‟une des pages de l‟histoire du
brigandage, gardant sa mémoire intacte, à l‟instar de la Fossa del Bersagliere dans Cristo : « La piazza ha case da una parte sola ;
dall‟altra c‟è un muretto basso sopra un precipizio, la Fossa del Bersagliere, così chiamata per esservi stato buttato un bersagliere
piemontese, sperdutosi in questi monti al tempo del brigantaggio e fatto prigioniero dai briganti » (p. 11).
2
161
Le vieux fossoyeur se fait le médiateur du souvenir des brigands : leurs personnes ainsi que les
valeurs qui les définissaient se trouvent réincarnées par la parole de vieil homme ainsi que par l’écriture
lévienne ; en un sens, Levi accomplit un travail d’historien en retranscrivant, en arrachant à l’oubli ce
fragment d’histoire de la Lucanie. Cette incarnation est d’ailleurs surprenante, pour Levi comme pour le
lecteur. L’auteur de Cristo ne manque pas de signaler sa surprise : les deux célèbres brigands de Lucanie
prennent vie comme s’ils existaient encore, comme s’ils hantaient encore les campagnes des environs de
Gagliano. De la même façon, le lecteur peut être également surpris de voir que Carlo Levi semble prêter
foi aux dires du vieil homme. Nous avons vu plus haut en quoi cette attitude avait pour motivation la
volonté de brouiller les grilles d’analyse : une hésitation s’instaure entre la part de réalité et la part de
légende simultanément présentes dans ce récit, renouvelant le thème de la comprensenza, concernant ici
deux plans d’analyse. Les exploits des brigands ont dépassé le simple cadre de la relation historique ; le
récit du fossoyeur le laisse paraître : ces événements du passé ont été eux aussi modifiés par la forme
d’intemporalité insufflée dans un large ensemble d’objets et de personnes dans ces régions d’Italie. Le
phénomène du brigandage, dont l’importance ne saurait être niée – le phénomène remonte au XVIIe
siècle – a été véritablement sublimée, placée à un autre niveau d’analyse ; Levi informe le lecteur sur cette
métamorphose déterminante :
I contadini di Gagliano non si appassionavano alla conquista dell‟Abissinia, non si ricordavano più della guerra
mondiale e non parlavano dei suoi morti ; ma una guerra era in cima ai cuori di tutti, e su tutte le bocche,
trasformata già in leggenda, in fiaba, in racconto epico, in mito : il brigantaggio. La guerra dei briganti era
praticamente finita nel 1865 ; erano dunque passati settant‟anni, e soltanto pochi vecchissimi potevano esserci stati,
partecipi o testimoni [...]. Ma tutti, vecchi e giovani, uomini e donne, ne parlavano come di cosa di ieri, con una
passione presente e viva. [...] Tutto li ricorda : non c‟è monte, burrone, bosco, pietra, fontana o grotta, che non sia
legata a qualche loro impresa memorabile [...]. I luoghi, come la Fossa del Bersagliere, hanno preso nome da loro o
dai loro fatti. [...] Col passare del tempo, quelle gesta che avevano così vivacemente colpito le [...] fantasie, si sono
indissolubilmente legate agli aspetti familiari del paese, sono entrate nel discorso quotidiano, con la stessa naturalezza
degli animali e degli spiriti, sono cresciute nella leggenda e hanno assunto la verità certa del mito. [...] Per loro,
quella è una storia raccapricciante. Soltanto, sta ad essi nel cuore ; fa parte della loro vita, è il fondo della loro vita,
è il fondo poetico della loro fantasia, è la loro cupa, disperata, nera epopea. Anche il loro aspetto, oggi, richiama
l‟immagine antica del brigante [...]. Il loro cuore è mito, e l‟animo paziente. Secoli di rassegnazione pesano sulle loro
schiene, e il senso della vanità delle cose, e della potenza del destino. 1
Si le brigandage est encore si profondément enracinés dans le cœur et dans l’âme des paysans,
c’est avant tout parce que ce phénomène historique régional fait intimement corps avec leur propre
situation existentielle. Il y a une claire affinité entre les brigands du passé et les paysans du présent pour
cette raison précise : le lien de parenté que nous avions repéré précédemment joue ici à plein. Le
brigandage est une mémoire résolument vivante, humaine, quoiqu’orale : ce sont les hommes et les lieux
qui se font le relais de cette période révolue de l’histoire méridionale. Surtout, on voit combien le
parallèle entre ces deux moments historiques séparés pourtant de près d’un siècle est pleinement justifié :
dans ce territoire où tout est immuable, les héros du passé ressemblent physiquement, mais surtout dans
1
Ibid., p. 121-123.
162
leur essence, à ceux du présent : ils partagent un même système de valeurs, une même vision du monde.
Un large ensemble de notions sont partagées unanimement par les brigands et les paysans ; nous
commençons alors à comprendre pourquoi leur histoire est devenu un mythe : cette rébellion violente
contre l’État, cette explosion d’un désir de liberté et de justice a eu lieu dans un passé désormais révolu.
Le brigandage ne semble plus concevable à l’époque présente si ce n’est à l’état d’idéal : la résignation
séculaire des paysans semble avoir conduit à étouffer la capacité à reproduire, à réactualiser ce combat.
La colère des paysans a été désamorcée ; la contemplation du passé est érigée en modèle inaccessible :
nous sommes bien dans un temps mythique, car comme nous le verrons, le propre de cette temporalité
est d’instaurer une distance définitive avec le présent, tout en gardant un lien essentiel avec lui. Comme le
dit d’ailleurs Piovene : « Sul filo della leggenda si arriva alla verità »1 : deux époques historiques bien
différenciées, se trouvant sur deux plans de lectures radicalement opposés peuvent trouver facilement des
zones de contact dans la mesure où elles partagent un esprit commun. Ce qu’a su prouver l’exemple du
brigandage, particulièrement éclairant une fois mis en regard avec la situation des paysans de Lucanie de
l’époque fasciste, dont elle semble le versant actif. Il s’agit là encore d’un effet de distorsion : le passé est
rapproché en un sens artificiellement vers le présent mais en vertu d’une forte ressemblance avec une
situation actuelle. Le brigandage fait partie d’un patrimoine commun aux seuls individus habitant la
Lucanie, il leur permet d’affirmer encore davantage leur singularité, par ce biais descendu en droite ligne
d’un autre niveau d’analyse.
La légende s’impose donc comme un nouveau vecteur de la société humaine méridionale, dans la
mesure où elle semble définir un imposant patrimoine commun : Giuseppe Ungaretti est sensible à
l’esprit épique qui anime la Campanie et ses « luoghi sinistri ed epici »2, où les hauts de faits de Rinaldo
sont encore transmis au public par les cantastorie. Cette même attirance pour la dimension légendaire
frappe également Piovene, qui déclare que « [la Calabria] ha un fondo piuttosto epico che lirico »3. Ainsi,
l’épopée, la légende, le mythe semblent bel et bien être une autre de ces secondes natures dont le Sud
semble pourvu. Mais cette capacité à donner à un objet particulier un statut mythique n’est pas sans
conséquences ; en effet, nous avons vu que la légende possède un lien des plus étroits avec la situation
actuelle où elle peut s’épanouir : une même essence s’exprime dans les deux cas, les deux plans se
trouvant dans un positionnement clairement spéculaire. Le portrait du Sud que les auteurs du Nord
composent doit donc inévitablement tenir compte de cet élément des plus singuliers : l’identité
méridionale se construit non seulement dans le présent mais aussi en entretenant un lien de solidarité
avec son passé mythifié. Ces mouvements d’aller-retour témoignent au final de la possibilité que possède
le Mezzogiorno de constituer de lui-même ses propres mythes, ses propres légendes, dont la signification
est avant tout destinée aux populations locales. Cette modalité de représentation est à la fois hors du
commun, complète l’unicité du Sud en propageant une sensation d’ambiguïté toujours plus forte, sur
laquelle nous allons devoir nous pencher.
1
PIOVENE, op. cit., p. 480.
UNGARETTI, op. cit., p. 64.
3
PIOVENE, op. cit., p. 660.
2
163
THÉÂTRE, MYTHE, SACRALITÉ. QUAND LE FOND EST PRÉFÉRÉ À LA FORME
Les écrivains septentrionaux entretiennent à dessein les ambiguïtés de l’interprétation de la réalité
méridionale. Divers plans de réalité s’entrecroisent, la légende est en permanence réactualisée, l’effet de
brouillage est continuel. Dans ces conditions, nous sommes légitimement amenés à nous interroger sur la
place qu’occupent la légende et le mythe dans l’identité méridionale. L’exemple du brigandage analysé
plus haut a prouvé que des récits mythifiés gardent une place majeure dans l’identité de cette région de
l’Italie. La raison en est simple : la légende donne un éclairage instructif sur l’époque actuelle, elle se
développe parallèlement à elle, elle fait figure d’idéal à reconquérir. Il faut donc considérer un
phénomène tel que le brigandage comme porteur d’une valeur allégorique : cette partie de l’histoire
méridionale a acquis une autre dimension, révélé une signification profonde et permis d’affirmer une
cohésion synchronique du Sud de la péninsule italienne. L’aura de légende qui encercle certaines
composantes de l’environnement méridional en font un contrechant inévitable ; ce lien est véritablement
celui d’une interdépendance, de solidarité. Ce sensus allegoricus a ainsi fini par aider le sujet à voir plus loin
que l’impasse dans laquelle l’obscurité du sensus litteralis de l’actualité historique le tenait enfermé : une
nouvelle perspective s’est offerte au sujet ; la légende a donc pour principale utilité de proposer au sujet
un nouveau point de vue à partir duquel vivre et interpréter le Mezzogiorno avec le plus d’acuité. Mais ce
terme de légende reste encore particulièrement ambigu ; les auteurs eux-mêmes alternent entre différents
synonymes : légendes, mythes. Tous ces concepts sont aussi ambigus que la réalité à laquelle ils
renvoient. Cependant, la réalité méridionale elle-même est ambiguë dans la mesure où elle peut à tout
moment être sublimée et acquérir un statut légendaire. Le sujet se retrouve devant une indécision,
comme celle qui frappe Savinio, perdu entre la réalité et l’atmosphère inquiétante des ruines du temple de
Mithra : « Il destino quassù non tocca terra ma sta sospeso tra cielo e mare »1. Toute la réalité méridionale
est ainsi susceptible d’ondoyer entre ces deux bornes diamétralement opposées mais fonctionnant en
parallèle l’une de l’autre.
Une difficulté se pose en effet dans la mesure où une partie de la réalité peut se sublimer pour
changer de nature, rendant effectif l’effet de brouillage que nous évoquions plus haut. Nous pouvons ici
nous intéresser à l’une de ses formes les plus intéressantes : la vie méridionale propose de manière assez
récurrente un rapprochement assez ambivalent avec le monde du théâtre. Le Sud regorge d’éléments
pour le moins spectaculaires : la première partie de cette étude en évoqué quelques uns parmi les plus
emblématiques, notamment du fait de la fantaisie baroque qui semble avoir pris possession des les lieux.
En outre, le Sud et le théâtre possède, en plus de cette force d’évocation parfois terrifiante le fait d’être
considéré comme un monde en soi, régi par un ensemble de règles déterminées mais également par une
grande cohérence : ces deux mondes sont parfaitement achevés, complets, autonomes, et placés en
1
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 65.
164
regard d’un autre monde, extérieur, avec lequel ils entretiennent des liens contradictoires mais
complémentaires, ambivalents mais effectifs. La ville de Naples telle que la décrit un Guido Piovene
impressionné joue sur une réciprocité : le théâtre est un monde et le monde est un théâtre. Cette
théâtralité, cette dramaturgie parfaitement réglée s’exprime par exemple durant la fête populaire
napolitaine du struscio, effectué le Jeudi saint :
Io penso che la vita abbia più d‟una dimensione, e narrandola non saprei rinunciare a nessuna. Non potrei per
esempio rinunciare all‟incanto che mi dànno le strade e i vicoli di Napoli [...]. Ho avuto la fortuna di essere a Napoli
nei giorni precedenti e dopo lo struscio. [...] Questo passeggio di due giorni nelle vie principali della città, chiuse al
traffico dei veicoli e ridotte a salotto, [...] è per se stessa un avvenimento teatrale. [...] È nell‟indole napoletana
considerare la città come una macchina teatrale.1
Naples a tout d’un théâtre. À en croire Guido Piovene, la ville fonctionne sur le même mode :
étant généralement admise comme la « capitale » septentrionale du Mezzogiorno, le rapprochement avec
l’univers théâtral est compréhensible. Naples est un monde clos, aussi singulier et hermétique que le
monde théâtral, disposant de ses propres règles, dérivant en droite ligne d’une tradition, d’une culture,
d’une histoire. Cette ressemblance est frappante lors des cérémonies populaires, lorsque la communauté
dépasse sa variété, ses contrastes (la Naples populaire, Spaccanapoli, est en soi un monde à part, au sein
de la ville) pour se réunir à la faveur d’un événement symbolique, lié ici aux festivités religieuses. La
cohésion de la communauté humaine se représente à cette occasion : elle apparaît de façon visible,
marquante, spectaculaire. Piovene est avant tout impressionné : il a la sensation de se retrouver spectateur
d’un événement emblématique de la culture napolitaine. La théâtralité prend possession de la ville, les
rues deviennent le décor, l’écrin offert aux acteurs en costume, les habitants de la ville venus flâner
dehors vêtus de leurs habits neufs. Cette démonstration montre comment un événement ponctuel peut
venir briser la linéarité quotidienne et se hisser immédiatement à un autre plan d’analyse : la fête est
théâtrale dans la mesure où elle est chargée d’un potentiel symbolique qui transparaît de façon marquée,
accentuée sciemment.
Le poids symbolique d’un événement particulier n’est apparu qu’au seul Piovene. Ungaretti,
toujours à Naples, a eu l’occasion de se rendre compte de la passion des napolitains pour une tradition
du type de celle des cantastorie, des conteurs publics. Mais c’est surtout Carlo Levi qui en a eu la
démonstration la plus flagrante en Lucanie : sous ses yeux, la vie des paysans de Gagliano est devenue
littéralement un véritable théâtre. Le village s’est représenté à la faveur de la représentation d’une pièce
inventée par les paysans eux-mêmes :
1
PIOVENE, op. cit., p. 430-431. Cf. l‟ouvrage de Stefano De Matteis, Lo specchio della vita. Napoli : antologia della città del teatro,
Bologne, Il Mulino, 1991. Cette fête populaire, située durant les festivités entourant la fête de Pâques, rappelle assez clairement la fête
du Carnaval paysan chez Carlo Levi. Nous sommes évidemment dans deux mondes diamétralement opposés : la campagne de Lucanie
a peu de points en commun avec le monde urbain napolitain ; reste que les deux fêtes populaires mobilisent la population toute entière,
représentent un moment d‟unité de la communauté (elle est, en ce sens, religieuse : elle lie les individus entre eux), et se déroulent par
conséquent à la manière d‟une « sacra rappresentazione » (LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 175). Il y a dans les deux cas
quelque chose d‟un rituel, soumis à des règles strictes (la tenue vestimentaire prend dans les deux cas une dimension symbolique). Il
s‟agit de deux événements-clés dans la vie des communautés humaines concernées : ils mettent en acte une partie de leur culture
populaire, leur singularité s‟exprime avec un relief unique en son genre.
165
Dentro a un cerchio di uomini, donne e bambini, spettatori appassionati, era cominciata, senza palco né scene, sui
sassi della strada, una rappresentazione teatrale. Ogni anno [...] i contadini avevano l‟usanza di recitare una loro
commedia improvvisata. Qualche volta, ma assai di rado, era di soggetto religioso, qualche altra ricordava le gesta dei
paladini o dei briganti ; il più delle volte erano scene comiche e buffonesche tratte dalla vita quotidiana. Quest‟anno,
l‟animo ancora commosso dalle recenti vicende, i contadini avevano immaginato un dramma satirico, a sfogo poetico
dei loro sentimenti.1
L’actualité récente, bien réelle, à savoir la décision d’interdire à Levi d’exercer son activité de
médecin auprès des paysans, est transfigurée par cet art théâtral populaire. Levi avoue au cours de cette
scène ne pas reconnaître les acteurs, tant leur maquillage est réussi. La pièce, montrant un ange guérisseur
vêtu de blanc entrer en conflit avec un démon habillé de noir propose un traitement allégorique mais
compréhensible par tous, comme le précise peu après Levi :
Non ho mai saputo chi fosse l‟autore : forse non ce n‟era uno, ma parecchi, tutti gli attori insieme. Le battute che
improvvisavano si riferivano alla questione che agitava gli animi in questi giorni ; ma la finezza contadina faceva sì
che le allusioni non fossero mai troppo dirette, e che rimanessero comprensibili e penetranti, senza diventare mai
pericolose. E, soprattutto, al di là della satira e della protesta, il gusto dell‟arte li aveva trascinati : ciascuno viveva la
sua parte [...]. Era, quello schema classico, un ricordo di un‟arte antica, ridotto al povero residuo dell‟arte popolare, o
uno spontaneo, originario rinascere, un linguaggio, naturale in queste terre, dove la vita è tutta una tragedia senza
teatro ?2
Le naturel avec lequel la pièce est jouée par les paysans, sa force d’évocation montre à quel point
l’art théâtral possède une proximité avec le monde méridional3. Les forces contradictoires qui pèsent en
permanence sur lui trouvent dans la dramaturgie un parfait terrain d’épanouissement : la tragédie
satirique que les paysans jouent dans tout le village semble le genre exact ; on y retrouve la force du fatum
qui transparaît dans la vie du Mezzogiorno mais aussi une capacité à porter un regard réflexif ironique sur
sa propre situation. La pièce de théâtre mettant aux prises un ange blanc et un démon noir, tous deux
guérisseurs, même si le second apporte en fin de compte la mort à son patient, ne fait que reproduire
l’hostilité des vieux médecins incompétents du village de Gagliano envers Carlo Levi, adoré par les
paysans. Cette hostilité est le point de départ d’une pièce allégorique dans la mesure où elle illustre un
combat exacerbé entre le bien et le mal (le vêtement prend plus que jamais une dimension symbolique).
1
Ibid., p. 203.
Ibid., p. 204.
3
Cette scène de théâtre populaire est d‟ailleurs anticipée dans la narration par une autre scène montrant cette passion des paysans pour
le théâtre, cette capacité à sentir une proximité intime et réelle avec cette forme d‟art représentatif. Dans cet extrait, des acteurs
ambulants jouent une pièce de Gabriele D‟Annunzio, dont l‟art est a priori aux antipodes de l‟esprit paysan. Pourtant la représentation
va montrer une affinité inattendue entre l‟univers esthétique de l‟auteur du Piacere et celui mystérieux des paysans : « Si recitava La
Fiaccola sotto il Moggio », di Gabriele d‟Annunzio. Naturalmente, mi aspettavo una gran noia da questo dramma retorico, recitato da
attori inesperti […]. Ma le cose andarono diversamente. [...] Tutta la retorica, il linguismo, la vuotaggine tronfia della tragedia svaniva,
e rimaneva quello che avrebbe dovuto essere, e non era, l‟opera di D‟Annunzio, una feroce vicenda di passioni ferme, nel mondo senza
tempo della terra. [...] I contadini partecipavano alla vicenda con interesse vivacissimo. [...] Tutto diventava naturale, veniva riportato
dal pubblico alla sua vera atmosfera, che è il mondo chiuso, disperato e senza espressione dei contadini. [...] I due mondi malamente
fusi nella vuotezza estetizzante, tornavano a scindersi, poiché ogni loro contatto è impossibile, e sotto quell‟onda di inutili parole
riappariva, per i contadini, la Morte vera e il Destino » (ibid., p. 161-162). De nouveau, l‟essence de la pièce est séparée de sa forme,
appartenant à un monde trop différent du leur ; mais c‟est surtout la capacité des paysans à mettre en parallèle leur propre histoire avec
celle jouée sur scène qui retient le plus l‟attention. Ces deux univers entretiennent bien un lien de proximité, d‟affinité ; le théâtre peut
représenter le monde méridional tout comme le monde méridional peut être son propre théâtre.
2
166
Dans le même temps, cette dimension allégorique exprime toutes les passions qui agitent les paysans à
l’endroit du pouvoir autoritaire qui les prive de l’art médical de Levi. Ce théâtre populaire est également
revendicateur, contestataire, sous couvert d’une relative abstraction. L’ambivalence est de mise, mais
n’empêche pas à cette représentation de conserver un pouvoir évocateur non négligeable. Il en va
d’ailleurs de même dans la « colorita commedia » de Naples, et de ses « capovolgimenti paradossali »1. La
ville de Naples est son propre théâtre, dispose de ses propres règles, mais également de ses propres
modalités de représentation. C’est d’ailleurs ce dernier point qui rend cette possibilité de se mettre en
scène, d’être simultanément acteur et spectateur, dont dispose le Sud particulièrement ambiguë. La réalité
est désormais en mesure devoir son essence modifiée ; elle peut s’artificialiser, si ce n’est se mythifier.
La notion de mythe, de légende, qui revient de façon récurrente dans les récits des écrivains du
Nord, terme que nous avons entrevu jusqu’ici mérite maintenant d’être défini de manière plus précise,
avant de voir en quelle mesure il s’exprime dans le Sud de l’Italie. Si nous nous en référons à la définition
proposée par Mircea Eliade, le terme de « mythe » possède deux grands sens. Il signifie tout d’abord
« fable », « invention », « fiction »2 : nous avons vu que certains éléments comme les pièces de théâtre
populaire du village de Gagliano pouvaient s’en rapprocher, tout comme les légendes des brigands,
quoiqu’elles fussent basée sur des personnages ayant réellement existé. Ces exemples permettent
d’ailleurs de glisser progressivement vers la deuxième grande signification du mot : « histoire vraie ». Ces
deux définitions peuvent d’ailleurs créer une certaine confusion : comment faire exactement la différence
entre une histoire vraie et une histoire inventée, mais basée sur des faits réels précis ? La confusion tient à
la nature de ce qui constitue ce mythos : le récit mythique relate des événements du passé, « raconte
comment […] une réalité est venue à l’existence. […] C’est […] donc toujours le récit d’une
« création » »3. Mais pas seulement. Tout mythe encore « vivant » au sein de la société humaine revêt une
importance capitale dans la mesure où il permet d’apporter « signification et valeur à l’existence »4. Pour
une raison simple : le mythe « concerne directement » le groupe humain auquel il s’adresse. Le mythe
rassemble autour de lui toute une communauté, faisant partager aux individus qui la constituent un
ensemble de « modèles exemplaires »5. Nous avons vu que les brigands de Lucanie pouvaient être ces
modèles, ces êtres héroïques, plus divins qu’humains : la figure de Ninco Nanco et de sa compagne sont
clairement assimilés à des divinités, au moins du fait de leur aura. La part d’esprit mythique accordé à
certains événements historiques pourtant récents montrent que les faits auxquels ils renvoient ont une
signification profonde pour les paysans. Comme nous l’avions montré, les brigands mythifiés
apparaissent comme de véritables idéaux humains pour les paysans, du fait qu’ils ont mis en acte un
1
PIOVENE, op. cit., p. 437 et p. 438.
Mircea Eliade, Aspects du mythe, op. cit., p. 11.
3
Ibid., p. 16-17. Le modèle le plus emblématique de création mythifiée est de ce point de vue la cosmogonie, fondant la naissance du
Cosmos et la création de l‟espèce humaine. À ce titre, le mythe ne se borne pas à être une succession linéaire d‟événements advenus à
différents moments d‟une certaine temporalité. Le mythe, dans le Mezzogiorno, semble donc bien avoir vocation à se substituer à
l‟Histoire, de manière d‟ailleurs assez compréhensible dans la mesure où cette dernière n‟est pour ainsi dire jamais parvenue jusqu‟au
Sud. Le mythe a tout simplement pallié une absence, et ce d‟autant mieux qu‟il s‟est avéré porteur de significations.
4
Ibid., p. 12.
5
Ibid., p. 23 et p. 19.
2
167
système de valeurs déterminant dans le rapport au monde des individus. Mircea Eliade le précise, par
ailleurs :
C‟est au mythe primordial qu‟appartient de conserver la vraie histoire, l‟histoire de la condition humaine : c‟est en lui
qu‟il faut chercher les paradigmes et les principes de toute conduite.1
Le mythe apporte un bénéfice existentiel à l’homme ; il lui permet de « transfigurer son
existence »2. Les événements mythiques se situent donc bien sur un plan parallèle à celui de la destinée
humaine. À ce titre, le protagoniste du récit mythique peut se lire comme un idéal humain que l’individu
peut chercher à reproduire à son niveau ; il « situe son propre modèle à atteindre sur le plan transhumain,
celui qui lui est révélé par les mythes »3. L’exemple du brigandage peut se rattacher à ce genre de
mythologie, à ceci près qu’il n’y a rien de religieux dans l’admiration que les paysans de Lucanie vouent à
un Ninco Nanco. En revanche, les constructions mythologiques construites autour de lui la rattachent
bien à ce qui fait la spécificité du mythe, à savoir le fait d’être des « faits humains, [des], faits de culture,
[une] création de l’esprit »4. D’ailleurs, le mythe des brigands n’est pas le seul qu’abrite la culture
méridional. Une telle vision légendaire de cet événement historique non négligeable dans la formation du
système de valeurs de la civilisation méridionale, farouchement méfiante envers l’État, se rattache à une
élaboration plus complexe d’une image mythique proposée par le Sud lui-même. Stefano De Matteis
n’hésite pas à parler à ce sujet de « stereotipazzioni elaborate dall’interno o di immagini interne »5. Ces
images façonnées par le Mezzogiorno, ces mythologies ne font par ailleurs que compléter les imageries de
carte postale créées par les récits des premiers voyageurs dans le Sud. Il s’agit là d’un pendant similaire,
encore que ce qui n’était qu’une manifestation d’un esthétisme vide de sens se double ici d’un fond plus
complexe. Il s’agit dans ce cas précis de mettre en place un idéal, une représentation visant à
contrebalancer la réalité. Il s’agit de forger « una realtà innalzata a mito »6. Cette mythologie s’exprime
notamment dans la ville de Naples, où Guido Piovene attire l’attention du lecteur sur la coexistence dans
la cité parthénopéenne de deux ville de Naples :
Uno scrittore di sinistra mi mostra i vicoli di Napoli da un angolo diverso da quello tradizionale. Non esiste una
Napoli, egli afferma, bensì due Napoli : la Napoli del turismo ; quella dei vicoli, che rimane chiusia in se stessa, i cui
abitanti spesso ignorano il mare. [...]
Il “teatro” napoletano non ha mutato. [...] volevamo soltanto porre un interrogativo : che cosa c‟è ancora di vero e
di sincero in questo antichissimo fregio di superstizioni, di riti, di funerali impennacchiati, di canzoni patetiche, di santi
utili e confidenziali, di conventi miracolosi ? È vero che si è creato un distacco tra il popolo napoletano e se stesso e
la sua commedia, un vuoto che può essere colmato d‟un tratto da qualsiasi predicazione ?7
1
Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 89.
Ibid., p. 95.
3
Ibid., p. 89.
4
Mircea Eliade, Aspects du mythe, op. cit., p. 14.
5
« Cantiere di sopravvivenze », in Narrare il Sud, op. cit., p. 65.
6
Giuseppe Carlo Marino, « Carlo Levi : il meridionalismo, i contadini e la « rivoluzione italiana » », in Gigliola De Donato (dir.),
Verso i Sud del mondo. Carlo Levi, a cento anni dalla nascita, Rome, Donzelli, 2003, p. 23.
7
PIOVENE, op. cit., p. 435.
2
168
Cette interrogation est résolue un peu plus loin: « Bisogna guardarsi a Napoli da tutte le retoriche,
e anche da quella, per esempio, che esista una facciata borghese turistica, dietro a cui si anniderebbe la
Napoli reale, quasi una seconda città di catapecchie e di miseria. In realtà le due Napoli confluiscono »1.
Piovene, dans la section de son Viaggio in Italia consacrée à la seule ville de Naples entend avant tout
percer à jours les préjugés et les stéréotypes qui courent sur l’ancienne capitale de la royauté
bourbonienne. À ce titre, la description faite de Naples par Giuseppe Ungaretti semble se dérouler dans
une lumière mythique. Le poète semble sous le coup d’une sorte d’extase ; la Naples qu’il parcourt est
investie d’une lumière intérieure. Cette ville de Naples est riche d’une infinité de couleurs, vivante,
grouillante, manifestant une énergie inépuisable :
[Via Caracciolo] è una strada moderna, costruita lungo il mare e un luogo deserto in questa città piena come un
bugno. Da principio la seguono alberghi di lusso, alte parete che sembrano farsi inditero per lasciarvi solo. Poi
giardini... Qui il canto della città vi raggiunge non più forte del fruscìo delle onde frante giù. Non so quale gioia
malinconica m‟invade per questa strada. Oh ! come la voce di Napule mi sembra qui tratta da un‟antichità infinita, e
per questo divina e feconda. La durezza di vivere mi prende un senso così fresco e eterno, e così naturale e degna mi
sembra la condizione di combattere... Oh ! mare...
Vasàmolo int‟a l‟uocchie !2
Mais il faut voir dans cette dichotomie entre une image stéréotypée tournée vers l’extérieur et un
monde caché à la vue des regards la présence in nuce de ce qui conduira à générer un véritable « mythe du
Sud ». Les « due Napoli » de Guido Piovene appellent sans hésitation celles qui coexistent chez des
auteurs comme Raffaele La Capria ou Domenico Rea3. Nous reviendrons dans l’ultime partie de cette
étude sur l’opération dialectique qu’entretiennent les images mythiques du Mezzogiorno avec une réalité
soumise à de profondes mutations liées à l’évolution de la conjoncture historique, dans le cadre du
portrait global que les auteurs du Nord voudront présenter du sud de la péninsule italienne. Pour le
moment, nous pouvons nous intéresser à ce qui motive la transfiguration d’un élément particulier au
statut de mythe. Comme nous l’avons vu, tout mythe concerne un groupe humain précis, définissable
clairement : les napolitains, les paysans de Lucanie, par exemple. Le mythe donne avant tout un modèle,
met en relief un idéal humain, placé dans une perspective historique désormais révolue mais qu’il est a
priori impossible de ressusciter. Les individus vivent dans le « souvenir imaginaire d’un « Paradis
perdu » »4, expliquant une partie de la tragique résignation des masses rurales rencontrées par Carlo Levi :
Levi : le mythe a pour vocation de combler un manque, par la faute de l’Histoire (mais également de
l’État, en ce qui concerne les paysans de Lucanie).
En outre, cette mythologie a pour principale conséquence d’affirmer les liens qui unissent cette
communauté, de mettre leur histoire en contrapposition avec une autre histoire, celle dont le cours a
1
Ibid., p. 453. Ce qui vaut à l‟échelle de toute la ville vaut d‟ailleurs au niveau d‟un élément pris en particulier (selon la règle de
solidarité entre le tout et ses parties), comme le Palais royal : « È questo il Palazzo reale che ricorda di più la reggia delle fiabe ; perché
essendo ornato e sfarzoso, ha tuttavia un fondo confidenziale, capriccioso e un po‟ infantile » (p. 456).
2
UNGARETTI, op. cit., p. 71-72.
3
Notons qu‟une étude d‟Andrea Di Consoli s‟intitule précisément Le due Napoli di Domenico Rea, Milan, Unicopli, 2002.
4
Mircea Eliade, Aspects du mythe, op. cit., p. 70.
169
majoritairement suivi les décisions politiques prises par le Nord. Le mythe du brigandage ou celui de
Naples juxtapose à la réalité une sorte d’image historique, restreinte autour d’une zone topographique
précise. Cette mythologie est la garante de la différence quasi ontologique du Sud, de sa condition
d’unicuum. Le mythe est un rempart puissant contre l’influence négative de l’Histoire, comme le rappelle
Mircea Eliade :
L‟Histoire ne réussit pas à modifier radicalement la structure d‟un symbolisme archaïque. L‟Histoire ajoute
continuellement des significations nouvelles, mais celles-ci ne détruisent pas la structure du symbole.1
L’Histoire, qui constitue selon Carlo Levi l’un des maux qui a conduit le monde rural à la
situation existentielle qu’il décrit dans Cristo si è fermato a Eboli. À ce titre, l’Histoire a participé à
l’élaboration de la part mythique de la culture méridionale. La culture dominante du Nord, indirectement,
a contribué à ce qu’on « enfatizza la differenza »2 avec le Sud. Ecrire l’Histoire, au sens où cette
expression est entendue le plus généralement, n’est dailleurs pas possible sous cette forme, à en croire
Carlo Levi : « Pensavo che si dovrebbe scrivere una storia di questa Italia, se è possibile scrivere una
storia di quello che non si svolge nel tempo : la sola storia di quello che è eterno e immutabile, una
mitologia »3.
Le mythe est donc bien la forme naturelle d’expression historique : il met finalement en acte
l’arcaico dont les manifestations sont nombreuses. Le récit mythique incarne et met en scène des
personnages (parfois héroïsés, comme les brigands) dont le souvenir, et la signification de leur vie et de
leur « geste » perdure encore à l’époque où Carlo Levi et les autres écrivains septentrionaux font leur
voyage en Italie du Sud. Des repères historiques propres au Sud se sont substitués aux repères de la
culture dominante : sur une même période historique, le souvenir des brigands a été préféré par les
paysans au souvenir des Bourbons. De la même façon, la représentation de l’Histoire par l’État est tout
aussi sublimée que le souvenir des hauts faits des hommes armés des campagnes méridionales : de la
Capri de Savinio à la Sardaigne de Levi, stèles et statues des grands personnages investissent les lieux
publics, quitte à recouvrir le souvenir du passé : Savinio ne pensait pas différemment à propos des
innombrables statues de Garibaldi ou de Victor Emmanuel II trônant dans chaque ville d’Italie. Le
Risorgimento est tout aussi mythifié et sacralisé que peut l’être la figure de Ninco Nanco ou d’un autre
personnage emblématique de la culture populaire méridionale (nous pourrions citer Masaniello, héros de
la révolte napolitaine de 1647). Ces deux mécanismes fonctionnent de la même manière mais en parallèle
l’un de l’autre. En outre, si les personnages mythifiés de l’histoire méridionale sont entourés d’une forme
de sacralité, cette dernière découle du rapport singulier que le Sud entretient avec cette autre notion que
nous allons devoir définir.
1
Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 119.
Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. XIII.
3
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 123.
2
170
« La première définition que l’on peut donner du sacré, c’est qu’il s’oppose au profane »1 propose
Mircea Eliade pour cerner cette notion. Le rapport du Sud au sacré peut s’inscrire directement dans cette
définition. En effet, le sujet de « l’épreuve du Sud » a pu constater que certains éléments présents dans le
Sud semblent se démarquer de leur environnement, ils sont situés sur un autre plan, ils manifestent une
autre nature. L’exemple des récits mythologiques présents dans la culture populaire en est un bon
exemple. De la même façon, le sacré existe en contrapposition au profane : « le sacré se manifeste
comme une réalité d’un tout autre ordre que les réalités « naturelles » »2, poursuit Eliade. Et de fait, un
grand nombre de phénomènes apparus dans le Sud ont montré que ce jeu de juxtaposition d’éléments de
natures opposées était tout à fait courant dans le Mezzogiorno. Ainsi, le Sud peut être défini comme le
meilleur terrain de manifestation du sacré. Sa trace se retrouve notamment dans les lieux où l’arcaico est
également présent, comme ce temple de Poséidon décrit par Ungaretti :
Non ve lo starò a descrivere. Dirò solo che, davanti, il timpano e le colonne doriche ci mostrano un travertino come
un vetro infiammato : nel cuore della pietra brucia la luce che non consuma, e traspare la sua indifferenza sacra. Ai
lati c‟è invece il senso tragico del deperire : colonne vuotate dai lunghi anni con i labirinti della carie ; e hanno un
aspetto di funghi rugginosi, e anche di mummie tolte dalle fasce. Ed allora girandogli intorno, l‟uomo raggiunge
l‟ultimo limite dell‟idea del suo nulla, al cospetto d‟un‟arte che colla sua giusta misura lo schiaccia.3
S’il y a manifestation du sacré dans cet extrait, c’est que cette description d’un lieu de culte porte
la trace, malgré le passage des siècles, d’une signification métaphysique encore perceptible par le sujet qui
visite ces ruines. Ungaretti éprouve une sensation de l’ordre de la métaphysique, concernant la place de
l’homme dans la création terrestre. De la même façon, Ungaretti se retrouve confronté au mystère de la
mort lors de sa visite de la ville de Pompéï. « Stupore », « angoscia »4. Ces deux sensations sont très
proches et évoquent bien le sentiment ambigu, de fascination mêlé de crainte panique qui préside à la
manifestation de la divinité, ou du moins de la proximité avec le sacré : Ungaretti ne fait qu’éprouver le
« mysterium fascinans »5 qu’Eliade définit comme la réaction principale de l’être humain une fois confronté
au ganz andere. Ce sentiment trouve d’ailleurs sont point culminant dans la visite d’une maison
pompéienne, devant une fresque murale :
L‟allegoria è semplice : parte da un bambino che insegna l‟amore e arriva a un bambino che l‟insegna ancora. Nel
frattempo è descritto, fra due nudità simmetricamente decorate dal cadere delle vesti, tutto il mistero carnale ; quale
nel biondo azzurro della coscia del Sileno cantante scopre la morte ; il quale nel nudo sodo dell‟inginocchiata vergine
flagellata dal desiderio (il flagello che la colpisce non le maltratta le belle forme ; e a questo punto l‟astrzione diventa
inno) è una disperazione attraente come la vita. Quale pittore ha sentito e cantato meglio la debolezza e la
magnificenza della carne ?6
1
Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 16.
Ibid.
3
UNGARETTI, op. cit., p. 30.
4
Ibid., p. 55
5
Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 16.
6
UNGARETTI, op. cit., p. 61-62.
2
171
La première manifestation du sacré est bien une essence, un élément volatile et invisible qui
nécessite de la part du sujet un effort pour décrypter sa signification. La contemplation du tableau, son
pouvoir allégorique met Ungaretti en présence d’un profond mystère, touchant de près à la condition
humaine et à sa fragilité : la maison de Pompéï, tout comme le temple de Poséidon sont des lieux de
contact entre le monde humain et le monde divin ; deux univers sont alors en mesure de communiquer,
et il est intéressant de voir qu’un temple antique, c’est-à-dire un lieu de culte païen puisse garder son
pouvoir de fascination intact malgré le passage du temps. De la même manière, de nombreux auteurs de
notre corpus éprouvent la même fascination qu’Ungaretti pour la part de mystère religieux qui entoure
d’autres lieux antiques de manifestation du sacré ; mentionnons notamment Malaparte, au lac d’Averno.
Tous ont conscience de la permanence d’une présence, qui une fois manifestée ne peut plus être abolie. Par
conséquent, le sacré se surajoute à la réalité et lui donne une dimension supplémentaire, il permet « la
révélation d’une autre réalité que celle à laquelle [l’homme] participe par son existence quotidienne »1. Il y a
bien quelque chose d’une altérité dans cette manifestation, puisque c’est un autre mode d’existence, ou du
moins une autre perspective de l’existence qui est interrogée. Dans un monde en plein bouleversement,
en plein mouvement, le sacré est une permanence interrogeant le sens métaphysique de l’existence des
hommes et des choses, un autre monde superposé à la réalité. Le sujet peut d’ailleurs s’avérer assez
décontenancé par cette proximité, cette intrusion dans un univers d’une toute autre nature ; c’est sa
propre extériorité, sa propre étrangeté qui ressortent avant tout : le sacré est un monde opaque,
incompréhensible pour celui qui ne s’en fait pas partie. Prenons un exemple tiré de Tutto il miele è finito :
Le morti erano ricominciate, e il paese pareva avvolto in una tenebrosa atmosfera di guerra. Forse, pensavo, parlando
a dei vecchi, dai visi di corteccia d‟albero, che erano stati in gioventù latitanti, banditi, e signori di greggi, fieri e
dignitosi pastori, vicino ai focolari dove ogni gesto pareva espressivo come un muto teatro preistorico, forse un tempo
remoto e presente, un remoto divieto, un‟arcaica religione ristagna come un lago sotterraneo sotto gli aspetti
quotidiana della vita di oggi ; una ignota proibizione, un tabù sacro la cui violazione si paga con la morte. Uno Stato
del tutto estraneo, accampato come un esercito di conquista [...] non può intendere quell‟altor mondo, la sua religione
arcaica e la sua arcaica giustizia.2
Tout comme le mythe, le sacré possède un lien fort avec l’arcaico. Ces deux notions sont très
proches l’une de l’autre, pour ne pas dire complémentaires. L’arcaico s’est imposé comme un terme
indiquant la permanence d’une époque révolue, immémoriale, mais incluse au sein d’un objet,
particulièrement vivante. Le sacré s’est surajouté à cette donnée de base en donnant une signification,
une profondeur supplémentaire à cette présence. L’arcaico peut devenir sacré dès lors qu’il est un signe
lisible d’une essence immodifiable, en opposition avec la réalité profane, celle du monde septentrional. La
présence du sacré indique à l’individu que des lois invisibles, non formulées sont à l’œuvre, fussent-elles
en contradiction avec les lois imposées par ailleurs. L’arcaico sacralisé donne ainsi la juste mesure de sa
puissance. Chaque phénomène relevant de cette présence doit donc être considéré comme faisant partie
1
2
Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 28.
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 66-67.
172
d’un système inviolé depuis sa création, perdue dans la nuit des temps : deux univers se retrouvent ainsi
en compresenza, communicant l’un en direction de l’autre. Plus loin dans son récit, Carlo Levi donne
l’exacte mesure de l’idée que le moindre objet manifestant le sacré est mis instantanément en relief :
[Le capre] sono, in qualche modo, animali sacri : non le comuni capre del gregge, ma quasi parte della famiglia,
nutrici dei figli. Per questo sono intoccabili. [...] Quelle leggi pastorali e preistoriche, tuttora vigenti, hanno un
contenuto giuridico preciso, come ne hanno uno economico e sociale, che spiega il mistero delle disamistadi, delle
vendette e delle morti.1
Le sacré est donc essentiellement lié à la règle, à la loi, qu’il affirme et entoure de son
impressionnante aura. Le rapport hostile du monde méridional vis-à-vis de l’État s’explique donc
d’autant mieux que les lois de ce dernier ne sauraient remplacer les lois sacrées arcaiche, héritage d’un
lointain passé. Nous voyons donc que le sacré, autant que le mythe, fondent l’unicité du Sud, mais
également montrent en quoi il est un univers autonome possédant ses propres critères de représentation,
ses propres lois. Les lois sacrées qui gouvernent les disamistadi sont aussi intangibles que le fatum qui
semble broyer le monde méridional. Les deux phénomènes sont finalement liés dans la mesure où tous
les deux répondent à un principe, une logique inaccessible, impossible à modifier. La soumission aux lois
sacrées se fait naturellement, tout comme à celle du fatum. Le monde méridional n’est donc pas une sorte
de vaste mosaïque assemblée anarchiquement, sans aucun ordre. Au contraire, chaque élément est lié à
un autre selon un ensemble de lois très précis ; cette réalité est donc plus organisée qu’elle n’y paraît, du
fait que les principes qui la guident sont ancrés dans une temporalité particulièrement vaste. Ces lois
arcaiche posent d’ailleurs d’autant plus de problèmes à leur compréhension qu’elles sont mêlées à un autre
phénomène propre au Sud, à savoir la permanence des pratiques magiques, incarnant cette sacralité de
façon particulièrement frappante. C’est sur la manifestation de ces phénomènes hors du commun, ainsi
que sur leur signification que nous allons à présent revenir.
DES PRATIQUES SURNATURELLES À LA SIGNIFICATION BIEN RÉELLE
Par la présence de l’arcaico, du récit mythique et de la sacralité qui les entoure, le monde
méridional impose à celui qui l’observe de faire siennes les règles qui y sont en vigueur. Une nouvelle
frontière se dessine : après celle, générale, du Nord et du Sud, puis celle des diverses oppositions, c’est au
tour de celle du sacré et du profane de scinder l’espace en deux zones distinctes2. Par l’usage qu’il fait du
1
Ibid., p. 107-108.
Rappelons que pour Mircea Eliade, « le sacré et le profane constituent deux modalités d‟être dans le monde » (Le sacré et le profane,
op. cit., p. 20). Encore qu‟il faille nuancer cette proposition, on peut penser superposer la distinction du Nord et du Sud avec celle du
sacré et du profane : tout porte à penser que ces deux éléments, comme ces deux zones géographiques sont de nature différente, sont
essentiellement différents. Mais ils sont représentés simultanément, entretiennent une relation d‟interdépendance, s‟interpénètrent.
Dans le résultat de l‟hésitation quant à la capacité de créer une cohésion entre sacré et profane se trouve in nuce des éléments de
réponse à la question du lien à établir entre Nord et Sud.
2
173
sacré, le Sud a donc manifesté un autre rapport au monde : la réalité et le surnaturel sont bel et bien
décloisonnés : ils coexistent naturellement et visiblement sans heurts, sans dichotomie dans
l’environnement des hommes. Le sacré s’impose comme un autre vecteur d’unification du monde
méridional, dans la mesure où il permet de mettre la réalité quotidienne, actuelle, avec une vérité plus
abstraite, moins immédiatement perceptible par le sujet, mais qui se manifeste par le biais, généralement,
de l’allégorie. Le sacré fait basculer l’environnement sur un autre plan, ou plutôt fait communiquer la
réalité humain avec cet autre plan, cette autre vérité, cette autre ordre des choses. L’homogénéité
confortable du monde, le nivellement de la réalité se trouve complètement bouleversé, brisé ; Mircea
Eliade indique que le sacré a pour principale mission d’endiguer dans la mesure du possible le « « chaos »
de l’homogénéité et de la relativité »1. La transition se fait assez brutalement pour le sujet, habitué à un
monde urbain qui bannit le surnaturel, mais privilégie la religion. Reste que le sacré méridional et la
religion chrétienne fonctionnent selon deux systèmes bien différents : la religion, qui est en fin de compte
l’une des incarnations de la culture dominante, consiste en une pratique mais aussi en un dogme, fondé
sur des documents écrits. La pratique du sacré est en revanche plus naturelle, dans le Sud. Cette idée
revient souvent dans Cristo si è fermato a Eboli : les paysans semblent naturellement enclins à se référer au
pouvoir de forces naturelles, sans aucune espèce de transcendance incarnée dans une divinité, qui ne
saurait être à la rigueur qu’un deus otiosus. Par conséquent, la pratique du sacré va s’orienter autour de
rituels magiques, archaïques, si ce n’est païens, mais entièrement naturels, spontanés : « La magia si ripete
nella storia e sembra atteggiarsi più come un fatto naturale che come un atto umano. [È un] momento di
una certa vita culturale in una società definita »2. La magie va progressivement s’imposer comme une
composante essentielle de la culture méridionale, une illustration exemplaire de la singularité du Sud, à
plusieurs niveaux : il s’agit d’une pratique répandue dans tout le Sud de la péninsule au moment où les
écrivains du Nord s’y rendent, elle fonctionne selon un ensemble de règles précis, quoique variées et non
formulées, mais surtout elle est le réceptacle d’un ensemble de valeurs capitales dans la composition du
portrait du Sud que les écrivains constituent dans la réécriture de leur expérience. Il n’est donc pas
étonnant que les écrivains du Nord y aient porté toute leur attention, du fait qu’ils ont souvent été
amenés à y être directement confrontés.
Pour tenter de donner une définition à une pratique comme celle de la magie, nous pouvons nous
en référer à l’étude d’Ernesto De Martino, anthropologue méridional dont les travaux ont abordé sous un
angle anthropologique la question des pratiques surnaturelles en Italie du Sud. La magie est par essence
un concept difficile à définir dans la mesure où elle se base sur un univers surnaturel que la rationalité a
1
Ibid., p. 26. La culture dominante du Nord, confinant le sacré à la question religieuse, semble avoir opéra une sorte de nivellement de
l‟environnement, annihilant toute capacité d‟expression de la sacralité ; la ville moderne en est le parfait emblème, dans la mesure où
elle fait disparaître toute trace de ce qui pouvait lui subsister. La terne neutralité de la ville de Carbonia, dans la Sardaigne lévienne, en
est un très bon exemple : on peut dire, en généralisant le propos, que le monde devient progressivement une « masse amorphe » (p. 28),
indéfinie. Nous comprenons alors le peu d‟intérêt des paysans de Lucanie pour le monde situé au-delà de la ligne d‟horizon : la réalité
de ce dernier semble relative, indifférencié ; l‟Italie, l‟Abyssinie, l‟Amérique sont presque des noms interchangeables. Or, comme le
rappelle Mircea Eliade, « l’espace n’est pas homogène ; il présente des ruptures, des cassures » (p. 25). De cette façon, le Sud, qui au
cours de son histoire a été agrégé à un territoire inconnu pour lui, a disposé d‟un élément en mesure de redéfinir l‟espace, de le
redécouper grâce à des frontières invisibles, fruit de l‟action du sacré qui révèle une autre réalité, par superposition.
2
DE MARTINO, Sud e magia, op. cit., p. 111-112.
174
eu à cœur d’éloigner ; une sorte de hiatus semble s’être progressivement créé entre le monde rationnel et
le monde surnaturel, à mesure que l’un a pris l’ascendant sur l’autre. De Martino précise dans cette
ébauche de définition que la magie est avant tout un ensemble de règles acceptées par ceux qui la
pratiquent ; tout se fait avec le « consenso della comunità »1. Mais cette acceptation n’empêche pas de
voir dans la magie une manifestation culturelle des plus impressionnantes, pour ceux qui la pratiquent
tout comme pour ceux qui ne la pratiquent pas. Il y a une véritable « potenza magica della parola e del
gesto »2 : la magie provoque une incursion dans un univers violent et tourmenté. Deux univers cloisonnés
hermétiquement en temps normal communiquent alors entre eux, quoique les forces surnaturelles soient
naturellement présentes dans l’environnement, et conservent encore toute leur puissance archaïque. Voici
la manière dont Savinio évoque dans son Diario calabrese le Stromboli :
Guardo quel fuoco solitario nella notte con curiosità, sì, ma un po‟ delusa. Che altro effetto facevano una volta queste
eruzioni di sotterraneo fuoco ! Piegavano l‟uomo all‟adorazione e accendevano la mente dei poeti. Così nasceva la
“grandezza”. La “religiosa” grandezza.3
La puissance dévastatrice du volcan calabrais s’insère parfaitement dans le cadre global de la
pratique surnaturelle. Savinio saisit que cette puissance a été à l’origine de la sacralité qui a entouré le
volcan. « L’adoration » que les hommes de l’Antiquité rendaient au volcan n’est autre que la prise de
conscience que cet élément naturel excède le cadre « profane » de la Nature ; comme le précise de son
côté Ungaretti a propos du Vésuve, le volcan est un monstrum, une sorte d’aberration naturelle qui lui
confère instantanément une domination écrasante et durable sur les hommes. De la même manière, la
Nature avait agit sur le sujet de « l’épreuve du Sud » de manière à lu montrer sa place véritable à une large
échelle, depuis les expériences de Carlo Levi en Lucanie et en Sardaigne jusqu’aux impressions
d’Ungaretti devant le Vésuve. La Nature provoque une sorte d’épiphanie chez le sujet, lui faisant
intensément ressentir ces deux sensations déjà décrites, la majestas et le tremendum4. Une ambivalence
similaire entoure d’ailleurs d’autres éléments développant le même genre de puissance occulte,
notamment dans le monde animal. En Lucanie, certains animaux comme les chèvres sont détenteur d’un
fort « incanto animalesco »5 :
I contadini dicono che la capra è un animale diabolico. [...] Questo non vuol dire che sia cattiva, né che abbia nulla
a che fare coi diavoli cristiani, anche se talvolta essi scelgano il suo aspetto per mostrarsi. Essa è demoniaca come
ogni altro essere vivente, e più di ogni altro essere : poiché, nel suo aspetto animale, sta celata un‟altra cosa, che è
una potenza. Per il contadino, essa è realmente quello che era un tempo un Satiro, [...] un povero Satiro fraterno e
selvatico in cerca d‟erba spinosa sull‟orlo dei precipizi.6
1
Ibid., p. X.
Ibid., p. 7.
3
SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 28.
4
Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 101.
5
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 57.
6
Ibid., p. 58.
2
175
Un grand nombre d’éléments peuplant la réalité méridionale inspire une crainte réelle aux
individus. Cette crainte est liée à la double nature que nous voyons sans cesse revenir, du fait que cette
double nature est systématiquement présentée comme étant une réalité indéniable. L’exemple des chèvres
diaboliques indique le trouble que cette double nature provoque chez ceux qui la contemplent ; mais la
plus grande ambivalence provient, comme Levi en a l’intuition, d’une puissance incluse dans chacun de
ses éléments, transparaissant à chaque instant. Cette puissance donne l’impression de sourdre, d’être
simultanément visible et invisible, comme peut l’être celle de la Madone paysanne, cette « divinità
sotterranea, […] Persefone contadina, […] dea infernale delle messi »1. En quelques phrases, Carlo Levi
réussit à synthétiser toutes les dimensions qu’elle recoupe au sein de la société paysanne :
Questa Madonna nera è come la terra ; può far tutto, distruggere e fiorire ; ma non conosce nessuno, e svolge le sue
stagioni secondo una sua volontà incomprensibile. La Madonna nera non è, per i contadini, né buona né cattiva ; è
molto di più. Essa secca i raccolti e lascia morire, ma anche nutre e protegge ; e bisogna adorarla. In tutte le case, a
capo del letto, attaccata al muro con quattro chiodi, la Madonna di Viggiano assiste, con i grandi occhi senza sguardo
nel viso nero, a tutti gli atti della vita.
Les forces surnaturelles que la Madone noire incarne possèdent deux visages très différents l’un
de l’autre. Le fait que cette puissance s’incarne dans une divinité, calquée sur le modèle marial, ne change
en fin de compte pas exactement la situation : tous les exemples que nous avons pu voir jusqu’ici
montrent bien que le surnaturel prend une infinité de formes mais garde une ambivalence indéchiffrable
quant à ses effets : Levi avoue qu’il est rigoureusement impossible d’appliquer un système de valeurs
moral classique au rôle de la Madone. Bienveillance ou malveillance sont des termes inappropriés : le
surnaturel excède de très loin ces catégorisations, nouvelle preuve de l’échec de la démarche consistant à
résoudre l’énigme méridional en employant les schémas importés du Nord, proposés par la culture
dominante. Ces forces surnaturelles sont protéiformes, et par conséquent bien loin de la structure d’une
religion monothéiste comme le christianisme, polarisée autour de la divinité et incarnée sur terre en la
personne du Christ). Le monde méridional abrite des forces surnaturelles invisibles (les « oscure forze
naturali », pour reprendre l’expression de Piovene2), ces dernières étant contradictoires mais aussi en
opposition les unes avec les autres.
L’importance de ces pratiques de magie naturelle de la part d’une partie de la société fait du
Mezzogiorno un espace réactualisant des croyances païennes : « È un luogo comune che la religiosità
popolare conserva a Napoli qualcosa di paganeggiante », déclare le même Piovene3. Dans ce sens, la
magie s’apparente davantage à la permanence d’une pratique du passé, une autre de ces traces témoignant
la présence de l’arcaico dans l’environnement méridional. Cette dimension archaïque, païenne, de la
1
Ibid., p. 103.
PIOVENE, op. cit., p. 440
3
Ibid., p. 443.
2
176
religiosité transparaît d’ailleurs chez ceux qui pratiquent la magie1 ; de nombreux exemples sont donnés
dans les textes de notre corpus à propos de ces hommes et de ces femmes pour qui la magie est un fait
naturel, une inclinaison spontanée de leur nature. Chacun d’entre eux devient en quelque sorte un
médiateur entre le monde rationnel et le monde surnaturel, associant sans heurts ces deux aspects. À ce
titre, Giulia, la gouvernante de Carlo Levi en Lucanie pratique également la sorcellerie de façon naturelle ;
elle sera d’ailleurs à la fin du roman celle qui enseignera à Levi quelques unes des pratiques qu’elle
exerce2 : sa personnalité semble s’être partagée entre rationalité et surnaturel, à la manière d’un autre
personnage, le barbier revenu d’Amérique, « mezzo stregone e mezzo medicone » selon Levi3. Le
personnage le plus intéressant est encore l’espèce de sorcier-vétérinaire opérant les truies du village de
Gagliano. Sa personne et son art sont décrits avec beaucoup de précision par Levi :
In mezzo al Timbone stava ritto un uomo alto quasi due metri, e robusto, col viso acceso, i capelli rossi, gli occhi
azzurri e i gran baffi spioventi, che lo facevano assomigliare a un barbaro antico, a un Vercingetorige, capitato per
caso in questi paesi di uomini neri. Sanare le porcelle significa castrarle, quelle che non si tengono a far razza, perché
ingrassino meglio, e abbiano carni più delicate. [...] Questo rito è [...] eseguito dai sanaporcelle, mezzi sacerdoti e
mezzi chirurghi. Ce ne sono pochi : è un‟arte rara, che si tramanda di padre in figlio. [...] Il sanaporcelle [partì] la
sera stessa per Stigliano, coperto di benedizioni, con i suoi baffi rossi da sacerdote druidico, e il coltello del sacrificio.4
La question de la magie apparaît régulièrement dans Cristo si è fermato a Eboli ; mais ces différentes
apparitions ne permettent pas d’avoir une idée claire de la place qu’occupe cette pratique dans une
1
Signalons toutefois que l‟usage de la magie, de la sorcellerie, doit être séparé du problème de la superstition, c‟est-à-dire de la
conscience de l‟existence, dans l‟environnement, de puissantes forces surnaturelles ambivalentes. Reste que cette superstition est elle
aussi spontanée, parfaitement naturelle, même si elle a tendance à voir son influence s‟affadir. C‟est en tout cas ce qui ressort de
l‟analyse de Guido Piovene en Campanie : « Ho chiesto che cosa rimanga a Benevento della vecchia superstizione [secondo la quale
Benevento fosse la « capitale delle streghe » (ibid., p. 503)]. Naturalmente nessuno acconsente di credervi. Magìa e spiritismo però
hanno lasciato qualche traccia. La notte di Natale si pone fuori dell‟uscio una scopa nuova. La strega, che vorrebbe entrare, perde il
tempo nel tentativo di strappare i fili a uno a uno [...]. Anche i personnagi che abbiamo conosciuti sotto altra veste lasciano un piccolo
spiraglio aperto alla magìa » (ibid., p. 504). La superstition, même vidée de sa substance garde l‟aspect d‟une forme culturelle encore
vivace, à laquelle les habitants sont encore attachés. Cette vision est cependant celle d‟un Mezzogiorno au sortir de la guerre. La
situation est diamétralement différente ne serait-ce que vingt ans plus tôt ; la superstition conserve alors une certaine forme de violence,
à en croire un auteur comme Curzio Malaparte. Dans sa nouvelle La passeggiata, cette superstition s‟exprime, teintée de violence :
« Le due vecchie puntavano la mano […] contro di lei, facendo le corna e sputavano in terra, gridavano con voce stridula : « anatema !
anatema ! ». Dicevano proprio « anatema ». La monaca tutta chiusa nel soggolo alzava in silenzio le braccia tintinnanti di medagliette,
la bocca spalancata come se urlasse : le mani dalla pelle di lucertola ciondolavano morte dai polsi villosi » (op. cit., p. 35).
L‟agressivité qui se dégage de cette scène, renforcée par l‟orage qui fait office de tumultueux arrière-plan, donne une idée assez juste
de la crainte causée par l‟existence forces maléfiques dans l‟environnement méridional. La superstition, tout comme la magie, vont
d‟ailleurs s‟orienter vers des rôles apotropaïques : il s‟agira de faire en sorte que le rituel magique fasse obstacle au pouvoir des forces
malveillantes, fasse office de rempart, de défense contre l‟extérieur.
2
Notons aussi que Giulia est la veuve d‟un homme tué par la magie, comme le rappelle Levi : « Il marito era morto tre anni prima, di
una brutta morte. Era stato attratto da una strega contadina con dei filtri d‟amore, ed era divenuto il suo amante. Era nata una bambina ;
e poiché egli, a questo punto, aveva voluto troncare la relazione peccaminosa, la strega gli aveva dato un filtro per farlo morire. La
malattia era stata lunga e misteriosa, i medici non sapevano che nome darle. L‟uomo aveva perse le forze, ed era diventato scuro nel
volto, finché la sua pelle divenne colore del bronzo, sempre più nera, ed egli morì » (Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 8). Cette
seule anecdote donne à elle seule un lot conséquent d‟informations sur la magie : sa force est impossible à contrecarrer (nous avons
d‟ailleurs ici le premier exemple de lien entre le pouvoir de la magie et celui de l‟amour, développé en d‟autres endroits de l‟ouvrage ;
l‟amour est véritablement subordonné à un pouvoir supérieur, en l‟occurrence celui de la magie, de façon assez similaire à la
mécanique des passions dans la tragédie antique : « Che cosa è più contrario all‟amore, espansione di libertà, che la magìa, espressione
di potenza ? » (p. 138)). Elle est aussi impitoyable que le variante méridionale du fatum, et échappe surtout à la compréhension
rationnelle incarnée par les médecins.
3
Ibid., p. 111. Son art est d‟ailleurs opposé à celui de la « scienza ufficiale » incarnée par des hommes comme Milillo e Gibilisco. Levi
semble vouloir faire de ce personnage un nouvel emblème de l‟opposition entre la culture dominante méprisante et des coutumes
traditionnelles populaires. La question de la magique cristallise progressivement une autre relation entre composantes du Mezzogiorno,
basée là encore sur une hostilité envers le Nord ; le « figaro-contrabbandiere, dall‟aspetto furtivo, […] in guerra con l‟autorità e coi
carabinieri, col piede lesto e l‟anima scaltra » exprime dans l‟absolu la singularité de ces pratiques, gage de l‟autonomie culturelle du
Sud par opposition au Nord.
4
Ibid., p. 166-169.
177
société humaine comme celle du village de Gagliano ; le portrait que nous venons de citer laisse entrevoir
certaines caractéristiques de la part magique de l’art de cet homme : son aspect, la manière dont son art
lui a été transmis l’entourent d’une grande part de mystère que Levi ne peut que décrire de façon
lointaine, extérieure, par approximations successives. En effet, la magie reste avant tout un art réservé
aux seuls initiés. Toutefois, ce personnage anonyme, protagoniste mystérieux de l’un de ces tableaux de la
vie paysanne de Lucanie, n’est pas sans rappeler certains types d’« operatori magici specializzati » présents
dans le Mezzogiorno, selon l’expression d’Ernesto De Martino1. L’étude Sud e magia fait découvrir au
lecteur, à travers des témoignages recueillis par l’anthropologue, le personnage de « zio Giuseppe »,
guérisseur non plus des animaux mais des humains :
A pochi chilometri da Albano […], un sentiero s‟interna nel selvaggio scenario e […] conduce al casolare di
Giuseppe Calvello, soprannominato Ferramosca, o più confidenzialemente “zio Giuseppe” : è il mago contadino della
zona, colui dal quale la gente si reca per le questioni di magia, l‟amico della povera gente, come abbiamo sentito
qualche volta chiamarlo dai suoi clienti. [...] Il suo comportamento con la gente si ispira [...] al modello di colui cui
appartiene il dono della chiaroveggenza, dell‟indovinare il nome o la condizione del cliente e la ragione della visita. 2
De nombreux personnages similaires au chirurgien-sorcier ainsi qu’au “zio Giuseppe”
apparaissent dans le Mezzogiorno. Le mystère qui les entoure est toutefois si dense que les personnes
extérieures sont incapables d’en apprendre plus sur son art : une sorte de système de défense (que l’on
pourrait bien croire d’origine magique) fait opposition. De cette façon, Levi, en tant qu’homme du Nord,
semble inévitablement amené à en être éloigné, comme si un rempart était dressé entre lui, rappelant son
extériorité fondamentale cet univers surnaturel. Mais il va y être progressivement initié, dans les ultimes
chapitres du Cristo, par sa gouvernante Giulia. L’ouvrage de Levi regorge d’exemples dont la validité
aurait très bien pu permettre des études de cas de la part d’un anthropologue ou d’un historien des
religions comme De Martino. Levi donne différents cas de figure qui ont tous en commun la particularité
de s’inscrire dans un cadre global de la pratique naturelle de la magie dans le Mezzogiorno :
La magìa popolare cura un po‟ tutte le malattie ; e, quasi sempre, per la sola virtù di formule e di incantesimi. Ve ne
sono di particolari, specifiche per un male determinato, e di generiche. Alcune sono, a quel che credo, di origine locale
; altre appartengono al corpus classico dei formulari magici, capitate quaggiù chissà quando e chissà per che vie. Di
questi amuleti classici, il più comune era l‟abracadabra.
[...] I contadini, dapprincipio cercavano di nascondere questo amuleto, e quasi si scusavano con me di portarlo :
perché sapevano che i medici hanno l‟abitudine di disprezzare queste superstizioni, e di tuonare contro di esse, in
nome della ragione e della scienza. E fanno benissimo, là dove la ragione e la scienza possono assumere lo stesso
carattere magico della volgare magìa : ma qui, esse non sono ancora, e forse non saranno mai, divinità ascoltate e
adorate.
Perciò io rispettavo gli abracadabra, ne rispettavo l‟antichità e l‟oscura, misteriosa semplicità [...]. Del resto, le pratiche
magiche di quaggiù sono tutte innocue ; e i contadini non ci vedono nessuna contraddizione con la medicina ufficiale. 3
1
DE MARTINO, op. cit., p. 16.
Ibid., p. 70.
3
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 209-210. Signalons également qu‟en plus de la reproduction du triangle magique
ABRACADABRA, Levi insère dans la suite de ce même chapitre quelques unes des phrases rituelles conçues à la manière d‟une
comptine, d‟une ninna-nanna, à réciter plusieurs fois de suite pour lutter contre un mal physique particulier ; quelques exemples ce que
2
178
Les quelques exemples rapportés par Levi dans son ouvrage permettent de dresser un panorama
assez complet de la question magique dans une région comme la Lucanie. Les origines de ces pratiques
magiques ancestrales sont entourés d’un secret, d’un mystère si profond que Levi ne peut que confesser
son impuissance à éclairer le lecteur sur ce point. Mais la place que ces dernières occupent dans la vie
humaine de ces régions est difficilement négligeable. Par effet de contraste, les paysans avouent un lien
naturel avec des pratiques que Levi tient à présenter comme parfaitement solubles dans un cadre plus
« officiel » pour reprendre son expression, celui de la science comme celui de la religion : une nouvelle
opération de syncrétisme est possible1. En effet, la magie s’occupe à la fois de problèmes physiologiques
mais a également trait à la sacralité : le rituel magique manifeste un pouvoir dépassant de loin les limites
de celui de l’homme. Le lien qui lie la magie à l’individu qui la pratique ou qui en est victime est aussi fort
que le fatum dont nous avons largement parlé plus haut : l’individu ensorcelé perd le contrôle de sa
volonté se trouve dans une « condizione psichica di impedimento », éprouve un « senso di dominazione »
de la part d’une « forza indominabile e funesta » 2 : les phénomènes comme la lycanthropie, présent chez
Levi comme chez De Martino offre une sorte d’alternative individuelle au fatum collectif : tout concourt à
faire en sorte de resserrer autour des individus ce « legame invisibile e irresistibile » que constitue le lien
magique. La magie dispose d’un pouvoir aussi ambigu que celui de la Madone noire : il peut servir d’arme
d’attaque comme de défense. La frontière entre les deux fonctions n’est d’ailleurs pas exactement définie,
mais semble s’inscrire dans une « forma protettiva » selon De Martino3 : la magie délimite une zone
protégée, elle défend la communauté ou l’individu contre une menace extérieure4.
En effet, « l’origine des défenses magiques »5 découle en grande partie de récits de victoire contre
des forces maléfiques. Ces événements, à l’instar de ceux racontés dans le mythe, advenus dans une
temporalité désormais révolue, finissent par prendre une dimension allégorique : le passé sert de modèle
au fonctionnement global des rituels du présents. En effet, la victoire fondatrice sur les forces maléfiques
permet d’établir dans la temporalité du présent ce que De Martino appelle un « orizzonte rappresentativo
stabile »6 : cet horizon existe dès lors que la magie, tout comme la religion, instaure un « ordine superiore,
De Martino appelle le « scindone » (Sud e magia, op. cit., p. 27), assez similaires à ceux que retranscrit Levi, figurent dans l‟ouvrage
de l‟anthropologue napolitain (au chapitre Infanzia e fascinazione, p. 40-54).
1
Magie et religion chrétienne fonctionnent selon des modes complètement antithétiques ; mais le syncrétisme, enraciné dans le
fonctionnement du monde méridional, opère également dans ce domaine. En effet, les phrases magiques rituelles que Carlo Levi cite
dans son ouvrage font référence à la conception chrétienne du calendrier. De Martino, au cours de son étude des phénomènes
magiques, arrive à la même conclusion : « Il sincretismo pagano-cattolico di questi scongiuri è evidente » (ibid., p. 28). Les deux
univers manifestent donc une affinité, que nous serons amenés à définir précisément plus loin. Mais rappelons enfin que cette
coexistence se fait spontanément dans la culture méridionale : « Le « soppravivenze » magiche lucane o genericamente meridionali pur
« vivono » in qualche modo e assolvono, nella società data, a una loro propria funzione : e finché « vivono » [...] serbano una tal quale
coordinazione con le forme egemoniche di vita culturale a cominciare da quella forma egemonica religiosa che è il cattolicesimo » (p.
118).
2
Ibid., p. 15.
3
Ibid., p. IX.
4
La magie délimite une zone de défense imprenable, du fait qu‟elle met l‟objet enchanté sur un autre plan, le retranchant au monde
profane. Une communauté, un individu se défend en s‟entourant de la puissance du sacré ; mais un rituel a lui seul peut servir de
rempart sacré particulièrement efficace. C‟est en tout cas ce qu‟il est possible de conclure, à en croire Giulio Ferroni, de la scène de
partage d‟un agneau rôti au cours de la veillée suivant un assassinat dans un village sarde visité par Levi : « Il rito crea un senso di
profonda amicizia, quasi in una provvisoria sospensione della tragedia » (in Tutto il miele è finito, op. cit., p. 16).
5
Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 48.
6
DE MARTINO, op. cit., p. X.
179
metastorico »1. Quelle est sa fonction ? Comme nous venons de le dire, la pratique magique exercée par
un individu ou une communauté se réfère nécessairement à la victoire fondatrice sur une force maléfique.
Chaque rituel magique, dans la Lucanie, ou dans n’importe quelle région méridionale du XXe siècle ne
fait que tenter de réactualiser, de réincarner cette victoire acquise dans le passé. Tout se joue en parallèle :
une force maléfique est à l’œuvre dans les deux temporalités, une contre-attaque tâche de lui être
apportée afin de résoudre la crise du présent de la même manière que celle du passé à été résolue, c’est-àdire par une victoire contre cette puissance négative destructrice. Le passé acquiert une grande dimension
symbolique, il est reparcouru sur un « piano immaginario » ; ainsi, la magie « protegge la presenza
individuale dal rischi di non potersi mantenere dinanzi alle particolari manifestazioni del negativo »2 . La
force allégorique que la magie revêt est finalement l’arme de défense la plus efficace ; le rituel magique
n’a en soi pour vocation que de recréer la situation du passé dans laquelle a eu lieu la victoire sur les
puissances occultes malveillantes. Il s’agit de « destoricizzare il divenire storico »3, de contraindre le futur
à répéter ce qui s’est passé dans le passé. La chose est claire pour De Martino : la magie a avant tout pour
fonction dans le Sud de servir de remède au « disordine oggettivo della vita sociale »4. Les maux
physiologiques soignés par la magie ne sont pas les plus importants ; elle apporte au contraire une
réponse à une situation existentielle particulièrement précaire, elle tente de court-circuiter toute puissance
supérieure incontrôlable humainement, qu’il s’agisse du fatum ou tout simplement de l’Histoire. Ce qui
permet à De Martino de conclure en écrivant :
È risultato come fascinazione, possessione, esorcismo, fattura, controfattura sono da ricondurre alla insicureza della vita
quotidiana, alla enorme potenza del negativo e alla carenza di prospettive di azione realisticamente orientata per
fronteggiare i momenti critici dell‟esistenza, e soprattutto al riflesso psicologico di essere-agito-da con i suoi connessi
rischi psichici. In queste condizioni, il momento magico acquista particolare rilievo, in quanto soddisfa il bisogno di
reintegrazione psicologica mediante tecniche che fermano la crisi in definito mitico-rituali e occultano la storicità del
divenire e la consapevolezza della responsabilità individuale, consentendo in tal modo di affrontare in un regime
protetto la potenza del negativo della storia.5
Il ressort de l’étude d’Ernesto De Martino que la magie ne doit donc pas être considérée comme
une simple permanence folklorique de pratiques obscures faisant le lien entre le monde rationnel concret
et un monde surnaturel invisible. Cette relation des communautés humaines avec l’univers magique
perdure, encore que sa pratique ne soit plus aussi ancrée dans les mœurs que dans le passé. L’Italie
méridionale des années 50 voit la magie briller de ses derniers feux, à en croire De Martino, mais aussi
Guido Piovene6. Toutefois, si la pratique n’est plus aussi marquée (en d’autres termes, si la forme a perdu
1
Ibid., p. IX.
Ibid., p. 27.
3
Ibid., p. X.
4
Ibid., p. 179.
5
Ibid., p. 181.
6
Piovene est avant tout frappé par la coexistence naturelle de la magie et du rationnel, du sacré et du profane dans une société humaine
humaine comme celle des Pouilles : « La Puglia, lo abbiamo già detto, è forse perché è la più orientale delle nostre regioni, conserva le
credenze magiche più delle altre, e le indirizza secondo le occasioni verso il sacro o verso il profano. Il magico è accettato come fatto
normale, si mescola al razionale, si alterna ad esso senza contraddizione. [...] Straordinaria, come dicevo, è soprattutto, la fusione delle
credenze magiche con la ragione e la morale. I maghi per lo più non sono detentori di una potenza tenebrosa o malvagia, ma uomini
2
180
perdu de son intégrité), sa signification demeure tout aussi instructive qu’auparavant (comme nous
l’avons, l’essence d’un objet, d’une époque historique, d’une pensée, ne disparaît jamais complètement
dans le Sud). En effet, une fois décantée, une fois passée par le prisme de l’analyse anthropologique,
scientifique, rationnelle, la magie montre comment son rôle consiste à mettre en relation les individus
avec un plan méta-historique permettant de résoudre les crises du présent. Le passé n’est plus pris dans
sa dimension historique mais a été sublimé, a été place à un niveau plus symbolique ; il sert désormais à
agir sur le présent, et à placer la crise traversée par la communauté ou par l’individu (qu’elle soit
psychologique ou physiologique) dans une perspective établie formellement : l’incertitude entourant le
futur est dissipée par l’affirmation du fait que dernier ne pourra que répéter l’issue du conflit, déjà
déterminée définitivement dans le passé. La magie sert donc à rendre la situation existentielle vivable, à
considérer que les difficultés du présent, que le chaos actuel sera implacablement solutionné : le fatum est
contourné par une force luttant à armes égales avec lui. C’est donc au tour de la magie elle-même de
prendre une dimension toute symbolique : elle cristallise et exacerbe souvent dans la violence toutes les
appréhensions, angoisses, peurs des individus et tente de proposer une résolution à ces crises. La magie
veut incarner dans la réalité ce que le récit mythique offrait en matière d’idéal humain. Elle symbolise
cette résistance de la société méridionale aux pressions verticales qui s’exercent sur elle. Elle fait donc
intimement partie du système de valeurs du Mezzogiorno, contrapposé à un autre système avec lequel il se
trouve en conflit ouvert, dressé comme un rempart contre des puissances dépassant de loin celle de la
volonté individuelle et collective. Elle en représente la part la plus mystérieuse mais aussi la plus
significative, du fait qu’elle synthétise un ensemble de thématiques allant de la singularité culturelle en
passant jusqu’à la résistance méridionale contre les menaces venant de l’extérieur. Un problème se pose
cependant : la magie disparaît progressivement du Sud. Son aura, déjà réduite dans la Lucanie lévienne,
n’est plus qu’une trace partout ailleurs. Faut-il en conclure que l’autonomie méridionale est susceptible de
prendre le même chemin ?
*
Le mouvement de rapprochement qu’ont opéré les voyageurs-auteurs septentrionaux a été
déterminant dans leur connaissance du Mezzogiorno. Le Sud s’est incarné autrement qu’à travers une
observation superficielle, extérieure, parfois basée sur l’applications de stéréotypes et de préjugés
démentis rapidement par la réalité des lieux. En entrant en contact direct avec les sociétés humaines, avec
la vie méridionale telle qu’elle était vécue au moment de leur descentes dans le Mezzogiorno, le sujet de
« l’épreuve du Sud » est entré dans une autre phase de sa connaissance de cet univers décidément à part :
la proximité lui a offert une acuité encore plus importante qu’auparavant. L’intuition est devenu une
probi, timorati di Dio, che eseguono un lavoro razionalmente controllabile e di pubblica utilità » (op. cit., p. 780-781). La question de
la conciliation du surnaturel et du rationnel se pose, dans cet extrait du Viaggio in Italia. La façon naturelle dont elle a lieu (et la façon
dont elle est acceptée et reconnue par Piovene) est tout à fait symptomatique de l‟optique de rapprochement du Nord et du Sud qui sera
celle de la réécriture de l‟expérience du Sud. Nous y reviendrons largement dans la dernière partie de notre étude.
181
confirmation, une prise de conscience. Le Sud est devenu plus concret à ses yeux, il a révélé une grande
partie du mécanisme déterminant son fonctionnement. Le monde méridional est un monde en crise ; le
terme est éloquent : il peut aussi renvoyer à l’incursion de menaces surnaturelles maléfiques dans une
communauté ou dans la vie psychique de l’individu, tout comme à une terminologie parfaitement
intégrée à la dramaturgie qui semble gouverner cet univers, en même temps qu’il révèle un profond
malaise socio-politique. La réalité du Sud est proprement dramatique : elle implique, de manière tout à
fait saisissante (et par là même presque théâtrale), une rivalité de chaque instant entre des forces
contraires. Le problème majeur réside cependant dans le fait que ces forces ne luttent pas à armes égales :
les forces venues de l’extérieur déséquilibrent la lutte, ne laissant pas d’autre échappatoire que le recours à
une lutte transposée sur un plan symbolique : la vision mythique de l’Histoire, le rapport étroit au sacré,
la permanence des pratiques magiques ou surnaturelles, s’apparentent à des techniques (spectaculaires, si
ce n’est anachroniques) d’auto-défense malgré tout annulées par la dureté de la réalité.
Une singularité réussit malgré tout à s’exprimer. Le Sud, tel qu’il est décrit par des écrivains du
Nord, en empathie avec les hommes et les femmes qu’ils rencontrent, et vivement intéressés par la
culture mise sous leurs yeux, exprime une identité, un caractère unique en son genre. La mosaïque du Sud
révèle des formes très contrastées mais également une unité de fait, transcendant toutes les disparités. Les
méridionaux partagent une culture commune, axée notamment autour d’un attachement profond pour la
terre mais aussi pour la part de surnaturel présente dans la réalité ; dans le même temps, ils partagent une
essence commune, à savoir une certaine forme de désenchantement, de résignation et de défiance à l’égard
d’un État qui a toujours traité cette région de l’Italie comme une simple périphérie, une altérité
excentrique, et non comme un territoire d’une richesse humaine et culturelle déterminante à l’heure où
l’Italie sort d’un second conflit mondial et de vingt ans de dictature fasciste. Le Sud fonctionne peut-être
en préservant un aspect arcaico, réactualisant d’une certaine manière le passé, l’intemporel, mais se trouve
confronté à des difficultés quotidiennes. Les voyageurs sont ainsi devenus anthropologues, sociologues,
historiens. Leur rôle a été étoffé quand, dans le même temps, le Sud a acquis de plus en plus de réalité,
est devenu concret. Le portrait qu’il peuvent faire du Sud est ainsi plus complet, plus conforme à la
réalité : l’identité méridionale a été révélé en tant qu’unicité et non plus en tant qu’altérité. La profondeur
de cette vision tutoie désormais celle qu’avaient mise au jour les auteurs méridionaux eux-mêmes : le
fatum qui pèse sur les paysans de Carlo Levi n’est pas loin de celui des héros des romans et des nouvelles
de Verga.
Une grande partie de l’identité méridionale a été mise au jour par les auteurs. Mais pouvons-nous
dire pour autant que l’expérience du Sud s’achève, une fois cette découverte acquise ? Il n’en est rien : le
mystère du Sud n’a pas encore été totalement percé : repérer les mécanismes du fonctionnement de
l’univers méridional est insuffisant. C’est davantage l’élément humain qui compte désormais. En effet,
l’identité méridionale est le fait d’une culture hors norme, rendue presque anachronique dans sa
confrontation avec la modernité, mais elle est également le faits d’individus qui sont d’ailleurs confrontés
à une hésitation décisive, une oscillation entre un passé immortel, un présent difficile et un futur
182
incertain, souvent à l’origine de la construction d’un Sud mythifié (que la réalité contredit par ailleurs).
Cette identité nécessitait d’être connue : il faut désormais la faire reconnaître. Les auteurs du Nord doivent
faire en sorte de rattacher le Mezzogiorno au reste de l’Italie, leurs ouvrages étant le moyen d’y parvenir, et
ce à plus forte raison que cette expérience est en elle-même porteuse de divers enseignements.
Rapprocher le Sud du Nord est la meilleure façon de les mettre en lumière.
183
LE SUD ORACLE : CONNAISSANCE ET RÉVÉLATION
LES TRAGÉDIES SANS PAROLES : BRISER LE SILENCE
COMPTE À REBOURS : QUAND ÉCRIRE DEVIENT UNE URGENCE
Le Sud a désormais perdu sa qualité de terra incognita : le chaos qui semblait dominer l’espace s’est
lentement orienté vers une forme d’organisation en apparence spontanée, quoique sous-tendue en réalité
par des règles, toutefois assez souples, du fait qu’elles sont invisibles, non écrites. Des situation très
contrastées permettent de tisser des liens entre les territoires continentaux et les territoires insulaires : le
Mezzogiorno possède une unité de fait qui apparaît d’autant plus clairement quand il s’agit pour le sujet
d’explorer différentes zones géographiques ; Carlo Levi et Guido Piovene sont à ce titre les auteurs les
plus autorisés à rendre un jugement global sur la situation de cette partie du territoire italien. Mais l’unité
qui semble rassembler les huit régions constituant le Mezzogiorno ne se fonde pas tant sur un lien
conscient (d’ordre politique, par exemple), mais davantage sur une sorte d’intuition humaine, plus
naturelle que véritablement culturelle. Chaque région partage un même rapport au monde, une même
vision de l’existence, en dépit de ses particularités culturelles propres : le Sud privilégie le fond à la forme,
l’essence à l’apparence ; cette prise de conscience est fondatrice pour les voyageurs-écrivains : la
permanence de certains rituels magiques, l’hostilité envers l’État, la résignation passive à une courbe
existentielle déjà fixée non pas par une divinité mais par des conditions de vie précaires comptent parmi
les dénominateurs communs les plus frappants auxquels chacun de ces hommes du Nord a pu être
confronté au cours de son expérience. Cette découverte capitale montre en quoi une analyse superficielle
de la réalité méridionale conduit fatalement celui qui l’entreprend à l’aporie. L’écart entre le sujet et cette
réalité du Mezzogiorno s’est résorbé ; un rapport de familiarité et de compréhension est désormais
enclenché. Au moment de réécriture, la sensation de proximité, de familiarité qui était apparue au cours
de l’expérience va se transmuer : la connaissance acquise in situ va conduire les voyageurs, devenus
entretemps écrivains, à prendre la défense de cette identité méridionale à peine mise au jour et menacée
en permanence par des forces extérieures, dominatrices et surpuissantes. La confrontation de ces
tensions opposées va ainsi faire en sorte que « l’épreuve du Sud » dépasse le cadre d’une expérience vitale
ponctuelle, si marquante soit-elle : derrière l’intérêt personnel, intime, que le sujet a pu être en mesure de
trouver au cours de ce voyage dans le Mezzogiorno se niche un impératif éthique, qui donne l’impression
de placer les écrivains dans une situation d’urgence. Car cette expérience hors du commun va s’avérer
porteuse d’une signification, notamment au niveau politique, domaine où l’inégalité du Nord et du Sud se
184
manifestent de façon tragique et exacerbée. Il ne s’agit dès lors plus de connaître le Mezzogiorno, mais plutôt
de le reconnaître et de le faire connaître, à plus forte raison que le contexte d’écriture et de parution de ces
récits, souvent postérieures à la Seconde Guerre Mondiale vont faire du sud de la péninsule italienne un
enjeu politique et moral pour la République Italienne naissante. La confrontation entre ce monde
immuable et la modernité effrénée dans laquelle tout le pays est lancée semble alors inévitable, et c’est au
sujet qu’il revient d’attirer l’attention du lecteur sur la situation dans laquelle se trouve le Sud, qui semble
pris dans une véritable course contre la montre.
Le risque de l’extériorité s’est progressivement éloigné pour être substitué par la nécessaire
confrontation à une forme de complexité extrême, d’imbrication étroite d’éléments disparates, confondus
les uns dans les autres. L’identité du Sud que les auteurs cherchent à composer est donc loin d’être
complètement définie ; au contraire, elle semble nécessiter un surplus d’efforts, une implication encore
plus poussée, une attention toujours en éveil. Avoir repéré les modalités d’expression de cette identité et
les avoir mis en lien avec les principes cachés qui la sous-tendent sont une avancée décisive : les pratiques
magiques acquièrent un aspect plus rationnel à partir du moment où un anthropologue comme De
Martino les définit comme de « reali avventure psicologiche »1 ayant pour but de défendre l’individu
contre des forces maléfiques puissantes. Comme il le précise un peu plus loin dans son étude Sud e magia :
La magia lucana opera come strumento di arresto di configurazione e di unificazione della varietà delle possibili crisi
individuale della presenza dinanzi al dispiegarsi della potenza del negativo. La ideologia della forza magica [...] offre
un quadro rappresentativo stabile, socializzato e tradizionalizzato nel quale il rischio di alienazione delle singole
presenze si converte in ordine metastorico [...] Si profila così il [...] momento protettivo della magia, il mito in quanto
exemplum risolutore dell‟accadere e il rito in quanto iterazione del mito.2
Les pratiques magiques, comme le montre De Martino, sont avant tout des armes défensives. Les
communautés humaines ou les individus sont entourés par les menaces que font peser sur eux des forces
contraires, ayant pour but de les faire disparaître. Le seul exemple de la magie devient ainsi révélateur du
drame que vit le Mezzogiorno : l’instauration d’un plan métahistorique permettant de résoudre la crise
magique montre que l’avenir est porteur de lourdes menaces, d’une incertitude dramatique. La culture
méridionale semble avoir l’intuition de drames à venir, d’une destruction in fieri que les pratiques
magiques sont censées pouvoir éviter. Ce pressentiment explique d’une certaine manière la tristesse, la
résignation que Levi lit dans les yeux des paysans de Lucanie : la civilisation rurale est un monde
particulièrement fragile, du fait qu’il est en permanence soumis à la pression de forces qui lui sont
étrangères et néfastes. Comme le résume d’ailleurs Piovene en conclusion de son Viaggio in Italia : « Il
Mezzogiorno è tutto amabile, ma precario »3. L’idée d’une fragilité de la civilisation méridionale revient
d’ailleurs assez souvent dans les écrits des auteurs du Nord : l’Italie que décrit Levi est celle des humbles,
1
DE MARTINO, op. cit., p. 93.
Ibid., p. 103.
3
PIOVENE, op. cit., p. 436.
2
185
de ceux qui ont été, politiquement et socialement dominés, parfois tout au long de leur histoire. Cristo si è
fermato a Eboli reparcourt d’ailleurs ces siècles de défaites, de soumissions et de résignation des
populations rurales locales devant la puissance de forces extérieures agressives et dominatrices :
Pensavo che la loro vita, nelle identiche forme di oggi, si svolgeva uguale nei tempi più remoti, e che tutta la storia
era passata su di loro senza toccarli. Delle due Italie che vivono insieme sulla stessa terra, questa dei contadini era
certamente quella più antica, che non si sa donde sia venuta, che forse c‟è stata sempre. Humilem vidimus Italiam :
questa era l‟umile Italia, come appariva ai conquistatori asiatici, quando sulle navi di Enea doppiavano il capo di
Calabria. [...] Questa Italia si è svolta nel suo nero silenzio, come la terra, in un susseguirsi di stagioni uguali e di
uguali sventure, e quello che di esterno è passato su di lei, non ha lasciato traccia, e non conta.1
La civilisation rurale, celle des humbles que décrit Carlo Levi est pour ainsi dire complètement
invisible à l’échelle de l’histoire de la péninsule italienne, dans la mesure où ceux qui en ont été les
protagonistes, depuis Enée jusqu’à Garibaldi, ont pris le pas sur les populations. La civilisation
méridionale s’est mise d’elle-même à part, elle s’est hermétiquement protégée de la puissance des forces
extérieures en disparaissant, en devenant invisibles, expliquant la difficulté qu’ont eu les auteurs du Nord
à percer le mystère qui entoure ce mode de vie, ce rapport au monde et à l’Histoire. L’analyse du cas du
brigandage est à ce titre tout à fait révélateur : les exploits des brigands sont encore vivants dans la
mémoire collective dans la mesure où ces derniers défendaient des valeurs propres aux populations
locales, une certaine forme d’autonomie par rapport à l’État et à ses représentants. Comme l’écrit
d’ailleurs Piovene : « Il popolo ama ciò che si associa a tutti i suoi ricordi e anche alle sue sventure »2.
Mais ce souvenir est particulièrement fragile, dans la mesure où, comme le montre Carlo Levi, il n’a
jamais été consigné. Chaque événement historique advenu dans le Mezzogiorno peut être mythifié, dans
certains cas (comme le fut le brigandage), mais peut également disparaître, englouti par l’oubli,
notamment lorsqu’il s’agit de faits actuels. L’interrogation de l’un des personnages de Danilo Dolci est à
ce titre tout à fait pertinente ; évoquant une série d’assassinats perpétrés par la mafia, le narrateur de la
nouvelle pose la question suivante : « A Morello ci spararono ; a Marino Giovanni… Come si fa a
ricordarli tutti ? »3. Ces deux noms ne sont que les derniers d’une longue liste que le narrateur tente
d’arracher à l’oubli ; sa question interroge une autre mécanique tragique où le Sud semble engagé : celle
de la destruction inévitable du souvenir, autrement dit du passé. Les faits actuels le montrent ; le
1
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 123. Les différents exemples donnés par Levi (depuis l‟arrivée d‟Enée jusqu‟à la fin du
brigandage) servent surtout à combler « l‟angoletto morto della Storia » dont Antonio Gramsci parle à propos du Royaume de Naples,
(in Quaderni del carcere (dir. Valentino Gerratana), Quaderno 4 (XIII), § 56, Turin, Einaudi, 1975, p. 504). Ce survol de l‟histoire de
la civilisation paysanne depuis l‟Antiquité est l‟un des premiers indicateurs de l‟impératif éthico-politique que se fixe Levi au moment
d‟écrire Cristo. Il sauve de l‟oubli cette partie non négligeable de l‟histoire de l‟Italie méridionale ; cette partie est d‟ailleurs capitale
dans l‟économie globale du livre, du fait qu‟elle complète la description du mode de vie des paysans, de leur culture, du drame
existentiel dans lequel ils sont plongés, par une explicitation de cette situation grâce à une mise en lumière historique. « La
rappresentazione dell‟Italia meridionale in età contemporanea ha finito spesso col ridursi a una sorta di non-storia : la frustrante
vicenda di ciò che essa non aveva potuto essere, il mero risultato din uno squilibrio costante e inalterato nel tempo e perciò quasi un
derivato, un residuo della storia degli altri, incarnata dalle realtà più avanzate dello sviluppo economico, vale a dire dal Nord », écrit
Piero Bevilacqua (op. cit., p. 8). L‟intention de Carlo Levi prend exactement le contrepied de cet effacement du Sud, de la perte de sa
singularité historique : l‟exemple de Levi montre comment le rôle du voyageur devenu écrivain est de se faire l‟avocat de la cause
méridionale (nous y reviendrons plus loin), mais avant tout de répondre à une urgence : celle de sauver la civilisation paysanne de
l‟oubli auquel elle semble irrémédiablement condamné.
2
PIOVENE, op. cit., p. 611.
3
DOLCI, op. cit., p. 245.
186
narrateur de la nouvelle de Dolci semble déjà avoir oublié ceux qui ont été tués par la mafia. Tous sont
susceptibles de retourner à l’anonymat, tout comme l’homme assassiné en Sardaigne au cours du voyage
de Carlo Levi. Mais de manière très cohérente, c’est toute l’histoire du Sud, ce sont aussi bien les faits du
présents que les événements du passé qui courent le risque de ne subsister qu’à l’état de souvenirs
précaires, attendant leur prochaine disparition.
L’arcaico ne saurait empêcher cette disparition annoncée d’une partie des événements historiques
du Mezzogiorno. Le passé s’ajoute au présent, mais ne se maintient qu’à l’état d’essence, et non
d’apparence, comme le pensait Ungaretti, en reprenant les théories antiques de la « forma mortale » et de
la « materia immortale »1. Le Mezzogiorno est rempli du souvenir des époques passées désormais révolues,
notamment celles de l’Antiquité gréco-romaine, présente à l’état de ruines. Malaparte, au cours de son
exploration de la Campanie, est le plus sensible à cette disparition, à ce retour à l’oubli des traces du
monde polythéiste : « Ormai gli alberi sacri son morti, e spenta è nel sonno l’antica fantasia delle selve »2.
Le monde de la Sibylle de Cumes et de la poésie de Virgile n’est plus ; il s’agit là d’un fait incontestable, et
tout à fait impossible à empêcher. Mais ce n’est pas exactement ce point que Malaparte semble regretter.
Et c’est peut-être à la lumière du jugement d’Alberto Savinio que le cas de la civilisation antique peut
prendre valeur d’exemple. En effet, au cours de son voyage à Capri, Savinio parcourt les lieux
emblématiques de l’époque impériale romaine, subsistant encore à l’état de ruines, cohabitant avec les
constructions postérieures, de l’ère chrétienne, comme c’est le cas à la pointe de l’île :
Oggi i naviganti del Tirreno levano gli occhi riconoscenti al dolcissimo simulacro della Madre di Dio, come altre volte i
navigatori dell‟Egeo levavano fiduciosi lo sguardo alla statua di Pallade Atena che brillava sulla rupe dell‟Acropoli
ateniese.
Mi affaccio tutto riconsolato alla chiesuola che sorge trionfante sulle rovine della spenta paganità.3
Le monde païen, antique, a majoritairement disparu ; son souvenir passe par des signes assez
précaires, tronqués, que sont les nombreuses ruines mêlées au paysage redessiné par d’autres cultures,
d’autres traditions au premier rang desquels se situe le monde chrétien. Mais c’est avant tout l’esprit
antique qui semble avoir disparu. « Ahimè ! l’autorità di Minerva è spenta nel mondo »4 s’écrie-t-il au
début de l’ouvrage, permettant ainsi un parallèle avec l’intuition de Malaparte qui sentait en Campanie, là
où s’était trouvée toute la spiritualité antique, que l’humanité a avant tout perdu le « senso
dell’immortalità » :
Il pensiero che l‟inferno era morto per sempre, sordo per sempre alle voci e alle memorie della vita terrena, soffocato
per sempre giù nel profondo, per colpa nostra, il pensiero che la terra s‟era finalmente vendicata di tutte le
1
UNGARETTI, op. cit., p. 15.
MALAPARTE, op. cit., p. 128.
3
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 66.
4
Ibid., p. 25.
2
187
nefandezze dei vivi, strangolando i morti innocenti nel groviglio delle sue viscere, m‟agghiacciò all‟improvviso il sangue
nelle vene. 1
Ce que Malaparte regrette n’est pas tant la transformation du système de valeurs du monde, mais
plutôt l’oubli auquel le passé est irrémédiablement condamné. Beaucoup de choses changent de forme
dans le Mezzogiorno, mais bien d’autres perdent la leur pour toujours et ne peuvent plus espérer survivre
qu’à l’état de traces, parfois relayées par la littérature, comme l’hôtel sarde de D. H. Lawrence, que Levi
ne trouvera jamais au cours de son périple. Cette plongée tragique du passé dans l’oubli se met
progressivement à constituer un arrière-plan aux conditions de vie difficiles des habitants du Sud, mais
plus largement à une autre disparition : celle de la culture méridionale traditionnelle. Les nombreux effets
d’écho, d’anticipation qui prennent place dans l’environnement méridional concerne surtout la
disparition de la civilisation propre au Sud, cette civilisation rurale ou pastorale que Levi a décrit dans ses
différents ouvrages inspirés de ses expériences dans le sud de la péninsule italienne.
C’est donc la civilisation méridionale elle-même, dans sa globalité qui est menacée au premier
chef par l’action des forces extérieures dominatrices, et pas seulement les individus ou les différentes
communautés humaines qui peuplent l’espace méridional. Un véritable mécanisme de destruction semble
enclenché, mais il concerne surtout le mode de vie traditionnel de la société. La culture traditionelle se
met à disparaître progressivement, sous l’effet de conjonctures qui le dépassent de loin : « Il Sud non
rimane uguale a se stesso, ma viene risucchiato anch’esso dal vortice del mondo globale e subisce delle
feroci mutazioni », observe Franco Cassano2. Ce sont d’ailleurs les auteurs du Nord qui ont pu observé,
au cours de leur expérience dans le Sud, les signes avant-coureurs de ce mécanisme de destruction, de
démantèlement des structures traditionnelles qui étaient celles de la culture méridionale. Sa singularité
semble s’affadir, perdre de sa vivacité : « Il colore meridionale svanisce anche nei vestiti », constate Guido
Piovene en Calabre, au sortir du second conflit mondial3. Il avait d’ailleurs fait auparavant la même
constatation au moment de sa découverte de l’ancienne capitale de la monarchie bourbonienne :
« Quell’insieme di usanze, di credenze, di atteggiamenti, detto folclore napoletano, sarebbe dunque
entrato in fase critica »4. C’est donc la couleur, pour reprendre le terme de Piovene qui est menacée d’une
disparition ; autrement dit, ce sont les éléments les plus malléables, les plus diffus, les moins visibles qui
sont susceptibles de changer radicalement : chacune des singularités qui constituent la couleur méridionale
est menacée. C’est d’ailleurs l’un des aspects les plus originaux de la culture de l’Italie du Sud, la religion,
1
MALAPARTE, op. cit., p. 130. Cfr. aussi cette citation du Viaggio nel Mezzogiorno de Giuseppe Ungaretti : « Siamo dunque in un
luogo ancora di morte ? Non più ; ma sempre in un sogno di morte che dura fatica a sciogliersi. [...] Odo il lungo pianto della caduta
d‟un impero » (op. cit., p. 29). La disparition du souvenir de l‟Antiquité semble encore se poursuivre lorsqu‟Ungaretti effectue son
voyage ; nous sommes bien en présence d‟un arrière-plan qui prend toute sa valeur une fois confronté à la disparition de l‟élément
traditionnel de la culture méridionale. La fin du monde antique et celle du monde arcaico sont étroitement liées, comme nous nous en
rendrons compte. Un effet de polyphonie agit de manière à ce que l‟une serve de contrechant à l‟autre ; Ungaretti a l‟intuition que le
Mezzogiorno est une terre en perpétuelle mutation, mais surtout qu‟elle voit naître et disparaître des formes de culture variées, selon un
principe universel et inaltérable que le poète définit plus loin : « Ogni nascita è in un certo senso una distruzione ? » (p. 74).
2
Franco Cassano, Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 70.
3
PIOVENE, op. cit., p. 662.
4
Ibid., p. 427.
188
qui risque de perdre sa capacité à entrecroiser, à syncrétiser les croyances populaires, orientées vers le
surnaturel, avec le dogme et la pratique chrétiens :
Superstizioni e pratiche religiose di sapore arcaico si vanno, come è naturale, esaurendo e svuotando ; tuttavia un
fondo resta, e forse più che non si creda ; sarebbe il momento di documentarle giacché forse tra qualche anno
scompariranno dalla vista.1
Le temps du voyage dans le Mezzogiorno est bien celui d’une urgence, dans la mesure où il
s’assortit d’un ensemble de transformations radicales dont la fragilité de la singularité méridionale
pourrait bien faire les frais. Cette expérience du Sud acquiert donc au fur et à mesure une vocation de
photographie d’un moment-clé de l’histoire du Mezzogiorno, celui d’une incertitude entourant sa spécificité
culturelle. On voit donc bien que « l’épreuve du Sud » n’est pas un événement anodin dans la vie du
sujet ; la réécriture de cette expérience se double d’un impératif éthique et politique assez important,
puisqu’il est conditionné par une sorte de course contre le temps, de course contre l’oubli ; cette
dimension est d’ailleurs assez présente dans Cristo si è fermato a Eboli, où dans les tous premiers chapitres
figure cette déclaration du curé du village, don Trajella : « Fra qualche anno questo paese non esisterà
più »2. Evidemment, don Trajella n’entend pas vouer le petit village de Gagliano à une destruction divine
similaire à celle de Sodome et Gomorrhe ; la phrase prend toutefois une forte dimension symbolique :
c’est la civilisation rurale qui risque avant tout de disparaître pour toujours, avec la part de culture
traditionnelle qui fonde sa spécificité. Le Mezzogiorno traditionnel, ayant déjà subi la pression d’un État
autoritaire et abstrait, risque aussi de voir son autonomie culturelle effacée par la pression toujours plus
intense de la modernité, sur laquelle nous reviendrons plus en détail.
Un monde meurt. C’est la constatation à laquelle arrivent tous les écrivains du Nord revenus de
leurs différents voyages. Le mécanisme tragique qui semble enclenché est irréversible. Le plan
métahistorique garant de la sécurité des communautés humaines n’est désormais plus valable, comme
l’explique Mircea Eliade : « Le Temps n’est plus le Temps circulaire de l’Eternel Retour, mais un Temps
linéaire et irréversible »3. La disparition de la spécificité religieuse du Mezzogiorno, de l’élément mythique
sont à ce titre les plus éloquents. Les remparts magiques ne sont plus en mesure de contrecarrer
efficacement la poussée de forces encore plus puissantes que celles de l’État : le Sud fait donc son entrée
dans une nouvelle perspective culturelle et historique entourée d’incertitude. Les écrivains du Nord
observent la fin d’un monde et de sa culture. Les points de vue de Carlo Levi et de Guido Piovene se
complètent, de ce point de vue. Giulio Ferroni voit dans Tutto il miele è finito un « lamento per un mondo
che sta finendo »4, tandis que le Viaggio in Italia se conclut par un panorama assez peu optimiste quant à la
1
Ibid., p. 491-492. Cette disparition progressive de la croyance traditionnelle est d‟ailleurs l‟un des aspects centraux de Sud e magia
d‟Ernesto De Martino : « Le sfumature specificamente popolari o addirittura « meridionali » del cattolicesimo si vanno in parte
dissolvendo e in parte attenuando e sublimando » (op. cit., p. 120). Il s‟agira donc pour le sujet de “l‟épreuve du Sud” d‟essayer
d‟apporter des éléments de réponse à cette question : si la forme de la singularité méridionale se met à s‟effacer, en ira-t-il de même
avec le fond, avec son essence ? En d‟autres termes : y a-t-il un risque de voir l‟identité méridionale se perdre ?
2
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 37.
3
Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 86-87.
4
In LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 26.
189
situation du Mezzogiorno d’après-guerre : « Se ne va il colore del Sud, un certo paradigma di civilità
poetica, una filosofia, un rituale di credenze e di usanze che pareva immutabile »1.
Les tragédies individuelles et collectives qu’abrite le Mezzogiorno ne sont finalement que des
variantes d’une tragédie d’ordre plus général, plus structurel : les écrivains du Nord acquièrent la
conscience que le Sud qu’ils parcourent vit ses dernières heures. Plus précisément, c’est le Sud immuable
qui semble voir son immobilité traditionnelle se déliter. L’Italie d’après-guerre, sortie du fascisme et
bouleversée par le conflit mondial est le théâtre de profonds changements, dont le Sud est une
illustration assez emblématique et exemplaire, comme nous le verrons plus loin. Reste que le Sud
magique, surnaturel, paysan est en train de se lancer dans une opération de syncrétisme forcé avec des
formes culturelles modernes, qui laissent en suspens l’interrogation sur l’identité méridionale : peut-elle
perdurer dans son essence en dépit des profondes mutations de sa forme ? Le Mezzogiorno peut-il garder
sa singularité culturelle, son autonomie, même s’il doit composer avec des influences extérieures qu’il ne
peut qu’accepter et intégrer à la situation de base ? De ce point de vue, les écrivains du Nord occupent de
cette façon une place déterminante : ils constatent à la fois la disparition d’un mode de vie des plus
originaux, dont ils témoignent parfois très précisément dans leurs ouvrages, mais ils peuvent également
en faire un moyen d’expression de ce monde silencieux et résigné. L’image, la photographie du
Mezzogiorno peut être complétée très efficacement par le son, par la voix, celle des hommes et des femmes
rencontrés au cours de ces périples dans le Sud. Les auteurs du Nord peuvent donner la parole à cette
humble Italie, à laquelle l’Histoire a été imposée, que l’État a autoritairement tenu sous son contrôle, et a
parfois privé de son autonomie culturelle. Sous la plume des écrivains septentrionaux, ces êtres humains
s’incarnent, s’arrachent à l’oubli, et retrouvent le droit à la parole dont ils ont pu être dépossédés.
ARRIÈRE-PLANS ET CONTREPOINTS
Devant la fragilité toujours plus croissante de la singularité, de la couleur méridionale, le sujet de
« l’épreuve du Sud » voit son positionnement changer vis-à-vis de ce territoire qu’il a progressivement
appris à connaître. Le fait que « l’épreuve du Sud » ait été l’objet d’un processus de réécriture en est bel et
bien la preuve. D’une certaine manière, cette réécriture a posteriori est une manière d’arracher l’objet décrit
à l’usure causée par le temps. Comme nous l’avons dit, il y a quelque chose de l’art photographique dans
la manière dont un Carlo Levi ou un Guido Piovene décrivent la Sardaigne ou la Lucanie. Ces récits ne
proposent pas seulement des descriptions d’individus ou de paysages mais tendent davantage à former
des tableaux complets, mélangeant habilement différents aspects, preuve de la richesse des territoires
visités. Le Sud tel qu’on pu le connaître les écrivains du Nord est donc en train de disparaître, la fin de la
guerre ayant semble-t-il enclenché de profondes mutations de l’Italie, et par conséquent du Mezzogiorno. Il
1
PIOVENE, op. cit., p. 858.
190
conviendra de revenir plus en détail sur la manière dont cette actualité est prise en compte dans les récits
des auteurs septentrionaux. Pour l’heure, nous constatons que les voyageurs devenus écrivains assument
consciemment différents rôles : réécrivant leur expérience, ils deviennent d’une certaine manière des
photographes fixant dans leurs récits une certaine image d’un Sud où le mode de vie traditionnel
commence à ne plus subsister qu’à l’état de trace, si ce n’est de souvenir. Le sujet se retrouve donc en
position de témoin de cette destruction in fieri d’une partie de l’identité méridionale. Il ne peut que
constater objectivement ce nouveau processus qui ne fait que s’ajouter à tout ce qu’a pu connaître le Sud
au cours de son histoire. La fin du second conflit mondial et les transformations abruptes et rapides
advenues au cours de l’après-guerre italien engagent les auteurs à décrire avec le plus de précision
possible les coutumes, le mode de vie, la vision du monde que le Mezzogiorno leur propose. Mais comme
nous allons le voir, les auteurs ne se limitent pas à ce travail de consignation plus ou moins exhaustif. Il
s’agit davantage de faire de ces récits de voyages de véritables lieux d’expression de la voix du Sud.
À l’image, à la description parfois méthodique et très variée de la singularité civilisationnelle
méridionale, vient s’ajouter un élément plus humain, très concret : le Mezzogiorno prend la parole grâce
aux auteurs du Nord. Il n’est donc plus possible de parler de superficialité dans l’approche de la réalité
méridionale par les voyageurs-écrivains : ils deviennent de véritables porte-parole des populations locales,
réduites au silence, négligées par le pouvoir central. Les auteurs septentrionaux, en même temps qu’ils
font sortir la réécriture de leurs expériences du Sud du simple compte-rendu d’événements ponctuels,
prennent une autre dimension : ils mettent en lumière un monde oublié, celui que Carlo Levi appelle cet
« altro mondo, serrato nel dolore e negli usi, negato alla Storia, eternamente paziente »1. D’une certaine
manière, l’ouvrage de Levi constitue une rupture : le Sud redevient un objet d’intérêt, le destinataire d’une
réflexion politique devenue désormais cruciale. La rédaction de Cristo prend d’ailleurs tout son sens dès
lors que l’ouvrage est publié au moment où le régime fasciste a disparu : le tableau de la pauvreté en
Lucanie dans les années 30 doit inciter les nouveaux dirigeants (à savoir ceux qui feront naître la
République) à trouver des solutions à la crise profonde que traverse cette zone de l’Italie, et plus
largement tout le Mezzogiorno dans sa globalité. « La Lucania è una parte del Sud che soffrì in modo acuto
l’isolamento, la lunghissima decadenza, la terra ignorata », écrit Piovene2. Nous pouvons donc voir dans
l’investigation globale de Piovene une double conséquence : l’auteur du Viaggio in Italia dresse un tableau
exemplaire des difficultés que connaît le Mezzogiorno d’après-guerre en même temps qu’il rappelle la
responsabilité de l’État dans l’enracinement des différents problèmes sociaux, économiques, politiques.
Causes et conséquences de la situation actuelles du Sud sont toujours conjointement évoquées dans les
ouvrages de notre corpus. La représentation de la réalité méridionale doit donc montrer, avec la plus
1
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 3.
PIOVENE, op. cit., p. 737. Citons également cette autre phrase, concernant la Calabre, qui illustre également le problème de
l‟absence de l‟État dans ces régions de l‟Italie : « Il senso dello Stato stentò a giungere tra questi monti » (p. 728). Le mouvement doit
donc être double : si les auteurs du Nord réussissent à « rapprocher » le Sud du Nord, c‟est-à-dire en le faisant mieux connaître, en
apportant des éléments visant à lui faire perdre sa nature de terra incognita, l‟État doit à son tour se rapprocher des populations locales,
doit s‟enraciner durablement dans cet environnement, et prendre des mesures en faveur de ceux qui ont été négligés. Une sorte de
double incarnation doit avoir lieu, et des auteurs comme Levi ou Piovene aident à la mise en place de ce processus politique, social,
humain.
2
191
grande lisibilité possible, que le Sud, pourvu d’une singularité indéniable, ne doit pas être considéré par
les instances dirigeantes selon le critère de l’altérité mais celui de la diversité : il est nécessaire de prendre en
ligne de compte la manière dont les populations locales ont perçu, à leur manière, les événements de
l’Histoire. Il faut apporter un nouvel éclairage sur des conjonctures historiques bien connues. Le
contrechant méridional doit venir compléter, au niveau régional, ce qui fut perçu au niveau national. À ce
titre, la lecture de l’histoire de l’Italie méridionale entreprise par Carlo Levi révèle comment se sont
progressivement cristallisées les tensions qui ont conduit les paysans de Lucanie à développer une
hostilité farouche envers l’État. La conclusion à laquelle arrive Levi est d’ailleurs sans appel puisqu’elle
conçoit la civilisation paysanne et la culture dominante en opposition l’une à l’autre, au point que le
différentes cultures venues s’implanter de force en Lucanie sont en fin de compte regroupées sous des
termes généraux, comme le montre cet extrait :
Gli Stati, le Teocrazie, gli Eserciti organizzati sono naturalmente più forti del popolo sparso dei contadini : questi
devono perciò rassegnarsi ad essere dominati ; ma non possono sentire come proprie le glorie e le imprese di quella
civiltà, a loro radicalmente nemica. Le sole guerre che tocchino il loro cuore sono quelle che essi hanno combattuti
per difendersi contro quella civiltà, contro la Storia, e gli Stati, e la Teocrazia, e gli Eserciti [...] ; feroci e disperate, e
incomprensibili agli storici.1
Qu’il s’agisse des armées d’Enée ou des représentants du régime fasciste, les différences, si
importantes soient-elles, importent peu. Ces deux moments historiques finissent par être confondus par
Levi, dans la mesure où ils ont eu des conséquences similaires pour les populations locales ; en donnant à
voir l’histoire d’en bas, en faisant connaître l’histoire des vaincus, des dominés, Levi arrive à réduire
différents processus, longs de plusieurs siècles, à une opposition frontale, toujours réactualisée. La façon
radicale de présenter la situation lui confère encore davantage d’efficacité. L’histoire de la Lucanie est
donc faite d’oppositions, de tensions, d’affrontements et non de conciliations, de mixité, de
rapprochements. Levi synthétise près de deux mille ans d’histoire pour en arriver à la conclusion que les
grands bouleversements dont l’Italie s’est inévitablement fait l’écho se sont produits sans que le Sud en
soit véritablement partie prenante. Levi brosse en quelques pages l’histoire faite de « ripetute uguali
esperienze »2 de cette région : « L’umile Italia storicamente aveva torto, e doveva perdere »3. Cette défaite
systématique explique l’ombre qui a été jetée sur la manière dont tous les processus historiques de grande
ampleur se sont déroulés en Italie du Sud. En se plaçant à une échelle plus réduite, celle des
communautés humaines de Lucanie, Levi s’avère en mesure de repérer des analogies, des
entrecroisements et des parallèles : à l’épopée virgilienne des exploits légendaires d’Enée, vainqueurs des
peuples de l’Italie préromaine, fait écho la mythification des brigands les plus célèbres des siècles
précédant le voyage de Levi dans ces régions. Nous analyserons d’ailleurs plus loin les implications
politiques de cette analyse historique, de tous ces affrontements déséquilibrés ; nous pouvons pour
1
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 120-121.
Ibid., p. 120.
3
Ibid., p. 125.
2
192
l’heure voir dans la démarche de Levi l’indice évident du positionnement original adopté par Levi : il
semble décrire l’histoire de la Lucanie à rebours de sa vision habituelle, c’est-à-dire globale. Comme le
rappelle d’ailleurs Gabriella Gribaudi :
I sentimenti, le immagini simboliche che contribuirono a creare l‟autorappresentazione della nazione escludevano la
cultura meridionale, stigmatizzandone non solo gli aspetti effettivamente negativi, ma anche quelli che avrebbero potuto
contribuire a costruirne un‟identità positiva, a ricostruire la fiducia nelle proprie forze. In queste immagini il Sud si è
rispecchiato e letto, construendo la propria identità da una posizione defensiva.1
Le Sud apporte ainsi non seulement une nouvelle manière de considérer l’histoire de l’Italie ; cette
dernière permet également de montrer comment toute une partie de la péninsule italienne a été
progressivement exclu des événements globaux, de la construction d’une identité commune. Gabriella
Gribaudi attire d’ailleurs l’attention sur le fait que l’identité méridionale s’est majoritairement construite
en réaction, sous l’effet de la pression des forces étrangères dominatrices. Mais à l’échelle des phénomènes
globaux, cette diversité n’a jamais pu être pleinement mise en lumière ; cette identité parallèle s’est
renforcée dans l’ombre, s’est exacerbée dans l’oubli, pour arriver à l’extrême tension sociale qui est celle
du village de Gagliano au milieu des années 1930. Levi montre ainsi au lecteur l’envers de l’histoire
italienne, met en lumière des acteurs qui jusqu’ici n’ont pas été pris en considération. En un mot, il tente
de briser au fur et à mesure le silence qui s’est constitué autour de l’histoire Mezzogiorno au cours d’une
histoire millénaire ; il compense, il rectifie, il s’attache à rendre au Sud un poids culturel et humain.
La description de cette culture unique manifeste clairement une volonté de la part du sujet
réécrivant son expérience de la valoriser, de lui rendre une visibilité, une lisibilité ainsi qu’un poids, un
prix. Les auteurs s’attachent à compenser l’ignorance qui entoure ces pratiques culturelles en lui
accordant une place de choix dans leurs ouvrages. À ce titre, un livre comme le Viaggio in Italia de Guido
Piovene tente de mettre en valeur les œuvres architecturales les plus impressionnantes du Mezzogiorno,
donner un relief à l’artisanat local, tout comme le fait Carlo Levi au cours de son voyage en Sardaigne :
Ritrovai quelle donne, e i loro stupendi tappeti : le stanze ora piene di telai e di lavoranti giovinette, che cantavano,
lavorando, canzoni sarde d‟amore. Sono opere tradizionali e moderne di gusto non corrotto. Nei loro costumi antichi,
la madre e le figlie disegnatrici [...] ci parlano esperte del mercato italiano e di quello internazionale, dei grandi
magazzini e delle loro esposizioni a New York. [...] Ci mostrano, con sapienza, i metodi della lavorazione, le erbe per
tingere le lane, che danno colori diversi a seconda della stagione o del terreno dove sono raccolte. Così vivono, nei
tempi molti, native, sconosciute sovrane.2
Il n’est pas anodin que Levi s’attarde sur l’art de la tapisserie sarde. L’évocation de ces pièces
d’artisanat, aux motifs complexes et entrecroisés, dessinant des formes originales, est en soi l’exemple
idéal pour prouver la richesse de la Sardaigne, dans toute sa complexité et tout son mystère. Cet artisanat
1
2
« Contro gli stereotipi », in Goffredo Fofi, Narrare il Sud, op. cit., p. 76.
LEVI, Tutto i miele è finito, op. cit., p. 86.
193
semble synthétiser à la fois les problématiques traditionnelles et modernes, dressant un pont entre l’arcaica
Sardaigne et l’Amérique ultra-moderne. Mais surtout, l’intention de Levi est de rendre justice aux
inconnues qui défendent cet artisanat aux techniques variées : les tisseuses sont mises en lumière,
valorisées par cette description qui les met à l’honneur. Il ne s’agit pas pour Levi d’écrire une page d’un
guide touristique, mais plutôt de dissiper autant que possible l’ignorance qui éloigne le nord du pays de
cet aspect non négligeable de la culture nationale. À la culture dominante, Levi contrappose la culture
traditionnelle, locale, tout en sondant sa profondeur : à plusieurs reprises, Levi n’hésite d’ailleurs pas à
retranscrire fidèlement quelques vers de poésies sarde ; mais il s’attache avant tout à valoriser leur
complexité :
Orune, nei detti degli abitanti degli altri paesi, ha una fama […] di essere paese di poeti. [...] Qui, nella loro terra,
erano tutti poeti, ma la prima parte la teneva, questa sera, una vecchia, che [...] andava recitando. Era ogni sorta di
poesia popolare, antica e tradizionale, e nuova e improvvisata : c‟erano i muttos, i femminili, malinconici canti
d‟amore, dalla costruzione chiusa su se stessa e complicata, dove, a un inizio o enunciazione di tre versi, e talvolta di
due o di quattro o di otto, seguono le strofe della torrada, che torna su se stessa con tante strofe quanti sono i versi
della isterria, con rime, e costruzioni rovesciate a specchio, insieme spontanee e ricercate, con immagini e parole
impreviste, dove la semplicità popolare si accompagna a una finezza da antico madrigale. [...] Ciascuno di essi è una
storia, di un fatto particolare ; ma tutti sono immersi nella stessa situazione esistenziale, e riportano ad essa ; e la
ricreano, come un valore comune e collettivo. Nelle immagini c‟è sempre una estrema violenza, ma anche qui chiusa in
una forma armonica e colta di metro e di lingua.1
Cette poésie traditionnelle n’est pas décrite sous l’angle de l’évocation d’un folklore superficiel ;
au contraire, sous la plume de Levi, cette poésie populaire, complètement inconnue au niveau national,
révèle sa singularité propre. Levi semble vouloir avant tout mettre l’accent sur la forme, dont la seule
complexité est en soi un indicateur de sa profondeur, une preuve de sa richesse. Cet art est loin d’être
archaïque et embryonnaire, mais offre une richesse, dans sa forme tout comme dans son contenu : Levi
attire l’attention du lecteur sur la place qu’occupe la poésie dans la société humaine sarde. La poésie a
pour objet des destinées individuelles et collectives tout à la fois : elle est à ce titre un vecteur culturel
d’unité, en même temps qu’elle s’inscrit dans une tradition littéraire remontant aux formes les plus
anciennes et les plus prisées. En unissant la forme et le contenu de façon harmonieuse, la poésie sarde
montre en quelle mesure elle fait preuve d’autonomie ; Levi donne différents exemples
de son
originalité, de son caractère, à la fois violent et musical, mais surtout tente de montrer que cette forme
artistique locale a tout autant de valeur que les formes plus académiques ; il semble appeler à ce que
1
Ibid., p. 68-69. Un peu plus loin, Levi évoque la mémoire d‟une figure de la poésie sarde : « Anche Antonio Tola, il famoso
verseggiatore dagli occhi strabici nel faccione rotondo, che mi aveva cantato le antiche bardane e le glorie di Orune, è morto » (p. 114).
Nous trouvons peut-être là le rôle le plus important de toutes ces évocations : arracher à l‟oubli. Le monde méridional traditionnel que
Levi a pu connaître lors de son premier voyage en Sardaigne a déjà eu le temps de changer radicalement au moment où il effectue sa
seconde visite. Certaines choses sont nées, mais bien d‟autres sont mortes, tout comme certains individus emblématiques, à l‟image de
ce poète. Levi entend donc sauver de cette disparition le plus d‟éléments possibles. Mais l‟image, la photographie qu‟il donne de la
Sardaigne, en dépit de son efficacité, ne saurait empêcher le passage dévastateur du temps, qui change inévitablement la situation
décrite à un moment précis. Il s‟agit là de l‟une des limites les plus importantes de cette réécriture ; nous lui consacrons un
développement plus loin.
194
Franco Cassano appelle une « forte innovazione dello sguardo »1, c’est-à-dire à rendre au Sud sa qualité
de sujet et non plus d’objet.
Comme l’a montré l’exemple de la poésie ou celui de l’artisanat, les ouvrages des auteurs
septentrionaux désirent mettre mieux en lumière la spécificité, l’originalité, la richesse de certains
éléments-clés de la culture méridionale, parmi les plus représentatifs. Tous indiquent en quoi cette
civilisation est certes différente mais rappellent qu’elle n’occupe en rien une place secondaire, vis-à-vis de
la culture dominante ou académique. Il s’agit de changer de point de vue, d’opérer un décentrement et de
mettre au centre ce qui a toujours été tenu à la périphérie. Les auteurs, au moment de se rendre dans le
Sud, avaient opéré un mouvement similaire : ils étaient passés du centre à la périphérie. Et de manière
tout à fait cohérente, leurs ouvrages proposent de reproduire ce décentrement, en plongeant le lecteur
dans une réalité inconnue mais digne d’être considérée comme centrale. Le sujet de « l’épreuve du Sud »
entend ainsi bousculer une situation qui fait du Sud une simple périphérie, il doit introduire des nuances,
orienter la réécriture de son expérience de manière à rendre le sud « soggetto del pensiero », pour
reprendre l’expression de Franco Cassano2. Il s’agit donc pour les auteurs de rendre la parole aux
méridionaux eux-mêmes, de briser le silence qui entoure, d’aller de manière presque violente à rebours
d’une norme : « La gente non parla. È un genere di costume segreto, qua »3, déclare l’un des narrateurs de
Danilo Dolci. Les auteurs ouvrent la narration à la voix d’hommes et de femmes réduits en temps normal
au silence : à ce titre, la démarche de Danilo Dolci fait figure d’exemple emblématique. En effet, plutôt
que de donner un panorama de la Sicile d’après-guerre en adoptant son point de vue d’homme d’Italie du
Nord établi en Sicile, Dolci donne directement la parole à des narrateurs à la première personne, à des
hommes et des femmes de Sicile qui racontent en leur nom la difficulté de leur vie. Cette méthode est de
loin la plus efficace : la multiplicité des narrateurs des Racconti siciliani de Dolci permet d’aborder une
infinité de problèmes rencontrés par la Sicile, de la pauvreté des paysans jusqu’à l’analphabétisme en
passant par le fléau mafieux. De ce point de vue, Dolci va infiniment plus loin que Carlo : ce dernier
n’hésitait pas à intégrer directement à sa narration des déclarations de paysans, anonymes, tout en
donnant une certaine ampleur à des personnages hauts en couleurs comme sa gouvernante Giulia. La
limite de cette démarche tient au fait que la narration de Cristo si è fermato a Eboli est centrée autour de
Levi lui-même ; malgré toute son acuité quant à la situation critique de la civilisation rurale en Lucanie, sa
vision n’atteint pas la dimension kaléïdoscopique de l’ouvrage de Danilo Dolci. Chaque récit individuel
constituant le recueil des Racconti siciliani permet en outre de recréer, morceau par morceau, à l’intérieur
d’un seul et même ouvrage la « mosaïque » évoquée par Guido Piovene, à échelle réduite toutefois,
puisqu’elle ne concerne que la seule Sicile. On ne saurait trouver meilleure manière pour un auteur
d’Italie du Nord de se faire le porte-parole du Sud. Dolci a poussé jusqu'au bout le processus visant à
faire du Mezzogiorno une entité autonome : narrativement, chacun de ses personnages devient une voix à
part, donne à voir une partie de la Sicile sous le fascisme.
1
Franco Cassano, Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 79.
Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. 5.
3
DOLCI, op. cit., p. 239.
2
195
Ainsi, quelle que soit la méthode choisie par chacun des auteurs, nous pouvons constater que le
but de la réécriture de l’expérience en Italie du Sud est de rendre à cette région de la péninsule son
autonomie, en rendant clairement visible sa singularité. Valoriser la culture d’une région en particulier ou
faire s’exprimer des personnages emblématiques sont autant de manières de réduire les distances entre le
Sud et le Nord. Tout est alors en mesure de s’incarner, de devenir véritablement concret : l’image et la
voix se complètent pour mieux rendre compte de la diversité qu’abrite le Mezzogiorno, derrière le terme
généraliste utilisé habituellement. Cette diversité s’exprime d’ailleurs de deux grandes façons : il s’agit d’une
part de donner plus de relief aux différentes nuances incluses au sein de l’ensemble mais également de
montrer que cet ensemble possède une autonomie, et doit par conséquent être considéré non pas comme
une périphérie, décalquée sur un modèle imposé, mais bien comme une entité à part, développant une
culture, une vision du monde, une humanité propre. Il s’agit donc d’effectuer deux mouvements
complémentaires que Franco Cassano appelle « scissione » et « mediazione »1 : le sujet doit mettre en
avant le Sud en tant qu’entité autonome, notamment en détruisant la représentation dominante que l’on
pourrait en avoir, et de l’autre mettre en valeur les différences culturelles de cette entité. Les auteurs sont
donc amenés à dépasser leur simple qualité de voyageurs et d’observateurs. Ils doivent être en mesure de
réconcilier le Nord et le Sud, et pour ce faire, doivent décrire la réalité méridionale selon le maximum
d’angles d’approche possibles.
CONNAISSANCE PANORAMIQUE OU MICROCOSMIQUE ?
Après avoir dépassé au prix d’un effort certain sa condition d’élément étranger, extérieur à la
complexe réalité qu’il doit affronter, le voyageur septentrional découvre un monde hors du commun,
dont la richesse le pousse, vraisemblablement sous l’effet d’un sentiment d’urgence, à décrire
littérairement. Comme nous l’avons vu, un nouvel effort lui est demandé : il ne s’agit plus d’appréhender
une situation imposée, mais plutôt de déterminer l’angle sous lequel il doit la faire connaître. Il s’agit
presque là d’une démarche contre-nature, si ce n’est violente : le monde méridional s’est imposé d’entrée
de jeu comme un univers hermétiquement clos, séparé radicalement du monde septentrional dont ces
voyageurs proviennent directement. La diversité qui a été révélée place ces voyageurs devenus auteurs dans
une situation assez inconfortable dès lors qu’ils doivent prendre en considération deux aspects
indissociables du monde méridional : sa singularité et sa différence radicale. Ces deux aspects réunis sous
le terme général de diversité posent un problème évident : comment rendre compte simultanément de
cette originalité sans pour autant la rendre étrangère au destinataire ? La question mérite d’être posée :
l’intention d’un Levi ou d’un Piovene est de faire connaître et de reconnaître un patrimoine culturel et humain
non négligeable, enraciné dans une zone géographique déterminée du pays. Différents exemples ont
1
Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. VI.
196
montré qu’il était possible de donner la parole au Mezzogiorno, à travers les déclarations d’hommes et de
femmes, parfois nommées, parfois anonymes : cette alternance, à laquelle fait pendant le choix du
discours indirect ou direct pour retranscrire le contenu de ces déclarations, donne une idée assez
complète de la variété des situations offertes au sein de l’ensemble général appelé Mezzogiorno. Mais cette
mise en lumière, cette façon de recentrer urgemment l’attention sur cette zone de l’Italie est loin d’être
suffisante. En effet, si les auteurs septentrionaux ont su se familiariser avec l’identité méridionale, cette
dernière reste entièrement inconnue du reste du pays, de tout un lectorat potentiel qui se trouve en fin de
compte dans la situation de ces hommes qui n’avaient jamais connu réellement le Sud avant de s’y rendre.
Guido Piovene écrit d’ailleurs à propos de la Sicile que la connaissance du territoire insulaire peut se faire
pour peu que l’on mette en œuvre les moyens nécessaires : « Occorre avvicinare l’isola al continente »1.
Une conciliation est donc nécessaire entre ces deux mondes : cette intuition semble être pleinement
ressentie par les auteurs qui voient dans leur situation exceptionnelle le principal instrument de cette
opération de rapprochement du Sud en direction du Nord.
Au moment de leur voyage, le sujet pouvait être considéré comme une sorte d’incarnation du
monde septentrional, arraché à son milieu pour être brutalement plongé dans un environnement inconnu
et pour le moins hostile. La situation s’est complètement inversée dès lors que ces voyageurs sont rentrés
dans le Nord et ont commencé à réécrire leur expérience. Les voilà devenus porteurs d’une expérience
hors du commun ayant pris place dans un environnement lointain, peut-être physiquement, mais surtout
mentalement. La singularité même de cette expérience est semble-t-il le premier élément décisif mis en
avant par les auteurs. Cet élément revient dans un grand nombre de préfaces aux relations de voyage :
Curzio Malaparte insiste dans sa préface à la dernière édition des Fughe in prigione que son séjour au
confino a été avant toute chose une « esperienza umana »2. De la même façon, il est possible de voir,
selon Vittorio Cappelli, le voyage calabrais de Savinio comme une « esperienza largamente estranea e
difforme »3. Le couple d’adjectifs employé par Cappelli rend très bien compte de la qualité exacte de
« l’épreuve du Sud » : cette dernière ne saurait être perçue selon des critères traditionnels, et résumée par
une terminologie classique : Savinio, comme les autres auteurs de notre corpus, mène une expérience qui
ne coïncide en rien avec le genre du récit de voyage. Savinio traverse en effet la Calabre, visite certains
lieux emblématiques : à ce titre, son Diario calabrese se rattache à ce genre littéraire particulièrement
documenté. Reste que l’analyse qu’il fait de ce qu’il observe change complètement son positionnement :
1
PIOVENE, op. cit., p. 595.
MALAPARTE, op. cit., p. 9. On peut d‟ailleurs s‟étonner de ce que les auteurs ressentent presque nécessairement le besoin de
préfacer leurs ouvrages. De nombreux textes de notre corpus sont précédés de ces avertissements, de ces préambules à la relation. Il y a
dans cette démarche l‟expression d‟une volonté presque pédagogique : le lecteur doit être comme préparé, acclimaté à la situation
sociale, culturelle, humaine, qu‟il va découvrir dans l‟ouvrage en question. Les auteurs donnent l‟impression de vouloir désamorcer
autant que possible la brutalité du changement radical d‟atmosphère entre l‟Italie du Nord et l‟Italie du Sud, pour mieux mettre en
lumière le protagoniste de chacun de ces récits qui est non pas l‟auteur mais bien le Mezzogiorno. L‟auteur se manifeste dans la préface
pour mieux s‟effacer par la suite. À ce titre, le meilleur avant-propos à une relation d‟expérience méridionale est celui de Carlo Levi,
dans la lettre écrite à Giulio Einaudi au moment de la réédition du Cristo dans les années 60. Levi évoque quelles ont été les
implications intimes de ce voyage, qui l‟a marqué pour jamais, mais indique surtout la dimension humaine de ce livre, portrait d‟un
« mondo giovanile di drammatica e pericolante liberazione » (LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. XIX). La distinction a son
importance : elle s‟attache à montrer que le livre de Levi n‟est pas un simple récit de voyage mais bien une plongée dans la réalité
inconcevable d‟un monde dans le monde. La préface est donc bien le gage de l‟exceptionnalité de l‟expérience vécue par le sujet.
3
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 7.
2
197
passant de l’extériorité à l’intériorité, de la superficialité à la profondeur, Savinio abandonne son statut de
voyageur pour se rapprocher de celui d’enquêteur. Ce terme, assez généraliste, est celui qu’emploie Carlo
Levi à propos des Racconti siciliani de Danilo Dolci :
È necessario, per conoscere realmente il mondo dei poveri, vivere con loro, come loro. Ma è necessario non solo
conoscerlo, ma farlo conoscere : dare una voce ai bisogni, ai dolori, alle fatiche, ai problemi e alle conquiste. Di qui il
continuo e permanente carattere di inchiesta del lavoro di Danilo Dolci ; di quella particolare e moderna inchiesta che
nasce direttamente da bocche che, attraverso di essa, per la prima volta, più che confessarsi, si esprimono. Questo è il
carattere originale dei libri di Danilo Dolci [...].1
Levi synthétise en grande partie ce que nous avons dit auparavant à propos des modalités
narratives employées par Dolci : ce dernier vise à rendre une parole confisquée, à briser autant que
possible le mur du silence, abattre les barrières et réduire les distances. De la même façon, nous trouvons
exprimée toute l’éthique qui anime cet auteur du Nord parti vivre durablement dans le Sud ; celle de Levi
n’est d’ailleurs pas si lointaine, puisqu’il exprime la nécessité d’observer en profondeur avant de donner à
connaître les résultats de l’expérience. Dolci a bien poussé à son paroxysme ce rapprochement
obligatoire, cet abandon forcé de la superficialité et de l’extériorité : Levi en donne la confirmation dans
cette préface. L’expérience de Dolci tend à se confondre avec sa vie même ; du fait qu’il s’est établi dans
le Sud, son expérience du Sud a été celle que sa vie quotidienne lui a apporté. À ce titre, sa personnalité
est particulièrement originale. Mais cette proximité n’échappe pas non plus aux autres auteurs. Savinio,
que nous venons d’évoquer, tout en gardant son ironie coutumière, manifeste cette sensation de
proximité, si ce n’est d’appartenance dans Capri. Ayant appris de l’empereur Octave Auguste en personne
qu’il se trouvait sur le lieu où s’élevait jadis la ville d’Apragapoli, à savoir la cité de l’oisiveté, Savinio
proclame : « Poco in là di Santa Sofia, scopro una casa rossa, tra moresca e bizantina. L’iscrizione che
sovrasta l’ingresso mi saluta così : “Salve o abitante di Apragàpoli”. L’imperatore aveva ragione. Eccomi
eletto anch’io cittadino onorario della città dell’ozio »2. Il y a bien évidemment une part d’humour dans la
déclaration de Savinio. Toutefois, l’idée de proximité, de familiarité avec le monde méridional qui se
profile derrière cette citation n’est pas dénuée d’intérêt. Elle nous permet en effet de comprendre en quoi
le sujet de « l’épreuve du Sud » est un médiateur, à mi-chemin entre Nord et Sud, le plus à même d’opérer
une conciliation entre ces deux univers.
Etant à la fois observateurs et analystes de la situation, alternant entre l’extériorité et l’intériorité,
le sujet de « l’épreuve du Sud » est en mesure de faire dans sa réécriture une sorte d’aller-retour
permanent entre son expérience du Mezzogiorno et sa réécriture ayant pour destinataire cette partie de
l’Italie qui vit dans l’ignorance de la réalité méridionale. L’optique est bien celle d’une conciliation ; cette
conséquence paraît d’ailleurs inévitable dans la mesure où elle s’insère parfois dans le cadre d’une
sensibilité politique : le cas de Carlo Levi est tout à fait emblématique de ce point de vue. Sa période de
1
2
DOLCI, op. cit., p. 11.
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 47.
198
confino en Lucanie lui a été justement imposée du fait de son orientation antifasciste. Ayant été présent
aux premières heures du mouvement Giustizia e libertà autour de figures de renom comme Gaetano
Salvemini ou Emilio Lussu, Carlo Levi, déjà auteur d’un essai Paura della libertà était, comme le rappelle
Nicola Tranfaglia, « fu partecipe e protagonista di quella generazione torinese gobettiana che […] era
stata costretta, di fronte alla vittoria del fascimo, a farsi storica del proprio paese »1. Levi, en écrivant
Cristo si è fermato a Eboli, a d’une certaine manière répondu à cet impératif politique ; malgré son statut de
narrateur, Levi n’est pas le véritable protagoniste de ce livre. Il semble s’effacer devant la réalité de la
Lucanie. La polyphonie assez complexe de son ouvrage le prouve. Levi associe ses propres réflexions aux
déclarations des paysans et d’un grand nombre de héros secondaires qui font de ce livre une véritable
partition chorale, permettant d’offrir une infinité de nuances, faisant connaître un nombre considérable
d’aspects de cette réalité protéiforme. Levi ne consigne cependant pas ces déclarations en citant ses
sources, à la manière d’Ernesto De Martino qui s’emploie à consigner fidèlement les témoignages
d’hommes et de femmes du Sud portant sur l’art magique. Toujours est-il qu’il apporte un véritable
témoignage sur la question, aspect qu’Italo Calvino avait jugé déterminant pour analyser la production
littéraire lévienne : « Egli è testimone della presenza d’un altro tempo all’interno del nostro tempo, è
l’ambasciatore d’un altro mondo all’interno del nostro mondo »2. L’ambivalence liée à la notion de
témoin rend assez justement compte de cette position nuancée qu’occupe le sujet de « l’épreuve du Sud ».
Le témoin peut se révéler être à la fois acteur et spectateur d’une situation donnée : il est simultanément à
l’intérieur et à l’extérieur des faits, il ne semble pas en mesure de choisir définitivement l’une des deux.
Ainsi, Levi, au moment de réécrire son expérience de Lucanie a posteriori, associe sa qualité de
protagoniste à celle de rapporteur d’un certain nombre de faits observés. Toutefois, Levi fait le choix des
éléments qu’il entend rapporter dans son livre ; le témoin n’est jamais exactement neutre, tout extérieur
qu’il puisse être aux faits retranscris, réécrits. « Lei è straniero alle nostre questioni. Lei potrà giudicare »,
lui déclarent d’ailleurs un groupe de paysans dans l’un des chapitres du Cristo. Se contenter d’observer
placerait le sujet dans une position de superficialité. Au contraire, Levi a observé de l’intérieur la vie
paysanne, la suffisance des élites locales, les pratiques magiques, ce qui est d’ailleurs l’une de ses plus
grandes forces, à en croire Giulio Ferroni. Levi sait par exemple « sentire come dall’interno le pratiche
che legano l’umanità al mondo naturale e animale »3. Cette superficialité lui aurait d’ailleurs empêché
d’être mis au contact de l’identité méridionale ; nous voyons donc qu’une nouvelle optique est appliquée :
elle vise à la conciliation de deux réalités disparates par le biais d’une explicitation.
Le but du sujet est de faire toute la lumière sur les phénomènes les plus surprenants du Sud,
notamment en rapprochant ces deux parties de l’Italie séparées avant tout pour des raisons qui tiennent à
une forme d’incompréhension. Comme l’explique Franco Cassano, l’ignorance de la réalité méridionale
tient avant tout au fait que la culture dominante a donné du Sud une représentation erronée, qui s’est
révélée aux auteurs au moment de faire l’expérience directe de l’environnement nouveau dans lequel ils
1
Nicola Tranfaglia, « Carlo Levi e la politica », in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 33.
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. X.
3
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 14.
2
199
ont été plongés. L’image que l’on applique de force au Sud « enfatizza la differenza »1 ; les disparités sont
accrues, les contrastes sont renforcés. C’est cette représentation que le sujet est en mesure de corriger,
malgré les efforts que cette démarche implique. Il leur suffit pour cela de commencer par la richesse
culturelle, humaine, présente in situ : une mise en valeur est tout à fait possible : « La Sicilia sotterranea è
un libro dai molti fogli, nel quale si legge la storia di molte religioni e delle civiltà successive, da quella
sicula anteriore al dominio greco, ai tempi più vicini a noi »2. De façon assez significative, la richesse de
l’histoire sicilienne, qui se manifeste d’ailleurs au travers d’une forme de compresenza dei tempi, est cachée,
dissimulée à la vue, secrète. La démarche du sujet est donc bien celui d’une mise en lumière, d’un
éclairage apporté à ce qui reste le plus souvent dans l’obscurité. Une difficulté tient cependant au fait
qu’une ambivalence se joue entre l’informe et le protéiforme : la lisibilité est souvent gênée par la
superposition d’éléments à décrypter ; ce qui constitue un gage de richesse finit par constituer un obstacle
à la lecture. L’effet d’entrecroisement génère en fin de compte un effet de brouillage particulièrement
perturbant. Notamment dans le cas de ce qui contribue à donner au Sud « un tratto clamoroso di
inattualità, rispetto al resto del paese », comme l’indique Piero Bevilacqua, à savoir un certain nombre d’«
ingredienti spettacolari »3. L’arcaico est l’un des tout premiers éléments incriminés ; sa présence dans
certains objets déroute nécessairement le sujet, comme nous avons pu le voir. Mais l’on constate
également que cet arcaico s’est surtout propagé aux représentations données du Sud. Piero Bevilacqua
rappelle que le Mezzogiorno souffre du fait d’être réduit à des « immagini arcaiche e pietrificate »4. Ce qui
prouve que la différence entre Nord et Sud tient peut-être moins à une réalité observable qu’à une
construction mentale, une idée préconçue. Il appartient donc au sujet de pouvoir « avvicinarsi al
Mezzogiorno reale, oltre lo schermo del Mezzogiorno rappresentato, [il che] costituisce un compito che
travalica prepotentemente il puro fatto culturale »5. Il s’agit plutôt d’une véritable démarche intellectuelle,
une sorte d’éthique à laquelle se soumet le sujet.
L’unicité du fonctionnement du Sud met le sujet invite assez spontanément le sujet à faire
l’expérience pour le moins intuitive d’un ensemble de mécanismes qui gouvernent la réalité méridionale.
Ces mécanismes sont bien évidemment cachés, ne sont pas inscrits dans le cadre d’une loi, ils renvoient
plutôt aux multiples essences qui se déploient dans l’environnement. À titre d’exemple, Levi avoue
ressentir en Sardaigne « il richiamo o avvertimento di un destino che ci avvolge, di un’altra realtà che
segue la sua nera sorte »6. Mais cette intuition ne saurait être éprouvée que par Carlo Levi lui-même ; et
en faire part au lecteur n’est décidément pas suffisant, même si ce qui est ressent est particulièrement
juste : l’autre réalité de la Sardaigne conduit Levi jusqu’à l’identification de la singularité méridionale, la
révélation de son identité. Le sujet se retrouve confronté à la nécessité de donner une forme à ce qui n’en
1
Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. XIII.
PIOVENE, op. cit., p. 616.
3
Piero Bevilacqua, op. cit., p. 12.
4
Ibid.
5
Ibid., p. 14.
6
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 95.
2
200
a pas, afin de faire connaître ce qui ne l’est pas. Et de ce point de vue, l’exemple de l’explicitation des
phénomènes magiques est tout à fait éclairant. Le rôle de la magie occupe une part importante dans la
définition de l’identité méridionale, mais coupe résolument le Mezzogiorno du reste du pays dans la mesure
où prend place une opposition. Cette dernière oppose radicalement le surnaturel ou rationnel, deux
rapports différents à l’univers. « L’alternativa fra « magia » e « razionalità » è uno dei grandi temi da cui è
nata la civiltà moderna »1, écrit à ce propos De Martino. L’évocation de cette question dans les ouvrages
des auteurs septentrionaux s’inscrit ainsi comme une contribution à une réflexion sur une alternative
capitale dans la civilisation. Le but est avant tout de creuser cette différence ; le sujet ne désire en rien
résoudre le conflit par la victoire de l’un des deux éléments en confrontation. Comme le rappelle par
ailleurs Mircea Eliade : « Lorsqu’il y va de comprendre un comportement ou un système de valeurs
exotiques, les démystifier ne sert à rien »2. Le sujet ne cherche donc pas à accentuer la confronter mais
plutôt à chercher les modalités d’une conciliation ; il recrée les liens à même de rendre plus
compréhensibles les pratiques magiques dans le cadre d’une Italie moderne, d’où le recours à une analyse
plus scientifique, résolument rationnelle. De ce point de vue, la démarche d’Ernesto De Martino est
cruciale : la magie est analysée dans ses manifestations les plus variées, ses implications physio- et
psychologiques sont mises au jour pour conduire à un « processo di umanizzazione e du laicizzazione »3,
c’est-à-dire d’explicitation, d’ouverture. Elle doit devenir un objet scientifique d’investigation et de
connaissance. La démarche de De Martino est de ce point de vue fondatrice. Au sortir de la guerre voit
en effet le jour une nouvelle discipline scientifique : l’anthropologie, étudiant à l’échelle mondiale
l’évolution des comportements culturels des êtres humains. En Italie, Ernesto De Martino est l’un des
pionniers de cette discipline : son étude des phénomènes magiques en Italie du Sud correspond à cette
curiosité pour les pratiques culturelles méconnues, entourées d’un voile de mystère entraînant le plus
souvent des incompréhensions, si ce n’est des préjugés. La démarche entreprise par ce chercheur renvoie
plutôt à un projet intellectuel moderne, comme il s’en explique lui-même :
L‟allargamento dell‟orizzonte culturale della nostra civiltà, e lo sforzo di illuminare col pensiero mondi storici
idealmente più o meno lontani e finora sepolti nell‟oblio o scarsamente presenti alla nostra coscienza, rappresenta uno
degli aspetti più caratteristici della cultura europea moderna.4
Ce projet intellectuel est inclus dans une forme nouvelle d’humanisme, dont les motivations
portent avant tout sur une manière originale de percevoir l’altérité : il s’agit désormais de la rendre plus
familière, lui donner à la fois « concretezza [e] umanità »5. Le fait de se diriger vers l’inconnu, le fait
d’ouvrir l’horizon culturel de la civilisation a pour but de fonder une nouvelle tradition scientifique ; ce
que De Martino entreprend dans le Sud correspond à ce que des scientifiques comme Claude Lévi-
1
DE MARTINO, op. cit., p. 7.
Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 11.
3
DE MARTINO, op. cit., p. 134.
4
DE MARTINO/PAVESE, La collana viola, op. cit., p. 54.
5
Ibid., p. 55.
2
201
Strauss ont pu entreprendre sur le continent africain. Le rapport entre cultures ne doit plus se jouer entre
cultures dominantes et cultures subalternes : les cultures les plus méconnues doivent faire l’objet d’une
revalorisation, d’une explicitation pour répondre au « bisogno di più ampi orizzonti culturali che
caratterizza la crisi dell’umanesimo tradizionale »1. La civilisation ayant pour principes fondamentaux la
rationalité, et bannissant le surnaturel doivent sont plus se placer dans un rapport de supériorité mais
plus vraisemblablement avouer leurs ressemblances avec ces autres civilisations tournées davantage vers
cette part mystérieuse de l’univers sensible. « Tutti i fenomeni metapsichici poss[o]no essere considerati
come relitto, per entro la civiltà occidentale, della civiltà magica »2. Il est donc nécessaire d’affirmer les
liens entre ces deux formes de civilisation, de les rapprocher grâce à l’apport de la pensée scientifique.
Cesare Pavese écrit d’ailleurs à ce propos :
La poesia è, ora, […] lo sforzo di afferrare la superstizione, il selvaggio, il nefando, e dargli un nome, cioè
conoscerlo, farlo innocuo. Ecco perché l‟arte vera è tragica – è uno sforzo, [...] è una selva da ridurre in coltura. [...]
Il selvaggio non è pittoresco ma tragico.3
Cet éclaircissement est donc d’autant plus nécessaire qu’une sorte de compte à rebours est lancé.
La civilisation magique vit ses dernières heures, commencent à se fondre dans une dynamique contraire à
son plein épanouissement. Les études des anthropologues, tout comme les voyages des auteurs
septentrionaux correspondent à un moment décisif, à un tournant dans l’histoire de ce rapport à
l’existence et au monde. Il est désormais urgent de faire toute la lumière sur cette forme de culture,
notamment par le biais d’une conciliation, d’un « compromesso », écrit De Martino4. Il faut opérer un
« riconoscimento di una fondamentale immodificabile irrazionalità nel corso delle cose umane »5. Les
auteurs de notre corpus semblent d’ailleurs tout à fait prêts à répondre à cet impératif ; l’exemple
d’Alberto Savinio est assez éclairant de ce point de vue. Malgré ce que De Martino pourrait appeler sa
« coscienza culturale superiore », Savinio est tout à fait ouvert à la part d’irrationalité qui s’exprime dans
l’univers, comme il le rappelle lui-même dans le Diario calabrese :
Certuni mi domandano con stupore come mai io, uomo intelligente, tengo dietro a siffatte superstizioni da donnicciola.
Credono costoro che l‟intelligenza dissipa il metafisico della vita. Se cosèi fosse, quale uomo accetterebbe di essere
intelligente ?6
1
Ibid.
Ibid., p. 14.
3
Ibid., p. 26.
4
DE MARTINO, op. cit., p. 154.
5
Ibid., p. 144.
6
SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 24. La fascination que la métaphysique cause chez Savinio peut donc passer par des formes
de superstition, qui n‟est autre que la peur causée par des forces surnaturelles présentes dans l‟environnement immédiat. Cette
superstition ou fascination touche également les élites culturelles auxquelles Savinio appartient pleinement. Ce qui d‟une certaine façon
montre que la séparation hermétique du monde rationnel et du monde surnaturel n‟est pas si légitime. Savinio est de ce point de vue
assez proche de témoignages d‟élites du Sud, relayées par De Martino : ces derniers hésitent clairement à accepter ou à refuser de
croire dans certains phénomènes typiquement méridionaux comme la jettatura.
2
202
Une telle déclaration ne peut qu’accréditer l’idée qu’une conciliation est faisable, et ce d’autant
plus facilement que le sujet se montre ouvert, prêt à comprendre, sans a priori, que l’irrationnel puisse être
constitutif de la culture humaine dans certaines zones géographiques, notamment celles du Sud de l’Italie.
La magie, le surnaturel, l’irrationnel ont besoin d’être historicisés afin de pouvoir être pleinement
acceptés, envisagés scientifiquement. Et de ce point de vue, Carlo Levi adopte le comportement idéal.
Durant son confino en Lucanie, ce médecin, emblème de la rationalité, est confronté à la place importante
qu’occupe la magie chez les paysans. Nous avons vu que sa gouvernante Giulia l’engageait d’ailleurs à
faire l’apprentissage de ces pratiques, utiles dans son activité de médecin. Une scène de Cristo si è fermato a
Eboli illustre à la perfection la force des ces liens surnaturels et la façon dont Carlo Levi tâche de les
employer à son propre bénéfice :
La Giulia dunque era disposta per me a qualunque servigio, e tuttavia, quando le chiedevo di posare, che le avrei
fatto il ritratto, si rifiutava come di cosa impossibile. Capii allora che la sua ripugnanza aveva una ragione magica, ed
essa stessa me la confermò. Un ritratto sottrae qualcosa alla persona ritrattata, un‟immagine ; e, per questo, il pittore
acquista un potere assoluto su chi ha posato per lui. [...] Io capii anche che, per vincere questo suo timore magico,
avrei dovuto adoperare una magia più forte della paura ; e questa non poteva essere che una potenza diretta e
superiore, la violenza. La minacciai dunque di batterla, e ne feci l‟atto, e forse anche qualcolsa di più dell‟atto [...].
Appena vide e sentì le mie mani alzate, il viso della Giulia si coprì di uno sfavillìo di beatitudine e si aperse ad un
sorrise felice a mostrare i suoi denti di lupo.1
Levi s’avère conscient de la place qu’occupent les liens magiques, surnaturels, dans la société et
les comportements humains de Lucanie, à plus forte raison du fait qu’une personne comme Giulia l’a
rendu sensible à leur teneur exacte. La scène qu’il nous décrit ici montre ainsi en quoi la compréhension
de l’originalité méridionale doit passer par l’attention donnée à ces liens, à ces rapports de
domination/suggestion. L’attitude de Levi dans cette scène ne correspond pas à de l’arrogance ou à la
manifestation d’un quelconque sentiment de supériorité. Il a en revanche compris que la notion de pouvoir
prend dans ce contexte un relief tout particulier. La société méridionale est basée sur des rapports de
forces, sur des liens profonds qui unissent les éléments les uns aux autres. Levi montre qu’il en est
intimement conscient mais aussi qu’il estime possible une conciliation entre deux univers pourtant
communément opposés.
La confrontation avec l’irrationalité présente dans le Sud a été profitable à deux niveaux :
l’alternative entre le surnaturel et la rationalité dans la civilisation humaine a été simultanément éclairée
sous l’effet d’une réflexion bilatérale, preuve manifeste d’une recherche de conciliation. L’optique
adoptée par le sujet n’est pas celle d’une opposition frontale, d’une recherche visant à marquer la
supériorité d’un élément ou de l’autre. Cette perspective se rattache parfaitement à l’idéal humaniste
prôné par Ernesto De Martino : le Mezzogiorno doit devenir le théâtre de cette conciliation à plus forte
raison parce que cette zone géographique est exceptionnelle dans l’Europe occidentale, du fait qu’elle
offre une permanence de la civilisation magique, mélangée à la civilisation strictement rationnelle.
1
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 136-137.
203
Comme l’écrit d’ailleurs De Martino, à propos de la pensée de philosophes comme Campanella ou
Bruno : « Per merito di uomini del sud furono infatti toccati nel modo più rappresentativo i termini
estremi di un’alternativa in cui era allora impegnata la coscienza culturale europea »1. Un mouvement
dialectique se produit, avec des retombées favorables aux deux parties : la civilisation magique se trouve
explicitée, éclairée et par là même devient plus facilement appréhendable pour une civilisation rationnelle
en fin de compte ouverte à cette part de surnaturel. Le Mezzogiorno qu’apprennent à connaître les
voyageurs-écrivains devient ainsi le lieu idéal de cette nouvelle forme d’approche scientifique : les
changements qui s’y jouent sont tout à fait représentatifs des nouvelles problématiques, comme celles de
l’anthropologie. Et de ce point de vue, les auteurs occupent une place décisive du fait qu’ils documentent
de manière parfois assez précise cette permanence de la civilisation magique, qui est l’incarnation plus
emblématique de l’identité méridionale. La réécriture de l’expérience du Sud par les auteurs les conduit
donc à laisser la trace dans leur ouvrage de cette singularité contrebalancée par de profondes mutations
socio-économiques. La période de ces voyages dans le Sud est donc doublement intéressante, du fait
qu’elle nous renseigne sur l’incertitude qui entoure la permanence de cette part de surnaturel, mais aussi
du fait que se déroule une métamorphose profonde de cette société. La brusque incursion de la
modernité dans ce paysage immuable, le changement d’orientation de la civilisation méridionale devient
un enjeu crucial au cours de ces années d’avant et d’après-guerre. Le Mezzogiorno se modifie
nécessairement ; mais quelles conséquences ces transformations ont-elles sur la représentation qu’en
donnent les auteurs ?
1
DE MARTINO, op. cit., p. 137.
204
EXPLORATIONS ET INVESTIGATIONS
CADRE TRADITIONNEL, COMPOSANTES MODERNES : QUELLE DIALECTIQUE ?
Chacun des voyages dans le Mezzogiorno que nous avons pu jusqu’ici analyser manifeste de la part
de celui qui l’entreprend une volonté de compréhension et d’explicitation. Dans la mise en lumière que le
sujet entend faire de son expérience réside cependant une difficulté majeure : celle de devoir non
seulement sonder l’inconnu, mais également tâcher d’en capter la moindre nuance. La recherche de
l’identité méridionale doit avoir lieu sous cette condition : si son essence a pu être assez finement décrite,
sa forme reste encore trop imprévisible, trop mouvante pour être l’objet d’une systématisation ; définir
trop rapidement équivaudrait à tomber dans les travers représentatifs de certains exemples littéraires déjà
repérés. Le Sud pose problème dans la mesure où les nuances qui le composent s’additionnent les unes
aux autres, au fur et à mesure qu’elles sont découvertes par le sujet : le sujet acquiert des connaissances
nouvelles à mesure que la réalité se complique, gagne une forme de densité. Le parcours se fait
approfondissement mais prend également m’aspect d’un déploiement : la couleur méridionale dont Piovene a
l’intuition au cours de son exploration invite à tenter de repérer une sorte d’association chromatique. De
la même manière dont les couleurs primaires créent, en matière d’optique, des couleurs secondaires, cette
couleur fait une synthèse spontanée entre différents éléments ayant la capacité de se fondre ensemble. Le
sujet a d’ailleurs l’occasion au cours de son expérience du Sud de voir en quoi le syncrétisme, le métissage
est une donnée de base dans cette définition. De la même façon, la confrontation d’éléments hétéroclites
a permis de rendre encore plus pertinente et efficace la grille d’analyse de phénomènes a priori
incompréhensibles comme la magie, le rôle du sacré. Il est cependant nécessaire de revenir sur la période
à laquelle tous ces hommes du Nord sont amenés à se rendre dans le Sud : ces trois décennies pour
lesquelles la Seconde Guerre Mondiale fait office de pivot est le théâtre de profonds changements de la
réalité socio-économique européenne, sans parler de la redistribution du jeu politique dont les
conséquences concernent le Sud, tout étranger qu’il soit aux affaires de l’État. Le Mezzogiorno, comme à
d’autres moments de son histoire, doit subir de profondes transformations dont les échos se font
inévitablement entendre dans les différents récits. Le portrait du Sud exécuté par le sujet se complète
ainsi par l’introduction de composantes exogènes, dont il faut à présent mesurer l’apport concernant la
connaissance du Sud par le sujet.
Autant le Sud de l’ère fasciste peut être défini comme le lieu où rien ne peut jamais changer, celui qui
sort de cette période troublée, et dont le point d’orgue aura été la participation de l’Italie au conflit
mondial, devient le lieu où tout semble pouvoir arriver. La transformation est radicale, et d’une certaine
manière assez difficilement concevable quand on considère le Mezzogiorno archaïque que présente Carlo
205
Levi. Ce qui frappe avant tout est l’impossibilité accrue à faire une analyse précise de la situation. L’Italie
méridionale est aussi complexe au sortir de la guerre qu’au moment d’y entrer. Lorsque Piovene déclare
que « l’Italia è sempre un paese confuso, in cui quasi nulla appare con la sua vera faccia »1, il est tout
naturel de penser que cette idée lui est venue en consacrant une grande partie de son Viaggio in Italia. De
ce point de vue, le fascisme, la guerre et la confusion politique en Italie dans l’immédiat après-guerre
accentuent cette illisibilité2. Le basculement de tout un pays dans une perspective historique recomposée
fait ressortir avec encore plus de netteté des contrastes déjà criants entre le Mezzogiorno et le reste du pays.
La situation globale de l’Italie du Sud, dans ce contexte précis, apparaît ainsi dans toute sa complexité,
mais également avec un relief inédit jusqu’ici : la guerre et ses ravages forment une sorte d’écrin aux
difficultés de vie de cette partie du pays, qui n’en deviennent que plus spectaculaires. « Il nobile e il
sordido, il monumentale e il cadente formano un unico tessuto », écrit Piovene dans la Naples de l’aprèsguerre3. Ce qui ne fait qu’expliquer pour partie les causes du décentrement des auteurs, de leur incapacité
à systématiser leur analyse de l’environnement qui s’offre à leur regard. Un signe va d’ailleurs modifier
tout particulièrement l’optique adoptée par le sujet : la modernité, qui accompagne la période historique
au cours de laquelle son expérience a lieu.
Un couple antithétique supplémentaire se forme dans le Mezzogiorno de ce XXème au cours
incertain que le sujet parcourt. À l’arcaico va venir se juxtaposer la modernité. Qu’entendre par ce terme ?
La modernité peut avant tout se définir comme irruption dans un contexte déterminé d’une forme de
nouveauté ; une rupture nette et forte se crée au sein du contexte d’apparition de cet élément : la
modernité modifie en profondeur la structure de l’environnement où elle se déploie. Le passé (auquel
cette transformation est imposée, et qu’il est dans l’incapacité d’empêcher) ne saurait alors ressembler
trait pour trait au présent ; le contexte général a évolué, c’est-à-dire qu’il a subit un progrès, autrement dit
une avancée de son développement, mêlée à une complication globale. Les structures traditionnelles
voient leur autorité décliner au profit de celles imposées par cet élément prenant valeur d’inédit. Un
rapport dialectique se met alors en place pour opérer cette transformation, mélangeant étroitement les
éléments traditionnels aux éléments nouveaux ; le sujet se retrouve ainsi au cœur d’une gigantesque
opération de redéfinition des structures globales de l’environnement méridional dans son ensemble, tant
sur le plan socio-économique que culturel, et ce dès les premiers témoignages apportés par un Carlo Levi
1
PIOVENE, op. cit., p. 868.
L‟année 1945 est d‟ailleurs, comme le démontre Franco Cassano, un véritable point de convergence d‟une infinité de problématiques
du pays. 1945 marque le moment de la redistribution incertaine des cartes du pouvoir politique, lance de nouveaux défis auquel ce pays
bouleversé doit résoudre dans l‟urgence, au moment où le malaise causé par le fascisme éclate en plein jour, notamment dans le sud du
pays où « l‟esasperato malessere » (L’ombra della guerra, op. cit., p. 58) s‟exprime d‟une manière particulièrement violente. Franco
Cassano décrit du reste l‟agitation qui règne dans cette partie de la péninsule italienne comme d‟un « magmatico intrecciarsi di toni e
umori molto differenti » (p. 59) ; nous pourrions même l‟assimiler à cette ambiance électrique et contrastée du Carnaval paysan dans la
Lucanie lévienne. Sauf que la violence qui se dégage est bien réelle ; là où Levi parlait de liberté feinte, de « simulacro » (Cristo si è
fermato a Eboli, op. cit., p. 191), les mouvements de révolte de l‟année 1945 font réellement resurgir d‟« antichi riti di violenza »
(Franco Cassano, op. cit., p. 120), avec procès et exécutions sommaires, assassinats féroces perpétrés sur les responsables fascistes.
1945 est le théâtre de passions bien réelles, confinant à un « affiorare di comportamenti e orizzonti culturali arcaici » (p. 123). Le
silence des paysans et de toute la société méridionale vole en éclats : la fin de la guerre met crûment en lumière la réalité de cette zone
oubliée de l‟Italie et met de force le Mezzogiorno au tout premier plan, lui confère, presque façon hyperbolique, une dimension d‟enjeu
politique majeur pour la nouvelle Italie devant voir le jour une fois les combats terminés.
3
PIOVENE, op. cit., p. 434.
2
206
dans la Lucanie des années 30. Nous nous trouvons à ce moment-là au début de ce processus, à l’amorce
de la mutation profonde que produit modernité en Italie du Sud. Il y a lieu de parler pour la Lucanie de
cette époque, comme pour la Sardaigne de ces deux voyages dans l’après-guerre, de l’observation d’une
« ancora indeterminata modernità », selon l’expression de Giulio Ferroni1. Si modernité il y a dans cette
Sardaigne ou dans cette Lucanie, elle n’existe qu’à l’état de trace, de signe encore peu affirmé, assez
difficilement repérable, et n’apparaissant d’ailleurs que par touches discrètes, à la manière de cette
automobile achetée par l’un des « Américains » du village de Gagliano, presque anachronique :
Era, questa macchina, l‟unica esistente a Gagliano, una vecchia 509 sgangherata. Apparteneva a un meccanico, un
“americano” [...]. La macchina l‟aveva comprata con i suoi ultimi risparmi di New York, ripromettendosene grandi
guadagni, perché rispondeva a una reale necessità pubblica. Ma non faceva che uno o due viaggi alla settimana, e
quasi unicamente per acompagnare il podestà nelle sue corse alla prefettura di Matera [...]. Un grande problema, che
occupava in quel tempo l‟animo dei reggitori del paese, era se non si dovesse adoperare l‟automobile invece del mulo
per andare ogni giorno a ritirare la posta ; in questo modo si avrebbe avuto una specie di servizio regolare anche per
i viaggiatori che venivano con l‟autobus o che dovevano partire. Ma poiché il tempo e il lavoro in questi paesi non
contano e non costano, tra il mulo e la macchina c‟era una piccola differenza .2
L’exemple de l’automobile est utilisé ici par Levi avec une intention assez claire : dépeindre très
rapidement quelques scènes de la vie villageoise à travers le prisme de cette incursion assez étonnante de
la modernité dans l’environnement. Les scènes qui sont successivement évoquées donnent en fin de
compte un aspect plutôt comique à la présence de cette voiture dans un cadre qui la rend complètement
étrangère au mode de vie traditionnel des paysans : la mécanique s’oppose à l’animal, mais surtout se
heurte avec l’arcaico : il n’existe à première vue pas de rapprochement évident et naturel entre ces deux
mondes. La voiture du mécanicien du village n’est un objet extérieur, qui sert avant tout à montrer la
propre extériorité de Levi, dont la proximité avec la vie paysanne peut prendre dans certaines scènes un
abord assez comique. Reste qu’une opération dialectique discrète, presque invisible, se joue entre ces
deux mondes a priori incompatibles. Un peu plus loin dans le chapitre d’où a été tiré l’extrait précédent,
nous voyons se jouer un rapprochement assez étonnant entre tradition et modernité, entre passé et
présent, entre deux éléments de nature opposées :
Quello che ogni volta mi colpiva […] erano gli sguardi fissi su di me, dal muro sopra il letto, dei due inseparabili
numi tutelari. Da un lato c‟era la faccia negra ed aggrondata e gli occhi larghi e disumani della Madonna di Viggiano
; dall‟altra, a riscontro, gli occhietti vispi dietro gli occhiali lucidi e la gran chiostra dei denti aperti nella risata
cordiale del Presidente Roosevelt, in una stampa colorata. [...] Roosevelt e la Madonna non mancavano mai. A vederli,
uno di fronte all‟altra, in quelle stampe popolari, parevano le due facce del potere che si è spartito l‟universo. 3
Le rapprochement de ces deux univers est à juste titre inattendus : l’actualité politique côtoie sans
incohérence apparente la divinité de tendance populaire, pour ne pas dire d’inspiration païenne. Nous
1
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 22.
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 71.
3
Ibid., p. 107.
2
207
avons déjà montré en quoi cette figure du Président des États-Unis d’Amérique avait été divinisé,
sacralisée par les paysans de Gagliano. Il faut surtout noter que cette sacralisation se fait avec une
spontanéité assez frappante. Ce qui prouve que la modernité et la tradition, si ancrée soit-elle dans les
mentalités, peuvent trouver une passerelle, un moyen d’être mises en relation et appréhendées
concrètement par les individus : la modernité est ici lue selon l’angle plutôt flatteur de la divinité, son
pouvoir ne peut par conséquent qu’en être accentué. Loin d’être entièrement subie par la société
humaine, la toute-puissance de la modernité est en quelque sorte désamorcée par la mentalité de la
société humaine décrite par Levi, par ses codes traditionnels. Sa force est comme canalisée, transférée sur
un autre plan : Roosevelt devient un intermédiaire entre le monde des hommes et le monde divin. La
modernité a perdu tout aspect négatif, elle est transfigurée au travers d’un être qui l’incarne, devenu « una
specie di Zeus », de dieu jupitérien et solaire.
Une acclimatation de la modernité est tout à fait possible dans le Mezzogiorno, les auteurs ne
cessent d’en apporter la preuve par l’exemple. « Una predisposizione all’americanismo esiste in Sicilia »1,
écrit Guido Piovene, en parfaite continuité avec l’emploi qui est fait de la personne du Président
Roosevelt, puisque l’Amérique est souvent représentée comme une patrie idéale, voire idyllique, une
sorte de miroir enchanté du Mezzogiorno, un point de fuite rêvé, défini en tant que tel pour contrebalancer
la négativité attachée systématiquement à Rome, siège du pouvoir central. L’idéalisation de l’Amérique est
strictement proportionnelle au rejet de l’État incarné surtout par le fascisme ; cette représentation
positive du continent américain entend surtout construire une image rassurante de la modernité, dans la
mesure où le mode de vie paysan est susceptible d’y trouver une forme de continuité, ou du moins
générer chez les nouveaux arrivants une sensation de familiarité. Un entrecroisement doit être rendu
possible, à la manière des tapis des femmes sardes aux motifs particulièrement complexes, ces « opere
tradizionali e moderne di gusto non corrotto » qu’évoque Carlo Levi2. « Tutto passa davanti a me : cose
di sempre e cose di oggi »3, écrit Levi un peu plus loin. L’inclusion de la modernité dans le paysage global
peut se faire sans hiatus4 ; le Sud montre qu’il est capable de s’approprier (nouvelle preuve frappante de
sa singularité) non pas seulement le concept, l’idée de modernité, mais surtout son incarnation, sa réalité
1
PIOVENE, op. cit., p. 581.
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 86.
3
Ibid., p. 108.
4
Ces derniers sont en effet rares dans les récits des auteurs ; nous serons toutefois amenés à revenir sur les plus emblématiques d‟entre
eux, comme celui que constitue dans la Sardaigne lévienne la ville de Carbonia, emblème d‟une modernité grise et dépourvue d‟âme,
corps étranger monolithique tombé au milieu d‟un territoire où il n‟a pas sa place. Tout comme le Sud ne doit pas être uniformément
considéré comme arriéré, de la même manière l‟apport de la modernité aux structures traditionnelles méridionales doit être d‟ores et
déjà nuancé, en attendant d‟interroger la place de cet élément dans ce Sud lancé sur la voie de la modernité. La situation d‟une ville
comme Naples entretient par exemple une forme d‟ambiguïté gênante pour Guido Piovene : « L‟aspetto più vistoso della Napoli d‟oggi
è moderno, razionale ; ciò che più colpisce è l‟immensa espanzione edilizia », écrit-il en préambule d‟un paragraphe qui tient à préciser
que ce développement immobilier s‟est fait « in parte con la legge, in parte con l‟autorità del fatto compiuto », avant de conclure sur la
dimension positive d‟un tel changement de l‟environnement des napolitains : « Vi è a Napoli, come del resto in quasi tutto il
Mezzogiorno, un miglioramento diffuso del tenore di vita, che si coglie con un‟occhiata » (op. cit., p. 428-429). Un tel exemple rend
très bien compte de la complexité de cet ensemble de mutations profondes subies par le Sud au sortir de la période fasciste : de très
nombreuses réalités associées jusqu‟ici très solidement les unes aux autres se voient remodelées, parfois au prix d‟une déstructuration
assez violente, sous l‟impulsion d‟une force assez difficilement contrôlable du fait qu‟elle est imposée par l‟urgence socio-économique
du changement, appuyée et peut-être amplifiée par le poids de l‟État. Ces nuances apportées par Piovene à différents endroits de son
Viaggio in Italia rappellent avec insistance qu‟un modèle de développement propre au Sud est à conceptualiser afin de réussir de
manière idéale ces mutations, ce que nous serons amenés à analyser dans l‟ultime section de ce travail.
2
208
concrète, sa pratique. Le sujet se retrouve au cœur d’un vaste mouvement dialectique, manifestant une
ouverture réelle à ce changement sans précédents de la réalité méridionale. Et l’observation de cette
modalité si particulière, si originale d’appréhension de la modernité rend le sujet encore plus sensible à ce
qui fait toute la spécificité du Mezzogiorno : la modernité est un prisme très efficace à travers lequel
analyser cette essence syncrétique de l’Italie du Sud, mais peut-être un moyen de mettre en valeur, par un
biais inattendu, la variété presque infinie de cette région de l’Italie, composante indéniable de cette identité
hors du commun.
La modernité sort de sa dimension de simple élément étranger pour acquérir une fonction de
révélateur. À ce titre, elle est assez proche d’une fonction occupée par l’écrivain du Nord au moment de la
réécriture de son expérience. La modernité, quand elle est intégrée à son environnement, c’est-à-dire
quand elle n’est pas imposée, simplement juxtaposée, entre dans un processus de déploiement d’une
infinité de nuances contenues dans la réalité méridionale. L’ensemble défini comme unifié révèle ainsi
l’étonnante vie organique qui le constitue, comme Carlo Levi en prend conscience au cours de son
voyage en Sardaigne :
La Sardegna non è soltanto, o non è più soltanto, questo selvatico spazio vuoto di storia, che colma il cuore di un
antichissimo, delizio spavento ; ma, nel chiuso dell‟isola, mille aspetti diversi stanno insieme, e condizioni umane
diverse, e diversi visi e attitudini, e attività e sentimenti, spesso contrastanti, sempre difficile ad intendersi […]. Una
civiltà di pastori si trasforma in parte in una civiltà contadina, tra lotte interne e ambivalenze drammatiche, e già la
società contadina si dissolve pel mondo, e sorgono centri operai, come querce solitarie, e se ne sente il peso e
l‟influsso sul costume.1
Sous la plume de Carlo Levi se fait sentir l’interrogation capitale sur le destin réservé à la structure
traditionnelle de la société pastorale, dans un questionnement assez similaire à celui qui concernait la
Lucanie dans Cristo. Nous serons amenés à rassembler les éléments de réponse apportés par l’actualité de
l’après-guerre à cette question centrale dans l’expression de l’identité méridionale à l’heure de profonds
changements. Levi attire surtout l’attention sur la variété de la situation sarde. Il invite le lecteur à saisir
comment un ensemble uni (à savoir l’entité géographique que constitue l’île, monde isolé, clos, sans
rapport de contiguïté immédiate avec un autre territoire) abrite dans la réalité une quasi infinité de
nuances : la synthèse que fait Levi de la Sardaigne d’après-guerre s’avère diversifiée ; à ce titre, l’auteur de
Tutto il miele è finito témoigne son attachement à la précision, au détail, assez proche de son activité
picturale. Levi fait le portrait de la Sardaigne, tente de lui donner un visage afin de la faire connaître, mais
ne peut le faire qu’en adoptant une esthétique très proche de l’art de la fresque, sur laquelle nous
1
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 37. Plus loin dans son ouvrage, Carlo Levi démontre également combien chaque village sarde,
chaque partie de ce tout insulaire, est à son tour, à une échelle par conséquent encore plus réduite (celle d‟un petit groupe d‟individus),
l‟incarnation d‟une réalité variée, à l‟image du village d‟Orune : « Quel paese è dunque per me un‟immagine, una forma, un nome che
unisce una realtà molteplice di animali e di pietre nell‟immobile ondulare delle greggi del tempo » (p. 110). Levi donne là un exemple
supplémentaire de la cohérence qui habite toute la réalité méridionale, renforçant l‟idée de mosaïque de Guido Piovene : derrière
l‟apparente spontanéité (et parfois la juxtaposition chaotique) se cache une organisation, une cohérence dont les règles sont assez peu
visibles mais qui font ressentir leur solidité, leur enracinement au sujet.
209
reviendrons plus en détail par la suite. Toujours est-il que Carlo Levi entend avant tout rappeler que
toute observation de la réalité méridionale, et par là même toute représentation de cette réalité, doit
fournir un effort non négligeable de précision.
La systématisation ne saurait rendre compte fidèlement de la réalité complexe du Mezzogiorno ; de
ce point de vue, la Sardaigne lévienne peut être prise comme miroir, à échelle réduite, de l’Italie du Sud
dans son ensemble : la réalité de l’île ne fait que reproduire, dans les limites de son territoire, l’extrême
diversité de la situation méridionale (à tous points de vue), tout comme la ville de Naples, emblème
continental de cette variété : « La complessità napoletana può esser pensata come una grande anamorfosi
del Sud »1. S’il est possible de conclure sur une grande variété du Sud, à tel point qu’elle offre, à l’échelle
du sujet, des sortes d’emblèmes, de synthèses réduites au niveau d’une régione voire d’une ville, c’est que
les termes employés pour évoquer la réalité atteignent leurs limites, à commencer par le terme de
Mezzogiorno, trop généraliste : « I termini Mezzogiorno o popolazioni meridionali sono solo concetti, certo utili
ma astratti, che rinviano a una realtà sociale molto articolata e stratificata »2. L’expression de la part de
modernité indéniable dans la réalité du Sud permet d’arriver à deux grandes conclusion. D’une part, il
apparaît désormais clair que toute généralisation est particulièrement nuisible dès lors qu’il s’agit de faire
un tableau d’une situation globale complexe comme celle du Sud. Comme l’écrit Franco Cassano : « Non
esiste un solo Sud : da un lato c’è la grande varietà dei luoghi che la parola designa, dall’altro la loro
ineguale fortuna »3. Les auteurs sont donc confrontés à une autre difficulté : celle d’abandonner les
dénominations générales afin de donner du Sud une vision aussi précise que possible, en d’autres termes
de chercher à connaître non plus superficiellement mais bien en étant sensible aux nuances.
Le portrait fait du Sud va par conséquent s’affiner, ce qui constitue la seconde grande
conséquence : l’identité méridionale, par de là son essence arcaica va manifester une tension importante
en direction de ce nouvel enjeu de l’Italie d’après-guerre. Le Sud témoigne sa volonté d’être « un
elemento vivo che si afferma nel cambiamento e che vive di mutazioni »4. La civilisation rurale telle que
la décrit Levi possède une réalité indéniable, mais elle ne sautait résumer à elle seule toutes les situations
de l’ample zone géographique appelée Mezzogiorno ; elle en est la composante la plus originale, la plus
spécifique, sans nul doute, mais ne pourrait résolument pas être appliquée, par exemple, au cas
napolitain. Comme le rappelle Cassano : « Il Sud non è un tutto omogeneo e uniformemente arretrato »5.
La vision des auteurs ne doit donc pas être univoque, en dépit d’une volonté de clarté, mais doit
s’attacher à suivre le mouvement continu de va-et-vient de cette réalité ; l’écrivain septentrional doit
apprivoiser sa sorte de bizzarria quelque peu baroque, refuser toute certitude, toute systématisation pour
saisir et pénétrer le mouvement propre à l’environnement méridionale, sa respiration, sa façon de
s’exprimer. « La Sicilia costringe a un movimento pendolare tra il nuovo e l’antico ed il desiderio del
1
Marino Niola, « Il degrado come narrazione », in Goffredo Fofi, Narrare il Sud, op. cit., p. 69.
Piero Bevilacqua, op. cit., p. 165.
3
Franco Cassano, Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 71.
4
Stefano De Matteis, Cantiere di sopravvivenze, in Goffredo Fofi, op. cit., p. 67.
5
Franco Cassano, Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 17.
2
210
nuovo, e un antico che è ben presente », écrit Guido Piovene1. La modernité est par conséquent un assez
bon observatoire de la complexe réalité méridionale. L’émergence progressive de cet élément presque
incongru dans cet environnement révèle non pas une uniformité de la réalité, mais renforce bel et bien la
variété déjà repérée en d’autres endroits. L’identité méridionale n’est plus qu’une simple essence mais se
double d’une infinité de formes. Le portrait que les auteurs en font s’anime d’un passage des éléments
traditionnels aux éléments plus modernes, développés et amplifiés après la période fasciste. Cet aspect
protéiforme ne fait que montrer davantage les limites des catégorisations systématiques appliquées de
force à l’Italie du Sud dans son ensemble. Les auteurs démontrent ainsi qu’un nouveau regard doit être
porté sur le Sud, prenant en compte les différents cas de figure proposés in situ : le sujet montre ainsi qu’il
a fait sienne la respiration de cet environnement, qui a progressivement pris corps. Il donne également la
preuve qu’il ne s’agit plus pour lui de simplement observer, mais bien de connaître. Un problème se pose
alors : peut-on réellement connaître en observant une forme, un visage ? Le Sud a également révélé une
essence, autrement dit une nature, un caractère, mais un élément se soustrait encore à la vue des auteurs :
le Sud est porteur d’un secret, dissimulé dans les zones d’ombre qu’en un sens la modernité a contribué à
faire nettement apparaître. C’est cette donnée irréductible, résistant à tout changement qui doit faire
désormais l’objet de tous les efforts du sujet.
HIÉROGLYPHE MÉRIDIONAL
Après avoir perdu ses repères, puis après avoir tenté de s’approprier une manière originale de se
mettre en rapport avec l’espace, le sujet a pu initier une connaissance de son environnement immédiat.
Cette appropriation s’est révélée indispensable : tout refus aurait été sanctionné inévitablement par un
échec, une posture extérieure et superficielle qui aurait retenu le sujet derrière une sorte de vitre, tel
Alberto Savinio dans son compartiment de train, aurait créé un hiatus impossible à combler. Le sujet s’est
dépouillé d’une partie de lui-même, s’est véritablement adapté ; il a mis sa nature au contact d’une altérité
inconnue et s’est de cette façon enrichi : les armes dont il dispose pour analyser le Sud sont par les forces
des choses plus efficaces puisqu’elles sont en partie fondées sur une compréhension de ce qu’on pourrait
appeler l’esprit méridional. Le sujet a finalement fait sien le métissage, le syncrétisme propre au Mezzogiorno
et l’a appliqué à sa propre condition d’élément étranger progressivement assimilé à son environnement.
1
PIOVENE, op. cit., p. 597. C‟est peut-être chez Piovene que se trouve rappelée en permanence cette idée de l‟aller-retour, du va-etvient : les termes de mosaïque et surtout de labyrinthe qu‟il emploie pour désigner la réalité de ce Mezzogiorno d‟après-guerre qu‟il est
pour ainsi dire le seul à explorer dans son intégralité sont de ce point de vue les plus adaptés. Son voyage lui permet de repérer assez
finement l‟essence unificatrice du Sud mais manifeste surtout une grande sensibilité à la question de la forme toujours en mouvement
prise par cette réalité. Comme il l‟explique d‟ailleurs à propos de la Calabre (p. 671) : « Si vede oggi […] il nuovo sovrapporsi al
vecchio col distacco di una pellicola fotografata due volte in diversi paesi ». Piovene exprime dans ces différents exemples la nécessité
pour celui qui entend observer le Sud d‟adopter un regard hors du commun. La capacité à comprendre la réalité ne peut découler que
d‟une attention particulière portée à cette forme prise par la réalité, superposant le neuf et l‟ancien, la tradition et la modernité. Piovene
pose ici quelques fondements de l‟éthique qui doit être celle de l‟expérience du Sud : la compréhension de la multiplicité de ses formes
s‟avère être le medium conduisant à l‟appréhension de son essence, unique.
211
Les résultats de cette démarche sont d’ailleurs assez significatifs : l’essence et la multiplicité des formes de
l’identité méridionale se sont progressivement révélées et ont été confirmées grâce à la profonde
cohésion de ce monde méridional qui réussit à créer une alliance a priori improbable entre des éléments
disparates au sein d’un ensemble en lui-même défini arbitrairement. Une mise en lumière s’est bien faite,
profitant aussi bien au sujet en tant que voyageur qu’au lecteur à qui le sujet retranscrit son expérience.
Cette mise en lumière a eu pour principale qualité de tirer au clair une grande partie des incertitudes
entourant la réalité méridionale : l’inconnu a été ramené au fur et à mesure à des structures connues,
rationnelles, même lorsque des concepts irrationnels étaient en jeu. Mais cet éclairage est loin d’être total :
des zones d’ombre irréductibles se dessinent au sein de cette réalité, et s’entourent d’un mystère profond.
La question de la visibilité et de la lisibilité d’un certain nombre de signes se pose de nouveau et peut être
exprimée par la recherche d’un secret dont le Sud serait porteur, une signification mystérieuse dissimulée
derrière la réalité apparente, qui redoublerait la profondeur de cet univers hors du commun.
L’intuition de l’existence ce secret de la part du sujet n’est en soi pas évidente, dans la mesure où
la réalité du Sud brasse et mélange un grand nombre de données, les entrecroisant sans fin au point de
maintenir autour d’elle-même un effet de brouillage permanent. Rien n’est véritablement hiérarchisé,
notamment du fait du fonctionnement syncrétique, que nous avons déjà repéré, et qui empêche au sujet
d’avoir une vision pluridimensionnelle de son environnement : passé et présent sont fondus ensemble,
parfois à très grande échelle, comme dans le cas dans la ville de Naples :
Napoli è complessa non solo per il numero di segmenti e istanze che la compongono quanto per il loro essere insieme.
[Forse] a causa dello strano metabolismo della città, un metabolismo paradossale, [...] senza ricambio che non
funziona funziona per sostituzioni bensì per accumulazioni, per sovrapposizioni, per giustappozioni. Ciò determina un
paesaggio urbano congestionato che ricresce continuamente su se stesso, in cui tutto rimane e nulla passa. Lo stesso
passato, gli oggetti della memoria sono concretamente sotto gli occhi di tutti, senza alcuna distanza e senza
trascendenza.1
Dans de telles conditions, comment repérer des zones d’ombre ? Le mélange du passé et du
présent, de l’ancien et du moderne, du sacré et du profane contribuent collectivement à générer une
réalité monolithique, laissant le sujet sans prise sur elle : comment voir au travers d’une réalité opaque,
empêchant toute hiérarchisation ? Comment percevoir des zones d’ombre quand tout, sans distinction,
est noyé dans la lumière ? Toutefois, cette situation qui pourrait constituer un nouveau risque d’aporie,
d’échec pour le sujet finit par se relativiser : cette impression d’opacité finit par se dissiper au contact
d’autres réalités, à Naples comme dans d’autres endroits du Mezzogiorno. Un effort doit être cependant
fourni : le sujet doit dépasser les apparences, il doit littéralement les retourner, faire que ce qui est
invisible, caché, apparaisse en plein jour. Le msytère affleure à la surface des choses, comme les ruines du
culte de la déesse Mithra chez Savinio ou dans la Sicile de Guido Piovene : « La Sicilia sotterranea è un
libro dai molti fogli, nel quale si legge la storia di molte religioni e delle civiltà successive, da quella sicula
1
Marino Niola, Il degrado come narrazione, in Goffredo Fofi, op. cit., p. 70-71.
212
anteriore al dominio greco ai tempi più vicini a noi »1. Le sujet doit apprendre à lire derrière les
apparences, comme il s’est ouvert aux nuances multiples qui sont les composantes essentielles de la
réalité méridionale. Cet impératif semble d’ailleurs être la condition sine qua non de tout apprentissage
portant sur l’Italie du Sud ; il s’impose au sujet dès qu’il commence son exploration de la zone, il
accompagne nécessairement tout découverte. Alberto Savinio s’interroge au début de son Diario calabrese :
12 marzo. In treno. Non sapevo due ore fa che sarei partito per la Calabria. [...] Non sapevo due ore fa... La vita è
fatta a fili. Corrono i fili della nostra vita e noi appresso. D‟un tratto il filo si avvolge intorno a se stesso e fa nodo.
(Peggio quando il filo si spezza). Così è capitato a me l‟altro ieri. [...] Fausto mi dice : “Viaggeremo in saloncino”.
Sempre più frequenti mi ritornano in mente in questo periodo della mia vita i temi dell‟infanzia. Che segno è ?2
Même si les préoccupations de Savinio ne concernent pas directement le Sud, le moment du
voyage correspond à cette résurgence d’interrogations portant sur le passé : le fait de se rendre en Calabre
à bord d’un saloncino le conduit à s’interroger, à tenter de discerner une signification à ce qui se produit en
lui. De manière assez symbolique, Savinio inaugure son récit de voyage par un doute, une incertitude :
cette thématique n’a d’ailleurs de cesse que de se répéter tout au long des différentes sections du Diario
calabrese ; Savinio montre non seulement qu’il descend dans le Sud sans pour autant avoir la volonté de le
lire selon une grille d’analyse préconçue et appliquée de force, mais aussi qu’il s’y rend avec une intention
analytique assez fine. Savinio semble déjà conscient que cette nouvelle réalité qu’il va être amené à
observer va devoir faire l’objet d’une attention particulière, renforcée. Il va devoir non pas effleurer
superficiellement le réel mais bien le décrypter, à forte raison du fait que son voyage se conçoit comme
une sorte d’étude de terrain des sensibilités politiques de la population calabraise, qui ne s’avère être
progressivement qu’un prétexte. Savinio décrit la Calabre de façon autonome, en choisissant librement
les objets à analyser. C’est le réel dans sa globalité qui devient un vaste champ d’investigation, une terra
incognita à élucider nécessairement.
Cette volonté de se recentrer sur le réel n’est d’ailleurs pas propre au seul Savinio. Nous la
trouvons également chez Carlo Levi, qui notamment au cours de son voyage en Sardaigne réussit à
percevoir dans le réel, dans la vie humaine et dans la nature, la présence d’un secret. À la manière des
portails « semichiusi »3 des maisons, tout apparaît en demi-teinte, de manière plus suggestive que
véritablement montrée. Levi doit deviner en grande partie ce qui peut se cacher à l’intérieur des
habitations, notamment vis-à-vis du monde féminin, vivant dans une espèce de gynécée réactualisé ; Levi
parle d’une « segreta vita familiale piena di pace e di lontananza temporale », un peu plus loin du « segreto
potere femminile »4 instillé dans le mode de vie sarde, tout comme dans l’environnement naturel. Nous
trouvons là le mot-clé de ces voyages dans le Sud : le secret. Le Mezzogiorno accepte de s’offrir aux regards
1
PIOVENE, op. cit., p. 616.
SAVINIO, op. cit., p. 21-22.
3
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 43
4
Ibid., p. 43 et p. 45.
2
213
étrangers mais le fait tout en gardant dissimulée une partie de lui-même ; le sujet est d’une certaine
manière renvoyé à son étrangeté ; quelque chose d’invisible, quelque chose qu’il ne peut pas distinguer lui
signifie qu’il ne fait pas partie du monde qu’il parcourt. La réalité méridionale propose de s formes
variées, une essence qui se manifeste en de très nombreux endroits, mais il semble bien qu’un élément
encore plus volatile, encore plus insaisissable, et que l’on pourrait définir comme étant l’âme du Sud. Le
sujet doit donc redoubler d’effort ; en plus de celui qu’il fournit pour repérer l’existence de ce qui se
soustrait à sa vue, il doit en fournir un second visant à le rapprocher, à le mettre au centre de ce secret.
Levi est d’ailleurs amené à mener ce type d’expérience en Sardaigne, lorsqu’il s’introduit dans le nuraghe,
au cours d’une scène que nous avons déjà analysée. Nous avons vu que Levi réussit dans cet extrait à
appréhender des mécanismes invisibles ; Levi se retrouve au centre du monde sarde après s’être immergé,
après avoir fait corps avec son environnement. Comme l’écrit Giulio Ferroni, Levi manifeste dans cette
scène de Tutto il miele è finito sa capacité à entrer au sein de la « segreta intimità della natura »1. Levi se
dirige vers le centre, vers le point névralgique, polarisant (renversant à cette occasion la vision
traditionnelle qui fait de la Sardaigne un territoire de périphérique, excentrique) de ce qui constitue le
mystère de la Sardaigne : il mène l’une de ses toutes premières expériences de manifestation de l’arcaico, et
de manière encore plus frappante du fait qu’il mène cette expérience concrètement, personnellement. Il
abolit par là même une distance qui le sépare inévitablement de cette réalité, il se met en phase, en
synergie avec elle en partageant son intimité, c’est-à-dire cette part dissimulée habituellement au regard,
son cœur.
Ce cœur caché va d’ailleurs s’imposer comme un véritable paradigme destiné à exprimer l’idée du
secret auquel le sujet cherche à avoir accès. Cette expression est d’ailleurs commune à plusieurs des récits
de notre corpus. Giulio Ferroni l’emploie à propos de la Sardaigne lévienne :
La Sardegna, nella sua identità fisica e nelle sue presenze umane, offre a Levi la più ampia possibilità di riconoscere
questo pulsare di un tempo antico e arcaico, di confrontarlo con il presente che corre e con un faticoso impegno a
proiettarlo verso il futuro ; in essa egli cerca un cuore segreto, che si rivela soprattutto nei luoghi più profondi e
misteriosi, là dove la vita è in più diretto contatto con l‟implacabile durezza della natura.2
1
Ibid., p. 18. La Nature, assez classiquement d‟ailleurs, est souvent porteuse de ce secret qu‟elle fait apparaître par intermittence aux
yeux du sujet. Etant opposée au monde humain, étant d‟une certaine manière porteuse de l‟arcaico, faisant référence à une temporalité
éternelle, immuable, elle ne peut que donner un relief assez intense à ce secret, le rendre encore plus mystérieux, encore plus
impénétrable. C‟est en tous les cas ce qui ressort de la description que fait Guido Piovene de la mer, dans la baie de Naples : « Bisogna
avere sentito la qualità unica delle acque di questo golfo, non di colore denso e carico, come quelle della Sicilia, ma diafane, quasi
irreali, in cui le navi, sembrano sospese come nell‟aria ; ed in cui pare sciolto, anche di giorno, un riflesso di luna. [...] Ed è
specialmente bello nelle giornate seminuvolose e ventose, quando acquista inattese profondità, moltiplica prospettive ; nei tramonti,
quando le isole e promontori diventano di cristallo. Bisogna far venire a galla la prospettiva più interna di questo paesaggio, cièo
ch‟esso ha d‟antico e di mitico [...]. Finalmente bisogna avere mescolato in noi la qualità di quesot mare la dolcezza della terra [...]. La
bellezza di Napoli cresce di giorno in giorno, di settimana in settimana, via via che scopre i suoi segreti » (op. cit., p. 429-430). La
puissance de la Nature fait là encore office d‟écrin ambivalente, laissant affleurer son secret tout en le dissimulant ; Piovene se trouve
face à une mise en scène paradoxale du fait qu‟elle est, en fin de compte, spontanée. On peut d‟ailleurs se demander s‟il n‟y a pas
différents secrets dissimulés les uns derrière les autres, comme si le réel devait à tout prix orienter le sujet sur de fausses pistes.
Toujours est-il que l‟élément marin et son usage du montré/caché rend avant tout compte pour Piovene d‟une singularité, d‟un
caractère inimitable qui est celui de la cité parthénopéenne : rien n‟est entièrement offert au regard mais rien n‟est complètement
plongé dans l‟opacité, ce qui, loin de rebuter Piovene, éveille sa sensibilité et redouble sa curiosité.
2
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 8.
214
La recherche de ce secret fait partie intégrante du projet lévien d’exploration de la Sardaigne.
L’idée de ce cœur caché n’est d’ailleurs pas sans rappeler le titre d’un autre de ses récits de voyage, Il futuro
ha un cuore antico, évoquant son voyage en URSS dans l’après-guerre. Et de ce point de vue, l’expérience
de ce nuraghe a pour but ultime de mettre Levi en synergie avec le cœur de la Sardaigne, qui n’est pas celle
de la ville abstraite et froide de Carbonia, mais plutôt la sensation ambivalente provoquée par l’apparition
de l’arcaico, présent en toutes choses. Levi trouve là la spécificité du mode de vie traditionnel sarde, dont
les bergers sont au moment de son voyage les héritiers. Mais il ne faudrait pas faire exactement coïncider
l’arcaico avec le secret méridional qui frappe par son « carattere distante, quasi inaccessibile »1. L’arcaico n’est
peut-être que l’expression la plus emblématique de ce secret. Car cette notion de cœur des choses se
retrouve notamment chez Alberto Savinio, à Capri : « Qui giova mettere in opera la mia provata scienza
di viatore, e ricordarmi che qualunque città o borgo o villaggio possiede un punto capitale, un centro o
come dire, un cuore »2. Il y a un cœur en tout lieu, qu’il soit d’ailleurs apparent ou caché ; l’art de Savinio
ambitionne d’ailleurs de le mettre à jour : Vittorio Cappelli voit d’ailleurs là le propre de la narration de
Savinio, notamment dans le Diario calabrese où l’auteur d’une « scrittura che guarda all’evento ma vuole
giungere al cuore nascosto delle cose »3. Percer ce secret devient ainsi un enjeu qui domine les deux
phases de l’expérience du Sud, autant pour le voyageur dans son environnement que pour l’écrivain au
cours de sa réécriture ; le secret devient un véritable enjeu, un autre prisme d’analyse de la réalité
méridionale.
La capacité du sujet à saisir la part secrète abritée par le réel peut devenir un indicateur assez
efficace pour juger de son degré de synergie avec l’environnement immédiat. L’effort concédé, la
recherche, la curiosité prouvent sans aucun doute que le sujet a définitivement abandonné la tentation de
la superficialité pour se frotter à un élément rétif, difficile à saisir. La réalité du Mezzogiorno doit se
conquérir, obligatoirement. Les apparences sont encore plus trompeuses que les images convenues
employées parfois par la littérature classique pour décrire l’Italie du Sud. Mais ces apparences ne se
dévoilent pas obligatoirement : l’existence de topoï dans la représentation du Mezzogiorno indique que son
secret ne se révèle qu’à ceux qui en sont véritablement dignes. On trouve d’ailleurs chez Carlo Levi une
anecdote permettant un parallèle assez intéressant avec la propre situation du sujet. Dans la vaste Lucanie
magie, Levi évoque les trésors gardés par les esprits qui peuplent l’univers naturel :
Per [i contadini] i fianchi dei monti, il fondo delle grotte, il fitto delle foreste sono pieni di oro lucente, che apsetta il
fortunato scopritore. Soltanto, la ricerca dei tesori non va senza pericoli, perché è opera diabolica, e si toccano delle
potenze oscure e spaventose. È inutile frugare a caso la terra ; i tesori non compaiono che a colui che deve trovarli.
E per sapere dove sono, non ci sono che le ispirazioni dei sogni, se non si ha avuto la fortuna di essere guidati da
uno degli spiriti della terra che li custodiscono, da un monachicchio.4
1
Ibid.
SAVINIO, op. cit., p. 27.
3
SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 10.
4
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 128.
2
215
Un échec menace en permanence le sujet, tout comme il menace le paysan désireux de posséder
le trésor du monachicchio : celui de ne pas pouvoir y accéder. L’extrait tiré du Cristo est d’ailleurs assez
intéressant dans la mesure où il fait un parallèle avec la situation de tout voyageur venu du Nord : chacun
d’entre court inévitablement le risque de voir un niveau d’interprétation de la réalité lui échapper, lui être
purement et simplement nié. On pourrait d’ailleurs dire que la comparaison avec la Divine Comédie,
référence assez présente chez nos auteurs, s’arrête face à cette enjeu : autant Dante est autorisé à passer
systématiquement outre les divers obstacles qui se dressent sur sa route, du fait qu’il est un élu, qu’il a été
choisi pour accomplir son voyage dans l’au-delà, autant le sujet de « l’épreuve du Sud » peut voir sa
recherche aboutir en fin de compte à un échec. Rien ne lui donne la certitude absolue qu’il ne passera pas à
côté de ce qui se cache sous les apparences trompeuses que le Mezzogiorno déploie sous ses yeux. On peut
d’ailleurs ici évoquer la situation de Curzio Malaparte dans son Ode alla sibilla cumana : une fois revenu sur
les lieux des voyages de son enfance, l’homme adulte constate avec stupeur que la part de mystère que
portaient les hauts lieux de la sacralité antique a disparu pour jamais : « Ormai gli alberi sacri son morti, e
spenta è nel sonno l’antica fantasia della selva »1. Mais Malaparte y voit avant tout l’effet destructeur du
temps, ajouté à l’action néfaste de l’homme. Tout secret porté par le réel est en soi menacé : les
transformations du temps présent fragilisent grandement les traces du passé, menacent d’engloutir la
profondeur qui affleure dans un objet en particulier, comme dans la ville de Pompéï telle que nous la
décrit Ungaretti :
Riaccomodando tutto per benino, gli scavi perdono molto della loro grandiosità di testimonianze di una catastrofe
affidata alle stagioni ; non hanno più, non so, quell‟aspetto funesto di un segreto violato, d‟una tomba profanata ; e
la prepotenza della natura, per quanto è possibile, si tiene a bada. [...] Qui le case – questa dozzina di case signorili
tornate all‟aperto – non hanno, s‟è detto, più nulla di terribile ; ma i nomi sì : le chiamano spesso come indicavano i
luoghi della guerra : “Casa dello scheletro”, “Casa del tramezzo bruciato” ; e qui, difatti, è passata una forza cieca
come la guerra.2
Aucun secret ne peut totalement conserver son intégrité ; il ne peut que la perdre pour partie, en
étant non pas révélé mais oblitéré, effacé, encore qu’il sache conserver une partie de son mystère et de sa
force, comme le montre Ungaretti. Le nom de lieu, à lui seul, garde en vie l’essence de l’objet auquel il est
attaché, il le représente pour ainsi dire métonymiquement : cette partie de l’objet est solidaire du tout,
même s’il a été dégradé. Les noms des lieux conservent intacte la force, le caractère impressionnant
auquel l’objet a dû renoncer malgré lui : une trace subsiste, survit au cours du temps et de l’Histoire, une
structure symbolique est encore à l’œuvre comme l’explique Mircea Eliade : « L’Histoire ne réussit pas
complètement à modifier radicalement la structure d’un symbolisme archaïque. L’Histoire ajoute
continuellement des significations nouvelles, mais celles-ci ne détruisent pas la structure du symbole »3.
On comprend donc ainsi l’impression éprouvée par Ungaretti devant les seuls noms des maisons
1
MALAPARTE, op. cit., p. 128.
UNGARETTI, op. cit., p. 39-40.
3
Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 119.
2
216
pompéïennes. La part symbolique contenue dans le réel est inaliénable, impossible à effacer : ce que Levi
appelle arcaico n’est autre que cette capacité à faire survivre au temps un symbole, une signification alors
que l’objet où il fut jadis pleinement intégré a été irrémédiablement modifié. En d’autres termes, l’âme du
Sud fait partie de ce qu’Ungaretti lui-même décrit comme une « matière immortelle ». Et elle s’incarne
mystérieusement dans l’environnement, toujours en gardant une puissance héritée des siècles de survie
aux temps, comme certaines pierres dans la Sardaigne lévienne :
Già siamo nel cuore della Gallura, verso la punta estrema della Sardegna, nella grande solitudine popolata di pietre. È
un mondo originario, che sembra un immenso tempio in rovina, una Selinute sconfinata, dove le colonne spezzate e
accatastate dai terremoti si stendono all‟infinito, come un enorme geroglifico che racconta una storia finita di vivere :
un luogo di forme parlanti un linguaggio non più inteso, simili a greggi, animali, giganti. [...] Sono simboli e parole
della natura : intoccate, silenziose parabole, dove la pietra contiene ogni aspetto di una esistenza indifferenziata ;
ognuna come una persona che vada cercando la propria espressione per uscire fuori dalla caotica identità, e sia
rimasta pietrificata nel corso di questo sforzo, contenendo in se mescolate tutte le immagini possibili. 1
Levi perçoit au cours de cette contemplation la cause première de l’impossibilité d’accéder
complètement au secret porté par la Sardaigne : chaque objet possède une infinité de significations, fait la
synthèse d’un vaste nombre de possibilités, réunis dans une compresenza qui ne saurait être tranchée
définitivement. La profonde symbolique du Sud n’est pas unique, elle est multiple ; de ce point de vue, la
plaine de la Gallura évoque la définition que donne Franco Cassano du désert, qu’il faut avant tout
considérer comme le lieu des possibles, de ce que n’est pas encore arrivé, de ce qui est à venir, plutôt
qu’une impasse, que le contraire de la vie et du développement. D’ailleurs, l’idée d’« énorme
hiéroglyphe » donné par Levi est idéal pour synthétiser le secret porté par l’âme du Sud. Dans ce monde
muet, immobile, il n’est pas étonnant que toute signification reste dissimulée, et affleure au travers d’un
signe dont la lecture nécessite un effort de la part de celui qui veut le décrypter. Le sujet doit traduire la
signification de ce hiéroglyphe, il doit l’expliciter en le mettant à jour, même si cette démarche est
compliquée par le fait que l’usure du temps a effacé la netteté de ces signes. Le mystère perdure au
détriment de l’exactitude, de la netteté. La connaissance du Sud doit passer avant tout par un ensemble
d’intuitions, d’hypothèses plutôt que de certitudes, ce qui n’est pas sans soulever un certain nombre
d’interrogations quant à la capacité du sujet à mener à bien son enquête sur l’identité méridionale. Une
partie de cette dernière doit être reconstituée abstraitement : le sujet doit changer de méthode de
connaissance, il doit reconsidérer le rapport qu’il entretient avec son environnement afin d’être en
synergie avec lui. C’est sur cette transformation que le sujet effectue sur lui-même que nous allons à
présent revenir.
LE DESSOUS DES CARTES : RÉALITÉ UNIE, PLANS MULTIPLES
1
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 126.
217
L’espace méridional est dramatique au sens littéral du terme : différents plans de réalité s’organisent
simultanément dans cet ensemble. Leurs natures divergent, répondent à des dichotomies qui ne cessent
de s’ajouter les unes aux autres : moderne/traditionnel, profane/sacré, montré/caché. L’environnement
s’enrichit de dimensions supplémentaires, il se densifie, incitant le sujet à l’analyser avec des outils toujours
plus précis. L’identité méridionale se redéfinit en permanence : elle gagne en profondeur mais dans le
même temps en mystère, en incertitude, du fait que chacun des couples cités (et qui comptent parmi les
plus emblématiques, sans être tout à fait exhaustifs) s’entrecroise avec les autres : certains éléments
traditionnels ressortent à la fois du domaine du sacré tout en étant en partie occultés à la vue du sujet. Le
sujet ne peut que conclure à la volatilité de cette identité, à son ambivalence, mais également à sa
cohérence et sa force : la part de mystère, de secret que contient l’espace n’est en rien diminuée par
l’analyse rationnelle qui en est faite. Ce que nous avons appelé l’âme du Sud est capable de résister aux
changements mais également à toute systématisation. Ce qui conduit tout naturellement le sujet à
modifier une nouvelle fois son rapport à l’espace après l’avoir subi, après avoir été plongé dans le doute.
Son attitude est d’ailleurs symptomatique de son abandon de la superficialité : il ne s’attache désormais
plus à prendre en considération les frontières de l’espace mais bien ce qui se trouve au sein de ce dernier :
chaque itinéraire dans le Sud illustre ce recentrement depuis la forme, depuis l’apparence vers le fond,
vers la profondeur. La réalité ne perd pas sa qualité de monstrum mais dans cette nouvelle phase elle
fascine plutôt qu’elle n’effraie. Le sujet découvre les fondements d’une éthique réactualisée, mise à jour,
quant à sa qualité de voyageur, tandis qu’il entre dans une modalité de connaissance inédite de l’espace.
Ces deux conséquence sont d’ailleurs intimement liées, et comptent en grande partie dans la valorisation
de l’expérience du Sud au rang d’événement existentiel d’exception.
La confrontation avec le secret du Sud, et plus largement avec les différentes composantes de la
mystérieuse identité méridionale ont éveillé la sensibilité du sujet à une altérité troublante, fascinante,
nécessitant une connaissance de ses données de base et une explicitation de ses éléments les plus obscurs,
les moins immédiatement compréhensibles. Le voyage s’éloigne alors de sa dimension touristique, assez
superficielle, pour devenir une véritable enquête. Le terme revient d’ailleurs pour désigner le
comportement de certains auteurs. Alberto Savinio n’hésite pas à s’appeler lui-même un « investigatore
segreto »1, tandis que Carlo Levi rend hommage au « carattere d’inchiesta »2 de la vie et, surtout, de
l’œuvre de son ami Danilo Dolci. À ce comportement s’attache un ensemble de valeurs qui semblent
composer un portrait du voyageur d’un type nouveau. La frivolité de certains voyageurs du passé ne sont
désormais plus des modèles à suivre. Le voyageur dans l’Italie du Sud du XX ème doit avant tout
manifester une grande curiosité pour l’inconnu, ce qui ressort notamment de l’expérience napolitaine de
Guido Piovene : « Napoli dispone l’animo a una curiosità, sveglia ma disinteressata, del modo di vivere
altrui ; si è pienamente contenti di vivere e di guardare »3. La curiosité du sujet manifeste à la fois sa
1
SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 61.
DOLCI, op. cit., p. 11.
3
PIOVENE, op. cit., p. 430. Cette curiosité peut parfois faire l‟objet d‟un traitement humoristique a posteriori, comme celui que fait
Savinio du sentiment qui l‟animait au moment d‟explorer l‟intérieur de l‟île de Capri. « Qui conviene compormi un animo di pirata »
2
218
fascination ainsi que sa volonté analytique : elle devient l’une des qualités essentielles, anticipant l’acuité
dont le sujet, devenu écrivain, fera preuve pour retranscrire son expérience une fois revenu à son point
de départ. La révélation de la vérité, si elle résiste en certains endroits, ne se fait d’ailleurs pas attendre : le
sujet voit progressivement se dissiper les images trompeuses pour n’observer que la réalité, à l’instar de
Savinio à la tombée du jour sur l’île de Capri :
La terrazza ormai è deserta. L‟immortale Spadaro ha già trasportato in luoghi più domestici e raccolti la sua preziosa
mole di pescatore decortativo, e il moi sguardo rimane tenacemente attaccato all‟orrore di quella rupe oscura, sospesa
sull‟oscuro mare.1
Plus que la réalité, c’est avant tout le regard que le sujet porte sur les choses qui l’entourent qui a
radicalement changé. Son regard ne se contente plus de glisser à la surface des choses, mais se fait
analytique, il transforme la réalité jusqu’à ramener l’inconnu à des structures familières. Cette
transformation n’est d’ailleurs que la conséquence naturelle d’une compréhension progressive, toujours
enrichie par l’expérience de faits nouveaux. Elle est, à en croire Tzvetan Todorov, une constante de
chaque expérience de rencontre avec une altérité : « L’expérience commune parte de l’étrangeté et se
termine dans la familiarité »2. Cette mutation aura d’ailleurs d’importantes conséquences au moment de la
réécriture ; pour le sujet-voyageur, il s’agit avant tout de la preuve que sa manière de voyager évolue.une
autre éthique se fait jour, prenant comme base la curiosité manifestée envers l’espace environnant.
Le regard que le sujet porte sur l’environnement a changé du tout au tout ; l’espace n’est plus subi,
il est activement analysé : une autre perception du voyage commence à s’imposer. En cela, le sujet
répond à l’impératif défini par Franco Cassano : « La chiave sta nel riguardare i luoghi, nel doppio senso
di aver riguardo per loro e di tornare a guardarli »3. Cette phrase résume les deux phases de l’expérience
du Sud. Avant de s’intéresser plus loin au second concept délimité dans cette citation, nous pouvons
constater que l’égard manifesté envers les lieux est caractéristique de cette éthique du sujet voyageur. Le
sujet ressent intimement le besoin d’assimiler l’étrangeté du Sud, mais en opérant une transformation sur
lui-même, et non en adoptant une grille de lecture préconçue et en l’appliquant sans discernement. En
cela, les voyageurs-écrivains rompent avec une certaine tradition pour définir d’autres règles, une autre
manière de procéder, en se donnant une véritable mission. Voyager n’est plus un simple divertissement,
surtout quand le voyage au Sud s’aborde en tant que confino. Lorsqu’il se conçoit comme une recherche,
comme une enquête, le voyage au Sud devient une modalité de connaissance, d’enrichissement inattendu
pour le sujet. Comme le rappelle Giuseppe Carlo Marino : « Carlo Levi, […] niente o forse pochissimo
(Capri, op. cit., p. 57) écrit-il au moment d‟escalader l‟enceinte qui le sépare du château en ruines dont il tente (en vain) de percer le
mystère. Savinio pastiche dans cette séquence de l‟ouvrage l‟esprit des récits d‟aventure (l‟une de ses références, comme il se plaît à le
dire lui-même), mais exprime dans ce court épisode le sentiment sincère qui l‟habite : découvrir, percer le mystère de ce qu‟il ne peut
pas voir : « Non rinuncio alla curiosità di visitare l‟interno », précise-t-il un peu plus loin. Passer de l‟autre côté des apparences, faire
corps avec la réalité s‟imposent comme les valeurs cardinales de cette manière d‟appréhender la réalité de l‟Italie du Sud.
1
Ibid., p. 33.
2
Tzvetan Todorov, op. cit., p. 434.
3
Franco Cassano, op. cit., p. IX.
219
conosceva della realtà meridionale prima dell’incontro diretto e personale impostogli a metà degli anni
trenta, dal Tribunale speciale fascista »1. À ce titre, l’extériorité inévitable qui est celle du sujet au début de
son expérience finit par se révéler être une forme d’atout plutôt qu’un vecteur systématique d’exclusion.
C’est ainsi que Carlo Levi déclare à propos de son expérience sarde :
Pastori, contadini, operai, intellettuali, borghesi, clero, funzionari, sono mondi vinci e separati, tra frizioni marginali e
spostamenti, in un periodo instabile e attivo dove la compatta fissità del costume si è spezzata, e differenti modi di
esistenza stanno l‟uno accanto all‟altro giustapposti, sì che al visitatore affrettato, immerso in quelle presenze e
distanze, può avvenire di sentirsi, o immaginarsi, quasi un frammento sconnesso, fra gli altri, di una vita in cui tempi
straordinariamente lontani pare scorrano insieme, sotto lo stesso sole, lo stesso sguardo nero degli animali.2
Levi estime que le voyageur, surtout s’il vient de contrées étrangères à la condition sarde, peut
finir par se sentir comme un morceau de la gigantesque mosaïque imaginée par Guido Piovene. Il en est
certes l’un des éléments les plus originaux mais dans la situation décrite par Levi, semble trouver
naturellement une place. Il ne fait en fin de compte que s’ajouter aux éléments hétéroclites rassemblés
dans un seul et même ensemble, celui que constitue la Sardaigne. Levi voit sa propre situation devenir
une sorte de miroir de celle de tout le territoire insulaire : il est lui aussi juxtaposé et non pas assimilé,
quel que soit son amour pour cette partie de l’Italie. Il est en quelques sorte l’exception confirmant la
règle : derrière sa propre situation se profile une réalité encore plus grave puisqu’elle concerne toute une
communauté. La méthode qu’emploie Levi pour parvenir à cette conclusion est cependant encore plus
intéressante que la triste conclusion à la quelle il parvient. Il démontre par cet exemple qu’il a su se placer
à un niveau d’observation plus général, indiquant une distance vis-à-vis du bouleversement qui était
initialement le sien ; ce comportement critique est tout à fait significatif : il apporte la preuve que la
connaissance du Sud ne doit pas être seulement d’ordre culturel, au sens le plus touristique du terme,
mais doit prendre en compte un nombre élargi de paramètres, de manière à
saper cogliere la moltiplicità dei sistemi simbolici, gli innumerevoli contenuti che gli stessi simboli assumono nella
società meridionale ; [questo] significa anche ricostruire la molteplicità delle scelte possibili.3
Cette nécessité conduit le sujet à se placer à un niveau d’analyse en perpétuelle redéfinition,
puisqu’il doit être à la fois s’approcher au maximum de la réalité pour mieux la pénétrer mais également
avoir sur ces expériences une hauteur de vue afin de tirer des conclusions d’ordre plus général. Le sujet
doit donc lui-même faire des allers-retours, procéder par tâtonnements, corriger en permanence son
angle d’attaque : le rôle de voyageur et celui d’écrivain commence très légèrement à se scinder :
l’expérience critique du réel semble inévitablement conduire à sa réécriture, également analytique, de
manière à opérer un mouvement de va-et-vient continu entre l’expérience du Sud et son prolongement
littéraire.
1
« Carlo Levi : il meridionalismo, i contadini e la « rivoluzione italiana » », in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 6.
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 37-38.
3
Gabriella Gribaudi, Contro gli stereotipi, in Goffredo Fofi, op. cit., p. 80.
2
220
L’ambivalence du Mezzogiorno provient avant tout de sa capacité à générer spontanément
différents niveaux de réalité et de significations que le voyageur doit pouvoir percer simultanément. « La
Sicilia, come la Grecia, incatena chi vuole osservarla dal suo lato umano, e porta invece a una grande
leggerezza di spirito assoluto chi si accontenta di guardare la sua bellezza », écrit Guido Piovene. La
façon de voyager propre au sujet lui permet de ménager simultanément ces deux dimensions, dans le
cadre de ce que Franco Cassano appelle : « Pensare a piedi »1, qui invite le voyageur à une contemplation
active, à une réflexion souple sur l’environnement. « È suscitare un pensiero involontario e non
progettante, non il risultato dello scopo e della volontà, ma il pensiero volontario, quello che viene su da
solo, da un accordo tra mente e mondo »2. Le Mezzogiorno semble véritablement appeler au dépaysement
mais également à la fusion du voyageur avec son environnement, à une curiosité de tous les instants, à
une attention portée tous azimuts, expliquant en fin de compte la multiplicité des sujets abordés dans la
narration des auteurs du Nord. Suivant l’originalité du parcours suivi, la narration elle-même se fait,
comme celle d’Alberto Savinio selon Vittorio Cappelli « a balzi e a scatti »3, rappelant celle employée par
Montaigne, « à sauts et à gambades ». Il ne s’agit plus ici de ressentir de profonds bouleversements mais
plutôt d’avoir l’intuition de la présence de nuances, d’une succession de modifications légères de la
réalité, de la superposition discrète des couples antithétiques, ce que Levi appelle « l’emozione della
perpetua comprensenza dell’identico e del distinto »4. « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se
transforme » serait en droit de penser le sujet devant le spectacle offert par la réalité. La sensation
éprouvée par Levi est d’ailleurs assez symptomatique du fait qu’une nouvelle façon de voyager se
propose spontanément au sujet dans le Mezzogiorno, mais également une nouvelle modalité de
connaissance, une manière plus intuitive, presque inconsciente, en accord avec la qualité de son objet.
L’expérience faite de l’espace et de ses composantes hétéroclites conduisent le sujet à porter non
seulement un regard différent sur les choses qui l’entourent, car foncièrement plus analytique, mais aussi
à transposer les connaissances acquises à cette occasion sur un plan mental spécifique.
Il est notable que la connaissance du Sud prenne pour les auteurs du Nord s’avère aussi
spécifique et aussi surprenante que l’expérience qui leur a permis de l’obtenir. La singularité de la réalité
se complète mentalement par un apport tout aussi particulier. La connaissance n’est plus
indéfectiblement liée à la rationalité, à l’objectivité, mais se place plus volontiers sur un plan intuitif,
subjectif. La connaissance devient généralement liée au rêve, à l’imaginaire : « Il Salento è una terra di
miraggi, ventosa ; è fantastico, è pieno di dolcezza ; resta nel mio ricordo più come un viaggio
1
Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. 13.
Ibid. Marcello Benfante, dans son article C’era una volta, complète la définition de cette autre façon de voyager, dans la lignée de
Cassano : « Che vuol dire narrare il Sud a piedi ? Vuol dire stare vicino alle cose, stare in mezzo alla gente, stare dappresso agli
avvenimenti, tenere il passo delle trasformazioni reali » (in Goffredo Fofi, op. cit., p. 15). Benfante nous invite d‟ailleurs à penser
qu‟expérience et réécriture doivent être liés étroitement. La réécriture doit s‟inspirer de la manière dont le voyage à été fait, doit rendre
compte de la multiplicité des découvertes, doit faire sentir les différents plans de réalité en compresenza, doit fournir les mêmes efforts
analytiques. Le voyage, la découverte de l‟inconnu, devient le vecteur essentiel de la réécriture, semble en faire une nécessité, tout
comme il incite le sujet à la connaissance de la réalité méridionale au cours de son expérience.
3
SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 10.
4
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 33.
2
221
immaginario che come un viaggio vero »1. La sensation éprouvée par Piovene nous donne la
conséquence de la proximité avec un univers si différent qu’il se traduit par l’impression d’être
brutalement plongé dans un monde fantastique. La connaissance qui en est tirée est à ce titre tout à fait
cohérente : elle se place sur le plan du rêve. Le rêve devient alors une manière à part entière de déchiffrer
le réel, à la manière de l’esthétique surréaliste. Voici ce que nous lisons chez Ungaretti :
Memorie e sogni maturano l‟avvenire. Anche nella veglia, portiamo nella nostra coscienza punti meravigliosi chiusi in
un‟ala di segreto : sogni. E la memoria, di vicende personali o ereditate, che s‟è liberata di se e al di là del tempo e
spazio, è risorta. Oh ! quella lontananza di paradiso perduto, ogni atto d‟amore l‟avvicina e la ricrea. Poesia è
convertire la memoria in sogni e porre qualche luce felice sulla strada dell‟ignoto. 2
Le rêve, et sa réécriture poétique, qui l’analyse, tout comme dans le cas des réminiscences, est une
manière de décrypter le réel, de le reconsidérer selon des règles impénétrables. La connaissance apportée
par le rêve est intensément personnelle, subjective, elle transcende les lois de la rationalité en faisant
changer ses objets de plan de réalité. Le rêve abolit toute distance, qu’elle soit spatiale ou temporelle,
comme le rappelle Ungaretti. Que cette réflexion trouve sa place dans un récit de voyage dans le
Mezzogiorno n’est toutefois pas étonnant puisque le rêve et ses règles singulières est tout à fait adapté à
l’altérité méridionale. Le réel, en Italie du Sud, mélange à loisir différents plans au milieu desquels le sujet
doit naviguer en aveugle, quitte à en être exclu s’il ne parvient pas à se repérer. Par conséquent, le rêve
permet de contourner la difficulté en abolissant les distances qui séparent le sujet de l’objet qu’il souhaite
décrypter : le rêve rétablit une continuité entre ces différents plans, comme Ungaretti en fait lui-même
l’expérience après son excursion sur le site de Pompéï :
Calata la notte, andati via i custodi e noialtri con loro, cercando riposo nel mio letto d‟albergo, non lo stupore s‟è
prolungato d‟essermi trovato in un mondo dove, diceva uno scrittore ingenuo, avevano opinioni diverse dalle nostre
sulla decenza ; ma un‟angoscia mi ha oppresso. S‟è sciolta in sogno : queste case e strade, che hanno aperto alla luce
come un vecchio canterale, mi sono diventate fantasmi, vita immateriale, uguali alle persone che se l‟erano fatte per
viverci e che da venti secoli sono partite. Nel turbamento pareggiatore del sonno, abolite le distanze, si confondevano
insieme la città vuota e gli abitanti assenti, che in essa tutto evoca, mentre stanno dicendo : “Sono di là, torno
subito”. Nessuno è mai tornato...
Cette transposition de la réalité dans le rêve permet à Ungaretti de se mettre en synergie avec elle,
de faire appel à une autre mode de connaissance, plus instinctif, qui lui permet de la saisir dans toute sa
force, dans toute sa vérité. Le sujet obtient donc une connaissance du réel, mais la projette sur un plan
plus subjectif, comme s’il s’agissait davantage d’une reconnaissance plutôt que d’une connaissance, étant
donné que les barrières se retrouvent progressivement abolies. Le sujet a alors l’impression d’avoir
toujours fait partie de cette réalité, de l’avoir toujours eu en mémoire. Pompéï retrouve une réalité au-delà
des siècles et de la destruction. De la même manière, Levi voit s’abolir les distances qui le séparent de la
Sardaigne arcaica, qu’il prend conscience de reconnaître au premier coup d’œil :
1
2
PIOVENE, op. cit., p. 856.
UNGARETTI, op. cit., p. 71.
222
Qui, nella contemporaneità, dove secoli senza misura sono passati, e dieci anni, anche ricchi di mutamenti e di uomini
nuovi e veri, non sono che un istante ( e i piani di rinascita, e le avventure edilizie e turistiche risuonano come gridi
in una caverna sotterranea […]), si sono mescolate le carte, le immagini doppie di viaggi diversi sulle stesse strade
ripercorse. Qui, nell‟isola dei sardi, ogni andare è un ritornare. Nella presenza dell‟arcaico ogni conoscenza è
riconoscenza.1
Au moment de la réécriture de cette expérience, Levi voit se mélanger les souvenirs de ses deux
voyages, effectués à dix ans de distance. Cet entrecroisement donne d’ailleurs à l’ouvrage la possibilité de
créer des effets d’écho, insérés dans une perspective temporelle autrement plus vaste, qui dépasse la
temporalité d’un seul individu. C’est d’ailleurs ce cadre temporel infini qui frappe le plus Levi, ainsi que
sa capacité à éveille chez l’homme une sensation saisissante de déjà vu, voire de déjà connu. La Sardaigne,
du fait de la présence de l’arcaico, invite à une connaissance basée sur une mémoire particulière, bien
différente de celle d’un passé proche, comme celui du premier voyage sarde de Levi par rapport au
second. Tout individu abordant la Sardaigne pour la première fois éprouve l’impression troublante
d’avoir déjà connu ce territoire ; Ungaretti l’éprouve en Campanie et s’interroge légitimement « Dove ho
già visto queste cose ? »2, en parfait écho avec cette idée de reconnaissance lévienne. Une sorte d’expérience
de mémoire involontaire proustienne est à l’œuvre. Mais elle ne concerne pas une mémoire individuelle ;
c’est plutôt une mémoire collective inconsciente qui se trouve éveillée, ce que Levi appelle le « profondo
della memoria », qu’il décrit de la façon suivante :
Come quando, su un mare estivo e calmo, appare lontano una forma scura, e ti avvicini silenzioso con la barca, e
vedi, giunta dal profondo della memoria, la balena, e la nomini e la riconosci senza averla mai prima veduta, come se
tu ne avessi l‟immagine da un prima in te celato, conservato e geloso, e senti battere il cuore per il riconoscimento
così, fra le cose d‟oggi viventi, l‟apparire del pastore con il gregge, e il suo viso remoto. 3
La connaissance du Sud ne s’acquiert pour ainsi dire pas, si ce n’est dans l’observation des
différentes formes qu’elle peut prendre. Mais la mémoire que Levi décrit la place dans sur un autre plan,
comme le rêve d’Ungaretti pouvait placer la réalité au même niveau que l’imaginaire onirique. Levi
convoque la nature plutôt que la culture : la connaissance que Levi appelle de ses vœux est une
connaissance humaine, une mémoire qui semble davantage immanente au sujet qu’extérieure à lui. Cette
connaissance doit davantage être fouillée qu’accumulée, être plus profonde qu’élargie ; Levi s’y réfère
d’ailleurs comme le « fondo buio del pozzo della memoria », notamment au cours de l’expérience du
nuraghe qui l’immerge littéralement dans la dimension arcaica de la civilisation sarde4. Levi prend alors
1
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 35.
UNGARETTI, op. cit., p. 11.
3
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 35.
4
« Ben protetti da queste mura gigantesche, se ne sentono tuttavia gli indeterminati terrore, e il senso della arcaica crudeltà di quegli
uomini arcaici, asserragliati nelle torri, in una natura crudele » (ibid., p. 47). Il est à noter par ailleurs que l‟idée de “puits de la
mémoire”, dont il est question au cours de cet épisode est convoquée, avec quelques nuances dans la formulation, chez d‟autres
auteurs, comme Thomas Mann ; ce dernier parle du « puits du passé » pour désigner l‟ensemble de règles immanentes à l‟individu qui
règlementent son comportement : « C‟est un autre ou d‟autres qui pensent et agissent en nous : des habitudes immémoriales, des
archétypes qui, devenus mythes, passés d‟une génération à l‟autre, possèdent une immense force de séduction et nous téléguident »
2
223
conscience d’un autre mode d’existence ; il appréhende, en partant de sa mémoire personnelle, une
histoire primordiale, mais fait également la découverte d’une sensation universelle. L’intuition e cette
mémoire dépasse de loin toutes les connaissances objectives, encyclopédiques que Levi pourrait faire sur
le terrain. La culture traditionnelle sarde fait pour lui l’objet d’un intérêt sincère (dans une démarche
d’explicitation, de rationalisation) mais la mémoire humaine mise au jour en différents endroits la dépasse
peut-être, dans la mesure où elle transcende les barrières d’ordre temporel, culturel, civilisationnel. « La
mémoire est considérée comme la forme de connaissance par excellence », écrit Mircea Eliade dans le
cadre du mythe1. Le Mezzogiorno est porteur d’une richesse extérieure mais également intérieure : l’Italie
du Sud met au contact le sujet avec des « réalités [qui] sont plus saisissables dans l’expérience courante »2.
Dans l’âme du Sud réside en fin de compte une forme de connaissance universelle qui est cachée dans la
mesure où l’homme n’est plus en mesure d’y accéder : le monde moderne, industriel, a contribué à
l’occulter. Et le but ultime du Sud, au cours de son « épreuve du Sud » est bien de la retrouver, de se
mettre au contact de cette vérité transcendante. Le lien que trouve alors le sujet avec le Sud n’est donc
plus limité au strict plan national : il est essentiellement humain, universel.
La connaissance acquise par le sujet au cours de son voyage dépasse l’accumulation de données
objectives sur le mode de vie, la civilisation, la culture méridionale. Ces éléments sont indéniablement
présents, et font l’objet de la part du sujet d’une sincère attention, d’une curiosité bien réelle. Un livre
comme le Viaggio in Italia de Piovene pourrait presque faire office de guide touristique hors norme. Mais
l’expérience sociale que mène Piovene, tout comme celle que Levi mène pour sa part, prouvent que les
véritables connaissances retenues de cette « épreuve du Sud » sont autrement plus importantes. Le « fond
de la mémoire » mis au jour par Levi en a donné la preuve : le Mezzogiorno met le sujet au contact d’une
vérité humaine, d’une connaissance universelle qui transcende les motifs qui poussent Levi à se rendre en
Sardaigne. De la même façon, la découverte de la civilisation paysanne dépasse le cadre de l’assignation à
résidence dérivant du confino. L’identité méridionale associe donc une variété de formes derrière laquelle
se profile une essence fascinante, puisqu’il s’agit rien moins que de la révélation au sujet d’une « mémoire
primordiale »3. L’altérité est devenue unicité avant de se transformer en universalité, porteuse d’une
signification sur laquelle nous reviendrons à la fin de cette étude. C’est donc sur cet arrière-plan que
l’expérience du Sud prend sa dimension d’événement existentiel hors du commun et semble appeler une
réécriture, un partage de cette expérience, visant à la révélation de la connaissance faite in situ. La
littérature, formant un coupe indissociable avec le voyage effectué en amont, va alors avoir pour mission
de permettre une médiation de cette expérience, comme nous allons pouvoir le constater.
(Milan Kundera, Les testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993, p. 21). Une même dimension collective se retrouve aussi bien dans le
concept de Mann que dans celui de Levi, à ceci près que Levi entend évoquer avant tout une mémoire, une connaissance commune,
universelle, dont la véracité est avérée au contact de ses fondements historiques : ce n‟est pas le monde moderne qui éveille une telle
mémoire, mais bien le monde archaïque comme celui de la Sardaigne préhistorique. Les barrières temporelles s‟abolissent mais
également les barrières culturelles : l‟homme du Nord Levi éprouve une sincère sensation de familiarité avec cet univers et les hommes
qui y vivent.
1
Mircea Eliade, Aspects du mythe, op. cit., p. 116.
2
Ibid., p. 152.
3
Ibid.
224
LA RÉÉCRITURE : L’AUTRE VOYAGE AU SUD
CALCUL DE DISTANCES
Que faire de l’expérience acquise dans le Mezzogiorno ? La question se pose à tous les auteurs de
nos corpus. Chacun d’entre eux fait dans le Sud un ensemble de découvertes dépassant largement leurs
attentes respectives, qu’il s’agisse des voyageurs volontaires ou d’un confinato comme Carlo Levi : la
rencontre avec les paysans de Lucanie s’impose naturellement, reléguant au second plan la souffrance
causée par la privation de liberté, thématique par ailleurs complexe, puisqu’elle trouve un écho dans la
situation existentielle des paysans eux-mêmes. L’expérience du Sud est unique en son genre dans la
mesure où la connaissance qu’elle apporte au sujet dépasse le cadre d’informations banales sur la culture
de l’endroit. La connaissance rapportée du Meridione embrasse une multitude de domaines, de
dimensions, similaire en cela à la percée effectuée par le sujet à travers les différents aspects du monde
méridional. Cette connaissance ne s’organise pas selon une accumulation, et encore moins une
juxtaposition ; il ne s’agit pas d’une somme, d’un catalogue mais plutôt d’une révélation. Le sujet, parti en
direction de l’inconnu, revient à son point de départ en rapportant l’image d’un véritable monde en soi,
une sorte de polyèdre permettant d’identifier une forme, une âme, une essence : ce que nous avons
appelé l’identité méridionale, qui n’est autre que l’association, la compénétration et la mise en
mouvement de ces composantes. Le sujet arrive ainsi à donner une identité au Sud dans la mesure où ce
dernier est progressivement rapproché de schémas, de structures connues, ou du moins appréhendables
rationnellement. Mais cette dernière va en réalité dépasser de très loin un cadre qui pourrait n’être que
celui d’un guide touristique prenant en compte un groupe élargi de paramètres. L’expérience méridionale
va être considérée avec une distance de la part de celui qui l’a vécue, elle va faire l’objet d’une analyse, d’un
itinéraire mental qui calquera a posteriori les événements survenus au cours du voyage. Cette distance est
d’ailleurs l’indicateur témoignant le mieux de la dimension exceptionnelle de « l’épreuve du Sud », qui se
vit en deux temps complémentaires mais distincts. Le sujet subit en un sens une contrainte
supplémentaire : celle de devoir rendre compte de ce qu’il a vécu, donner une forme à ce qui échappe à
toute systématisation, de trouver un moyen terme entre sa qualité paradoxale d’observateur et d’acteur de
la réalité méridionale ; l’expérience s’assortit également d’enjeux littéraires. La littérature prend des allures
d’équivalent, de miroir de ce monde clos, réputé hermétique aux éléments venant de l’extérieur : deux
univers autonomes se retrouvent ainsi face à face.
Le point de départ de toute réécriture littéraire de l’expérience du Sud est la conscience que
l’Italie du Sud est une altérité, un élément hétérogène vis-à-vis d’une norme que serait la partie nord du
pays. La littérature est alors convoquée par le sujet pour rendre de compte de cette différence, pour la
mettre en lumière, pour illustrer toute sa complexité ; elle est appelée à être la médiatrice d’une présence
225
mystérieuse, à se faire l’illustratrice d’un réseau complexe de mirabilia, de faits surprenants, frappants,
offrant une brusque incursion de l’imprévisible, du fantastique dans le réel, comme dans la Sardaigne de
Guido Piovene :
Si può precisare l‟indole di una regione per contrasto. Basta recarsi a Carloforte, non lontana di Cagliari presso la
costa occidentale, centre delle tonnare. I suoi abitanti sono liguri, immagrati qui da due secoli. [...] Essi dicono ancora
“i sardi” per indicare gli abitanti dell‟isola principale, che si leva davanti e conclude il loro orizzonte.
La Sardegna è compatta e radicalmente diversa dalle altre regioni italiane. [...] Questa diversità si converte in visione
per chi corre tutta l‟isola. Senza ricorrere a geologi, che parlano d‟uno scheletro granitico ovunque affiorante, senza
uguale nel continente, [...] chi giunge qui si accorge subito di trovarsi di fronte ad una terra mai veduta. Nuove
queste montagne, che sembrano a vederle favolosamente alte, e a misurarle sono basse, avvolte di un riverbero
abbagliante. [...] Lo strano è prorio che un paese di roccia, anziché dare il senso della realtà, ci sembri fatto col
tessuto impalpabile delle immaginazioni. Anche la fauna ha sapore di apologo.1
La littérature invite le sujet à évoquer ce que le Sud peut compter de plus déroutant, de plus
perturbant dans le mélange des réalités qu’il génère en permanence. C’est la valeur unique de ce réel,
presque d’exemplum, que la littérature doit mettre en lumière. La démarche de Piovene est de ce point de
vue particulièrement éclairante : son Viaggio in Italia a avant tout pour but de montrer l’Italie méridionale
de l’après-guerre telle qu’elle est (en pleine modernisation de ses structures, hésitant à se débarrasser
entièrement de son héritage archaïque) mais également d’ouvrir un Mezzogiorno plus mystérieux à la
connaissance du lecteur. La littérature peut mettre différentes réalités sur un même pied d’égalité, de
créer des passerelles entre elles, exactement à la manière dont le Sud fait s’entrecroiser le rationnel et le
surnaturel : l’invraisemblance, l’irrationnel a pleinement droit de cité en littérature. Elle est, selon la
formule de Kundera, le « territoire où le jugement moral est suspendu »2 mais également celui où la pure
objectivité, où la rigueur rationnelle sont désamorcées. Elle mélange, quitte à générer pour le lecteur des
perspectives ambivalentes. Nous retrouvons à cette occasion la question de la perception faussée de la
temporalité, phénomène subi par le sujet, mais également par le lecteur, au terme de la réécriture.
Comme l’explique d’ailleurs Piovene :
Il mio viaggio cominciò nel maggio 1953 e finì nell‟ottobre 1956. Mentre percorrevo l‟Italia, e scrivevo dopo ogni
tappa quello che avevo appena visto, la situazione mi cambiava in parte alle spalle. È vero che avevo cercato di
eliminare tutto quanto pareva più evidentemente legato a circostanze transitorie. Ma lo stabile e lo transitorio
entrambi sono relativi e non possono sempre dividersi con taglio netto. [...] Per aggiornare le mie pagine, avrei
dovuto compiere il viaggio un‟altra volta, e poi una terza, all‟infintio. Decisi perciò di lasciare quelle pagine come
stavano. Ci rappresentano le regioni d‟Italia com‟erano quando vi andai. La situazione di fondo resta sempre la stessa.3
La meilleure preuve de la compréhension du fonctionnement du Sud se trouve peut-être dans la
phrase de Piovene. Ce dernier entend privilégier le fond plutôt que la forme, l’acuité avec laquelle est
1
PIOVENE, op. cit., p. 695-696.
Milan Kundera, op. cit., p. 13.
3
PIOVENE, op. cit., p. 7.
2
226
perçue les significations semblent plus importantes que l’exactitude de la représentation. Cette idée
implique d’ailleurs de nombreux enjeux de représentation, que nous serons amenés à développer
successivement. Commençons dès à présent par une évidence : l’excusatio de Piovene indique avant tout
au lecteur que son ouvrage choisit de donner une image du Sud, une représentation presque photographie.
Piovene capte dans les pages de son Viaggio in Italia un ensemble de dynamiques et de phénomènes
emblématiques, les met en relief, leur donne une réalité qui s’avère valable même si la situation se modifie
nécessairement. Le témoignage apporté sur le Mezzogiorno fixe autant que possible les enjeux d’une
situation pluridimensionnelle et reste pertinente en ce sens. Piovene est entièrement conscient que cet
instantané du Sud est contredit par la réalité presque immédiatement après sa création. D’évidentes
limites se font jour, mais n’empêchent toutefois pas cet ouvrage, comme tous ceux de notre corpus, de
donner une idée exacte du Sud, quel que soit l’aspect considéré. De ce point de vue, chacune de ses
représentations servent de significatif contrechant à la question de la temporalité méridionale. À propos
de Tutto il miele è finito, Giulio Ferroni rappelle dans quelle mesure Carlo Levi mêle sciemment les
découvertes effectuées au cours de ses deux voyages en Sardaigne :
I due viaggi, quello primaverile e quello invernale, si specchiano e confrontano continuamente, vedono riecheggiare e
ripetersi luoghi e situazioni ; nella loro giustapposizione si manifestano per l‟appunto la continuità e la compresenza
dei tempi, lo svolgersi del filo continuo dell‟esperienza, l‟immersione dell‟autore nel cuore di una realtà di cui egli
sente il respiro profondo, riavvolgendo in un unico percorso e riavvicinando nella memoria quei momenti appartenenti
in realtà a tempi così nettamente divisi.1
Levi, contrairement à Piovene, a eu la possibilité d’effectuer deux voyages en un même lieu, et a
par conséquent eu la capacité de percevoir objectivement les transformations et les dynamiques en acte à
ces deux moments temporellement éloignés de plusieurs années. Pourtant, le récit lévien ne consiste pas
en une analyse comparée de la Sardaigne à deux moments précis de son histoire récente. Ayant compris
le mécanisme de l’arcaico, de la confusion du passé et de toutes ses nuances dans le présent, Levi choisit
lucidement d’opérer de la même façon pour la narration de son ouvrage 2. Aucune date n’est jamais
véritablement donnée : le lecteur peut être décontenancé par ce procédé mais c’est là un moindre mal :
1
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 9-10.
La lucidité de Levi consiste avant tout à éviter d‟objectiver à tout prix les événements vécus sur place, les choses et les êtres
rencontrés, de les immobiliser définitivement. En mélangeant habilement deux temporalités voisines mais dissemblables, Levi réussit à
faire conserver aux évolutions de la Sardaigne toute leur souplesse, tout leur dynamisme : la réalité n‟en apparaît que plus vivante aux
yeux du lecteur, garde une apparence d‟actualité, de vérité, elle réussit à saisir le lecteur tout comme Levi avait pu l‟être. La Sardaigne
lévienne est in fieri, apparaît en perpétuelle mutation du fait qu‟elle n‟a pas à subir de délimitations temporelles, historiques. Elle
préserve ainsi son identité. Enfin, Levi peut également avoir choisi cette option narrative en étant conscient que tout souvenir est en soi
imparfait, inexact : « Si l‟on étudie, discute, analyse une réalité, on l‟analyse telle qu‟elle apparaît dans notre esprit, dans notre
mémoire. On ne connaît la réalité qu‟au temps passé. On ne la connaît pas telle qu‟elle est dans le moment présent, dans le moment où
elle se passe, où elle est. Or le moment présent ne ressemble pas à son souvenir. Le souvenir n‟est pas la négation de l‟oubli. Le
souvenir est une forme de l‟oubli. / Nous pouvons tenir assidûment un journal et noter tous les événements. Un jour, en relisant les
notes, nous comprenons qu‟elles ne sont pas en mesure d‟évoquer une seule image concrète » (Milan Kundera, op. cit., p. 155-156).
Fort de cette conscience, Levi tente donc de contourner la difficulté en s‟attachant davantage à évoquer, plutôt que des formes, des
essences, puisque ces dernières sont les seuls que l‟esprit est capable d‟avoir conservé une part de vérité. La course contre la montre du
sujet se complique : elle doit d‟une part tenter de faire échapper le plus d‟éléments issus du réel à l‟oubli mais d‟autre part faire
conserver à ces éléments une apparence de vérité. Lorsqu‟Alberto Savinio proclame dans le Diario calabrese : « Questa è la mia prima
e maggiore discesa nel Sud. Ascoltatemi. Le mie impressioni sono vive, fresche, vere. L‟abitudine non le ha ingrigite ancora, non le ha
spente » (op. cit., p. 43), c‟est précisément ces effets pervers consubstantiels à la représentation a posteriori d‟une expérience qu‟il
tente de conjurer.
2
227
Levi réussit à retranscrire littérairement l’impression ambivalente produite dans les faits par l’arcaico. Il ne
souhaite pas à tout prix offrir un calque de la réalité, si tant est qu’une telle réalisation soit possible, mais
en donnant une grande importance à un tel phénomène, il fait assez clairement comprendre au lecteur
que la véritable temporalité de la Sardaigne dépasse largement les circonstances ponctuelles des voyages
effectués sur l’île :
Dobbiamo ricominciare dal principio e tornare al punto di partenza, a Cagliari : perché sono passato dieci anni.
Poiché, come è naturale, la misura interna del tempo è quella della nostra vita, dieci anni ci sembrano un‟epoca
storica, una parte importante dello svolgersi dell‟umanità, e ci aspettiamo di trovare, tornando un altro mondo, e cose
diverse e mutate. [...] Quando l‟aeroplano ci lascia sul campo, fra lo stagno di Elmas e il mare, e apriamo gli occhi
aspettando di vedere un mondo per noi nuovo, [...] ci accorgiamo con una sorta di sgomento di essere scesi
improvvisamente in un paese identico di memoria, come se i mutamenti avvenuti fuori di noi e quelli avvenuti in noi
avessero avuto una tale concordanza da lasciare immutato il rapporto, e da riproporci le cose così come erano, e
come probabilmente erano state prima e saranno, in una specie di identità che, come avviene ai nomi, ai pensieri, alle
persone viventi, prevale sul tempo, sul suo arricchire ed accrescere, e corrodere, e distruggere. 1
Tout se transforme mais quelque chose subsiste inévitablement, et fait sentir sa présence de façon
immatérielle à Carlo Levi et ses compagnons de voyage. Les changements de surface n’influent en rien
sur cet élément invisible qui s’incarne malgré tout dans l’environnement avec une prégnance assez
significative. Par conséquent, le choix narratif effectué par Carlo Levi rend compte de cette dimension.
En entrecroisant les souvenirs de ses deux voyages, en créant des effets d’écho internes à son propre
ouvrage, Levi attire l’attention du lecteur sur les permanences inhérentes à la civilisation sarde. Le lecteur
est amené à prendre conscience des variations permanentes de la temporalité, donnant à cet aspect un
caractère emblématique, représentatif de l’âme sarde. Levi joue sur la fragilité du souvenir, sur son
évanescence : ceux de ses voyages en Sardaigne tirent paradoxalement une force du fait d’être mélangés,
de voir leur singularité gommée, adaptée à un cadre temporel millénaire - ce flux quasiment héraclitéen qui concentre l’intérêt manifesté par Levi. Toute la narration de Tutto il miele è finito tend vers
l’explicitation et la complication de ce phénomène unique de la compresenza dei tempi : les souvenirs de Levi
ne sont que des outils mis au service de ce projet. La personne de Levi passe au second plan, se confond
dans l’environnement et tend à prouver que l’expérience du Sud est en soi bouleversante, d’une force
telle qu’elle doit autant que possible faire l’objet d’une réécriture littéraire.
L’observation d’une réalité hors du commun semble confronter le sujet à une urgence : celle de la
retranscription des étapes de « l’épreuve du Sud », et des diverses conclusions qui en ont été tirées. En ce
sens, chacun des ouvrages est un compte-rendu, une dernière étape, à part entière, de cette expérience,
recouvrant différentes motivations complémentaires. La première d’entre elle tient en effet au
bouleversement qu’elle a pu constituer pour le sujet. Comme nous l’avons dit, sa courbe existentielle a
été infléchie par cette descente dans le Sud, ce qui s’avère particulièrement vrai ans le cas d’un confinato. Il
1
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 76-77.
228
y a expérience dans la mesure où le temps de son déroulement est entouré d’un relief visible : ce moment,
ponctuel, se démarque des autres, détonne complètement. Il semble même de prime abord empêcher
toute objectivation : le sujet est marqué à vie, l’expérience est gravée dans son souvenir, à la manière dont
Malaparte se dit enfermé dans une prison qui le suit en permanence. Cette dimension du voyage au Sud
s’exprime notamment chez Stefano, le confinato imaginé par Cesare Pavese. « Un giorno andrà via. […] Si
ricorderà ancora di noi ? » demande un autre personnage au héros de Il carcere1. La réponse paraît
évidente, quand on sait que Pavese s’est suicidé, selon l’analyse de Malaparte, du fait que la prison, le
souvenir du confino était devenu pour lui une véritable « ossessione »2. Pavese apporte de son côté
quelques éléments à travers le narrateur de Terra d’esilio, dont la réflexion suivante ouvre le récit :
Sbalzato per strane vicende di lavoro proprio in fondo all‟Italia, mi sentivo assai solo e consideravo quello sporco
paesello un po‟ come un castigo, - quale attende, una volta almeno nella vita, ciascuno di noi, - un po‟ come un
buon ritiro dove raccogliermi e fare bizzarre esperienze. E castigo fu, per tutti i mesi che ci stetti ; mentre di
osservazioni andai non poco deluso. Io sono un piemontese e guardavo con occhi tanto scontrosi le cose di laggiù, che
il loro probabile significato mi sfuggiva. [...] Tutto ricordo ora, in modo così violento e misterioso, che davvero
rimpiango di non avervi messo un‟attenzione più cordiale. [...] Così siamo fatti : solo ciò che è trascorso o mutato o
scomparso ci rivela il suo volto reale.3
Le retour du confino est en fin de compte aussi bouleversant que le fait d’y être condamné. Le
retour à la parole au terme du séjour dans le « carcere silenzioso »4 semble intensément perturbant pour
le sujet. La manière dont le confinato perçoit cette expérience avant de la vivre est radicalement différente
de celle dont il peut la considérer a posteriori. Une mise à distance, une objectivation paraît bel et bien
nécessaire : le souvenir angoissant de ce moment existentiel semble poursuivre, hanter le narrateur de
Terra d’esilio, l’empêcher d’opérer ne serait-ce qu’un refoulement, un oubli complet, une destruction pure
et simple de ce souvenir. Ces deux moments sont complémentaires, indéfectiblement liés l’un à l’autre.
Une considération a posteriori s’impose au sujet : la réécriture devient rien moins qu’une nécessité ; la
littérature est contrainte de rééquilibrer, de recentrer une perspective bouleversée par une expérience
hors norme. Elle doit venir apporter un éclairage à une période marquante de la vie du sujet mais très
difficilement lisible, analysable autrement qu’à travers le prisme de la réécriture, comme pour Ungaretti :
Si deve aggiungere che [le prose del Viaggio nel Mezzogiorno] non corrispondono in pieno al cliché del resoconto di
viaggio, bensì appaiono come sapiente miscela di prosa d‟arte ad alto contenuto d‟invenzione metaforica e galleria di
1
PAVESE, Il carcere, op. cit., p. 15.
MALAPARTE, op. cit., p. 10. Cfr. aussi : « Basta leggere tutte, o alcune, o anche poche, delle sue pagine, per capire che Pavese non
era riuscito a liberarsi dall‟ossessione della prigione ». Il carcere et Terra d’esilio sont les deux récits qui tentent d‟exorciser le
souvenir de la période d‟emprisonnement au confino ; Pavese va jusqu‟à redoubler le processus de réécriture, en composant un récit à
la troisième personne et un autre à la première, comme pour pouvoir agir sur l‟expérience du confino et les sensations qu‟elle génère
mais aussi sur la représentation qu‟il est possible d‟en donner. Pavese veut s‟en rapprocher au maximum de ses possibilités : l‟ennui, la
privation de liberté, le désespoir sont les composantes essentielles de ces deux récits, de façon paroxysistique, du reste. Car ce sont les
seuls où les émotions du protagoniste occupent l‟intégralité de la narration. La question de l‟identité méridionale, pourtant
fondamentale chez un autre confinato, Carlo Levi, apparaît presque totalement étrangère à Cesare Pavese. Le traitement qui est fait de
la thématique du confino dans ses deux textes montre à quel point ce souvenir peut être asphyxiant, étouffant pour celui qui en a fait
l‟expérience, au point de nécessiter une tentative d‟objectivation, de mise à distance, d‟analyse rationnelle.
3
PAVESE, Terra d’esilio, op. cit., p. 91.
4
Ibid., p. 67.
2
229
figure e paesaggi emblematici, con una dosata componente di divagante erudizione. Ungaretti, inoltre, si distingue dalla
tradizione romantica del viaggiatore descrittore simultaneo e casomai, al pari dell‟amato Leopardi, sembra avvertire la
necessità di filtrare il “torbido” dell‟esperienza immediata.1
Ce besoin de temporisé est ressenti par de nombreux auteurs, soucieux de relire les faits du passé
avec le recul offert par un écoulement temporel plus ou moins long. Notons qu’une grande partie des
œuvres de notre corpus sont des réécritures pouvant se situer de quelques jours à plusieurs années après
avoir effectué le voyage dans le Mezzogiorno. Savinio écrivant son Diario calabrese et Carlo Levi revenant
sur son confino en Lucanie au moins trois ans après en être revenu sont aux antipodes l’un de l’autre. La
gestation du Cristo a d’ailleurs été particulièrement longue pour ce dernier, comme il s’en explique luimême dans sa lettre de 1962 à Giulio Einaudi :
Il Cristo si è fermato a Eboli fu dapprima esperienza, e pittura e poesia, e poi teoria e gioia di verità (con Paura
della libertà), per diventare infine e apertamente racconto, quando una nuova analoga esperienza, come per un
processo di cristallizzazione amorosa, lo rese possibile ; e si svolse poi nei ilbri successivi, mutandosi nell‟autore
l‟animo, e il corpo, e le parole, insieme al mutarsi degli uomini in un tempo diventato fulmineo di nuova coscienza. 2
L’exemple de Carlo Levi est assez emblématique de la façon dont la réécriture s’impose comme la
phase ultime de « l’épreuve du Sud », épreuve à part entière dans la mesure des enjeux que nous avons pu
d’ores et déjà définir. Le cheminement suivi par Levi jusqu’à arriver à la rédaction de son ouvrage est le
signe que la signification de l’expérience du Sud se révèle souvent a posteriori, une fois le voyageur revenu
à son point de départ. Elle ne peut que s’enrichir du cours de la réflexion de l’auteur, de manière à
intégrer chaque élément particulier à un ensemble plus global, plus général, en conformité avec les
différents aspects observés au cours du voyage. D’ailleurs, c’est tout naturellement que le passage du sujet
du statut de voyageur au statut d’auteur se réalise, dès lors que la réécriture est définie comme partie
intégrante de « l’épreuve du Sud », dès lors qu’elle en devient une finalité à part entière, si l’on en croit
Franco Cassano : « Chi è colui che ha molto viaggiato senza il ritorno, senza il racconto, senza la
trasmissione della sua esperienza, senza l’altro polo, senza padri e senza figli ? E che cosa è il racconto
senza l’avventura, il rischio, il desiderio ogni giorno di riprendere il mare ? »3. Les voyageurs venus d’Italie
du Nord sont bien les héritiers d’Ulysse, dont le voyage est avant tout tourné vers le retour à leur point
de départ, tout en ménageant une place au désir de revenir sur les terres explorées. Chacune des
personnalités littéraires de notre corpus participe à sa manière de la double nature du Mezzogiorno : chacun
est à la fois voyageur et auteur, protagoniste à part entière de la réalité mais également observateur
1
Francesco Napoli, in UNGARETTI, op. cit., p. 93-94.
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. XIX. Il est par ailleurs notable que Tutto il miele è finito ait également fait l‟objet d‟un
projet littéraire progressif, d‟une cheminement par tentatives successives, par approximations : « Con il passare degli anni, l‟opera
mutò composizione e struttura, soprattutto per il sovrapporsi delle immagini di altri viaggi negli stessi luoghi, mutate in parte le cose,
ed io stesso ; e per l‟emozione della perpetua compresenza dell‟identico e del distinto che ne derivava, e mi suscitava il senso di una
dimensione diversa della memoria, di una diversa, quasi stereoscopica, qualità intrinseca della visione » (Tutto il miele è finito, op. cit.,
p. 33). Le temps permet donc une mise en perspective dynamique de l‟ensemble des éléments observés au cours du voyage : chaque
fait particulier peut être en fin de compte inséré dans un cadre plus général, sans être pour autant plus abstrait, pouvant prendre en
considération un nombre étendu d‟aspects. Cette hauteur de vue devient dès lors capitale puisqu‟elle permet au sujet de donner à voir
au lecteur l‟identité méridionale dans toute sa complexité, associant étroitement le tout et ses parties.
3
Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. 46.
2
230
extérieur. Chacun d’entre eux néanmoins fait sienne la nécessité de partager son expérience, tout comme
le désir de connaissance s’était imposé à lui ; chacun répond à ce que Roberto Koch appelle « l’invito a
raccontare »1.
L’auteur est une métamorphose du voyageur. Il est celui qui se souvient d’avoir fait une
expérience marquante, bouleversante, invitant de façon presque urgente à une transmission de la
connaissance acquise au cours de l’exploration de l’inconnu. Une exigence de rationalisation entre alors
en jeu. La réalité pluridimensionnelle doit pouvoir être réorganisée au sein d’une vision d’ensemble qui
nécessite le plus souvent une mise à distance mentale, en corrélation avec la distance physique,
géographique, qui s’instaure entre le sujet et le Mezzogiorno une fois l’expérience « pratique » du Sud
achevée. Le sujet voyage pour lui-même mais finit par se rendre compte qu’il écrit également pour les autres,
comme nous pourrons le constater. Avant cela, d’autres problèmes se posent à lui. L’exercice de
réécriture nécessite de sa part une concentration de son attention sur ses souvenirs : il doit recréer
littérairement la réalité méridionale, la donner à voir au lecteur. Cependant, nous avons vu qu’il est
rigoureusement impossible d’accomplir cette démarche de façon exacte. Le sujet est un témoin, et à ce
titre, ses souvenirs font l’objet d’une sélection, d’un choix rationnel qui influe inévitablement sur la
manière dont l’objet de son témoignage est représenté. Il peut donc être intéressant de s’intéresser à
présent aux manière aux modalités de représentation choisies par les auteurs.
VOYAGEUR, ÉCRIVAIN. TÉMOIN ?
Réécrire l’expérience du Sud devient pour le sujet une véritable nécessité, une manière de
conclure son « épreuve du Sud » là où elle a commencé, à savoir dans le Nord, point de départ de ces
voyages. Cette opération ramène le Sud au Nord tout comme le voyage avait d’une certaine façon fait en
sorte d’amener le Nord vers le Sud. Les allers-retours, les chassés-croisés sont constants, mais l’élément
capital à retenir réside dans le fait que le voyageur est devenu auteur. La transcription littéraire atteste de
ce que le sujet a vu, personnellement, sur place ; cependant, cette opération ne consiste pas à un simple
catalogue chronologique ou thématique des événements vécus, des faits observés : réécrire n’équivaut en
rien à faire se succéder arbitrairement des souvenirs, des impressions, de simples tableaux du Sud. Tous
les éléments se recoupent, se chevauchent, au sein d’un ensemble unique : l’auteur s’impose ici en tant
que témoin, occupant une position ambivalente, car partagée entre la participation aux faits concernés et
l’extériorité passive. Qui plus est, la narration de chacun des ouvrages de notre corpus fait l’objet de
choix conscients de la part des auteurs : de la même manière qu’il est impossible de tout voir du Sud, il est
tout aussi vain de penser pouvoir tout raconter. Le processus de réécriture s’apparente alors à un travail
non pas de récapitulation, de juxtaposition mais plutôt de synthèse, et d’interprétation : ces deux
1
Roberto Koch, Raccontare per immagini, in Goffredo Fofi, op. cit., p. 58.
231
démarches sont inévitables dans la mesure où le Sud n’existe alors plus dans l’esprit du sujet qu’à l’état de
souvenir marquant et de moment existentiel hors du commun, qu’il est donc nécessaire de ramener à une
norme, de réorganiser rationnellement. Il faut alors se demander selon quelles modalités ces paramètres
sont organisés au moment de la réécriture : quelle image donner du Sud ? comment le représenter ? quel
point de vue adopter ? La réponse à ces questions est capitale à plus d’un titre : d’une part, elle permet de
mieux saisir les intentions de l’auteur, tandis que d’autre part, c’est toute la vision de l’identité méridionale
qui se retrouve suspendue aux seules volontés de l’auteur.
Dans ces deux cas de figures, l’auteur voit toute l’attention concentrée sur lui. Il ne subit
désormais plus l’environnement, le Mezzogiorno ne lui est plus imposé, comme pour les confinati, rentrés
chez eux, dans leur milieu d’origine. Il n’est plus voyageur non plus, mais se retrouve porteur d’une
expérience, d’un ensemble complexe de souvenirs et d’impressions, dépositaire du secret du Meridione,
révélé dans l’espace, au contact des hommes. La valeur de ces découvertes l’incitent non seulement à
raconter ce qu’il a vécu mais lui confère également un rôle, une fonction vis-à-vis de son lecteur :
témoigner n’est jamais faire preuve de neutralité du fait que l’individu effectue une lecture des faits à
travers le prisme de sa propre vision. Si nos auteurs peuvent alors être qualifiés de témoins, il est tout
autant possible de les qualifier de medium, d’intermédiaire privilégié d’une réalité a priori inconnue au
lecteur, faisant découvrir à autrui ce qu’il a lui-même été amené à découvrir, à l’instar de Carlo Levi, selon
Giulio Ferroni :
Attraversando il paesaggio naturale, immergendosi nel suo cuore fisico e tra le presenze umane che lo abitano e lo
animano, lo scrittore-pittore torinese arriva sempre a sentire, nel presente vissuto, il flusso intenso e colorato di tempi
precedenti, di vite trascorse ; è come se avvertisse la sotterranea continuità di ciò che è stato, la sua persistenza nel
presente, il suo proiettarsi verso il futuro.1
Levi a été perméable à la nature complexe du flux temporel qui traverse la Sardaigne, tout comme
il s’est montré sensible à la tragédie existentielle vécue au quotidien par les paysans de Lucanie. Au cours
de son expérience, Levi a été spontanément ouvert à cette question, y a été sensible, perméable ; nous
pouvons en être convaincus à la lecture de ses ouvrages qui s’attachent à transmettre ces sensations au
lecteur, invité à suivre le cheminement de Levi jusqu’à ces différentes prises de conscience ; à ce titre, le
sujet permet une médiation de son expérience à celui qui n’a pas été en mesure de l’effectuer,
factuellement, objectivement mais également d’un point de vue plus interprétatif, plus subjectif. Il est
donc impossible de faire preuve de neutralité : la subjectivité est au cœur de la démarche médiatrice du
témoin2. De façon révélatrice, la plupart des ouvrages de notre corpus sont des récits à la première
1
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 7.
Le témoin est lui-même placé au cœur de son propre témoignage, de sa propre vision des faits, de la même manière qu‟il avait pu être
amené à être partie prenante de certains phénomènes, véritablement placé au cœur des faits vécus, qu‟ils soient naturels ou humains.
Ainsi, lorsque Carlo Levi est amené à vivre une veillée funèbre dans la famille d‟un paysan de Lucanie, la scène est décrite de la façon
suivante : « La morte era nella casa : amavo quei contadini, sentivo il dolore e l‟umiliazione della mia impotenza. Perché allora una
così grande pace scendeva in me ? Mi pareva di essere staccato da ogni cosa, da ogni luogo, remotissimo da ogni determinazione,
perduto fuori del tempo, in un infinito altrove. Mi sentivo celato, ignoto agli uomini, nascosto come un germoglio sotto la scorza
dell‟albero ; tendevo l‟orecchio e mi pareva di essere entrato, d‟un tratto, nel cuore stesso del mondo » (ibid., p. 198-199). Cette
expérience, assez similaire à celle de la tombe, mais aussi à celle du nuraghe sarde, montre que le sujet adopte naturellement une
2
232
personne, de Carlo Levi à Alberto Savinio, en passant par Piovene. L’option narrative choisie par ces tris
auteurs démontre que le sujet est le prisme à travers lequel une lecture globale de l’expérience est
possible ; il est le seul élément fixe dans une réalité incertaine, toujours en mouvement. Cependant, cette
réalité apparaît infiniment plus importante et fait l’objet de toute l’attention de l’auteur : Carlo Levi
semble complètement s’effacer, à mesure qu’il fait corps avec la civilisation paysanne ; la voix des paysans
se superpose à la sienne ; si nous reprenons la métaphore du cours d’eau héraclitéen, nous pouvons dire
que l’auteur ne se manifeste plus qu’à l’état de reflet, autrement dit de présence discrète, à la surface des
choses, finissant par passer au second plan par rapport à l’objet étudié. Levi se trouve aux antipodes de
Cesare Pavese : les errements de Stefano dans le petit village calabrais occupent tout l’espace de ce court
roman ; les conditions de vie difficiles, l’archaïsme, le désespoir n’ont aucune visibilité, si ce n’est à l’état
de trace. Il carcere s’attache davantage à développer le thème de l’emprisonnement, de l’incarcération : le
Mezzogiorno n’est qu’un arrière-plan, ou du moins un léger contrechant (l’ennui des habitants copie assez
exactement celui de Stefano), tandis que Stefano fait l’objet d’une étude patiente, fouillée, qui oblitère
l’intérêt que pourraient revêtir d’autres thématiques. D’une certaine façon, Il carcere fait comprendre,
comparativement, que le bouleversement des repères est capable de détourner complètement l’attention
du sujet de son environnement, de générer chez lui une extériorité involontaire. La démarche de Levi
apparaît alors exemplaire :
Egli è il testimone della presenza d‟un altro tempo all‟interno del nostro tempo, è l‟ambasciatore d‟un altro mondo
all‟interno del nostro mondo. [...] Il protagonista di Cristo si è fermato a Eboli è un uomo impegnato nella storia che
viene a trovarsi nel cuore d‟un Sud stregonesco, magico [...]. Anziché quella d‟un teorico, la sua è stata la strada di
chi osserva e rappresenta, dell‟uomo che sceglie e fissa degli aspetti della realtà e descrivendoli dà loro un valore
privilegiato.1
Levi répond dans cet ouvrage à une exigence d’exemplarité. Son rôle de témoin le conduit à
décrire avec la plus grande exactitude possible la réalité de la Lucanie paysanne. Le voyageur peut faire
preuve de superficialité mais l’auteur ne le doit en aucun cas, du fait qu’il se porte garant des faits qu’il
retranscrit : il est désormais porteur d’un ethos, d’une responsabilité, il devient un auctor, au sens
étymologique du terme, garant de la vérité. Levi semble d’ailleurs répondre à cet impératif : Jean-Paul
Sartre lui reconnaît un sincère « scrupolo di fedeltà »2 dans la narration de cette expérience du confino. Levi
manifeste dans la réécriture de cette période passée aux côtés des hommes et des femmes de Gagliano
une probitas morale, intellectuelle, humaine, dont il faisait déjà preuve spontanément en tant
qu’antifasciste convaincu, membre du mouvement Giustizia e Libertà, et par conséquent en tant que
voyageur dans l’inconnu méridional. Le voyageur et l’auteur apparaissent une nouvelle fois comme les
deux pôles humains que le sujet est amené à concilier tout au long de son « épreuve du Sud ».
position qui empêche toute objectivation : son témoignage, ainsi que le portrait qu‟il dresse in fine de l‟identité méridionale ne saurait
éviter de faire preuve de subjectivité.
1
Italo Calvino, La compresenza dei tempi, in LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. X-XI.
2
Jean-Paul Sartre, L’universale singolare, ibid., p. XII.
233
Signalons en outre deux autres positionnements tout aussi intéressants que celui de Levi, peutêtre moins emblématiques mais tout aussi pertinents et investis d’une véritable honnêteté intellectuelle :
celles de Savinio et de Danilo Dolci, dont Levi semble opérer une sorte de synthèse. Malgré l’ironie qu’il
manifeste en permanence, Alberto Savinio entend analyser critiquement ce qu’il observe. Dès le début de
Capri, Savinio s’avoue conscient de la difficulté rencontrée par celui qui souhaite appréhender le réel en
profondeur. Son voyage est investi d’une dimension critique, notamment à l’égard de l’héritage littéraire ;
rappelons-là pour mémoire :
Tale autorità esercitano su noi, e pure a nostro dispetto, le parole lette nei libri anche più stupidi, che mi accinsi con
molta pazienza, con molta serietà, con molta fiducia a verificare la giustezza di quelle frasi, di quelle similitudini.1
Cette phrase explique assez efficacement le positionnement de Savinio vis-à-vis non seulement de
l’objet observé mais également de l’objet analysé. C’est chez lui que la mise à distance de l’objet est la plus
constante : Savinio entretient une ambivalence permanente quant à son opinion réelle, ce qui implique de
sa part une forme de mise en retrait. Ce n’est pas tant sur lui que l’attention doit se porter mais bel et
bien sur l’analyse qu’il construit, qu’il s’agisse d’ailleurs de Capri sous l’ère fasciste ou de la Calabre
d’après-guerre. L’ironie, l’humour ne sont en fin de compte que des outils de réflexion, des moyens mis
au service d’une intention résolument analytique, particulièrement adaptées à une réalité fuyante, biaisée
qu’il faut davantage contourner que affronter directement. « Basterà descrivere il vero […]
interpretandone il mistero e l’umorismo », écrit à ce propos Ungaretti2. L’art de Savinio confirme l’idée
d’Ungaretti dans la mesure où il ménage une ambivalence autour du positionnement de l’auteur mais
également autour de la distance prise avec l’objet : impossible de déterminer si le traitement tend vers
l’objectivité ou la subjectivité, s’oriente vers l’abstrait ou le concret, le général ou le particulier. Ce qui
conduit Vittorio Cappelli à synthétiser la narration du Diario calabrese de la façon suivante : « [Savinio si
pone] in una sorta di osservatorio esterno e laterale che gli consente di restituirci non un aneddoto
divertito ma le vicende intatte ed estreme di uno spazio umano avvertito come “altro” »3. Savinio se
montre ainsi conscient de son extériorité à la situation calabraise : il se sait différent, sur un large
ensemble de plans, si ce n’est le plan humain. Mais cette conscience d’appartenir à un autre monde, de
1
SAVINIO, Capri, op. cit., p. 15. Cette honnêteté conduit donc Savinio à faire la critique des préjugés littéraires eux-mêmes : dans
Capri, Savinio se fait le contradicteur d‟une partie de la production littéraire en matière de récits de voyages. Ce refus de croire aux
préjugés est l‟une des marques de sa distance critique, de son intégrité intellectuelle, similaire en cela à celle de Guido Piovene : « Ci
accostiamo a Napoli senza il minimo sforzo di imporrre il colore napoletano ai napoletani stessi » (op. cit., p. 428). Cette
déconstruction des préjugés est à la base de la réécriture de chacun de nos auteurs ; elle leur permet alors de proposer au lecteur une
construction personnelle, une vision autonome, et en l‟occurrence plus fidèle à la réalité, du Mezzogiorno. Abstrait/concret,
déconstruction/construction : de nombreux couples antithétiques apparaissent également en matière de réécriture, rappelant de manière
spéculaire ceux que le réel a offert au regard du voyageur.
2
UNGARETTI, op. cit., p. 78. Rappelons d‟ailleurs que les apparences sont toujours le premier abord à partir duquel le sujet peut
saisir l‟essence de l‟objet concerné, en raison de la solidarité indissociable de la forme et du fond. « In questi paesi, i nomi significano
qualcosa : c‟è in loro un potere magico ; una parola non è mai convenzione o un fiato di vento ma una realtà, una cosa che agisce »,
conclut Leevi de certaines observation en Lucanie (Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 101). Nomen omen : le nom de l‟objet
implique une signification, l‟apparence donne une première idée de l‟essence ; cette prise de conscience n‟est d‟ailleurs pas sans
conséquence d‟un point de vue littéraire. Qu‟il s‟agisse de la représentation de l‟apparence ou de l‟essence d‟un objet, le sujet doit
constamment faire montre d‟exactitude : l‟esthétisme repéré dans une partie de l‟héritage littéraire des auteurs va devenir un écueil
dans la mesure où il oblitère non seulement la réalité de l‟objet mais également sa vérité.
3
SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 15.
234
traverser la Calabre de façon extérieure, comme depuis l’intérieur du wagon qui lui fait traverser la région,
ne l’empêche pas de « dare forma all’informe e coscienza all’inconsciente »1. C’est donc l’écriture,
l’interprétation de l’expérience qui permet au sujet de raccourcir la distance qui le sépare de son objet,
désormais éloigné physiquement.
L’auteur transcende cette distance, la court-circuite : « Si tratta per mezzo di altre cose e di cose
diverse di far conoscere la cosa medesima meglio che si può, illuminarla con luce più intensa, penetrarla più
profondamente »2. L’idée de Savinio est très proche de la définition de la métaphore, figure de style
permettant de représenter un objet donné, étranger par comparaison avec un autre objet, plus familier.
Le style permet de dépasser l’impasse de l’extériorité, il s’impose comme un outil d’analyse fiable, dans la
mesure où il permet d’aller au cœur des choses, de trouver la distance qu’il est impossible de prendre au
moment de l’expérience concrète. La préface à Il carcere cite dans cette optique une note de Pavese tirée
de son journal, Il mestiere di vivere : « Bisogna proprio lavorare di stile, cercare cioè un modo d’intendere la
vita... che sia una nuova coscienza. [...] Questo non è fantasticare ma conoscere : conoscere che cosa siamo
noi nella realtà »3. L’idéal de connaissance du sujet trouve son accomplissement dans le travail littéraire :
sa recherche de la vérité, son désir de connaissance de l’identité méridionale doit obligatoirement passer
par ce biais. Ce que Pavese prend dans l’absolu vaut également pour la seule question de l’enquête menée
sur le Mezzogiorno. La littérature réorganise le réel, délimite des zones en relief, lui rend une signification
plus lisible, plus immédiatement compréhensible : elle met en lumière les objets décrits, dans une sorte
d’esthétique du coup de projecteur.
Il est en effet impossible pour le sujet de tout voir, et par conséquent de tout décrire : le témoin
choisit ce qu’il décrit, recrée au sein de son ouvrage une mosaïque miniature du Sud, alliant les
thématiques sociales aux questions magiques. Il passe d’un sujet à l’autre, à la manière de Levi pour
Cristo : chaque chapitre illustre un aspect différent de la vie paysanne, dessine un nouveau tableau animé.
« Le cose viste una volta, e e dette, e raccontate nei modi della poesia, splendono di sopraggiunta verità »,
écrit-il quelques années après Cristo, dans Tutto il miele è finito4. L’outil littéraire donne à l’auteur la capacité
d’apporter un éclairage sur les zones d’ombre, rend une lisibilité à certains phénomènes, comme la
misère : « Essere scalzi e mal vestiti a Partinico era una cosa comune e quindi non ci si faceva caso »,
déclare l’un des personnages de Danilo Dolci5. La littérature rend une visibilité à ce qui a finit par ne plus
en avoir, mais comporte un risque évident, celui de donner une représentation faussée de l’objet décrit,
de lui faire perdre sa réalité et sa vérité. À ce titre, le positionnement adopté par Danilo Dolci est
1
SAVINIO, Prefazione a « Tutta la vita », Milano, Bompiani, 1945, cit. in ibid., p. 18.
SAVINIO, Maupassant e l’altro, Roma, Documento, 1944, cit. in ibid.
3
PAVESE, Préface à Il carcere, op. cit., SP.
4
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 87. Précisons en outre que pour Levi, la littérature est capable a fortiori de donner un aspect
concret à une chose donnée dans la mesure où « le cose reali hanno un linguaggio assai più chiaro che le parole e le statistiche » (cit. in
Giuseppe Casarrubea, « La Sicilia in Carlo Levi e in Danilo Dolci », in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 51). Carlo Levi, tout comme
Danilo Dolci, répondent à une exigence de la réalité : leur démarche consiste à se rapprocher autant de possible de ce qui est porteur
d‟une signification, de ce qui offre un sens concret, retranscrit littérairement par la suite. Cette recherche du concret peut d‟ailleurs
érigé en emblème de la démarche globale de toute « l‟épreuve du Sud ».
5
DOLCI, op. cit., p. 103.
2
235
exemplaire. Ses Racconti siciliani poussent à l’extrême l’idée du coup de projecteur : nous n’avons plus affaire à
un narrateur unique abordant successivement un large choix de thématiques, mais plutôt une myriade de
narrateurs, de témoins donnant l’impression que leurs paroles sont simples recueillies par Dolci et
présentées au lecteur sans la moindre modification, la moindre réécriture, précisément. En outre, chacun
de ces témoignages fait état d’une réalité particulière, donne une idée concrète d’un ensemble de
thématiques (pauvreté des habitants, mainmise de la mafia, absence de confiance vis-à-vis de l’État) qui,
une fois juxtaposées les unes aux autres, composent un tableau assez exhaustif de la Sicile de l’entredeux-guerres telle que Dolci a pu l’observer. Les Racconti siciliani, véritable recueil-mosaïque, doivent donc
être analysés simultanément de façon particulière et générale : une lecture globale de l’ouvrage révèle
l’acuité de l’enquête de Dolci ainsi que la complexité de la situation sicilienne, chaque thème venant faire
écho à un autre, et justifiant une fois encore la solidarité du tout et de ses parties1.
L’œuvre de Dolci exprime la capacité qu’a eue son auteur de se mettre au même niveau que ceux
dont il a raconté l’histoire. Le voyage dans le Mezzogiorno qu’a entrepris Dolci est le plus original de tous
ceux de notre corpus, puisqu’il s’agit d’un voyage sans retour : Dolci s’est établi durablement dans la ville
sicilienne de Trappeto, à partir de 1952. Ses Racconti siciliani, publiés en 1963, attestent sa capacité à
s’assimiler, à se confondre avec les habitants et leurs conditions de vie. « [Visto che] non si può agire dal
di fuori, ma soltanto dal di dentro è necessario, per essere con loro, essere come loro », écrit son ami
Carlo Levi dans la préface de l’ouvrage2. Levi s’avoue une nouvelle fois conscient de sa propre
extériorité, reconnaît qu’une distance le coupe des sociétés humaines qu’il décrit, malgré la sensibilité qu’il
peut manifester sincèrement à leur égard. Toutefois, la déclaration de Levi entend également justifier le
positionnement de Dolci en soutenant l’idée qu’une telle démarche doit s’inscrire comme une norme de
représentation de la réalité méridionale. Un « salto volontario » est désormais nécessaire, écrit-il dans
cette même préface. Quelques décennies plus tard, l’écrivain Marcello Benfante, originaire du Sud, va
d’ailleurs confirmer et prolonger l’intuition de Carlo Levi :
Che vuol dire narrare il Sud ? Vuol dire stare vicino alle cose, stare in mezzo alla gente, stare dappresso agli
avvenimenti, tenere il passo delle trasformazioni reali. Ma soprattutto vuol dire non stare sopra il carro di nessuno, né
di chi ha vinti né di chi aspetta la rivincita. [...] Per narrare (e non solo il Sud) occorre invece prendere stradine
laterali, trazzare sconnesse, viottoli di campagna, vicoli oscuri. 3
1
Ce que raconte Dolci à l‟échelle régionale (en l‟occurrence celle de la Sicile) peut également se vérifier à un niveau plus réduit,
comme celui d‟un ensemble urbain. La ville sarde de Carbonia, telle qu‟elle est décrite par Levi, rappelle l‟impression donnée par les
Racconti siciliani : « Le storie individuali degli abitanti di Carbonia sono ciascuna un romanzo di povera vita moderna, e un luogo
chiuso e isolato al di là di ogni sforzo di fantasia. C‟è chi è naufragato qui e non trova più, da anni, il modo o il danaro per fuggire, chi
vi è piombato per il miraggio di una impossibile fortuna, chi accetta con fierezza il duro lavoro della miniera e chi agisce per
migliorarlo » (LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 54). Chacune de ces histoires individuelles pourraient parfaitement faire l‟objet
d‟un développement de la part de Levi, à la manière dont son ami Danilo Dolci a su le faire dans le cadre de la Sicile. L‟esthétique du
coup de projecteur peut souffrir de limites assez gênantes : celle de la superficialité et celle de la non-exhaustivité. Mais elles sont
dépassées par leur accumulation, leur juxtaposition, et les effets d‟écho qui peuvent en naître. Le lecteur est alors invité à considérer
simultanément l‟objet décrit d‟un point de vue particulier et d‟un point de vue général : la mise à distance est permanente et
suffisamment efficace pour faire affleurer la signification de ces descriptions.
2
DOLCI, op. cit., p. 10.
3
Marcello Benfante, « C’era una volta », in Narrare il Sud, op. cit., p. 15-17.
236
Carlo Levi, repris par Marcello Benfante, invite à dépasser les distances verticales et horizontales
qui peuvent séparer l’auteur de son objet, qui sont tout simplement celles qu’il a subies au cours de ses
voyages. Mais cet idéal ne saurait vraiment être réalisé que par les seuls auteurs méridionaux, faisant
partie intégrante de cette société, ou du moins par quelques rares exceptions d’hommes d’Italie du Nord,
comme Danilo Dolci. Toutefois, cette idée n’enlève rien à l’acuité de la vision de la Lucanie, de la
Sardaigne ou de la Sicile proposée par Levi, ni même à celle de Savinio ou celle de Piovene, qui n’ont pas
suivi le chemin de Danilo Dolci. Un point commun réunit ces deux manières de vivre le Sud, mais
surtout de le raconter : le refus de tout esthétisme abusif. Nous pouvons avec profit mettre en regard
deux citations sur ce sujet. La première est de Danilo Dolci, à propos de la sélection effectuée parmi
différentes nouvelles pour composer le recueil des Racconti siciliani :
Ho scelto i meglio leggibili badando a non sforbiciare liricizzando, temendo soprattutto che la scoperta critica, il fondo
delle reazioni di chi legge, rischino di dissolversi in godimento estetico : tanto sono espressive, belle direi, alcune di
queste voci, nel lumeggiare dal di dentro i loro problemi.1
Conformément à son rôle de témoin, de medium, de passeur, Dolci a répondu à un impératif clair :
l’essentialité. Dolci met cette notion au fondement de son esthétique littéraire : la description ne doit pas
venir surcharger la signification de l’objet décrit, mais doit trouver la manière de le laisser s’exprimer. Il
ne s’agit plus de creuser, de sonder, mais plutôt de révéler, de laisser venir à la surface, quitte à faire
planer un voile de mystère, à la manière d’un Carlo Levi refusant de prendre position quant à la véracité
supposée des anecdotes surnaturelles racontées par les paysans de Lucanie. Les ressources littéraires de
l’auteur doivent lui donner les moyens de faire apparaître, au-delà des apparences, la vérité contenue
par l’objet décrit, quitte à laisser certains narrateurs dans l’anonymat (Dolci donne pour titre à ses
nouvelles le nom du narrateur, mais il est possible de se demander si ces noms ne sont pas choisis au
hasard, d’autant que certains titres, comme XX ou XY indiquent simplement s’il s’agit d’une voix
masculine ou féminine qui s’exprime). De la même manière, rien n’indique que Levi retranscrive
fidèlement les déclarations des paysans (toutes se font en toscan ; les termes dialectaux sont assez rares
dans Cristo) : l’essentiel n’est pas l’apparence mais bien l’essence de l’objet décrit, comme le proclame
Savinio :
Sostituire al nome naturale un nome più vistoso e squillante è la formula dell‟estetismo. [...] Gli esteti non si
preoccupano di migliorare la sostanza delle cose, ma soltanto di abbellire, a modo loro, l‟apparenza [...]. Dietro la
maschera, la sostanza vera marcisce. Si vuol sapere perché l‟esteta cambia apparenza alle cose. Per vergogna. Sotto
ogni estetismo si nasconde la vergogna di mostrarsi come si è.2
Les démonstrations d’esthétisme superficiel ont indiqué très clairement leurs limites au sujet, dès
son entrée dans le Sud. Elles ont résonné comme une sorte d’avertissement, si ce n’est d’incitation à ne
1
2
DOLCI, op. cit., p. 15.
SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 50-51.
237
pas reproduire in extenso ce type de représentation : les auteurs en apportent la preuve au moment de
réécrire à leur tour leur expérience. Il ne s’agit plus d’ajouter mais plutôt de retirer : la réalité du
Mezzogiorno mérite non seulement de bénéficier de la meilleure visibilité possible mais également d’être
rapprochée du lecteur, qui en ignore tout. Les abus stylistiques, comme l’explique Savinio, mettent en
valeur l’apparence mais occultent complètement l’essence. Or c’est bien sur ce dernier élément que se
concentre toute la question de l’identité méridionale et de sa représentation.
Les apparences elles-mêmes doivent permettre d’accéder à l’essence, puisqu’elles forment un
même ensemble ; et ces auteurs ont saisi l’identité méridional du fait qu’ils ont su dépasser les seules
apparences. S’intéresser à l’apparence du Sud signifie donc le méconnaître complètement. Savinio avance
à ce propos une idée intéressante : voyant que le régime fasciste avait souhaité changer le nom des villes
de Calabre en leur rendant leur nom historique (Cotrone a retrouvé son nom originel de Crotone), il
conclut que « il fascismo era soprattutto una forma di retorica e di estetismo »1. Politiquement, le régime
fasciste n’a eu aucune influence décisive sur la situation méridionale, et n’a apporté que des améliorations
ponctuelles : l’attachement à l’esthétisme, à la superficialité du régime est en fin de compte allé de pair
avec son inefficacité sur le plan du développement de la région. Les auteurs s’orientent vers une forme
particulière de neutralité, assez ambivalente : plutôt qu’un type d’extériorité, il s’agit plutôt d’une forme
de retenue, semblable à la pudeur évoquée par Savinio dans ce même Diario calabrese. Aller à l’essentiel,
varier les éclairages, manifester une sensibilité, faire corps avec l’objet décrit fondent une nouvelle
esthétique, une nouvelle manière de rendre compte d’une expérience bouleversante en même temps
qu’une éthique : les auteurs sont conscients de leur responsabilité, du devoir politique, humain, de faire
partager au lecteur ce qu’ils ont vu. Le Sud doit être révélé : c’est un sincère sentiment humain
qu’éprouvent les auteurs envers le Mezzogiorno. Ce sentiment est d’ailleurs une véritable constante qui
anime aussi bien le voyage que sa réécriture, et donne à ces récits toute leur spécificité : « l’épreuve du
Sud » est plus que jamais une expérience humaine.
DES MIRABILIA DU SUD À UN UNICUUM LITTÉRAIRE ?
Une expérience humaine : l’expression de Malaparte résume idéalement l’idée que nos différents
auteurs ont pu se faire de leurs voyages respectifs en Italie du Sud. Qu’il s’agisse de la découverte
volontaire d’une terra incognita ou de la résidence forcée dans le cadre du confino, chacun a su, à l’exception
du personnage de Stefano chez Pavese, percevoir dans ces déplacements en direction du Sud un intérêt
humain, avant d’être strictement personnel. En effet, si de nombreux récits privilégient une narration à la
première personne, ces voix apparaissent singulièrement en retrait. Le genre classique du récit de voyage
fait l’objet d’une adaptation, d’une transformation, d’une assimilation à l’objet décrit : il ne s’agit plus de
1
Ibid., p. 50.
238
faire des lieux visités un simple arrière-plan pictural, si détaillé soit-il, permettant de mettre en valeur le
voyageur, dans l’esprit d’un Grand Tour moderne. Si de telles références surgissent dans la narration,
elles font systématiquement l’objet d’un traitement ironique, comme celui que propose Savinio dans
Capri. Carlo Levi n’effectue pas une promenade stendhalienne en Lucanie, mais plutôt une exploration ; il
partage peut-être des souvenirs avec le lecteur, mais souhaite avant tout lui faire part d’une prise de
conscience sincère acquise in situ. Les considérations qu’a pu faire un Stendhal à propos de la ville de
Naples entendent avant tout ouvrir la connaissance le lecteur à une collection de curiosités, dans un esprit
simultanément encyclopédique et précieux, alors que la description de la même ville, par Guido Piovene,
ménage des précisions d’ordre culturel mais nourrit un sentiment d’urgence face à la situation napolitaine
au moment de la reconstruction. Les intentions divergent radicalement et permettent à présent
d’interroger l’esprit dans lequel ces voyages ont été effectués. Démarche esthétique et projet éthique se
retrouvent étroitement liés mais sont tout autant utiles pour juger de l’importance que revêt le
Mezzogiorno pour le sujet. Ces deux notions rendent compte de la manière dont les auteurs du Nord
choisissent de mettre en valeur l’identité méridionale.
« L’épreuve du Sud » a déclenché chez le sujet un ensemble varié de sentiments : l’inquiétude a
cédé le pas à la curiosité, l’effroi s’est mêlé à la fascination ; des sensations spontanées et très marquées
sont devenues peu à peu abstraites, presque désamorcées, les sentiments particuliers, personnels (pour ne
pas dire égotistes, si l’on regarde le personnage de Stefano, recentré uniquement sur lui-même, au prix
d’un enfermement redoublant celui du confino) ont acquis une résonnance plus universel, au contact de la
bouleversante altérité méridionale. Le sujet est passé mentalement d’un plan strictement personnel à un
plan humain1. Une distanciation a lieu, similaire à celle qui guide la réflexion du sujet au moment de la
réécriture : la connaissance polyédrique tirée de son expérience a développé chez lui de nouvelles
facettes. Malaparte précise cette opération en évoquant sa période d’incarcération à Rome et celle de son
confino aux îles Lipari comme « un’esperienza umana che ha ugualmente giovato all’uomo e allo
scrittore »2. Le voyageur et l’écrivain sont donc bien deux facettes, deux pôles d’une même personnalité,
situés en écho l’un de l’autre, entretenant un rapport d’interdépendance. L’urgence de la réécriture trouve
ainsi une motivation supplémentaire dans cet apport humain, dans cette découverte d’une partie de soi
jusqu’alors inconnue ; en Lucanie, en Sardaigne, Levi avoue avoir eu une révélation de ce type : « Quei
miei viaggi [erano] la scoperta di una parte di me, la più autentica e legittima, che in quegli uomini, in
quelle terre, si ritrovava »3. L’identité méridionale se révèle, celle du sujet également ; en ce sens, l’identité
méridionale est en premier lieu une identité humaine, correspond à la surprise que cause la découverte
1
Citons à ce propos l‟analyse de l‟art narratif lévien par Jean-Paul Sartre : « L‟alto valore di tutte le sue opere si fonda su di un duplice
rifiuto : egli respinge contemporaneamente l‟oggettività di maniera e la pura soggettività. Non c‟è un solo dei suoi libri che nel
rappresentare un‟avventura della sua vita non racconti il mondo ; non uno, al tempo stesso, che non permetta di afferrare, attraverso il
mondo oggettivo, la singolarità dell‟autore » (L’universale singolare, cit. in LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. XIV).
L‟opinion de Sartre confirme ainsi l‟idée que le stéréotype du voyageur de l‟époque romantique ainsi que le genre même du récit de
voyage sont tous les deux dépassés. L‟ambivalence de la position de Levi prend avant tout en compte l‟objet décrit, explicité
simultanément dans son apparence et dans son contenu. Elle synthétise tout à la fois ses exigences stylistiques et éthiques.
2
MALAPARTE, op. cit., p. 9.
3
LEVI, Prefazione, in Mario Farinella, Profonda Sicilia, cit. in Giuseppe Casarrubea, « La Sicilia in Carlo Levi e Danilo Dolci », in
Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 39.
239
d’un semblable1. L’exploration conduite par Levi dans Cristo consiste ainsi en une succession de va-etvient, d’une alternance de découvertes sur un plan humain global aussi bien in exteriore qu’in interiore : les
deux niveaux s’ajustent idéalement. L’abolition des distances sociales, politiques, d’ordre contingent
renverse la perspective et la transpose sur un plan peut-être plus impalpable quoiqu’à l’apport concret :
La costrizione del confino di polizia fu, per lui, l‟occasione di una full immersion esistenziale nell‟ignoto. E
contestualmente, l‟occasione per scoprire, nell‟ignoto, una sua verità, svelarne la specificità segreta, appropriarsi
criticamente, in spirito di comprensione e di con-passione del suo inquietante contenuto e misurare sul campo, nel
quotidiano rapporto con la gente, con i bisogni e con le sofferenze, l‟incolmabile distanza tra l‟utopia gobettiana della
rivoluzione liberale e la realtà di una vasta porzione dell‟Italia reale e profonda. 2
Les motifs politiques s’entrecroisent aux motifs sociaux, aux motifs humains pour constituer et
compliquer une opération intellectuelle à géométrie variable, mêlant des mouvements de
rapprochements, de mise à distance, d’élargissement, de recentrement, conduisant in fine à l’explicitation
d’un message de nature politique. On peut d’ailleurs comprendre dans cet entrecroisement de causes et
de conséquences la difficulté des auteurs à mener à son terme la réécriture de leur expérience. La raison
apparaît désormais assez clairement : quel genre choisir ? À quel genre littéraire classique, défini, rattacher
les ouvrages de notre corpus ? L’interrogation est légitime tant la variété (impliquant éventuellement un
risque de contradiction) semble une notion centrale, quant au contenu des ouvrages ; le réalisme et le
fantastique cohabitent sans aucune difficulté dans Cristo : « alcune delle pagine più belle [del libro] sono
quello in cui [Levi] narra di magie, streghe e monachicchi senza alcuna preoccupazione etnoantropologica », estime à ce propos Marcello Benfante3. Pour ce dernier, la présence d’éléments
surnaturels se rattache à une intention narrative précise : « Mi pare […] che il fantastico si presti molto
efficacement ad esprimere quell’« abbaglio » del Meridione »4. L’incertitude quant à la teneur du contenu
est par conséquent à interroger en parallèle avec la question du genre adopté, ce que fait d’ailleurs Levi :
Così, questo scritto, che non è né un saggio, né un‟inchiesta, né un romanzo, ma un semplice, laterale capitolo di
quella storia presente che tutti viviamo, o scriviamo, in noi e fuori di noi, mi sembra possa assomigliarsi piuttosto a
un ritratto, a un tentativo, soltanto accennato e parziale, di ritratto di una persona conosciuta nel tempo, il cui viso
racconta e comprende, oggi, i diversi momenti della sua storia.5
1
La résonnance intime qu‟implique la découverte du Mezzogiorno pour le sujet semble en fin de compte d‟autant plus perceptible une
fois mise en rapport avec un autre phénomène du même type : celui qui fait du confinato Carlo Levi un frère des paysans de Lucanie ;
« Non importano ad essi di sapere quali siano le opinioni dei confinati, e perché siano venuti quaggiù ; ma li guardano benigni, e li
considerano come propri fratelli, perché sono anch‟essi, per motivi misteriosi, vittime del loro stesso destino », écrit-il (LEVI, Cristo si
è fermato a Eboli, op. cit., p. 68). Les deux conditions se retrouvent en empathie, bénéficient d‟un rattachement spontané au « profondo
sentimento comune dei contadini, legame non religioso, ma naturale ». Humain, pourrait-on ajouter. Le confinato Levi est aussi appelé
« esiliato » par les habitants du village : l‟exil est une situation plus abstraite, plus générale que celle du confino pour des raisons
politiques, qui n‟ont pas grande importance pour eux. Sa situation est cependant comprise ; l‟étranger Levi est ramené à une norme
humaine, il se côtoie sur le mode de la similitude, de la ressemblance, de l‟identité.
2
Giuseppe Carlo Marino, « Carlo Levi : il meridionalismo, i contadini e la « rivoluzione italiana », in Verso i Sud del mondo », op.
cit., p. 7.
3
Marcello Benfante, « C’era una volta », in Narrare il Sud, op. cit., p. 13-14.
4
Ibid., p. 13.
5
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 33.
240
Le questionnement sur le genre d’un ouvrage comme Tutto il miele è finito est tout à fait légitime,
et peut se transposer à Cristo, construit selon le même modèle narratif, tout aussi ambivalent quant à son
appartenance à un genre strictement défini. Le terme avancé par Levi s’inspire de son activité de peintre,
et s’applique parfaitement. La précaution avec laquelle ce terme est avancée montre aussi qu’il est
conscient de l’inachèvement de ce portrait. En cela, son opinion est à rapprocher de celle de Piovene.
Mais en parlant de portrait, Levi tient à préciser que sa représentation n’est pas figée, mais pourvue d’une
vie organique assez intense, qu’elle prend en compte tous les aspects de la réalité méridionale, et qu’elle
les assemble rationnellement. À ce titre le portrait lévien est à mettre en rapport avec la mosaïque de
Piovene. Si un portrait représentatif de la Sardaigne ressort de l’œuvre, c’est avant tout dans sa globalité,
au terme de la lecture, encore que chaque élément particulier soit d’une part porteur d’une signification et
d’une vérité en lui-même, mais d’autre part soit indissociable de ceux qui l’entourent. Il est presque
impossible d’associer ces ouvrages à un genre déterminé. On pourrait à la rigueur voir dans un ensemble
de phénomènes comme le mélange du réalisme et du surnaturel (débouchant sur une incapacité du
lecteur à juger de la véracité des faits narrés), la souplesse employée dans la succession d’épisodes très
contrastés et le rôle polarisant et tout-puissant de l’auteur, à la fois narrateur et sujet, une réminiscence
d’une forme ancienne, pour ne pas dire archaïque, du roman, combinaison libre de thèmes et de tonalités,
allant parfois jusqu’à l’effet de brouillage permanent1. Enfin, nous pouvons nous demander si la forme
d’un livre aussi emblématique que Cristo si è fermato a Eboli, par l’acuité et la sensibilité qu’il manifeste à
l’égard de la condition paysanne, n’a pas pour vocation avouée d’épouser fidèlement son contenu - la
variété infinie du Mezzogiorno – pour empêcher tout rattachement à des formes littéraires traditionnelles.
Cristo si è fermato a Eboli est en quelque sorte un unicuum littéraire dans la mesure où il représente une
singularité surprenante : l’Italie du Sud. D’où l’emploi d’une multitude de formes, dégradées, ou plus
exactement adaptées au sujet traité :
Se era disposto a ridurre la letteratura a livello del reportage o della cronaca, utilizzava tali forme per scopi di altra
natura, esattamente come le sue opere pittoriche esulavano dalla contingenza dei suoi interessi per i soggetti che
assumeva a simboli, a messaggi di un suo discorso interiore.2
1
C‟est donc bien cette « scrittura frammentaria, modernissima eppure antica » qui fait par exemple le prix du Diario calabrese de
Savinio, à en croire Vittorio Cappelli (op. cit., p. 9) : impossible de définir exactement le genre de ces écrits, rappelant parfois dans leur
contenu le genre millénaire de l‟apologue (citons notamment La Ricciutella). Cette alternance, cette incertitude a surtout pour
principale conséquence d‟indiquer en quelle mesure Savinio utilise dans sa vision de la Calabre « una lente diversa da quella comune »
(p. 11) : le surnaturel bénéficie d‟un traitement par le conte, par la légende populaire ; l‟idéal classique de cohésion de la forme et du
fond est respecté par des auteurs du XXe siècle, ce qui n‟est pas sans créer de paradoxe, compréhensible dans la mesure où le
Mezzogiorno est en soi cohérent mais émaillé de contradictions n‟appelant pas nécessairement à une résolution. Enfin, sur la définition
de la forme « ancienne » du roman (associés à des auteurs comme Rabelais, Cervantès et à toute la tradition picaresque), nous
renvoyons à la section Improvisation et composition du texte Le jour où Panurge ne fera plus rire, in Milan Kundera, Les testaments
trahis, op. cit., p. 28-33.
2
Giuseppe Casarrubea, « La Sicilia in Carlo Levi e Danilo Dolci », in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 41. La modification de la
forme par son assouplissement, par l‟introduction de la sens a pour principale conséquence l‟apparition d‟un sens, d‟ordre général :
« Le cose così cambiano natura, diventano prove, piene di senso, della realtà, buone o cattive, non più oggetti, ma testimoni e
partecipi », écrit Levi lui-même (cit. in ibid., p. 53). Cette correspondance du particulier et du général est révélatrice pour Jean-Paul
Sartre de la capacité de Levi à créer un « universale singolare » : « Ogni volta, dietro l‟irriducibile singolarità del fatto raccontato, si
può intravedere un mondo – il nostro mondo – in quanto si esprime e si realizza nella qualità fuggitiva di una presenza subito dilaguata.
Darò a tutto questo il nome di senso, in contrapposizione ai significati. Il senso, ovvero l‟incarnarsi del tutto in ciascuna parte, ecco ciò
che conferisce ai discorsi di Levi un fascino inimitabile. [...] Essere se stesso, per Levi, significa ridurre l‟universale al singolare.
Scrivere è comunicare questo incomunicabile : l‟universalità singolare » (Jean-Paul Sartre, L’universale singolare, cit. in LEVI, Cristo
241
La question de la forme doit passer au second plan vis-à-vis de celle du contenu. Levi empêche
qu’une normalisation systématique ne vienne rattacher un livre comme Cristo, mélangeant tant de voix, de
tonalités et de thématiques à un genre défini trop strictement. Le danger de cette rationalisation à
outrance a montré ses limites sur le terrain : la vision erronée que le Nord possède du Sud, la réduction
schématique de sa situation ne doit pas être transposée et reproduite sur le plan littéraire. Ce qui
confirme et complète l’idée que la démarche du sujet en tant qu’auteur prolonge celle du voyageur ; le
sujet se laisse assimiler, ou plus exactement désire s’identifier à l’objet de son analyse, afin de contourner
le risque défini par Todorov : « La connaissance lointaine est superficielle, erronée »1. La volonté
d’identification est d’ailleurs symptomatique de nouvelles méthodes scientifiques proposées par une
science comme l’anthropologie. « Tente[r] de s’identifier aux autres »2 est le mouvement crucial engagé par
cette discipline en plein développement au moment de l’après-guerre. Todorov poursuit d’ailleurs son
analyse en montrant comment l’anthropologie consiste en une série de va-et-vient entre l’identification et la
distanciation.
Le jeu d’éloignement et de rapprochement est permanent, et vise en dernière instance à ce que le
sujet se détache de sa propre culture d’origine afin de s’approprier le temps de l’analyse celle d’autrui :
« Le moment fort de cette éducation ethnologique n’est pas la distanciation (par rapport aux autres) mais
le détachement (par rapport à soi) »3. Les passages du Cristo pouvant illustrer l’influence sur l’écriture
lévienne de la discipline anthropologique montrent alors en quoi l’apparente neutralité adoptée par Levi
correspond en réalité au positionnement intermédiaire d’un scientifique comme Ernesto De Martino. Le
sujet, en tant que voyageur ou en tant qu’auteur est par nature engagé dans sa narration qui le contraint à
alterner continuellement entre l’objectivité et la subjectivité, selon le mouvement décrit par Jean-Paul
Sartre à propos de Levi4. Cet engagement, de nature assez intuitive, est d’ailleurs une constante chez les
auteurs de notre corpus ; il est par ailleurs si spontané qu’il est rarement explicité. Malaparte en a donné
une première définition possible en employant l’adjectif « humain » pour évoquer son expérience ; cette
idée plutôt vague trouve un développement et une explicitation dans le portrait dressé par Carlo Levi de
Danilo Dolci :
si è fermato a Eboli, op. cit., p. XIII-XIV). C‟est donc en qualité de medium attentif que Levi révèle au lecteur la cohésion de tout un
univers.
1
Tzvetan Todorov, op. cit., p. 118.
2
Ibid., p. 119.
3
Ibid., p. 123. Par ailleurs, nous renvoyons pour plus de précisions au chapitre Distanciation ou détachement ?, ibid., p. 117-124.
4
Précisons néanmoins que cette nécessité s‟applique à d‟autres auteurs de notre corpus, comme Guido Piovene. L‟une des remarques
de son Viaggio in Italia synthétise de ce point de vue l‟ensemble de contraintes qui s‟imposent, aussi bien au voyageur qu‟à l‟auteur :
« Si vorrebbe essere venuti quaggiù come uno straniero, un viaggiatore distaccato per vedere nella Sicilia solo una tra le più belle terre
del mondo » (op. cit., p. 655). Piovene prouve ainsi, explicitement ou implicitement : 1/ Que les thématiques en compresenza dans la
réalité sont trop nombreuses, trop imbriquées les unes dans les autres, et par conséquent 2/ Que le sujet est lui-même nécessairement
impliqué dans son observation, et par là même 3/ Qu‟il est contraint de faire des choix, notamment en sacrifiant les lieux communs des
récits de voyage, montrant 4/ Que la démarche animant le sujet n‟est pas rigoureusement scientifique mais exprime une sensibilité
nécessaire. On peut donc en conclure que « l‟épreuve du Sud », aussi bien vécue que réécrite, place le sujet dans un état d‟incertitude et
de contrainte permanent : la radicalité de cette expérience en deux moments atteste à elle seule son unicité.
242
È un uomo semplice, anche se fondato su una solida cultura, che fa azioni di una semplicità e naturalezza addirittura
ovvie. Ma all‟origine della sua azione vi è un‟intuizione fondamentale, un‟intuizione che nasce dall‟intelligenza
dell‟amore, e che si lega a quella che ha dato efficacia a molti dei più importanti movimenti popolari e nazionali e
liberatori del nostro tempo. Questa intuizione non è che il senso vivo e completo, la scoperta, della forza dei piccoli ;
dell‟immensa energia che si libera e si crea nel momento stesso in cui l‟esistenza si realizza per la prima volta e
prende, per la prima volta, coscienza di sé.1
Les motivations politiques, particulières, ne font que recouper un impératif moral d’ordre plus
général, essentiellement humain. C’est peut-être sur ce dernier que nous pouvons dès maintenant revenir
dans la mesure où il s’impose comme une constante, un dénominateur commun à de nombreux auteurs
de notre corpus. Il est tout particulièrement présent chez Danilo Dolci, mais s’exprime clairement et
nommément chez Carlo Levi, notamment dans Tutto il miele è finito, dont la rédaction est contemporaine
de la préface aux Racconti siciliani de Dolci, mais également de celle de la préface adressée à Giulio Einaudi
pour la réédition de Cristo si è fermato a Eboli. Levi indique d’une certaine manière comment cet amour peut
faire office de point de repère dans l’hésitation continuelle entre l’objectivité et la subjectivité. Ainsi,
Carlo Levi déclare :
[In Sardegna] mille aspetti diversi stanno insieme, e condizioni umane diverse, e diversi visi e attitudini, e attività e
sentimenti, spesso contrastanti, sempre difficili a intendersi : un paese oscuro di riserbo, che rifiuta i luoghi comuni e
le idee ricevute, ma apre, a chi lo guardi con amoroso interesse, il dubbio di problemi delicati, del nascere e del
muoversi primo, dopo lo stagnare dei tempi, e nel quale soltanto le nuove contraddizioni possono forse servirci come
l‟intricato, esile filo della conoscenza.2
Cet « intérêt amoureux » trouve un écho plus loin dans l’ouvrage, à travers « l’amore di
somiglianza »3 du médecin de la ville d’Orgosolo, ayant choisi de s’établir durablement dans cette petite
communauté humaine. Ce personnage est en fin de compte assez similaire à celui, bien réel, de Danilo
Dolci, qui a suivi exactement le même cheminement, allant jusqu’à l’identification totale. L’amour lévien
est la forme particulière de sa sensibilité, de ce que Giulio Ferroni appelle son « amore concreto per il
mondo »4. Il justifie toute sa démarche puisqu’elle se fonde sur un rapport d’égalité, d’horizontalité plutôt
que de verticalité qui s’il ne va pas jusqu’à un mouvement d’identification totale manifeste un
attachement sincère, réel. « Quella mia terra senza conforto e dolcezza » écrit Levi à propos du village de
Gagliano5. Le fait même que Levi soit originaire du Nord n’est en soi pas gênant : « Non è necessario
essere dal Sud per raccontarlo », écrit à ce sujet Silvio Perrella6. L’amour devient l’élément discriminant de
la représentation de la réalité méridionale dans la mesure où il associe l’intérêt critique du sujet et sa
1
DOLCI, op. cit., p. 9-10.
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 37.
3
Ibid., p. 102.
4
Ibid., p. 19.
5
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 3. Une exception notable est à signaler : seul le personnage de Stefano exprime de façon
exacerbée son incapacité à trouver un quelconque attrait au village de son confino. « Nessuna si fa casa di una cella », résume Pavese
(Il carcere, op. cit., p. 11) : cette sentence annonce d‟une certaine manière la conclusion de chaque récit de voyage : le départ, l‟adieu à
la terre visitée, l‟éloignement définitif. Et ce quelque soit l‟attachement déclaré du sujet au Mezzogiorno, comme un rappel in extremis
de leur extériorité et de leur incapacité à saisir le Sud dans sa totalité.
6
Silvio Perrella, « Patria immaginaria », in Narrare il Sud, op. cit., p. 34.
2
243
sensibilité aux nuances. Cet amour récuse par exemple toute tentation d’esthétisation de la misère, dont
les occurrences sont pourtant nombreuses. Une scène de Tutto il miele è finito est à ce titre tout à fait
éloquente : Levi et ses compagnons de voyages se retrouvent, dans un amphithéâtre romain, confrontés à
la difficulté des conditions de vie des réfugiés de l’après-guerre. La scène est profondément descriptive,
et s’attache à présenter une vision objective de la scène, restituant en priorité les déclarations des
habitants, sans ajout du moindre commentaire. Elle dégage également une atmosphère tragi-comique : les
rires se mêlent aux cris désespérés :
Dalla parte opposta dell‟anfiteatro si affaccia dal suo buco numerato una vecchia nera vestita di stracci neri, [...] alza
le braccia al cielo urlando lamenti, come una folle attrice d‟un teatro classico in quella classica in quella classica
diroccata platea. Grida una storia sconnessa della morte d‟un suo figlio, all‟ospedale, per la polmonite. Dev‟essere una
scena abituale : nessuno nei vicini di grotta pare commuoversene, anzi le si fanno attorno ridendo e incitandola a
continuare il suo lamento.1
La scène décrite est émouvante, dans la mesure où deux éléments se retrouvent associés : un
mélange de tragique et de grotesque ainsi qu’une grande neutralité narrative de la part de Levi qui ne
renseigne en rien le lecteur sur la teneur de ses émotions. Du fait de l’entrecroisement de ces deux partis
pris, la scène est spectaculaire (le terme « spettacolo » apparaît, au paragraphe suivant2) au sens littéral du
terme : elle délimite un espace dramatique, redoublé, élargi par le contexte même où elle se déroule, à
savoir dans les ruines d’un théâtre antique. Levi met avant tout en valeur la combinaison déroutante de
sensations contrastées, qui donne l’impression paradoxale d’avoir affaire à une scène simultanément
abstraite (objective) et concrète (car théâtrale). Cette ambivalence permet à Levi de verser dans l’excès de
l’une ou de l’autre dimension : cette scène, comme beaucoup d’autres chez Levi, n’est avant tout qu’un
nouveau coup de projecteur, portant sur l’un des aspects les plus tragiques de la réalité du Mezzogiorno.
Ce coup de projecteur peut d’ailleurs s’avérer cruel, ou du moins impitoyable, comme dans le Diario
calabrese. Chaque scène décrite est placée dans une lumière crue qui préfère mettre en valeur l’objet
représenté, quitte à oblitérer les nuances : cette vision refuse tout refuse tout recours aux images
convenues, mais est aussi une forme d’amour, poussé jusqu’à l’extrême. Le terme apparaît d’ailleurs très
clairement, en écho à l’amour de Levi, et consiste en une autre modalité de représentation tout aussi
instructive :
Parlerò di Cosenza.
Scommetto che dopo che avrò parlato di Cosenza parecchi cosentini mi guarderanno male, alcuni mi guarderanno
malissimo, un paio almeno mi copriranno d‟improperii.
1
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 41-42.
Il apparaît également dans une autre description, cette fois-ci portant sur la Sicile : « Era ancora il solito, tragicamente monotono
spettacolo della miseria, forse più triste perché questa era una miseria di città e perciò con un senso maggiore di solitudine e di
abbandono » (LEVI, Le parole sono pietre, cit. in Giuseppe Casarrubea, « La Sicilia in Carlo Levi e in Danilo Dolci », in Verso i Sud
del mondo, op. cit., p. 52). Le terme de spectacle se suffit à lui-même pour créer une sensation de malaise, mêlant une sensation de
détachement avec une sensation d‟attirance ; cette notion finit donc par servir à représenter le monstrum méridional, à la fois fascinant
et repoussant.
2
244
Questo dire le cose come le vedo e come le sento e non secondo convenienza e convenzione, mi ha procurato non
pochi fastidi, il più grave dei quali risale al 1937. In quell‟anno, e in seguito a un mio articolo su Napoli publicato in
un settimanale, il settimanale stesso fu soppresso [...]. Eppure in quel mio articolo c‟era più amore, che in tante
esaltazioni della “bella” Napoli.
Ma che è amore ?
Pesa anche sull‟amore quello scolasticismo che fino a Galileo Galilei aveva dato del mondo e dell‟uomo una immagine
a tutto tondo, maneggevole, portatile, proporzionata alla vista e agli altri sensi dell‟uomo [...].
Che è amore ?
È la messa in presa del nostro “più profondo” col “più profondo” altrui. [...] Di tutto che in noi è meno truccato per
la bella figura della superficie. Di tutto che in noi è più segreto, più brutto, più vergognoso, più inconfessabile. [...]
Che me ne faccio della “facciata” ? Napoli io andai a cercarla non in ciò che essa mostra a tutti, ma nei suoi segreti,
nelle sue vergogne, in ciò che essa vuol nascondere. E così altre città. Così uomini e cose. [...]
L‟indifferente è da temere, non colui che cerca di vedervi dentro.
È per il lato brutto, è per il lato cattivo, è per il lato guasto che possiamo avere ingresso negli uomini e nelle cose.
E Cosenza ?... Non per schivare il pericolo. È solo partita rimandata.1
L’amour savinien est très complémentaire de l’amour lévien. Tous deux visent à une vision
analytique d’un phénomène, non dénuée d’une intention critique. Cet amour est un autre nom du désir de
faire corps avec l’essence de l’objet décrit, et non pas de s’en tenir aux seules apparences. L’amour de
Levi consiste à faire surgir la dimension monstrueuse latente de la scène de l’amphithéâtre plutôt que
d’analyser l’incarnation de cette monstruosité, à savoir la misère de ces hommes et de femmes. Savinio
adopte le même point de vue que Levi sur la question, et la prend dans l’absolu, la transposant à celle de
la description de la ville de Naples, exemple pouvant s’élargir à tout le Mezzogiorno. L’amour savinien pour
Naples consiste à substituer une vision lucide à une vision scolastique, c’est-à-dire celle, tant décriée, d’une
partie de l’héritage littéraire des auteurs2. Le propre de cette autre perception est de dépasser les
apparences, d’aller à rebours des descriptions communes, de faire la lumière sur toutes les nuances
possibles de la réalité, en d’autres termes de recomposer la vérité. D’où le mélange incessant des tonalités,
des contradictions, et un sens l’imperfection de ces différents portraits : le Diario calabrese se referme sur
un nouvel adieu au Mezzogiorno, tout comme celui qui concluait Capri. Le voyage au Sud des auteurs
d’Italie du Nord trouve peut-être dans cette étape obligée de leur expérience une limite posée à leur
compréhension du Meridione, à leur assimilation à ce territoire dont ils doivent en fin de compte
nécessairement se détacher, pour reprendre leur distance avec lui. La dernière confrontation de Carlo
Levi et des paysans est de ce point de vue très éloquente :
I contadini venivano a trovarmi e mi dicevano : - Non partire. Resta con noi. Sposa Concetta. Ti faranno podestà. Devi
restar sempre con noi -. Quando si avvicinò il giorno della mia partenza, mi dissero che avrebbero bucato le gomme
dell‟automobile che doveva portarmi via. – Tornerò, - dissi. Ma scuotevano il capo. – Se parti non torni più. Tu sei
un cristiano bono. Resta con noi contadini -. Dovetti promettere che sarei tornato ; e lo promisi con tutta sincerità ;
ma non potei, finora, mantenere la promessa.3
1
SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 74.
Todorov note également que le risque de la « scolastique » consiste à marquer une trop grande distance entre le sujet de n‟analyse et
son objet (op. cit., p. 11).
3
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 234. L‟épisode de la soirée théâtrale consacrée à l‟oeuvre de Gabriele D‟Annunzio
semblait d‟ailleurs anticiper cette scène finale de Cristo : « Il quella serata, spogliata la tragedia, dagli attori e dal pubblico, di tutto il
dannunzianesimo, restava soltanto un contenuto grezzo ed elementare, che i contadini sentivano proprio. Era un‟illusione, ma mostrava
2
245
L’ouvrage de Levi se conclut sur un adieu ; le voyage dans le Mezzogiorno se conclut
inévitablement dans une atmosphère d’inachèvement, comme si son mystère devait irrémédiablement
rester entier. Commentant le titre de son livré consacré à la Sardaigne, Levi déclare : « Cerchi, se vorrà, il
lettore quel miele, anche a me sconosciuto »1, en référence à un vers de populaire sarde portant sur ce
miel symbolisant la part de vérité échappant par la force des choses à l’analyse du sujet et à tout son
amour pour cette terre.
Ces différents départs apportent la conclusion finale et définitive aux déclarations liminaires des
auteurs : impossible pour eux de donner à voir le Sud dans son intégralité, dans toute sa réalité. Un
portrait du Sud, si détaillé puisse-t-il être, ne saurait être exhaustif ; il s’agit à la rigueur d’une ébauche,
immédiatement démentie par une réalité en perpétuel mouvement. L’urgence qui pousse le sujet à la
rigueur doit donc composer avec cette limite inévitable. L’inexhaustivité fait partie intégrante de la nature
de ces représentations, tout comme le départ du voyage. Néanmoins si l’amour des auteurs n’empêche pas
cette forme d’échec, leur portrait du Sud n’en pas moins valable et porteur d’une signification pour
autant ; l’essence de la réalité méridionale leur a été révélée, l’identité de cette partie de l’Italie leur est
furtivement mais réellement apparue. Dépasser les apparences, chercher la vérité derrière les images
convenues, percevoir et révéler l’essence ne sont pas des démarches inutiles, car le sujet cherche à faire
revivre le Sud qu’ils ont parcouru pour le faire connaître et reconnaître par le Nord. L’inexactitude et
l’imperfection ne sont en rien des obstacles à la pertinence de ces tableaux ramenés du Mezzogiorno. Les
auteurs sont désormais capables de faire entendre la voix de cette Italie oubliée dans le Nord, de la
mettre en lumière. L’expérience du Sud n’est en rien un moment ponctuel dans la vie de quelques
individus, porteuse d’une signification pour eux seuls, mais bien à l’échelle de toute l’Italie.
la verità. D‟Annunzio era uno dei loro ; ma era un letterato italiano, e non poteva non tradirli. Egli era partito di qui, da un mondo
senza espressione, e aveva voluto sovrapporgli la veste brillante della poesia contemporanea [...] Il suo tentativo non poteva essere che
un tradimento e un fallimento. [...] I due mondi malamente fusi nella vuotezza estetizzante, tornavano a scindersi, poiché ogni loro
contatto è impossibile » (p. 161-162). Nord et Sud doivent immanquablement se séparer, malgré leur proximité éventuelle : le départ de
Carlo Levi en apporte la preuve la plus éloquent à la fin de l‟ouvrage.
1
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 33.
246
L’ULTIME ÉTAPE ? LA SIGNIFICATION DE « L’ÉPREUVE DU SUD »
L’INFINI ET L’INDÉFINI : LE COMBAT ACTUEL DU MEZZOGIORNO
Du propre aveu de leurs auteurs, ayant renoncé à tout désir d’exhaustivité, les portraits du Sud de
notre corpus sont imparfaits. Sans pour autant inexacts, erronés, ces derniers présentent une image du
Sud immédiatement contredite par la réalité. À ce titre, le Diario calabrese rencontre les mêmes limites
qu’un ouvrage classique sur cette région de l’Italie comme le Giornale di viaggio in Calabria di Giuseppe
Maria Galanti, écrit en 1792. On peut alors légitimement se demander si cette difficulté est en mesure
d’être contournée par les auteurs – le tableau qu’il dresse du monde méridional garde-t-il sa force, sa
pertinence ? Tous ces récits possèdent en commun une même intention descriptive : il ne s’agit pas de
donner du Sud la vision la plus exacte possible (autrement dit de proposer une copie conforme du réel)
mais la plus vraie possible. Si ces différents ouvrages ont quelque chose de l’art photographique dans leur
vision du Sud, c’est bien dans la mesure où l’image qui est offerte à l’observateur lui fait entrevoir un autre
plan, un second niveau d’interprétation, lui fait considérer ce qu’il a sous les yeux d’une autre manière1.
Cette capacité est accrue en littérature dans la mesure où chaque auteur manifeste obligatoirement une
intention représentative. Dans le cas qui nous occupe, il ne s’agit peut-être pas tant de faire voir une image
que de faire entendre une voix. Si les récits de voyage des auteurs d’Italie du Nord apportent une nouveauté
à ce genre, cette dernière réside dans la capacité à donner la parole, ou du moins à la rendre, comme on
peut le constater aussi bien dans les Racconti siciliani de Dolci que dans le Viaggio in Italia de Piovene, en
dépit de leurs options narratives respectives. Chacun de ses ouvrage s’apparente à une partition
polyphonique, dont l’agencement souvent habile – comme celui de Carlo Levi pour le Cristo si è fermato a
Eboli – indique que la mosaïque composée doit in fine produire, au-delà de l’apparence, un sens, une
impression globale2. Un portrait n’est jamais neutre : une part plus enfouie de la personne représentée est
1
Notons d‟ailleurs que la comprensenza de deux plans historiques, passé et présent, contribue à donner aux descriptions (qu‟il s‟agisse
des paysages naturels ou humains) une impression de profondeur. Le passé est souvent mis à profit en tant qu‟outil indirect d‟analyse.
« Le fatiche d‟oggi si svolgono sugli avanzi delle civiltà sepolte », remarque Piovene en Calabre (op. cit., p. 676). Le présent s‟inscrit
dans le prolongement du passé, permettant dans un premier temps d‟affirmer une continuité, mais dans un second temps d‟interroger la
capacité du Sud actuel de s‟adapter à une conjoncture inédite représentée par l‟enjeu de la modernité.
2
Franco Cassano fait d‟ailleurs remarquer que la « molteplicità delle voci » est l‟essence même du Mezzogiorno et de son esprit, ce
qu‟il appelle lui-même le pensiero meridiano (Il pensiero meridiano, op. cit., p. 8). Il est donc inévitable que les œuvres portant sur le
Mezzogiorno fasse entendre quelques unes de ces innombrables voix, sans qu‟il soit obligatoirement besoin de les nommer
explicitement (ce qui est le cas chez Levi comme chez Piovene), quitte à générer des « dissonanze » (p. VI). Il s‟agit dans ce cas
particulier de juxtaposer ces voix à la perception erronée de la réalité méridionale, afin d‟attirer l‟attention du lecteur sur les
divergences, les incohérences, les « scarti », pour reprendre le terme de Franco Cassano. Tout doit pouvoir être entendu, perçu d‟une
manière ou d‟une autre, à plus forte raison si un silence pèse sur les objets ou individus concernés, comme les femmes, dans la Calabre
d‟Alberto Savinio. « È la maggior partecipazione della donna alla vita sociale che determina la maggiore civiltà ? » s‟interroge-t-il
(Diario calabrese, op. cit., p. 48). Chaque voix individuelle représente un aspect plus général de la société du Mezzogiorno et de sa
situation au moment de la descente des auteurs du Nord. La meilleure preuve qu‟il est possible d‟en donner se trouve chez Carlo Levi
qui choisit de briser un silence particulier, celui qui entoure la présence de la mafia, observant « il ritegno e il timore di parlarne come
di una cosa reale » (LEVI, Le parole sono pietre, cit. in Rocco Sciarrone, « La mafia e le sue immagini », in Verso i Sud del mondo, op.
cit., p. 69). Levi va à l‟encontre de ce silence pesant, donnant, à l‟instar de Danilo Dolci, la parole aux familles des victimes de la
247
mise au jour par l’artiste. Par conséquent, quelle orientation, quelle pose les auteurs font-ils prendre au
Mezzogiorno et à l’identité méridionale ? Cette seule question concentre en elle un ensemble d’enjeux dont
le plus crucial n’est autre que le sens de « l’épreuve du Sud » elle-même ; elle est l’aboutissement de cette
expérience hors du commun, et n’engage pas nécessairement de simples critères esthétiques ; elle
implique davantage un aspect politique, social, humain : c’est avant tout son actualité qui lui confère toute
sa force.
Qu’il s’agisse du temps du voyage ou du temps de la réécriture, l’expérience méridionale du sujet
a pour première conséquence de contribuer à corriger une approximation (selon l’expression de Cassano)
dans la manière d’appréhender et de représenter le Sud. La principale qualité du sujet, en ce sens, a été
son acuité, c’est-à-dire la façon analytique et critique d’appréhender son environnement, depuis le
problème de définition de la frontière jusqu’à la recherche de l’essence de l’univers méridional. La qualité
de ce regard ne renvoie pas seulement à des critères purement esthétiques : elle renvoie aussi à une
intention politique, infiniment plus concrète. Comme le rappelle Savinio, l’esthétisme occulte la réalité :
« L’arte pura ha sostituito l’arte da interpretare come una sciarada. Ed è più noiosa »1. La réalité du
Mezzogiorno ne doit plus être contemplée, regardée de façon distancée – et à plus forte raison si la
stylisation empêche toute proximité – mais analysée de façon rapprochée, synoptique : « Quello che noi
compiamo è un viaggio in Italia, e non un inchiesta sulla miseria e la disoccupazione », rappelle Guido
Piovene2. L’originalité du récit de Piovene tient d’ailleurs à cette pluridimensionnalité qui fait ressembler
le Viaggio in Italia à une enquête journalistique de grande ampleur ainsi qu’à un guide de ce secret porté par
la civilisation et la culture méridionale et une étude politique, socio-économique de l’Italie d’après-guerre.
Chaque récit offre avant tout une miniature de la mosaïque globale du Mezzogiorno, tâchant de n’omettre
aucune des thématiques centrales actuelles du Mezzogiorno de l’entre-deux-guerres et de l’après-guerre. La
raison en est simple : une connaissance élargie du Mezzogiorno, conduisant à une large évocation d’un
ensemble de thématiques, permet au sujet d’aller à rebours des préjugés, des idées convenues. Cet
impératif s’exprime à de nombreuses reprises chez Piovene : « Tra i frutti del mio viaggio è la
constatazione di quanto poco corrispondono i luoghi comuni sul Mezzogiorno alle situazioni di fatto »3.
« Qui cadono veramente molti luoghi comuni sull’Italia meridionale »4, écrit-il ailleurs : c’est l’expérience
même qui déconstruit les préjugés, les idées reçues, les mythes conditionnant la représentation, enracinés
dans les mentalités, nécessitant un véritable effort5. Mais il est intéressant de voir que les préjugés et les
mythes déconstruits concernent aussi bien ceux fabriqués dans le Nord que dans le Sud : l’exigence de
mafia, créant in fine les « immagini di un dramma simbolico » (p. 70). La voix incarne abstraitement mais possède une force que les
auteurs savent mettre en avant.
1
SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 36.
2
PIOVENE, op. cit., p. 638.
3
Ibid., p. 664.
4
Ibid., p. 477.
5
« Non è facile sradicare dalla mente deli uomini idola così tenacemente ed emotivamente proiettati », écrit à ce propos Piero
Bevilacqua, op. cit., p. 9. Le Mezzogiorno représente « un tratto clamoroso di inattualità, rispetto del resto del paese », notamment du
fait de ses « ingredienti spettacolari » (p. 12) : la démarche du sujet consiste ainsi à réduire cette distance d‟incompréhension, à
éclaircir la vision portée sur le Sud, mais surtout lui rendre une actualité, c‟est-à-dire lui donner une place à part entière donc un
contexte socio-économique, politique et humain, celui de l‟Italie d‟après-guerre, théâtre de tensions et de modifications profondes de la
réalité. Cette partie, si originale, doit pouvoir réintégrer le tout.
248
clarté amènent les auteurs à les mettre en parallèle mais également à les interroger simultanément : « Il Sud
è soprattutto vittima di stereotipazzioni elaborate dall’interno o di immagini esterne, costruite su di esso
o per esso, che qui vengono acquiste o fatte proprie », synthétise Stefano De Matteis1. L’approche
pluridimensionnelle de la réalité est le moyen de contredire les préjugés du Nord : chacun des portraits
du Sud ramenés d’une expérience in situ a pour but de les confronter à une réalité en contradiction,
entraînant un ensemble de corrections sur lesquelles nous sommes revenus plus haut.
Le mythe du Sud pose d’autres problèmes dans la mesure où il est d’une certaine façon construit en
réaction aux images convenues crées dans le Nord ; cette variante moderne du mythe se rattache
néanmoins à une intention commune à tous les mythes, mêmes les plus anciens, dans la mesure où il
donne « signification et valeur à l’existence »2. Ce mythe méridional à part entière donne une certaine
lecture de la réalité, allant parfois jusqu’à s’incarner et générer l’effet de brouillage qui fait dire à Guido
Piovene : « Le due Napoli confluiscono »3. La Naples réelle et la Naples imaginaire se retrouvent en
comprensenza dans la réalité des faits ; mais cette contradiction n’incite guère Piovene à la résoudre
nettement, à trancher, puisque le mythe du Sud possède une forme de vérité. Les apparences d’un objet ne
démentent pas nécessairement son essence ; par conséquent, l’interrogation sur le mythe du Sud va se
déplacer vers son actualité, vers la manière dont il éclaire la situation du Mezzogiorno de l’immédiat aprèsguerre. Il ne va plus faire l’objet d’une analyse critique frontale, contrairement aux idées reçues du Nord,
mais d’un questionnement plus indirect ; le sujet ne cherche pas à détruire le mythe du Sud mais à mettre
en perspective son rôle à l’heure de profonds changements. Piovene synthétise le problème par la
formulation suivante :
Accarezzare il carattere napoletano, adularlo, farsene un mito ; oppurre introdurre in esso elementi trasformatori, i
quali toglieranno a Napoli molto del suo carattere di città speciale, assimilandola alla norma europea ; ecco il motivo
di contrasto tra i napoletani stessi ; ma quasi tutti, come ho detto, mi sembrano ondeggianti tra l‟autocritica e
l‟autoincanto. La tradizione liberale e riformistica, il cui ufficio è sempre stato critico, ritiene che il “vivere napoletano”
sia ormai ridotto a una facciata, direto la quale è il vuoto ; e che, se non si pensa a riempire quel vuoto instaurando
forme di vita più idonee al mondo occidentale, tutte le predicazioni possono irrompervi, comunismo compreso. 4
1
« Cantiere di sopravvivenze », in Narrare il Sud, op. cit., p. 65.
Mircea Eliade, Aspects du mythe, op. cit., p. 12. Le mythe du Sud est avant tout une arme d‟auto-défense, à l‟image de tous les
mythes, de tous les récits fondateurs d‟une société, mais fonctionne surtout comme l‟expression d‟une sorte de peur, d‟impuissance
latente. C‟est en tout cas ce qu‟il ressort de l‟analyse conduite par Ernesto De Martino des phénomènes magiques, qui incarnent une
vision mythifiée de l‟univers sensible : « Il momento magico […] soddisfa il bisogno di reintegrazione psicologica mediante tecniche
che fermano la crisi in definiti orizzonti mitico-rituali e occultano la storicità del divenire e la consapevolezza della responsabilità
individuale » (Sud e magia, op. cit., p. 181). Cfr. également : « L‟essere-agito-da che sta alla base della magia […] costituisce infatti la
contropartita individuale e psicologica dei limiti dell‟agire civile e laico in una data società e in una data epoca » (p. 183). La réaction
humaine poussant vers la magie, ayant pour corollaire le recours à une lecture mythique du monde démontre ainsi que l‟autonomie
méridionale repose sur des bases particulièrement fragiles. C‟est dans la crainte de cette perte que l‟apparition du mythe du Sud prend
tout son sens ; il donne à voir une certaine lecture de la réalité, sciemment élaborée, dont le but est de préserver une intégrité, une
autonomie du Sud face à ses métamorphoses brutales et incontrôlées.
3
PIOVENE, op. cit., p. 453. C‟est d‟ailleurs cet effet de brouillage qui incite Savinio à décanter la vision d‟une ville comme Naples,
afin de séparer les apparences de l‟essence, le vrai du faux. C‟est d‟ailleurs peut-être dans le Diario calabrese que la représentation du
Mezzogiorno développe le plus l‟idée d‟un monde basé sur des rapports de force conflictuels. Vittorio Cappelli en fait d‟ailleurs la liste
dans son introduction à l‟œuvre, repérant des « polarità e binomi di non poco conto (natura/cultura, civiltà pastorale/civiltà meccanica,
nord/sud, uomo/donna) » (Diario calabrese, op. cit., p. 13). La dernière section de cet ouvrage, Partita rimandata, apporte ainsi
l‟ultime élément de cette liste : le rapport mythe/réalité sert de cadre global à cet ensemble d‟oppositions.
4
Ibid., p. 440.
2
249
L’interrogation autour du mythe napolitain révèle l’incertitude qui est celle de la perspective
historique à laquelle le Mezzogiorno se retrouve confronté. Le Sud est solidaire des mutations de l’Italie
d’après-guerre ; impossible désormais d’en faire une simple périphérie abstraite sur laquelle l’Histoire se
contenterait de glisser. La Lucanie qu’a connu Carlo Levi n’est plus exactement celle de Guido Piovene ;
le fascisme et surtout la guerre ont marqué de façon indélébile un changement radical du contexte
politique, économique, social, une mutation irréversible1. Les nuances que les auteurs introduisent en
permanence dans leurs descriptions trouvent leur principale raison d’être : le monde méridional actuel est
particulièrement hésitant. Piovene en fait la constatation à Naples : « Il suo problema non è soltanto
risanarsi ma anche quello di definirsi, in un modo o nell’altro, di fronte al trasformarsi delle condizioni di
vita »2. En plus du contenu même de « l’épreuve du Sud », la vision synthétique de Piovene du
Mezzogiorno d’après-guerre nous permet de nos demander si ce n’est pas également le contexte historique
où elle se situe qui donne tout son prix au voyage de ces hommes d’Italie du Nord. C’est le voyage au
Sud lui-même qui s’apparente à un unicuum :
Viaggiare oggi nel Sud è un‟esperienza irrepetibile. Chi ripeterà, tra non molti anni questo “viaggio in Italia” troverà
un Sud diverso non soltanto nell‟apparenza ma anche nell‟indole morale. Oggi vi è sdoppiamento.3
On comprend grâce à Guido Piovene l’imperfection inévitable de la représentation du
Mezzogiorno : il est impossible de donner une forme définitive à un univers en mouvement, aux mutations
encore trop imprévisibles. La nouvelle perspective historique en cours de construction et de
complication met les auteurs au cœur d’un véritable bouleversement civilisationnel rendant obligatoire
une redéfinition de l’identité méridional, une sorte de mise au point. Cette « ancora indeterminata
modernità »4 repérée par Levi en Sardaigne commence à s’incarner mais conserve dans le même temps
une large part d’imprévu : les possibilités sont innombrables et alimentent l’hésitation dans sa
confrontation, larvée ou ouverte, avec un élément fondateur de la civilisation méridionale, son « antichità
infinita », pour reprendre la formule d’Ungaretti5. L’indéfini entre en conflit avec l’infini. Les deux notions
1
Comme l‟explique par ailleurs Piovene : « Il Sud esce oggi da una lunga e progressiva decadenza di cui la guerra è stata solo l‟ultima
tappa » (ibid., p. 488). Cette déclaration confirme l‟idée de Guido Crainz pour qui l‟année 1945 est bien un pivot dans l‟histoire du XXe
siècle en Italie. À ce titre, la Seconde Guerre Mondiale n‟a fait que reproduire l‟évolution inédite apportée à la condition humaine du
Mezzogiorno par la Première Guerre Mondiale, au terme de laquelle « [i contadini] cominciavano a smettere i panni del cafone per
assumere, in maniera del resto molto umile, quelli del cittadino di una nazione moderna » (Piero Bevilacqua, op. cit., p. 123). Après
1945, les transformations ne se limitent pas au seul champ social. La modernité qui se met à se développer à l‟échelle de toute la région
concerne un véritable réseau de domaines en relation les uns avec les autres, avec pour conséquence une série d‟hésitations et
d‟interrogations : l‟Italie méridionale va devoir changer sans réellement savoir la manière dont sa mosaïque va évoluer.
2
PIOVENE, op. cit., p. 436. Piovene engage surtout le lecteur à prendre conscience de la fragilité du monde méridional (terre de
l‟immuable, de la lenteur), notamment en raison des incertitudes qui entourent sa brusque plongée dans l‟accélération, dans
l‟impulsion de la modernité qui risque de modifier radicalement l‟essence du Sud mais avant tout ses apparences : « I viaggiatori
romantici devono però affrettarsi : quelli di domani vedranno una Calabria trasformata », prévient-il en conclusion de son étude de
cette région (p. 694). L‟auteur du Viaggio in Italia fait d‟ailleurs une allusion ironique à cette tradition du voyage au Sud ; même si le
Grand Tour se réactualise sous forme de Grand Tourisme, le décor de ces démarches est en train de se modifier pour jamais.
3
Ibid., p. 856.
4
Giulio Ferroni, in LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 22.
5
UNGARETTI, op. cit., p. 72.
250
sont, littéralement, sans commune mesure. C’est d’ailleurs cette incapacité à mesurer les changements, à
définir précisément leur influence qui frappe Piovene :
Attraverso il Mezzogiorno, oggi così schiumoso e rumoroso di problemi attuali, si passa, per così dire, al di là, in una
zona si silenzio ; si riprendre distanza ; si ritrova (ancora per poco) un‟esistenza misurata su diverso metro. Non è il
mondo di ieri, ma non è ancora il mondo d‟oggi.1
Piovene est sensible à la dialectique méridionale2 qui s’exerce dans les régions qu’il parcourt tout
au long de son voyage, dans la mesure où elle place un monde à une sorte de croisée des chemins, face à
la nécessité de confronter les éléments fondamentaux de son identité à ceux d’un élément extérieur, la
modernité, que le Sud doit subir au lieu d’assimiler. La présence de « residui arcaici »3, des traces du passé
prend alors tout son sens, puisque ces manifestations originales du passé dans le présent sont
paradoxalement les plus fragiles : leur permanence est véritablement sujette à interrogation4. Elle semble
d’ailleurs diviser la classe politique et intellectuelle, comme Piovene le constate à Naples :
Ammirare troppo il folclore, il colore napoletano (e meridionale in genere), estasiarsene, farsene un idolo, oggi è poco
gradito anche ai meridionali più intelligenti. [...] “Bisogna inserire il Sud” mi dice [...] Franco Compagna, “in un
sistema occidentale, nelle sue idee, nei suoi costumi. Perciò, combattere l‟idea di una civiltà del Sud da lasciare
incontaminata, una entità ondeggiante fra il mistico, il mitico e il magico, una venerabile miscuglio di anacronismi e
di stranezze”. [...] Pensano che che tutto il Sud, ma Napoli in modo speciale, non siano affezionati profondamente a
quel colore locale, a quel meridionalismo, del quale abusano romanzieri e cronisti. [...] Non dimentichiamo,
ascoltandoli, che la profonda inclinazione del Sud, soprattutto di Napoli, è razionale, quasi razionalista. 5
L’opinion de l’intellectuel napolitain cité par Guido Piovene fait la synthèse de l’entre-deux où se
trouve le Mezzogiorno au sortir de la guerre. La citation mêle de façon assez significative les deux questions
majeures que nous avons évoquées, à savoir le problème de la représentation du Sud ainsi que celui de la
permanence de la civilisation magique méridionale. Ces deux thématiques méritent d’être liées dans la
mesure où elles concernent respectivement l’apparence et l’essence du Meridione. Le Sud est confronté à
1
PIOVENE, op. cit., p. 789.
Le mot « dialettica » est d‟ailleurs bien présent dans le texte, concernant la Sicile (ibid., p. 602). Concernant la Calabre, Piovene écrit
également : « È l‟unica regione del nostro paese in cui si assiste ad un passaggio tra due termini entrambi sani ; il primitivo autentico e
la modernità convinta » (p. 698). La transformation calabraise est exemplaire, elle illustre positivement l‟issue de cette dialectique
subie par le Sud, aux résultats parfois peu concluants. D‟où l‟atmosphère incertaine, hésitante d‟une grande partie de la région. « [La
Sardegna] inizia la propria avventura nella vita moderna partendo da un fondo arcaico » remarque-t-il (p. 714), posant le fond du
problème, à savoir la permanence de formes archaïques fondamentales dans l‟identité méridionale, fragiles face aux mutations
violentes de la modernité.
3
Ibid., p. 490.
4
Un changement civilisationnel se met progressivement en place dans le Sud, remettant notamment en question la place de l‟univers
magique, surnaturel. « Tuttoria in Lucania, un regime arcaico di esistenza impegna ancora larghi strati sociali, malgrado la civiltà
moderna », remarque Ernesto De Martino dans son étude dans le Mezzogiorno d‟après-guerre (Sud e magia, op. cit., p. 89). Reste que
la transformation de la civilisation archaïque en civilisation moderne bouleverse le cadre d‟expression de ce rapport au surnaturel,
notamment du fait de l‟affaiblissement du lien avec la Nature, à laquelle se substitue le monde urbain. « È del tutto naturale che proprio
nel dominio dove il rapporto con la natura è meglio controllato, le tecniche magiche siano destinate a scomparire più rapidamente che
altrove » (p. 64), précisait auparavant De Martino. On comprend alors l‟hésitation du Sud à accueillir un élément destructeur, ou plutôt
déstructurant. Cette nouvelle dialectique apparaît comme le véritable enjeu du Mezzogiorno en tant que culture originale, dans la
mesure où, comme le précise De Martino « l‟alternativa fra « magia » e « razionalità » è uno dei grandi temi da cui è nata la civiltà
moderna » (p. 7). Une saison inédite de cette opposition s‟ouvre au moment où les « eterne nebbie del crai » où Levi plonge la
civilisation paysanne se dissipent (Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 185). Mais son issue semble vouloir écrire un nouvel acte de
la tragédie méridionale, prolongeant sa mécanique immuable. Beaucoup, dans ce Sud nouveau, possèdent, comme l‟écrit Piovene, la
« sorda coscienza che niente verrà » (op. cit., p. 858).
5
PIOVENE, op. cit., p. 427.
2
251
un choix crucial, puisqu’il ne peut qu’influer sur l’identité méridionale, au risque de la voir s’effacer, une
nouvelle fois assimilée de force à un élément extérieur ambivalent, capable de générer des effets
contrastés selon l’endroit où il choisit de s’incarner et de s’enraciner. Certaines zones de la Sardaigne
lévienne contribuent à nourrir cette réflexion déterminante dans l’histoire de la région : « Carbonia,
questo ghetto minerale, è senza radici, senza passato : una vita di oggi, una lotta di oggi »1. Toute
l’ambivalence de la ville de Carbonia, symbole de la modernité dans ce qu’elle a de moins séduisant, de
plus impersonnel (rappelant en cela le topos de la ville tentaculaire hérité du XIXe siècle littéraire), consiste
à contrapposer un enjeu humain, actuel, à un arrière-plan hiératique, dépourvu d’âme, en complète
contradiction2.
Les auteurs perçoivent donc au sein même de la société méridionale les conséquences de cette
ambivalence, générant deux types de réactions distinctes. La première consiste à manifester
« un’intraprendenza, una voglia di fatti eccezionale »3, une volonté réelle de changement à laquelle se
juxtapose la seconde qui manifeste avant tout une hésitation fondamentale. Piovene, qui a l’occasion
d’observer l’expression de ces deux tendances, peut ainsi résumer en conclusion de son expérience dans
le Mezzogiorno :
Il vecchio Sud genera un‟anima dissimile dalla sua. Degradato durante il Regno, dopo aver toccato con la guerra e con
l‟invasione il fondo della decadenza, quel vecchio Sud non sa più offrire che immagini di estenuazione. Nemmeno
l‟uomo più legato alle abitudini della propria cultura potrebbe desiderare di conservarlo ; esso non ha più la forza di
vivere, soprattutto perché si è svuotata la civiltà di cui gli aspetti tristi erano il lato negativo. Ora che la
trasformazione è avviata, si vede anche meglio di prima fino a che punto fosse urgente. [...] Sotto lo splendore dei
luoghi, la gentilezza naturale del popolo e gli estremi barlumi di una civiltà che fu grande si scoprono gli abbondanti
residui del vecchio Sud.4
1
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 55.
La modernité fait perdre de vue l‟identité méridionale dans la mesure où elle se parvient pas à s‟intégrer à cette dernière, ne serait-ce
qu‟en étant en contradiction physique, objective, avec elle : le monde urbain est l‟exact opposé du monde naturel. « La trasformazione
del mondo meridionale è veloce. Dove è morta la vecchia civiltà, e non ne subentra una nuova, si ha un intervallo di vuoto, di grigiore
e di noia » écrit Piovene (op. cit., p. 662). C‟est bien la disparition de la couleur méridionale qui interpelle Piovene mais également
Carlo Levi, puisqu‟elle n‟est autre que le signe avant-coureur d‟une perte possible de toute l‟identité méridionale. Mais il ne faut pas
pour autant soupçonner Levi (comme cela fut le cas de la part de certains de ses contemporains) de vouloir effectuer « una sorte di
valorizzazione dell‟arretratezza » (Giuseppe Carlo Marino, « Carlo Levi : il meridionalismo, i contadini e la rivoluzione liberale », in
Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 16). Levi n‟entend que se faire écho du « lamento di un mondo che sta finendo e che il viaggiatore
cerca di vedere e trattenere, facendolo proprio e offrendolo a coloro che, come noi, avrebbero vissuto le trasformazioni che egli sentiva
nell‟aria » (Giulio Ferroni, in LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 26). Levi ne fait que donner une image d‟un monde dont les jours
sont comptés, à la manière de l‟hôtel de D. H. Lawrence : « L‟albergo ormai è venduto all‟industriale Marzotto che tra pochi mesi lo
demolirà per construirne un altro moderno e privo di tradizioni letterarie. Dalla porta dove era la cucina del padrone, esce una donna
che sembra una monaca ; ed io lancio l‟ultima occhiata fuggevole attraverso quel moribondo spiraglio » (p. 78).
3
PIOVENE, op. cit., p. 619. Il est d‟ailleurs intéressant de noter que Piovene choisit d‟illustrer cette tendance à travers, par exemple de
l‟activité archéologique sicilienne, dont il résume la démarche de la façon suivante : « Il capitolo dell‟archeologia, questo moltiplicarsi
in tutti l‟isola di terreni di scavo, è tra lenote dominanti della Sicilia d‟oggi […]. L‟intento è quello di mettere in valore l‟isola ; gli enti
da cui viene l‟impulso sono enti politici, la Regione e il Turismo che ne fa parte ; è dunque un impulso politico, economico ed
industriale, manifestazione cospicua dell‟attivismo siciliano post-bellico. [...] E vi è una specie di segreta affinità nell‟attivismo, tra
coloro che scavano e restaurano monumenti, e coloro che invece li vorrebbero eliminare, in nome della vita e dell‟avvenire » (p. 620).
Les contradictions sont toujours présentes, et sont d‟autant plus intéressantes qu‟elles s‟entrecroisent et se complètent les unes les
autres ; ces tensions illustrent néanmoins deux aspects contrastés de « l‟illimitata forza creatrice » de cette région, selon l‟expression de
Levi (DOLCI, op. cit., p. 10), ainsi qu‟un véritable exemplum de la manière dont l‟État et ses représentants locaux doivent
accompagner la mise en lumière, la mise au jour de la richesse culturelle méridionale, en tentant de trouver une conciliation entre un
impératif de modernisation de la région et une place à trouver pour le Mezzogiorno du passé. La compresenza doit pouvoir continuer
d‟être réactualisée et incarnée in situ.
4
Ibid., p. 856-857.
2
252
La coexistence de ces poussées contradictoires donnent en fin de compte à Piovene l’impression
d’effectuer un « viaggio tra i paradossi »1, qui l’amène in fine à conclure à propos du Sud que « la sua civiltà
si è svuotata, e si dissolve, anché perché lo stesso Sud non l’ama, e vuole diventare altro »2. Mais cette
volonté de changement n’est en rien évidente dans sa réalisation, dans la mesure où elle nécessite une
rupture nécessaire avec une partie de son passé pour pouvoir être assimilée à la nouvelle norme
représentée par la modernité. La civilisation magique, emblématique de la spécificité méridionale, doit ne
plus exister qu’à l’état de simple residuo, de simple trace, c’est-à-dire de renoncer à son statut de pratique
unificatrice dans la société. La fin de l’étude d’Ernesto De Martino est à ce titre très révélatrice. Homme
du Sud, De Martino n’hésite pas à exhorter les méridionaux à renoncer à l’usage courant des pratiques
magiques :
Anche per la gente meridionale si tratta di abbandonare li sterile abbraccio con i cadaveri della loro storia, e di
dischiudersi a un destino eroico più alto e più moderno di quello che pur fu loro nel passto : un destino che non sia
una fantastica città del sole da fondare tra le montagne di Calabria, ma una civiltà terrena unicamente affidata
all‟ethos civile [;] impallidirà anche il fittizio lume della magia, col quale uomini incerti in una società surrogano, per
ragioni pratiche di esistenza, l‟autentica luce della ragione.3
Ernesto De Martino invite le Mezzogiorno à abandonner la civilisation magique, du moins à s’en
détourner pratiquement, ne plus en faire un élément inamovible de la société humaine. Un autre lien doit
voir le jour, tout aussi humain, mais d’ordre plus universel : « Il nostro Mezzogiorno potrà dirsi rinato
quando tutti coloro che vi nascono si sentiranno legati alla loro terra con legami più veri di alcune
abitudini inerti »4. Cette transformation est censée alors marquer une entrée dans une autre forme de
civilisation, une autre forme d’expression sociale, mais ne se fait pas sans une forme de violence, de
renoncement résigné, en quelque sorte. « Il Sud, sotto l’azione dei nostri tempi, si diffonde e si
autodistrugge », note également Piovene5. Le comportement est presque schizophrène et montre que la
questione meridionale est bel et bien un enjeu crucial pour l’Italie d’après-guerre, et nécessite une attention et
une visibilité nationale.
1
Ibid., p. 859.
Ibid., p. 869.
3
DE MARTINO, Sud e magia, op. cit., p. 184. Parmi ces voix du Sud, dont certaines sont parfois relayées dans les récits des écrivains
d‟Italie du Nord, notons également celle de Giuseppe Tommasi di Lampedusa, dont le roman historique Il gattopardo (Milan,
Feltrinelli, 1963 [2004]) met en perspective la question de la volonté de changement de la population sicilienne. Une scène
emblématique de l‟œuvre se joue entre le prince Salina et le représentant de la maison de Savoie, Chevalley. Le discours du prince
brasse plusieurs siècles d‟Histoire pour parvenir à la conclusion que les événements qui l‟ont constituée ont glisse à la surface de la
Sicile, restée toujours extérieure aux mutations parfois radicales que chaque conjoncture historique a apporté. « Il sonno, caro
Chevalley, il sonno è ciò che i Siciliani vogliono, ed essi odieranno sempre chi li vorrà svegliare, sia pure per portar loro i più bei regali
(p. 162). Le pessimisme de cette lecture historique achève donc de prouver que la Sicile (et éventuellement à travers elle tout le
Mezzogiorno) doit en fin de compte rester hermétique aux transformations actuelles et garder inévitablement une distance avec les
forces extérieures, comme celles de l‟État. Cette réflexion de l‟aristocrate sicilien remonte à l‟époque du Risorgimento, tournant décisif
dans l‟histoire de la nation italienne, et jette une lumière contrastée sur l‟Italie d‟après-guerre où le livre de Lampedusa est publié. Elle
interroge la capacité de la République italienne, comme celle de tout autre régime politique, à résoudre la questione meridionale.
4
PIOVENE, op. cit., p. 860.
5
Ibid., p. 869. Cette remarque évoque par ailleurs une observation de Carlo Levi sur la société paysanne de Lucanie qui oscille en
permanence entre un désir de révolte et une « volontà di annichilimento, suicida » (Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 125). Pour
espérer garder son autonomie, le Sud doit accepter de s‟assimiler de lui-même à une autre forme de civilisation, accomplir une nouvelle
fois ce qu‟il a dû subir tout au long de son Histoire. Mais la mutation est inédite : l‟introduction généralisée de la modernité entre en
contradiction avec la vocation à entretenir l‟immuable. C‟est l‟essence même du Sud qui est réinterrogée.
2
253
« La Sicilia di oggi assomiglia a un adolescente » résume Piovene dans une formule qui pourrait
parfaitement s’appliquer à toute la région du Mezzogiorno1. Son apparence et son essence sont en pleine
mutation ; le voyage au Sud des écrivains d’Italie du Nord correspond à un nouveau tournant de l’histoire
de cette région. Comme toutes les forces extérieures, la modernité apparaît incontrôlable et nécessite de
la part de la société méridionale elle-même un effort d’assimilation devant cette nouvelle norme
civilisationnelle, déjà développée dans tout le reste de l’Europe. La conjoncture historique ouverte par la
fin du conflit mondial invite le sud de la péninsule à effectuer cette métamorphose. Reste que les années
de l’immédiat après-guerre ne ressemblent en rien à l’époque du Risorgimento et à son régime
monarchique venu se substituer arbitrairement à celui des Bourbons, dans la mesure où aucune
consultation réelle de la population n’avait eu lieu. L’années 1945 a permis de révéler au pays tout entier
une « forza storica potenziale determinante »2 ; la République italienne naissante est dans l’obligation de
prendre en compte cette zone délaissée de l’Italie afin de la rendre partie prenante des destinées du pays.
Les auteurs du Nord réécrivent leur expérience en plein cœur d’un moment méridional ; l’écho politique,
socio-économique de la questione meridionale s’incarne dans leurs écrits. Ils deviennent les porte-paroles
d’une identité méridionale en cours de transformation, en pleine interrogation. Mais la lumière portée sur
ces hésitations sont loin d’être neutres : la proximité acquise avec l’univers méridional incite les auteurs à
poser les fondements d’un nouveau rapport au Sud.
NORD ET SUD : LE TRACÉ D’UN NOUVEL ITINÉRAIRE
L’enjeu que revêt le Mezzogiorno d’après-guerre, largement décrit par les auteurs, anticipé par celui
de la période fasciste, mais également en lien avec celui des premiers méridionalistes du vingtième siècle,
n’est pas seulement idéologique. L’identité méridionale est certes à ce moment-là l’objet d’une
interrogation aux implications presque ontologiques : il s’agit de savoir si l’essence même du Sud peut
préserver toute son intégrité en dépit de l’acceptation nécessaire de la modernité. Cet élément extérieur,
incompatible par nature, objectivement, contient en lui le germe d’une déstructuration irréversible de la
civilisation méridionale traditionnelle ; le flux héraclitéen du temps, immuable, est menacé d’être
bouleversé. La vitesse va se substituer définitivement à la lenteur. Cet autre couple de notions antithétiques
préfigure un nouvel affrontement frontal mais déséquilibré, une péripétie supplémentaire dans l’histoire
tragique de la zone. On sent très nettement que les années d’après-guerre sont en Italie du Sud le théâtre
parfois hyper-expressif, apocalyptique (si l’on considère la seule scène violente de l’amphithéâtre de Tutto
il miele è finito) de la fin d’un monde, ou du moins l’incertitude entourant sa permanence et sa
1
2
PIOVENE, op.cit., p. 590.
Italo Calvino, « La compresenza dei tempi », in LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. XI.
254
confrontation avec l’autre monde de la modernité1. Il ne faut cependant pas voir uniquement chacun des
écrits de notre corpus comme une sorte de tombeau de ce Sud traditionnel, surnaturel, archaïque ; les
écrivains du Nord sont frappés par l’élan vital que cette époque cruciale laisse apparaître et s’en font tout
naturellement le relais, l’intermédiaire. Car cette vitalité, à la fois en acte mais aussi en puissance,
s’exprime dans un cadre politique lui aussi en redéfinition. La fin du régime fasciste met l’Italie dans une
conjoncture politique inédite : le pays se trouve lui aussi à la croisée des chemins. Le destin du
Mezzogiorno et celui de la nation toute entière sont liés : ces deux univers, ces deux pôles de l’Italie doivent
désormais se retrouver, opérer une conciliation et poser les bases d’une entente commune, créer une
relation d’interdépendance, d’unité, s’enrichir l’un l’autre2. Une question se pose alors : cet idéal peut-il se
concrétiser ?
Tenus en permanence à distance l’un de l’autre, le Nord est amené pendant les années d’aprèsguerre à redécouvrir le Sud. La Seconde Guerre Mondiale, finissant par bouleverser le champ politique,
avec la chute du fascisme et la lutte pour la naissance de la République italienne agit à la manière d’un
terrible projecteur éclairant de sa lumière crue une région de l’Italie restée dans l’ombre de l’Histoire, en
marge de la communauté nationale et des préoccupations de l’État. 1945 est plus que jamais une sorte
d’année-pivot dans l’histoire du Mezzogiorno : « Nel vissuto di quella straordinaria effervescenza si
intrecciavano così memoria del passato, urgenze drammatiche del presente e proiezioni nel futuro »3. Il
serait exagéré de dire que 1945 est première date de l’histoire méridionale récente, quoiqu’elle soit sans
hésitation l’une des plus importantes. À partir de cette date, le Sud ne peut plus être sciemment occulté
des perspectives politiques, a fortiori de celles d’une jeune république qui entend marquer une rupture
avec la dictature fasciste. C’est donc plus exactement l’État, incarnation principale du Nord, qui est
amené à se rapprocher de ces régions oubliées, ces angles morts de la politique et de l’histoire. Les
auteurs documentent ce rapprochement, quitte à y participer : Savinio descend dans le Sud pour
1
Un regard global au Mezzogiorno tel qu‟il est décrit dans les ouvrages de notre corpus permet d‟arriver à cette conclusion. Il faut
toutefois noter que chaque région exprime ces interrogations, ces questionnements ; la Sardaigne lévienne, notamment au travers de ses
habitants, fait office de cadre synthétique de ces mouvements contradictoires : « La vaga nazione errante dei pastori, oltre il cerchio
della notte, pareva ormai quasi improbabile. I compagni che erano con me attorno al tavolo la portavano tuttavia in sé, erano il segno
della sua esistenza. [...] Avrebbero ritrovato, come la loro casa, questa terra di lotte e di contrasti, di difesa e di contraddizioni per
rivivere, in ogni ora della giornata, una comune sorte remota : la loro parte della tragedia e dei tempi diversi, fatta di chiusura
orgogliosa, di incomprensione, di violenza e di speranza, nel difficile coesistere i due ritmi opposti : quella del gregge e della luna,
quello matematico dell‟orologio, nei paesi nascosti sotto i monti inaccessibili, che sono come le cime del flutto allurtarsi gonfio di due
fiumi confluenti » (LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 129). L‟ouvrage de Levi, comme celui de Dolci ou de Piovene mettent ainsi
en lumière l‟aspect purement humain de la réactualisation de la questione meridionale, au terme de la guerre. Ce sont ces forces vives
méridionales qui font faire l‟objet d‟une attention toute particulière de la part des auteurs. Ces derniers ont conscience au terme de leur
« épreuve du Sud » que c‟est sous un angle concret, pratique, humain, qu‟un projet politique doit se constituer. Les portraits d‟hommes
et de femmes du Mezzogiorno, la parole qui leur est rendue, a pour finalité d‟éviter toute considération trop abstraite, trop théorique,
trop éloignée de la réalité. Les témoignages des auteurs du Nord contribuent à faire évoluer non seulement le regard que le Nord doit
porter sur le Sud mais également l‟angle d’observation qu‟il doit désormais adopter.
2
Il faut en d‟autres termes faire en sorte que le lien unissant Nord et Sud devienne réciproque ; le Sud ne doit plus être une périphérie,
suivant l‟orbite de la partie septentrionale du pays, mais doit faire l‟objet d‟une attention particulière et s‟imposer comme partie
intégrante du pays, au point de faire éventuellement figure de modèle. Reste que le Sud, comme le rappelle Goffredo Fofi « [è] ricco in
rapporto al mondo, ma condizionato dallo Stato, dal potere centrale […] ; luogo di contrasti tutt‟altro che omogeneo, spazio di tensioni
vecchie e di tensioni nuove intorno al cui non è affatto facile [...] elaborare speranze a partire da forze chiare e posizioni coerenti »
(« Prefazione », in Narrare il Sud, op. cit., p. 4). L‟idéal de développement du Sud parvient aisément à être mis en lumière, mais la
question de la mise en pratique est évidemment problématique, comme Carlo Levi en avait en son temps pris conscience : « Se si
considera la civiltà contadina una civiltà inferiore, tutto diventa sentimento di impotenza o spirito di rivendicazione ; e impotenza e
rivendicazione non hanno mai creato nulla di vivo » (Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 163).
3
Guido Crainz, L’ombra della guerra, op. cit., p. 126.
255
accompagner un candidat au moment des élections de 1948. Le Mezzogiorno devient un point de
convergence de cette attention politique, puisqu’il incarne une situation de conflit jusqu’ici trop abstraite,
car trop étouffée par la domination fasciste :
All‟indomani della seconda guerra mondiale, con il progressivo rientro dei reduci (migliaia e migliaia di contadini che
ritornavano a casa), le campagne del Mezzogiorno divennero inevitabilmente il teatro di acuti conflitti sociali. [...]
Migliaia di contadini, intere famiglie dei più lontani e isolati paesi, grazie all‟organizzazione organizzativa dei sindacati
(Camere del lavoro e Federterra) intrapresero, talora per la prima volta nella loro vita, un‟azione rivendicativa senza
precedenti. [...] Il mondo contadino, che nel ventennio fascista, aveva sperimentato una diffusa irregimentazione di
massa (partecipazioni a parate, manifestazioni pubbliche, adunate ecc.) veniva finalmente a contatto con espressioni
libere di vita politica.1
Après plusieurs mois de revendications, deux grandes avancées viennent marquer l’année 1950.
La première disposition majeure est la « Legge Sila » dont la principale condition fut l’abolition du
latifundium en Italie, avec plus de 400000 hectares de terre redistribuées aux paysans en l’espace de dix
ans. À cette première réforme, tant attendue, vient s’ajouter la création d’un organisme politicoéconomique emblématique, la Casmez, « Cassa per il Mezzogiorno », mise en place afin de promouvoir
une transformation globale de l’agriculture méridionale. « Intervento nell’agricoltura », « attività di credito
agevolato […] alle imprese », « modernizzazione delle strutture territoriali »2 : Piero Bevilacqua synthétise
en ces termes le projet globale de cet organisme représentatif des moyens mis en œuvre en faveur du
Mezzogiorno dans les années d’après-guerre. Plus globalement, l’État italien met en place des organismes
ayant pour mission la reconstruction d’une région de l’Italie dévastée par la guerre, handicapée cependant
par la fragilité de ses structures économiques ; les auteurs du Nord se font d’ailleurs l’écho de ces
mesures hautement symboliques, encore que leur mention s’avère parfois quelque peu allusive3. Ces
références font état d’une réserve, d’une prudence au moment d’interpréter les conséquences probables
de ces mesures. Il est impossible de leur ôter leur fort caractère symbolique4 encore que les effets
produits demeurent contestables, comme le rappelle Bevilacqua :
1
Piero Bevilacqua, op. cit., p. 133-134.
Ibid., p. 141.
3
Voici à titre d‟exemple la manière dont Carlo Levi évoque le plan de restructuration de la Sardaigne : « Parlavamo del piano di
rinascita sarda, della necessità di fare in modo che se ne conservasse e sviluppasse il carattere di iniziativa autonoma per zone, di attiva
partecipazione popolare, di movimento, di rinnovamento dal basso, e dei pericoli che la grande occasione che si apriva andasse, ancora
una volta, perduta in progetti partenalistici e astratti, e non modificassero davvero, se non dal di fuori, la vita della Sardegna » (Tutto il
miele è finito, op. cit., p. 130). Les références à ce plan de renaissance restent assez discrètes dans l‟économie de l‟œuvre lévienne.
Toutefois, ces allusions résument très bien l‟espoir et la crainte que de tels projets, à échelle régionale ou nationale, peuvent générer. Si
Levi et ses amis sardes saisissent la portée symbolique d‟une telle démarche, notamment dans la mesure où elle peut aider la Sardaigne
à devenir autonome, maîtresse de son destin, ils sont également conscients que le modèle de domination verticale de l‟État risque de se
reproduire. Certains effets pervers sont déjà observables dans cette Sardaigne en mutation, comme la segmentation toujours plus dense
du paysage : « [Gli amici ci portano] verso Nuoro, nelle distese divise da infiniti muretti di pietra. Questi muri furono la fine della
antica civiltà sarda, l‟offesa e la rottura del mondo pastorale, dove la terra era di tutti : un luogo da percorrere. Con la legge delle
chiudende entra un mondo estraneo, e la doppiezza dei sentimenti » (p. 65). Aspiration à l‟autonomie, incertitude politique, mutation
sans précédents de son identité : la synthèse de Levi et des autres auteurs est en tous points révélatrice des interrogations auxquelles
doit se confronter le Mezzogiorno d‟après-guerre.
4
« Il risultato, per il Mezzogiorno, è stato un mutamento epocale : è scomparsa per sempre – o è rimasta una realtà esigua e
sociologicamente irrilevante – la figura del contadino povero e senza terra, che sulle risorse di questa doveva fondare la propria
sopravvivenza e il proprio destino sociale » (Piero Bevilacqua, op. cit., p. 152). Une part de la réalité méridionale est incontestablement
modifiée pour jamais à travers cette réforme agraire. Reste que la tutelle de l‟État qui se généralise progressivement vient
contrebalancer cette avancée sociale. Le nouveau modèle de développement qui se met en place dans l‟après-guerre, sous l‟impulsion
du gouvernement de Démocratie Chrétienne, vainqueur des élections de 1948, n‟est pas sans contradictions.
2
256
La riforma […] ebbe un importante ruolo sociale e un limitato effetto economico ; anche se, almeno nelle zone in
cui si realizzarono importanti trasformazioni tramite la bonifica, la sua efficacia anche in termini economici fu meno
debole che altrove. Se essa, infatti, contribuì a trasformare e a rendere più moderne alcune zone delle campagne
meridionali, non costituì la leva capace di mutare le strutture di fondo dell‟economia meridionale, né tanto meno di
correggere il meccanismo del dualismo Nord-Sud.1
Les causes de ces effets limités expliquent toutefois qu’en dépit du volontarisme manifesté par
l’État, la verticalité du rapport de forces social tend à se maintenir. Cette structure repérée dans le monde
paysan de Lucanie d’avant-guerre par Carlo Levi se prolonge après une fois le conflit mondial et la
période fasciste achevée, en se reproposant sous une autre forme. D’où le portrait nuancé de la Calabre
que dresse Guido Piovene quelques mois après la mise en œuvre de la réforme agraire et des divers
organismes en faveur de la reconstruction :
La Calabria non ha mai ricevuto nella sua storia tante provvidenze come oggi ; è una verità di buon augurio con cui
dobbiamo cominciare. Perché segua subito dopo un‟altra verità meno gradevole : i suoi bisogni sono immensi ; la
china da risalire è lunga. [...] V‟è un‟altra verità su cui quasi tutti gli autori meridionalisti convengono. Le riforme,
comprese le bonifiche, furono ostacolate e vanificate dal blocco di potenti interessi locali. Si chiamassero conservatori, o
liberali, o socialisti, divisi spesso nelle idee, ma uniti dalla spinta sorda e spesso inconsapevole dell‟interesse, quelli che
comandavano erano i protettori naturali dell‟immobilismo [...]. È una premessa che occorre tenere presente parlando di
Riforma agraria ed anche nel criticarla. La Riforma è anzitutto un primo tentativo di eliminare una struttura attraverso
la quale si doveva operare, ma che rendeva l‟operare impossibile, giacché lo strumento stesso era ostile all‟esecuzione. 2
La permanence de la verticalité dans les rapports du Sud et de l’État est l’un des sujets
d’inquiétude du monde méridional tel que les auteurs le perçoivent. Ces derniers constatent des
tendances politiques tout à fait divergentes. L’idéal de la Réforme agraire et sa réalité relativement
décevante n’en est qu’un exemple. Derrière les mesures prises en faveur du Mezzogiorno semble se profiler
le spectre de voir les structures du passé sortir renforcées de leur réactualisation. Cette angoisse est
particulièrement palpable dans la Sardaigne lévienne :
Gli amici mi dicono che [certi quartieri nuovi] sono le opere di una società mobiliare composta tutta di nobili, dal
presidente ai funzionari, dal cassiere all‟usciere : un nuovo Medioevo speculativo, il nuovo feudalismo delle aree
edificabili.3
La crainte de Levi est également celle d’autres auteurs de notre corpus. Alberto Savinio
s’interroge sur la tendance moderne à voir s’enraciner certaines « rigide forme feudali »4 mais plus
1
Piero Bevilacqua, op. cit., p. 137.
PIOVENE, op. cit., p. 657-659.
3
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 80.
4
SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 55. Il est intéressant de noter combien le regard ironique porté par Savinio sur la réalité est
toujours accompagné d‟une tendance à la généralisation. L‟originalité du Diario se situe dans cette capacité à s‟extraire du particulier
pour atteindre un niveau d‟analyse plus général, correspondant à un désir de « passare in una terra ove gli uomini non sono parcati metà
nella DC e metà nel PC, ove i giochi mentali non sono controllati e paralizzati dalla arcigna Scolastica ». Savinio fait en fin de compte
de la Calabre de 1948 un observatoire politique, moral, humain, particulièrement efficace au sens où il y constate la nécessité d‟une
sorte de troisième voie. Dans son introduction, Vittorio Cappelli cite une interview appelant à l‟émergence d‟une force politique
2
257
largement un ensemble de comportements verticaux de la part de l’État. Cette tendance est très nette
dans le Diario calabrese ; la lecture de Savinio tend à montrer que cette entité est naturellement amené à
s’enfermer dans ce type d’expression de son pouvoir, allant du « padronismo » à l’« imperialismo » en
passant par l’« egoismo », illustrée à l’époque de la rédaction de cet ouvrage par le fonctionnement du
plan Marshall1. L’aide économique, l’initiative politique est elle-même sujette à interrogation dans la
mesure où la trop importante tutelle de l’État sur les affaires méridionales tendent à faire de la fragilité
des structures un argument pour mettre le Sud en situation de dépendance. Comme l’écrit Franco
Cassano : « L’arretratezza economica si trasforma in dipendenza economica e politica del
Mezzogiorno »2. Les moyens mis en œuvre dans l’après-guerre pour accorder davantage d’autonomie au
Sud peuvent donc avoir un ensemble d’effets contraires à ceux qui étaient prévus par ces mesures.
Dans ces conditions, le risque d’incompréhension entre le Nord et le Sud risque de se prolonger.
L’État risque de demeurer dans l’imaginaire collectif du Mezzogiorno cette entité lointaine, bien au-delà des
préoccupation réelles de la population. Le lien national doit être réaffirmé au moment de l’après-guerre,
dans la mesure où l’indifférence de la population méridionale s’exprime d’une façon tout à fait originale.
Piovene en fait l’expérience dans la société napolitaine :
Il liberalismo è vivace, ma limitato ad una élite ; il comunismo scava, ma per ora è sordo e latente. La massa
appartiene a quello che gli avversari chiamano “qualunquismo”, fluttuante, minacciato da frane interne, spesso
incantevole ma poco rassicurante, ambito da eredi pericolosi.3
médiane, le socialisme : « Il Socialismo […] raccoglie l‟eredità del più puro liberalismo quaranttotesco, e, scioglendo i grumi che esso
aveva precedentemente lasciato integri, riuscirà a disperderli creando così questa piattaforma necessaria a tutti i popoli per organizzare
una nuova forma di vita. [...] Il Socialismo [...] vuol dire anche livellamento o abbattimento di questo concetto feudale [della vita] » (p.
7). On trouve ainsi chez Savinio une tendance réelle à tirer de “l‟épreuve du Sud” des enseignements nationaux, mais plus largement,
universels, au-delà des contingences.
1
Ibid., p. 26. Savinio en vient ainsi à ironiser sur les motivations qui ont poussé un grand nombre d‟hommes politiques à se ruer vers la
Calabre au moment des élections de 1948 : « Difficile trovare quaggiù azioni del tutto desinteressate ». Plus globalement, la période de
l‟après-guerre conduit Savinio à craindre non pas un assouplissement de l‟exercice du pouvoir de l‟État, mais bien un renforcement,
comme il s‟en explique dans un article de 1947, intitulé Lo Stato : « Le stesse rivoluzioni, che apparentemente hanno il fine di mutare e
trasformare […], in effetti hanno lo scopo di rinvigorire lo Stato, ossia di ridare stabilità alla stabilità. [...] Oggi si ripresenta una
condizione di stabilità indebolita, e dunque favorevole alla rivoluzione ; e se questa avverrà e vincerà, avremo una stabilità
estremamente rinvigorita e uno Stato tirannico » (cit. in Vittorio Cappelli, Introduzione, in ibid., p. 5). Le rythme des révolutions
illustre, au sens astronomique du terme, un mouvement circulaire reconduisant au point de départ. Il n‟y a vraisemblablement qu‟un
pas de la révolution politique attendue à la mise en place d‟un nouveau cercle vicieux ; on trouve une illustration de ce sentiment dans
Tutto il miele è finito de Carlo Levi, lors de la scène de veillée populaire : « Si parla di Orgosolo, della sua storia, della disamistade,
delle repressioni, dei modi per uscire da questo circolo chiuso che, opponendo all‟arcaico il coloniale, crea la tragedia anziché
risolverla » (op. cit., p. 103). Les rapports entre Nord et Sud, entre l‟État et la population locale, doivent désormais se dérouler selon de
nouvelles modalités afin de préparer une résolution de la questione meridionale, de mettre un terme à cet ensemble de cercles vicieux.
Le passage de la verticalité à l‟horizontalité des rapports de force est le principal enjeu politique de la période d‟après-guerre, et le
Mezzogiorno en devient le meilleur terrain d‟expression possible.
2
Franco Cassano, Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 15. Plus largement, pour Cassano, la difficulté de l‟autonomie méridionale tient
au fait que « la strada dello sviluppo non solo non è libero ma è presidiata e governata dai più forti » (p. 38). En d‟autres termes, les
mesures prises par le Nord en faveur de l‟autonomisation du Sud délimitent une perspective faussée d‟entrée de jeu. Chaque mesure,
visant à intégrer le Sud dans un « modello di sviluppo » (p. 13), comporte en effet le risque de reproduire sous une forme réactualisée
un schéma centre/périphérie. L‟enjeu politique de l‟après-guerre est précisément de mener un projet évitant cet écueil, quitte à faire
s‟engager le Sud sur la « difficile strada dell‟autonomia » (p. 61), qui est pour ainsi dire une orientation inédite du Mezzogiorno, une
région soumise tout au long de son histoire à des pouvoirs extérieurs : « Non c‟è stata la tradizione di autonomia dei comuni
medievali », explique Giovanni Russo (« La questione meridionale è ancora attuale ? », in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 61). Une
nouvelle voie politique est appelée à être tracée au cours de cette période.
3
PIOVENE, op. cit., p. 442.
258
Le qualunquismo, appelé également l’Uomo Qualunque est un phénomène typiquement napolitaine
dont l’esprit exploite le malaise généré par plusieurs décennies d’indifférence du pouvoir à l’égard des
masses. Créé au cours de l’hiver 1944, cette formation conduite par Guglielmo Giannini a obtenu
d’importants résultats à Naples au cours d’élections locales en 1946, allant jusqu’à faire jeu égal avec des
formations politiques de premier plan comme la Démocratie Chrétienne et le Parti Communiste 1 ; ce
succès, bien qu’éphémère, s’explique par son positionnement en marge des partis traditionnels, et ses
attaques portées à leur encontre. L’Uomo Qualunque, en dépit de son caractère populiste, exprime
cependant le malaise d’une partie de la population, l’ambivalence de son rapport à l’État, partagé entre la
frustration et l’espoir. Guido Piovene en fait la constatation dans cette même ville de Naples : le rapport
des habitants aux classes dirigeantes est partagé entre la confiance et la méfiance. « L’anima meridionale
[…] crede nell’autorità »2 écrit Piovene, dans la mesure où celle-ci s’incarne dans la figure du roi, avant de
découvrir en Sardaigne une méfiance à l’égard du pouvoir vertical : « Il senso dello Stato stentò a
giungere tra questi monti »3. La disparition de la figure fédératrice du roi au profit d’un régime
républicain ne modifie pas profondément la perspective ; l’État est perçu d’une façon si abstraite qu’il
doit nécessairement trouver le moyen, dans ces années de reconstruction du pays, de s’incarner plus
directement vis-à-vis des populations du Mezzogiorno. C’est dans cette optique que Piovene voit dans
l’entité administrative que représente la province un moyen terme préférable à la stricte verticalité : « Le
province devono riprendere una funzione necessaria perduta nei nostri tempi troppo metropolitani »4. Le
rapport au pouvoir doit être en mesure de s’orienter vers une forme d’horizontalité, de proximité
retrouvée. L’effervescence de l’époque de la recontruction italienne permet aux forces vives du pays de se
manifester, d’exposer leur idéal politique ayant pour fondement un attachement aux institutions
démocratiques : « Occorre penetrare nel Sud allevandolo a una vera democrazia mediante l’istruzione e lo
sviluppo industriale, perché la vecchia idea del Sud, dalla speciale civiltà antimoderna, di cui taluni si
compiacciono per convenzione, sentimentalismo o interesse, è ormai pericolante ».5 L’opinion de
certaines élites napolitaines, dont Piovene se fait l’intermédiaire, montre à quel point une nouvelle culture
doit naître en Italie du Sud, quitte à ce que son implantation se fasse au détriment des structures
1
Nous renvoyons aux pages que Guido Crainz consacre à ce phénomène dans L’ombra della guerra, op. cit., p. 52-54. D‟une certaine
manière, le qualunquismo napolitain observé par Piovene n‟est autre qu‟une variante (in nuce, et peut-être de façon désamorcée, sans
agressivité) de l‟indifférence des paysans de Lucanie chez Carlo Levi, complètement en marge de la logique partisane qui est celle de
l‟élite du village de Gagliano : « Nessuno dei contadini […] era iscritto, come del resto non sarebbero stati iscritti a nessun altro partito
politico che potesse, per avventura, esistere. Non erano fascisti, come non sarebbero stati liberali o socialisti o che so io, perché queste
faccende non li riguardavano, appartenevano a un altro mondo, e non avevano senso. Che cosa avevano essi a che fare con il Governo,
con il Potere, con lo Stato ? Lo Stato, qualunque sia, sono « quelli di Roma », e quelli di Roma, si sa, non vogliono che noi si viva da
cristiani » (LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 67). De l‟indifférence silencieuse des paysans de Lucanie au qualunquismo
populiste napolitain, il n‟y a qu‟un pas à franchir : la fin de la guerre a permis l‟expression (parfois violente) de ce malaise enraciné
dans la population. C‟est dans cette optique que la réécriture a posteriori de l‟expérience du confino, et surtout sa publication en 1945,
a fait de l‟œuvre de Levi un miroir tendu aux classes dirigeantes, non plus celles du régime fasciste mais de la République italienne,
l‟illustration d‟un changement nécessaire du rapport entre l‟État et sa base, l‟inversion radicale d‟une tendance, la fin du « contrasto di
civiltà », l‟opposition frontale repérée quelques années plus tard, au cours de l‟exploration de la Sardaigne (Tutto il miele è finito, op.
cit., p. 93).
2
PIOVENE, op. cit., p. 663.
3
Ibid., p. 728.
4
Ibid., p. 649.
5
Ibid., p. 442.
259
traditionnelles. Cette formule se retrouve d’ailleurs chez Carlo Levi où le dualisme opposant le passé et
l’avenir pèse de toutes ses forces sur les sociétés humaines. C’est notamment le cas en Sardaigne :
La nera Barbagia è ormai dietro di noi, chiusa nel suo mantello di gelo, nel suo tempo remoto, nel suo mondo
arcaico di animali, di boschi, di riti, di leggi e di solitudine […]. Pensiamo alla profondità della sua tragedia, a
quegli uomini che nascono e muoiono, e vogliono rinascere e risolvere i loro problemi economici e sociali, e sono
lasciati soli in questa lotta, a farsi, da soli, nell‟incertezza dell‟esistenza, una nuova cultura ; non aiutati, ma spinti
piuttosto e quasi costretti talvolta dalla forza di un mondo ostile a deviare dalle strade intuite e possibili e a
rinchiudersi, per dignità o per terrore, in un costume non più indiscutibili.1
Plus que l’émergence d’une nouvelle culture, délaissant progressivement la tradition pour accepter
une inévitable modernité, le Mezzogiorno décrit dans les récits des écrivains du Nord démontre la place
accordée aux forces vives de cette région oubliée. Au cœur du portrait de l’Italie du Sud se trouvent des
individus, anonymes ou non, dont les luttes font l’objet d’un témoignage, ce qui explique la déclaration
suivante de Carlo Levi :
La forza dei piccoli deve trovare la sua forma di espressione, la tecnica propria della sua azione. I mezzi del
movimento, le forme del suo agire, saranno dunque quelle che nascono direttamente dai suoi bisogni fondamentali, dai
problemi reali, dalla necessità della sua vita, che, rovesciandosi e invertendosi di segno, diventano libertà, metodo
liberatorio.2
Par le terme de “piccoli”, Levi entend désigner, depuis les paysans de Lucanie jusqu’aux héros de
Danilo Dolci, inspirés d’une réalité de la Sicile, tous ceux qui ont jusqu’à présent souffert des rapports de
forces, tous ceux dont l’existence ne s’est apparentée qu’à une tragédie déjà planifiée, tous ceux que la
culture dominante a étouffé sous son poids. L’intérêt d’ouvrages comme ceux de Dolci ou de Levi est de
faire de l’existence de ces individus un véritable enjeu social et moral de la seconde moitié du XX e siècle.
Cet impératif humain les engage à se faire les porte-voix de ces combats, de ces luttes visant à
rééquilibrer les forces en présence. On trouve ainsi, à la fin d’une nouvelle de Danilo Dolci :
E quando sarò vecchio e mi prenderò i miei nipoti sulle ginocchia, invece di raccontar loro delle meravigliose favole di
fate e di maghi, racconterò loro dei bravi compagni palermitani che lottavano per una Sicilia più bella, più progredita
e libera dagli sfruttatori che la dissanguano.3
1
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 122.
In DOLCI, op. cit., p. 11.
3
Ibid., p. 154. La lutte politique s‟impose comme le seul moyen efficace de poser les bases d‟une opération dialectique entre l‟État et
les forces vives du Mezzogiorno, afin en point de mire l‟accession à une plus grande autonomie ainsi qu‟à une amélioration globale des
conditions d‟existence. Cette conviction anime intensément les personnages de Dolci : « Pochi comprendevano che non era solo la lotta
economica che bisognava fare, ma era necessario parallelamente condurre la lotta politica per dare all‟Italia un governo veramente
nuovo », déclare l‟un d‟entre eux (p. 141). La lutte politique au sein d‟un parti ou d‟une organisation syndicale en est un bon exemple,
d‟autant que la fin du régime fasciste leur rend leur droit de cité. Plus largement, la lutte des « piccoli » doit trouver la manière de
devenir concrète, visible, active ; il s‟agit en d‟autres termes d‟aller à rebours de la résignation, de la passivité, d‟une position
extérieure. Une autre nouvelle de Dolci nous éclaire sur ce point en évoquant la question de la guerre : « Non ce n‟è uno che va di
volontà sua […]. Non c‟è un uomo che va di sua spontanea volontà. Non c‟è un uomo con i sensi giusti che vuole fare il militare e
vuole la guerra. Il popolo è ignorante : se fossimo tutti d‟accordo, quei quattro che vogliono la guerra li mettiamo in manicomio a farsi
la guerra tra di loro » (p. 287). La résistance à la guerre que veut voir naître le protagoniste de la nouvelle de Dolci est en cela aux
antipodes de la résignation des paysans de Lucanie chez Carlo Levi : « Quelli di Roma volevano far la guerra, e l‟avrebbero fatta fare a
loro. Pazienza ! » (LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 116).
2
260
L’accès à l’autonomie doit avoir lieu à travers une libération du Sud par le Sud ; l’esprit des
nouvelles de Danilo Dolci est l’expression de cette conscience, mais se retrouve également dans les
ouvrages de Carlo Levi. « Levi non attribuiva al Nord il compito di valicare il confino di Eboli per
redimerlo », écrit à ce sujet Giuseppe Carlo Marino1. Un tel jugement éclaire toute l’œuvre lévienne dans
la mesure où un récit comme Cristo apparaît le fruit d’une réflexion politique visant à une véritable
révolution démocratique de cette zone de l’Italie ; cette transformation politique majeure aurait pour
conséquence de faire des paysans les maîtres de leur propre destin. Il s’en explique lui-même : « La
rivoluzione democratica sarà soltanto se saprà creare uno Stato che sia, per la prima volta, lo Stato dei
contadini del Sud ; altrimenti si risolverà in uno sterile fallimento »2. L’expression de cet idéal politique,
avec en point de mire l’autonomie du Sud, le droit à disposer de lui-même, à faire valoir son identité
montre à quel point « l’épreuve du Sud » a été le lieu d’une prise de conscience de la part des auteurs
d’Italie du Nord. Levi, comme bien d’autres, a adopté « [il punto di vista], semplicemente, dell’uomo che
si pone davanti alla realtà, che ne fa diretta esperienza, che sente, come un problema di coscienza la
necessità di modificarla »3. On pourrait d’ailleurs se demander si l’idée d’une révolution paysanne est à
même de ranger Levi parmi les méridionalistes, dans une sorte de généalogie composée de Giustino
Fortunato et de tous ceux qui au début du XXe siècle ont contribué à faire connaître les problèmes
rencontrés par le Mezzogiorno. D’ailleurs, comme le rappelle Giuseppe Carlo Marino : « È importante per
gli storici stabilire se […] il Levi sia da collocare tra i meridionalisti »4. Il n’en reste pas moins vrai que
l’œuvre lévienne a eu pour objectif avéré de produire un « innalzamento della questione meridionale a
questione nazionale »5, copiant en cela la démarche des méridionalistes historiques. Les ouvrages de notre
corpus ont eu pour principale conséquence d’inaugurer une nouvelle saison de la réflexion autour du
Sud, en proposant une réactualisation de ses enjeux globaux. C’est ainsi que Carlo Levi, dans Cristo,
s’improvise historien de la questione meridionale et de son importance pour les classes dirigeantes :
Tutti mi avevano chiesto notizie del mezzogiorno ; a tutti avevo raccontato quello che avevo visto ; e, se tutti mi
avevano ascoltato con interesse, ben pochi mi era parso volessero realmente capire quello che dicevo. [...] Molti erano
uomini di vero ingegno e tutti dicevano di aver meditato sul “problema meridionale” e avevano pronte le loro formule
e schemi. Ma [...] il linguaggio e le parole usate per esprimerli sarebbero stati incomprensibili allorecchio dei contadini.
[...] Di qui la impossibilità, fra i politici e i miei contadini, di intendere e di essere intesi. [...] Quindici anni di
fascimo avevano fatto dimenticare a tutti il problema meridionale ; e, se ora dovevano riproporselo, non sapevano
1
« Carlo Levi : il meridionalismo, i contadini e la « rivoluzione italiana » » in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 12.
« Indipendenza o morte », cit. in ibid., p. 11. L‟article de Giuseppe Carlo Marino explique également le cheminement intellectuel de
Carlo Levi vers cet idéal de révolution paysanne, depuis son assimilation de la pensée de Piero Gobetti jusqu‟à la prise de conscience
constituée par le confino en Lucanie. Ce projet politique s‟exprime également dans les dernières pages de Cristo : « Il problema
meridionale […] si risolverà […] se sapremo creare una nuova idea politica e una nuova forma di Stato, che sia anche lo Stato dei
contadini ; che li liberi dalla loro forzata anarchia e dalla loro necessaria indifferenza. [...] Dobbiamo ripensare ai fondamenti stessi
dell‟idea di Stato, al concetto d‟individuo che ne è la base [...]. L‟individuo non è una entità chiusa, ma un rapporto, il luogo di tutti i
rapporti. [...] Questo capovolgimento della politica, che va inconsapevolmente maturando, è implicito nella civiltà contadina, ed è
l‟unica strada che ci permetterà di uscire dal giro vizioso di fascimo e antifascismo. Questa strada si chiama autonomia. Lo Stato non
può essere che l‟insieme di infinite autonomie, una organica federazione » (LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 222-223).
3
Rocco Sciarrone, « La mafia e le sue immagini », in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 74.
4
« Carlo Levi : il meridionalismo, i contadini e la « rivoluzione italiana » » in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 3.
5
Ibid., p. 4.
2
261
vederlo che in funzione a qualcosa d‟altro, alle generiche finzioni mediatrici del partito o della classe, o magari della
razza. [...] Non può essere lo Stato, avevo detto, a risolvere la quesitone meridionale, per la ragione che quello che
noi chiamiamo problema meridionale non è altro che il problema dello Stato. 1
Le point de vue décentré de Carlo Levi, et de tous les auteurs de notre corpus, conduit à un
renversement du problème du Sud. Il s’agit désormais de mettre l’État face à ses responsabilités, et de
proposer un nouvelle lecture de la situation du Mezzogiorno. D’où l’impossibilité d’un positionnement
neutre et la nécessité pour le sujet de considérer l’objet de son analyse avec « una sorta di empatia, un
sentimento di pietas »2. Et plus largement celui de composer, en direction du public du Nord, un
« mappamondo aggiornato », comme l’explique Alberto Savinio :
Carte geografiche e mappamondi sono tuttora esemplari di candore. Portano gli anelli delle latitudini e delle
longitudini, portano i meridiani, portano l‟equatore, ma non portano ancora, come dovrebbero e a evitare errori di
rotta, non portano gli anelli indicatori delle varie Internazionali, i quali mostrerebbero in quante diverse specie è divisa
l‟umanità, e quale profonda inimicizia, o, peggio, quanta profonda “indifferenza” divide specie da specie. 3
La découverte d’une identité méridionale, c’est-à-dire la reconnaissance d’une singularité au sein de la
communauté nationale, implique différentes lectures. Comme nous l’avons vu, les récits de l’expérience
du Sud permettent aux auteurs de donner un éclairage nouveau, réactualisé d’une situation toujours en
mouvement, au sein d’un Mezzogiorno encore trop mal compris de la part des classes dirigeantes. D’où les
nombreuses réflexions sur la teneur des politiques à mettre en place au moment de la reconstruction du
pays, la nécessité d’une proximité entre Nord et Sud, la recherche d’une autonomie de cette région. Dans
ces conditions, le sud de la péninsule s’apparente à un objet d’étude tout à la fois complexe et fascinant :
le Mezzogiorno apparaît aux auteurs à visage humain, notamment grâce à cette notion de profondo della
memoria inventée par Carlo Levi. On comprend alors pourquoi les auteurs se sont fait naturellement les
porte-parole de la voix du Sud : l’expérience du Sud dépasse les dichotomies presque infinies que nous
avons pu voir tout au long de cette étude du fait qu’elle s’avère porteuse d’une signification en mesure de
toucher chaque individu. C’est dans cette esprit que Levi fait référence à la « Lucania che è in ciascuno di
noi »4 : le cadre du confino personnel est complètement sublimé, transcendé. La rencontre avec une altérité
a spontanément poussé Levi à compléter son système de valeurs grâce à celles du Sud : « Mi piace
intendere il Sud non come un luogo geografico, ma come una terra dove sono ancora vivi dei valori
fortemente legati all’uomo e quindi alle origini », déclare antonio Biasiucci5. Le Sud est porteur de valeurs
valeurs fondamentales, universelles, et invite naturellement celui qui le parcourt à modifier sa propre
1
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 219-220.
Gabriella Gribaudi, « Contro gli stereotipi », in Narrare il Sud, op. cit., p. 78.
3
SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 59.
4
LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. XVIII. Cette « Lucania che è in ciascuno di noi » est également une force, un élan
citoyen commun à tous les Italiens que Levi perçoit comme le moyen de dépasser les « istituzioni paterne e padrone » ; il s‟agit donc
bien d‟une puissance à mettre en acte, au même tire que le Mezzogiorno se trouve comparé à un papillon devant sortir de sa chrysalyde,
du fait qu‟il représente « un banco di prova della nuova democrazia italiana » (in Giuseppe Carlo Marino, « Carlo Levi : il
meridionalismo, i contadini e la « rivoluzione italiana » » in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 10) ; mais il représente aussi un modèle
politique de résistance aux poussées verticales du pouvoir.
5
« Radici », in Narrare il Sud, op. cit., p. 53-54.
2
262
vision du monde, à l’enrichir, mais aussi à l’interroger. « On définit d’abord les valeurs absolues à partir
de ses valeurs personnelles, et on fait semblant ensuite de juger son propre monde à l’aide de ce faux
absolu », rappelle Tzvetan Todorov1. En entrant en synergie avec la civilisation paysanne, Carlo Levi
remet en cause la culture dominante du Nord, cette norme qui exclut ceux qui n’en font pas partie, qui
oppose les chrétiens aux barbares. « Tous ceux qui ne nous ressemblent pas, nous les déclarons barbares »2.
La phrase de La Bruyère offre un intéressant écho à « l’épreuve du Sud » : cette expérience invite son
sujet à dépasser un ethnocentrisme devenu trop unilatéral pour être réellement porteur de sens. À ce
titre, Levi et tous les autres auteurs de notre corpus, par leur sensibilité et leur curiosité, démontrent que
l’analyse d’un territoire comme celui du Sud doit conduire à « analyser et interpréter les différences »,
comme le préconise Claude Lévi-Strauss3. Il n’est pas anodin que l’ethnologie et l’anthropologie, ces
sciences dont Ernesto De Martino a été l’un des pionniers en Italie, se soient développées au moment où
des écrivains venus d’Italie du Nord offraient la possibilités de reconsidérer non seulement sa perception
du Sud, sa manière de l’appréhender, mais éventuellement son système de valeurs une fois mis en
confrontation avec celui d’une altérité.
Le Sud peut donc être à la fois un objet mais également un outil d’analyse, un observatoire
privilégié d’où mesurer l’importance d’un ensemble varié de données, allant de la politique à l’économie
en passant par des valeurs plus culturelles, comme la modernité. Chaque région visitée devient alors « un
tassello di una ricerca più complessa nello schacchiere geopolitico di quella Europa che il fascismo e il
nazismo avevano consegnato [...] alla coscienza delle generazioni future, [uno dei] luoghi di ricerca di
un’identità, metafore di una visione del mondo »4. Le sujet peut alors faire simultanément de son récit de
voyage un plaidoyer en faveur du Sud mais également un réquisitoire critique envers le Nord, et par
exemple les « prime disgregatrici pressioni sulla tradizione e sui costumi popolari nell’invadenza […] di
una modernità anticristiana e anticontadina già introdotta dagli americani […] e poi normalizzata dal
ricostruito capitalismo italiano »5, dans le cas de l’approche lévienne. On comprend alors la finalité de la
formule “Cristo si è fermato a Eboli” ; il s’agit de formuler une critique globale à un ensemble de valeurs
liées les unes aux autres : « Cristo non vuol dire Cristo, ma vuole anche dire la storia, la civiltà, la
speranza, il progresso e la libertà »6. Le Sud est un outil de critique du réel, ou plus exactement des
formes actuelles du réel ; on peut suivre l’opinion de Cassano qui fait estime que le Mezzogiorno permet de
« leggere criticamente alcuni aspetti cruciali della modernità »7, encore qu’il faille considérer que « il Sud
non è né il fondale estetico di una fuga dalla modernità né un bastione della resistenza comunitaria
contro l’alienazione moderna »8. Toute représentation du Sud se doit d’éviter ces deux écueils, ce qui
accorde encore plus de valeur aux récits des écrivains d’Italie du Nord qui profitent de leur position
1
Tzvetan Todorov, op. cit., p. 26.
Ibid.
3
Ibid., p. 96.
4
Giuseppe Casarrubea, « La Sicilia in Carlo Levi e in Danilo Dolci », in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 40.
5
Giuseppe Carlo Marino, « Carlo Levi : il meridionalismo, i contadini e la « rivoluzione italiana » » in Verso i Sud del mondo, op. cit.,
p. 19.
6
Ibid., p. 8.
7
Franco Cassano, Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 52.
8
Ibid., p. 55.
2
263
décentrée pour juger au mieux les qualités et les défauts de chaque partie. Chacun d’entre eux reconnait
l’existence d’un mythe du Sud mais également celle d’un mythe du Nord. Leur rôle n’est pas de renvoyer les
deux moitiés du pays dos à dos mais plutôt de les réconcilier, une manière pour eux de répondre à l’idéal
de l’intellectuel imaginé par Antonio Gramsci qui voit dans cette figure un « intermediario tra il
contadino e l’amministrazione in generale »1, un médiateur des populations locales auprès des classes
dirigeantes ignorant tout d’elles. Mais derrière cet acte politique, derrière cette démarche citoyenne, on
peut également se demander si les auteurs, en tant que voyageurs, ne réalisent pas un autre idéal, peutêtre moins concret mais plus universel. Chacun de ces récits n’est-il pas l’œuvre d’un découvreur, d’un
héros méditerranéen dont le destin est « di costruire collegamenti e contatti, di costruire ponti, di rendere
pontos quel mare alto e difficile » ?2
1
2
Antonio Gramsci, op. cit., p. 68-69.
Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. 47.
264
CONCLUSION
Le Mezzogiorno laisse une trace chez tous les auteurs. Définir « l’épreuve du Sud » comme un
moment existentiel hors du commun pour celui qui l’a vécue ne saurait impliquer qu’un ensemble de
critère particulièrement varié ; c’est dans cette mesure qu’elle est proprement exceptionnelle : on pourrait
évoquer son déroulement imprévisible, les découvertes qu’elle provoque chez le sujet, amené à
reconsidérer sa vision d’un Mezzogiorno connu jusqu’ici à travers une médiation, comme le prisme de la
vision d’un écrivain du passé. L’abstrait se transforme en concret ; la superficialité laisse place à
l’approfondissement, à une modalité de connaissance inédite. Dès lors que ses frontières font l’objet
d’une analyse attentive, le Sud peut révéler son indéniable originalité : tout se mélange, tout s’entrecroise,
tout va presque jusqu’à abolir les frontières de la réalité. Et dans le même temps, chaque élément
constitutif de l’ensemble tend à accorder un statut d’unicité à la réalité méridionale qui ne cesse d’ouvrir
de nouvelles perspectives au regard de celui qui la contemple. Ce faisceau de données peut à lui seul
expliquer l’impulsion qui a poussé les auteurs de notre corpus à réécrire leur expérience du Sud : ces
derniers auraient tout simplement été fascinés par le monstrum méridional, n’auraient souhaité rendre
compte dans leurs écrits que les innombrables curiosités du Sud. En cela, chacun d’entre n’eux n’auraient
fait que se placer dans une généalogie vieille de plusieurs siècles, remontant notamment au Grand Tour,
mais plus largement à celle du genre de la littérature de voyage au fondement duquel se trouve la
fascination pour l’altérité ; cette fascination amène le sujet à circonscrire l’objet de son analyse tout en
gardant à son égard une forme de distance difficilement réductible. Cette distance se manifeste également
aux écrivains de notre corpus, frappés du sentiment d’Entfremdung, d’inadéquation avec leur
environnement. À ceci près que cette sensation a été dépassée : les écrivains ont été confrontés non plus
avec une simple altérité mais avec une identité, combinant à la fois originalité et ressemblance. Le souvenir
du Sud survit à la durée limitée du voyage, et se prolonge d’autant mieux que le sujet se découvre partie
prenante de la réalité qu’il a observé. C’est là toute l’ambivalence du décentrement du sujet : sans aller
jusqu’à se confondre avec son objet (encore que ce fut le choix de Danilo Dolci), le sujet se découvre lié
à lui. C’est en ce sens qu’il revient du Mezzogiorno en portant sa trace.
Loin de rester à distance l’un de l’autre, le sujet et l’objet de « l’épreuve du Sud » se mettent à se
rapprocher, à entrer dans une opération dialectique pour le moins inattendue. L’étrangeté cède
progressivement le pas à un sentiment de familiarité ; à ce titre, la rencontre de différents groupes
humains contribue à incarner un profond sentiment humain, moral, infiniment plus concret qu’une
sensation esthétique générée par un paysage. Le voyage se transmute en exploration, en découverte d’une
essence cachée. L’angle d’attaque se fait plus analytique, pour ne pas dire scientifique. À ce titre,
« l’épreuve du Sud » opère une redéfinition des frontières du genre littéraire du récit de voyage, en même
265
temps qu’elle permet de réinterroger la notion même de Mezzogiorno. Les deux métamorphoses se
déroulent en parallèle l’une de l’autre ; elles sont même indéfectiblement liées. La connaissance acquise
par le sujet de la tragique réalité méridionale rend la réécriture de cette expérience nécessaire : témoigner
de ce qui a été vu devient un véritable impératif éthique pour le sujet, et non plus la simple expression
d’une sensibilité esthétique. Le moment de ces voyages au Sud compte cependant pour beaucoup dans
cette nouvelle orientation. Le début du XXe siècle a fait du Mezzogiorno un objet d’enquête politique et
littéraire ; les récits de Villari et les considérations d’un Antonio Gramsci ont bouleversé pour jamais
l’appréhension du sud de la péninsule italienne, insérant le critère décisif d’actualité dans l’étude de cette
région. Les témoignages concrets apportés par les méridionalistes ont radicalement modifié l’approche
abstraite qui pouvait présider à toute description littéraire. Les récits de nos auteurs témoignent de
l’irruption d’une dimension politique dans le champ littéraire, celui d’une actualité impossible à nier. Les
ouvrages évoquant la Première Guerre Mondiale ont démontré qu’il était désormais vain de penser
décrire un objet par l’abstraction ; les portraits du Sud des écrivains du Nord en rendent parfaitement
compte. La littérature de voyage se confronte à de nouvelles difficultés figuratives, de nouveaux champs
d’investigation lui sont imposés, mais ce sont paradoxalement ces obstacles qui donnent tous leur prix
aux ouvrages de notre corpus, quel que soit leur positionnement narratif : les vicissitudes égoïstes de
Stefano tout comme le point de vue par endroits abstrait et général de Savinio savent avant tout illustrer
une vérité particulière du Mezzogiorno, plutôt que son exactitude. L’œuvre littéraire portant sur le Sud doit
alors être en mesure de capter, à la manière des complexes tapisseries des femmes sardes, « un momento
eterno e immediato »1. Simultanément abstraite et concrète, la vérité méridionale doit parler au lecteur,
l’identité méridionale doit pouvoir se révéler à lui.
L’identité méridionale gagne toute sa prégnance sur le plan politique, du fait qu’elle implique une
réalité humaine mais également une spécificité culturelle, si ce n’est civilisationnelle ; cette identité incarne
en permanence un système de valeurs, propose une sorte de Weltanschauung, mais se présente surtout
comme un élément irréductible, c’est-à-dire impossible à assimiler à quelque norme que ce soit. C’est
précisément cet aspect qui modifie la nature des récits de voyage des écrivains du Nord. Le rôle de la
littérature de voyage n’est plus de constituer un catalogue de mirabilia, de parcourir le Sud comme on
pourrait parcourir un musée, mais plutôt d’effectuer une sorte de radiographie d’une situation humaine,
politique, économique. Le Mezzogiorno s’incarne dans les ouvrages de notre corpus, prend un visage
humain : le groupe social, qu’il soit réduit ou élargi, qu’il concerne un simple village ou la population de
toute une région, fait véritablement l’objet de toute l’attention des auteurs. Cette thématique vivante,
actuelle, urgente, incite alors les écrivains à faire de leur ouvrage la médiation de cette altérité ; leur
décentrement n’est alors plus un inconvénient, et ce pour deux raisons : d’une part, parce que leur
analyse du Sud se fait en adoptant un angle original, inattendu, et d’autre part, parce que les conclusions
de cette analyse peuvent être directement transmises à un public septentrional dont la connaissance de
1
LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 57.
266
l’Italie du Sud a été progressivement réduite à portion congrue dès lors, comme l’explique Carlo Levi,
que le fascisme a eu tôt fait d’évacuer la questione meridionale. On trouve chez ces auteurs la conscience que
le Mezzogiorno, sans être assimilé brutalement à la norme du Nord, où la modernité joue un rôle
uniformisateur, doit pouvoir être considéré comme partie intégrante du tout italien, en dépit de sa
différence ; et ce à plus forte raison que le cadre du seul monde méridional unifie des réalités
contradictoires. En d’autres termes, la réécriture de « l’épreuve du Sud » n’est plus uniquement abordée
comme une retranscription d’une expérience marquante, pour ne pas dire traumatisante, dans le cas du
confino : le sujet passe au second plan, tend à s’effacer derrière son objet d’étude, encore qu’il conserve un
rôle capital dans l’explicitation du sens de leurs observations effectuées in situ. Leur rôle est bien celui
d’un medium, d’un intermédiaire privilégié : Cristo si è fermato a Eboli a été admiré aussi bien par le lectorat
d’Italie du Nord que d’Italie du Sud, et tout particulièrement par certains auteurs méridionaux comme
Rocco Scotellaro, ce qui prouve l’acuité et la sensibilité manifestée par Levi dans sa description de la
Lucanie fasciste. La réussite d’un livre comme Cristo ne se limite cependant pas à décrire avec pertinence
une expérience humaine hors norme, mais plutôt à en tirer un large ensemble de significations. « Il Sud
non ha solo da imparare, ma anche qualcosa da insegnare », écrit à ce propos Franco Cassano1. Le Sud
devient plus précisément l’outil d’une critique de l’État et de son traitement de la questione meridionale, mais
aussi de la modernité dont le développement généralisé à toute l’Italie d’après-guerre soulève de
nombreuses interrogations : quel visage aura le Mezzogiorno de demain ? pourra-t-on encore parler
d’identité méridionale après cette forme de nivellement, d’effacement des différences ? Le Mezzogiorno des
années 1950 tente d’y répondre, de manière contrastée d’une région à l’autre.
L’interrogation politique d’un Carlo Levi ou d’un Guido Piovene incite à rendre à la questione
meridionale son statut de questione nazionale, suivant l’exemple de l’œuvre des premiers méridionalistes.
Cette réflexion conduit surtout à conclure qu’une nouvelle forme de développement doit être appliquée
dans le Sud, avec comme premier impératif la réduction des disparités : « Il livellamento tutto moderno
tra Nord e Sud è dovuto soprattutto a un’uguaglianza di aspirazioni e bisogni a cui si contrappone una
forte disuguaglianza di mezzi e di possibilità », écrit à ce sujet Stefano De Matteis2. Mais cette aspiration
commune a pour corollaire une seconde interrogation, concernant précisément l’originalité méridionale.
L’assimilation du Sud au Nord peut conduire à un effacement de la spécificité méridionale, de cette unicité
ressentie intensément par les auteurs au cours de leur expérience. Le Mezzogiorno d’après-guerre montre la
pertinence de ce questionnement, et indique la nécessité de réfléchir collégialement à un moyen terme
entre la permanence de cette originalité et l’amélioration globale des conditions de vie. Il s’agit, comme
l’explique Franco Cassano, de poser les bases d’un « universalismo modesto »3, sous la forme d’une
autonomie décrite de la façon suivante par le même Cassano : « Autonomia […] non significa autarchia
culturale, ma apprendimento e immaginazione, confronto con tutte le esperienzr che tentano di battere
1
Franco Cassano, Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 55.
« Cantiere di sopravvivenze », in Narrare il Sud, op. cit., p. 66.
3
Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. XXIX.
2
267
strade non disegnate sulle mappe esistenti e che proprio per questo hanno bisogno di collegardi e
conoscersi »1. Le Sud doit pouvoir acquérir une valeur exemplaire, dans la mesure où cet esprit
d’ouverture évoqué par Cassano peut faire de cette région le lieu de « forme di esperienze preziose e
indispensabili per l’uomo »2. Les significations de « l’épreuve du Sud » sont nombreuses, et excèdent le
cadre de la seule Italie, pour prendre une dimension universelle ; les espoirs et les hésitations qui sont
ceux du sud de la péninsule italienne prennent tout leur sens une fois comparés à un Sud plus vaste.
« Ogni Sud è poi a sua volta Nord di un altro Sud »3. Derrière le sud italien se cache tout un continent,
appartenant pour partie au monde méditerranéen, celui de l’Afrique, mais plus largement de tout une
partie du globe terrestre appelée “Tiers-Monde”, mais également “Sud”. Domination extérieure,
difficulté des conditions de vie, aspiration à une autonomie : les points de contact sont nombreux entre le
Mezzogiorno et les pays colonisés par les grandes puissances européennes, et n’est pas sans frapper certains
auteurs, comme Levi, qui effectuera plusieurs voyages dans des pays aussi variés que l’Inde ou la Chili4.
Les différents voyages effectués par les auteurs de notre corpus se situent donc à un moment
crucial de l’histoire du Mezzogiorno dont ils rendent compte, chacun à leur manière, de la réalité
protéiforme. La mosaïque qu’ils créent prend cependant encore davantage de sens une fois considérée
dans sa globalité. Des effets d’écho, géographiques ou historiques, apparaissent entre certains ouvrages,
et permettent d’aborder le plus d’aspects possibles d’un monde en perpétuelle redéfinition. Le plus
intéressant d’entre eux réside d’ailleurs dans la tendance à la mythification de la réalité ; l’altérité en est
d’ailleurs l’une des formes : « L’idea dell’altro, del non assimilabile, del non assoggetabile alla nostra
razionalità e alla nostra logica non ha aiutato […] i nostri meridionalisti né a emanciparsi né a vivere
meglio. Ma quell’idea rimane un’idea vera, faconda, immensa »5. Les récits des écrivains du Nord font le
constat de la disparition des mythes anciens et des pratiques magiques, mais simultanément constatent la
naissance de mythes littéraires dont ils interrogent la vérité. Dans un monde engagé dans une
transformation incertaine, la littérature finit par occuper la place du récit mythique : « La prose narrative,
le roman spécialement, a pris, dans les sociétés modernes la place occupée par la récitation des mythes et
des contes dans les sociétés traditionnelles et populaires », fait remarquer Mircea Eliade6. On peut
d’ailleurs se demander si les récits des écrivains du Nord se font pas dans leurs ouvrages la critique du
mythe du Nord lui-même7, en constatant l’échec des politiques menées depuis plusieurs décennies, en
montrant en quoi un nouveau Risorgimento doit avoir lieu dans toute la péninsule, après concertation
avec le Mezzogiorno. Reste le mythe du Sud, évoqué de loin en loin par les écrivains septentrionaux : ce
dernier enjeu ne concerne pas tant les écrivains du Nord que les écrivains méridionaux eux-mêmes. Les
1
Franco Cassano, Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 74.
Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. XV.
3
Roberto Koch, « Narrare per immagini », in Narrare il Sud, op. cit., p. 56.
4
Les articles rédigés à partir de ces expériences à l‟étranger figurent dans le recueil intitulé Il pianeta senza confini, Rome, Donzelli,
2003. Pour la ressemblance entre Mezzogiorno et Tiers-Monde, nous renvoyons également à l‟article d‟Erri De Luca, « L’altra parte
del mondo », in Narrare il Sud, op. cit., p. 31-33.
5
Carmine Donzelli, « « L’altro mondo » di Carlo Levi », in Verso i Sud del mondo, op.cit., p. 32.
6
Mircea Eliade, Aspects du mythe, op. cit., p. 233.
7
« Il Sud è il luogo dove si è costruito il mito del Nord », Vincenzo Consolo, in Narrare il Sud, op. cit., p. 82.
2
268
portraits du Sud constitués par un Guido Piovene témoigne d’une grande objectivité, parfois assez
critique envers la représentation que le Sud fait de lui-même. « La giovane letteratura ha elaborato un
modo non romantico di vedere Napoli », observe-t-il1. La lucidité dont font preuve les écrivains du Nord
dans leurs écrits sur le Sud ne correspondent en rien à une démarche agressive : il s’agit pour eux d’en
donner la vision la plus vraie possible afin de la rendre pleinement compréhensible au lecteur. Toute
vision mythifiée court le risque, à terme, de refermer tragiquement le Sud sur lui-même ; toute
représentation fixe et définitive du Sud trahit une crainte du changement, une peur de voir l’identité
méridionale se perdre à nouveau. Deux perceptions du désert méridional s’opposent : doit-il rester une
sorte de terre vierge, immodifiable, ou bien s’attendre à être le théâtre de profondes mutations, de voir
son aspect extérieur comme intérieur changer ? Quoiqu’elle soit partielle et inexhaustive, la vision du
Mezzogiorno par les écrivains du Nord constitue un apport à la réflexion sur cette zone de l’Italie dans la
mesure où elle invite le Nord et le Sud à faire preuve de lucidité et d’ouverture. Le rapprochement des
deux parties de l’Italie que ces ouvrages appellent in fine à effectuer symbolise tous les espoirs investis
dans cette saison particulière de la questione meridionale, au moment même où le pays tout entier doit se
reconstruire économiquement et politiquement. En marge du choix des nouvelles institutions, c’est toute
la communauté nationale qui est appelée à retrouver son unité, à effectuer un second Risorgimento
destiné à corriger les erreurs du précédent. L’occasion est alors donnée d’accorder une valeur nationale
au problème du sud de la péninsule dans ces années d’après-guerre, de faire de la résolution de cette
questione la première victoire du peuple italien après deux décennies de dictature fasciste aux effets de
guerre civile. Paradoxalement, la fin de la reconstruction, annonçant le début du miracle industriel, va avoir
pour conséquence de produire une nouvelle « éclipse »2 du problème du Mezzogiorno, en conduisant les
populations du sud du pays à largement émigrer vers les usines du Nord, en effectuant exactement
l’inverse du chemin emprunté par les auteurs du Nord en leur temps. Autres temps, autres mœurs ? Reste
que la littérature, face aux transformations imposées par la civilisation industrielle, devient au cours de
ces années la seule arme laissée aux auteurs méridionaux pour faire valoir leur voix, le seul moyen
possible de rappeler l’existence, en dépit des métamorphoses radicales du temps présent, d’une identité
méridionale.
1
2
PIOVENE, op. cit., p. 434.
Nous empruntons ce terme à Franco Cassano, Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 16.
269
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
I – ÉDITIONS DES OUVRAGES DU CORPUS



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Viaggio nel Mezzogiorno, Naples, Guida, 1995).
II – OUVRAGES ET ARTICLES
 ANDREONI, Annalisa : Omero italico. Favole italiche e identità nazionale tra Vico e Cuoco, Rome,
Jouvence, 2003.
 BAUDELAIRE, Charles, PICHOIS, Claude (dir.) : Oeuvres complètes I et II, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1975.
 BEVILACQUA, Piero : Breve storia dell’Italia meridionale. Dall’Ottocento a oggi, rome, Donzelli, 1993,
2005.
 CASINI, Paolo : L’antica sapienza italiana. Cronistoria di un mito, Bologne, Il Mulino, 1998.
 CASSANO, Franco : Il pensiero meridiano, Bari, Laterza, 1996, 2005.
 CASSANO, Franco : Tre modi di vedere il Sud, Bologne, Il Mulino, 2009.
 CRAINZ, Guido : L’ombra della guerra. Il 1945, l’Italia, Rome, Donzelli, 2007.
 DE BROSSES, Charles, D’AGAY, Frédéric : Lettres d’Italie du Président de Brosses (I et II), Paris, Le
Mercure de France, 2005.
 DE DONATO, Gigliola (dir.) : Verso i Sud del mondo. Carlo Levi a cento anni dalla nascita, Rome,
Donzelli, 2003.
 DE MATTEIS, Stefano : Lo specchio della vita. Napoli : antropologia della città del teatro, Bologne, Il
Mulino, 1991.
 FOFI, Goffredo (dir.) : Narrare il Sud, Naples, Liguori, 1995.
 ELIADE, Mircea : Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963.
270
 ELIADE, Mircea : Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965.
 GRAMSCI, Antonio, MONTANARI, Marcello (dir.) : La quistione meridionale, Bari, Palomar,
2007.
 HERSANT, Yves (dir.) : Italies. Anthologie des voyageurs français aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris,
Robert Laffont, Bouquins, 1988.
 LEOPARDI, Giacomo : Canti, Milan, Feltrinelli, 2006.
 LEVI, Carlo, ZACCARO, Vanna (dir.) : Il pianeta senza confini. Prose di viaggio, Rome, Donzelli,
2003.
 PAVESE, Cesare, DE MARTINO, Ernesto, ANGELINI, Pietro (dir.) : La collana viola. Lettere
(1945-1950), Turin, Bollati Boringhieri, 1991.
 PROUST, Marcel, TADIÉ, Jean-Yves : À la recherche du temps perdu (I-IV), Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1987.
 SANGIRARDI, Giuseppe : Le paysage dans la littérature italienne. De Dante à nos jours, Éditions de
l’Université de Dijon, 2006.
 SAVINIO, Alberto : Capitano Ulisse, Milan, Adelphi, 1989.
 TODOROV, Tzvetan : Nous et les autres, Paris, Seuil, 1989.
 TOMMASI DI LAMPEDUSA, Giuseppe : Il gattopardo, Milan, Feltrinelli, 1969.
 VILLARI, Pasquale, MARSEGLIA, Luigi (dir.) : Le lettere meridionali e altri scritti, Bari, Palomar,
2007.
III – ÉCLAIRAGES
 DE SANCTIS, Francesco : Un viaggio elettorale, Turin, Einaudi, 1968.
 DOLCI, Danilo : Banditi a Partinico, Palermo, Sellerio, 2009 [1955].
 GALANTI, Giuseppe Maria : Giornale di viaggio in Calabria, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2008
[1792].
 LA CAPRIA, Raffaele : L’armonia perduta, Milan, Mondadori, 1986.
 LEVI, Carlo : Le parole sono pietre, Turin, Einaudi, 1990, [1955].
 MALAPARTE, Curzio : La pelle, Milan, Mondadori, 2001 [1949].
 REA, Domenico : Opere, Milan, Mondadori, 2005.
 SAVINIO, Alberto, Hermaphrodito, Turin, Einaudi, 1981.
 SCOTELLARO, Rocco : L’uva puttanella, Contadini del Sud, Bari, Laterza, 2000.
 VERGA, Giovanni : I grandi romanzi, Milan, Mondadori, 2006.
*
 CAMPOLIETI, Giuseppe : Breve storia del Sud. Dalle origini ai giorni nostri, Milan, Mondadori, 2006.
 GALASSO, Giuseppe : Il Mezzogiorno. Da questione a problema aperto, Rome, Lacaita, 2005.
 GALASSO, Giuseppe : L’altra Europa. Per un’antropologia storica del Mezzogiorno d’Italia, Naples,
Guida, 2009.
 GALASSO, Giuseppe : Mezzogiorno medievale e moderno, Turin, Einaudi, 1975.
 GALLI DELLA LOGGIA, Ernesto : L’identità italiana, Bologne, Il Mulino, 1998.
 MANCINO, Leonardo : Scrittori e questione meridionale. Scrivere a Sud, scrivere il Sud, Bari, Palomar,
2006.
 ZAGARI, Eugenio : La questione meridionale. La storia, le diverse interpretazioni, Turin, Giappichelli,
2008.
271
TABLES DES MATIÈRES
INTRODUCTION…………………………………………………………………….p. 3
I – ALLA CIECA : UN VOYAGE HORS DU COMMUN……………………..…….p. 11
A ) Des voyageurs sans repères…….……………………………………………p. 11
1 ) Le Sud : une expérience impossible ?.....................................................................p. 11
2 ) Un voyage dans le Sud en marge du Sud ?..............................................................p. 18
3 ) S’éloigner, se rapprocher : le Sud plein centre………..…………………….……...p. 23
B ) Les frontières du Sud : donner forme à l’inconnu…………………………...p. 29
1 ) La norme en question. Quelle(s) frontière(s) pour cet univers ?.............................p. 29
2 ) De la prison à ciel ouvert aux fughe in prigione………………………………….p. 33
3 ) Mises au point : une nouvelle géographie du monde méridional………..…..……p. 38
C ) Le désert et ses mirages : artificialité et réalité du Sud……………………...p. 44
1 ) Rêve méridional, décevante réalité ?...............................................................p. 44
2 ) Un encombrant bagage : l’héritage littéraire…………………………………..p. 49
3 ) Mensonges, masques, monstres…………………….………………………p. 53
D ) Profondeur de champ. Quelques paysages-tableaux…………….…….…….p. 59
1 ) Un regard unique, d’infinies perspectives……………………………….…….p. 59
2 ) Baroque méridional……………………………………………………….p. 64
3 ) Des mondes dans le monde ………………….…………………………….p. 69
II – UNICUUM : UNE SINGULARITÉ RÉVÉLÉE………………………………….p. 75
A ) Progresser, immobile : le paradoxe temporel du Sud…………….…………..p. 75
1 ) Tempora (non) mutantur ?................................................................................p. 75
2 ) Contemporaneità, compresenza............................................................................p. 81
3 ) L’arcaico, ou l’immuable réactualisé…………………………………………...p. 86
B ) Un nœud gordien : l’inextricable réalité méridionale….……….….…….……p. 94
1 ) Jeux de miroirs. À la rencontre de la civilisation paysanne……………………….p. 94
2 ) Nord et Sud : de complexes reflets…………………………………………..p. 99
3 ) Pouvoirs, tensions, conflits………………………………………………...p. 106
4 ) Fatum antique, tragédie actuelle………………….………………………….p. 118
C ) De la confusion à la fusion : les éléments unificateurs du Sud….….….…….p. 130
1 ) La double nature d’un monde unique en son genre ………….………….….…..p. 130
2 ) Syncrétisme méridional. L’addition des différences……...………………..…….p. 138
3 ) L’indéfectible solidarité du tout et de ses parties………..……………..……….p. 146
272
D ) La forme et le fond. Les structures de l’unicité méridionale………….……...p. 157
1 ) Une autre géographie, une autre histoire……………………………………...p. 157
2 ) Théâtre, mythe, sacralité. Quand le fond est préféré à la forme…………..….……p. 164
3 ) Des pratiques surnaturelles à la signification bien réelle …………………..……...p. 173
III – LE SUD ORACLE : CONNAISSANCE ET RÉVÉLATION…….…….….….…p. 184
A ) Les tragédies sans paroles : briser le silence…………………………….……p. 184
1 ) Compte à rebours : quand écrire devient une urgence………………………..….p. 184
2 ) Arrière-plans et contrepoints…………….……………………….….….….p. 190
3 ) Connaissance panoramique ou microcosmique ?................................................p. 196
B ) Explorations et investigations……………………………………………….p. 205
1 ) Cadre traditionnel, composantes modernes : quelle dialectique ?............................p. 205
2 ) Hiéroglyphe méridional…………………………………………………....p. 211
3 ) Le dessous des cartes : réalité unie, plans multiples……………………………..p. 217
C ) La réécriture : l’autre voyage au Sud…………………………………………p. 225
1 ) Calcul de distances………………………………………………………...p.
2 ) Voyageur, écrivain. Témoin ?..........................................................................p. 231
3 ) Des mirabilia du Sud à un unicuum littéraire ?.......................................................p. 238
225
D ) L’ultime étape ? La signification de « l’épreuve du Sud »……………….……p. 247
1 ) L’infini et l’indéfini : le combat actuel du Mezzogiorno…………………………....p. 247
2 ) Nord et Sud : le tracé d’un nouvel itinéraire…………………………………....p. 254
CONCLUSION………………………………………………………………………….p. 264
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES………………………………………………..p. 270
273