LES LITTÉRAIRES
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LES LITTÉRAIRES Marc LESAGE sous la direction de Pierre GIRARD Année 2009/2010 Portraits-mosaïque L’identité méridionale dans les récits de voyage d’auteurs d’Italie du Nord au XXe siècle Catégorie Italien Mémoire mis à disposition gratuitement pour une utilisation non commerciale. Utilisation autre que personnelle ou modification interdite sans l’accord du site ou de l’auteur.Document proposé par le site leslitteraires.fr Ecole Normale Supérieure de Lyon Mémoire de Master 2 – Etudes italiennes Portraits-mosaïque. L’identité méridionale dans les récits de voyage d’auteurs d’Italie du Nord au XXe siècle Marc LESAGE sous la direction de Pierre GIRARD Année 2009/2010 1 REMERCIEMENTS Je tiens dans ces quelques lignes à remercier toutes les personnes qui m’ont apporté leur soutien, à commencer par mon directeur de mémoire, M. Pierre Girard, dont les conseils et les remarques m’ont toujours été particulièrement utiles ; je lui exprime également ma profonde gratitude pour sa disponibilité, d’un bout à l’autre de l’année. C’est aussi de tout cœur que j’adresse de chaleureux remerciements à M. Jean-Claude Zancarini, mon professeur de l’ENS. Parmi toutes les personnes m’ayant soutenu ces derniers mois, je tiens tout spécialement à remercier Caroline Laurent, pour sa patience et son esprit critique, mais également mon père, Jean-Pierre Lesage, pour son énergie et tous ses conseils. Je dédie ce mémoire à ma grand-mère, Marina Pizzinato, et à ma mère, Catherine Lesage, mon modèle de courage. En couverture : Nicolas de Staël, Agrigente (1953). 2 INTRODUCTION Quand le Royaume d'Italie voit le jour, en 1861, après plusieurs années de guerres d'indépendance contre l'Empire autrichien et ses alliés, la jeune monarchie voit ses frontières s'étendre à un territoire presque inconnu jusqu'alors. De son côté, la dynastie des Bourbons ne peut que constater la disparition de ce qui fut le Royaume des Deux-Siciles1. L'implosion de l'État bourbonien suite aux campagnes militaires qui menèrent à la capitulation de son dirigeant, François II, fait alors naître de nouvelles provinces, des montagnes des Abruzzes à la Sicile insulaire2, qui unissent leur destin à celui du jeune royaume italien conduit par Victor-Emmanuel II. Mais le Royaume des Deux-Siciles a beau avoir disparu politiquement3, ses frontières semblent néanmoins laisser une trace profonde sur le sol italien. Le long de la ligne qui séparait le territoire des États pontificaux et celui de la monarchie des Bourbons va naître une nouvelle démarcation, peut-être encore plus profonde, celle du Nord et du Sud. L’Italie du Sud, telle que nous l'appelons communément aujourd'hui, a d’une certaine manière épousé - si ce n’est calqué - géographiquement les limites d'une entité historique particulière. Mais audelà de ce phénomène, il est surtout possible de remarquer combien la distinction qui a été instaurée entre ces deux parties de la péninsule italienne fut liée à la constatation d’une réalité précise, du reste mise en relief dès les premières années de vie de l’Italie en tant qu’état unifié. Le Sud de l’Italie est pour ainsi dire né de l’émergence de profondes disparités économiques et sociales vis-à-vis des régions septentrionales du pays, notamment du Piémont, en cours d’industrialisation à l’heure des Guerres d’Indépendance de l’Italie. De nombreuses études historiques ont montré la nécessité d’apprécier de façon objective la part de développement industriel et économique de l’Italie du Sud sous le règne des Bourbons4 ; en revanche, il convient de noter que ce développement ne fut pas généralisé à tous les 1 Né de la réunion du Royaume de Naples et du Royaume de Sicile, le Royaume des Deux-Siciles fut gouverné par la dynastie des Bourbons pendant près de 130 ans (exception faite des années 1806-1815, où le royaume fut dirigé par Joseph Bonaparte puis par Joachim Murat ; c‟est d‟ailleurs en 1816, suite au Congrès de Vienne, que cet état prend son appellation de Royaume des Deux-Siciles), depuis l‟avènement au trône de Charles VII, en 1734, jusqu‟à la capitulation de François II après le siège de Gaète, en 1861. 2 Rappelons-les pour mémoire : Abruzzes, Molise, Campanie, Basilicate, Pouilles, Calabre, auxquelles s‟ajoutent les deux îles : Sardaigne (qui faisait toutefois partie du territoire du Royaume de Piémont-Sardaigne) et Sicile. 3 La transformation institutionnelle est assez importante pour être signalée : on passe d‟un « stato autonomo » à celui d‟un « insieme di province » (Piero Bevilacqua, Breve storia dell’Italia meridionale. Dall’Ottocento a oggi, Rome, Donzelli, 1993 [2005], p. 61). L‟autonomie devient une mise sous tutelle : le sort de l‟Italie méridionale est désormais entre les mains d‟un État national, de plus grande ampleur. 4 La période historique pré-unitaire est illustrée dans le Mezzogiorno par un « aumento costante e ininterrotto nel corso del tempo di popolazione e ricchezza » (ibid., p. 32). Le processus d‟urbanisation, malgré sa vitesse réduite a tout de même lieu : Naples est l‟une des villes les plus peuplées d‟Europe au début du XIX e siècle. En marge des centres urbains, de nombreux territoires nécessitent de la part du gouvernement bourbon d‟importantes opérations de réhabilitation, de bonifica. Dans le même temps, le régime monarchique tâche de donner à l‟Italie du Sud les infrastructures nécessaires pour favoriser son ancrage dans la modernité : 4500 km de route sont construits entre 1815 et 1860, la première ligne de chemin de fer est ouverte en 1839, de Naples à Portinico. L‟industrie mécanique et métallurgique commence à se développer, en dépit du fait que « si trattava di un incremento sensibile ma sicuramente al di sotto delle necessità di quelle regioni » (p. 37). 3 territoires gouvernés par cette monarchie, et demeura de fait assez parcellaire, créant des disparités au sein même de cet espace méridional. Ce qui fut englobé sous le terme générique de Sud renvoyait, avant tout, à une situation sociale et économique particulière, caractérisée notamment par l’état de pauvreté d’une très large partie de la population1. Cette toute première définition se fit en creux, par défaut. Mais il est important de noter combien la ligne de démarcation entre le Nord et le Sud de l’Italie ne correspond en rien à une quelconque réalité officielle : l’emploi de ces deux notions fut d’emblée arbitraire et les frontières auxquels ils étaient censés renvoyer purement imaginaires. L’emploi du mot « Sud » nous permet alors de nous confronter à la question de l’identité, et pas seulement géographique, de cette zone de la péninsule italienne. En nous penchant sur les dénominations qui lui ont été appliquées (le plus souvent par convention), il nous est possible de distinguer deux tendances diamétralement opposés. D’un côté, nous remarquons que les locutions employées pour désigner la zone inférieure de l’Italie sont nombreuses : le Sud, le Mezzogiorno, le Meridione, l’Italie du Sud. À quelle réalité sont-elles censées renvoyer ? On pourrait en conclure que ces quelques synonymes ont eu pour but de cerner la réalité de ce territoire. Un problème demeure toutefois : chaque terme, aussi unificateur qu’il veuille bien être, ne saurait, et ce d’autant plus s’il est forgé et appliqué de manière arbitraire, témoigner de manière exhaustive des réalités très contrastées qui sont celles du sud de la péninsule italienne. Toutes les périphrases que nous avons pu citer se placent à un niveau beaucoup trop général pour être tout à fait adéquates. C’est en cela que nous pouvons parler d’une deuxième tendance, contradictoire avec la première. L’effort concédé dans la recherche d’une terminologie applicable au territoire qui nous occupe ne se borne pas à vouloir l’unifier, le cerner, quitte à superposer toutes les dénominations les unes aux autres, dans l’espoir d’embrasser le plus grand nombre d’aspects possibles de cette région de l’Italie. Bien au contraire, il apparaît que ces expressions mettent à part le Sud, contribuent à l’exclure, à le considérer comme intrinsèquement différent du Nord, sans préciser d’ailleurs sur quels critères se joue cette mise à l’écart. Ainsi, le Sud acquiert une identité du fait qu’il n’est pas identique au Nord ; et cette idée de la nonconformité du Sud vis-à-vis du Nord contribua dans une grande partie à l’enracinement du fonctionnement bipolaire de l’activité économique et surtout politique de l’Italie. Mais elle fut également l’un des principaux fondements du concept crucial dans la compréhension du Mezzogiorno : la « questione meridionale », sur laquelle nous reviendrons largement au cours de cette étude. Il est avant tout nécessaire de comprendre en quoi le Sud a pu être aussi rapidement mis en lumière durant la période qui suivit la fin de l’Unité italienne, au point d’être uniquement délimité par les anciennes frontières du Royaume-des-Deux-Siciles. Le premier élément de réponse tient aux disparités profondes qui rendaient la situation de la population du Sud radicalement différente de celle du Nord de 1 La situation est particulièrement alarmante dans les campagnes méridionales, règne du latifondium, répartition inégalitaire propre au Sud des terres cultivables : « Poche famiglie possedevano tenute di diverse migliaia di ettari » (ibid., p. 39). Le Sud est en proie à des phénomènes de domination d‟une partie de la population au profit d‟une autre, une situation illustrée et commentée à différentes reprises par les auteurs d‟Italie du Nord au cours de leurs voyages. 4 l’Italie. Comme nous l’avions mentionné, cette situation se caractérisait par un état de pauvreté alarmant, souvent accru par l’analphabétisme1. S’ajoutait à cela le retard industriel dans lequel se trouvait la plus grande partie du territoire, à l’exception notable de quelques grands centres urbains qui bénéficiaient des infrastructures construites sous l’impulsion du régime des Bourbons2. Enfin, il est important d’évoquer un phénomène proprement méridional, celui du brigandage, très répandu dans le Sud de la péninsule. On peut lire dans le refus manifesté par les brigands de se soumettre à l’autorité du régime des Bourbons, tout autant qu’à celui de celui de la maison de Savoie, l’une des expressions les plus emblématiques de ce qui a peu à peu transformé le Sud en véritable État dans l’État, ses frontières jusque là purement imaginaires prenant alors davantage de valeur3. Au point que le Sud de l’Italie semble lui aussi constitué d’un Nord et d’un Sud, constitué des deux « pôles », offrant le moyen de structurer cet monde en soi : au nord, sur le continent, Naples, ancienne capitale royale, et au sud, la seule Sicile. Autant dire deux univers hermétiquement clos, singularisés aussi bien par un dialecte que par une culture riche de siècles d’Histoire. Reste que le fait de percevoir le Sud comme un monde à part, en dépit de la cohésion que cette vision peut lui accorder, ne résout pas la question des disparités internes à cet espace4, pas plus qu’elle ne résout celles qui se jouent avec le nord du pays. Car cette identité que l’on donne au Sud ne provient pas d’une connaissance réelle de ce territoire ; il demeure étranger au pays dont il fait pourtant légitimement partie5. L’opposition entre Nord et Sud a donc eu pour conséquence de consacrer la singularité de la partie méridionale de l’Italie, mais à cette singularité s’est rajoutée une mise à distance : le Sud, malgré sa continuité géographique avec le Nord, reste éloigné, dans la mesure où il demeure inconnu, ou du moins connu de manière trop parcellaire. La fin du XIXe siècle a cependant été le théâtre d’un mouvement de rapprochement du Sud en direction du Nord, à travers deux grandes manifestations, venues des deux parties du pays. La première d’entre elle est sans doute la plus célèbre et la plus évidente, car elle a 1 En 1881, la part de la population méridionale encore analphabète oscille entre 75% et 85% selon les régions. Ce pourcentage diminue avec le temps mais reste tout de même à hauteur de 47% au début du XX e siècle (cf. ibid., p. 116-117 pour les données exactes). 2 Grâce à l‟action politique du régime bourbon en faveur des secteurs industriels en développement, la différence entre Nord et Sud restait potentiellement résorbable au moment de l‟Unité. « Le distanze fra il Nord e il Sud, sul piano della struttura industriale, non erano così rilevanti come lo sarebbero diventate in seguito » (ibid., p. 55). Mais cette industrie possédait de graves limites ; Bevilacqua propose quelques facteurs : « ristrettezza del ceto imprenditoriale », « ristrettezza del mercato interno », absence de « quella contiguità fisica con gli stati europei in corso di industrializzazione » (p. 58). Autant d‟éléments qui allaient progressivement mettre le Mezzogiorno en marge du processus italien d‟industrialisation à grande échelle. 3 Nous pouvons d‟ailleurs citer la formule de Franco Cassano qui synthétise très bien cet état de fait : « Lo Stato è uno ma le Italie sono molte » (in Tre modi di vedere il Sud, Bologna, Il Mulino, 2009, p. 10). Quant au phénomène du brigandage, Piero Bevilacqua l‟analyse comme étant d‟« anarchiche rivolte di matrice contadina ma animate da profonde e contradditorie esigenze di giustizia sociale » (op. cit., p. 64). Cette manifestation propre au Sud illustre en soi la méfiance farouche d‟une partie de la population envers ces «nouveaux maîtres » du Sud, faisant suite aux Bourbons. 4 Selon Antonio Gramsci, dans son livre La quisitione meridionale (Marcello Montanari (dir.), Bari, Palomar, 2007), « il Mezzogiorno può essere definito una grande disgregazione sociale » (p. 67), où se fait jour un manque criant de « coesione [della] grande massa contadina » (ibid.). Le philosophe napolitain repère également d‟autres disparités au sein même de la société méridionale, notamment celle qui renvoie dos à dos la classe paysanne et celle des intellectuels, qui devraient pourtant être une sorte d‟« intermediario tra il contadino e l‟amministrazione in generale » (p. 68-69). Un texte comme Cristo si è fermato a Eboli montrera d‟ailleurs « l‟aspra avversione per il contadino lavoratore » que possèdent des personnages comme le podestat du village de Gagliano ou les deux médecins, Milillo et Gibilisco. 5 Comme l‟explicite Antonio Gramsci, l‟un des facteurs ayant fait naître la question méridionale réside dans le fait que le Sud soit tenu à l‟écart des « meccanismi identitari della Nazione » (ibid., p. 32). Gramsci confirme que l‟identité du Sud est donc bien un enjeu majeur du problème méridional dans son ensemble. Le Sud représente pourtant 12 millions de personnes ! 5 consisté en une défense du Sud par le Sud, formulant pour la première fois la questione meridionale. C’est dans les années qui suivirent l’établissement du régime monarchique en Italie que parvinrent à la connaissance des dirigeants politiques l’état de pauvreté dans lequel était plongé la moitié du pays, dans l’espoir de faire naître chez les détenteurs du pouvoir une prise de conscience1. Le napolitain Pasquale Villari2 fut l’une des figures les plus emblématiques de cette première manifestation politique mais aussi littéraire de la questione meridionale. Ses Lettere meridionali sont l’un des textes fondateurs de ce courant de la pensée politique italienne de la fin du XIXe siècle dans la mesure où ces lettres (ainsi que les ouvrages postérieurs du même Villari) rendent compte avec une acuité notable de l’ensemble des difficultés rencontrées par le Mezzogiorno3. Suivant l’exemple de Villari, d’autres intellectuels et hommes politiques nés dans le Sud contribuèrent à enrichir la description de la région initiée par Villari, tout en soumettant des propositions sur le plan de l’action politique4. Le dernier grand texte de cette « saison » de la questione meridionale fut écrit en 1926, par Antonio Gramsci, dans des circonstances difficiles, politiquement parlant5. Avec le fascisme, le courant méridionaliste de la pensée politique italienne ne pouvait plus espérer avoir autant de force qu’avant l’arrivée au pouvoir de Mussolini, comme nous le verrons ultérieurement. Reste que la questione, posée ouvertement avant la Première Guerre Mondiale, ne pouvait que se résigner au silence, en attendant d’être relayée par d’autres personnalités littéraires, peut-être plus inattendues : les auteurs d’Italie du Nord. En effet, les apports à une connaissance du Sud n’ont pas été seulement fournis par des écrivains issus de ces régions ; les auteurs du Nord de l’Italie ont eu eux aussi l’occasion de se rendre en personne sur le terrain, apportant un nouvel éclairage à cette réflexion. La parole se décentre, glisse vers des auteurs qui sont alors en mesure de relayer la questione meridionale aux travers de leurs écrits. Le point de 1 Pour comprendre l‟enjeu politique représenté par la questione meridionale, il est nécessaire de la replacer dans le contexte historique précis dans lequel elle a vu le jour, à savoir l‟Unité italienne. Comme le montre Franco Cassano, l‟émergence de la questione provient d‟un effet de « comparazione » (ibid, p. 10) entre la situation socio-économique du Nord et celle, bien différente du Sud : « Il riconoscimento di questo divario coincide con la nascita della questione meridionale » (p. 11). 2 Pasquale Villari (1826-1917), l‟un des premiers « méridionalistes » connus mena une importance carrière politique à la fin du XIXe siècle, étant député puis sénateur, mais également ministre de l‟Instruction Publique. La publication de ses Lettere meridionali intervint en 1878. 3 Nous renvoyons pour plus de détails à l‟introduction de Luigi Marseglia aux Lettere meridionali, Bari, Palomar, 2007, p. 5-37. 4 La défense de la cause méridionale est relayée par des personnalités politiques d‟importance, comme Giustino Fortunato ou Gaetano Salvemini (par ailleurs fondateur du mouvement « Giustizia e libertà », en 1929, aux côtés notamment, de Carlo Levi), mais encore Sonnino et Franchetti, « [che] furono dei pochi borghesi intelligenti che si posero il problema meridionale come problema nazionale e tracciarono un piano di governo per la sua soluzione » (Gramsci, op. cit., p. 72) . Cette effervescence politique conduit d‟ailleurs à la mise en œuvre de chantiers publics visant à la création d‟infrastructures en Italie du Sud ; l‟aqueduc construit dans les Pouilles, à partir de 1906, pour irriguer les terres arides de la région est peut-être le plus emblématique d‟entre eux. Mais force est de constater que ces mesures ne s‟assortirent de la véritable continuité qui aurait été nécessaire à cette entreprise de restructuration de longue haleine. De sorte que Gramsci dira que ces actes politiques du début du XX e siècle n‟auront été que les « embrioni di quella che sarà la soluzione del problema meridonale » (ibid., p. 54). « [I primi meridionalisti] coglievano infatti il modo originale in cui i vecchi rapporti feudali si erano trasformati in quelle campagne, dando vita ad un aspetto sociale distorto e carico di tensioni » (Piero Bevilacqua, op. cit., p. 67). 5 Dans La quistione meridionale (op. cit., Bari, Palomar, 2007), Gramsci s‟attache à replacer le problème de l‟Italie dans le contexte historique où ce dernier a vu le jour : le Risorgimento. La rupture entre Nord et Sud s‟est jouée au moment où la partie méridionale de la péninsule a été exclue du processus d‟unification nationale : « [Il Mezzogiorno] era una parte del territorio [del Regno d‟Italia] che veniva a essere escluso dalla formazione politica dell‟unità nazionale » (p. 14), notamment en raison du lien étroit qui unissait alors le Sud avec l‟Eglise, hostile à la formation de l‟État italien (les États Pontificaux seront officiellement ralliés à l‟Italie unifiée en septembre 1870). L‟État en a cependant pris conscience, ce qui a initié l‟interrogation sur la question méridionale, qui selon Gramsci est une « variante italiana del problema storico del rapporto città-campagna » (p. 11). D‟ailleurs pour le philosophe sarde, la quisitione ne peut se résoudre qu‟avec un reconnaissance et un retour à l‟équilibre entre la ville et la campagne, grâce à « una forma di democrazia che […] consenta l‟accesso ai consumi di ceti esclusi o collocati ai margini del mercato e che, quindi, produca l‟ampliamento delle forme di cittadinanaza » (p. 41). 6 vue de ces auteurs nous paraît tout aussi digne d’intérêt que celui des écrivains méridionaux eux-mêmes pour différentes raisons. La première tient au fait que le point de vue extérieur, pour ne pas dire objectif de ces écrivains offre un point de vue inédit à la description du Sud : l’extériorité de ces écrivains vis-à-vis de leur objet d’écriture pourrait leur garantir une hauteur de vue particulièrement utile dans le cadre de leur récit. La deuxième raison renvoie à la confrontation directe des écrivains avec non seulement le Mezzogiorno mais aussi les mythologies en vigueur sur le Sud. Les idées reçues, les lieux communs qui ont été appliqués à la partie méridionale de l’Italie sont connues des auteurs du Nord ; il est même possible qu’ils aient décidé d’y croire. Dans ce cas, leur descente dans le Sud serait l’occasion d’une réévaluation de ces préjugés. Les auteurs verraient d’un côté se détruire une certaine vision du Sud tandis que de l’autre naîtrait peu à peu une idée plus précise de ce qu’est intimement cette terra incognita : ils participeraient donc à la construction de l’identité du Sud. Enfin, le point de vue des individus permet d’aborder le Sud comme une découverte, une révélation. Ce qui est était encore inconnu, ou partiellement connu, se trouve révélé, non seulement à l’écrivain, mais aussi à son lecteur, qui suit pas à pas le parcours de découverte qui lui est proposé. La vision du Sud par ces auteurs n’est pas seulement originale. Elle possède également une qualité inestimable : celle de regarder le Sud d’un œil neuf. Signalons en outre que le contexte historique global dans lequel cette expérience se déroule n’est pas dénué d’importance. Les années qui suivirent la fin de la Première Guerre Mondiale virent l’avènement de Mussolini et du régime fasciste dans toute l’Italie ; au cours de cette période la questione meridionale n’a plus été en mesure d’être entendue de manière aussi forte qu’à la fin du XIX e siècle, malgré la politique paternaliste conduite par le régime mussolinien qui s’intéressa, dans de pures visées politiques à l’amélioration ponctuelle de diverses zones de la région1. On ne peut que constater la fin d’une sorte de première phase de l’incarnation littéraire du questionnement sur le Sud. Dans le même temps, le Sud devint pour la dictature mussolinienne un espace idéal de confinement des intellectuels contestataires, le lieu du confino, c’est-à-dire de l’exil, qui toucha Carlo Levi ou Curzio Malaparte, et Gramsci lui-même2. Si la plupart des écrits évoquant la réalité sociale et économique du Sud ne pouvaient espérer être publiés durant cette période, l’époque du fascisme fut pour certains individus le moment de l’expérience du Sud, notamment dans le cadre particulier du confino. C’est après la Seconde Guerre Mondiale seulement qu’eut lieu la publication de ces ouvrages, et de ce fait la découverte de la réalité méridionale à travers le regard de ceux qui l’avaient côtoyée pendant leurs années d’exil. À ce titre, le livre de Carlo Levi Cristo si è fermato a Eboli est tout à fait emblématique de ces deux moments distincts. Carlo Levi fut exilé en Lucanie (l’actuelle Basilicata) en 1935 et 1936 ; il commença la rédaction de son ouvrage pendant la guerre avant 1 Gramsci souligne d‟ailleurs que le régime fasciste a tenté de résorber les disparités Nord-Sud « con la mobilitazione delle classi subalterne tentando di organizzare un sistema corporativo attuando politiche di Welfare » (ibid., p. 31-32). 2 Comment définir la terre de confino ? S‟agit-il encore de l‟Italie ou bien d‟un territoire autre, excentré, conçu comme un lieu de punition ? L‟instauration de l‟exil politique dans le Mezzogiorno par le régime fasciste ne fait en fin de compte que révéler davantage l‟altérité que représente le sud du pays. Elle réunit la marginalité géographique à la marginalité politique. 7 d’être publié chez l’éditeur turinois Einaudi au sortir de la guerre, en 19451. Le conflit mondial a très souvent fait office de pivot dans la genèse des ouvrages méridionaux des ces écrivains, l’expérience venant en amont et la réécriture, suivie de la publication, en aval. Le milieu des années 1920 et le début des années 1930 peuvent donc constituer une borne temporelle importante dans l’histoire de ces récits portant sur le Mezzogiorno. Et comme nous l’avons dit, la décennie qui suivit le second conflit mondial eut pour effet de relancer la dynamique de l’interrogation sur la questione meridionale, en permettant à cette réflexion de se déployer de nouveau en politique et en littérature2. Dans le contexte de la reconstruction, les nouveaux instantanés du Mezzogiorno que donnèrent les auteurs du Nord purent d’ailleurs être comparés avec ceux de l’Italie du Sud de la période fasciste, permettant de voir quelle avait été l’évolution entre deux moments précis de son histoire. Le contre-chant apporté par les auteurs septentrionaux, loin d’être discordant avec celui des méridionalistes, s’inséra parfaitement dans cette nouvelle phase de la réflexion sur le Meridione : alors même que le Sud devint un sujet de préoccupation politique au plus haut niveau pour les dirigeants de l’Italie d’après-guerre, la littérature contribua à ouvrir les consciences au problème du Sud, grâce à la réécriture d’expériences humaines et sociales hors du commun. Si le voyage effectué dans le Sud de l’Italie peut sembler tout à fait hors du commun, nous ne pouvons tirer cette conclusion qu’après avoir spécifié le contexte historique précis dans lequel les écrivains du Nord se sont rendus dans les régions méridionales du pays. En effet, s’il est possible de dire qu’une grande partie des récits des auteurs du Nord appartient au genre de la littérature de voyage, nous ne pouvons pas estimer que leur expérience est en tout point identique à celle des voyageurs du Grand Tour au XVIIIe siècle. L’Italie du Sud de la première moitié du XXe siècle n’est en rien celle qu’a pu connaître le Président de Brosses lorsqu’il visita la péninsule italienne dans les années 17303. L’expérience des auteurs du Nord conduit ces derniers à une confrontation avec la réalité sociale et économique, dont ils se font très largement l’écho. Difficultés de la vie rurale, pauvreté de l’ensemble de la population, persistance d’une culture traditionnelle à l’heure de la modernisation du pays : la description de tous ces phénomènes fait de l’expérience de ces auteurs une sorte d’unicuum littéraire. À ce titre, ces récits sont assimilables à une sorte de photographie de l’Italie méridionale à différents moments du XXe siècle. La grande diversité dans les ouvrages est en outre remarquable, au point que la question de leur genre se 1 Après avoir passé quelques temps en France, Carlo Levi passe une partie de la guerre à Florence. C‟est du mois de décembre 1943 au mois de juillet 1944 qu‟aura lieu la rédaction de Cristo si è fermato a Eboli. « La casa era un rifugio : il libro una difesa attiva, che rendeva impossibile la morte », écrit-il en 1963 dans une lettre à Giulio Einaudi, son éditeur, en guise de préface à une réédition de son ouvrage. 2 Il faut donc attendre la fin de la dictature pour que le Mezzogiorno ne fasse de nouveau entendre ; comme l‟écrit Cassano, l‟aprèsguerre est le moment où « le masse contadine iniziano drammaticamente a far sentire la loro spinta » (op. cit., p. 12). La questione meridionale devient un enjeu moral pour la République naissante, qui n‟hésite pas à inscrire dans sa constitution un principe national de solidarité envers les régions les plus démunies du pays. Dans le même temps, de nouvelles voix méridionales décrivent le Sud d‟après-guerre, d‟Elio Vittorini à Leonardo Sciascia, reprenant le flambeau des méridionalistes politiques des années précédant les premier conflit mondial. D‟une guerre à l‟autre, rien n‟a changé pour le Sud, mais l‟après-guerre marque un regain de compréhension entre l‟État et la partie méridionale de son territoire, mais surtout, du point de vue des populations locales, une « crescente fiducia nei confronti dell‟autorità pubblica » (Piero Bevilacqua, op. cit., p. 134). 3 Les relations de ces voyages italiens sont regroupés dans les deux volumes des Lettres d‟Italie du Président de Brosses, Paris, Mercure de France, 2005. Nous renvoyons également au volume publié sous la direction de Yves Hersant : Italies. Anthologie des voyageurs français aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 1988. 8 pose aussitôt. Il semble difficile de trouver une catégorie commune précise à tous ces textes, qui sont parfois de véritables récits de voyage mais également des nouvelles ou des journaux intimes. Il arrive même de ne pas trouver de terminologie exacte pour définir le genre de certains d’entre eux : à titre d’exemple, Cristo si è fermato a Eboli de Carlo Levi n’est pas un roman ni un journal intime. Notre étude tâchera donc de convoquer tous ces différents genres, en respectant la période historique précédemment définie. Carlo Levi est l’un des auteurs les plus emblématiques ayant écrit sur le Mezzogiorno ; notre travail ne saurait se passer de ses ouvrages. Nous avons par conséquent choisi de retenir Cristo si è fermato a Eboli (1945)1, renvoyant à une expérience vécue durant le régime fasciste mais aussi Tutto il miele è finito (1964), évoquant deux voyages effectués en Sardaigne dans les années 1950 et au début des années 1960. Il en ira de même pour Alberto Savinio, dont nous avons choisi son Capri (rédigé en 1926) ainsi que son recueil d’articles parus dans différents journaux puis réunis sous le titre Partita rimandata. Diario calabrese (1948), évoquant les élections parlementaires de cette même année. Nous avons également souhaité inclure deux témoignages de tout premier ordre sur le confino, écrits respectivement par Curzio Malaparte (Fughe in prigione, 1954) et Cesare Pavese (Il carcere, publié en 1948 mais écrit dix ans plus tôt). Il est d’ailleurs à noter que Pavese est le dédicataire de l’ouvrage de Malaparte, et que l’expérience du confino est le motif central de Il carcere et de Terra d’esilio, nouvelle de 1936. Il est aussi intéressant de confronter deux récits de voyages, l’un effectué avant-guerre par Giuseppe Ungaretti (Viaggio nel Mezzogiorno), l’autre après-guerre par Guido Piovene (Viaggio in Italia) ; l’œuvre de ce dernier est d’ailleurs l’un des témoignages les plus précis sur la période de reconstruction de l’Italie, quelques années après la fin du conflit mondial. Enfin, il nous a paru bon de convoquer la personnalité originale de Danilo Dolci, né en Italie du Nord mais ayant fait le choix de s’établir en Sicile. Ses Racconti siciliani, écrits entre 1952 et 1960 sont particulièrement révélateurs de la difficulté extrême des conditions de vie de la classe rurale sicilienne, décrite au plus près, dans les moindres détails. Nous devons à présent en venir à ce qui fait tout le prix de ces récits des écrivains septentrionaux. Comme nous l’avons vu, ces ouvrages consistent en une réécriture, plusieurs années après les faits dans certains cas, d’une expérience de vie. Mais quels sont les éléments qui nous permettent de lui donner cette valeur hors du commun ? L’une des principales raisons pourrait tenir à la violence qui semble inhérente à cette expérience. Le bouleversement humain que peut constituer des années de confino, de résidence forcée dans un territoire inconnu, mais aussi la découverte d’une réalité sociale tragique sont l’une des expressions les plus percutantes de cette violence. De sorte que le voyage (contraint ou non) en Italie du Sud constitue pour celui qui l’accomplit une sorte de moment emblématique, une rupture inédite et imprévue dans le cours de son existence, une sorte d’infléchissement de sa trajectoire. Pour employer une comparaison tirée du domaine scientifique, il y aurait pour ces individus expérience dans la mesure où ils seraient semblables à des corps plongés dans un milieu qui leur est étranger, une expérience censée produire sur eux une réaction à l’origine de la réécriture littéraire de ce moment particulier de leur 1 Pour les références éditoriales exactes de ces ouvrages, nous renvoyons à la bibliographie située à la fin de ce travail. 9 existence. On pourrait même parler d’épreuve du Sud, étant donné que cet événement existentiel est le plus souvent subi par le sujet (surtout dans le cas d’un confinato), mais consiste également en une révélation brutale d’une réalité jusque là inconnue, comme pouvait l’être la misère de la population méridionale. Véritable choc, la découverte du Sud est à même de marquer durablement le sujet, de l’impressionner, comme on pourrait le dire d’un film photographique. Après avoir constitué un moment particulier d’une vie, cette expérience se poursuit dans la mémoire du sujet, puis dans son travail littéraire, une fois devenu écrivain : c’est dire la place occupée par ce qui put ne représenter que quelques jours dans le cours d’une vie, surtout dans le cadre d’un simple voyage. D’où un questionnement supplémentaire : comment définir l’individu qui accomplit cette épreuve ? Il s’agit du sujet de cette dernière, encore que deux termes puissent être tout aussi légitimes, voyageur et auteur, dans la mesure où ils rendent compte de l’évolution du statut du sujet : ce dernier est un voyageur au moment de son exploration du Mezzogiorno mais devient auteur dès lors qu’il revient dans le Nord pour la réécrire. Du fait que ces deux temps sont étroitement liés, nous serons même amenés à fusionner ces deux termes pour démontrer leur interdépendance. L’épreuve du Sud, polarisant donc à elle seule ces divers éléments, ne peut que prendre un relief tout à fait singulier : elle devient unique, au même titre que l’espace où elle a lieu. L’épreuve du Sud à laquelle sont confrontés les écrivains septentrionaux s’avère marquante à un point tel qu’elle peut devenir non seulement une sorte de point névralgique de l’existence du sujet mais également de sa production littéraire. Dans le même temps, les auteurs deviennent des témoins à part entière d’une réalité qui s’impose véritablement à eux. Malgré son extériorité a priori, le sujet entre en rapport avec la population méridionale, jusqu’à se mettre parfois sur le même plan qu’eux, surtout dans le cas d’un confino : Carlo Levi a partagé l’isolement contraint des habitants du village de Gagliano (aujourd’hui Aliano). C’est donc cette proximité avec l’objet décrit, qu’il s’agisse d’hommes, de villes ou de paysages, qui a permis aux auteurs d’acquérir une nouvelle forme de connaissance du Sud, inédite par ailleurs : profonde, si ce n’est intime. Le Sud est devenu plus familier à ces auteurs ; mais tandis que les barrières et les idées reçues se sont peu à peu détruites par cette opération de connaissance et d’approfondissement dans des directions variées, une prise de conscience a émergé : le Sud n’est pas conforme aux images que l’on a voulu lui appliquer de force, il est également unique en son genre, ce que les écrivains ne peuvent manquer de remarquer. Ces productions littéraires traitant du Mezzogiorno se trouvent à la convergence de deux chemins apparentés l’un avec l’autre : l’unicité d’une expérience de vie et l’unicité d’un véritable monde en soi. Et s’il est possible de dire que le Sud a modifié l’identité des écrivains du Nord, il est tout à fait certain d’estimer que les récits de ces écrivains ont eu une influence sur l’expression de l’identité du Sud. Il conviendra donc de se demander dans quelle mesure ces textes, suivant un itinéraire mental partant de la déconstruction d’idées reçues et débouchant sur une prise de conscience, ont contribué à construire cette identité, en dépassant cette « épreuve du Sud » pour en offrir une connaissance, si ce n’est une reconnaissance, inédite. 10 Lorsque le Sud s’incarne pour les sujets des expériences de voyage, cet espace s’impose d’emblée comme le lieu d’une perte de repères. L’homme du Nord se sent viscéralement arraché à son univers familier et découvre de manière parfois brutale une réalité qui ne correspond en rien à ses codes habituels. C’est cet arrachement, cette prise de distance subie qui nous intéresse dans ce premier moment, car c’est l’étape liminaire obligatoire précédant le moment d’une construction de l’identité du Sud. Après cette phase de destruction va suivre une forte prise de conscience de la fondamentale différence du Sud. Le Sud n’est alors plus conforme à la vision traditionnelle qu’on en donnait, mais s’avère fonctionner d’une manière radicalement différente du reste de l’Italie, en marge. C’est ce tournant décisif dans la construction identitaire du Mezzogiorno qu’il faudra analyser ensuite. Dès lors, le Sud ne peut être considéré comme une simple altérité vide de sens. Bien au contraire, l’épreuve du Sud agit comme un révélateur et découvre une véritable unicité de ce territoire qui propose une sorte de contrechant juxtaposé à la civilisation incarnée par le Nord. Les auteurs en sont pleinement conscients, le déchiffrent et l’insèrent dans le processus de réécriture de l’expérience. La connaissance s’enrichit, s’approfondit, jusqu’à devenir une révélation, comme nous le constaterons en dernière instance. 11 ALLA CIECA : UN VOYAGE HORS DU COMMUN DES VOYAGEURS SANS REPÈRES LE SUD : UNE EXPÉRIENCE IMPOSSIBLE ? En dépit de leurs évidentes disparités, tous les ouvrages des écrivains du Nord portant sur leur expérience du Mezzogiorno possèdent un point commun particulièrement significatif : chaque voyage coïncide pour celui qui l’entreprend à une véritable perte de repères. Tout semble s’y improviser au fur et à mesure, son itinéraire ne suit aucun tracé préalablement défini ; il est à ce titre hors du commun. Pour un Turinois comme Carlo Levi ou pour un Romain comme Alberto Savinio, le monde découvert (si ce n’est imposé) n’est en rien un univers familier, ou du moins assimilable à une réalité connue, pour un ensemble de raisons sur lesquelles nous serons amenés à revenir mais que nous pouvons d’ores et déjà ébaucher : l’espace est bouleversé, la temporalité n’est plus la même, la réalité sociale non plus. Le sujet se retrouve donc arraché à des repères (sociaux, familiaux) dans lesquels il était parfaitement inséré, dont il faisait intrinsèquement partie. Le voilà à présent isolé, à double titre : parce qu’il est d’une part étranger à tous les éléments qui constituent le Sud, qui lui sont pour la plupart inconnus. D’autre part, lui-même se sent profondément étranger à la réalité qui l’entoure, comme s’il était une sorte de pivot inamovible, une sorte de corps astral autour duquel graviterait un système céleste inconnu. Dans ce premier moment, il ne s’agit d’ailleurs pas, pour le voyageur ou le confinato, de s’interroger sur l’identité du Sud. Le voyageur n’a en effet connaissance que d’une partie limitée de ce territoire (correspondant par exemple à l’endroit où il est assigné à résidence, dans le cas du confinato), d’où l’impossibilité d’en avoir une idée globale, générale. Etant inconnu, le territoire révélé au sujet serait davantage une altérité, du fait qu’il n’est pas identique à l’espace familier d’où provient le sujet. Par conséquent, les écrivains du Nord se trouvent bien face à une situation hors du commun ; leur première démarche consiste donc à manifester la teneur exceptionnelle de ce à quoi ils se retrouvent confrontés. Les écrivains vont en quelque sorte démarquer leur expérience vis-à-vis des récits de voyage « classiques » dans le Meridione, en leur donnant un relief inédit, ce qui constitue une première étape dans la construction de l’identité du Sud, même si cette étape, indirecte, concerne le sujet. Le voyage au Sud ne saurait être perçu comme un fait ponctuel, pour ne pas dire banal, dans l’existence du sujet. Au contraire, cette expérience marque bel et bien une rupture, constitue un infléchissement du cours de leur vie, une sorte de hasard imprévu. Le fait que chaque sujet finisse par être son seul point de repère dans un univers étranger montre par ailleurs bien que ces voyages dans le 12 Mezzogiorno ne sont pas, pour les écrivains, des fuites hors d’eux-mêmes, comme s’ils étaient, en un sens, restés mentalement à Turin ou à Rome. Chacun d’entre eux a conscience qu’il s’agit bien d’une expérience, au sens d’un vecteur d’apprentissage humain, d’une découverte de soi, avant même qu’il s’agisse d’une découverte du Sud. Curzio Malaparte n’hésite d’ailleurs pas à le proclamer dès le début de la préface à l’édition définitive de ses Fughe in prigione : Essere stato in prigione o al confino, è per molti, in Italia, e non solo in Italia, un volgare prestesto a ogni sorta di speculazioni politiche. Per me è soltanto un‟esperienza umana, che ha ugualmente giovato all‟uomo e allo scrittore. 1 Malaparte pose d’emblée divers éléments particulièrement utiles à notre appréhension de ce moment particulier de sa vie. Sans anticiper sur sa signification en matière de politique et d’écriture littéraire, sur laquelle nous reviendrons plus tard, nous pouvons d’ores et déjà considérer que « l’épreuve du Sud » dépasse très largement le contexte historico-politique (italien, si ce n’est européen, voire mondial, à entendre Malaparte) dans lequel elle se trouve accomplie. Le confino a apporté à Malaparte quelque chose d’essentiel sur le plan humain, quelque chose qui n’est pas, pour reprendre son expression, « di ordine pratico »2. Tout reste invisible, immatériel, à l’état de pure intuition. En cela, cette épreuve humaine l’a démarqué du reste du groupe de ceux qui, comme lui, avaient vécu la difficulté de l’éloignement, de l’assignation à résidence prolongée ; Malaparte se présente comme faisant figure d’exception dans la mesure où cette expérience semble avoir revêtu l’apparence d’un signe. Une signification sous-jacente est présente dans son esprit, ce qui suffit à faire de « l’épreuve du Sud » autre chose qu’un événement anodin. En outre, l’expérience, au moment de la réécriture, est parfois chargée d’un fort potentiel symbolique. Nous le trouvons par exemple dans le récit que Carlo Levi fait de ses deux voyages en Sardaigne, dans l’après-guerre. Quittant son hôtel de Cagliari pour visiter le nord de l’île, Levi se rend compte qu’il a oublié ses valises dans sa chambre. Dix ans plus tard, il répètera ce même acte manqué, dans le même hôtel. Cette anecdote pour le moins curieuse ne peut le laisser indifférent ; il tient à l’analyser et à en tirer la signification : Questo avvenimento, così minimo e singolare, avrà certo avuto una sua qualche inconscia ragione : volontà di ritornare, o inconsapevole senso della inutilità di un bagaglio incongruo in un paese arcaico, o di maggior sicurezza senza impedimenti ; o, piuttosto, volontà di sbarazzarsi dei pregiudizi e delle idee convenzionali di fronte a una realtà che si prevede diversa e unica ?3 Chacune de ses hypothèses visant à expliquer ce « desiderio inconsapevole »4 renvoie à la manière propre à Carlo Levi de lire l’appréhension de la réalité du Mezzogiorno. Il nous est toutefois possible de 1 Curzio MALAPARTE, « Prefazione all’ultima edizione (1954) » in Fughe in prigione, op. cit., p. 9. Ibid., p. 9. Nous pouvons en outre confronter cette citation à celle de Guido Piovene qui au cours du récit de sa visite de la ville de Naples rappelle que l‟apport global d‟une telle démarche se fait avant tout sur un plan humain : « Napoli dispone l‟animo a una curiosità, sveglia ma disinteressata, del modo di vivere altrui ; si è pienamente contenti di vivere e di guardare » (in Viaggio in Italia, Baldini Castoldi Dalai, 2009 [1993], p. 430). 3 Carlo LEVI, Tutto il miele è finito, Nuoro, Ilisso, 2003, p. 82. 4 Ibid., p. 46. 2 13 synthétiser ces réponses : l’expérience du Sud peut avoir trait à une sorte de rite initiatique qui se traduit par une profonde mutation intime pour le sujet. Si une telle transformation a cependant lieu, elle se fait de manière inconsciente de prime abord, la prise de conscience n’intervenant qu’après les faits. Levi met d’ailleurs l’accent sur la passivité qui fut la sienne : le Mezzogiorno semble l’avoir induit à agir de la sorte. Une partie de ce qu’il a vécu lui a comme échappé. Le sujet revient donc généralement changé (nous verrons d’ailleurs en quoi par la suite) mais surtout conscient d’être en train de changer au fur et à mesure du déroulement de son voyage. Alors que les frontières qui séparent le Nord et le Sud de l’Italie sont imaginaires, ne renvoyant en rien à une quelconque réalité officielle, il semble malgré tout que le sujet, au moment de leur descente vers le Meridione, se sent passer une sorte de cap existentiel en guise de frontière. Il est tout à fait intéressant de noter combien cette sensation prend corps au moment du retour du sujet au sein de son univers d’origine. Curzio Malaparte l’indique dans sa préface à la seconde édition de ses Fughe in prigione (1943) : La fortuna di quel libro è forse dovuta al fatto che son queste le uniche pagine finora apparse in Italia, negli ultimi venti anni, sulla prigione e sul confino. Ben povera testimonianza, tuttavia, di quel tempo per me ricco di eventi, ricchissimo di affetti e di memorie. Io guardo a quel tempo con profonda nostalgia, come a un‟età libera e felice, per sempre trascorsa.1 Le souvenir du Sud est donc lié non seulement à un lieu dont l’absence procure un manque (le nostos), mais aussi à une temporalité bien particulière. Cette déclaration permet donc à Malaparte de délimiter une ligne de démarcation entre deux moments de sa vie : le départ pour les îles Lipari et celui de son retour à Rome. Non seulement le Sud survit dans la mémoire du sujet, mais à l’éloignement physique s’ajoute un éloignement mental, intime. Celui qui revient du Sud n’est plus le même, une frontière existentielle a bien été traversée2. Mais il est à noter que cette prise de conscience accompagne la réécriture, c’est-à-dire le moment où une distance a été prise avec les faits. Carlo Levi développe longuement cette idée dans la lettre à Giulio Ricordi qui accompagne la réédition de Cristo si è fermato a Eboli, en 1963. Il s’interroge3, et un dédoublement s’opère : Levi considère que celui qui a vécu parmi les paysans du village de Gagliano ne peut plus être celui qui est en 1963 une personnalité de renom. « Era forse anch’esso un altro, un giovane ignoto e ancora da farsi »4, écrit Levi. Preuve qu’il y eut dans son « esperienza intera »5 un faisceau d’éléments en mesure de le transformer humainement, donc de redéfinir son identité, phénomène parallèle significatif avec sa contribution littéraire à la définition de l’identité 1 Curzio MALAPARTE, op. cit., p. 15. On peut d‟ailleurs penser qu‟il s‟agit de l‟idée qui sous-tend la phrase que la mère de Malaparte adresse à son fils à peine revenu de sa période d‟exil : « Ora devi far conto d‟esser tornato da un lungo viaggio » (ibid., p. 13). 3 « Chi era dunque quell‟io, che si aggirava, guardando per la prima volta le cose che sono altrove, nascosto come un germoglio sotto la scorza dell‟albero, tra quelle argille deserte, nella immobilità secolare del mondo contadino, sotto l‟occhio fisso della capra ? » (Cristo si è fermato a Eboli, Torino, Einaudi, 2007 [1963], p. XVIII). 4 Ibid., p. XVIII. 5 Ibid., p. XVIII. 2 14 méridionale. Toutefois, nous voyons qu’au cours de l’expérience, il est a priori impossible pour le sujet de détecter en lui-même un tel changement, d’autant plus que l’appréhension du nouvel espace est l’étape liminaire indispensable à laquelle le voyageur ou le confinato est dans l’obligation de se soumettre. Une phase obligatoire du voyage dans le Mezzogiorno consiste donc dans le premier contact avec cette terra incognita, terme tout à fait légitime même s’il peut sembler exagéré ; en effet, comment expliquer qu’une si grande partie de l’Italie reste inconnue ? Malgré tout, beaucoup d’auteurs reconnaissent découvrir certaines régions pour la première fois. Au début de son Diario calabrese, Alberto Savinio, pourtant grand voyageur, avoue son ignorance : « La Calabria io tra l’altro non la conosco »1. Savinio reconnaît la grande nouveauté que ce voyage représente pour lui, et semble presque s’étonner que les circonstances l’aient amené à visiter cette région d’Italie qu’il ne connaissait pas jusqu’ici : la part d’inconnu de ce voyage est associé au hasard qui gouverne toute la vie humaine2. De sorte qu’il est impossible de faire de ce déplacement dans le Sud de l’Italie un événement banal, comme c’était le cas pour Malaparte. Comment expliquer qu’il en soit ainsi ? Pourquoi le Sud produit-il d’emblée une telle impression sur les auteurs, alors même qu’ils en ignorent toute la tragique réalité ? Comment expliquer la teneur des sensations qui animent Savinio ou Levi ? Avant d’expliquer précisément un tel phénomène, nous pouvons d’ores et déjà revenir sur l’altérité du Sud, du point de vue d’un sujet qui a quitté ses repères spatio-temporels habituels. Nous pouvons dès à présent nous servir de concepts utilisés par Mircea Eliade dans son analyse du sacré : le ganz andere et le mysterium fascinans. Ces termes, pour reprendre une formule d’Eliade, servent à désigner « une réalité d’un tout autre ordre que les réalités « naturelles » »3. Il est donc impossible d’appliquer une grille de lecture conventionnelle au territoire méridional : à titre d’exemple, comment parler d’un univers largement rural quand on provient d’un monde essentiellement urbain ? Le Mezzogiorno excède toutes les terminologies, toutes les catégorisations, même les plus précises, les plus complètes ; il dépasse radicalement la réalité connue, il ouvre largement une perspective inexplorée jusqu’ici, il génère donc la possibilité d’acquérir une connaissance inédite. Il n’est donc pas étonnant que les auteurs soient sensibles à cette différence radicale, particulièrement attirante. Les attitudes contradictoires éprouvées face à l’inconnu (méfiance et attirance) sont déjà présentes dès que la frontière mentale entre Nord et Sud est franchie dans l’esprit de nos auteurs. C’est d’ailleurs dans la description du premier contact avec cette réalité qu’apparaissent les indices les plus tangibles de cette sensation d’étrangeté. L’arrivée, la première confrontation avec ce territoire hors du commun est le premier jalon narratif dans le récit de la découverte d’un lieu inconnu. Dans le cas de nos auteurs, ces descriptions mettent en valeur la peur qui les anime. La description de l’arrivée sur 1 Alberto SAVINIO, Partita rimandata. Diario calabrese (1948), Soveria Mannelli, Rubbettino, 2008, p. 21. « 12 marzo. In treno. Non sapevo due ore fa che sarei partito per la Calabria. [...] La vita è fatta a fili. Corrono i fili della nostra vita e noi appresso » (ibid., p.21). 3 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1965 [1987], p. 16. 2 15 l’île de Capri qui ouvre le récit d’Alberto Savinio, Capri, n’hésite pas à ménager une atmosphère fantastique Al grido « Terra ! terra ! » lanciato dall‟uomo che vigila sulla coffa dell‟albero di maestra, risponde il formidabile urrah dell‟equipaggio. Accorrono tutti, si affollano sul castello di prua e, sporgendosi sopra i bastingaggi, puntano gli occhi avidi sul fantasma di quell‟isola che sorge, fumoso e lontano, dal cuore dell‟infecondo mare. Due alcioni, messaggeri di terra vicina, passano alti sopra la nostra nave. Sono per toccare un punto importantissimo della mia vita. Il mio destino è in gioco. Da alcune parole colte durante, la lunga, terribile navigazione, chiaro mi è divenuto che il capitano dei corsari [...] ha deliberato di sbarcarmi nella prima isola deserta che veniva a tagliare la rotta della nave piratesca.1 Malgré le ton ironique que Savinio emploie dans son texte, la référence aux récits de voyages classiques est bien présent, sans parler de celle des romans d’aventures2. L’ombre de Virgile plane sur toute la scène, ainsi que celle d’Ulysse, personnage souvent convoqué dans tout l’ouvrage 3. Bien sûr, c’est avec ironie que Savinio parle du « sort contraire » qui l’envoie sur cette île4, mais dans le recueil de Partita rimandata figure un texte, Il ferry-boat è una nave femminile, où Savinio écrit : Arriviamo a Reggio alle 11. Il giorno è tralucente. Alcune ore avanti, [...] avevo veduto brillare un fuoco in mezzo alle tenebre. [...] Per induzione geografica, capii che era lo Stromboli. Allora qualcosa di profondo avvenne in me. Come se avessi traversato una ineffabile soglia.5 Nous retrouvons non seulement l’idée de la frontière imaginaire et symbolique dont nous faisions mention plus haut, mais surtout l’expression d’un trouble profond qui frappe le sujet, relayé le plus souvent par l’instauration d’une atmosphère fantastique dans la narration, et par l’expression d’une forme de violence mentale. Giuseppe Ungaretti, dans son Viaggio nel Mezzogiorno, exprime ce double aspect lors de sa visite de la ville de Pompéï, où l’espace, malgré la « fantasia fiabesca » qui l’entoure, produit avant tout sur lui une « angoscia »6. En somme, l’un des topoï les plus inévitables de tout récit de voyage, l’arrivée dans le lieu de destination, porte chez les auteurs la trace de la dimension exceptionnelle de 1 SAVINIO, Capri, Milan, Adelphi, 1988, p. 13. Avec infiniment moins d‟ironie que Savinio, Malaparte consacre la découverte du Sud par le personnage comme une plongée dans un univers fanstastique : « Il prigioniero […] si affaccia al finestrino, affonda gli occhi, nella notte incrinata di lampi, sparsa di macchie oleose, di chiazze trasparenti. Una notte strana, di un grigiore di perla venato di giallo e di verde./I templi di Pesto sorgono là, davanti a lui, solitari, solenni, funerei » (op. cit., p. 28). 2 Le surnom d‟ « Ile de fer » donné à l‟île de Capri évoque non seulement le tableau de « L‟Ile des Morts », d‟Arnold Böcklin, l‟un des peintres que Savinio apprécie tout particulièrement, mais aussi la littérature de Stevenson comme Jules Verne (auteur de « L‟Ile mystérieuse » - Savinio avoue d‟ailleurs dans le Diario calabrese que ce roman de Jules Verne est un « ricordo […] di letture infantili », op. cit., p. 29 ; et nous trouvons dans Capri : « Capri non è più, ma sono trasvolato in qualche Isola Misteriosa o forse in quell‟isola Tsalal in cui il colore bianco era sconosciuto », op. cit., p. 50-51) ou, dans la culture italienne, d‟un Salgari. Immédiatement après cet extrait, Savinio parlera d‟une « messinscena da Walter Scott » (p. 50) : on trouve déjà l‟idée d‟une dramaturgie spontanée inhérente aux lieux méridionaux. 3 Evoquant un personnage énigmatique rencontré à Naples, « l‟uomo dalla mano fasciata », Savinio l‟associe au personnage de Mentor, précepteur de Télémaque, parti retrouver Ulysse. 4 Savinio est avant tout un touriste, libre de se déplacer sur l‟île, ce qui ne l‟empêche pas de faire preuve d‟ironie envers sa propre expérience, preuve d‟une interprétation de cet événement. Mais l‟expression qu‟il emploie, référence directe aux poèmes de l‟exil d‟un Ovide, par exemple (avec ses Fastes), pourrait très bien s‟appliquer aux confinati qui ont subi ce sort pendant la période fasciste. 5 Ibid., p. 27. 6 Giuseppe UNGARETTI, Viaggio nel Mezzogiorno, Naples, Liguori, 1995, p. 55 et p. 58. 16 l’expérience qu’ils ont été amenés à vivre1 : la sensation ne saurait être exactement neutre, ni complètement tranchée pour autant. Mais dans le rapport que le sujet va entretenir avec l’espace dans lequel il va être amené à vivre, c’est avant tout son extériorité à la réalité qui l’entoure qui va être mise en valeur. Dès son arrivée, le sujet ne peut que manifester son extériorité vis-à-vis de tout ce qui l’entoure. Si l’espace lui donne une sensation parfois très forte et très angoissante d’étrangeté, sa condition d’étranger est d’autant plus prégnante. Cette condition est parfois marquée par un rejet de l’espace qu’il va devoir appréhender, surtout dans le cas du confinato2, ou du moins par la sensation d’une très forte contrainte pesant sur lui. Devant cette mise à distance, ce refus et cette incapacité à s’intégrer à l’environnement immédiat, le sujet semble opérer un véritable repli sur lui-même : il va devenir le centre de son propre univers, un univers qui peut ne se limiter qu’à sa chambre, comme le fait Stefano, le héros de Il carcere, de Cesare Pavese. Les lieux lui sont complètement « estranei »3, mais cette estraneità le conduit à adopter un isolement radical, allant même jusqu’à lui interdire volontairement d’entrer en contact avec les autres confinati, voire avec les différents habitants du petit village maritime. Le narrateur résume cette attitude d’une phrase : le confino « insegna a star soli »4. Mais il est encore plus notable de voir que cet isolement social, humain, se double d’un isolement intime : deux temporalités s’opposent, celle du présent, théâtre du confino, et celle du passé. Significativement, on constate que le personnage de Stefano se considère comme étranger à son propre moi passé, qui devient à son tour « estraneo » ; au fur et à mesure, tout semble se déconstruire à rebours, allant même jusqu’à lui faire éprouver une forte sensation d’étonnement au moment de recevoir un courrier provenant du Nord, comme si cette lettre s’adressait à la mauvaise personne5. Le bouleversement intime est tel que c’est toute la capacité à lire le sens de l’expérience vécue qui se retrouve gênée, si ce n’est purement et simplement annulée. Il est à noter que le confinato, revenu de son expérience du Sud, est capable, après une mise à distance des événements, de donner une interprétation, une lecture particulière de ce moment de vie. Toutefois, la violence avec laquelle cette expérience traumatisante peut être vécue empêche le sujet de conceptualiser cette situation humaine hors du commun. Dans une nouvelle de Pavese réécrivant elle aussi l’expérience de l’exil, Terra d’esilio, le narrateur, s’exprimant à la première personne, retrace quelque temps après les faits le contenu de sa période de confino et déclare à propos de ces événements : « Il loro 1 On pense par exemple à la célèbre description de l‟arrivée à New-York faite par Bardamu, le narrateur du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, paru en 1932. 2 Carlo Levi, au début de Cristo si è fermato a Eboli, tient à faire savoir combien l‟arrivée à Gagliano est pénible pour lui, à travers des expressions telles que : « Ci venivo malvolentieri » ou « Era stato faticoso » (op. cit., p. 4), marque d‟un rejet de l‟espace découvert. 3 Cesare PAVESE, Il carcere, Torino, Einaudi, 1990 [2007], p. 4. De son côté, Ungaretti, qui n‟est pas dans la situation de StefanoCesare Pavese, se sent lui aussi isolé par le paysage qui l‟entoure : « La presenza del mare tiene l‟uomo in uno stato di solitudine e di grandezza » (op. cit.,p. 9). À la page suivante, Ungaretti se dira même « segregato » (p. 10). 4 Ibid., p. 71. Citons également la phrase suivante : « [Stefano] cercava la notte e la dimenticata solitudine dell‟ombra » (p. 7). En un sens, Stefano cherche presque à disparaître, plutôt qu‟à se fondre, dans son environnement. 5 « Veramente qualcuno pensava a Stefano, ma le lettere […] ignoravano gli istanti veri della sua vita e insistevano patetiche su ciò che di sé Stefano aveva ormai dimenticato. [...] E anche Stefano aveva adagio trasformato ogni ricordo e ogni parola, e talvolta ricevendo una cartolina illustrata dov‟era una piazza o un paesaggio già noti si stupiva ch‟era passato e vissuto in quel luogo » (ibid., p. 72). 17 probabile significato mi sfuggiva »1. Alberto Savinio pense de la même façon, au moment de prendre le train qui va le conduire en Calabre : La mia vita è ormai di là degli interessi turistici. I viaggi formano la gioventù. Ma in me, in questo senso, non c‟è più niente da formare.2 On peut penser que cette formule a tout d’une prétérition, ce qui permet à Savinio de préciser qu’il n’est pas un voyageur comme les autres, ce qui est le cas de tout ceux qui décident de partir pour l’Italie du Sud. Le sens de ces déplacements, la signification de ces expériences est amenée à se révéler de manière progressive. À ce titre, Guido Piovene semble répondre à la phrase de Savinio, écrivant dans sa préface à son Viaggio in Italia : « La mia opinione si è formata strada facendo »3. Piovene, parti sans aucune idée préconçue sur l’Italie méridionale qu’il allait rencontrer au sortir de la guerre, manifeste très bien cette ouverture d’esprit, cette sensibilité en éveil qui sera celle de tous les écrivains septentrionaux. Le cloisonnement qui les séparait de leur environnement va progressivement s’effacer ; les auteursvoyageurs vont devenir comme une sorte de medium vis-à-vis de ce qui est pour l’heure l’altérité méridionale. Ni complètement inclus dans l’univers méridional, ni plus tout à fait partie intégrante du Nord, c’est sur le positionnement incertain de nos voyageurs hors du commun que nous devons à présent revenir. UN VOYAGE DANS LE SUD EN MARGE DU SUD ? Se retrouvant de manière parfois brutale dans un environnement inconnu, les auteurs d’Italie du Nord se situent dans une position des plus incertaines : le lien qui les unit à leur nouvel environnement est très délicat à définir, vu son ambivalence et sa permanente redéfinition. Nous allons être amenés à préciser le sens de cette position qui va finir par être leur marque distinctive. Partons de la forte sensation de décentrement que nous évoquions plus haut. Cette sensation prend une couleur tout à fait particulière dans le cadre de l’expérience du confino. Tout confinato ressent davantage que ce décentrement : il devient comme le centre de gravité d’un univers réduit, limité à un village (comme celui de Gagliano pour Carlo Levi) voire à une simple habitation. Il est donc davantage possible de percevoir cette situation comme un véritablement déracinement : le confinato est comme mis à l’écart de la société humaine qu’il doit côtoyer4. L’exilé perd donc ce lien humain, mais il est intéressant de voir que cette transformation se double d’un renversement : le confinato va devenir l’exacte antithèse du voyageur. Stefano, le protagoniste de Il carcere, 1 PAVESE, Terra d’esilio, in Il carcere, op. cit., p. 91. SAVINIO, in Partita rimandata, op. cit., p. 21. 3 PIOVENE, op. cit., p. 8. 4 Sur ce point, nous devons signaler que l‟isolement n‟est pas total. Par exemple, le personnage de Il carcere fréquente différentes personnes, notamment à l‟osteria de la petite ville où il est assigné à résidence. De la même manière Carlo Levi peut poursuivre son activité de médecin. Seulement, il est dans l‟interdiction de parler avec les autres confinati ( « Non devo vederli, perché è proibito », op. cit., p. 12), donc avec ceux dont il pourrait être proche, à différents niveaux. 2 18 contemple indéfiniment la mer, entend passer le chemin de fer, mais devra obligatoirement attendre d’être reconduit dans le Nord. Tous ces éléments se retrouvent dans une expression telle que la « strada immobile »1 : la route, symbole même du déplacement, perd pour Stefano toute capacité à le conduire ailleurs. Le voici dans une position qui confine à l’absurde : c’est un homme du Nord déraciné mais également une sorte de voyageur enraciné dans un environnement qu’il lui est rigoureusement impossible de quitter. Stefano devient un voyageur attendant de reprendre la route ; nous en avons la confirmation dans la formule du personnage d’Elena, avec qui Stefano entretient une relation amoureuse : « Tu qui stai male e te ne andrai »2. Nous pouvons donc conclure que le rapport qui se joue entre le confinato et son environnement doit immanquablement se résoudre par un détachement et un replacement du sujet dans son univers originel. Mais comme nous allons le voir, les positions décentrées des auteurs vis-à-vis du Sud, qui constituent une constante, vont avoir une influence certaine sur leur qualité de voyageurs hors du commun. Les confinati sont à eux seuls des voyageurs sortant de l’ordinaire, puisqu’on leur nie fermement la possibilité de se déplacer tout en les maintenant dans un espace qui leur est résolument étranger. Qu’en est-il alors pour ceux qui comme Ungaretti ou Piovene sont entièrement libres de leur moyen ? Eux aussi vont dépasser dans le cadre de leur expérience du Sud les limites de cette qualité de voyageur. Nous avions fait allusion précédemment à la notion de nostos (c’est-à-dire de retour chez soi au terme d’une absence). Nous verrons plus loin en quoi cette perspective du nostos aura une influence sur la réécriture de ces expériences humaines. En revanche, cette notion nous permet de convoquer le personnage d’Ulysse, l’un des modèles les plus souvent convoqués par les auteurs. Nous avions cité la référence qu’Alberto Savinio faisait au voyage de Télémaque pour retrouver son père, dans Capri3. Une telle référence littéraire n’est pas anodine : le patronage du héros de l’Odyssée donne une nouvelle dimension aux auteurs d’Italie du Nord ; les voici devenus de nouveaux découvreurs, désireux à la fois de rentrer dans leur patrie mais également destinés à voyager sans relâche4. Nous pouvons d’ailleurs compléter cette assimilation à des personnages classiques en parcourant notre corpus : outre Ulysse, découvrant de nouveaux lieux au gré de la course de son bateau, c’est l’esprit de la Divine Comédie dantesque qui semble 1 PAVESE, op. cit., p. 4. Ibid, p. 22. 3 Dans ce même texte, Savinio précise qu‟il mène une « vita randagia e vedova di riposo (p. 17) ; on peut légitimement penser que c‟est l‟errance longue de plusieurs années d‟Ulysse (« eroe di sopportazione », selon sa propre expression, p. 53) que Savinio a en tête. Citons enfin : « Io ponevo il piede sull‟isola chiamata Capri e in latino Caprae, dalle numerose capre che una volta vi soggiornavano. Ma è forse una ragione questa per non stabilire un confronto tra questa isola e la patria di Ulisse ? » (p. 24). Ulysse est avant tout une ombre planante, semblable à toutes celles qui peuplent l‟espace ouvert au surnaturel du Sud. « Guardia di Capri. Punto estremo dell‟isola. Per poco che si aguzzi lo sguardo, si scoprono qundi le colonne d‟Ercole e l‟Ocean misteriso » (p. 58). L‟Odyssée est ainsi une sorte d‟arrière-plan, de décor discret qui marque de son empreinte légendaire les textes de nos auteurs. 4 C‟est en tout cas la dimension que Savinio a voulu donner au personnage d‟Ulysse en en faisant le personnage principal de sa pièce Capitano Ulisse, datant aussi de 1925, tout en réécrivant la partie du mythe située après son retour sur l‟île d‟Ithaque. Il déclare d‟ailleurs dans l‟avant-propos à cette pièce : « Che una grandissima voglia di finirla struggesse l‟animo di Ulisse, era un bel po‟ che lo sospettavo. [...] Fermo davanti a un mare di pece, a una nave ugualmente nera e sempre pronta a salpare : quella nave sulla quale Ulisse non voleva imbarcarsi più, perché sapeva che appena iniziato, l‟ultimo viaggio si converte in penultimo. Era necessario dare un porto a questo navigatore senza porto, un termine al suo viaggio, una morte alla sua vita » (Capitano Ulisse, Milano, Adelphi, 1989). Ulysse quitte définitivement le monde à la fin de la pièce en suivant le personnage su Spectateur. On pourra d‟ailleurs se demander si le voyage du Sud de nos auteurs ne se pense pas non plus comme un dernier voyage. 2 19 convoqué1. Voici à titre d’exemple ce qu’écrit Carlo Levi à propos de la population de Grassano et de ses environs : Cristo non è mai arrivato qui, né vi è arrivato il tempo, né l‟anima individuale, né la speranza, né il legame tra le cause e gli effetti, la ragione e la Storia. Cristo non è arrivato, come non erano arrivati i romani, [...] né i greci [...] : nessuno degli arditi uomini di occidente ha portato quaggiù il suo senso del tempo che si muove, né la sua teocrazia statale, né la sua perenne attività che cresce su se stessa.2 La Lucanie au sein de laquelle Carlo Levi vécut pendant deux ans a tout des limbes dantesques : ceux qui y vivent semblent privés de tout apport civilisationnel et vivent sans espoir. Leur situation évoque en un sens celle des figures de l’Antiquité que Dante a placé dans la zone précédant le premier cercle de l’Enfer, eu égard au fait qu’ils avaient été tenus historiquement hors de la lumière divine. Ce rapprochement apparaîtra par la suite lourd de significations sur un plan politique. Pour l’heure, nous voyons combien Carlo Levi semble s’assimiler à un Dante pèlerin traversant les Limbes 3. Une dernière référence est tout à fait révélatrice elle aussi : celle du labyrinthe. Après avoir fait référence à Ulysse, Savinio semble évoquer Thésée au moment de pénétrer dans « l’interno labiritinco » de Caprile4. Les références littéraires de nos auteurs sont assez nombreuses. Leur seule présence montre bien que ce voyage au Sud n’est pas considéré comme un événement anodin, mais fait presque en sorte que nos auteurs prennent place dans une sorte de généalogie des grands voyageurs. Et même si cette référence se fait pro forma, il n’en reste pas moins vrai que ces derniers mettent avant tout l’accent sur l’isolement qui est le leur au moment de se confronter à leur environnement. Pour mettre en lumière cet isolement de fait, les auteurs-voyageurs n’hésitent donc pas à proposer des références littéraires classiques. En marge de ce phénomène, les ouvrages de notre corpus font état de manière très précise de l’éloignement géographique dans lequel leurs auteurs se trouvent, et qui constitue l’un des principaux facteurs dans cette prise de conscience de leur isolement. Une image s’impose : celle de l’île déserte. Dans le confinement de Gagliano, Carlo Levi sent que le petit village, situé à flanc de montagne, se coupe peu à peu du monde au cours de l’hiver : Non arrivavano i giornali né la posta, per la neve che chiudeva le strade : l‟isola fra i burroni aveva perso ogni contatto con la terra.5 1 Rappelons à ce propos que dans Tutto il miele è finito, Levi emploie une expression dantesque pour parler de la Sardaigne, « l‟isola dei sardi ». Cette formule, située au vers 104 du Chant XXVI de l‟Enfer, est d‟ailleurs tirée d‟une intervention du personnage d‟Ulysse. On ne saurait mieux boucler la boucle. 2 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 4. 3 Citons d‟ailleurs une formule de Marcello Benfante, dans son article « C’era una volta » (in Goffredo Fofi (dir.), Narrare il Sud. Percorsi di lettura e di scrittura, Naples, Liguori, 1995, p. 17), définissant le voyageur idéal de l‟Italie du Sud : « È il pellegrino e il nullatenente ». Simplicité et humilité seront autant de valeurs qui seront des plus profitables à nos auteurs lors de leur découverte de la réalité méridionale. 4 SAVINIO, op. cit., p. 53. 5 LEVI, op. cit., p. 184. Dans Tutto il miele è finito, Levi ira même jusqu‟à se sentir hors du temps en s‟allongeant au fond d‟un nuraghe : « Seduto in terra, dentro il giro di quei conci di pietra cruda, aggettanti torno torno fino al colmo da cui si mostra il cielo, par di essere fuori del mondo, nascosti del tutto in quella secolare immobilità pastorale », op. cit., p. 36-37. Nous pouvons d‟ailleurs mettre 20 Le narrateur de Terra d’esilio assimile le lieu de son confino à une île, lui aussi : « Anelavo ormai di andarmene come da un’isola deserta »1. Il est également à noter que le lieu où le voyageur ou le confinato est amené à vivre voit son isolement renforcé par la confrontation avec un panorama plus global qui ne fait que mettre en valeur sa position décentrée. On lit par exemple chez Carlo Levi : La Fossa del Bersagliere è piena d‟ombre, e l‟ombre avvolge i monti viola e neri che stringono d‟ognintorno l‟orizzonte. Brillano le prime stelle, scintillano di là dall‟Agri i lumi di Sant‟Acrangelo, e più lontano, appena visibili, quelli di qualche altro paese ignoto, Noepoli forse, o Senise.2 Perception bouleversée, incertitude topographique : le petit village de Gagliano s’isole dans les montagnes, Carlo Levi avec lui. Il arrive même parfois que ces descriptions panoramiques reprennent l’opposition fondamentale entre Nord et Sud. Chez Savinio, l’île de Capri réunit à elle seule ces deux mondes, en juxtaposant « Capri l’italiana » et « Capri la cosmopolita », placées toutes les deux sous le regard de Savinio. Toutefois, c’est vers la partie sauvage de l’île que Savinio va choisir de se tourner, même s’il est conscient de ne pas faire partie du monde mystique vers lequel il choisit de se diriger3, ce qui est d’ailleurs le cas de tous les auteurs-voyageurs. Au-delà de la situation géographique, c’est surtout la situation humaine dans laquelle se situe le sujet qui nous renseigne sur le véritable facteur de sa position excentrée. Certaines formules de Cristo si è fermato a Eboli sont très instructives de ce point de vue : « Mi par d’esser caduto dal cielo, come una pietra in uno stagno »4, ou à propos de la venue de sa sœur : « Il suo arrivo era quello di un’ambasciatrice di un altro Stato in un paese straniero, da questa parte dei monti »5. À aucun moment le voyageur ou le confinato peut éviter de se sentir fondamentalement étranger. Et c’est souvent vis-à-vis de la population que cette différence a tôt fait de faire état du « tacito distacco »6 qui se fait jour entre les voyageurs du Nord et les habitants du Mezzogiorno. Dans sa préface aux Racconti siciliani de Danilo Dolci, Carlo Levi fait sentir que le risque que courent les auteurs qui traitent des problèmes des habitants du Meridione est celui de rester « estranei alla loro natura »7. De fait, c’est parfois les méridionaux eux-mêmes qui révèlent la tragique réalité : cette citation en confrontation avec celle de Pavese, tirée de Il carcere : « Stefano s‟era isolato come fuori del tempo, soffermandosi a guardare le viuzze aperte del cielo » (op. cit., p. 25). 1 PAVESE, op. cit., p. 98. Notons que c‟est maintenant Robinson Crusoé qui fait office de figure tutélaire. Plus largement, l‟île occupe une fonction symbolique attachée à l‟utopie : l‟île est un lieu coupé du reste du monde (n‟ayant que la mer pour seules frontières), parfaitement autonome. Elle est en soi hors de l‟histoire. Ajoutons enfin qu‟une île comme Asinara, au large de la Sardaigne, occupa durant la période fasciste le rôle de prison pour la noblesse éthiopienne. 2 LEVI, op. cit., p. 18. 3 « Rari sono quassù i forestieri, e questi pochi ancora hanno acquistato un che di paesano di locale », écrit Savinio, se rangeant luimême dans cette catégorie ; SAVINIO, op. cit, p. 37 et p. 55-56. 4 LEVI, op. cit., p. 18. 5 Ibid., p. 72. 6 PAVESE, Terra d’esilio, op. cit., p. 94. 7 Danilo DOLCI, Racconti siciliani, Palerme, Sellerio, 2008, p. 9. 21 Noi non siamo cristiani, non siamo uomini, non siamo considerati come uomini, ma bestie, bestie da soma, e ancora meno che le bestie, [...] perché noi dobbiamo invece subire il mondo dei cristiani, che sono di là dall‟orizzonte, e sopportarne il peso e il confronto 1 Deux mondes manifestent leur opposition : l’écrivain n’est finalement qu’un représentant du Nord dont le fonctionnement est aux antipodes de celui du Sud. Sa présence dans le Mezzogiorno, à la manière d’un ambassadeur, comme le disait Levi à propos de sa sœur, au sein d’une communauté humaine ne fait que mettre davantage en valeur cette différence. Mais cette position comporte un avantage certain : la position excentrée que nous évoquions jusqu’ici semble se transformer en une position surplombante2. L’extériorité du voyageur n’est plus un inconvénient mais bien une qualité. En effet, si Carlo Levi considère que toute personne venant du Nord devient pour les habitants de Lucanie un « dio straniero »3, cette situation lui confère une hauteur de vue indéniable4. « Lei è straniero alle nostre questioni. Lei potrà giudicare »5. Nous trouvons là l’amorce du mouvement d’intégration progressive, du rapprochement du sujet en direction de son environnement, démarche capitale dans l’appréhension de l’identité du Sud. Contre toute attente, le déracinement subi par les auteurs se renverse. Progressivement s’impose l’idée que l’écrivain-voyageur est capable de prendre le dessus sur la situation d’isolement qui lui est imposée ; une interaction est bel et bien possible, au fur et à mesure que l’univers familier du sujet s’éloigne non seulement spatialement, mais temporellement. Une déclaration de Carlo Levi nous informe sur ce point lorsqu’il quitte Gagliano pour quelques jours. « Mi pareva che una parte di me fosse ormai estranea a quel mondo d’interessi, di ambizione, di attività e di speranza »6. On peut ainsi dire que ce rapprochement inattendu est le fruit de l’espèce de mise en abyme qui fait que le sujet, isolé, se retrouve à appréhender un espace isolé également7 : les voyageurs sont à la base étrangers au Sud, tout comme le Sud est étranger au Nord, mais ce rapport finit par se transformer. Et avant que les voyageurs ne connaissent cette région en profondeur et ne deviennent un « relais indispensable »8 entre les deux parties parties du pays, cette modification va avoir pour principal effet de mettre progressivement le sujet au centre de son nouvel espace. 1 LEVI, Cristo, op. cit., p. 3. Signalons d‟ailleurs que cette transformation est loin d‟être évidente, surtout au regard d‟une phrase comme celle qu‟écrit Pavese dans Il carcere : « Stefano […] si ripeteva che tanta quella non era la sua vita, che quella gente […] era remota da lui come un deserto. », op. cit., p. 11. On peut d‟ailleurs lire peu après : « Stefano si vedeva solo e precario, dolorosamente isolato, fra quella gente provvisoria, dalle sue pareti invisibili ». 3 LEVI, op. cit., p. 72. 4 Levi reviendra d‟ailleurs très souvent sur cette idée : « Sulla mia terrazza il cielo era immenso, pieno di nubi mutevoli : mi pareva di essere sul tetto del mondo, o sulla tolda di una nave, ancorata su un mare pietrificato » (ibid., p. 95). 5 Ibid., p. 21. 6 LEVI, op. cit., p. 218. 7 Comme l‟explique Franco Cassano, des territoires comme la Sardaigne et la Sicile appartiennent davantage au monde méditerranéen qu‟à l‟Europe continentale : « Il Nord del paese è nel cuore dell‟Europa, il Sud invece è nel cuore di un mare » (Tre modi di vedere il Sud, Bologna, Il Mulino, 2009, p. 20). 8 Tzvetan TODOROV, Nous et les autres, Paris, Points Seuil, 1989, p. 29. 2 22 S’ÉLOIGNER, SE RAPPROCHER : LE SUD, PLEIN CENTRE Alors que l’expression du déracinement occupait une place importante dans la première appréhension du Sud, nous voyons se profiler dans le cadre de cette première phase de l’expérience méridionale un second mouvement, qui renverse complètement l’inévitable sensation d’extériorité. Plutôt que de se considérer résolument à part, comme si un hiatus infranchissable les séparait de leur environnement, les écrivains d’Italie du Nord commencent à se familiariser avec l’espace qui leur est proposé, tout comme avec la réalité humaine qui est celle du Mezzogiorno. Ce mouvement d’inclusion sera d’ailleurs la condition sine qua non de la connaissance profonde de cet univers, et de la prise de conscience de son identité. Mais cette adaptation n’est en rien banale, surtout quand nous voyons combien certains auteurs tiennent à marteler qu’il s’agit d’un processus presque contre-nature. Il s’agit d’une transformation complètement inattendue, qui semble s’imposer à eux, là encore. Alberto Savinio exprime très bien cette résistance ; il évoque dans son Diario calabrese ces barrières qui pourraient l’empêcher de se rapprocher de l’objet qu’il a sous les yeux, à savoir la réalité du Meridione, parfois dans toute son horreur. Une scène de la section intitulée Il ferry-boat è una nave femminile insiste tout particulièrement sur ce point. Arrivé dans le Sud, le train dans lequel se trouve Savinio s’arrête dans la petite ville de Villa San Giovanni, non loin de Reggio Calabria. Sur le quai apparaissent « le avanguardie delle povere folle in attesa, le donne senza età cariche di fagotti e di poppanti, gli uomini scuriti e umiliati dalle fatiche corporali »1. Observer la misère de ces hommes et de ces femmes est particulièrement insoutenable pour tous les occupants privilégiés du wagon dans lequel se trouve Savinio : tous les rideaux des fenêtres s’abaissent d’un seul coup, marque de cette distance irrépressible. Savinio tente d’en trouver les raisons, et écrit : Pudore davanti a un uomo – davanti a un simile. Pudore incompleto. Prigioniero io sono di un pudore completo. Nonché, un uomo ma anche un animale, un albero, alzano subitamente intorno a me lo schermo del pudore. E presto – lo sento – anche un oggetto...2 La force dramatique de ce que Savinio a sous les yeux entre en conflit direct avec ce qu’il appelle « pudore ». Le voilà pris exactement entre deux tensions diamétralement opposées mais qui sont pourtant légitimes autant l’une que l’autre. Preuve ultime de cette ambiguïté, Savinio préfère éviter la confrontation en se retranchant derrière le rideau de son wagon. Plus tard au cours de son voyage, ces mêmes tensions ambivalentes se représenteront de nouveau à lui : Domenica a Catanzaro. Sono affacciato al parapetto della villa Margherita. Grandioso panorama di valli e monti. Il mio contegno è di uomo muto di stupore. [...] Sono abituato a fingere di non vedere neanche quello che muoio dalla voglia di vedere. A questo mi ha portato la necessità di conciliare curiosità, desiderio e pudore.1 1 2 SAVINIO, op. cit., p. 30. Ibid. 23 Nous trouvons donc Savinio au centre d’un réseau de sentiments divergents qui s’appliquent à l’appréhension du territoire du Sud : le sujet semble piétiner, tourner en rond, sans pouvoir exactement se décider. Le Sud semble le mettre inévitablement dans un état de malaise tenace, le maintenir dans une position assez inconfortable pour lui rappeler qu’il restera fondamentalement étranger à ce qu’il pourra connaître. La distance que l’auteur du Diario calabrese entretient avec son environnement oscille perpétuellement, d’un bout à l’autre du voyage, pour rappeler cette ambiguïté fondamentale. Mais ce phénomène ne frappe pas seulement Savinio. Carlo Levi est lui conscient des difficultés qui sont les siennes pour pouvoir entamer ce processus de familiarisation, d’humanisation de ce qui n’avait pour lui ni repère particulier, ni sens précis. Ces difficultés se font jour dans Cristo si è fermato a Eboli, dès son arrivée au village de Gagliano. Le docteur Milillo met en garde le nouvel arrivant contre l’utilisation des philtres magiques de la part des habitants du village. Avec sûrement une grande part d’ironie envers l’incompétent Milillo mais aussi une grande affection pour les villageois qu’il connut à Gagliano, voici ce qu’écrit Carlo Levi : Se c‟erano dei filtri, forse si sono vicendevolmente neutralizzati. Certo non mi hanno fatto male ; forse mi hanno, in qualche modo misterioso, aiutato a penetrare quel mondo chiuso, velato di veli neri, sanguigno e terrestre, nell‟altro mondo dei contadini, dove non si entra senza una chiave di magìa.2 Dans cette phrase, Carlo Levi réussit à synthétiser plusieurs éléments fondamentaux concernant le Sud : la présence de la magie et la force vitale presque incontrôlable qui innerve l’Italie méridionale, éléments qui auront un rôle crucial dans la suite de notre étude, mais aussi la confirmation du fait qu’une région comme la Lucanie fait partie d’un monde autre, différent, impossible à ramener à une norme. Enfin, Levi insiste sur le fait qu’une clé est nécessaire pour pénétrer cet univers en profondeur. Sans nous intéresser pour le moment à l’immense question des pratiques magiques, nous avons l’affirmation de ce que nous évoquions précédemment : un travail intérieur est indispensable pour pouvoir se familiariser avec le Sud, mais une aide extérieure l’est également. En reprenant le parallèle entre nos voyageurs et le personnage de Dante dans la Divine Comédie, nous pouvons dire que la présence d’un guide permet souvent aux écrivains de faire le lien entre eux-mêmes et leur nouvel environnement. Carlo Levi s’en remettra à la « chiave di magia » plutôt qu’aux explications du docteur Milillo ; quant à Alberto Savinio, il pourra bénéficier d’une aide humaine dans le Diario calabrese ainsi que dans Capri3. Tout concourt donc à faire progressivement entrer les écrivains-voyageurs au sein de cet univers. Le cloisonnement devient de 1 Ibid., p. 61. C‟est aussi un sentiment de curiosité qui pousse Guido Piovene à se lancer dans le voyage qui le conduira dans toute l‟Italie, et par conséquent dans le Sud : « Sono curioso dell‟Italia, degli italiani e di me stesso » (op. cit., p. 9). 2 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 14. 3 Précisons toutefois que cette aide humaine possède des traits surnaturels, donnés par Savinio lui-même, qui s‟ingénie à entretenir en permanence l‟ambiguïté de son expérience (autrement dit l‟incertitude de son positionnement vis-à-vis de ce qu‟il est amené à découvrir), et par là-même de celle du Sud (perçu comme une terre primordiale, pétrie de surnaturel). Ainsi, les deux guides du Diario calabrese s‟animalisent (« Nella mia visita a Catanzaro, mi sono guida due agnelli. Cortesissimi entrambi, e premurosi. Uno bruno e l‟altro biondo », op. cit., p. 55), tandis que c‟est la magicienne Circé en personne qui devient une réactualisation du Virgile de la Commedia, dans Capri : « Lampo silenzioso : il cielo si squarcia, e dal profondo del tempo piomba la voce di Circe a porgermi la risposta », op. cit., 22. 24 moins en moins contraignant et la latitude dont les auteurs vont pouvoir bénéficier leur sera d’une immense utilité pour découvrir des espaces nouveaux pour eux. C’est dans l’appréhension spatiale que nous pouvons remarquer un phénomène des plus intéressants. Ne se posant plus comme des corps étrangers, les sujets de l’épreuve du Sud commencent à se rapprocher de leur environnement. Dans certains cas, nous les voyons même adopter une position centrale dans cet univers, qui fait pendant à la posture surplombante dont nous avons donné quelques exemples. Ils sont donc en mesure de devenir comme le centre de gravité de leur nouvel univers, le temps d’une expérience riche de signification. Durant l’un de ses séjours en Sardaigne, Carlo Levi pénètre dans un nuraghe, c’est-à-dire une construction de forme conique, typiquement sarde, ménageant une ouverture à son sommet. Cette expérience est relatée de la façon suivante : Nessun altro segno di vita, né voce di uomini, né geometria di case, né fumo di focolari, appare […] nella lunghissima distesa dei monti verdi e azzurri, fino a quelli ultimi, laggiù, quasi trasparenti per la distanza. Su una piccola altura, alla mia sinistra, sorge una torre di pietra. È un nuraghe. Mi arrampico per il pendio, tra gli asfodeli ondeggianti e gli alti fiori giallo-verdi delle ferule [...]. Trovo l‟aperura, e mi butto, con la testa in avanti, strisciando come un serpente, per lo stretto cunicolo, dove il mio corpo entra a stento. Nell‟interno del nuraghe è penombra, e il silenzio pare più fitto. Seduto in terra, dentro il giro di quei conci di pietra cruda, aggettanti torno torno fino al colmo da cui si mostra il cielo, par di essere fuori del mondo, nascosti del tutto in quella secolare immobilità pastorale.1 Un peu plus loin, en pénétrant dans le nuraghe Piscu, Levi précisera la sensation ressentie lors de cette première expérience : Dentro al nuraghe c‟è ombra e silenzio, e, naturalmente, senza intervento dell‟immaginazione o sforzo della ragione o della fantasia, il senso fisico di esser in un altrove, in una regione ignota, prima dell‟infanzia, piena di animali e di selvatica grandezza.2 Un autre monde semble se dessiner autour de Levi, aussi surnaturel que pouvait être celui décrit par Alberto Savinio. Plus étonnant encore, la présence ce nouveau monde semble acceptée comme étant une donnée de fait, presque immanente : ce nouveau monde n’est pas le fruit d’une conceptualisation, d’une réflexion. Levi récuse la possibilité que cet autre monde ait quelque chose d’artificiel, de purement abstrait : il est une réalité spontané, annonçant la capacité du Sud à générer dans l’esprit des images de territoires autrement plus lointains. Mais plus que l’espace, c’est le temps qui se métamorphose, jusqu’à abolir ses propres frontières : l’une des caractéristiques principales de la temporalité du Sud est déjà présente. En somme, toute sa particularité s’exprime d’emblée, ne serait-ce que dans cette simple expérience, preuve de sa capacité à se révéler à n’importe quel moment. L’altérité du monde méridional 1 2 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 36-37. Ibid., p. 47. 25 affleure en permanence dans chaque objet, de façon sous-jacente. Mais elle s’exprime également de manière bien concrète, jusqu’à prendre complètement le pas sur la réalité : ce qui était jusque là caché, envisagé abstraitement, se met à recouvrir toute la réalité. Ce qui demeure pour le moment extrêmement frappant réside dans la position de Levi, qui une fois arrivé au centre du nuraghe devient le centre de gravité de l’espace et du temps, tandis que tout semble s’effacer autour de lui1. Le voilà au centre de tout un univers2. Mais précisons que cette expérience du nuraghe en appelle une autre, conduite à peu près de la même façon, située temporellement plusieurs années en amont, pendant le confino en Lucanie. Nel mezzo del cimitero si apriva una fossa, profonda qualche metro, con le pareti ben tagliate nella terra secca pronta per il prossimo morto. [...] Avevo preso l‟abitudine, nelle mie passeggiate al cimitero, di scendere nella fossa e di sdraiarmi nel fondo. [...] Non vedevo altro che un rettangolo di cielo chiaro, e qualche bianca nuvola vagante : nessun suono giungeva al mio orecchio. In quella solitudine, in quella libertà passavo delle ore.3 Aucun élément ne vient empêcher Levi de vivre cette expérience, alors que tout autour de lui la vie suit imperturbablement son cours4. Elle est en soi la preuve de la qualité exceptionnelle qui est celle des voyageurs-écrivains septentrionaux ; c’est à eux seuls que sera permise la connaissance de la profondeur du Sud que Levi semble avoir voulu chercher : en Sardaigne, aucun des amis qui l’accompagne n’accomplira une chose pareille. Étant particulièrement sensibles aux signes extérieurs, les auteurs d’Italie du Nord peuvent percevoir toute l’intériorité secrète qui se cache dans l’espace méridional. Dans un premier temps, nous assistons à un éveil à cette richesse cachée. Le voyageur n’est plus exactement étranger car il est capable de ressentir la puissance qui est partie intégrante du monde méridional. Nous avons vu en quoi chez Carlo Levi, mais nous pouvons également citer Giuseppe Ungaretti, concluant la relation d’une visite à Pompéï, intensément mystique et déroutante : Lo stupore che si prova in questa città è ch‟essa sia ancora calda del respiro della sua sua gente ; non si presenta come una memoria, né come un sogno, ma come un momento antico per il quale il tempo incomincia appena ora a trascorrere. E l‟angoscia d‟avere girato per queste strade [...] è di non potere, ringiovaniti di 2000 anni, tornare lì a rianimarle. Non si fanno purtroppo miracoli che in sogno, e la separazione millenaria che la morte ha messo per noi, fra lei e la sua popolazione, chi l‟abolirà mai ?5 Le mélange des temporalités, qui apparaîtra comme la marque distinctive du Sud, est ici analysée à travers la force qu’elle est capable de dégager, allant jusqu’à créer un malaise véritable chez lui qui s’y 1 « Stavo sdraiato in terra a contemplare, nel cavo profondissimo silenzio, il cielo rotondo, come dal fondo di un pozzo » (ibid.), écritil. L‟espace immédiat et le temps présent perdent de leur substance, Levi pénètre au plus profond de l‟infini et de l‟intemporel, à la manière du dormeur proustien : « Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l‟ordre des années et des mondes » (in Marcel PROUST, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, Folio, 1988, p. 5). 2 Il peut parfois y avoir comme une identification avec le paysage : c‟est le cas du personnage de Boz chez Curzio Malaparte. Observant un orage depuis la fenêtre du train qui traverse la région de Naples, « il prigioniero si sente strappare a viva forza da quel paesaggio di templi e di onde schiumose, come se anch‟egli fosse una colonna di pietra, pesante, dura, compatta, affondata nella terra, abbarbicata al terreno come un albero con mille profondi radici » (op. cit., p. 36). 3 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 59. 4 En Sardaigne comme en Lucanie, l‟expérience est conclue par l‟apparition d‟un visage de connaissance dans le champ de vision de l‟écrivain, opérant un brusque retour au présent. Plus largement, nous renvoyons à propos du rapport du sujet à l‟environnement naturel au recueil de Giuseppe Sangirardi, Le paysage dans la littérature italienne. De Dante à nos jours, Editions de l‟Université de Dijon, 2006. 5 UNGARETTI, op. cit., p. 56. 26 trouve confronté, en l’occurrence Ungaretti lui-même. Ces sensations sont très proches de celle de la maestas ou du tremendum, ressenties selon Mircea Eliade par un sujet au contact, dans la Nature, d’un élément hétérogène, d’une nature différente (le sacré, en l’espèce) ; il y a donc comme une épiphanie de la part du sujet1. Reste qu’au moment de son éveil à cette « présence » hétérogène, les conséquences sont bien autres : il s’agit avant tout de réduire considérablement le fossé qui s’était creusé dès le départ entre le sujet de l’expérience et le milieu où elle se déroulait. C’est une démarche de conciliation, de médiation qui est en train de s’accomplir. Et il est d’ailleurs significatif qu’à ces expériences naturelles s’ajoute un rapprochement humain, lui aussi décisif. La réalité que les écrivains du Nord apprennent à connaître est donc naturelle mais surtout humaine. Les « paysages humains », autrement dit l’indéfectible présence de groupes sociaux dans l’environnement immédiat du sujet, ont une place primordiale dans tous ces ouvrages portant sur le Mezzogiorno. La meilleure preuve de la fin de l’extériorité du sujet de « l’épreuve du Sud » à son environnement consiste surtout dans une insertion dans un cercle social précis, a fortiori dans le cas d’un confino. Le temps naturel étant bien différent du temps humain, la vie quotidienne devient le vecteur principal de l’intégration du sujet au centre de la réalité méridionale. Quitte à ce que le sujet abandonne entièrement son ancien modus vivendi ; c’est ce qui ressortait de l’acte manqué de Carlo Levi parti à la découverte de la Sardaigne intérieure et de ses villages isolés en laissant ses valises à l’hôtel. Le confinato est tout de même capable de s’agréger au groupe social2, même si sa position reste inévitablement ambiguë : Stefano avrebbe potuto mescolarsi con gli altri e dimenticare il lucido pomeriggio esterno cantando e gridando in quella stanza dalla volta bassa di legno […]. Così aveva fatto Pierino, la guardia di finanza. [...] Stefano invece s‟era chiuso con gli altri e aggirato con gli altri, ma staccato da loro, a cogliere qualcosa che il baccano e le risate e la musica rozza turbavano soltanto per una labile giornata.3 Même s’il tient à conserver sa position marginale, qui le sert à se démarquer très facilement des personnes qu’il est amené à côtoyer dans sa ville d’exil, Stefano se rend compte qu’il est conduit malgré lui à perdre une partie de son extériorité totale4. L’intégration à l’environnement se fait malgré tout, et parfois à l’initiative du sujet. À l’opposé du confino tel que veut le vivre le héros de Pavese se trouve la manière dont Carlo Levi appréhende cette vie d’exil, interagissant, à travers son activité de médecin, avec la population paysanne pour laquelle il devient indispensable. Ce dernier représente le mieux cet idéal de 1 ELIADE, op. cit., p. 101. « La Nature n‟est jamais vraiment « naturelle » », écrit par ailleurs Eliade. Cette phrase prendra tout son sens lorsqu‟il s‟agira de définir le rôle joué par le sacré, partie intégrante de l‟univers méridional, et tangible jusque dans ses moindres objets. 2 La sœur du podestat de Gagliano tient à faire comprendre à Carlo Levi que sa position de confinato ne l‟empêche pas d‟entretenir une vie sociale ; il pourrait même devenir un intime du chef de l‟autorité à Gagliano : « Lei sarà come in famiglia » (op. cit., p. 48). 3 PAVESE, op. cit., p. 25. 4 Plus haut, Pavese écrivait : « [Stefano] aveva colto specialmente l‟illusione che la sua stanza e il corpo di Elena e la spaggia quotidiana fossero un mondo coì minuto e così assurdo, che bastava portarsi il pollice davanti all‟occhio per nasconderlo tutto. Eppure quel mondo strano, veduto da un luogo più strano, conteneva anche lui » (ibid., p. 24). 27 rapprochement, d’intégration dans l’univers ambiant1. On le voit d’ailleurs encore mieux dans Tutto il miele, au travers d’une scène comme celle où Levi est invité à participer à un repas où un agneau est tué puis cuit à la broche. Pour Giulio Ferroni, cette scène et la description qu’en fait Carlo Levi est symptomatique de tutta la capacità di Levi di entrare nelle forme più antiche e segrete del rapporto tra l‟uomo e la natura, di sentire dall‟interno le pratiche che legano l‟umanità al mondo naturale e animale, alla violenza primigenia, nel nesso tra fuoco e carne, tra morte e cibo.2 Si nous disions au début de cette partie, que le voyageur était une sorte de corps céleste autour duquel gravitait tout un système astral, nous pouvons à présent redéfinir cette image. Car le voyageur est alternativement à la périphérie de cet univers, dont les réalités et les pratiques sont loin d’être les siennes, mais parfois le centre autour duquel tout gravite. Cette oscillation entre ces deux positions (solidarité et exclusion) est pour ainsi dire la règle inévitable du déroulement de cette « épreuve du Sud », du fait de la situation exceptionnelle de ces découvreurs hors du commun, dont l’expression est bien une constance de ces ouvrages3. En outre, nous pouvons voir se mettre en place progressivement les bases de la démarche d’identification qui sera capitale dans la réponse à la question de l’identité du Sud. Mais comme nous avons pu le voir, ce mouvement de détachement-rapprochement est encore imprécis ; il manque tout simplement une direction aux écrivains pour répondre à la curiosité qu’ils éprouvent pour le Sud. Cependant, ce sont les frontières mêmes de cet espace méridional qui sont les premiers obstacles à ce désir de connaissance : le Sud que découvrent les auteurs découle d’une vision parcellaire (le confino l’illustre parfaitement), extrêmement limitée. De plus, on peut légitimement s’interroger, vu la méconnaissance globale du Sud à l’époque des premiers voyages des auteurs du Nord, sur la manière dont ces frontières sont dessinées par ces auteurs. Autant de questions auxquelles nous allons à présent tenter de répondre. 1 À ce sujet, Guido Piovene voit – comme plus tard Raffaele La Capria - dans le lien étroit qui unit l‟homme à son environnement comme une caractéristique du Sud : « L‟uomo napoletano è sempre parte integrante del paesaggio » (op. cit., p. 464). 2 Giulio FERRONI, Prefazione, in Tutto il miele è finito, op. cit., p. 14. 3 Il y a dans la manière qu‟ont les auteurs de se situer par rapport à cet environnement qu‟ils ont connu et sur lequel ils choisissent d‟écrire une position assez similaire à celle qu‟occupe un soliste dans certaines œuvres musicales. Par exemple, le violon solo de la Schéhérazade de Rimsky-Korsakov peut adopter une position extérieure (afin d‟introduire ou commenter les phrases musicales jouées par l‟orchestre) ou bien s‟inclure dans tout le groupes des instruments à cordes et jouer à l‟unisson avec eux. 28 LES FRONTIÈRES DU SUD : DONNER UNE FORME À L’INCONNU LA NORME EN QUESTION. QUELLE(S) FRONTIÈRE(S) POUR CET UNIVERS ? À partir du moment où l’environnement se met à devenir plus familier, ou du moins quand les auteurs ont la sensation d’être en mesure d’interagir avec celui-ci, la question de la frontière devient d’une importance tout à fait cruciale : la frontière humanise, elle est le signe objectif des limites de la connaissance et de l’inconnu1. Nous avons vu en quoi cette question pouvait avoir un relief tout particulier dans le cadre d’une interrogation sur l’identité du Sud qui doit être avant tout défini avec le plus de précision possible ; la frontière donne une première forme, une esquisse à compléter, un visage entr'aperçu, pour ne pas dire une silhouette. L’incertitude et l’ambiguïté qui entoure ces frontières entre le Nord et le Sud ont d’ailleurs nécessairement une influence sur le sujet, lui aussi concerné par cette réflexion. D’une part parce qu’elle le conduira à mieux connaître le Mezzogiorno, mais surtout, et dans un premier temps, à donner une cohérence à un environnement non seulement incertain mais aussi extrêmement ambigu, même si elle doit s’avérer approximative. Mais la définition d’un cadre général permettra d’autant mieux aux écrivains de mettre en évidence les particularités inhérentes à l’environnement ainsi délimité. C’est sur ce point que nous allons insister maintenant. Dans le texte La passeggiata, inclus dans le recueil des Fughe in prigione de Curzio Malaparte, nous trouvons une confirmation de cette idée. Boz, après avoir quitté la ville de Rome en train pour rejoindre la Sicile, son lieu de confino, retrouve la ville de Messine, liée à la période de son enfance. Quand la définition d’une frontière est possible, elle peut donc être liée à une sensation réelle de familiarité, comme l’illustre l’extrait suivant : Boz cammina tenendo sua madre a braccetto, si sente riposato e allegro, l‟aria frizzante del mattino gli dà una leggera ebrezza, anche sua madre è contenta, cammina a passi svelti, giovani, appoggiandosi lieta e affettuosa al braccio del figlio, si guarda intorno e dice ogni tanto : « È proprio bella Messina ».2 Les frontières de cet environnement sont donc parfois liées à un souvenir d’enfance3 ; il y a non seulement une redécouverte, mais surtout une humanisation de l’inconnu, démarche assez importante pour donner une cohérence à l’espace, surtout s’il s’agit d’un espace imposé. Suivant de très près cette démarche, les auteurs semblent vouloir s’improviser géographes, topographes : l’espace qu’ils sont 1 Afin d‟en donner une définition, nous pouvons nous reporter à l‟ouvrage de Franco Cassano, Il pensiero meridiano, Bari, Laterza, 2007 [2003], p. 51 : « Le frontiere sono i luoghi in cui i paesi e gli uomini che li abitano si incontrano e stanno di fronte. Questo essere di fronte può significare molte cose : in primo luogo guardare l‟altro, acquisirne conoscenza, confrontarsi, capire che cosa ci si può attendere da lui ». La frontière donne une unité à un territoire, en se basant sur des critères objectifs dans la manière dont elle est délimitée, tandis qu‟elle unifie au sein d‟un même groupe humain tous ceux qui y sont inclus. 2 MALAPARTE, op. cit., p. 43. 3 Ailleurs dans le recueil, Malaprte évoquera son souvenir d‟une visite en Campanie, dans la région de Pouzzoles, occasion pour le jeune adolescent qu‟il était alors d‟un enrichissement culturel notable. Commentant sa découverte de « l‟arco di Baia, il lago di Averno e il colle di Cuma » (Ode alla sibilla cumana, ibid., p. 127), Malaparte écrira : « Furono i giorni più felici della mia vita » (ibid., p. 127). 29 amenés à visiter ou celui dans lequel les confinati doivent s’habituer à vivre est des plus réduits, mais est évidemment inclus dans un territoire beaucoup plus large, à savoir le Mezzogiorno, espace dont les frontières doivent être elles aussi humanisées. On note d’ailleurs que ces limites plus lointaines (mais également incertaines) constituent la ligne d’horizon ultime des écrivains-voyageurs. En effet, comment donner une géographie du Sud, à une époque où une ignorance quasiment totale encercle cette zone géographique particulière, décentrée vis-à-vis du Nord ? Pour l’heure, il n’est possible que de proposer des approximations. Le titre du livre de Carlo Levi l’illustre très bien : « Cristo si è fermato a Eboli ». Son auteur en propose d’ailleurs lui-même un commentaire : La frase ha un senso molto più profondo, che, come sempre, nei modi simbolici, è quello letterale. Cristo si è davvero fermato a Eboli, dove la strada e il treno abbandonano la costa di Salerno e il mare, e si addentrano nelle desolate terre di Lucania. Cristo non è mai arrivato qui, né vi è arrivato il tempo, né l‟anima individuale, né la speranza, né il legame tra le cause e gli effetti, la ragione e la Storia.1 Si Levi est en mesure de proposer des définitions de frontières, celles-ci sont limitées à la seule Lucanie, et sont à la fois réelles (Levi donne une vérité à la signification littérale de cette phrase), mais comme nous allons le voir, plus symboliques. En l’espèce, elles sont tout aussi invisibles que les frontières qui sont censées séparer le Nord et le Sud de l’Italie. La ligne de chemin de fer dont parle Carlo Levi est à ce titre le seul élément tangible pour tracer des lignes de démarcation qui restent, en dehors de ce cas particulier, plutôt vagues. Toutefois, ces frontières plus symboliques sont assez nombreuses : elles sont économiques, culturelles, linguistiques, sociales, et nous verrons que la plupart d’entre elles sont tout à fait légitimes. Tout peut constituer une frontière, même ce qui est par nature invisible2. Dans Tutto il miele è finito, Carlo Levi associera ces deux éléments à propos d’un seul et même paysage : « Fermo in questo incanto rimango a guardare quel mondo serrato nei suoi confini d’aria e di granito, nel suo eterno isolamento »3. Et avec un fonctionnement qui pourrait presque être proustien, Guido Piovene réussit à mettre en place des frontières olfactives à propos de la Sardaigne : L‟aria è pregna del miscuglio degli odori dei pini e delle erbe aromatiche. La Sardegna è aromatica non meno della Sicilia e della Calabria, sebbene in maniera diversa, con profumi meno fastosi.4 Tout peut devenir une frontière, significative, même si ce qui en fait office n’a pas la réalité d’une chaîne de montagnes ou d’un fleuve5. Seulement, l’évanescence de certaines de ces limites imaginées peut 1 LEVI, op. cit., p. 3. Le Sud semble alternativement autoriser toutes les frontières possibles, qu‟elles soient physiquement repérables ou simple produit de l‟esprit. Ce qui conduit assez rapidement à conclure à leur relativité, si ce n‟est à leur inutilité. Le Sud est-il une réalité trop protéiforme pour être définitivement borné par une stricte ligne de démarcation à la pertinence relative ? Nous trouvons en réalité déjà là in nuce les prémices de la réflexion à venir des écrivains sur la mesure du Sud : les terminologies et les catégories importées du Nord ne sauraient être entièrement applicables à la situation méridionale. Le Mezzogiorno est en quelque sorte sa propre norme, un unicuum. D‟où en fin de compte l‟idée lévienne de résolution endogène de la questione meridionale. 3 LEVI, op. cit., p. 100. 4 PIOVENE, op. cit., p. 705-706. 5 Proust, dont nous parlions à propos des sensations olfactives de Piovene, s‟est servi, au fil de la Recherche, de ces frontières fragiles (comme peut l‟être une fleur, dans cet exemple) mais d‟une valeur incontestable : « Rares encore, espacés comme les maisons isolées 2 30 avoir pour conséquence de contrarier cette tentative de définition. Et ce sont un ensemble de problèmes de perception qui vont prendre le pas sur cette recherche. Les frontières restent, malgré tous les efforts concédés, des entités bien vagues. Carlo Levi va jusqu’à peindre son environnement pour tenter de le réduire à une forme humaine, convenant le mieux possible à sa perception, mais cette manière de procéder reste isolée. La recherche des frontières est gênée par un ensemble de phénomènes très contrastés. On peut par exemple repérer une très forte sensation d’angoisse, comme celle qui s’empare de Boz, le personnage de Malaparte, observant de la fenêtre de son wagon de train une véritable tempête : Profondi gorghi purpurei si spalancano sui monti, una luce sulfurea ne trabocca, il cielo si lacera all‟improvviso con un aspro crepitìo di tela strappata, una luna turgida di sangue giallo rotola fumigando e stridendo attraverso le macchie di rovi e di ginestre, le colonne, le onde bianche di schiuma. Boz appoggia la fronte al vetro del finestrino, una quiete umida e fredda gli scende in cuore. Tutto affonda dietro di lui, nella calda penombra dello scompartimento. 1 Au cours de cette tornade (« Un vero uragano », dit l’un des personnages qui assiste à la scène2), tout finit par se mélanger pour ne plus former qu’un tout indifférencié. Le perpetuum mobile qui préside à cette scène donne une certaine esthétique baroque à la description, mais démontre surtout l’impossibilité pour Boz de fixer de manière définitive tous les éléments qui se chevauchent et s’entrecroisent indéfiniment les uns les autres. L’un des personnages de Danilo Dolci, Gino finit par se retrouver dans la même situation que Boz : « Ci siamo incamminati verso il feudo : era un mare, non si capiva niente, non ho la sensazione di quanti ettari era : cielo e terra »3. Mais si tout se mélange, c’est aussi que tout semble s’envelopper dans une atmosphère d’une ambiguïté impénétrable : si le Sud dans sa totalité est entouré d’un flou géographique, chaque partie de cet ensemble l’est tout autant. Alberto Savinio attire l’attention du lecteur sur ce point dans Capri, au moment de son arrivée sur l’île : Una bianca, dolcissima nube fa anello intorno la vetta del monte maggiore. I capi estremi dell‟isola tagliano l‟onda come sproni di nave. Ma siamo noi veramente che andiamo incontro all‟isola, oppure è l‟isola che, rotte le sue ancore di granito, muove incontro a noi ?4 L’apparente mobilité de l’île de Capri nous replonge une nouvelle fois dans l’atmosphère fantastique qui avait dominé l’incipit de l’ouvrage. La question de Savinio n’est-elle pas uniquement formelle et rhétorique ? C’est l’instabilité même de l’univers capriote qui s’incarne d’entrée de jeu, ne faisant qu’anticiper sur le contenu de l’œuvre, qui n’aura de cesse de donner des preuves de ces jeux qui annoncent déjà l‟approche d‟un village, [les bleuets] m‟annonçaient l‟immense étendue où déferlent les blés, où moutonnent les nuages » (Du côté de chez Swann, op. cit., p. 137). 1 MALAPARTE, op. cit., p. 29. 2 Ibid., p. 28. 3 DOLCI, op. cit., p. 138. 4 SAVINIO, op. cit., p. 14. 31 d’apparences, de ces reflets trompeurs. Ambiguïté spatiale, parfois mêlée à une ambiguïté temporelle1 : les ambiances fantasmagoriques que nous évoquions plus haut trouvent ici une nouvelle application. Si les auteurs choisissent de dépeindre les espaces en y ajoutant la présence du surnaturel, c’est également pour mieux s’approcher du bouleversement spatial qui se produit très souvent sous leurs yeux. En plus de l’expression de ces bouleversements spatiaux, les auteurs voient leurs perception du territoire contrariée par la dimension même de l’espace qu’ils doivent appréhender. Lors de son voyage en Sardaigne, Carlo Levi s’avoue à plusieurs reprises impressionné par l’immensité du paysage qu’il observe, dès sa première description : « Sulla terra, sparsa di rocce biancastre, si levano a perdita d’occhio i gigli selvaggi, e, diritti sui gambi leggeri, i fiori degli asfodeli »2. Plus loin dans son ouvrage, dans la description du village d’Orgosolo, Levi écrit : Viene la notte, ma il cielo ha ancora un chiarore colorato, una lunga, persistente luce livida che tinge le distanze, e le chiude in mura d‟aria che pare isolino dal mondo circonstante il paese assediato : una patetica siepe di vapori che lo dividono dall‟infinito supposto al di là.3 À travers ce notturno, dont la poésie semble être un hommage à la poésie du Tasse4, Levi réussit à séparer deux univers bien différents : celui du petit village, dans une situation d’isolement similaire à celle du village de Gagliano que nous avons analysé précédemment, et celui du reste du monde, assimilé à l’infini. Notons d’ailleurs que Cesare Pavese emploie cette même d’idée d’immensité dans la nouvelle Terra d’esilio : « Laggiù c’era il mare. Un mare remoto e slavato, che ancor oggi vaneggia dietro ogni mia malinconia. Là finiva ogni terra su spiagge brulle e basse, in un’immensità vaga »5. Il est d’ailleurs très significatif que le narrateur de la nouvelle de Pavese assimile cette immensité à l’idée de finis terra : le Sud marquerait une sorte de bout du monde. Il apparaît donc difficile pour les auteurs de préciser leurs impressions visuelles. Si nous cherchons les raisons de cet état de fait, nous voyons que la question de la perception est comme à nouveau bloquée par la pression de deux forces contradictoires, situées à deux niveaux d’observation différents. À une échelle réduite (en d’autres termes à l’échelle humaine), les auteurs se trouvent confrontés à leur propre isolement : l’espace immédiat leur semble le plus souvent illisible. Une image semble s’imposer : celle du labyrinthe. Comme l’explique Piovene : « Viaggiare in Calabria significa compiere un gran numero di andirivieni, come se si seguisse il capriccioso tracciato di 1 Dans l‟Ode alla sibilla cumana, Malaparte, revenu sur des lieux connus dans son adolescence, tente de retrouver, en vain, certains endroits qui avaient produit sur lui une irrépressible fascination : la réalité ne correspond plus au souvenir ; « M‟ero messo a cercare nel bosco la querce dalle fronde d‟oro, spiando se in cielo apparisse il volo delle due colombe di Enea. Ma per quanto provassi a schiantare i rami più lisci, che feriti dal sole davano aurei bagliori, non mi fu dato di ritrovare l‟albero meraviglioso » (op. cit., p. 129). 2 LEVI, op. cit., p. 36. 3 Ibid., p. 100. 4 La lecture de cette description rappelle l‟atmosphère mystérieuse et remplie de tension de l‟ouverture du Chant XII de la Gerusalemme liberata : « Era la notte, e non predean ristoro / co „l sonno ancor le faticose genti : / ma qui vegghiando nel fabril lavoro / stavano i Franchi a la custodia intenti » (Torquato TASSO, Gerusalemme liberata, Milan, Mondadori, 2006 [1983], XII, vv. 1-4, p. 269). 5 PAVESE, op. cit., p. 91. Cfr. aussi Piovene, qui assimile la vallée de Taormina (Sicile) à un « fiordo senza fini tra le montagne », op. cit., p. 581. 32 un labirinto »1. Si l’espace peut donc s’avérer être un véritable labyrinthe à une échelle réduite, la situation à une échelle plus large n’est pas plus évidente. Enfermé à l’intérieur du petit village de Gagliano, Levi se met à douter de la réalité du territoire qui s’étend au-delà de la minuscule localité, et écrit : « Davanti a me si alzava, come una grande onda di terra, uniforme e spoglio, il monte di Grassano, e in cima, quasi irreale nel cielo, come l’immagine di un miraggio, appariva il paese »2. L’appréhension visuelle de l’espace doit donc déboucher nécessairement sur une aporie, aussi bien à l’échelle du sujet qu’à un niveau de perception plus global : « L’architettura nitida della visione accoglie anche lo sfumato e l’indefinito »3. Ce que Piovene applique à la vallée de Taormina pourrait très bien s’appliquer à n’importe quelle tentative de définition d’une frontière. Le voyageur doit s’avouer que l’espace auquel il se confronte n’est pas efficacement lisible avec les moyens dont il dispose. Le sujet de « l’épreuve du Sud » doit par conséquent accepter que sa vision de l’espace reste imparfaite, parcellaire uniquement. Comme le dit Piovene dans l’avant-propos de son Viaggio in Italia : « Non si può vedere tutto »4. La perception imparfaite des frontières est donc un nouvel échec pour les auteurs, qui subissent encore une fois leur environnement, faute de pouvoir l’appréhender. Ce qui d’ailleurs va déboucher sur une difficulté supplémentaire : à force de devoir s’habituer à un univers réduit, les limites dans lesquelles se trouvent les auteurs vont avoir tendance à se restreindre de plus en plus. Parti peindre les environs du village de Gagliano, Carlo Levi écrit : « Il percorso mi era noto ; era un po’ come un viaggio nella mia camera »5. Faute de pouvoir trouver les limites exactes du Sud, les écrivains écrivains septentrionaux vont se retrouver partie intégrante d’un monde fermé, cloisonné. Le Mezzogiorno va de plus en plus s’apparenter à une prison. DE LA PRISON À CIEL OUVERT AUX FUGHE IN PRIGIONE Alors que les auteurs souhaitaient voir leur horizon visuel s’élargir, en essayant de donner des frontières précises à un univers jusqu’ici connu de façon parcellaire, un second mouvement, vient entrer en contradiction directe avec le premier. La tentative d’ouverture se résout avec un resserrement de l’espace. Les frontières se dressent au plus près du sujet qui se sent alors prisonnier de l’espace : le Sud est de nouveau subi, et d’une manière encore plus violente, puisqu’il retient le voyageur-écrivain malgré lui ; nous y avions fait allusion au moment où il s’agissait de présenter les écrivains du Nord comme des 1 PIOVENE, ibid., p. 659. L‟image revient également chez Giuseppe Ungaretti : « Non so se sia riuscito a farvi sentire […] come la Lucania si svolga in successione serpeggiante di valli, ecome, per sentirne, lievito a noi, la solitudine, basti un treno che sparisca dietro un monte » (nous soulignons ; op. cit, p. 27). 2 LEVI, op. cit., p. 142. Cfr. aussi p. 73 : « Matera non si vedeva ». 3 PIOVENE, op.cit., p. 581. 4 Ibid., p. 7. Il est par ailleurs possible de rapprocher cette phrase de celle de Jean Giono (auteur d‟un Voyage en Italie, paru en 1954 et évoquant son séjour le conduisant du Sud de la France en Italie du Nord (soit l‟exact inverse du trajet des auteurs de notre corpus)), écrite dans son roman Un roi sans divertissement, paru dans l‟après-guerre (1947) : « On ne voit jamais les choses en plein », in Un roi sans divertissement, Paris, Gallimard, Folio, 1972, p. 103. 5 LEVI, op. cit., p. 141. 33 êtres humains en décalage avec leur environnement : c’était leur situation même qui générait leur isolement. Le rapport n’est plus exactement le même maintenant, puisque c’est tout l’espace qui se retrouve progressivement assimilé à une prison : il est d’ailleurs très significatif que Cesare Pavese ait choisi Il carcere pour titre de son court roman qui évoque le séjour (contraint, il est vrai) du personnage de Stefano, alors que Carlo Levi, prenant comme titre Cristo si è fermato a Eboli, sembla privilégier la découverte principale de cette expérience, c’est-à-dire celle des conditions de vie tragiques de toute une partie de la population italienne. À travers ce titre, Pavese tient à porter l’accent sur la condition physique et psychologique dans laquelle se trouve son personnage : elle n’est plus purement symbolique. En outre, insister sur l’idée d’enfermement spatial aura pour conséquence d’aider les auteurs a faire comprendre au lecteur la dimension tragique du monde méridional, aspect qui sera développé et analysé plus en profondeur dans un autre moment ; dans ces conditions, représenter fidèlement le confino sert à installer un élément de comparaison qui prendra toute son importance par la suite. Pour l’instant, les différents récits transmettent surtout l’idée que les frontières exiguës sont aussi singulières que tout l’espace qu’elles restreignent. Car le premier relais de la sensation d’enfermement total passe par le biais des paysages naturels qui s’offrent en permanence à la vue des confinati. Carlo Levi en donne un exemple dans Cristo si è fermato e Eboli : A monte, verso levante, le casupole di Gagliano di Sotto nascondevano agli sguardi il resto del paese, che [...] non si riesce mai a vedere intero da nessuna parte : dietro i loro tetti giallastri spuntava la costa di un monte, al di sopra del cimitero, e di là, prima del cielo, si sentiva il vuoto della valle. Sulla mia sinistra, a mezzogiorno, c‟era la stessa vista che dal palazzo : la distesa sconfinata dalle argille, con le macchie chiare dei paesi, fino ai confini del mare invisibile.1 La sensation de familiarité qui pouvait se faire jour trouve ici une contradiction assez forte : si Levi ne se décrit pas comme en proie à l’angoisse devant l’espace qui se présente à lui, il insiste sur deux points très précis qui vont constituer les indices les plus clairs de la restriction toujours plus forte des limites spatiales. Tout d’abord, la perception est comme tenue en échec : certaines zones échappent à la vue de Carlo Levi et reste définitivement cachées : la « fenêtre » à laquelle il peut avoir accès lui offre une vue réduite. Il lui est impossible d’observer la région de Gagliano dans sa totalité : l’environnement est tronqué par la force des choses, la ligne d’horizon symbolise une limite dans la connaissance2. La notion d’infini elle-même en voit sa puissance réduite. De plus, quel que soit le point de vue adopté, le paysage reste complètement uniforme, répète la même « monotonia solitaria »3. On comprend donc que Gagliano devient peu à peu comme une sorte de cellule de prison à ciel ouvert, qui n’est pas plus accueillante et plus vivable pour autant. Stefano, le protagoniste de Il carcere, suit le même chemin conduisant à cette prise de conscience. Alors que sa première approche du petit village où il est assigné à résidence semble 1 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 95. Pour reprendre l‟expression de Cesare Pavese, c‟est dans un moment comme celui-ci que l‟écrivain turinois fait l‟expérience de « la chiusura d‟orizzonte che è il confino », in : Il carcere, op. cit., p. 3. 3 LEVI, op. cit., p. 148. 2 34 marquée par une impression de familiarité, ou du moins de normalité1, Stefano prend petit à petit conscience d’être véritablement prisonnier. Cette prison est d’ailleurs d’autant plus singulière qu’elle est basée sur des éléments naturels, chargés positivement : Stefano era felice del mare : venendoci, lo immaginava come la quarta parete della sua prigione, una vasta parete di colori e di frescura, dentro la quale varebbe potuto inoltrarsi e scordare la cella.2 Mais cette fausse impression de familiarité va très vite prendre fin ; le cloisonnement va s’accomplir d’une façon accélérée : l’idée d’évasion que pouvait symboliser la mer disparaît. Tout se met à évoquer la situation carcérale : « Viveva in mezzo a parete d’aria »3. De cette manière, Pavese peut donner descriptivement à tout le petit village calabrais dans lequel réside Stefano l’aspect d’une prison, qui si elle n’en porte pas expressément le nom, en comporte toutes les caractéristiques, assez identiques à celles que pouvait décrire Levi. Stefano met d’ailleurs en regard sa vie de confinato avec son séjour dans une véritable prison. Voici la manière dont Pavese décrit une maison devant laquelle Stefano passe quotidiennement : Era una casa dai muri in pietra grigia, con una scaletta interna che portava a una loggetta laterale, aperta sul mare. Per un riscontro di finestre – insolitamente spalancate – appariva, a chi guardasse dall‟alto della strada, come forata e piena di mare. Il riquadro luminoso si stagliava netto e intenso, come il cielo di un carcerato. 4 Tout concourt donc à donner à Stefano l’impression de vivre dans « [un] carcere solitario e isolato nel cielo »5, jusqu’à la population elle-même, qui considère Stefano comme un élément hétérogène. Un des habitants du village rappellera d’ailleurs à Stefano sa condition de prisonnier hors du commun : « Il mondo per voi non è grande »6. À partir du moment où cette prise de conscience a eu lieu dans l’esprit du sujet, la vie dans le lieu de confino va être génératrice d’une palette de sensations très larges, toutes étant cependant marquées négativement et en tous points bien plus fortes que celles qui étaient procurées par l’environnement immédiat, lors de la première confrontation. Il ne s’agit donc plus ici d’étrangeté mais bien de la conscience, de la part du confinato, de son enfermement pur et simple. Chez Pavese, chaque lieu peut donc alternativement se révéler porteur de familiarité ou générateur d’angoisse. La maison où Stefano passe son temps d’exil apporte un sentiment de sécurité mais également d’angoisse, venant très souvent avec l’arrivée de la nuit 7. Cette ambivalence se 1 Le roman de Pavese s‟ouvre sur la phrase suivante : « Stefano sapeva che quel paese non aveva niente di strano, e che la gente ci viveva, a giorno a giorno, e la terra buttava e il mare era il mare, come su qualunque spiaggia », in Il carcere, op. cit., p. 3. 2 Ibid., p. 3. 3 Ibid., p. 6. Ailleurs on trouvera l‟expression de « pareti invisibili » (p. 11). 4 Ibid., p. 8. 5 Ibid., p. 26. 6 Ibid., p. 5. Cette exclusion sociale est d‟ailleurs exprimée ailleurs : « Stefano si vedeva solo e precario, dolorosamente isolato, fra quella gente provvisoria » (ibid., p. 11). 7 « La gioia di riavere una porta da chiudere e aprire, degli oggetti da ordinare, un tavolino e una penna – ch‟era tutta la gioia della sua libertà -, gli era durata a lungo, come una convalescenza, umile come una convalescenza. Stefano ne sentì presto la precarietà, quando le scoperte ridivennero abitudini ; ma vivendo sempre fuori, come faceva, riservò per la sera e la notte il suo senso d‟angoscia », ibid., p. 9. 35 se généralise alors à toute la zone du village : « Tutto era grigio e ostile, tranne l’aria e la distanza delle montagne »1. Cette angoisse confine à la violence : « Tutto il paese di notte s’avventava entro di lui »2. Le village-prison semble même engloutir complètement Stefano, comme semble l’indiquer cette dernière phrase. Le sujet finit par ne faire plus qu’un avec son lieu d’enfermement : aucun cloisonnement n’est plus possible, tant sur le plan mental que sur le plan physique. La frontière se met à être comme intériorisée au fur et à mesure par le sujet. Dans le cas de Stefano, les limites inamovibles du village vont jusqu’à se confondre avec le souvenir de la prison où se trouvait Stefano avant de partir en confino : « Ho conservato le abitudini del carcere »3. La prison devient une sorte de mémoire vivante pour le sujet, non seulement au moment de vivre le confino, mais aussi au moment d’en sortir, ce qui renforce d’ailleurs son isolement. Curzio Malaparte insiste d’ailleurs sur ce point dans sa dernière préface aux Fughe in prigione, révélant « l’ossessione della prigione »4 qui habitait Cesare Pavese et qui aurait conduit à son suicide. Ce dernier écrivait d’ailleurs dans son journal : « Andare al confino non è niente ; tornare di là è atroce »5. Cette mémoire de la prison, selon le moment où elle se situe possède différentes conséquences. Pour Stefano, le souvenir de la prison détermine l’extension de la vie carcérale au lieu de confino, tandis qu’au moment de la réécriture se crée une sorte de mise en abyme qui donne à cette restriction spatiale une valeur symbolique, métaphorique, mais tout à fait réelle. La prison, réduisant les limites spatiales à portion congrue, semble interroger l’idée de liberté, mais peut-être aussi celle des limites humaines. Alberto Savinio, après avoir observé le panorama offert depuis la via Bellavista, à Catanzaro, écrit : « Meglio dunque voltar le spalle a questa magnifica e circolare infinità e ritirarsi in luogo più adeguato all’uomo e alle sue possibilità, ossia angusto, cubio, grigio »6. Mais c’est peut-être Malaparte qui a le mieux mieux synthétisé le rapport unissant l’enfermement et la liberté, avec cette formule : « Il proprio dell’uomo non è di vivere libero in libertà ma libero dentro una prigione »7. L’épreuve du Sud a donc une une portée humaine déterminante, car dans le cas du confino, elle permet de mettre l’homme face à sa liberté réelle. 1 Ibid., p. 7. Ibid., p. 4. 3 Ibid., p. 13. 4 MALAPARTE, op. cit., p. 10. 5 PAVESE, Il mestiere di vivere, cit. in MALAPARTE, ibid. De son côté, Malaparte écrit dans la préface à la seconde édition des Fughe in prigione : « Mi porto la mia cella con me, dentro di me, come una donna incinta porta il suo bambino nel ventre » (ibid., p. 15). L‟expérience de la prison éclaire de manière assez intéressante l‟expérience du confino. Toutes les deux s‟avèrent traumatisantes dans la mesure où l‟enfermement est avant tout intériorisé, influence la forma mentis du sujet. Les normes se redimensionnent ; cette transformation marque profondément celui qui en fait l‟expérience, qu‟il s‟agisse de Malaparte ou du de Pavese. Néanmoins, c‟est l‟ouverture à la connaissance du Sud qui court-circuitera la tendance du confinato à devenir le centre et le membre exclusif de son propre univers. Levi ne dira pas autre chose en écrivant plus tard qu‟il s‟est défendu en écrivant Cristo si è fermato a Eboli, ouvrage qui après avoir pris différentes formes est devenu « infine e apertamente racconto » (LEVI, op. cit., p. XIX). Le terme est loin d‟être anodin : Levi prouve ainsi la manière dont son expérience de confino a été envisagée sous un angle qui a comme progressivement déconstruit les murs de la prison mentale évoquée par Curzio Malaparte. 6 SAVINIO, Partita rimandata, op. cit., p. 56. Savinio pensait-il au cubiculum, la chambre à coucher des Romains, tel que le décrit Giuseppe Ungaretti, au retour de sa visite de Pompéï : « Ma come facevano a dormire in quei cubicoli ? Simili a un interno di dado, neri, tozzi, senza uno spiraglio, relegati nei cantucci, questi loculi da letto volevano alludere con la loro stretta, pesante pace, alla tomba ? » (op. cit., p. 56-57). 7 MALAPARTE, op. cit., p. 16. 2 36 De cette hésitation entre enfermement et liberté va cependant naître un nouvel élément. Alors que le sujet semble enfermé dans les limites spatiales qui lui sont imposées, une solution va finalement pouvoir être trouvée. Si la vie de Stefano semble régie par une sorte de fatum, de sort implacable qui conditionne les moindres épisodes de sa vie, d’autres auteurs estiment qu’il est entièrement possible d’éloigner les murs de cette prison de l’univers méridional, sur un plan symbolique. Il s’agit donc de pratiquer ce que Malaparte appelle les fughe in prigione, c’est-à-dire une réaction intellectualisée à une situation de privation de liberté, opposée au suicide, solution choisie par Pavese pour échapper au souvenir de la prison1. Le Sud, dans ce cas précis, semble donc appeler un mouvement d’évasion, plus intellectuelle que physique, d’autant plus réel qu’il ne concerne pas seulement le confinato, mais aussi tous les autres habitants d’une même zone. Après plusieurs mois de vie à Gagliano, Carlo Levi écrit : « C’è nell’aria un più vivo desiderio di evasione »2. Le désir d’évasion annonce en un sens la forte thématique sociale dans laquelle s’inscriront les récits des auteurs septentrionaux. Le sort de Carlo Levi durant sa période de confino est mis en regard avec celui de la classe paysanne de Gagliano mais aussi de celle de toute la Lucanie : à cette situation particulière correspond une réalité plus globale, peut-être plus terrible encore, à l’échelle de toute une région. Il faut donc une nouvelle fois modifier la perception de l’espace méridional : cette nouvelle perspective va permettre de comprendre en quoi le Mezzogiorno, malgré la vision parcellaire qu’ils peuvent en avoir, peut être considéré comme un véritable univers en soi. Nous pouvons suivre cette transformation conceptuelle à travers l’exemple de la notion de désert. Pavese écrit dans Il carcere : « Stefano […] si ripeteva che tanta quella non era la sua vita, che quella gente [...] era remota da lui come un deserto »3. Le désert est perçu ici comme le contraire absolu d’un lieu de vie, une sorte de no man’s land, improductif et destiné à le rester. Il s’agit à partir de cette perception de renverser ces apparences, et d’arrêter de voir ce désert « come un non-ancora dello sviluppo, qualcosa da riempire, turistizzare e normalizzare »4. Pourtant cette manière de voir a été appliquée au Sud, au moment où nos auteurs ont effectué leurs voyages : le Mezzogiorno est désertique dans la mesure où il s’avère de prime abord uniforme et inhospitalier. Le désert incarne de façon saisissante l’exacte antithèse de la civilisation : il contrappose le vide au plein, le nomadisme à la sédentarité ; il est à proprement parler irréductible, impossible à transformer. Le rapprochement qui est fait avec le Sud entend alors renforcer le préjugé voulant que cette zone de l’Italie ne soit qu’un « angle mort », géographique et historique. Comme l’écrit Cassano, un lieu commun veut que le Sud soit une « periferia sperduta e anonima dell’impero, luog[o] dove non è successo niente e dove si replica tardi e male ciò che celebra le sue prime altrove » 5. C’est sur cette base que la perception du Sud peut être modifiée radicalement. Loin d’être un désert ou une prison, la 1 « Ora Pavese è morto. Si è ammazzato. L‟ossessione propria del carcere, è il suicidio : il solo modo di evadere. [...] Non era mai riuscito, in fondo, a “tornare di là”. Dopo tanti, dolorosi tentativi di fuga attraverso l‟intelligenza, la cultura, la poesia, è finalmente riuscito a fuggir la prigione attraverso la morte. » (ibid., p. 10). 2 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 147. 3 PAVESE, Il carcere, op. cit., p. 11. 4 Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. 7. 5 Ibid. 37 recherche des frontières réelles du Sud révèle toute sa profondeur : un autre monde apparaît aux yeux des écrivains du Nord. MISES AU POINT : UNE NOUVELLE GÉOGRAPHIE DU MONDE MÉRIDIONAL Contre toute attente, la réticence extrême que les auteurs du Nord peuvent avoir vis-à-vis de la réalité spatiale et humaine qui les entoure semble se détendre au fur et à mesure. De manière pour le moins imprévisible, l’écrivain venu du nord de la péninsule (autant dire d’ailleurs, d’un autre monde) n’affronte plus le Mezzogiorno de manière frontale ; en d’autres termes, il cesse d’être une sorte de parcelle du Nord enclavé en plein milieu d’un territoire étranger. L’image de la frontière telle que Franco Cassano l’avait décrite plus haut se renverse, tandis que l’hésitation dans laquelle se trouvait le sujet de « l’épreuve du Sud » commence à se résoudre. La tension qui innervait ce rapport se désamorce ; une prise de conscience se produit : les auteurs du Nord ont donc bien la possibilité de proposer une médiation entre le Nord qu’ils représentent et le Sud qui leur est comme placé sous les yeux. Mais surtout, en s’intéressant à la question des frontières du Sud, ces voyageurs hors de l’ordinaire vont s’engager sur un chemin qui les mènera bien plus loin. Loin d’être des sortes de corps étrangers tombés à l’improviste en plein milieu d’un désert, l’occasion va leur être donnée d’approfondir leur connaissance du Sud, et non plus de creuser la ligne de démarcation qui faisait du Sud l’exact inverse de leur univers familier. Et cette transformation est d’autant plus étonnante qu’elle se fait au moment où le Sud était devenu une sorte d’univers carcéral à ciel ouvert, et chaque petit village une véritable colonie pénitentiaire pour les confinati. Comme en photographie, les auteurs vont fixer un point se trouvant au-delà de ces bornes étroites, un point situé bien au-delà de la ligne d’horizon, et donc de leurs propres capacités visuelles. Dans ce léger mouvement du regard va résider la clé de l’énigme des frontières du Sud. Chaque paysage, chaque village va se retrouver inclus dans un territoire plus vaste ; chaque partie va être lu en regard du tout auquel il se rapporte. Un angle de lecture plus global, plus synoptique, va s’ouvrir, permettant, par exemple, à Carlo Levi, de comparer le village de Grassano à « tutti gli altri paesi della Lucania »1. L’opposition entre le Nord et le Sud qui se jouait d’emblée à travers la personne du voyageur va donc être abandonnée, étant du reste parfaitement stérile sans une connaissance fouillée du Mezzogiorno, condition indispensable pour permettre une comparaison (dont les aboutissants nous sont utiles au plus haut point) mais aussi pour donner au Sud une identité pleine et entière, et non tronquée par faute d’une perception trop étroite. Nous parlions à propos des auteurs d’un changement d’optique, d’une opération presque photographique qui offre une profondeur de champ jusqu’ici empêchée à cause d’une focalisation 1 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 19. 38 exagérée sur un point donné comme la sensation de clôture ou l’angoisse devant certains paysages fantasmagoriques. Cette opération se comprend d’autant mieux si on la confronte avec ce qui constitue l’ambivalence même du concept de frontière. Comme l’explique Cassano, le premier sens du mot frontière consiste à en faire des « luoghi della divisione e della contrapposizione, luoghi di uomini che stanno di fronte, ognuno dei quali vigila l’altro »1. C’est dans ce sens que peuvent être pris tous les exemples tirés de Il carcere, où le personnage de Stefano proclame sa différence fondamentale, son irréductibilité : Stefano devient sa propre frontière avec le monde extérieur qu’il rejette. C’est en revanche en partant de ce point de rupture que la frontière va devenir un concept réunificateur : « Sul confine, sul limite, ognuno di noi termina e viene determinato, acquista la sua forma, accetta il suo essere limitato da qualcosa d’altro che ovviamente è anch’esso limitato da noi. Il termine de-termina e il con-fine de-finisce ». Il y a donc bien une ambivalence de la frontière, synthétisée par cette formule du même Cassano : « La frontiera non unisce e separa, mais unisce in quanto separa »2. C’est bien dans cette séparation que les auteurs vont pouvoir faire une avancée déterminante : en acceptant de séparer le Nord du Sud, ils vont être en mesure de fixer un cadre qui va représenter l’étape fondatrice de leur approche de l’identité méridionale. Pour en arriver à ce résultat, il faut donc que les auteurs mettent au jour un certain nombre de critères en mesure de leur faire prendre conscience de la coexistence de deux mondes bien distincts l’un de l’autre. Les auteurs du Nord vont donc juxtaposer mentalement le Sud tel qu’ils le perçoivent et le Nord tel qu’ils sont en mesure de s’en souvenir. Les paysages pouvaient en faire partie, mais il est très intéressant de constater qu’encore une fois, ces frontières seront avant tout mentales (mais bien réelles), tout comme l’est la frontière qui est censée séparer le Nord et le Sud dans l’imaginaire collectif. Si les auteurs choisissent de raisonner dans les mêmes termes, il faut toutefois préciser que ces derniers vont s’approprier ce concept et en donner une vision qui leur sera particulière. Carlo Levi préfère insister sur la juxtaposition entre une Italie dominée par la civilisation (le Nord, dont il vient) et un monde qui fonctionne sur un mode exactement opposé, un « altro mondo, serrato nel dolore e negli usi, negato alla Storia e allo Stato, eternamente paziente »3. En choisissant le critère historique, qui lui semble le plus révélateur4, Carlo Levi adopte une grille d’analyse qui vaudra aussi bien pour évoquer son expérience de confinato en Lucanie que ses voyages sardes de l’après-guerre. Deux territoires aussi éloignés que peuvent l’être l’actuelle Basilicata, continentale, et la Sardaigne, insulaire, trouvent ainsi une sorte de passerelle conceptuelle. L’éloignement géographique est contourné par cette délimitation originale, qui donne la possibilité de réunir dans un même ensemble plusieurs réalités. Un autre critère de Carlo Levi complète 1 Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. 51-52. Ibid., p. 53. Voir aussi : « La frontiera unisce nel momento stesso in cui separa. [...] Unifica tutti coloro che da essa vengono messi insieme, in una sola figura. Ogni perimetro ha un enorme potere : dividendo in due lo spazio, esso fissa la regola fondamentale, mette insieme i due punti dello spazio proprio dividendoli », ibid., p. 53. 3 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 3. 4 Dans un article consacré à Cristo, Italo Calvino confirme l‟impression de Levi, rappelant que l‟Italie du Sud est avant tout un « mondo che vive fuori della storia di fronte al mondo che vive nella storia », La compresenza dei tempi, in Galleria (dir. A. Marcovecchio), 3-6 (1967), p. 238, cité dans Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. X. 2 39 cette idée : la volonté de Sud de se protéger de certains aspects du monde extérieur en se mettant à l’écart. Dans Tutto il miele è finito, Carlo Levi évoquent dans ces termes l’arrivée dans un petit village : Un contadino […] era uscito sull‟uscio guardandoci con occhi poco amichevoli, poiché non amava, e giustamente, essere guardato e giudicato dagli occhi degli estranei. Ci volle una lunga parlata, in sardo, [...] per rabbonirlo : allora ci paerse la porta e ci mostrò la povera stanza in cui viveva, col pavimento di terra, [...] e gli arnesi antichi del lavoro e della vita quotidiana.1 Dans la réticence du paysan à ouvrir sa porte aux étrangers que sont effectivement Carlo Levi et ses amis (malgré toute la sincérité de leur comportement), nous pouvons lire ce qui fait la difficulté de la connaissance de ce monde méridional. Il faut, pour ainsi dire, montrer patte blanche et surtout trouver les clés qui permette d’en ouvrir les portes, comme l’emploi du dialecte, qui dans cette scène s’avère être le sésame indispensable. Il est d’ailleurs tout à fait révélateur que la langue soit employée comme un outil particulièrement efficace : la connaissance du dialecte permet de créer un lien humain, mais symbolise aussi une connaissance, voire une compréhension plus approfondie. D’ailleurs, au début de Cristo si è fermato a Eboli, Carlo Levi faisait de la question linguistique la ligne de partage des eaux entre l’Italie septentrionale et l’Italie méridionale, l’emblème de cette incompréhension : « Parliamo un diverso linguaggio : la nostra lingua è qui incomprensibile »2. Et une fois encore, deux langues aussi différentes que celle parlée en Sardaigne et celle parlée en Lucanie trouvent dans l’esprit de Carlo Levi un sens commun, dans la mesure où elles servent à indiquer une divergence de fait avec la langue italienne « officielle » qui se trouve juxtaposée dans la réalité avec ces idiomes plus particuliers. On voit donc bien qu’il existe pour les écrivains des moyens, sans pour autant qu’ils aient à entrer dans une connaissance détaillée du Mezzogiorno, d’y trouver des zones de cohérence. Mais ces dernières servent avant tout, à ce moment donné, à organiser un espace connu de loin ou de façon partielle. Il est d’ailleurs assez instructif d’essayer de donner un aperçu de ce Mezzogiorno, tel que les auteurs peuvent le percevoir. Comme nous l’avons dit, aucun d’entre eux n’en a une connaissance complète (à part peut-être Piovene, qui le parcourt dans son intégralité mais qui reconnaît ne pas avoir la capacité de tout en voir). Demandons-nous d’abord comment situer ce monde en soi, inclus dans le territoire italien ? Géographiquement parlant, Franco Cassano nous invite à considérer le fait que « il sud italiano è in primo luogo periferia »3, qu’il opère comme un « de-centramento »4 par rapport au Nord. Ce qui n’est pas sans rappeler la situation de nos auteurs qui se retrouvent donc décentrés, désaxés puisqu’ils se retrouvent plongés dans un espace qui en fin de compte l’est également. À ce premier élément s’ajoute l’idée que ce monde est désaxé car il fait partie d’un référent géographique et culturel différent de celui du 1 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 48. Concernant une mise à l‟écart toute symbolique, nous pouvons évoquer la scène de Capri d‟Alberto Savinio, où l‟auteur, ayant quitté les lumières de Capri, s‟engage sur une route incertaine, car privée de tout éclairage, qui doit le mener vers Anacapri, dont la simplicité attire davantage Savinio. On pourrait donc dire que l‟alignement des lampadaires délimitent une frontière et que c‟est l‟obscurité qui devient ici comme une sorte de refuge. 2 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 4. 3 Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit, p. XIV. 4 Ibid., p. 42. Cf. aussi l‟expression de « slittamento verso la periferia » in Franco Cassano, Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 20. 40 nord du pays : « Il Nord è nel cuore dell’Europa, il Sud invece è nel cuore di un mare »1. Si le Sud forme donc un tout, c’est le bassin méditerranéen qui semble en mesure de le polariser. Notons surtout que cette région maintient une oscillation permanente entre la terre et la mer, entre sa partie continentale et sa partie maritime (voire insulaire, dans le cas de la Sicile et de la Sardaigne). L’espace méridional semble même être organisé autour de deux grands centres névralgiques, à savoir la Sicile et Naples ; à titre de confirmation de cette idée, nous pouvons citer ce qu’écrit Guido Piovene une fois arrivé en Campanie : « Penetriamo nel Mezzogiorno »2. La formule se base sur la démarcation classique entre le Nord et le Sud, située par conséquent au moment où le territoire du Lazio cède le pas à celui de la Campanie. Il arrive d’ailleurs que les auteurs soient assez sensibles à cette idée de pôles, d’organisation autour de points précis. Alberto Savinio en donne un aperçu lorsqu’il déclare que l’île de Capri a tout pour être « uno dei punti magnetici dell’universo »3. Ainsi, ce monde clos qui se percevait de prime abord comme une sorte de chaos généralisé, interdisant la moindre approche rationnelle, se met à s’humaniser et à entrer dans des schémas conceptuels acceptables. Des points de repère se trouvent, culturellement, dans le cas de Carlo Levi, ou géographiquement, pour Savinio qui fait de Capri le centre d’un univers qui ne demande qu’à être découvert. Mais que l’analyse se fasse en plein cœur de la Sardaigne ou depuis l’intérieur des terres en Calabre, une avancée radicale a été faite : l’œil humain, l’œil du voyageur se met à apprécier l’espace d’une façon nouvelle. Même si les contours globaux restent pour le moins flous (les auteurs s’attachent avant tout à appréhender le mieux possible leur environnement immédiat, sans se projeter mentalement à un niveau plus général géographiquement parlant), le Sud devient peu à peu familier à tous ces auteurs qui ne le connaissaient pour ainsi dire pas. Les diverses expériences de perception conduisent donc à un progrès notable : les écrivains septentrionaux trouvent la mesure exacte du Mezzogiorno, même si cette mesure est par nécessité bien supérieure aux seules capacités humaines. La familiarisation a cependant lieu, progressivement. Au début de Cristo si è fermato a Eboli, Carlo Levi en fait l’aveu en évoquant la ville de Grassano, « dove avev[a] imparato a conoscere la Lucania »4. La description qui accompagne cette déclaration révèle le mécanisme de ce processus : Grassano, come tutti i paesi di qui, è bianco in cima ad un alto colle desolato, come una piccola Gerusalemme immaginaria nella solitudine di un deserto. Amavo salire in cima al paese, alla chiesa battuta dal vento, donde l‟occhio spazia in ogni direzione su un orizzonte sterminato, identico in tutto il suo cerchio. Si è come in mezzo a un mare di terra biancastra, monotona e senz‟alberi : bianchi e lontani i paesi, ciascuno in vetta al suo solle, [...] fin laggiù dove c‟è forse il mare [...]. Mi pareva di aver intuita l‟oscura virtù di questa terra spoglia, e avevo cominciato ad amarla. 5 1 Ibid., p. 20. PIOVENE, op. cit., p. 427. 3 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 18-19. 4 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 5. 5 Ibid. 2 41 Toute cette description synthétise les sensations contraires que tout paysage méridional est en mesure de produire. On y retrouve le mot central de « désert », symbole de l’éloignement et du vide, l’impossibilité à donner une géographie précise de la région, l’immensité qui frappe instantanément l’observateur, la répétition ininterrompue de tous les éléments constitutifs de ce décor singulier. Tous ces éléments étaient généralement perçus de manière négative, produisaient une angoisse réelle sur le sujet. Mais la phrase conclusive de Levi vient renverser toute la perspective : le fait de passer du temps dans un environnement donné, même s’il est imposé sous la forme d’un confino, permet d’avoir un accès furtif, intuitif, si l’on veut reprendre le terme employé par Levi, à une autre niveau d’approche. Autrement dit, une véritable connaissance. Par conséquent, c’est dans cette phrase que nous trouvons une expression positive du fait que l’immensité et la répétitivité soient deux éléments constitutifs de l’espace méridional. Ils produisent même une sorte d’effet hypnotique sur l’observateur, qui éprouve profondément « il senso fisico di essere in un altrove »1. Le dépaysement est enfin considéré de manière positif et invite à la découverte. Une sorte de déclic suffit donc aux auteurs pour trouver une unité de mesure du Sud, tout à fait exceptionnelle puisqu’elle raisonne en terme d’immensité et qu’elle met en son centre la répétitivité. Les différentes phases de ces expériences de perception ont donc fini par montrer qu’une certaine adaptation était nécessaire : cessant d’être entièrement reliés au Nord, les sujets de « l’épreuve du Sud » commencent à s’ouvrir à ce monde inconnu, en adoptant son unité de mesure, de la même manière qu’ils peuvent en adopter la langue. Les écrivains se retrouvent donc face à un monde en soi, un monde où des zones de cohérences sont trouvables, malgré les disparités : il faut garder en mémoire que le Mezzogiorno s’étend sur pas moins de huit régions italiennes, dont deux territoires insulaires ! D’où la présence d’une infinité de nuances, d’une grande variété. Carlo Levi se montre sensible à cette question, de retour d’une troublante exploration de l’intérieur des terres sardes : Olbia splendeva di lumi, di confusa animazione : un luogo di partenza, un altro mondo apparso improvviso appena usciti dalla macchina a muovere i primi passi sul selciato. Non era già più, veramente, Sardegna.2 La présence au sein d’un même lieu d’une myriade de nuances aura une grande importance dans la définition de l’identité méridionale. Pour l’heure, il s’agit surtout de manifester un intérêt, une sensibilité envers cet espace méconnu mais surtout porteur d’une richesse culturelle et humaine inouïe, ce qui apparaît très vite. On remarque surtout la grande force évocatrice de cet univers qui sera même amené à dépasser ses propres frontières. La révélation de cette richesse aux yeux des auteurs continue de rappeler leur situation hors du commun : les voilà comme invités à prolonger l’initiation mystique dont ils avaient intuitivement conscience au moment de faire leur entrée dans le Sud. On remarque surtout 1 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 47. Ibid., p. 128-129. À Bari, Guido Piovene sera lui aussi conscient de cette infinité de nuances : « Tutta la Puglia è una mescolanza di razze e un miscuglio di linguaggi », op. cit., p. 764. Cf. aussi Franco Cassano : « Non esiste un solo Sud », in Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 71. 2 42 que cette transformation intime va être amenée à se confronter à un autre problème, encore une fois mental : comment faire coïncider cette vision d’un Sud découvert, infiniment varié et vivant, avec celle d’un Sud plus mythique que réel, plus caricatural aussi, autrement dit tous ces lieux communs appliqués au Sud par le Nord et hérités de l’époque du rattachement de l’Italie méridionale à la monarchie ? Nous devons donc analyser maintenant cette autre forme d’arrachement pour les auteurs du Nord. 43 LE DESERT ET SES MIRAGES : ARTIFICIALITÉ ET RÉALITÉ DU SUD. RÊVE MÉRIDIONAL, DÉÇEVANTE RÉALITÉ ? Nous venons de voir en quoi toute « épreuve du Sud » consistait en une succession de bouleversements vécus intimement par tous ceux qui la vivent, l’arrachement spatial et le trouble de la perception en étant les deux principales étapes. Une fois ces dernières dépassées, il est légitime d’estimer que les auteurs peuvent alors commencer à connaître vraiment le Mezzogiorno, ou du moins la partie réduite qu’ils ont choisi de visiter ou dans laquelle ils sont forcés à vivre ; car désormais cet espace est infiniment plus familier qu’auparavant. Et la meilleure preuve en est que l’univers septentrional auquel le sujet a été arraché devient de plus en plus lointain, aussi bien géographiquement que mentalement ; la transformation de la perception a donc pour autre effet de rendre impitoyablement encore plus flou cet horizon incertain. Carlo Levi explique très bien cette modification durant son expérience du confino : si le Nord est encore présent dans son esprit, il n’existe plus qu’à l’état de « mondo di memoria »1. L’évolution est pour le moins saisissante : la formule de Levi explique comment ce monde septentrional s’est comme vidé de sa propre substance pour devenir abstrait, comme inaccessible, et peut-être artificiel. Mais c’est dans cette artificialité que nous pouvons trouver un autre aspect important de ces expériences du Sud. En effet, si le Nord est désormais pensé de façon extérieure, peut-on dire que le Sud devient pour autant réel ? La réponse à cette question n’est pas si évidente : en effet, si le Nord est devenu artificiel, le Sud donne l’impression de l’être tout autant. Et ce pour une raison assez simple : le Mezzogiorno étant pour eux un monde inconnu, ils ne sont capables de l’aborder qu’en se référant à une connaissance « de seconde main », c’est-à-dire par le biais d’une médiation ; en d’autres termes, celles des récits de voyage et des relations littéraires composées par tous ceux qui ont précédé la venue des écrivains du corpus. Un nouveau problème de perception en découle : le Sud est dans un premier temps vu comme à travers les yeux d’un autre, avant que les auteurs ne puissent le faire eux-mêmes, ce qui finit par se produire. Reste que la confrontation des deux ne va pas permettre aux auteurs de faire coïncider exactement la vision qu’ils ont hérité du Sud et leur propre manière de le percevoir. C’est ce second arrachement qui va à présent nous intéresser. S’il y a arrachement, déchirement, c’est qu’avant même d’être connu, l’espace méridional s’appréhende mentalement, mais surtout artificiellement. On retrouve assez souvent, de la part du sujet, l’expression de cette prise de contact anticipée avec la terre inconnue qui va être amenée à se révéler à ses yeux. Il semble d’ores et déjà vivre une sorte de voyage au sein de sa propre imagination, indiquant déjà 1 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 72. 44 son vif intérêt pour cette terra incognita, à la façon dont le narrateur de À la recherche du temps perdu rêve la ville de Balbec bien avant de la connaître1. Nous lisons ainsi chez Carlo Levi : Mi rallegrava invece il viaggio, la possibilità di vedere quei luoghi di cui avevo tanto sentito favoleggiare e che fingevo nella immaginazione.2 La citation de Levi nous donne les deux facteurs déterminants dans la construction de cette image anticipée de l’espace : un apport extérieur, assez vague, est largement développé intérieurement par le sujet qui se met à se l’approprier. Passivement, puis activement, le territoire à connaître est investi d’une sorte de vie organique devant par la suite se vérifier dans la réalité des faits. Cependant cette phrase nous apporte aussi la preuve que ce Sud est avant tout fantasmé, et ne saurait constituer qu’une représentation fabriquée de toutes pièces. Encore que cette représentation mentale du Sud puisse se lire comme une sorte de première esquisse dont le sujet sera amené à se détacher pour donner au lecteur sa propre représentation du Mezzogiorno. À la manière des peintres qui visualisent dans leur esprit les œuvres d’artistes du passé traitant le sujet auquel ils entendent eux-mêmes s’atteler. La réflexion sert donc à aiguiser une vivacité intellectuelle, une curiosité, un désir de connaître qui s’avérera particulièrement utile ; c’est le cas d’Alberto Savinio, au début de Capri, où le nom seul de Timberio (l’île de Capri est liée au souvenir de l’empereur Tibère) lui permet de « far[lo] penetrare di colpo nel carattere più, più misterioso, più leggendario della terra nella quale [era] per sbarcare »3. Malgré leur artificialité, ces images gardent quelque chose de profondément visuel. Nous en trouvons d’ailleurs une trace tout à fait sensible chez Curzio Malaparte. Dans La passeggiata, le personnage de Boz se laisse aller à cette méditation qui fait naître en lui une évocation très picturale du Sud, alors que son train vient de quitter la gare de Rome : L‟Italia è così bella, ci sono tante città, tanti paesi, e fiumi e laghi e mari che neppure Boz ha mai visto. La Calabria, la Sicilia, i giardini luccicanti d‟arance d‟oro sotto un sole giallo e rugoso come un‟immensa arancia, di limoni pallidi come astri di primavera, vaganti nel fogliame lucido e nero come in un cielo sereno prima che sorga la luna. E l‟acuto profumo di zàgara nell‟aria densa e bionda come un vino dolce. È proprio contento di partire, di lasciar Roma, di accompagnare sua madre in quel bel viaggio verso la Sicilia.4 Le Mezzogiorno de Boz n’est qu’un vaste camaïeu de couleurs chaudes et intenses, où chaque élément semble en appeler un autre, selon une espèce de chaîne d’idées associées lyriquement les unes 1 « Rien ne ressemblait moins non plus à ce Balbec réel que celui dont j‟avais souvent rêvé, les jours de tempête […]. Par les soirs orageux et doux de février, le vent – soufflant dans mon cœur, qu‟il ne faisait pas trembler moins fort que la cheminée de ma chambre, le projet d‟un voyage à Balbec – mêlait en moi le désir de l‟architecture gothique avec celui d‟une tempête sur la mer », in Du côté de chez Swann, op. cit., p. 376-378. 2 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 5. 3 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 15. Impossible de ne pas mettre cette phrase en relation avec la « méditation sur le nom de Parme », ce passage de la Recherche où le narrateur se perd dans une rêverie inspirée par le seul nom de la ville de Parme : « Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller, depuis que j‟avais lu La Chartreuse, m‟apparaissait compact, lisse, mauve et doux, si on me parlait d‟une maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu, on me causait le plaisir de penser que j‟habiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui n‟avait de rapport avec les demeures d‟aucune ville d‟Italie puisque je l‟imaginais seulement à l‟aide de cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avait fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes », in Du côté de chez Swann, op. cit., p. 381. 4 MALAPARTE, op. cit., p. 26-27. 45 aux autres. Impossible de déterminer avec précision la région que le personnage de Boz imagine, si tant est que ce soit le cas ; il est en mesure de créer une image globale du Sud, qui même si elle est richement colorée, imbrique pêle-mêle un large choix de clichés. La vaste étendue recouverte de généreux arbres fruitiers que s’imagine le personnage de Malaparte est bien trop mythologique pour être réelle. On comprend donc pourquoi la confrontation de ces images fabriquées par l’imagination des auteurs et celles qui vont s’imposer à leur regard ne peut que les plonger davantage dans un état de perplexité et de désorientation. Si les images que les auteurs détiennent du Sud peuvent s’avérer si peu compatible avec la réalité, c’est qu’elles font le plus souvent appel à une forme de mythologie révolue. Avant même qu’il ne soit question d’un quelconque « mythe du Sud » (autrement dit d’une représentation du Meridione constituée à un moment historique précis, coïncidant avec le choix du Sud comme destination du Grand Tour), le Sud imaginé par les auteurs se rattachent souvent à une période historique lointaine, en l’occurrence l’Antiquité gréco-romaine. Dans Ode alla sibilla cumana, Curzio Malaparte se plaît à mélanger le monde antique avec le parcours qu’il en fait au début du XXe siècle : Una mattina mi spinsi fino a Cuma, e vagando per quelle selve di rovi, di ginestri e di querci, i versi di Virgilio mi salivano dolci e nuovi alle labbra. Il mare, striato di correnti verdi lontananti ad arco verso il cono azzurro dell‟Epomeo, variava di continuo nella luce mattutina, la campagna intorno appariva gialla e purpurea, transitando riflessa nell‟erba e nelle pietre l‟ombra chiara delle nuvole. Dov‟era il tempio di Apollo e la devota arte di Dedalo ? Il viso di Androgeno affiorante nel marmo, gli amori della falsa vacca e l‟inestricabile errore ? 1 Si ces références antiques s’imposent directement et naturellement à l’esprit de Malaparte, c’est que la Campanie qu’il visite garde la trace de cet héritage historique2 : la géographie de l’endroit peut également se lire à travers le prisme de l’histoire ancienne, ce que Malaparte n’hésite d’ailleurs pas à faire. Mais nous voyons aussi dans cette citation commencer à poindre un doute, relayé par les deux phrases interrogatives finales : Malaparte exprime dans ces deux phrases la progressive inadéquation entre la représentation qu’il se fait du Sud et sa réalité, où l’Antiquité romaine ne survit plus qu’à l’état de vestiges. L’ombre de Virgile qui semblait l’accompagner finit par s’estomper, comme il l’écrit dans une autre section des Fughe in prigione, intitulée Sentimento della Scozia : « I versi di Virgilio, ahimè, hanno fatto il loro tempo »3. Le sujet finit donc par prendre conscience de l’impasse que constitue cette application systématique d’une représentation artificielle sur une réalité qui va s’avérer bien plus complexe qu’il n’y paraît. Alberto Savinio en fait d’ailleurs l’expérience lors de son exploration de l’île de Capri. Voulant percer le mystère du château de Torre della Guardia, Savinio est lui aussi mis en échec devant la porte qui doit lui ouvrir l’accès à l’intérieur de l’édifice : 1 Ibid., p. 128. Durant sa traversée de la Campanie, Guido Piovene fait d‟ailleurs exactement le même constat : « Cominciando da Napoli, molto più che da Roma, la mitologia torna a vivere incorporata col paesaggio, e parlare di Vulcano o Venere non è più espediete retorico, tanto l‟aspetto delle cose sembra manifestarne la segreta presenza », op. cit., p. 463. 3 Ibid., p. 172. 2 46 Mi veggo già padrone del misterioso palazzo. Afferro la testa della enorme chiave, ma essa gira “a folle”. Ahimè ! qualla chiave è una pura finzione, un ornamento, una burla. E mentre mastico l‟amaro della delusione, mi accorgo che a custodire i segreti del misterioso palazzotto provvede una serratura inglese minuscola sì, ma ben più sicura e tenace di quella enorme chiave decorativa.1 On voit donc que la réalité elle-même constitue un piège, et que les apparences sont encore plus trompeuses qu’il n’y paraît. Il est donc d’autant plus inutile pour le sujet de raisonner à partir d’images mentales qu’elles ne permettent pas de décrypter le réel qui ne cesse de dérouter par son ambivalence fondamentale. Il y a donc ambivalence à l’intérieur même du réel ; mais avant que cette dernière ne se révèle à nos auteurs, ceux-ci expriment avant tout l’incertitude qui les anime. Nous avons vu que l’imagination était le relais permettant de limiter la surprise causée par la subite découverte d’une nouvelle réalité, mais nous pouvons aussi tirer quelques enseignements de l’analyse des sentiments qui animent les écrivains au moment où la réalité s’impose à leur regard. Ce contact avait d’abord fait une grande part à un fort sentiment de peur et d’angoisse, lié à la brutalité de ce changement de décor à vue. Une fois estompé, ce sentiment est remplacé par d’autres émotions, bien plus nuancées, cette fois-ci. Ainsi, Carlo Levi, parlant de l’excitation que pouvait générer en lui le seul fait d’imaginer un territoire encore inconnu, préfère exprimer au lecteur la méfiance qui l’animait au moment d’arriver au village de Gagliano : « Mi pareva che quell’aria di campagna con cui mi appariva Gagliano, suonasse falso in questa terra che non è, mai, una campagna »2. Levi se montre plutôt conscient des pièges que nous évoquions plus haut ; on peut même dire qu’une telle formule synthétise la conduite qui sera la sienne : découvrir la véritable nature du Sud, au-delà des apparences. Et le fait qu’une légère pointe de méfiance puisse venir s’immiscer dans l’esprit du voyageur-écrivain annonce également la sensibilité de nos écrivains à la réalité très nuancée qui sera celle du Mezzogiorno. Le refus de la systématisation s’avérera bien la méthode nécessaire pour accéder à une connaissance satisfaisante du monde méridional. Cette connaissance va d’ailleurs être des plus surprenantes : la brusque découverte du réel va générer un choc presque aussi violent que celui du premier contact avec la terre du Sud. La méfiance cède alors le pas à l’expression de la surprise mais aussi d’une profonde stupeur. Dans Cristo si è fermato a Eboli, la sœur de Carlo Levi explique à son frère la sensation qu’elle a ressenti à son arrivée dans la ville de Matera : elle est purement et simplement déconcertée, bouleversée par ce qu’elle a vu : Era spaventata e piena di orrore per quello che vi aveva visto. Io pensavo, e glielo dissi, che la vivezza della sua reazione fosse dovuta soltanto al fatto che non era mai stata da queste parti, e che proprio a Matera era avvenuto il 1 2 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 58. LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 7. 47 suo primo incontro con questa natura e questa umanità desolata. – Non conoscevo questi paesi, ma in qualche modo, me li immaginavo, - mi rispose. – Ma Matera, come l‟ho vista, non potevo immaginarla.1 Bouleversement, stupéfaction, effroi : nous retrouvons des sentiments bien connus, ceux qui correspondent au choc intime et profond qui frappe nécessairement le sujet. Mais ce que dit la sœur de Levi à son frère résume à la perfection tout ce que nous avons pu dire précédemment : quelle qu’elle soit, la réalité du Sud est par la force des choses infiniment plus complexe que toute anticipation mentale. Plus complexe, mais aussi plus violente : les conditions de vie des habitants de Matera semblent avoir explosé littéralement aux yeux de Luisa, la sœur de Levi, qui semble encore sous le coup de la brutalité de cette révélation au moment où elle s’en ouvre à son frère. Elle dira d’ailleurs plus loin : Io non ho mai visto una tale immagine di miseria : eppure sono abituata, è il moi mestiere, a vedere ogni giorno dicine di bambini poveri, malati e maltenuti. Ma uno spettacolo come quello di ieri non l‟avevo mai neppure immaginato.2 La réalité dépasse toute limite, achevant de fragiliser des repères déjà précaires. Alors que l’imagination, l’appréhension mentale pouvait être une sorte de moyen de protection contre la brutalité de la réalité, voilà que cette ultime défense devient elle aussi démunie face à une réalité tellement saisissante qu’elle paraît presque scénographiée, orchestrée : Luisa parle bien d’un « spettacolo ». Par conséquent, à la fois réel et artificiel ; et en tous les cas particulièrement impressionnant. Le fait que ce soit elle et non pas Carlo qui exprime la chose en ces termes est d’ailleurs lui aussi très intéressant : cette dernière est totalement extérieure au monde du confino tel que le connaît son frère. Mais cette extériorité ne l’empêche pas de ressentir profondément cet ensemble de sentiments très marqués. On constate donc que nos auteurs vont encore une fois être confrontés à un problème de perception auquel ils devront apporter une solution afin de pouvoir prendre le dessus sur la réalité du Sud. Car il y a dans la représentation que nos auteurs s’étaient fait du Sud avant de le connaître, une « approssimazione », pour reprendre un terme de Franco Cassano3. Mais cette inadéquation entre une représentation préalable et la réalité mérite d’être interrogée. Comment l’expliquer ? Pourquoi les auteurs en sont-ils victimes malgré eux ? La solution se trouve dans ce qui est à l’origine de ces représentations. Comme nous l’avons dit, la forme de connaissance que nos auteurs ont eu du Sud a toujours commencé par un apport extérieur, fruit de l’expérience d’un tiers et qui avait été transmis aux écrivains septentrionaux par le biais de la forme écrite, le plus souvent. Cet apport externe au sujet va donc inévitablement servir de point de référence au moment de la confrontation avec l’espace méridional. Artificialité et réalité vont donc entrer dans une sorte de rapport dialectique que nous allons à présent étudier. 1 Ibid., p. 73. Ibid., p. 76. 3 In Il pensiero meridiano, op. cit., p. XIII. 2 48 UN ENCOMBRANT BAGAGE : L’HÉRITAGE LITTÉRAIRE Sous les yeux du sujet vont peu à peu se mélanger deux visions du Sud : celle dont ils ont hérité sous l’influence notamment de textes littéraires et celle qu’ils commencent à avoir par eux-mêmes, d’une manière beaucoup plus autonome. Il y a donc bien une prise de distance, et pour cause : le Mezzogiorno ne peut a priori plus exactement être celui qu’ont connu ceux qui s’y sont rendus des années, voire des décennies auparavant. Cependant, ces deux aspects vont être étroitement liés dans l’esprit du sujet qui va devoir exécuter une nouvelle opération perceptive. Il ne s’agit plus, comme pour la question des frontières, de faire une mise au point sur un objet particulier, mais bien de se lancer dans une véritable démarche analytique visant à séparer le vrai du faux. Ou plutôt, à déterminer autant que faire se peut ce qui constitue la réalité méridionale. Les récits de voyage du passé et la représentation qu’ils ont fait du Mezzogiorno sont autant d’instantanés d’un moment historique précis ; il est donc compréhensible qu’elles deviennent tôt ou tard caduques, qu’elles ne correspondent plus exactement avec la réalité qu’elles décrivaient. Nos auteurs-voyageurs vont donc se découvrir une nouvelle tâche : celle d’actualiser cette vision du Sud ; c’est d’ailleurs en cherchant son véritable visage qu’ils vont être en mesure de lui donner son identité. Nous avions dit plus haut que le Sud de l’Italie fut, près de deux siècles avant la venue de nos auteurs, une destination emblématique du Grand Tour ; ceux qui le visitèrent en ramenèrent toutes sortes d’impressions de voyages qu’ils se mirent, pour certains, à consigner dans des récits qui furent parfois publiés. Nous pouvons donc légitimement penser que nos auteurs en ont eu connaissance, de façon directe ou indirecte1 : dans l’esprit de certains d’entre eux, leur propre voyage est le moyen de marcher sur les traces des écrivains du passé ; ce sera le cas de Carlo Levi dans Tutto il miele è finito : l’ombre de D. H. Lawrence (et de son ouvrage Sea and Sardinia2) plane sur tout l’ouvrage, allant même jusqu’à déterminer une partie du plan de route suivi par l’auteur turinois, comme l’indique cet extrait : Andavamo a Sorgono, deviando un poco dalla nostra strada e scendendo verso sud, soltanto per questo : per la memoria di quello che vi aveva visto e che ne aveva detto per sempre, D.H. Lawrence. Lo scrittore era giunto qui dopo un lunghissimo viaggio sui treni e sul corriere del primo dopoguerra, in questa stagione, in questa stessa ora. [...] Ora eravamo a Sorgono, [...] e cercavamo il ristorante Risveglio. Ne chiedevamo ai pastori che tornavano sulla strada con le capre : - Non c‟è nessun ristorante Risveglio. C‟era una volta. Non c‟è più.3 1 Comme l‟écrit d‟ailleurs Gabriella Gribaudi dans Narrare il Sud, op. cit., p. 74 : « Quando i piemontesi scesero al Sud avevano in testa le rappresentazioni settecentesche ». Chacun des auteurs septentrional possède donc une mémoire du Sud, plus ou moins développée, mais correspondant avant tout à des apports venus d‟Italie du Nord ; les voix littéraires méridionales, plus actuelles, ne sont pas parvenues jusqu‟à eux, ce qui peut expliquer une partie de leur nouvelle désorientation.. 2 D. H. Lawrence (1885-1930) relate dans Sea and Sardinia une excursion de plusieurs jours, commencée à Taormina, en Sicile, jusqu‟en Sardaigne intérieure, où il visitera notamment Cagliari et Nuoro. Plusieurs extraits de ce récit parurent en 1921, aux ÉtatsUnis (auprès de Thomas Seltzer), avant d‟être édité dans son intégralité en Angleterre, en 1923, auprès de Martin Secker. 3 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 87-88. 49 L’enquête de Levi va tourner court et la piste de D.H. Lawrence disparaître. Alors que c’était bien une « memoria », un souvenir qui guidait ses pas, la réalité va s’avérer en inadéquation avec l’image proposée par l’écrivain anglais. Il lui sera impossible de déterminer avec exactitude si l’auberge où il fera halte est bien celle qui hébergea plusieurs années auparavant l’auteur de L’Amant de Lady Chatterley. Mais au-delà de ce qui n’est tout au plus qu’une anecdote dans l’économie de l’ouvrage lévien, nous voyons surtout la nécessité pour les auteurs de prendre leurs distances avec la mémoire littéraire qui est la leur : malgré toute la sensibilité dont ils faisaient éventuellement preuve, les auteurs du passé s’avèrent ne plus être les guides les plus sûrs pour nos auteurs. Cette distance qui se crée subitement entre les auteurs et la représentation du Sud exécutée par les écrivains du passé conduit même plus loin. Si le présent n’est plus en adéquation avec les représentations plus anciennes, la faute en revient aussi à ceux qui en sont à l’origine, autrement dit les premiers voyageurs dans le Sud1. Ainsi, parmi nos écrivains, beaucoup avertissent le lecteur de l’influence de ces récits qui ont orienté de façon hasardeuse la manière de percevoir le Sud, à défaut de la représenter de manière exacte. Différents termes reviennent : Levi parle de « letterati estetizzati »2, Ungaretti de « relatori di viaggi facili »3 ; la liste pourrait être assez longue. Il suffit seulement de dire que tous ces termes entendent mettre en exergue le « superficiale estetismo »4 qui animait ceux qui ont traversé le Sud à un moment ou un autre de l’Histoire. On comprend donc comment la littérature du passé a été capable de déformer la réalité du Sud au point de la rendre absolument impossible à reconnaître. Par ailleurs, ce phénomène n’est pas récent, comme l’explique Gabriella Gribaudi : « Esiste da tempo immemorabile un Sud immaginato, rappresentato »5. La connaissance réelle du Sud devra donc passer par une remise en cause de cet encombrant héritage littéraire qui n’a fait qu’éloigner un peu plus le Mezzogiorno qui éveillait l’intérêt et la curiosité de nos auteurs. « « Vedi Napoli e poi mori » è un detto celebre ma falso », écrit Guido Piovene6 : il s’agit même de s’attaquer à des lieux communs parfois très profondément enracinés dans l’imagination. Les auteurs doivent donc se débarrasser de cette « figura rappresentata in modo così negativo e caricaturale da non poter esser vera »7 ; il est d’ailleurs naturel de percevoir une certaine forme de violence dans cette opération peu anodine. En réalité, cette démarche est très importante pour nos auteurs car elle doit leur permettre au final d’acquérir leur propre autonomie et ainsi proposer une vision 1 Parmi ces auteurs du passé, rares sont en effet ceux qui se sont attachés à détruire ces lieux communs, ces poncifs de la représentation du Sud. Dans La quistione meridionale, Gramsci saluera d‟ailleurs le rôle joué par Goethe, « che aveva ragione nel demolire la leggenda del « lazzaronismo » organico dei napoletani e nel rilevare invece che essi sono molto attivi e industriosi », op. cit., p. 126127. 2 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 122. 3 UNGARETTI, op. cit., p. 17. 4 Goffredo Fofi, Prefazione, in Narrare il Sud, op. cit., p. 7. Notons cependant que la démarche est partiale : les références qui sont faites dans les ouvrages de notre corpus renvoient systématiquement aux récits qui ont présenté le Mezzogiorno de façon caricaturale ; assimiler la période du Grand Tour à une incompréhension totale de la situation véritable de la région est en soi une forme de caricature et de traitement superficiel, non dénué de mauvaise foi. Il a toujours existé, avant les ouvrages des méridionalistes, des représentations du Sud fidèles à la réalité. Mais elles sont globalement peu convoquées, du fait qu‟il s‟agit avant tout de détruire une certaine image du monde méridional, enracinée dans l‟imaginaire collectif, afin d‟y substituer une vision neuve, autrement plus conforme à la réalité. 5 Gabriella Gribaudi, Contro gli stereotipi, in ibid.., p. 73. 6 PIOVENE, op. cit., p. 429. 7 Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. V. 50 du Sud unique en son genre. Mais tout comme la définition des frontières du Sud, venir à bout de ces représentations figées dans leur contexte historique précis est loin d’être simple. En effet, l’influence littéraire s’est faite de manière inconsciente, mais tout à fait réelle. Comme l’écrit d’ailleurs Savinio : Tale autorità esercitano su di noi, e pure a nostro dispetto, le parole lette nei libri anche più stupidi, che mi accinsi con molta pazienza, con molta serietà, con molta fiducia a verificare la giustezza di quelle frasi, di quelle similitudini… Invano !1 La difficulté provient donc de la nécessité de déconstruire progressivement une image préconçue acquise peut-être depuis très longtemps, et devenue avec le temps une sorte de seconde nature. Ces voyageurs doivent donc en quelque sorte rebrousser chemin afin de découvrir la route qui les conduira de façon certaine à leur but. C’est d’ailleurs à ce moment que l’image du guide va prendre une toute autre importance. En effet, le meilleur indicateur de ces changements de cap va se trouver dans la manière dont les auteurs vont s’en remettre à ceux qui les mettront sur la bonne route. Tout comme Dante, l’une des références majeures pour ces voyages dans le Mezzogiorno, fut guidé par Virgile puis par Béatrice et Saint Bernard tout au long de la Divine Comédie. On constate d’ailleurs que les auteurs se considèrent avant tout comme des touristes comme les autres. Mais les guides de voyages qu’ils emportent avec eux sont bien particuliers, si l’on se réfère par exemple à Curzio Malaparte : V‟è chi viaggia fidandosi nel Baedeker, o nella Guida Michelin, e chi nella bussola o nelle vaghe stelle dell‟Orsa. Questa volta l‟itinerario [...] me lo son tolto di peso dai Commentarii, il che senza dubbio è una fantasia piuttosto letteraria, ma piena di sorprese e di sottintesi. Se debbo mettermi nelle mani di un pilota, meglio affidarmi a Cesare, che almeno è un vecchio amico di famiglia, un parente lontano, un uomo che conosceva la geografia, e non scriveva col proposito di fuorviare i nipoti.2 Avec une certaine ironie, Malaparte se moque des voyageurs mondains de la fin du XIXe siècle, qui préféraient se fier aux guides touristiques, c’est-à-dire privilégier une vision imposée du territoire qu’ils allaient visiter. Mais comme on le voit, Malaparte fait un choix des plus ambivalents en choisissant César comme guide. Son ironie est toutefois palpable, tout comme celle d’Alberto Savinio qui choisit rien moins que la magicienne Circé et l’empereur Auguste comme guides de son excursion sur l’île de Capri ; les deux personnages historiques interviennent à différents moments du récit et interagissent avec Savinio sans que celui ne mette en doute au moindre instant la véracité de cet événement3. Que faut-il 1 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 15. MALAPARTE, Hôtel Jules César, op. cit., p. 249. 3 L‟ambivalence est peut-être encore plus marquée avec un autre guide choisi par Savinio, un mystérieux “homme à la main bandée”. Ce personnage, qui restera volontairement anonyme, pour entretenir le mystère qui l‟entoure a trait, de l‟aveu de Savinio lui-même, avec la littérature, en l‟occurrence avec le personnage de Mentor qui guide Télémaque à la recherche de son père Ulysse. On ne saurait mieux mêler la réalité avec l‟ironie à l‟égard de la littérature : Savinio, sciemment, empêche le lecteur de déterminer clairement quelle est la part de vérité dans tout ce qui est écrit. On prend donc peu à peu conscience de la stratégie narrative de Savinio qui multiplie les trompe-l‟œil pour mieux entretenir l‟aura mystérieuse qui est celle de toute l‟excursion sur l‟île de Capri. 2 51 alors déduire de ces postures ? On comprend surtout que les écrivains sont loin d’être dupes de l’artificialité des représentations du Sud qui ont été portées à leur connaissance. Cette prise de distance est d’ailleurs facilement repérables dans la réécriture de l’expérience où sont ménagés des encarts qui permettent aux auteurs de prendre leur distance avec ces espèces de faux tableaux du Sud. Plusieurs manières de faire se sont présentées à nos auteurs. Évoquons dans un premier temps l’une des plus efficaces : la prise de distance par l’humour et l’ironie. C’est la méthode qu’Alberto Savinio décide d’appliquer au début de Capri. Sous sa plume, l’arrivée sur l’île devient un véritable pastiche de récit de voyage : Al grido « Terra ! terra ! » lanciato dall‟uomo che vigila sulla coffa dell‟albero di maestra, risponde il formidabile urrah dell‟equipaggio. Accorrono tutti, si affollano sul castello di prua, e sporgendosi sopra i bastingaggi, puntano gli occhi avidi sul fantasma di quell‟isola che sorge, fumoso e lontano, dal cuore dell‟infecondo mare. Due alcioni, messaggeri di terra vicina, passano alti sopra la nostra nave.1 Ce paragraphe qui ouvre le récit immerge d’entrée de jeu la narration dans une écriture aux limites de la parodie. Cet incipit est en tous les cas un pastiche très bien réalisé puisqu’il reprend les meilleurs ingrédients de ce topos littéraire de l’arrivée sur une île inconnue. On pense immédiatement aux romans d’aventure, comme ceux de Jules Verne ; dans le même temps, le choix délibéré du terme « alcioni » semble être un emprunt à un vocabulaire dannunzien, Gabriele D’Annunzio étant l’un des auteurs les plus moqués par Savinio. Cette ironie discrète va se développer dans tout l’ouvrage, Savinio se plaisant à faire preuve d’iconoclasme envers tous ceux qui ont pu écrire sur le Sud avant lui. C’est ainsi que Debussy voit sa pièce pour piano Les Collines d’Anacapri, extrait du premier livre des Préludes, taxée de l’appellation peu flatteuse de « musica da morticini »2. Ces différents exemples nous montrent en fin de compte que ces attaques valent surtout envers ceux qui ont écrit sur le Sud, et non pas exactement sur la vision du Sud que ces derniers ont pu proposer. En fait, nos auteurs entend davantage pointer du doigt une certaine façon de voyager, celle des esthètes du Grand Tour dont les récits souffrent d’une superficialité rédhibitoire, celle de ces « visitatori incomprensivi » pour reprendre l’expression de Carlo Levi3. L’arrivée de nos auteurs marque ainsi un tournant : après avoir suivi la piste tracée par les récits de voyages, les auteurs commencent à saisir la nécessité de choisir celle qui leur sera propre. Le détachement qu’ils prennent vis-à-vis des expériences de ceux qui les ont précédé finit de faire d’eux des voyageurs hors du commun, dans la mesure où ils vont cesser de répondre à la définition du touristetype, à l’image de celle que donne Tzvetan Todorov : « Le touriste est un visiteur pressé qui préfère les monuments aux êtres humains. […] La rapidité du voyage est déjà une raison à sa préférence pour 1 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 13. Ibid., p. 33. 3 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 4. 2 52 l’inanimé par rapport à l’animé »1. Pour ce type de voyageur, le risque est « de laisser échapper le complexe, de se cantonner au superficiel »2, ce dont nos auteurs se rendent compte en effectuant une comparaison entre ces instantanés du Sud et les leurs. Les images fixes doivent reprendre vie ; le Mezzogiorno de nos sujets ne pourra plus être une sorte de carte postale défraîchie3, et eux-mêmes ne pourront plus adopter une posture hors de saison « quella [della vita] truculente, tra frivola ed estetizzante di tutti gli ulissidi »4. Il leur faudra donc en produire une nouvelle vision, plus nuancée, plus fouillée, même si elle est exécutée par une main extérieure, venue du Nord. Le sujet se retrouve donc à une sorte de croisée des chemins, ultime conséquence de cette confrontation entre artificialité et réalité. Reste que ce projet de donner du Sud une représentation plus en phase avec la réalité comporte des difficultés majeures, car artificialité et réalité semblent cohabiter au sein même de l’espace méridional, comme nous l’avions vu avec le château capriote de Savinio. C’est dans ce domaine que la nécessité d’une distinction s’impose, sans aucune garantie de succès par ailleurs. Car nous avons vu à plusieurs reprises que le Sud bouleverse les repères du sujet du fait qu’il fonctionne comme une sorte de vaste trompe-l’œil. Nous devons donc tenter d’approfondir cette difficulté dans la recherche du véritable Sud. MENSONGES, MASQUES, MONSTRES Le Sud s’avère donc rempli d’apparences trompeuses. Certaines d’entre elles étaient le fait d’une représentation littéraire inadéquate, mais le sujet de « l’épreuve du Sud » parvient à s’en détourner progressivement. Toutefois, la lecture de l’espace n’en est pas facilitée pour autant puisque c’est l’espace méridional lui-même qui semble proposer des sortes de fausses impressions, de mirages. Pour le sujet, qui doit composer avec un espace qui lui étranger, cette situation est d’autant plus complexe. Le Mezzogiorno semble vouloir lui échapper, ou du moins, dans un premier temps se dissimuler en permanence, se rendre volontairement trouble à la vue de celui qui l’observe. Avant même que quelque chose ne puisse être décrypté par le sujet, chaque signe semble comporter une part d’incertitude délicate à contourner. Plus le sujet s’approche de la réalité, plus elle s’éloigne de lui, dans un mouvement ininterrompu de tension et de détente, protéiforme, sur lequel nous allons à présent nous pencher. Car la raison principale qui met le sujet en échec est bien l’incapacité réelle à pouvoir séparer de manière évidente l’artifice et la réalité. Sans anticiper sur les causes de cet entremêlement entre le faux et le vrai, nous sommes d’ores et déjà en mesure de dire que le faux semble s’entretenir de lui-même5. 1 Tzvetan Todorov, Nous et les autres, op. cit., p. 453. Ibid., p. 118. C‟est d‟ailleurs la raison pour laquelle Alberto Savinio précise au début de la section Viaggio ministeriale de son Diario calabrese que sa descente dans le Sud lui offre la possibilité de dépasser le simple cadre de la visite touristique : « La mia vita è al di là dagli interessi turistici », op. cit., p. 21. 3 En cela semblable aux « immagini litografiche » qu‟évoque Guido Piovene à Naples, in Viaggio in Italia, op. cit., p. 428. 4 SAVINIO, Capri, p. 18. 5 C‟est par exemple la thèse de Raffaele La Capria concernant la napoletanità. 2 53 Tout concourt à faire cohabiter harmonieusement et subtilement ces deux éléments, de manière à évincer le sujet, à le tenir coincé dans sa position inconfortable d’élément ni complètement extérieur et ni complètement intégré. Cette mise en échec est exprimée parfois plusieurs fois à l’intérieur d’un seul et même texte par le sujet. L’image du labyrinthe, repérée plus haut, s’avère tout à fait légitime ; Savinio, qui l’emploie dans Capri, se retrouve en effet confronté à plusieurs reprises à des impasses qui le contraignent à rebrousser chemin, en proie à un doute permanent : « Vero è però che in questa isola, tra leggenda e realtà, non è possibile stabilire distinzioni precise », écrit-il1. Pour ainsi dire, entre le vrai et le faux, toujours joints l’un à l’autre au sein du « panorama girevole, ingannatore […] de Capri »2. Tout procède d’une véritable confusion, au sens le plus étymologique du terme : les éléments sont fondus, soudés les uns avec les autres, les uns à l’intérieur des autres ; le faux et le vrai n’en deviennent que plus relatifs, ce que semble vouloir dire Savinio lorsqu’il écrit : « Il vero messo a confronto col falso è più falso del falso »3. Voilà encore une fois une nouvelle limite placée entre le sujet et son environnement : tout effort semble vain dans cet univers méridional, dont le sujet a l’air de devoir rester constamment à distance, comme si la réalité se présentait à lui de façon tronquée, comme celle que propose un théâtre, au moyen d’une scène située au-dessus du regard du public. Mais alors que l’ambivalente réalité théâtrale s’expose verticalement au regard, celle du Sud se présente horizontalement : l’observateur est placé quasiment géographiquement sur le même plan que la réalité qu’il contemple, à la manière de la partie d’un tout de plus large ampleur. Moins que la représentation, c’est avant tout la perception du sujet qui s’avère figée : toute prise de hauteur, de position surplombante semble systématiquement contrariée. Faire preuve d’objectivité ou d’abstraction est rigoureusement impossible. Le sujet est contraint de s’attacher au concret, incapable de mettre la réalité à distance (c’est-à-dire d’accomplir la première démarche en vue d’une représentation) puisqu’il y est lui-même inclus sans pouvoir vraiment s’en extraire. Dans ces conditions, comment faire la part des choses ? Il y a bien une impasse qui semble liée à la condition même du sujet dans sa qualité de voyageur : la rapidité, la superficialité du regard qu’il porte sur son environnement l’empêche de créer une véritable interaction avec ce dernier. Telle est la limite du « viaggiatore affrettato » dont parle Carlo Levi4 ; tout semble excéder ses capacités intellectuelles, notamment à cause de la profusion des éléments offerts à la vue et leur imbrication toujours très étroite. À la différence près que nos auteurs vont avoir comme caractéristique commune d’avoir les moyens d’initier un processus de différenciation, de séparation du faux et du vrai. Alberto Savinio s’en rend très bien compte sur l’île de Capri, face à la statue du pêcheur Spadaro, « il celeberrimo Spadaro, l’uomo più famoso dell’isola, colui che per Capri è quello che Wagner era per Bayreuth »5 : 1 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 38. Cfr. aussi des formules comme : « Solitudine dolcissima e tremenda ! Ma è un nuovo inganno questo » (p. 58). Citons également celle de Guido Piovene : « Qui mi è impossibile dividere la verità dalla leggenda », in op. cit., p. 709. 2 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 62. 3 SAVINIO, Diario calabrese, op. cit.i, p. 24. 4 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 37. 5 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 28. 54 Spadaro è l‟immagine, l‟allegoria del pescatore. Spadaro è il simbolo di Capri, Spadaro è Capri antropomorfizzata. E quando un giorno anche Spadaro, come il centauro Chirone, sarà sceso tra le ombre dell‟Ade, tutti i pittori e i fotografi e i cartolinisti di Capri continueranno con zelo devoto a perpetuare la sua faccia patriarcale, la sua lunga barba di canapa, il suo berrettino tirato sull‟orecchio e la sua pipa con l‟esile cannuccia e il fornellino di coccio.1 Savinio perçoit la manière dont l’artificialité est capable de s’entretenir d’elle-même, avec le concours des représentations, qu’elles soient graphiques ou littéraires. Une sorte de double nature investit chaque élément de l’univers méridional, comme le montre l’exemple du pêcheur Spadaro ; la réalité porte en elle un sens caché qui n’est pas encore révélé au sujet, encore que ce dernier puisse en avoir conscience fugitivement. La recherche de ce sens caché, de cette vérité dissimulée occupera les auteurs à un autre moment de leur expérience du Sud ; cependant, au moment où les auteurs perçoivent le point de rupture entre l’artificiel et le réel, l’appréhension de l’environnement peut s’avérer plus évidente, même si d’un côté se mélangent le faux et le vrai et de l’autre la légende et la vérité. Ces deux couples entrent d’ailleurs en interaction, ce qui les rend encore plus durs à distinguer. En effet, la mythologie va s’affirmer comme l’une des formes d’expressions les plus typiques du Sud, comme nous le verrons par la suite. Pour l’heure, nous pouvons nous limiter à constater que les mythes et les légendes dont le Sud semble largement tramé sont mises systématiquement sur le même plan que les faits historiques les plus incontestables. Ainsi, chez Carlo Levi comme chez Alberto Savinio, la retranscription très objective d’histoires fantastiques advenues à peine quelques dizaines d’années avant leur venue dans le Sud sont acceptées comme vraies. Lorsque dans le Diario calabrese Savinio se fait le narrateur de l’histoire de la Ricciutella, jeune homme transformé inexplicablement en jeune fille, il est impossible de repérer une quelconque prise de distance avec le fait raconté. À lui seul l’emploi d’un temps verbal comme le présent de narration semble attester la véracité de ce petit conte fantastique, présenté comme un fait réel, historiquement avéré. La distance critique de Savinio, qui le conduit parfois à faire preuve d’ironie ou de mauvaise foi, est comme désamorcée, réduite au silence, de manière surprenante. Il y a bien une limite à l’iconoclasme des auteurs : il est parfois violent envers les représentations littéraires erronées du Sud, mais il est infiniment plus tolérant à l’égard des récits légendaires, car ceux-ci comportent une véritable signification, sont comme une sorte de double fond où se cache une partie de l’identité méridionale. Dans ces conditions, l’environnement n’a plus à être appréhendé comme générateur d’angoisse ; il semble même que le sujet puisse se servir de cette aura légendaire du Sud pour acquérir une sensation nouvelle : celle de faire partie intégrante d’un lieu fantastique, mais aussi de vivre dans une temporalité bien éloignée du XXe siècle. Le personnage de Boz en prend conscience : « Gli pareva di […] recitare la parte di un eroe o di un Dio in una favola per bambini »2. Ce dépaysement, sur lequel nous reviendrons, a surtout pour intérêt de donner la valeur exacte du bouleversement des repères : au lieu d’excentrer complètement le sujet, l’ambivalence même du Sud lui indique la nécessité de s’adapter, d’opérer une 1 2 Ibid., p. 28-29. MALAPARTE, op. cit., p. 30. 55 transformation intime pour être en mesure de lire correctement le réseau extrêmement complexe de tous les éléments constitutifs du Sud. Si se familiariser avec le Sud implique à ce point le sujet à adopter une redéfinition de ses repères, c’est que cet espace est constitué essentiellement d’une dimension profondément symbolique. Nous évoquions plus haut l’image du double fond. Le Mezzogiorno semble en effet ouvrir une sorte de nouvelle dimension sous les yeux de nos auteurs : il ne s’agit plus de considérer cet espace de manière abstraite, ni encore moins de manière purement objective, froidement analytique, puisque la légende et le surnaturel, comme nous l’avons vu, occupent une place de tout premier plan dans la composition de cet univers. Ce qui nous donne la sensation que les écrivains du Nord abandonnent leur rationalité, ou du moins ne l’utilisent plus obligatoirement, comme une sorte de réflexe : Levi lui-même, en dépit de son esprit scientifique, manifestera un intérêt sincère pour les nombreuses pratiques magiques qu’il aura l’occasion d’observer au cours de son confino en Lucanie. Comment expliquer cette transformation ? Une grande partie de la réponse réside dans la nature même du Sud qui entrecroise le rationnel et le surnaturel tant et si bien que l’un ne peut être approfondi sans l’autre. D’où l’émergence progressive chez le sujet d’une sensation tout aussi ambivalente. En effet, nos auteurs ont tous en commun le fait d’être né en Italie du Nord, autrement dit dans un espace dominé par la civilisation urbaine et industrielle qui rejette en bloc toutes les manifestations surnaturelles. Le modèle de la ville moderne, tentaculaire, est peut-être génératrice d’angoisse, mais cette dernière ne provient pas du contact avec une réalité d’une toute nature que celle de notre univers familier. La ville de Naples elle-même, pôle septentrional du Meridione, apparaît globalement, chez Ungaretti comme chez Piovene, comme l’exact inverse de ce modèle, laissant du champ à des phénomènes comme le fantastique, l’inexplicable, le surréel. En somme, autant d’éléments qui occupent une place autrement plus importante dans le Sud : le sujet est là encore soumis de force à son pouvoir, sans qu’il puisse s’en détacher. Le sujet se sent donc s’ouvrir progressivement à cette part de surnaturel (la magie, les légendes, les superstitions) et accepte de l’être, peut-être à son corps défendant. Ainsi, le Sud est en mesure de l’effrayer et de le fasciner tout à la fois : le Sud répond ainsi exactement à la définition du monstrum, dont la puissance évocatrice produit chez le sujet ces deux réactions très contrastées mais très étroitement uni. L’espace méridional se révèle donc bien porteur du mysterium fascinans évoqué par Mircea Eliade1. Et de manière assez prévisible, c’est surtout le monde naturel qui se fait le théâtre de la présence d’éléments générant ce couple de réactions antithétiques. Dans la Viaggio nel Mezzogiorno d’Ungaretti, ce rôle est confié à l’un des sites les plus célèbres de Campanie, le Vésuve, dont la description le fait passer pour une sorte de géant endormi. Ungaretti désigne également le volcan avec le terme éloquent de 1 In Le sacré et le profane, op. cit., p. 16. Ce mysterium est intégré à la nature, il en est l‟une des composantes essentielles ; d‟où la capacité des lieux qu‟il investit à impressionner le sujet. Cf. la formule de Guido Piovene : « L‟incanto è portato dalla natura », op. cit., p. 706. La nature semble capable de générer des enchantements de sorcellerie. On peut dire que le mystère de la nature est le premier contact de nos auteurs avec le monde de la magie. 56 « mostro »1. S’il y a proprement parler « monstruosité » dans cet univers, c’est que les créations naturelles sortent de l’ordinaire, frappent l’imagination en glissant progressivement en direction de la légende. C’est dans cette optique que Savinio fait tout naturellement allusion, dans Capri, aux « favolosi mostri »2 censés peupler le fond des mers. Ces monstres sont d’ailleurs une sorte de point de contact, un intermédiaire entre le monde familier du sujet et le surnaturel, facilitant sa familiarisation avec des repères qui ne sont pas naturellement les siens ; d’ailleurs, la présence du surnaturel va le conduire à s’apercevoir que le monde méridional est également ouvert à l’animalité, autre point de confluence entre l’homme et la nature. « Mondo animalesco », écrit Carlo Levi pour décrire la Lucanie3. Comme nous le verrons, l’animalité s’impose comme une composante essentielle de l’identité du Sud ; et dès à présent, il nous est permis de dire que les animaux sont investis d’une puissance significative. Toujours en Lucanie, Levi parlera de la chèvre comme d’un « animale diabolico »4, mais c’est surtout chez Malaparte que cette puissance se fera le plus sentir, dans une scène de La passeggiata, où le personnage de Massine voit s’approcher un serpent : Massine era là, immobile, le spalle appoggiate a una colonna, un torso di rame confuso col tufo rossastro. La fronte reclinata sul petto, fissava con uno sguardo spento una serpe nera e sottile che strisciava vers lui lenta e cauta sul lastrico del tempio. Strisciava perfida e ironica, guardandolo in volto con i lucidi occhi amorosi. [...] Poi all‟improvviso il cielo scricchiolò, come una volta che sta per crollare, le prime gocce di pioggia caddero rade, pesanti, stridenti, come gocce di piombo fuso.5 Le serpent fait son apparition et semble déclencher la tempête, qui s’apparentera à un véritable déluge. Toujours est-il que cet extrait nous présente un serpent dont le pouvoir à la fois hypnotique et effrayant agit imperturbablement sur le personnage de Massine, comme l’indiquent visiblement l’allitération filée du son sifflant qui reproduit le sifflement de la langue du serpent6. Le monde méridional est marqué par l’animalité, c’est un fait ; mais cette animalité sait se manifester de manière très frappante car elle est chargée d’un immense pouvoir évocateur, symbolique. On en revient finalement à la définition étymologique du monstrum : quelque chose se montre à l’observateur, s’auto-représente, se met en scène, comme si une dramaturgie régissait ces phénomènes. Cette dramaturgie est présente en 1 UNGARETTI, op. cit., p. 53. SAVINIO, Capri, op. cit., p. 22. On pense tout naturellement à Charybde et Scylla, monstres mythologiques situés, selon légende, dans le Détroit de Messine. Autrement dit à quelques heures de route de l‟île de Capri où se trouve Savinio. 3 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 60. 4 Ibid., p. 58. 5 MALAPARTE, op. cit., p. 33. 6 Pétri de littérature française comme l‟était Curzio Malaparte, on peut légitimement penser qu‟il avait en tête le célèbre vers d‟Andromaque de Racine : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? » (Acte V, Scène 5). Mais au-delà de tout cela, le serpent semble présent dans la scène pour y remplir un rôle de symbole, pour ne pas dire d‟emblème de cet espace précis, et éventuellement du Sud tout entier. On notera que le serpent fait également une apparition chez Carlo Levi : « Nelle fessure della terra assÉtata si annidavano le serpi, le vipere corte e tozze di qui, che i contadini chiamano cortopassi, dal veleno mortale. « Cortopassi cortopassi, ove te trova, là te lassi » » (op. cit., p. 56). L‟ajout de cette formule populaire évoque déjà les formules magiques comme calquées sur le rythme des comptines. 2 57 différents endroits. Citons notamment la scène de Carnaval chez Carlo Levi, où les barrières entre l’humanité et l’animalité, le naturel et le surnaturel se trouvent bouleversées de fond en comble : Venne il carnevale, inaspettato e anacronistico. [...] Me ne ricordai un giorno, quando, mentre passeggiavo nella via principale, oltre la piazza, vidi sbucare dal fondo e correre velocissimi in salita, tre fantasmi vestiti di bianco. Venivano a grandi salti, e urlavano come animali inferociti, esaltandosi delle loro stesse grida. Erano le maschere contadine. [...] Sembravano demoni scatenati ; pieni di entusiasmo feroce, per quel solo momento di follia e di impunità, tanto più folle e imprevedibile in quell‟aria virtuosa. [...] È una notte di felicità collettiva e fallica, di baldoria dinanzi agli enormi piatti di lumache, con i fuochi, le danze e gli amori nel tepore benigno del cielo estivo. 1 Derrière l’abolition de ces frontières, nous repérons surtout la force évocatrice de cette scène ; Levi a l’impression de se retrouver au centre d’une véritable dramaturgie, en un lieu et en un temps ad hoc, destiné à abriter cette représentation qui rappelle les fêtes de l’Antiquité, codifiées et réglées avec la plus grande précision. Il y a peut-être des indices d’artificialité (les masques, notamment), mais tout paraît intensément réel. Levi est au centre d’un théâtre qui manifeste sa puissance d’évocation, et par là même son ambivalence fondamentale. Le théâtre devient le motif le plus naturel pour exprimer le mélange de sensations très différenciées qu’ils sont en mesure de ressentir dans le Sud : Ungaretti, descendant au fond d’un site de fouilles archéologiques situé plus de 20 mètres au-dessous du sol parle de « teatro »2, tandis que Savinio compare les montagnes capriotes à des « gravi, immobili tragedi »3. Et même si cette force d’évocation dépasse le sujet, elle signale aussi l’intérêt qu’elle réussit à faire naître en lui. Nous sommes désormais bien loin des tableaux pompiers ou flous des voyageurs du passé, tous ceux qui, pour reprendre la formule de Franco Cassano, étaient « spesso molto lontani dal Sud, almeno quello geografico »4. Nos auteurs ont gagné en proximité mais se sont également ouverts la voie vers la profondeur du Sud, en étant sensibles à la part de surnaturel ou d’animalité de la région. Loin de les repousser, ces éléments leur ont surtout fait ressentir lucidement la présence d’une altérité, encore mystérieuse cependant. La connaissance approfondie de cette altérité donnera aux écrivains tous les éléments constitutifs de l’identité méridionale. Dans le même temps, une question se pose : quel angle d’attaque adopter alors que tout paraît insaisissable, fuyant ? C’est l’espace qui apportera la solution, après avoir bouleversé les repères du sujet : la description d’espaces hors du commun va proposer un accès à l’altérité. 1 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, ibid., p. 190-191. UNGARETTI, op. cit., p. 36. 3 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 31. 4 Il pensiero meridiano, op. cit., p. XV. 2 58 PROFONDEUR DE CHAMP. QUELQUES PAYSAGES-TABLEAUX UN REGARD UNIQUE, D’INFINIES PERSPECTIVES Pour les écrivains d’Italie du Nord, l’expérience du Sud commence non seulement par une redéfinition d’un rapport à l’espace, mais s’assortit également d’une mise en échec, d’une frustration permanente. En effet, le Sud semble fuir sous le regard des auteurs, au fur et à mesure qu’eux-mêmes tentent de s’en approcher, notamment dans la mesure où un certain nombre d’images-clichés trouvent d’entrée de jeu leurs limites La difficulté comporte deux aspects, liés assez étroitement l’un avec l’autre : le sujet doit abandonner un territoire de connaissance trompeur et dans le même temps s’efforcer d’apprivoiser un espace évanescent, pour une raison qui lui reste encore complètement opaque. La représentation du Sud que nos auteurs vont donner du Mezzogiorno va donc devoir contourner d’une manière inventive toutes ces barrières qui écartent sans cesse les auteurs. En un sens, il s’agira de capturer le Sud, d’en faire une photographie, à un instant précis. La démarche aura d’ailleurs des implications esthétiques assez poussées, sur lesquelles nous reviendrons plus tard. Quoi qu’il en soit, on s’aperçoit avant tout que chaque description sera in fine le résultat d’un véritable défi lancé par l’espace ; le sujet va devoir coordonner ses ressources mentales et littéraires pour répondre de manière efficace à ce défi. La représentation va s’imposer comme un vecteur de connaissance du Sud, quitte à prendre un abord pour le moins déroutant : de nouveaux espaces font se faire jour au sein d’un espace qui va avoir tendance à s’intérioriser de plus en plus. Mais loin de devenir abstrait (et par voie de conséquence, encore plus insaisissable), chaque portion de l’espace dessiné par le sujet va se trouver enrichi mentalement par un réseau d’échos avec d’autres lieux, et comme nous le verrons plus loin, d’autres temporalités. De multiples perspectives vont s’ouvrir ; le paysage va désormais s’aborder grâce à différentes dimensions ; le Sud va prendre corps gagner un relief tout à fait surprenant, preuve de l’avancée du cheminement du sujet vers une nouvelle manière de considérer son « épreuve du Sud ». Faisant pour ainsi dire feu de tout bois, le sujet va imaginer une nouvelle géographie : le Mezzogiorno va cesser d’être inaccessible en étant, paradoxalement, rattaché à des espaces imaginaires comme autant de passerelles mentales dont va se servir l’auteur. Il faut rappeler que cet univers, tel qu’il s’offre au regard des auteurs, les tient à une certaine distance ; il y a comme une sorte de fixité spatiale, résultante cependant d’un phénomène temporel propre à la région. Le Mezzogiorno fait brusquement changer de rythme au sujet, qui passe de la vitesse à la lenteur, au moment de passer du Nord au Sud. Nous reviendrons largement sur ce changement de vitesse dans la seconde partie de notre étude, mais nous devons d’ores et déjà signaler que pour des critiques, comme Franco Cassano, cette temporalité « fa resistenza alla legge 59 dell’accelerazione universale »1. Cette formule implique une application purement temporelle ; Cassano l’emploie pour définir le rapport du Sud avec la modernité. Mais dans la perspective qui est la nôtre, nous pouvons l’appliquer spécifiquement à la question de l’espace. De prime abord, l’espace méridional est comme cloisonné, séparé hermétiquement au niveau de l’horizon, brisant la linéarité géographique ; le personnage de Stefano, dans Il carcere, rappelle constamment cette immobilité, vivant dans l’« immobile atmosfera » du petit village, comme au milieu des « invisibili pareti di una cella »2. Il est dans ces conditions bien difficile de croire que ce monde puisse s’ouvrir sur des espaces imaginaires, d’autant qu’à l’immobilité de l’espace s’associe une forte capacité, de la part du sujet, à éprouver naturellement de la solitude. Rappelons que pour Ungaretti « la presenza del mare tiene l’uomo in uno stato di solitudine e di grandezza »3. L’individu a la sensation de s’y perdre ; mais dans le même temps, ce sont également l’espace et le temps qui perdent une partie de leur réalité. La confrontation avec l’immensité de la mer fait oublier le temps, « quello matematico dell’orologio », dirait Carlo Levi4, mais aussi la réalité exacte du lieu où se trouve le sujet. L’homme se sent seul car le contexte dans lequel il se trouve voit ses référents temporels et spatiaux oblitérés, perdre leur actualité, donnant la possibilités à d’autres référents d’apparaître aux yeux et à l’esprit du sujet. Alberto Savinio en donne un magnifique exemple dans le Diario calabrese. Comme dans les exercices de mémoire involontaire dans À la recherche du temps perdu, le souvenir de la terre de son enfance remonte jusqu’à lui : Appena fuori di Crotone, quarantadue anni della mia vita sfumano di colpo. Fino ai quattordici anni, la vita io la vissi parte nell‟Attica e parte nella Tessaglia. [...] Venuto via da quella mitica terra, non trovai più se non campagne addomesticate, colture a tappetino, alberi a quadriglie, strade incanalate fra siepi e muretti, fattorie e officine, acque agricole e acque industriali. Ed ecco dopo tanto, ecco su questa sponda ionica della Calabria, ecco la campagna della mia infanzia. Terra intatta. Terra antica. Terra calva. E i corvi a mezza costa, lenti verso i monti. L’expérience bouleversante5 que vit Savinio n’est pas abstraite, purement mentale. Au contraire, l’émotion qui se dégage de l’observation inattendue de la terre de Crotone est bien réelle. La Calabre d’après-guerre s’efface pour ouvrir une large perspective mentale. Le souvenir, pourtant cloisonné à l’intérieur de l’esprit du sujet, s’incarne dans un espace dont les premières manifestations ne laissaient pas supposer une telle transmutation. D’où la puissante impression de surprise ressentie par Savinio. Des barrières pourtant solides s’évanouissent en un clin d’œil. Nous sommes presque aux limites de la magie, en tous les cas dans une preuve de la force de l’imagination du sujet et du pouvoir d’évocation du paysage. 1 Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. 7. PAVESE, Il carcere, op. cit., p. 52 et p. 3. 3 UNGARETTI, op. cit., p. 9. 4 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 129. 5 Il se produit bien un « turbamento dell‟immaginazione », pour reprendre l‟expression de Guido Piovene, op. cit., p. 494. 2 60 Face à l’espace méridional, le sujet n’a pas obligatoirement d’évocations aussi précises d’un lieu mémoriel que celle d’Alberto Savinio dans la campagne de Calabre. Ces lieux sont parfois plus abstraits, mais pas moins impressionnants et émouvants que le monde de l’enfance revenu à l’esprit de Savinio. La paysage méridional va donc perdre en réalité ce qu’il gagne en pouvoir de dépaysement. Le monde de l’enfance n’est d’ailleurs pas loin puisque les paysages du Sud sont très souvent liés par les auteurs au monde des contes et des légendes. À titre d’exemple, Giuseppe Ungaretti trouve une « fantasia fiabesca »1 en certains endroits de la ville de Pompéï, tandis qu’en Sicile, Guido Piovene fait de la ville de Noto « lo sfondo ideale delle fiabe di Capuana »2. Le monde de l’enfance n’est pas loin, et nous sommes d’ailleurs aux antipodes de la violence crue des images décrites au moment de la découverte de l’espace. Cet aspect presque ludique revient assez souvent chez nos auteurs, convaincus de la part de légende qui habite le Sud. À cette incertitude spatiale va d’ailleurs s’adjoindre une intemporalité palpable, par exemple, dans cette description signée Curzio Malaparte : Un gregge di capre nere e ossute brucava la magra erba ai piedi delle colonne della Basilica. Due vecchie avvolte in pesanti vesti di lana scura, gli occhi rossi e gonfi di febbre, stavan diritte immote in mezzo alle capre, i capelli arruffati, la fronte tagliata di rughe purpuree, il viso sparso di croste lucenti. Una monaca, tutta chiusa nel soggolo, torva, ostile, lo sguardo bieco, sedeva accanto a una bambina su un capitello affondato fra gli sterpi [...]. La ciminiera della fabbrica di conserve Cirio, laggiù verso la ferrovia, appariva in rilievo, pulsante come una grossa vena paonazza, sullo sfondo grigio dei poggi nudi e sassosi. [...] E quel cavallo bianco, quel cavallo color gesso, dalle zampe rigide, dal collo teso, dalla criniera immota, che galoppava raccolto e pesante dietro il colonnato della Basilica ; e non s‟udiva il tonfo degli zoccoli sulle lastre di tufo chiaro.3 L’immobilité des deux vieilles paysannes et de la religieuse, l’ambiguïté qui entoure le cheval (l’animal a-t-il été statufié ou bien est-ce la statue qui a pris vie ?) concourent à donner à cette scène une fixité particulièrement saisissante, au point que l’activité industrielle de l’usine, reléguée dans un arrièreplan lointain finit elle aussi par paraître séparée de la réalité. C’est d’ailleurs ce signe incertain auquel la description se rattache pour donner une indication temporelle précise à la scène dont les éléments seraient dans le cas contraire mélangés dans une indifférenciation spatiale et temporelle presque impossible à cerner. Néanmoins, malgré cet ancrage dans le réel permis notamment par la présence de cette usine, la scène n’en demeure pas moins plongée dans une atmosphère fantastique caractéristique des parenthèses descriptives de La passeggiata. Mais qu’il soit présenté de façon ludique ou inquiétante4, l’aura fabuleuse qui entoure le paysage nous indique combien l’imagination du sujet est stimulée dans cet environnement hors du commun. L’image de la prison se renverse : il ne s’agit plus de trouver un moyen 1 UNGARETTI, op. cit., p. 58. PIOVENE, op. cit., p. 623. Cfr. aussi LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 6 : « Il rivedere finalmente degli alberi, e il fresco del sottobosco, e l‟erba verde, e il profume delle foglie, era per me come un viaggio nel paese delle fate ». Tous ces exemples s‟éclairent par ailleurs d‟autant mieux grâce aux souvenirs des « letture infantili » (SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 29) dont les auteurs se souviennent peut-être au moment d‟écrire ces comparaisons avec l‟univers merveilleux du conte et de la légende. 3 MALAPARTE, op. cit., p. 32-33. Il s‟agit ici d‟un souvenir du Boz, lié par le personnage féminin de Flaminia. Il est d‟ailleurs intéressant de voir à quel point la réalité spatiale et le monde du souvenir, de l‟imaginaire, s‟entrecroisent. On finit par ne plus savoir exactement auquel des deux pôles se rattache chaque description. 4 Notons d‟ailleurs que malgré l‟atmosphère inquiétante qui entoure la description, le personnage de Boz, au centre de la scène, ressent une certaine forme de familiarité, d‟empathie avec ce paysage, tout hostile qu‟il soit : « Boz si sentiva nascere in cuore una strana felicità, la serena memoria di una favola misteriosa e puerile », ibid., p. 33. 2 61 d’évasion physique, mais plutôt de laisser l’imagination vagabonder, accomplir une véritable fuga in prigione. C’est donc cet environnement même qui emprisonnait le sujet qui va lui donner un moyen de s’évader mentalement, qui va être le point de départ d’un voyage imaginaire aux limites infinies1. Il faut d’ailleurs constater à quel point, ces lieux, une fois quittés, seront investis d’une intense sensation de nostalgie, preuve de l’attachement du sujet à ces lieux. Repensant à ses années de prison et de confino, Malaparte écrit d’ailleurs : « Io guardo a quel tempo con profonda nostalgia, come a un’età libera e felice, per sempre trascorsa »2. Par conséquent, chaque fraction de l’espace méridional possède deux faces jointes étroitement l’une à l’autre, l’une étant réelle, physique, géographique, et l’autre plus mentale, plus abstraite, même si elle ne subit aucune restriction. On peut même dire que plus la sensation de cloisonnement est intense, plus les lieux rejoints par l’imagination seront lointains. Finitude de l’espace contrebalancée par l’infini de la pensée : nous ne sommes décidément pas loin du poème L’infinito de Giacomo Leopardi. Dans ce célèbre poème, la voix poétique imagine « interminati/spazi di là da quella [siepe], e sovrumani/silenzi »3. Ce qui ressemble de très près à l’expérience menée par Carlo Levi en Lucanie, lorsqu’il se couche au fond d’une tombe dans le cimetière de Gagliano : Non vedevo altro che un rettangolo di cielo chiaro, e qualche bianca nuvola vagante ; nessun suono giungeva al mio orecchio. In quella solitudine, in quella libertà, passavo delle ore.4 Finitude de l’espace permettant cependant de s’ouvrir sur l’infini, le couple léopardien, tel qu’il fut associé par le poète de Recanati se retrouve chez Levi avec la même précision, mais également la même force. Nous voyons donc que l’espace offre à l’imagination du sujet un terrain d’application presque sans limites. Mais il est à présent nécessaire de s’interroger sur la qualité de cette seconde géographie, d’ordre mental : est-ce que l’impression d’infini ne va finalement pas se retrouver par être liée à celle d’irréalité, à savoir de contradiction criante, dissonante, des normes établies ? L’espace inspire les écrivains de façon frappante, au point de leur évoquer le monde de l’enfance, comme c’est le cas pour Alberto Savinio5, le monde des contes et des légendes pour d’autres. L’univers méridional, bien qu’étant une terra incognita pour nos auteurs, donne pour ainsi dire une réalité à des espaces inconnus, ceux où l’homme n’a jamais mis le pied. Le Sud rend réel des topoï aussi vieux que celui de la Terre promise, que Guido Piovene prend comme référent au cours de son exploration de la région des Pouilles. « L’impression di sfarzo della terra, e quasi di Terra Promessa, […] si ha nella traversata dal 1 C‟est le cas pour tous les auteurs, à l‟exception notable du personnage de Stefano dans Il carcere, qui pousse jusqu‟à son paroxysme sa condition de prisonnier dans une cellule à l‟air libre. 2 Ibid., p. 15. 3 Giacomo Leopardi, L’infinito, vv. 4-6, in Canti, Ugo Dotti (dir.), Milan, Feltrinelli, 2006, p. 300. 4 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 59. 5 Il est d‟ailleurs intéressant de noter que dans son article L’altra parte del mondo (in Narrare il Sud, op. cit., p. 32), l‟auteur napolitain Erri De Luca donne une valeur absolue au lien de ces deux univers séparés par le temps : « Il Sud è il prima, il prima dell‟infanzia ». De Luca confirme d‟une certaine façon Savinio de la même manière qu‟il donne une idée de ce qui fera le secret du Sud : sa capacité à évoquer une mémoire enfouie du sujet. 62 centro dell Puglia a Taranto »1. Des espaces imaginaires prennent corps dans le Sud, devenu vecteur d’invention poétique et littéraire grâce à son pouvoir d’évocation2. Le Mezzogiorno semble ainsi ouvert, devient un espace où une réalité prend devient effective, dans la mesure où elle s’incarne. L’œil et l’esprit deviennent les relais de la familiarisation de l’espace où se trouve le sujet. Malgré tout, nous pouvons nous demander si en définitive l’espace méridional, que nous avions au début de ce raisonnement présenté comme fuyant, ne finit pas par receler des formes d’angles morts à cette ouverture à l’imagination. C’est en tout cas ce que nous pouvons penser en constatant que le paysage est parfois défini par sa non-spatialité : l’environnement est si désolé qu’il est comparé à un désert (nous l’avons vu), voire à la surface lunaire : ce sentiment se retrouve à la fois chez Guido Piovene et chez Carlo Levi3. Ce qui nous donne aussi la cause principale de la sensation d’estraneità de nos auteurs dans l’environnement méridional ; ce ne sont pas tant eux qui sont étrangers au Sud mais bien l’espace lui-même qui est en soi si original qu’il en paraît irréel : l’imaginaire fait une brusque incursion dans la réalité, au point de se confondre avec elle. Les problèmes de perception du sujet sont donc sans fin. Et dans les textes de nos auteurs les exemples abondent pour montrer à quel point tout phénomène naturel, indiscutable, peut se retrouver subitement entouré d’un voile de mystère quasiment impénétrable. C’est le cas dans cet extrait de Cristo si è fermato a Eboli : Le ore passavano, il sole calava, le cose prendevano l‟incanto del crepuscolo quando gli oggetti pare risplendano di luce propria, interna, non comunicata. Una grande luna, esile, trasparente, irreale stava sopra gli ulivi grigi e le case, nell‟aria rosata, come un osso di seppia corroso dal sale sulla riva del mare. 4 Une atmosphère fantastique commence à envelopper le village de Gagliano au moment d’entrer dans la nuit. La poésie de cette image ne pouvait pas manquer d’interpeller Carlo Levi, à la fois poète et peintre (cette remarque sur le crépuscule intervient d’ailleurs au début d’un chapitre où il se représente en train de composer un tableau). Et même si la sensation d’irréalité qui s’installe progressivement est mise au service d’une évocation descriptive émouvante esthétiquement parlant, nous avons là le signe de la volatilité du cloisonnement entre réalité et imaginaire dans l’univers méridional, en certains endroits et à certains moments. L’ambiguïté se généralise avec une transparence qui la rend indécelable pour l’œil du sujet qui se retrouve confronté à une espèce de gigantesque trompe-l’œil, d’immense mirage5. Ces deux 1 PIOVENE, op. cit., p. 782. De façon significative, Guido Piovene raconte comment la ville de Ravello, en Campanie, a su hypnotiser le compositeur allemand Richard Wagner, au point de lui inspirer une grande partie des lieux de l‟action de son Parsifal : « Ravello è una cittadina dallo stile arabo-siculo, che piacque tanto agli scenaristi d‟un tempo e che dominò alla Scala. È tra i monti, affacciata al mare, altra oasi stupenda. Si sa che Wagner trasse qui ispirazioni per il Parsifal ; nel giardino di Palazzo Rufolo, dove piante esotiche, fiori, trochi rivestiti d‟edera e la vista del golfo si compongono con gli avanzi di cupe costruzioni feudali e claustrali, egli vide tradotto nel vero il giardino incantato di Klingsor » (ibid., p. 476). Que Wagner, inventeur d‟un véritable monde scénique avec, surtout, le Ring des Nibelungen, soit pris en exemple par Piovene est lourd de sens. On repère surtout la capacité qu‟a le Sud à incarner, à rendre réel, ce qui n‟existe qu‟à l‟état de pensée, de produit de l‟imagination. 3 « Paesaggio lunare » écrit Piovene à propos de la Sardaigne, immédiatement avant de la qualifier de « deserto » (ibid., p. 701-702). « Paesaggio lunare » écrit aussi Levi (Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 7). 4 Ibid., p. 64. 5 Il est d‟ailleurs bien question d‟un mirage dans cet autre passage descriptif de Cristo : « Davanti a me si alzava, come una grande onda di terra, uniforme e spoglio, il monte di Grassano, e in cima, quasi irreale nel cielo, come l‟immagine di un miraggio, appariva il paese » (ibid., p. 142). 2 63 notions, qui pourraient presque être tirées d’un traité d’esthétique baroque, vont d’ailleurs nous conduire à infléchir notre raisonnement. Il nous apparaît désormais clairement que c’est dans le pouvoir d’évocation du Sud que nos auteurs vont pouvoir capturer l’image la plus pertinente qui soit de cet univers protéiforme et toujours mouvant. La transparence alterne avec le relief. C’est à ces zones en relief que nos auteurs vont pouvoir se raccrocher le plus sûrement pour mettre au jour la force évocatrice qui se cache dans le paysage méridional. BAROQUE MÉRIDIONAL Nous devons à présent préciser ce que nous avons appelé jusqu’ici la force d’évocation présente au sein de l’espace. Si nous avons pu parler de force, c’est que le sujet a conscience intuitivement d’une présence, d’un élément hétérogène dans son environnement. Cette présence est évidemment invisible à l’œil nu, reste impénétrable mais se manifeste, se rappelle de façon prégnante à lui. Comme pour la plupart des phénomènes décrits jusqu’ici, le sujet est soumis à ce pouvoir, qui le dépasse d’autant plus que cela se produit plus intellectuellement que physiquement. La première représentation du Sud est donc non seulement subie mais elle passe également par une voie indirecte, dans la mesure où le sujet associe certaines images (nous avons étudié quelques-unes d’entre elles) à ce qu’il observe. Il s’agit pour l’heure d’une approximation, puisque ce dernier se trouve dans l’incapacité d’aborder frontalement ce qu’il entend représenter. Il est contraint d’opérer une sorte de circumnavigation, de prolonger mentalement son voyage afin de trouver l’angle d’attaque qui lui ouvrira la connaissance du Sud, son identité. Reste que l’espace qui s’offre au regard des écrivains n’est pas entièrement uniforme, quoiqu’en ils en disent1. Certaines zones plus saillantes se présentent de loin en loin, concédant des points d’appui auquel le sujet peut se raccrocher. L’alternance de l’uniformité et du relief délimitent ainsi un décor assez efficacement conçu, offrant la possibilité au sujet de privilégier l’un des deux aspects. D’où les nombreux effets de contraste, les variations de focalisation et les nuances presque infinies qui seront mises en scène. L’espace s’organise de cette façon à la manière d’une vaste dramaturgie que les auteurs composent dans la mesure de leur possibilités. Toujours est-il qu’une nouvelle géographie du Sud s’organise progressivement, complétant tout ce que nous avions pu dire de la question des frontières. En effet, les éléments perçus mentalement en relief par le sujet gagnent un statut particulier : ils deviennent de véritables phares, des points de repères qui vont donner à tout l’espace une plus grande cohérence, mettant des limites au chaos qui régnait jusqu’alors. En voici un exemple, tiré de La passeggiata : 1 L‟expression de l‟uniformité du paysage est une constante de Cristo si è fermato a Eboli, de Carlo Levi. Une formule particulière sera largement répétée et développée, à savoir « l‟immobile mare di terra » (op. cit., p. 44). Ce motif, sur lequel nous reviendrons plus loin, a surtout pour fonction de ménager différentes zones au sein de l‟espace de Lucanie : les différentes vues panoramiques (l‟arrière-plan) donneront l‟impression d‟avoir affaire à un univers en deux dimensions, ce qui permettra d‟accentuer les contrastes avec des éléments en relief (au premier plan), notamment les personnages emblématiques de l‟œuvre. 64 [Boz] chiude gli occhi e vede […] quel tintinnìo di chiavi nel rombo del treno che fugge per la pianura di Pesto, verso Agropoli, verso la Calabria nera di selve, verso la Sicilia rossa e dorata, verso Lipari gialla di zolfo e di ginestre, isola errante nel mare.1 Même si cette cartographie de l’Italie du Sud est incomplète, elle n’en propose pas moins une organisation assez précise. De grands pôles régionaux sont présents, déterminés par des indications descriptives réduites mais efficaces, et qui rendent en tous les cas les lieux décrits plutôt concrets2. La géographie, l’organisation des lieux peut donc être enrichie par des détails qui vont leur conférer une réalité. Ces détails restent cependant assez objectifs sous la plume de Malaparte. Les couleurs appliquées à la Sicile sont assez traditionnelles mais elles ont au moins l’avantage de la faire échapper à l’indifférenciation. Reste que pour donner encore plus de concretezza à ces paysages, pour les rendre plus prégnants au lecteur, les écrivains septentrionaux ont su approfondir l’idée de force vitale qui innerve les lieux et les décors naturels3. Nos auteurs ont conscience de la présence sous-jacente d’une force vitale incluse dans leur environnement, et qui se manifeste souvent dans leur texte à travers l’expression d’un fort érotisme, assez palpable dans cet extrait du Viaggio in Italia de Guido Piovene : Un tuffo nella Napoli popolare, Spaccanapoli, per esempio ed i vicoli che la circondano, è sempre l‟unico mezzo alla nostra disposizione per capire sul vivo che cosa fosse una metropoli del mondo classico. [...] I bambini, le « creature » brulicano. Anche nei ristoranti medi, pochi sono gli avventori senza i bambini intorno. Napoli è una città allattante e poppante, perpetuamente gravida. Un semidio napoletano è l‟amore ; nella coscienza popolare, l‟amore si redime con la procreazione.4 La ville de Naples exalte en permanence cette force vitale dont les manifestations assaillent Guido Piovene. La ville va jusqu’à s’humaniser, prend la forme d’une gigantesque Venus genitrix à l’impressionnante vitalité. Plus exactement, cet élan vital prend des dimensions qui dépassent de loin les repères habituels des auteurs. Comme nous l’avons dit, une sorte de changement d’unités de mesure se produit. Mais cette mutation est toujours mise en lien étroit avec des impressions esthétiques, cette description napolitaine en étant un bon exemple. Démesure, dépaysement, étrangeté : tous ces concepts évoquent bien une forme artistique particulière, en l’occurrence le baroque. Nous allons voir que cette esthétique revient le plus naturellement dans les textes de nos auteurs. 1 MALAPARTE, op. cit., p. 37-38. Malaparte évoque la Calabre à travers ses forêts ; c‟est également à travers cet élément que Carlo Levi parle de la Lucanie, qu‟il appelle la « terra dei boschi », Cristo, op. cit., p. 6. 3 Cette force vitale semble appeler le sujet à la représentation de l‟objet dans laquelle elle s‟incarne. À titre d‟exemple, Levi parle de la ville de Matera comme une « città bellissima, pittoresca e impressionnante » (ibid., p. 77). Il est intéressant que ces deux adjectifs soient associés : l‟originalité de la ville semble aller de pair avec sa capacité à bénéficier d‟un traitement représentatif, pictural, mais également littéraire. Tout part en fait de la façon dont l‟objet impressionne le sujet, à la manière d‟une pellicule photographique, s’imprime en lui et se retrouve plus tard traduit, réécrit sous la forme choisie par l‟auteur. Quitte à ce que cette représentation paraisse paradoxale, comme le montre cet autre passage du livre de Carlo Levi : « Il paesaggio di qui [Grassano], era il meno pittoresco che avessi veduto mai : per questo mi piaceva moltissimo » (p. 154). Ce qui montre bien que le pouvoir d‟attraction et d‟évocation du paysage est en soi infiniment supérieur à sa valeur purement esthétique, indice de la présence d‟une valeur cachée, invisible à l‟œil nu, mais parfois révélée, comme s‟en rend compte Levi. 4 PIOVENE, op. cit., p. 431-432. 2 65 L’héritage baroque est une réalité dans toute la péninsule italienne, dans le Mezzogiorno également. Il n’est pas étonnant que ces réminiscences hantent les textes de nos auteurs. Notamment Guido Piovene : Gli amanti del Barocco, tra i quali mi ascrivo, tengono [la via degli Orefici, a Catania] come una delle più attraenti d‟Italia [...]. Questo Barocco siciliano [...] è diverso da tutti gli altri, e non si può confonderlo né con quello spagnolo né con quello chiamato coloniale. [...] Viene da un popolo che esprime nel Barocco la propria indole non in una fase del gusto ma in tutta la propria storia.1 Le baroque est donc non seulement présent dans l’art méridional mais il semble avoir une affinité particulière avec cet univers. Pour quelle raison ? Essayons de définir la notion de baroque. Le baroque renvoie avant tout à un concept de type esthétique historiquement repérable entre la Renaissance et le Classicisme dont les principaux axes résident dans une recherche de l’inédit, du singulier, dans une volonté d’impressionner visuellement le public de l’œuvre d’art par la démesure et surtout en fragilisant la perception de l’observateur en multipliant les effets de trompe-l’œil, destinés à rendre sensible l’inquiétante complexité du monde humain2. Le concept de baroque ne laisse d’ailleurs pas facilement définir : il est lui-même assez fuyant, assez évanescent. Et en quoi le Sud et le baroque pourraient-ils avoir des points communs ? Nous pouvons revenir sur un point que nous avons précédemment abordé : la question de l’illusion. Ce concept est au centre de l’esprit baroque : l’art (et plus précisément le théâtre3) doit truquer, générer de faux-semblants destinés à faire naître le doute chez l’observateur : ce que l’on voit est-il une illusion, une simple apparence, une réalité ? La question se pose à de nombreuses reprises chez les auteurs, tout comme celle de l’impression de se trouver dans un autre monde : l’art baroque, surtout à travers les représentations théâtrales, entendait transporter les spectateurs loin de leur univers familier. Et de ce point de vue, le « turbamento dell’immaginazione » ressenti par Guido Piovene4 se rattache à cette idée : le continuum de la normalité se brise au moment où cet ailleurs fait irruption dans le réel. D’où les descriptions fantasmagoriques chez nos auteurs, qui se laissent comme entraîner par cette force irrésistible : « Forse, descrivendo Palermo, mi lascio trascinare anch’io da quella fantasia barocca che sorge dallo stesso animo della città »5. Chaque lieu, chaque endroit est susceptible d’éveiller 1 Ibid., p. 605. Toujours au cours de son exploration de la Sicile, Piovene écrit aussi : « La Sicilia […] è la tipica terra del barocco perenne, un barocco che già fiorisce sotto forme greche, con figure che si tramandano dall‟antichità lontana fino alle pittura dei carri. Era anche la Sicilia, rispetto alla Grecia, quello che oggi è l‟America rispetto a noi, la terra del ricco e del colossale », p. 630. 2 Tous ces éléments se retrouvent dans le livre de Claude-Glibert Dubois, Le Baroque : profondeurs de l’apparence, Presses Universitaires de Bordeaux, 1993. Voici en outre, pour compléter cette tentative de définition quelques autres idées centrales de cette forme artistique : « déferlement verbal et certain usage gratuit du langage, idée que l‟art est partout, redondances esthétiques sans autres fins qu‟elles-mêmes, association de l‟ordre mathématique et des débordements irrationnels, morale de l‟ambiguïté, magie et ensanglantement, enflure et inanité, lignes politiques à voies multiples et à virages aigus », p. 16. 3 On retrouve cette comparaison avec l‟art théâtral chez Guido Piovene, à Naples : « [Si considera] la città come una macchina teatrale », op. cit., p. 431. C‟est d‟ailleurs justement à l‟époque baroque que les machines (de l‟ingénieur Torelli, notamment) ont vu leur usage se généraliser sur les scènes, achevant de dérouter le spectateur et de le plongée dans les artifices féériques des pièces de théâtres ou des opéras. 4 Ibid., p. 494. 5 Ibid., p. 587. Plus haut, il écrit d‟ailleurs que « Palermo è un serbatoio di fantasia », p. 582. C‟est surtout Ungaretti qui semble le plus marqué par ces réminiscences baroques au sein de l‟espace méridional. Si Piovene évoquait son attachement à cette sensibilité artistique, Ungaretti quant à lui-même entre dans un rapport plus absolu avec lui : rapprochant le fond de la forme, son écriture va se servir de procédés littéraires proches de l‟esthétique baroque pour coller au plus près des impressions que produisent sur lui les mystères de la Campanie, expliquant « la rappresentazione […] dall‟intenso gusto barocco » de tout le Viaggio nel Mezzogiorno, selon 66 l’imagination des écrivains, nouvelle preuve de la puissance hypnotisante de cette force vitale que l’univers méridional dégage. Le baroque semble donc pouvoir s’épanouir pleinement dans le Sud, terrain d’élection idéal. Les ambiguïtés peuvent ainsi apparaître d’autant plus facilement et conserver tous leurs mystères. Le Sud n’est donc plus entièrement effrayant, il gagne en mystère ce qu’il perd en violence, grâce à ce rapprochement avec un univers esthétique familier. Les auteurs ont ainsi la capacité d’expliciter l’origine de ce sentiment ambigu qui s’emparait d’eux face au monstrum méridional. En effet, l’art baroque s’est attaché à jouer sur l’ambiguïté et la complexité du monde humain, jouant sur les dissonances, les contrastes afin de faire mieux ressortir la bizzarria au centre du monde des hommes1. Fascination et effroi se retrouvent donc tout naturellement mélangées, ce dont nos auteurs sont conscients. « Venga dal numero o venga dal sogno, la bellezza può non essere orrenda ? » écrit Ungaretti à propos de « l’impassibilità agghiacciante » qu’exalte le temple de Poséïdon dans les environs de Salerne2. On pense bien sûr à l’idée baudelairienne des Curiosités esthétiques : « Le beau est toujours bizarre », peut-être présente à l’esprit d’Alberto Savinio, qui déclare dans le Diario calabrese : « Ad abolire la (creduta) distanza tra bello e brutto hanno già provveduto i pittori »3. Un rapport de forces commence donc à prendre de l’ampleur au moment des premières tentatives de représentation du Sud. L’expérience du baroque méridional, même si celui-ci reste finalement à l’état de simple référence, presque de clin d’œil esthétique n’est pas sans intérêt dans la formation de l’idée du Sud en tant qu’altérité. En interrogeant l’interpénétration du concept de monstruosité et de celui de normalité (à travers le prisme de la beauté, de l’esthétique), les écrivains d’Italie du Nord finissent par conclure à sa relativité fondamentale : il est trop simple que tout soit cloisonné une bonne fois pour toute. C’est bien la question des préjugés sur le Sud qui se trouve réinterrogée et mise en crise par cette enquête sur le pouvoir évocateur de l’espace. Malgré leurs divergences d’opinions, politiques ou esthétiques, nos auteurs du Nord finissent par s’imposer à eux-mêmes une certitude majeure : leur représentation du Sud doit éviter un écueil double, celui de la soumission aux préjugés hérités du passé et celui de la superficialité, qui consiste à s’abandonner à une « troppo focosa fantasia »4. Un effort de concentration semble requis ; la sensibilité sera privilégiée à l’esthétisme, et appliquée à l’intégralité de l’environnement. C’est ainsi que la vie organique de l’espace méridional, porteur d’une altérité, aux visages multiples et à l’ambiguïté la formule de Francesco Napoli (op. cit., p. 95). Selon le critique, en effet, les différentes descriptions « non corrispondono in pieno al cliché del resoconto di viaggio, bensì appaiono come sapiente miscela di prosa d‟arte ad alto contenuto d‟invenzione metaforica » (p. 93). Grâce à la présence du baroque dans l‟environnement méridional, Ungaretti a donné une couleur précise à la réécriture de son expérience, refusant la neutralité : Ungaretti, en poète, adonné une image et une âme, une forme et un fond au Sud. Autant dire une identité. 1 Ce sens a d‟ailleurs à voir avec l‟étymologie même du mot baroque, comme l‟explique Claude-Gilbert Dubois : « Baroque appartenait à l‟origine au vocabulaire spécialisé de la joaillerie : il désignait […] la perle de forme irrégulière. […] Cette origine permet déjà quelques réflexions : la perle baroque associe en elle l‟éclat et l‟impureté. De même le baroque se crée une identité à partir de défauts transformés en éloquentes affirmations de nature » (op. cit., p. 19). 2 UNGARETTI, op. cit., p. 34. 3 SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 41. 4 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 17. 67 impénétrable, va conduire le sujet à s’adapter à elle, suivant cette nécessité d’un parcours long et sinueux avant d’arriver au but recherché. L’espace méridional met celui qui le contemple devant une énigme, mais aussi devant une épreuve de force, mentale dans un premier temps (nous en avons évoqué les raisons plus haut), et littéraire dans un second, au moment de la réécriture. Ce dernier doit se montrer aussi créatifs que l’univers méridional est surprenant. Les différentes descriptions mettent en avant cette sorte d’état de guerre dans lequel se trouvent les auteurs, confrontés à l’obligation de trouver les mots qui leur permettront de rendre compte de la dimension exceptionnelle de leur expérience, autant dire prendre place à leur tour dans une problématique littéraire présente dans les textes italiens depuis Dante ! Pensons ici à l’adynaton, figure de style pour le moins idéale dans la mesure où elle crée une image renvoyant à un objet introuvable dans la réalité : leurs découvertes les contraignent à jouer en permanence sur cette ligne de démarcation entre réel et imaginaire ; d’où le recours assez systématique de Carlo Levi à l’image de « l’immobile mare di terra », devenu plus loin « un mare pietrificato », pour évoquer le paysage lucanien1. Un seul motif impose à Levi cette recherche linguistique : son « scrupolo di fedeltà », comme l’écrivit Jean-Paul Sartre2, indice indiscutable de l’intérêt que porte Levi à la terre de Lucanie mais aussi de sa volonté de restituer au lecteur une image fidèle de ce Sud que Levi connut près de dix ans avant la rédaction de son ouvrage. Un seul risque guette : l’aporie, l’échec devant cette épreuve de la représentation, ainsi que l’explique Guido Piovene : Quanto più belli sono nella realtà, tanto più nella descrizione [i luoghi troppo celebri] rifiutano ogni impressione soggettiva e ci imprigionano nei più vieti luoghi comuni.3 L’aporie devient donc une épée de Damoclès ; c’est pour ainsi dire la ligne d’horizon qui encercle tous les lieux qu’ils entendent représenter. Un travail drastique s’impose, entraînant ainsi le sujet bien loin du caractère anecdotique et divertissant des récits de voyage du passé, écueil que les écrivains veulent à tout prix éviter. Les voilà cependant pris entre deux feux, disposant d’un angle d’attaque restreint mais possédant la certitude que c’est dans l’attraction que les lieux et les paysages méridionaux dégagent que se trouve cette altérité à laquelle ils ont été sensibles progressivement. Et cette recherche tous azimuts destinée à créer les passerelles avec des univers familiers, que nous évoquions plus haut, vont mettre en jeu un ensemble de conséquences qui dépassent les questions de pure littérature. À la puissance évocatrice du Sud, à sa vie organique inépuisable vont correspondre de nombreuses associations spatiales et temporelles. Tout finit par se mélanger et gagner de plus en plus relief. C’est ce phénomène et ses conséquences que nous allons à présent revenir. 1 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 44 et p. 95. D‟ailleurs, cette “mer” presque infinie dans laquelle Levi se perd en contemplation n‟est pas sans rappeler celle qui clôt L’infinito de Leopardi : « E il naufragar m‟è dolce in questo mar », op. cit., p. 300. 2 Jean-Paul Sartre, L’universo singolare, in Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. XII. 3 PIOVENE, op. cit., p. 581. 68 DES MONDES DANS LE MONDE Le Sud déroute autant qu’il rassure. Le moindre lieu, le moindre endroit est susceptible de s’apparenter à la fois à une terra incognita et à un terrain de connaissance pour un sujet qui se retrouve être le seul élément fixe et déterminé dans un univers où règne l’instabilité, quand il ne s’agit pas du chaos. Ce chaos reste bien évidemment conceptuel, et subit à son tour des modifications, s’affine progressivement, pour s’avérer être en réalité l’expression d’une puissance créatrice hors du commun. Le Sud génère des phénomènes (qu’ils soient naturels ou culturels) hors du commun, à quoi correspond pour le sujet une stimulation sans précédent de son imagination, une mise à l’épreuve de sa sensibilité et de son art de la description. Les auteurs se dédoublent, assortissent leur qualité de voyageur d’une qualité de peintre ou de poète : c’est le cas de Carlo Levi ou de Giuseppe Ungaretti. Leur sensibilité les met ainsi en contact avec l’altérité de l’univers méridional, à la fois familière et étrangère pour chacun d’entre eux. « Dove ho già visto queste cose ? » s’interroge à un moment donné Ungaretti1. La question mérite en effet d’être posée tant l’univers méridional réussit à s’apparenter tantôt à un royaume baroque redécouvert, tantôt à un monde dominé par le merveilleux, tantôt à une terre fantastique dont la vie organique attire et repousse tout à la fois. Mais nous avons vu jusqu’ici combien les références littéraires ou artistiques paraissent naturelles, et par conséquent se multiplient, au point de devenir indissociables, car mêlées trop étroitement. Nous allons devoir revenir sur les causes et les conséquences de cette confusion ininterrompue d’éléments hétéroclites, qu’ils soient spatiaux ou temporels, en nous demandant si les auteurs se font finalement pas trouver ainsi la clé qui leur ouvrira la connaissance du Sud, qui oscille de façon trop abrupte entre la familiarité et l’étrangeté. Un nouveau mouvement se fait jour, cependant. Alors que tous les lieux qui venaient au fur et à mesure à leur esprit étaient situés hors de la réalité et cherchaient à marquer la valeur exceptionnelle de l’espace méridional, les comparaisons imaginés finissent peu à peu par faire convoquer des endroits réels, situés sur tout le globe terrestre. Revenons sur les plus emblématiques d’entre eux à commencer par la Grèce, dont la parenté semble la plus forte avec le Mezzogiorno. En Sardaigne, Carlo Levi semble reparcourir la Grèce de l’Antiquité, paraissant retrouver dans l’allure d’une femme sarde une « regina d’un villaggio miceneo »2, tandis que Savinio opère de son côté un « accostamento Calabria-Grecia »3, qui se traduit notamment par la résurrection devant ses yeux du monde de son enfance, ce qui est assez compréhensible dans la mesure où la Calabre de l’après-guerre est encore une « terra pastorizia »4. Le rapprochement parait tout à fait naturel, et semble d’autant plus familier que la Grèce fait partie d’un ensemble géographique particulier, celui de l’Europe occidentale. 1 UNGARETTI, op. cit., p. 11. LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 45. L‟esprit grec plane également sur l‟autre territoire insulaire du Mezzogiorno, la Sicile, assimilée par Piovene à « una Grecia coloristica e mescolata alla natura di cui segue gli eventi » (op. cit., p. 640). 3 Vittorio Cappelli, in Diario calabrese, op. cit., p. 12. 4 Ibid., p. 14. Il faut ajouter que la Calabre ne se rapproche pas seulement de la Grèce du seul point de vue géographique ; il y a une proximité linguistique selon Savinio : le dialecte calabrais et le grec moderne ont en commun dans leur grammaire « l‟avversione dell‟infinito » (ibid., p. 25). Pour Savinio, tous ces éléments sont autant de facteurs tangibles pour conclure que la Grèce est bien la ligne d‟horizon de tout l‟espace méridional. 2 69 Mais ces nouvelles frontières, imaginées au fur et à mesure, transcendent à la fois les expériences de perception mais aussi toute la géographie. Les régions du monde convoquées dépassent les frontières de l’Europe. L’Orient revient parfois dans les impressions du sujet : « La Puglia è la nostra regione in cui più si avverte la presenza dell’Oriente », écrit Guido Piovene1. Mais il est intéressant de voir que des mondes encore plus loin sont rejoints par la pensée, comme on le voit dans ce paragraphe conclusif d’un chapitre de Tutto il miele è finito : Ed eccoci d‟un tratto percorrere, nel sole e nel vento, la pianura, le lande e i pascoli invernali del Campidano, coi suoi colori teneri di terra chiara e di verde morto, e le gobbe dei colli che sentono l‟Africa lontana, e forse la lontanissima Cina. Ecco, alle porte di Monastir, il primo gregge che riempie la strada, e attraverso cui passiamo, come una barca tra le onde bianche di spuma.2 Les régions les moins connues du globe terrestre reviennent sous la plume de Levi ou de Piovene : les écrivains redeviennent voyageurs, même si ce voyage se fait avant tout mentalement et évasivement. L’imagination est là encore toute-puissante : si Carlo Levi parlait du continent africain, il s’agit bien d’une « Africa immaginaria »3 ; l’ambiguïté est toujours de mise, même lorsqu’il s’agit de convoquer des lieux réels. Toujours est-il qu’une cartographie originale voit le jour au fur et à mesure que les auteurs s’approprient l’espace ; ils désorganisent à dessein une représentation du monde pour mieux organiser celui du Sud qui en devient le centre. Mais cette élargissement des frontières ne se fait pas seulement sur le plan spatial. Nos auteurs-voyageurs vont avoir désormais la possibilité de voyager à travers des époques révolues. À l’horizontalité géographique va s’adjoindre la profondeur historique. Le prolongement sur le plan temporel de la découverte de l’univers méridional décuple les possibilités descriptives. Voilà le sujet non seulement découvreur, héritier moderne d’Ulysse, figure décidément tutélaire de cette « épreuve du Sud », mais aussi voyageur à travers le temps, renouant avec l’esprit des lectures de l’enfance sur lesquels nos auteurs se sont arrêtés. Tous remontent le temps à mesure qu’ils avancent. Nos auteurs, au fil des lieux, reparcourent notamment l’Antiquité, depuis Alberto Savinio, guidé par Circé et par l’empereur Auguste, jusqu’à Giuseppe Ungaretti qui visite les vestiges presque intacts de la ville de Pompéï. La forte impression que la ville produit sur ce dernier indique bien qu’il a été comme brusquement transporté dans une ville morte qui a toutefois gardé par de là les siècles une impressionnante apparence de vie et de réalité : Queste case e strade, che hanno aperto alla luce come un vecchio canterale, mi sono diventate fantasmi, vita immateriale, uguali alle persone che se l‟erano fatte per viverci e che da venti secoli sono partite. Nel turbamento pareggiatore del sogno, abolite le distanze, si confondevano insieme la città vuota e gli abitanti assenti, che in essa tutto evoca, mentre stanno dicendo : « Sono di là, torno subito » 1 PIOVENE, op. cit., p. 767. L‟orientalité du Sud est presque un lieu commun, parfois avéré, parfois démenti. « Non ritrovo neppure questi aspetti troppo chiassosi, troppo coloriti, troppo orientali delle nostre città del mezzogiorno, che, lo confesso, suscitano in me impressioni più di melancolia che di diletto », écrit d‟ailleurs Savinio à propos de l‟île de Capri (op. cit., p. 34). 2 LEVI, Tutto il miele è finito, p. 82. 3 Ibid., p. 43. 70 Nessuno è mai tornato...1 Un médium, le sommeil, est nécessaire à Ungaretti pour accomplir ce voyage dans le temps où la ville de Pompéï semble être peuplée de présences fantomatiques. Le cloisonnement est encore une fois dilaté, les époques, tout comme les lieux, peuvent se confondre les unes dans les autres, s’harmoniser pour créer un univers à échelle réduite, avec une certaine spontanéité : « Siracusa [è] una delle città in cui l’archeologia, la mitologia e la storia si sono spontaneamente disposte da offrire riposi, passeggiate ed idilli », avant de dire qu’en Sicile, « il nuovo e l’antico sono ovunque confusi » 2. On comprend d’autant mieux qu’Ulysse se soit imposé comme un héros tutélaire3, que le sujet puisse à un moment où un autre s’assimiler à lui, puisqu’espace et temporalité finissent par être deux notions des plus relatives dans le Sud. Relativité, mais aussi vertige : le sujet se retrouve brusquement en train de côtoyer « [una] vita in cui tempi straordinariamente lontani pare scorrano insieme, sotto lo stesso sole, lo stesso sguardo nero degli animali »4. Sans compter du fait que cette expérience temporelle se fait d’autant plus volontiers que les territoires parcourus, fonctionnant sur le même mode, deviennent le cadre de ces étourdissantes confusions : « [Catania] è una mescolanza di Milano e di Marsiglia ; la via Etnea una piccola Broadway », écrit Piovene5. Flux incessant de temporalités d’un côté, et entremêlement sans fin des lieux de l’autre. Les problèmes de perception s’explicitent : il s’avère presque impossible de séparer et de recloisonner tous les éléments constitutifs de l’environnement méridional ; l’energeïa qui semble régir le tout apparaît incontrôlable pour nos auteurs, là encore en position d’observateur émerveillé ou angoissé de ces métamorphoses permanentes et pour le moins anarchiques. La lisibilité de l’espace et du temps s’éloigne tandis que l’épaisseur que nous évoquions plus haut prend de l’ampleur grâce à ce « sovrapporsi delle immagini »6. Citons en exemple cette description de la Sardaigne par Levi, symptomatique de cette superposition harmonieuse : Sulla terra, sparsa di rocce biancastre, si levano a perdita d‟occhio i gigli selvaggi, e, diritti sui gambi leggeri, i fiori degli asfodeli. Sulle costiere lontane dei monti, le greggi sembrano pietre, sotto il cielo mutevole, che insensibilmente si muovono, scivolando silenziose per i pendii solitari. Altre pecore meriggiano, in cerchio, sotto una quercia, bianchi anelli attorno al tronco scortecciato. Pietre, rocce, pecore, asfodeli, hanno lo stesso colore, lo stesso biancastro leggero, appena un po‟ viola eunpo‟ grigio : il colore dei soli trapassati da secoli, delle ossa antiche calcinate sotto il sole. Un uccello si leva improvviso, frullando, da terra, e scompare. 7 1 UNGARETTI, op. cit., p. 55. PIOVENE, op. cit., p. 613 et p. 614. 3 Il faut rappeler ici que Savinio, défiant la géographie et l‟histoire n‟hésite pas à faire de Capri l‟Ithaque qu‟Ulysse retrouve au terme de son long voyage, à cause de son allure austère, rocailleuse, inamicale : « Ma è forse una ragione questa per non stabilire un confronto tra questa isola e la patria di Ulisse ? » (Capri, op. cit., p. 24). De nombreuses études ont en outre tâché de démontrer que le trajet de retour d‟Ulysse vers l‟île d‟Ithaque pouvait avoir été inspiré par différents lieux du Sud de l‟Italie. Signalons la synthèse effectuée par Annalisa Andreoni sur le sujet : Omero italico. Favole antiche e identità nazionale tra Vico e Cuoco, Rome, Jouvence, 2003. 4 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 38. Le sujet se confronte avec le « flusso intenso e colorato di tempi precedenti », selon l‟expression de Giulio Ferroni, ibid., p. 7. 5 PIOVENE, op. cit., p. 603. Cfr. aussi : « La Calabria […] è una mescolanza di mondi », p. 660. 6 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 33. 7 Ibid., p. 36. 2 71 Cette portion de paysage sarde est on ne peut plus emblématique de la confusion de tous les éléments, unifiés, ici par leur couleur, dans un même cadre. Levi réussit à un peindre un tableau dominé par une seule couleur mais remplie d’une myriade de nuances : il semble s’avouer lui-même dans l’impossibilité de faire une séparation nette entre les pierres, les brebis et les fleurs, harmonisés et confondues ensemble. Nous sommes bien loin des cartes postales et des images fixes laissées en héritage aux écrivains par des décennies de littérature ; sous leurs yeux, tout s’anime, tout vit dans une superposition infinie. Tout prend un aspect « stereoscopico »1, écrit Levi. L’adjectif employé surprend. Tout se voit, tout s’entend. L’œil est comme submergé de signes à interpréter, de symboles à décrypter : l’univers est stéréophonique, le regard doit se faire synoptique. Tenter d’organiser leur accumulation interminable et anarchique, éviter la confrontation frontale n’est désormais plus possible à nos auteurs. Une nouvelle façon d’aborder le paysage est désormais nécessaire. Il faut creuser, approfondir, pénétrer à l’intérieur de ces objets en relief pour en appréhender toute la complexité. Le nouveau regard, l’œil neuf que les auteurs doivent porter sur leur environnement a donc pour ambition de contourner le risque d’aporie qui menace leur désir de connaissance du Sud. L’organisation anarchique des différentes composantes de l’univers méridional doit être pris dans son intégralité, même si un effort particulier est pour cela requis, ce que semble vouloir dire Guido Piovene en parlant des habitats troglodytes de Matera : Essi prendono il nome di Sassi, ed hanno l‟attrattiva dell‟inverosimile. [...] Una tale adunata di semicavernicoli, in cui si prolunga senza soluzione di continuità l‟esistenza della preistoria, non ha paragone in Europa, ed è tra i paesaggi italiani che generano più stupore.2 Tout semble dit : Piovene explicite la sensation qui frappe un observateur extérieur (par exemple la sœur de Carlo Levi, encore que ce soit plutôt la misère des habitants des maisons troglodytes qui la plonge dans l’étonnement) au contact de ces habitations humaines venues d’un autre âge : la présence de telles maisons défient la vraisemblance, la normalité, pour ne pas dire la rationalité, et ce à plus forte raison qu’elles n’ont pas été assimilées, transformées par un quelconque processus historique. Elles ont véritablement perduré temporellement, ce qui les met en contraste le plus total avec ne serait-ce que la « deuxième » ville de Matera qui lui est juxtaposée. Malgré tout, elles constituent deux parties d’un même tout qui aussi invraisemblable qu’il puisse être, existe de fait. Le Sud s’avère ainsi constitué d’univers « communicants »3, liés entre eux, annonçant des thématiques capitales dans la suite du processus de connaissance. Ainsi, chaque « tableau », concentrant une multitude d’objets, acquiert de cette façon une sorte de valeur programmatique. Revenons par exemple à la description faite par Malaparte de la scène proprement baroque revenue à la mémoire du 1 Ibid., p. 33. PIOVENE, op. cit., p. 747. 3 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 38. 2 72 personnage de Boz : le sacré ancien se mélange de façon surprenante au profane actuel, l’univers hostile, fermé, sauvage, symbolisé par les deux vieillardes s’oppose au monde moderne représenté par la conserverie lointaine, tandis que le cheval donne une impression d’immobilité éternelle. L’affluence d’éléments contrastés réunis dans un seul moment descriptif résument à eux seuls un ensemble de thèmes qui peuvent être développés individuellement par les auteurs. Ce qui sera effectivement le cas, signe annonçant la grande cohérence qui sera celle du Mezzogiorno, à la fois spatiale et temporelle, malgré l’absence de solution de continuité, pour reprendre la formule de Guido Piovene. Les auteurs prennent d’ailleurs conscience que le relief du paysage est non seulement lié aux différents éléments qui le composent mais aussi à la temporalité dans laquelle ces éléments sont fondus. Partons de cette phrase du Viaggio in Italia : « Qui la Sicilia assume l’aspetto d’un regno remoto, sul quale corrono le nuvole e splendono i tramonti »1. Piovene paraît avoir saisi non seulement l’unité spatiale du lieu qu’il décrit mais aussi son rapport à la temporalité. Le temps n’est plus celui de la montre, celui des heures, mais bien celui des années voire des siècles. Si le Sud déroute tant nos auteurs, c’est que la manière de considérer le temps nécessite là encore une adaptation. Une altérité se dissimule également dans le temps, une altérité dont la présence se situe bien au-delà de la conjoncture réduite d’un voyage dans le Sud, si ce n’est audelà de l’Histoire elle-même. * « L’épreuve du Sud » est bouleversante, au sens littéral du terme. Elle pousse le sujet dans ses derniers retranchements, métamorphose son environnement et surtout, les codes qui lui permettent d’interagir avec ce dernier. Le sujet fait l’expérience d’une autre réalité, dont la complexité ne peut être dépassée qu’avec des moyens ad hoc. En d’autres termes, le Sud ne saurait être vécu comme peut l’être le Nord, de même qu’il ne peut pas être conceptualisé de la même manière. La singularité de cette articulation étroite de la partie abstraite, mentale, et de la partie concrète, pratique, du problème résume à elle seule tout ce qui fait de « l’épreuve du Sud » un moment exceptionnel dans la vie du sujet, véritable tournant dans son existence. À l’exception du personnage de Stefano, tous ceux qui vécurent ce moment de vie particulier ont pris conscience du moyen de s’arracher au rôle passif de simple spectateur, qui pouvait leur être dévolu (c’est le cas des confinati, vivant dans l’attente de leur retour dans le Nord), ou bien de dépasser une approche strictement superficielle de ce parcours ponctuel dans le Sud (c’est le cas de tous ceux qui ont décidé d’eux-mêmes de partir dans le Mezzogiorno). La connaissance du Sud devient donc une sorte d’outil théorique et pratique, aidant le sujet à creuser les apparences souvent trompeuses renvoyées par une réalité fuyante, toujours ambiguë. Ce désir de connaissance, d’explicitation de signes contradictoires va conduire les auteurs à moduler leur degré de proximité avec la réalité méridionale, selon ses transformations progressives, souvent inattendues. Voyager dans le Sud, pour nos auteurs, 1 PIOVENE, op. cit., p. 631. 73 s’apparente à un « salto brusco […] senza tappe intermedie »1, tant le changement à vue de décor se fonde sur une continuité géographique. Reste que leur sensibilité, éveillée par leur désir de connaissance, va les mettre dans une position idéale pour tenter de percer le mystère de l’endroit. Une altérité va en effet se révéler progressivement à eux, une fois que les auteurs se seront une bonne fois pour toute débarrassés des fausses représentations du Sud. Car loin de la fixité et de l’immobilité qu’on voulait bien lui imposer, le Sud fait preuve d’une vie organique saisissante, dont les paysages particulièrement évocateurs en sont l’expression. Tout se met à prendre relief, et la recherche de l’identité méridionale fait une avancée déterminante : le Sud est littéralement « hors du commun », semble lancer un défi à la rationalité dans son rapport à l’espace et au temps, comme les auteurs peuvent le constater de façon pratique, vécue. Le Sud est un ailleurs, il est autre. Un problème se pose cependant : le fait d’être autre marque une différence mais suffit-il à fonder une identité dont les composantes sont à la fois nombreuses et complexes ? Le fait de se démarquer vis-à-vis du Nord en étant excentrique, à tous les sens du terme, est une partie du problème, mais en aucune manière il n’est pertinent pour le résoudre complètement. Démarquer le Sud du Nord conduit à lui donner une forme, mais pas un fond. Plus exactement une profondeur ; or c’est ce qui marque le plus les écrivains septentrionaux, alertés par la puissance évocatrice de l’espace et par la conscience naissante d’une grande originalité dans le rapport au temps. Cette direction va donner aux auteurs une dimension nouvelle à leur connaissance naissante du Sud : l’alterité va devenir unicité. 1 PIOVENE, ibid., p. 639. 74 UNICUUM : UNE SINGULARITÉ RÉVÉLÉE PROGRESSER, IMMOBILE : LE PARADOXE TEMPOREL DU SUD TEMPORA (NON) MUTANTUR ? Tout comme le trajet d’un voyage peut s’avérer particulièrement sinueux, celui des auteurs d’Italie du Nord l’est peut-être encore davantage. Ce n’est pas sans raison que le motif du labyrinthe revient de loin en loin dans leurs textes : le sujet semble dans l’incapacité de pouvoir se repérer dans l’espace, au point qu’il va dans certains cas jusqu’à douter de la réalité de ce qu’il a sous les yeux. Différentes raisons expliquent cet égarement. Si dans un premier temps le Sud déroute à ce point les écrivains, c’est que la perception qu’ils en avaient au moment de la découverte de cet univers a changé du tout au tout. Une certaine vision a été détruite, celle qui avait été passivement transmise aux auteurs ; reste que le Mezzogiorno du début du XXe siècle possède ses propres particularités, observe son propre fonctionnement, ses propres règles. Il y a comme un changement d’unité de mesure à appliquer : une adaptation est inévitablement nécessaire pour tous ceux qui sont étrangers à ce monde. Le Sud semble empêcher une approche abstraite, lointaine, objective. Il s’agit de se rapprocher, d’entrer dans un rapport d’horizontalité et non plus de verticalité. La deuxième explication semble découler naturellement de la première. Le Mezzogiorno ne peut plus se considérer comme une simple périphérie exotique de l’Italie du Nord, une sorte d’aberration naturelle hermétique, incompréhensible rationnellement. Le concept d’altérité atteint très rapidement ses limites : il ne peut plus être le terme apte à résoudre cette énigme méridionale, bien trop complexe pour être tranchée arbitrairement. Les expériences spatiales ont conduit le sujet à réinterroger sa démarche de connaissance du Sud. Son voyage ne consiste plus en un simple parcours superficiel visant à confirmer ce que plusieurs décennies de littérature de voyage avaient aidé à bâtir, en suivant la trace de ceux qui les ont précédé. Il lui est désormais nécessaire de se placer dans une position d’acteur à part entière de cette connaissance ; elle devient active, personnelle, même si elle nécessite de sa part un effort plus conséquent : les auteurs sont contraints de composer avec son ignorance la plus totale de la réalité méridionale, une réalité qui a d’ailleurs tendance à vouloir leur échapper en permanence. Cependant, cette recherche va partir d’un postulat décisif : le Sud possède une unicité fondamentale. C’est cette singularité qui va les faire progresser dans la construction de l’identité du Sud entrevue jusqu’ici, demeurée encore trouble mais intensément variée et profonde. De nouveaux repères vont donc prendre corps progressivement, investis en outre du poids donné par une expérience vécue à la première personne, et non plus par celle d’un tiers. Le rapport du centre et de la périphérie 75 s’inverse désormais, pour le sujet comme pour l’objet de sa recherche : l’attention est recentrée sur le Sud, pris désormais comme un monde en soi, tandis que le sujet vit une expérience qui pourra être transmise au lecteur dans toute sa singularité. Cette singularité recouvre pour une large part la question des nouveaux repères employés : celle du rapport à l’espace et celle du rapport au temps, furtivement aperçue dans les descriptions de différents espaces. Le Sud marque là encore son originalité ; espace et temps semblent confondus, et chaque déplacement, si infime soit-il, se fait sur deux niveaux : géographique et temporel. La mesure du temps, la façon de le conceptualiser tout comme celle de le vivre trouve dans l’Italie méridionale un terrain d’application tout à fait particulier : le temps se révèle être un autre indice de l’unicité du Sud, au sens où il est la marque de phénomènes irréductibles, transcendant époques et conjonctures. Nos voyageurs septentrionaux sont plus que jamais des personnages hors du commun : leur trajet les conduit à découvrir une perspective temporelle inédite pour eux, porteuse d’une signification déterminante. Cette perspective temporelle est d’autant plus présente à l’esprit de nos auteurs qu’ils en font l’expérience directe, presque à chaque moment de leur voyage. Cette sensation se base une fois encore sur une impression de décalage, de fonctionnement dédoublé. Très rapidement, le sujet prend conscience que le temps humain qui est le sien est comme englobé dans une seconde temporalité, dont la mesure se calcule de manière autrement plus vaste. L’interpolation, la fusion déséquilibrée entre les deux temporalités se révèle surtout dans le cadre du confino ; Carlo Levi en arrive même à dire, à peine arrivé à Gagliano : « A Gagliano dovrò passare tre anni, un tempo infinito »1. Comment le sujet peut-il en arriver jusqu’à s’imaginer perdu dans un vaste flux temporel dans lequel il irait jusqu’à se perdre ? Les auteurs ont conscience de la différence de fait dans la manière dont le temps est vécu dans le Sud, à plus forte raison dans le cas d’un confino, où le cours du temps est lié à une contrainte. La mesure d’une durée semble s’élargir à l’infini : chaque unité de mesure, qu’il s’agisse d’une heure, d’une année, voire d’un siècle, semble pouvoir perdre de sa substance : ces repères objectifs deviennent eux aussi caducs dans le Sud. Levi semble même vouloir renoncer à envisager son confino avec ces termes dont la légitimité semble remise en question dans le Mezzogiorno. Cette confrontation déséquilibrée apparaîtra d’autant plus clairement par contraste, comme l’indique très bien la venue de la sœur de Levi en Lucanie. Rappelons la vision qu’a Levi de cet événement : I suoi gesti chiari, il suo vestito semplice, il tono schietto della sua voce, l‟aperto sorriso erano quelli a me ben noti, che le avevo sempre conosciuto ; ma dopo i lunghi mesi di solitudine, e i giorni trascorsi a Grassano e a Gagliano, essi apparivano come la presenza improvvisa e reale di un mondo di memoria. Questi gesti [...] appartenevano a un luogo separato da questo in cui vivevo, e in cui parevano impossibili, da un infinito intervallo. 2 1 2 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 20. Ibid., p. 72. 76 L’impression temporelle arrive en confirmation de l’impression spatiale. Les deux pôles se complètent parfait, produisant deux sensations allant dans une direction unique : celle d’une distorsion, d’une dilatation extrême de la temporalité du sujet qui s’étire au point que la sœur de Carlo Levi appartient désormais à un monde autrement plus abstrait : celui de la mémoire, celui du souvenir. On constate bien une différence de nature fondamentale entre le temps du Nord et le temps du Sud ; il y a en outre un cloisonnement qui prend progressivement place entre ces deux temporalités. Cette séparation apparaît d’autant mieux une fois l’expérience du Sud achevée, une fois que les auteurs reviennent au temps septentrional. Curzio Malaparte ressent cette espèce de hiatus temporel dont il est saisi plusieurs années après son exil, au moment de revenir dans sa préface sur les écrits du recueil des Fughe in prigione, rédigés au cours de cette période : « Io guardo a quel tempo con profonda nostalgia, come a un’età libera e felice, per sempre trascorsa »1. Plus que le lieu de confino, c’est toute la période passée en exil qui semble être prise en considération par Malaparte : les années passées à Lipari sont à jamais coupées des autres, comme si elles avaient été vécues non seulement dans un autre univers mais aussi en fonction de référents temporels différents des critères habituels dans la manière de comptabiliser le temps : l’île est coupée du monde géographiquement et temporellement. Il faut donc s’interroger sur la manière dont ces sensations étonnantes peuvent s’enraciner dans l’esprit des auteurs. Comment le temps du Sud peut-il arriver à engloutir la temporalité plus humaine, clairement contrôlable et mesurable du sujet ? Nous avons pu conclure, grâce aux deux exemples évoqués plus haut, à la différence de nature fondamentale entre le temps du sujet et le temps de son environnement. Il faut cependant aller plus loin : c’est en quelque sorte la manière septentrionale de mesurer le temps qui se trouve mise en crise. Le rythme temporel du Sud ne saurait coïncider avec celui du Nord, comme l’explique Franco Cassano dans son livre Il pensiero meridiano. Une nouvelle opposition Nord/Sud trouve son expression dans la confrontation entre rapidité et lenteur. Selon Cassano, le Sud « fa resistenza alla legge di accelerazione universale »2. Le temps septentrional est celui des grands centres urbains ; la rapidité est l’expression la plus emblématique de la modernité3. Et contrairement à ce qui se joue dans le Nord de la péninsule, le Sud remet au centre de son fonctionnement temporel une échelle bien différente, celle d’un temps non plus urbain mais naturel, basé sur la répétition du cycle des saisons. Ce temps est certes immuable mais il n’a pas l’aspect indifférencié qui s’empare du temps de la ville4. L’impression de lenteur est finalement plutôt fausse : il serait plus correct de parler de présence dans le Sud d’un temps immuable au sens où l’évoque le narrateur de Il carcere : « L’immobile estate era trascorsa in un lento silenzio, come un solo 1 MALAPARTE, op. cit., p. 15. Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. 7. 3 « L‟inizio della velocizzazione del mondo non è di oggi, ma coincide con l‟origine stessa della modernità, che lega finanche la sua etimologia (modo = ora, in questo momento) alla produzione incessante del nuovo, a “cièo che vale adesso”, alla coscienza della novità del presente » (ibid., p. XVII). 4 Le flux écrasant du temps urbain a tendance à effacer tout signe visible portant la trace du passé ; il s‟agit de l‟indifférenciation dont la voix poétique du Cygne baudelairien prend conscience en proclamant : « Le vieux Paris n‟est plus (la forme d‟une ville/change plus vite, hélas ! que le cœur d‟un mortel) », avant de s‟exclamer « Paris change ! mais rien dans ma mélancolie/N‟a bougé ! » (in Les Fleurs du Mal, « Tableaux parisiens », LXXXIX, vv. 8-9 et vv. 29-30). 2 77 pomeriggio trasognato »1. Un intervalle aussi clairement mesurable que les signes indicateurs de l’été deviennent là aussi presque indécelables tant la dilatation des unités servant à mesurer le temps finissent par s’avérer impuissantes. L’espace et le temps, uniformes, semblent à eux deux annihiler toute espèce de repère permettant de situer clairement un moment particulier dans le continuum temporel. Le « temps de la montre » qu’évoquait Carlo Levi en Sardaigne doit s’avouer vaincu ; le sujet lui-même doit abdiquer devant cette impossibilité à vouloir donner une forme concrète à une matière temporelle uniforme. Un extrait de Cristo si è fermato a Eboli est de ce point de vue tout à fait éloquent : Arrivammo alla fine dell‟anno. […] Ero solo, nella mia cucina, davanti a un fuoco che sfriggeva e soffiava e cigolava, mentre fuori urlava la tempesta di vento e di neve. [...] Il mio orologio si era fermato, e nessun rintocco di fuori poteva giungermi e indicarmi il passare del tempo, dove il tempo non scorre. Così finì, in un momento indeterminato, l‟anno 1935 quest‟anno fastidioso, pieno di noia legittima, e cominciò il 1936, identico al precedente, e a tutti quelli che sono venuti prima, e che verranno poi, nel loro indifferente corso disumano.2 Carlo Levi en arrive à définir deux réalités : il est non seulement impossible de distinguer un moment particulier d’un autre, tandis que le cours du temps dans son ensemble s’uniformise (au sens au rien ne se passe) : le couple illisibilité/uniformité trouve une nouvelle expression après celle qui se jouait dans le cadre strictement spatial. Le sujet se trouve de nouveau isolé, hors du monde extérieur. Stefano, le personnage de Pavese, considère la question de manière presque identique : Stefano era stupito di tanta uniformità in quell‟esistenza così strana. [...] Di tanti visi, di tanti pensieri, di tanta angoscia e di tanta pace, non restavano che vaghi increspamenti, come i riflessi di un catino d‟acqua contro il soffitto.3 Le temps est comme aplani ; tout ce qui le rend plus humain, et peut-être moins effrayant (les heures, les saisons, certaines dates particulières dans le calendrier)4, est comme affadi, devient moins présent aux yeux du sujet. Alors que le temps subit en principe des variations, des ralentissements et des accélérations, tout semble ici vouloir supprimer ce qui donner un relief effectif au temps. Le sujet retrouve sur le plan temporel la « monotonia solitaria »5 qui était la sienne lorsque l’environnement semblait l’emprisonner. Cette monotonie s’exprime notamment par l’isolement du sujet ou l’ennui profond qu’il ressent. Une expression de Pavese est assez symptomatique ; le personnage de Stefano se trouve dans « l’impossibilità […] di distruggere il tempo »6. L’ennui est la marque de ce temps distendu au 1 PAVESE, Il carcere, op. cit., p. 51. Cette immobilité de l‟été, dont les longues journées semblent s‟étirer à l‟infini, est restée également très présente dans l‟esprit d‟un autre confinato, Carlo Levi, comme on le voit dans cette phrase du Cristo si è fermato a Eboli : « L‟estate splendeva nel suo ardore funesto ; il sole pareva fermarsi in mezzo al cielo, le argille si spaccavano per l‟arsura » (op. cit., p. 56). 2 Ibid., p. 182. 3 PAVESE, op. cit., p. 51. 4 Nous trouvons ici la raison pour laquelle Carlo Levi parle d‟un « corso disumano » de la temporalité ; le sujet n‟est pas en mesure de s‟approprier le temps. Les jours passent devant lui de manière passive, sans qu‟il puisse le contrôler en le mesurant, en le divisant. Le sujet peut lire l‟heure à une montre, mais il ne peut pas le lire grâce à la course quotidienne du soleil. Il devient de nouveau spectateur de sa propre vie, sans aucune prise de recul. 5 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 148. 6 PAVESE, op. cit., p. 76. Cette expression a d‟ailleurs quelque chose d‟assez baudelairien. On retrouve l‟idée de tuer le temps dans l‟un des Petits poèmes en prose : « Comme la voiture traversait le bois, il la fit arrêter dans le voisinage d‟un tir, disant qu‟il lui serait 78 au point de devenir évanescent, désincarné1. Le temps va jusqu’à perdre son rythme, autrement dit ce qui lui donne sa forme ; il n’est plus que pure continuité, cette impression étant exacerbée par l’environnement spatial qui redouble cette uniformité. Le sujet en est la première victime (surtout s’il avère être un confinato), mais il semble que tous les êtres puissent également l’être, y compris les animaux : « Un vecchio cane giallo stava sdraiato in terra, pieno di una noia secolare »2. La situation pourrait presque être celle d’une scène du théâtre absurde3, mais s’exprime ici comme une interrogation tragique : « Come passare tutte le ore del giorno, tutti i giorni dell’anno ? » se demande Levi4. Le sujet vit dans un « présent historique »5 vécu en permanence, répété indéfiniment : la répétitivité devient le second visage de l’uniformité temporelle. Tout événement est amené à être réactualisé chaque jour, tels les déplacements des notables et des paysans du petit village de Gagliano : Era il crepuscolo, nel cielo volavano i corvi, e nella piazza arrivavano per la conversazione serale i signori del paese. Essi passeggiano qui ogni sera, si fermano a sedere sul muretto, e, voltando la schiena all‟ultimo sole, aspettano il fresco accendendo le loro sigarette economiche. Dall‟altra parte, addossati alle case, stanno i contadini, tornati dai campi, e non si sentono le loro voci.6 La description de Levi passe habilement de l’imparfait au présent. On comprend avec ce seul détail que la scène se joue constamment dans le village. Levi réussit à capter ces gestes comme étant éternels, figés dans le temps, destinés à se répéter ad vitam aeternam. Nous comprenons donc qu’une double temporalité est à l’œuvre. Chaque action humaine et chaque phénomène naturel précis, ponctuel ou s’étalant sur une échelle temporelle plus ou moins vaste (le temps d’une saison, par exemple), est inclus dans une autre temporalité, autrement plus importante, et dont les limites restent inscrutables, floues. Cette autre temporalité s’empare de chaque fait ponctuel, l’extrait « hors de sa durée personnelle et l’intègre à d’autres rythmes »7. Tout se met à perdre sa consistance, tandis que s’impose au fur et à mesure la nécessité d’adopter une unité de mesure expressément adaptée à l’échelle de cette temporalité inhérente au Sud. agréable de tirer quelques balles pour tuer le Temps. Tuer ce monstre-là, n‟est-ce pas l‟occupation la plus ordinaire et la plus légitime de chacun ? » (Le Galant Tireur, Petits poèmes en prose (Le Spleen de Paris), XLIII). Il est d‟ailleurs à noter que l‟ennui est la dimension emblématique du personnage de Stefano, en quête perpétuelle d‟un divertissement, d‟une activité qui le détournerait de son ennui, qui lui permettrait de sortir de sa cage temporelle : se promener dans le village se fait pour lui « sperando che il tempo passasse » (op. cit., p. 7) ; ailleurs Pavese écrit également : « Stefano s‟era isolato fuori del tempo, soffermandosi a guardare le viuzze aperte del cielo » (p. 25). Sortir du temps, échapper à l‟espèce de nivellement menaçant de la temporalité est le seul échappatoire qui soit offert au personnage. 1 C‟est d‟ailleurs Baudelaire qui lie le plus volontiers l‟ennui au temps ; le premier semble découler tout naturellement de l‟autre, comme s‟ils étaient les deux facettes d‟une même réalité de la vie humaine. Tout comme ce dernier, il provoque une impression de monstruosité ; le poète français l‟évoque d‟ailleurs (non sans ironie) comme un « monstre délicat » (Au lecteur, v. 39, in Les Fleurs du Mal). 2 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 8. 3 On pense par exemple à l‟échange de répliques entre Hamm et Clov dans Fin de partie de Samuel Beckett : « Quelle heure est-il ? » « La même que d‟habitude ». 4 Ibid., p. 17. 5 Mircea Eliade, op. cit., p. 64. 6 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 11. 7 Mircea Eliade, op. cit., p. 172. 79 Le mouvant et le statique s’entrecroisent dans le rapport du Sud au passage du temps, tout comme c’était le cas dans l’espace, au sens où Carlo Levi pouvait écrire : « Sulla mia terrazza il cielo era immenso, pieno di nubi mutevoli : mi pareva di essere sul tetto del mondo, o sulla tolda di una nave, ancorata su un mare pietrificato »1. Les nuages mouvants contrastent avec la terra immobile ; la situation temporelle fonctionne selon les mêmes principes. À ce titre, le Sud fait preuve d’une cohérence tout à fait significative. Chaque phénomène ponctuel est donc englobé à une échelle plus vaste ; si elle reste de prime abord floue pour nos auteurs, tant elle est surprenante et déroutante, elle ne tarde pas à révéler sa nature profonde. Comme nous l’avons dit, le Sud fonctionne au rythme de phénomènes immuables. C’est cette régularité, cette continuité qui devient la véritable norme dans l’appréhension du temps. Carlo Levi nous éclaire sur ce sujet : « Basta pochi minuti per fare un viaggio di decine di secoli »2. C’est-à-dire qu’un simple déplacement peut conduire à remonter le temps, aussi arbitrairement et aussi simplement que l’on peut changer de fuseau horaire d’un endroit du monde à l’autre. Reste que ce décalage se fait à une échelle différente : il n’est plus question d’heures et de minutes mais de siècles. Le temps méridional doit se concevoir avec ses propres normes : il ne s’agit plus d’Histoire mais bien d’Eternité. Le « temps mathématique », celui de la montre n’a plus de raison d’être car il est dans l’incapacité de pouvoir mesurer cette temporalité sans commencement ni fin, supérieur à toutes les mesures inventées par l’homme, mais correspondant aux cycles et aux rythmes de la Nature3. L’un des personnages de Danilo Dolci en prendra conscience : « Le stelle camminano nella notte, camminano sempre »4. Cette éternité du du monde supralunaire, rappelant la pensée aristotélicienne qui voit dans les étoiles les signes de l’éternité, ce « fluire ininterrotto »5 met le sujet au contact d’un nouvel ensemble de référents qui dépassent ses limites. Le Sud est plus que jamais déroutant : au sein d’un espace géographiquement limité, son appréhension temporelle permet de déboucher sur une perspective dont les dimensions sont infinies, allant au-delà de l’Histoire telle que les hommes l’ont conçue. C’est dans cet arrière-plan que se déroulent toutes les actions ponctuelles, tous les faits historiques et tous les phénomènes naturels. Un simple parcours de la région permet au sujet de les appréhender largement. Il faut donc en revenir à la double dimension que nous avions énoncée plus haut, celle du stable et du mouvant. Ces deux notions se complètent mais se trouvent présentes en même temps sous le regard du sujet. Approfondissons cette idée. 1 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 95. LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 61. Il est d‟ailleurs instructif d‟éclairer cette phrase grâce à la définition que fait Carlo Levi du temps tel qu‟il est conçu et vécu dans le Nord ou du moins dans les villes modernes méridionales. Dans ces lieux, le temps est « un tempo che si conti a giorni e a ore e non a millenni » (p. 54). À ce titre, Levi fait l‟expérience directe de ce que Giuseppe Ungaretti déclarait vivre de retour de son excursion à Pompéï, au cours de son sommeil, une fois « abolite le distanze » (op. cit., p. 55) : les deux temporalités que nous avons mises en évidence se décloisonnent et laissent la possibilité au sujet de passer de l‟une à l‟autre, jusqu‟à les voir se mélanger. 3 Chaque unité de mesure « classique » est susceptible de voir ses limites objectives dissoutes dans le cadre d‟éternité qui se dessine. Il ne s‟agit alors plus de compter le temps mais de se servir de ces mesures caduques pour faire l‟expérience intime et troublante de ce contact avec l‟éternité ; on retrouve les deux aspects de ce problème dans un texte comme L’Horloge de Baudelaire : « Je vois toujours l‟heure distinctement, toujours la même, une heure vaste, solennelle, grande comme l‟espace, sans divisions de minutes ni de secondes, - une heure immobile qui n‟est pas marquée sur les horloges, et cependant légère comme un soupir, rapide comme un coup d‟œil » (in Petits poèmes en prose, XVI). 4 DOLCI, op. cit., p. 23. 5 Antonio Capuano, « Città beffarda », in Narrare il Sud, op. cit., p. 45. 2 80 CONTEMPORANEITÀ, COMPRESENZA La temporalité de l’Italie du Sud s’oriente progressivement en direction d’une association de deux nouveaux termes contradictoires : le stable et le mouvant, le permanent et le transitoire. Passé et présent sont liés de manière indéfectible, au point que l’un semble une expression de l’autre. Le sujet est parfois en proie à l’impression de voir le temps se figer autour de lui. En réalité, il est contraint d’accepter la durée étirée à l’extrême de la temporalité, tout comme il doit accepter l’étrange juxtaposition du passé et du présent, qui en découle. À ce titre, Nord et Sud fonctionnent de manière radicalement différentes. Le temps, tel qu’il est vécu dans le nord de la péninsule, autrement dit le temps strictement urbain, s’écoule de façon irrémédiable, avançant sans relâche. Il est conditionné par l’idée de progrès : le temps de la ville a tendance à effacer les traces du passé, si ce n’est de les détruire pour changer en permanence. Si le passé garde encore des traces visibles à l’œil nu, ces dernières ne sont guère que des vestiges, autrement dit des signes vidés de toute vie intérieure, privés définitivement d’existence. Et là encore, le sujet doit accepter le cours, la direction prise par le passage du temps. La situation est plus complexe dans le Sud : il ne semble pas y avoir d’idée de progression, d’avancée dans la conception temporelle méridionale. L’immobilité, la fixité sont des valeurs radicalement opposées à celles du temps urbain, et il n’est pas rare que le sujet, surtout dans le cadre du confino, y soit exposé ; il se met en d’autres termes à faire partie d’un tout, à suivre malgré lui la règle qui lui est imposée ; il prend la mesure de la temporalité sans pouvoir s’y soustraire. D’ailleurs cette présence concomitante du passé et du présent ne va pas être sans conséquences. Car contrairement à ce qui se passe dans l’univers urbain, le Mezzogiorno, rythmé par l’immuable cycle des saisons, va donner un sens inédit à la présence simultanée du passé et du présent. Il ne s’agira plus de détruire l’un au profit de l’autre mais de leur prêter vie. Ce qui est transitoire s’avère en fin de compte investi d’autant de réalité et de présence que ce qui est éternel, au point de ne plus pouvoir les distinguer. Il s’agit bien là de la conclusion à laquelle arrive Guido Piovene au moment de revenir sur ce voyage dans sa globalité. Il s’agit de l’une des idées centrales de sa Premessa au Viaggio d’Italia : « Lo stabile e il transitorio entrambi sono relativi e non possono sempre dividersi con taglio netto »1. Ce qui est pris dans l’absolu par Piovene est en revanche la norme dans le Mezzogiorno. Et nous retrouvons encore une fois une ambiguïté de fait, empêchant au sujet de se prononcer de manière définitive. En soi, cette sensation complète tout naturellement ce qui avait été dit à plusieurs reprises par nos auteurs à propos de l’ambiguïté qui fondait l’espace. Le sujet se retrouve toujours plus confronté à la nécessité de devoir se laisser engloutir par le flux ininterrompu et contradictoire de la temporalité, sans chercher à tout prix à la rationaliser ; mais cette part de renoncement complète également la sensibilisation du sujet à la singularité du Sud. Carlo Levi s’avoue ainsi gagné par « l’emozione della perpetua compresenza 1 PIOVENE, op. cit., p. 7. 81 dell’identico e del distinto »1. Cette émotion prend bien la forme d’une prise de conscience, mais aussi d’une plus grande acuité. Le sujet se montre non seulement plus réceptif à la réalité qui l’entoure mais il accepte également de s’y glisser, de se laisser recouvrir entièrement par elle. En essayant de définir la sensation qui fut la sienne au moment d’être confronté la temporalité unique du Sud, Carlo Levi met également en évidence le lien exact qui unit le passé et le présent. « Perpetua compresenza » : le terme mérite d’être explicité. Comme nous l’avons dit, la quasi-immobilité du temps a tendance à vider de leur substance tous les termes indiquant une durée temporelle précise. La limite arbitraire qui sépare le passé du présent se fragilise et les deux notions confluent l’une vers l’autre, s’interpénètrent au point de ne plus pouvoir se distinguer. Il n’y a donc plus seulement juxtaposition, mais une véritable confusion des deux moments, en tout point extraordinaire. C’est cette caractéristique qui frappe le plus Italo Calvino dans un article justement intitulé La compresenza dei tempi, écrit à propos de Cristo si è fermato a Eboli ; la compresenza dei tempi correspond pour Calvino à « questo suo tenersi librato come in un punto in cui può vedere scorrere le lancette degli orologi in sensi divergenti »2. Le temps qui s’écoule en un sens unique dans le Nord vit de manière peut-être plus contradictoire dans le Sud, mais s’avère en tous les cas exceptionnelle, surtout dans la mesure où la rationalisation du temps (on retrouve dans l’analyse de Calvino le fameux « temps de la montre ») apparaît inefficace, presque hors de propos dans le Sud. Contemporaneità, compresenza : quel que soit le terme employé, tous deux savent rendre compte de ce dédoublement temporel qui font effectuer au sens de brusques allers-retours, une sorte de voyage dans le cours du temps absolument anarchique : la linéarité implacable s’assouplit au point de créer des entrecroisements, des carrefours, des points de confluence et divergence ; le rythme se modifie en permanence, en même temps que les échelles. Comme l’écrit d’ailleurs Levi lui-même : Qui, nella contemporaneità, dove secoli senza misura sono passati, dieci anni, anche ricchi di mutamenti e di uomini nuovi e veri, non sono che un istante (e i piani di rinascita, e le avventure edilizie e turistiche risuonano come gridi in una caverna sotterranea, che toccano fugaci il sonno millenario del pipistrello pendulo dal suo nero rifugio di roccia) ; si sono mescolate le carte, le immagini doppie di viaggi diversi sulle stesse strade ripercosse. 3 À travers cette phrase, Levi montre à quel point son expérience du Sud l’a amené à renoncer à l’application systématique de critères extérieurs, importés du Nord pour décrire la réalité méridionale. La question temporelle, à elle seule, est suffisamment complexe pour échapper à un traitement uniforme. Il nous confronte à la relativité fondamentale des échelles qui nous permettent de mieux saisir le cours du temps4. L’échelle humaine doit s’avouer vaincue dans la mesure où elle ne peut pas être pertinente pour rendre compte de manière efficace de la grandeur infinie de cette temporalité proprement 1 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 33. Italo Calvino, La compresenza dei tempi, cit. in Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. XII. 3 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 35. 4 Dans sa préface au livre de Levi, Giulio Ferroni écrit à ce propos : « I secoli senza misura e i dieci anni trascorsi tra un viaggio e l‟altro sembrano reciprocamente comprimersi e dilatarsi, in una ripetzione che ne confonde e sovrappone le testimonianze », ibid., p. 10. 2 82 incommensurable ; le sujet doit prendre acte de cette condition, et avoir toujours conscience de l’existence de différentes échelles, les siennes et celles qui s’appliquent exclusivement au Sud. Quitte à subir des variations de rythme parfois très marquées, intensément déroutantes car tout à fait inconcevables : « cinquanta secoli »1 séparent selon Carlo Levi la vie d’un village de Sardaigne intérieure de la vie industrielle de certaines villes pourtant assez proches. Par conséquent, c’est l’hyperbole qui devient le meilleur relais de ces brusques changements de temporalités, tandis que le sujet devient plus que jamais le pivot de cette expérience hors du commun qui le met au centre d’un flux historique long de plusieurs dizaines de siècles. « Tutto passa davanti a me : cose di sempre e cose di oggi » 2, écrit-il, à michemin entre le mouvant et l’immuable, entre le présent (dont il est l’incarnation) et le passé (qui s’incarne devant lui, coexistant à part entière avec le présent). Le sujet observe donc dans une position privilégiée les entrecroisements du passé et du présent. Sous ses yeux, l’harmonisation des temporalités se fait de manière plus ou moins homogène, mais en lui permettant toujours de les repérer. Les contrastes apparaissent parfois clairement , notamment lorsque deux temporalités bien précises, juxtaposées se démarquent l’une de l’autre. L’île de Capri, telle qu’elle est décrite par Savinio correspond à cette situation : « La vita paesana e locale stranamente si mischia con quella forastica e internazionale »3. Ces deux styles de vie ne cohabitent pas de la même manière, et pour cause : la civilisation paysanne et la civilisation touristique ne peuvent se fondre de manière harmonieuse. Il s’agit là de deux rapports à l’espace et au temps. L’expérience se répète d’ailleurs à des niveaux autres que celui des hommes. L’architecture peut également marquer la comprensenza d’époques bien différentes, juxtaposées l’une à côté de l’autre. Pour Levi, c’est le cas d’une ville comme Cagliari : I piemontesi […] erano arrivati quasi a creare uno stile coloniale (mi fa notare l‟amico, storico sapiente, con sui passeggio), i cui soli esempi puri e riusciti sono qui. C‟è un „700 coloniale piemontese, assai grazioso, di una grazia esotica e trapiantata, un po‟ come le chiese spagnole del Sud America.4 Il y a en une certaine mesure comprensenza car deux époques, si ce n’est deux styles bien différents qui sont placés côte à côte. Le glissement de l’architecture typiquement sarde semble mal s’accorder avec le style architectural imposé par les piémontais. Le décalage produit est si surprenant que Levi va même parler d’ « exotisme ». Autrement dit, il y a une forme d’effet de brouillage spatio-temporel, une sorte d’anachronisme dans la présence de ces bâtiments piémontais : on peut ici parler de juxtaposition dans la mesure où cet élément hétérogène ne parvient pas à se fondre dans le reste du style architectural cagliaritain. Passer de l’un à l’autre ne se fait pas donc sans causer une certaine surprise chez le sujet qui prend de cette manière conscience de manière assez nette de l’ensemble des époques historiques 1 Ibid., p. 45. Ibid., p. 108. 3 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 38. 4 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 39. 2 83 représentées sur le sol méridional1. Rien d’anormal en cela, puisque cet héritage culturel a été déterminé par les influences des différentes populations implantées dans la région. Reste qu’il y a comme une forme d’incohérence dans cette présence simultanée. Telle que nous venons de la décrire, la compresenza fait ressortir les contrastes entre les influences extérieures et la part de culture locale, elle accuse une différence de fait entre deux styles, deux régions, deux histoires réunies dans en un même espace mais destinées à évoluer parallèlement l’une avec l’autre, sans jamais se croiser. On revient donc à l’existence d’une norme, d’un mode particulier d’expression du Sud, une unicité qui apparaît clairement, notamment par effet de contraste. Mais il s’agit là d’une partie infime de ce que Levi entendait par compresenza. La contemporaneità d’époques résolument éloignées l’une de l’autres (l’une étant actuelle et l’autre étant révolue) se réalise avant tout quand une certaine harmonisation des deux éléments hétérogènes a pu se produire, quand les deux éléments se sont réciproquement assimilés. Alberto Savinio attire notre attention sur ce point, quand il se dirige dans les hauteurs de l’île : « Rari sono quassù i forastieri, e questi pochi ancora hanno acquistato un he di paesano, di locale »2. Comment entendre cette phrase si ce n’est comme la véritable manifestation de la compresenza, phénomène qui propose deux réalités contrastées tout en les harmonisant de manière à leur donner le commencement d’une ressemblance, d’une identité ? Passé et présent ne s’annulent plus réciproquement mais continuent de coexister, renforçant leur réalité. Nous retrouvons cette idée dans d’autres observations des auteurs. La compresenza dei tempi réactualise, ressuscite des phénomènes historiques passés, ou du moins en repropose une trace, une expression moins nette mais assez facilement observable. Ainsi, un geste d’un vieux paysan rappelle à Carlo Levi, fraîchement arrivé à Gagliano, des pratiques féodales : Un vecchio dai capelli bianchi, mi si avvicinò e mi prese la mano per baciarla. Credo di essermi tratto indietro, e di essere arrossito di vergogna, questa prima volta come tutte le altre poi, nel corso dell‟anno, in cui qualche altro contadino ripeté lo stesso gesto. Era implorazione, o un resto di omaggio feudale ?3 Ces gestes répétés par tous les habitants du village devant Levi évoque une période historique révolue, bien en contradiction avec les modes de vie connus dans le Nord. Rien n’est explicitement dit : tout reste à l’état d’allusions, les différentes époques ne sont guère qu’une simple trace que porte chaque élément, réactualisant des pans entiers d’histoire. À ce moment donné, les auteurs n’ont pas exactement conscience des raisons qui expliquent ces résurgences naturelles du passé dans les mœurs, les modes de 1 Cet état de fait est encore d‟actualité dans l‟après-guerre au moment où Guido Piovene écrit ses relations de voyage : « Il nuovo e l‟antico sono ovunque confusi, e il progresso edilizio li confonde sempre di più » (op. cit., p. 614). Le passage du temps a des conséquences assez ambiguës sur le paysage : il uniformise autant qu‟il unifie ses composantes. Mais il agit de telle sorte à résorber les disparités, à organiser du mieux possible le chaos apparent qui est celui de l‟univers méridional. 2 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 55-56. 3 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 9. Il faut signaler en outre que le Moyen-Age semble pour Carlo Levi la période qui s‟associe le plus naturellement à la civilisation lucanienne, sûrement à cause de sa noirceur, de son archaïsme et surtout de son fonctionnement rappelant celui d‟une société d‟ordres. Pour preuve, cette autre référence à l‟époque médiévale à travers cette scène au moment des fêtes de Noël : « I contadini e le donne andavano attorno, portando i regali allecase dei signori ; qui è uso antico che i poveri rendano omaggio ai ricchi, e rechino i doni, che venivano accolti come cosa dovuta, con sufficienza, e non ricambiati » (p. 175). Un peu plus loin, Levi décrira des tensions au sein du village, sur le modèle d‟une lutte opposant les habitants « come guelfi e ghibellini » (p. 207). 84 vie et les différentes coutumes. La compresenza met en scène ces situations mais ne suffit pas encore à les expliquer. Levi ne trouvera pas cette fois-ci la réponse à son interrogation. Mais ces différentes expériences de résurrection du passé montreront que la comprensenza est un vecteur d’unification très important de tout le monde méridional, puisqu’elle s’applique aussi bien à la sphère humaine qu’au reste de l’environnement. Avec la compresenza revient le thème de la frontière. En effet, nous avons pu voir que la vie humaine semblait produire des échos du passé, mais c’est surtout dans le cadre spatial que cette thématique va se révéler la plus significative. La brusque incursion dans le passé, qu’il soit mesurable à l’échelle humaine de l’Histoire (avec le Moyen-Âge, par exemple) ou bien qu’il fasse remonter le voyager dans une temporalité autrement plus lointaine, passe le plus souvent à travers des signes visibles, repérables dans le paysage. Prenons par exemple cet extrait de Tutto il miele è finito : Eravamo partiti la mattina presto da Cagliari, lungo la strada fra le saline e il mare, e subito, dopo pochi chilometri di pianura, dopo il primo nuraghe, che anche qui, sulla destra, sembra indichi una frontiera temporale, la campagna si stendeva insolita, nel dominante apparire continuo di un rosso di terra o di fiori, [...] tra picchi e montagnole coperti di rocce bizzarre e di bizzarra vegetazione, come illusori paesaggi di Bosch, dove in ogni pietra si annida un mostricciatolo e in ogni albero un demonio di metamorfosi.1 Même si l’univers passé évoqué est un univers pictural, en l’occurrence celui du peintre Jérôme Bosch, la compresenza est à l’œuvre dans la mesure où le passage d’une temporalité à l’autre est indiqué par un signe facilement lisible par le sujet. Une fois ce signe dépassé, la réalité spatio-temporelle peut s’exprimer sans aucune contrainte : le paysage sarde que nous décrit Levi est entretenu par une étonnante effervescence, allant encore une fois jusqu’à évoquer des souvenirs picturaux. L’art de Bosch, unique en son genre tant il est basé sur une expressivité sans aucune limite, trouve dans le Mezzogiorno une incarnation réelle. Ce qui signifie que cette association de l’espace et du temps, le mélange des temporalités au sein d’un même endroit donne son unicité au Sud. Piovene emploie à ce sujet une expression des plus intéressantes : la compresenza produit des « anacronismi ed insieme creazioni uniche »2. La compresenza empêche de rationaliser temporellement ce que crée la Nature mais elle lui donne en même temps un relief des plus singuliers, puisqu’il est absolument unique en son genre. Toute forme est ainsi destinée à voir son intégrité légèrement redimensionnée par son rapprochement d’une temporalité plus vaste : « Certe forme stilistiche, conosciute altrove, sembrano qui trasformate dal loro rapporto con la 1 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 49. PIOVENE, Viaggio in Italia, op. cit., p. 707. La comprensenza fait resurgir la bizzarria que nous avions évoquée précédemment : ce qui valait pour l‟espace vaut peut-être à plus forte raison pour ce qui concerne le temps. Il y a tout de même un aspect dérangeant à ce que le passé soit reproposé au sujet sur le même plan que le présent, comme semble l‟indiquer Carlo Levi, évoquant les environs du cimetière de Gagliano : « Qui, dove il tempo non scorre, è ben naturale che le ossa recenti, e meno recenti e antichissime, rimangano, ugualmente presenti, dinanzi al piede del passaggero » (Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 62). La compresenza est toujours investi d‟un sens : ici, elle tend à montrer la finitude de l‟existence humaine, quelle que soit l‟époque concernée, d‟une façon absolue, transhistorique, et par conséquent encore plus effrayante. La comprensenza indique, révèle ce que l‟histoire humaine tend à cacher, ce qui relève le plus souvent du monstrum. 2 85 natura inconsueta »1. Nous trouvons dans la compresenza les premières traces du syncrétisme qui sera l’une des expressions les plus caractéristiques de tout l’univers méridional. La compresenza dei tempi fait le lien entre les diverses composantes du monde méridional. Le bouleversement des repères semble ainsi se renverser : si le sujet est incapable de se repérer, c’est avant tout parce que passé et présent ont cessé d’être des normes arbitrairement marquées et incarnées. L’univers a perdu en lisibilité ce qu’il a gagné en cohérence. « La preistoria, la Grecia, Roma e il Medio Evo vi [nella Puglia] lasciarono i loro segni, non tutti ancora messi in luce », écrit Guido Piovene2. L’ampleur de l’histoire méridionale détermine cette impressionnante compresenza de diverses époques, fondues en une seul, celle du « présent historique » dont parlait Mircea Eliade. La difficile lisibilité des signes empêche le sujet de comprendre in extenso leur sens profond, mais lui indique la progressive découverte d’une forme d’unité au sein de cette diversité a priori. Le temps n’est plus une linéarité plate et tournée vers une seule direction. Bien au contraire, la temporalité retrouve des courbes et dessine peutêtre quelque chose, au fil de ces différents entrecroisements. Ce que Savinio appelle « [il] profondo del tempo »3 s’entrouvre devant le regard du sujet qui peut avec profit mettre en parallèle son expérience, aux référents temporels actuels, et la richesse historique qui est mise naturellement sous ses yeux : « Come la realtà è molteplice ; come, in ogni cosa, in ciascuno di noi, coesistono tempi diversi e lontanissimi ! »4 s’exclame Levi au cours de son voyage en Sardaigne. La réalité, qu’elle soit humaine, naturelle, animale, retrouve une expression sous la forme de la pluralité, de la présence simultanée de différentes dimensions. Ainsi, la comprensenza dei tempi va permettre au sujet de découvrir un sens à cette expérience, et de trouver également ce qui fonde l’identité du Sud. Nous avons vu que deux grands flux temporels étaient confondus l’un dans l’autre : celui de l’immuable et celui du mouvant. C’est d’ailleurs vers cet immuable que le regard des auteurs commencent à converger, car il est le dénominateur commun à toutes les expériences de la compresenza dei tempi ; ce qui se trouve au fond des choses, ce qui survit à tous les changements peut légitimement fournir une indication instructive pour l’enquête du sujet. C’est dans cette direction que nous devons également nous diriger. L’ARCAICO, OU L’IMMUABLE RÉACTUALISÉ Le temps s’écoule dans le Mezzogiorno à deux rythmes bien différents l’un de l’autre : les faits historiques du présent, ceux qui correspondent à une actualité plus ou moins récente pour nos auteurs, sont englobés dans un vaste flux de plus grande envergure. Le Sud semble vivre pour partie au rythme de l’éternité, au rythme de l’immuable. Il y a presque là une contradiction entre ces deux termes : comment 1 Ibid., p. 713. Ibid., p. 760-761. 3 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 22. 4 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 92. 2 86 ce qui est censé être immobile pourrait-il avancer ? Une partie de l’histoire du Sud, vers la fin du XIXe siècle, semble opposer une sorte de résistance au cours objectif et inhumain du temps, celui des villes de la civilisation industrielle dont le modèle s’est imposé à une grande partie de l’Europe ; il y a là une première indication pour nos auteurs de la présence encore peu distincte d’une question portant sur la question de la civilisation elle-même ; nous serons amenés à y revenir plus tard. L’élément le plus notable demeure toutefois que l’existence de phénomènes immuables dans le temps méridional redimensionne les faits présents, et ceux appartenant à un passé plus ou moins lointain : le sujet est à même de faire une comparaison fructueuse en confrontant ces deux temporalités au fonctionnement radicalement différents. Il se donne pour ainsi dire du champ, il agrandit considérablement son point de vue sur la situation globale du Mezzogiorno. En réalité, le mélange de différentes couches temporelles ne fournit que de prime abord une sensation d’illisibilité. Le sujet commence à apercevoir (même furtivement) le fond qui soude toutes les époques traversées par le Mezzogiorno, à ce qui transcende la diversité historique. Il semble bien que le temps glisse sur une notion encore trop vague pour être précisément définie. En définitive, il serait possible de dire que la temporalité méridionale est semblable à cette idée de la pensée du philosophe présocratique Héraclite selon laquelle un cours d’eau est en apparence le même mais qu’il n’est en réalité jamais exactement le même. Il en va de même dans le Sud : les phénomènes historiques ponctuels se suivent mais finissent progressivement par perdre leur intégrité pour se mélanger, se dissoudre dans un flux de plus grande ampleur, destiné à rester indéfectiblement le même. Si nous voulons développer encore un peu la métaphore, nous pouvons dire que les auteurs peuvent découvrir ce qui se trouve au fond du cours temporel, ce qui est destiné à rester tel quel, ou du moins à garder sa signification intacte. Nos auteurs, conscients de la coexistence d’au moins deux grandes échelles temporelles dans le fonctionnement global de l’Italie du Sud, vont progressivement parvenir à définir, ou du moins à cerner ce dont il s’agit. Un outil va être tout particulièrement mis à profit : celui du souvenir. En effet, le temps du souvenir est en quelque chose la transposition à l’échelle humaine de cette autre temporalité, située en marge, ou au-delà de l’Histoire. Le souvenir est transhistorique (du point de vue de son possesseur), il survit au cours du temps même s’il est amené à voir son intégrité formelle devenir plus friable : les souvenirs peuvent finir par se mélanger mais gardent leur sens profond, quitte à parfois s’éclairer les uns les autres. Cette articulation du souvenir vis-à-vis de l’expérience temporelle à laquelle elle se rapporte est notamment la marque distinctive de Tutto il miele è finito, comme l’explique Giulio Ferroni : I viaggi [sardi di Levi], quello primaverile [maggio 1952] e quello invernale [dicembre 1962], si specchiano e confrontano continuamente, vedono rieccheggiare e ripetersi luoghi e situazioni ; nella loro giustapposizione si manifestano per l‟appunto la continuità e la compresenza dei tempi, lo svolgersi del filo continuo dell‟espereinza. [L‟autore riavvolge] in un unico percorso e riavvicin[a] nella memoria quei momenti appartennenti in realtà a tempi così nettamente divisi.1 1 Giulio Ferroni, in LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 9-10. 87 Ferroni résume bien là tout ce que nous avons pu dire du fonctionnement global de la compresenza dei tempi, qui contraint passé et présent à se fondre grâce à la présence sous-jacente d’un cadre temporel plus large, qui les englobe et les amène à se modifier. Levi fait d’ailleurs sentir cette coexistence au moment de la réécriture de ces deux expériences sardes : « Ciò è evidente fin dalle domande che aprono il libro, una sorta di prologo che proietta queste memorie in un tempo senza tempo, in un passto inafferrabile ed enigmatico »1. Le souvenir se réfugie selon la formule de Ferroni dans une dimension temporelle trop lointaine pour être saisissable, à la signification cachée. Les deux dimensions temporelles énoncées précédemment sont donc bien présentes, et laissent percer la qualité de cet arrière-plan temporel immuable, éternel, résistant surtout à toute tentative visant à le restreindre dans des bornes trop rationnelles pour être pertinentes. Levi va toutefois lui donner un nom, indiquant au début de Tutto il miele è finito la « presenza dell’arcaico » en Sardaigne2. Nous trouvons là une notion-clé de l’ouvrage de Levi. Ce terme d’arcaico va devenir le paradigme emblématique de l’analyse d’une partie de la situation globale de la Sardaigne. Qu’entendre exactement par ce terme qui recoupe celle de comprensenza dei tempi, dans la mesure où la première est sous-jacente à la seconde ? L’arcaico n’est jamais tellement défini en tant que tel, et pour cause : cette idée est beaucoup trop volatile pour être explicitée. Levi lui donne une forme concrète en la qualifiant de cet adjectif dont nous pouvons toutefois tirer plusieurs enseignements. À travers le concept d’arcaico, Levi attire notre attention sur un élément culturel fragile vis-à-vis des transformations rapides comme le monde moderne peut en connaître. Tout fragile qu’il soit cependant, ce signe reste toujours présent, même s’il demeure caché sous la surface des choses. L’arcaico renvoie à tout ce qui est d’ordre primordial, antérieur à la civilisation, telle qu’elle est conçue à l’heure où les écrivains d’Italie du Nord effectuent leurs voyages. « [Al] buio di un tempo remoto all’immaginazione », selon la belle formule de Carlo Levi3. Il ne s’agit donc pas de concevoir l’arcaico comme un autre nom donné à l’arretratezza, cette manière de considérer le Sud comme une variante sous-développée du Nord, condamnée à le rester. L’arcaico, une fois incarné dans l’environnement, met surtout en valeur la profondeur que possède l’objet dans lequel il se retrouve déposé ; l’arcaico devient non seulement un signe distinctif, dotant par conséquent son objet d’une unicité, mais aussi lui donne relief, profondeur et signification. L’arcaico est un élément susceptible d’investir n’importe quel objet, même si sa présence ne se manifeste pas d’une manière repérable à l’œil nu. Tout se passe comme si l’objet s’enrichissait d’une autre dimension, était animé de l’intérieur par une forme de vie parallèle et complémentaire à la réalité qu’il offre aux yeux du sujet. L’arcaico dédouble, faisant acquérir à chaque objet un « doppio senso di attualità e di memoria »4 ; l’arcaico, en tant qu’il s’ancre dans l’éternité, empêche l’objet où il s’incarne de disparaître sous l’effet du temps. À ce titre, l’arcaico, maintient, fait durer l’objet dans le temps, en dépit de tous les 1 Ibid., p. 10. Ibid., p. 35. 3 Ibid., p. 84. 4 Ibid., p. 79. 2 88 phénomènes historiques. C’est dans la Sardaigne lévienne que se manifeste cette première qualité. En voici un exemple : Sull‟arco della porta di una casetta abbandonata e cadente c‟è una piccola statua che il tempo e i bombardamenti hanno reso quasi informe, che potrebbe essere antica o no, ma che conserva, o che ha trovato, un suo ambiguo incanto, per il quale non importa se essa sia una dea, una baccante, o piuttosto un soldato, una specie di Pietro Micca.1 Le charme qui émane de cette statue opère en dépit des dégâts violents causés par le temps, notamment par les guerres. Nous trouvons là l’une des manifestations les plus évidentes de l’arcaico : la statue a perdu sa forme, a perdu une grande partie de sa réalité, ne saurait plus appartenir à une période historique quelconque, mais conserve malgré tout un charme indéfinissable auquel Carlo Levi ne peut qu’être sensible. L’absence de forme ne détermine pas obligatoirement l’absence de contenu : la statue produit une sensation déroutante, elle semble avoir été arrachée au temps tout en gardant miraculeusement un pouvoir d’ordre esthétique. La statue fascine non plus par sa capacité à reproduire une réalité (un personnage, humain ou animal) mais par la manière dont la fascination qu’elle inspire a été conservée. La réalité de la statue est transportée au-delà du temps, fixée dans une forme d’éternité qui correspond exactement à ce à quoi renvoie l’idée d’arcaico. L’arcaico parvient donc à faire de chaque objet une sorte de borne objective le long d’un processus temporel dont le sujet ne peut apercevoir qu’une très infime partie. En outre cet arcaico est en mesure de raffermir les liens entre les époques historiques, parvenant à donner une cohérence aux éléments que les diverses compresenze pouvaient juxtaposer. Nous le voyons notamment à travers la présence sur le territoire méridional de très nombreux sites antiques en ruine, Pompéï étant l’un des plus emblématiques d’entre eux. « La mitologia in Campania ha ancora qualche corrispondenza con la realtà », estime Guido Piovene2. La juxtaposition naturelle entre l’Italie moderne et l’Italie antique a de quoi surprendre ; mais une expérience comme celle de Piovene a montré que la proximité entre les sites archéologiques et les villes modernes étaient l’une des caractéristiques des sites urbains d’Italie méridionale3. Ce qui toutefois attire l’attention de Piovene réside dans la façon dont un sens, une signification réussit à se dégager de ces vestiges, traversant les siècles jusqu’au présent. Qu’un bâtiment n’existe plus qu’à l’état de trace n’a pas d’importance ; la puissance évocatrice qu’il dégage, sa capacité à émouvoir ou impressionner n’en sont pas moins fortes, du fait que l’arcaico est à même de catalyser cette puissance pour la projeter jusqu’à l’observateur de l’objet. Ce que Levi a désigné sous ce terme symbolise donc une façon de maintenir, de faire perdurer, de faire garder malgré tout à l’objet concerné une partie de son essence. À telle enseigne, Piovene affichera son étonnement en voyant combien des îles comme Capri ou Anacapri « rimangono 1 Ibid., p. 79-80. PIOVENE, op. cit., p. 475. 3 Malgré leur appartenance à deux périodes historiques très différentes, les vestiges antiques font partie intégrante de l‟univers urbain d‟une région comme la Campanie, ce qui n‟est pas sans étonner Guido Piovene. « La mitologia torna a vivere incorporata col paesaggio », écrit-il (ibid., p. 463). Mais ce dernier reste avant tout frappé par la puissance qui émane encore de ces traces de l‟Antiquité : « Il vecchio itinerario [del Vesuvio] è ancora commovente », dit-il non sans étonnement. Cette trace indique en soi la présence de l‟arcaico, qui semble polariser la puissance évocatrice de l‟objet et la transmettre intacte à l‟observateur. 2 89 intatte sotto i periodici passaggi di eccentricità mondana »1. Le temps, qui pourtant use, érode, émousse, ne parvient pas à faire perdre leur puissance à des objets aussi variés que la statue sarde ou les vestiges romains. L’essence de l’objet, même millénaire, réussit à être préservée par l’action de l’arcaico, qui fait ressortir la part d’immortalité incluse dans chaque objet. Héraclite a cédé le pas à Parmenide, comme le dit Giuseppe Ungaretti : E di te, città disperata, e di voi, primi occhi aperti, o Eleati, non è rimasto altro, se non un po‟ di polvere ? La vostra forma mortale era bene un‟illusione, come tu dicevi, Parmenide ; ma la vostra voce, io la sento in questo silenzio : ciò che era materia immortale in voi, è immortale anche in questo mio corpo caduco. 2 La permanence de l’ancien, de l’immémorial au sein d’un univers actuel frappe le sujet dans la mesure où il est alors confronté avec la question de l’immortalité et du défi du temps. En ce sens, l’arcaico garantit une bonne partie de cette vie au-delà de la simple forme, de la simple apparence. Mais cette qualité, si importante soit-elle, n’est pas la moindre. En effet, l’arcaico ne renvoie pas seulement à la partie de l’essence d’un objet préservée de l’usure du temps. La notion lévienne est encore plus riche de signification. En effet, l’arcaico renvoie à ce qui fait la particularité de toute la civilisation méridionale, à cette vie en marge de l’Histoire et de la modernité, comme cela sera avéré par la suite. La manifestation de l’arcaico a surtout pour conséquence de manifester au sujet la permanence d’une culture unique en son genre, bien antérieure au moment du voyage au Sud mais toujours présente. Il représente une norme originale, absolue, érigée en marge des critères dominants ; il est en d’autres termes l’un des signes clairs de l’autonomie du Mezzogiorno vis-à-vis du Nord dans la mesure où cette notion pourtant relative (elle s’oppose en effet à l’idée de modernité) est prise dans l’absolu. L’emploi qui en est fait propose un premier indice des tensions qui innervent le Sud. L’arcaico est avant tout une trace, une marque pérenne qui s’affranchit des limites historiques et réussit à préserver une essence. Nous avons vu en quoi cette notion pouvait s’appliquer dans l’absolu, sans application précise à la question de la culture méridionale. Pourtant, il s’agit bien du sens véritable qu’a voulu lui donner Carlo Levi, ce qui nous amène à l’étudier à présent. Pour lui, un élément antérieur à la modernité subsiste encore dans le Mezzogiorno, incarné par cet arcaico nécessairement protéiforme puisqu’il s’incarne dans l’essence de chaque objet qu’il investit. Une fois présent cependant, il rend clairement lisible la permanence d’un passé ancien, lointain, remontant des siècles en arrière. Ce sont d’ailleurs les femmes et les hommes du Sud rencontrés par Levi qui l’incarne le mieux, à plus forte raison parce qu’il existe une « compresenza in ciascuno, e la necessità e l’oblio di diecimila vita, di tutte le esistenze possibili »3. Chaque être humain réincarne d’une certaine manière une partie d’un passé commun. Le « doppio senso di attualità e di memoria », cité plus haut, est plus que jamais une réalité dans ces portraits de femmes et d’hommes habités par une présence immortelle, une essence irréductible 1 Ibid., p. 461. UNGARETTI, op. cit., p. 14-15. 3 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 79. 2 90 qui n’est l’expression que de la seule culture méridionale1. Rencontrant un vieux berger sarde, Levi écrit ce portrait : Io intanto salgo alla casa di un vecchio pastore, Battista Corraine […]. Dieci anni fa, quando lo avevo conosciuto, stava seduto sulla soglia come un antico re, col suo viso bellissimo, a me misteriosamente familiare, e l‟evidenza del potere di un capo di famiglia o di tribù ; ospitale, semplice e solenne. Lo ritrovo identico, nei suoi novant‟anni [...] Nel suo costume di pastore, con le grandi barbe bianche [...] sembra un monumento del tempo, una pietra che guardi con occhi vivi. [...] Ha saputo del carabiniere morto [...]. Tutto questo non è che la vita : un momento che entra identico nel suo passato di memoria. [...] Per lui la morte esiste, non il tempo.2 Levi semble lire sur le visage du vieux berger sarde comme dans un livre ouvert. Vie et immobilité se mêlent dans la personnalité du vieillard de façon particulièrement troublante. Mais voilà bien une caractéristique de l’arcaico : une émotion assez forte est causée par cet entrecroisement insolite du présent et du passé. Néanmoins, ce passé dépasse largement le seul cadre de l’existence la personne concernée : le vieux berger au « viso remoto »3 incarne à lui seul un passé bien antérieur à son existence mais donne l’impression d’en faire partie intégrante. On pourrait dire qu’il devient une sorte de « témoignage vivant » d’une culture ancestrale, au point de devenir lui-même dépositaire de cette mémoire « archaïque », située en marge de la civilisation moderne. Chaque individu possède une unicité qui provient pour une grande part de la présence en lui de l’arcaico (on voit combien Levi est frappé par l’allure saisissante du berger4) mais fait également partie d’un ensemble très cohérent, celui de la culture méridionale dans son ensemble, celui de cette « immobile civiltà »5 qui fait de chacun l’expression vivante d’un passé qui imprime en eux une trace, ou pour reprendre le terme de Guido Piovene, « un residuo »6. 1 Ungaretti, sans employer le terme typiquement lévien d‟arcaico, signale tout de même, en parlant des habitants de Naples : « Antico questo popolo lo è, non solo per il suo dialetto così profondo d‟etimologie, suoni e flessioni ; ma per il suo attaccamento all‟ispirazione panica della natura. Non ha dubbi sul mistero e si premunisce contro la sorte invocando il mistero » (op. cit., p. 72). Les Napolitains de 1932 (année de son voyage) reproduisent des comportements pourtant liée à un passé lointain, correspondant à une culture ancienne, supposément éteinte. Il n‟en est rien, ce qui ne manque pas de fasciner Ungaretti : « Oh ! come la voce di Napule mi sembra qui tratta da un‟antichità infinita, e per questo divina e feconda ». Cette antichità infinita n‟est autre qu‟un parfait synonyme d‟arcaico : le passé se rejoue à l‟infini, tout en maintenant intacte sa puissance. Voilà Ungaretti placé lui aussi devant le mysterium fascinans d‟Eliade. 2 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 109. Ce portrait emblématique de la Sardaigne décrite par Carlo Levi peut d‟ailleurs être utilement rapproché d‟un portrait plus ancien, en l‟occurrence celui de la servante-sorcière Giulia, rencontrée au cours du confino en Lucanie : « Giulia era una donna alta e formosa, con un vitino sottile come quello di un‟anfora, tra il petto e i fianchi robusti. Doveva aver avuto, nella sua gioventù una barbara e solenne bellezza. Il suo viso era ormai rugoso per gli anni e giallo per la malaria, ma restavano i segni dell‟antica venustà nella sua struttura severa, come nei muri di un tempio classico, che ha perso i marmi che l‟adornavano, ma onserva intatta la forma e la proporzioni. [...] Questo viso aveva un fortissimo carattere arcaico, non nel senso del classico greco, né del romano, ma di una antichità più misteriosa e crudele, cresciuta sempre sulla stessa terra senza rapporti e mistioni con gli uomini, ma legata alla zolla e alle eterne divinità animali » (Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 91-92). Le visage de Giulia est « antique » dans la mesure où les forces vitales (et surtout animales) qui s‟y expriment ramènent dans la réalité présente, ici, une forme de beauté passée. Mais il est d‟autant plus intéressant de voir que c‟est surtout une époque pré-civilisationnelle qui se laisse apercevoir sur ce visage, s‟ajoutant à la beauté naturelle du visage, et qui ne le rend que plus fascinant et plus impressionnant pour Levi qui fera de Giulia l‟un de ses modèles dans la suite de l‟ouvrage. 3 Ibid., p. 35. 4 L‟effet de contraste empêche au sujet d‟adopter une attitude détachée par rapport à ce phénomène temporel, pour au moins deux grandes raisons. La première se situe dans le fait que toute résurrection du passé dans le présent est en soi déroutante, irrationnelle, surtout pour des auteurs issus d‟un univers urbain qui en repousse toute trace hors de ses limites. La deuxième raison tient pour sa part au fait que ce passé brusquement resurgi des forces obscures proprement effrayantes. Cette violence sous-jacente affleure dans la description que fait Malaparte de deux vieillardes : « Le due vecchie puntavano la mano […] facendo le corna, e sputavano in terra, gridavano con voce stridula : « anatema ! anatema ! ». Dicevano proprio « anatema » » (op. cit., p. 35). La pratique magique de la iettatura semble anachronique dans ce contexte, mais garde toute sa puissance, d‟où le malaise latent présent dans la description. Qu‟un autre monde s‟impose au sujet ne peut être envisagé d‟une façon neutre, nous en avons encore une fois la preuve. 5 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 3. 6 PIOVENE, Viaggio in Italia, op. cit., p. 869. 91 Quelles conclusions tirer de ce parcours des différentes expressions de la temporalité du Sud ? Les écrivains d’Italie du Nord sont encore une fois déconcertés : alors que leur univers d’origine met au centre de son existence le progrès, le changement, le Sud propose un espace et un temps où seule la surface des choses est en mesure de changer. Ce que semble vouloir dire Carlo Levi : I discorsi nuovi dei nuovi amici sulle cose nuove della Sardegna, e gli aspetti non riconosciuti delle cose conosciute mi riempivano intero il cuore della durata al di sotto dei tempi : della durata, immobile nel suo fluire, e in cui quello che è stato vero una volta permane nella sua verità, come una parola detta, una forma formata, il carattere di una cosa, un segno.1 Voilà résumé en une seule phrase les deux grandes manières dont le temps est appréhendé et vécu dans le Sud. La surface apparente des choses est soumise à des modifications : cela est entièrement vrai dans la Sardaigne d’après-guerre. Cependant quelque chose ne peut pas changer : « l’immagine era quella di sempre », avoue Carlo Levi après avoir reconnu qu’entre ses deux voyages en Sardaigne, l’île a énormément changé. Ce qui ne change pas, cet arcaico, cette mémoire d’une Sardaigne pré-civilisationnelle est encore présente, incarnée dans une réalité qui offre toutefois des signes évidents de modernité. Et qui plus est, ce passé lointain, que chaque élément de détail est susceptible de ressusciter devant les yeux du sujet, s’impose de manière vivante, parfois très puissante : le sujet se met brusquement à vivre dans un « momento eterno e immediato »2. Ce qui explique la difficulté qu’éprouvent les écrivains du Nord à tracer une ligne de démarcation claire et limpide entre légende et réalité : chaque individu, du fait qu’il porte trace en lui de l’arcaico, peut glisser vers la légende, vers le mythe3. Les formes de brutalité dans les contrastes entre univers familier et univers méridional dont nous avons parlé plus haut sont loin d’avoir définitivement cessé d’exister. Ces manifestations du lointain passé de la culture méridionale restent toutefois à l’état d’apparences. Comme nous l’avons vu, l’idée d’arcaico est riche d’enseignements mais ne saurait constituer qu’un abord frappant de la profondeur qui est celle de la civilisation du Mezzogiorno, dont nous auteurs sont encore très éloignés. D’ailleurs, il faut noter qu’un nouveau problème commence à s’imposer progressivement : celui de la définition de la civilisation méridionale : quelle en est la nature ? quelle est son histoire ? quels sont ses enjeux ? sur quoi se fonde-t-elle ? Autant de questions auxquelles la seule notion d’arcaico ne saurait répondre. Or, c’est bien là l’un des aspects les plus cruciaux de l’identité du Sud. L’Italie est le cadre du « coesistere di due civiltà diversissime »4, sous la forme d’une juxtaposition, à la manière dont en parle 1 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 77. Ibid., p. 57. Le temps réussit l‟opération presque inconcevable de se figer tout en continuant à vivre dans une temporalité présente, sans avoir subi la moindre transformation, intacte. Malaparte emploie d‟ailleurs à son sujet l‟expression tout à fait parlante d‟« incorruttibile riposo » (op. cit., p. 35). 3 « Il portalettere di Grassano, un vecchietto arzillo, un po‟ zoppicante, con un bel paio di baffi tirati in su, era celebre e onorato in paese, perché si diceva che avesse, come Priamo, cinquanta figli. Di questi, ventidue o ventitre erano i figli delle sue due o tre mogli ; gli altri, sparsi per il paese e per le terre vicine, e forse in parte leggendari, gli erano attribuiti, ma egli non se ne curava, e di molti non conosceva l‟esistenza. Lo chiamavano ‘u Re, [...] e i suoi figli erano detti, in paese, i Principini » (Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 90). Non sans humour, Levi raconte cette histoire assez symptomatique de l‟ambiguïté générée par la présence de l‟élément arcaico. Du fait que l‟arcaico brouille la distance qui sépare passé et présent, les récits mythiques du passé n‟en apparaissent que plus susceptibles de glisser du côté de la légende. 4 LEVI, ibid., p. 221. 2 92 Guido Piovene : « Su [queste rovine] grava il confronto di un’altra civiltà, l’indigena, più solenne e più rara, che non fu trasformata, bensì accantonata tra i monti »1. La modernité côtoie dans le Sud une forme plus ancienne de culture et d’histoire, appelée communément l’antica sapienza italica2. C’est la confrontation de ces deux civilisations sur laquelle nous allons à présent nous pencher. 1 2 PIOVENE, op. cit., p. 706. Cf. l‟ouvrage de Paolo Casini, L’antica sapienza italiana. Cronistoria di un mito, Bologne, Il Mulino, 1998. 93 UN NŒUD GORDIEN : L’INEXTRICABLE RÉALITÉ MÉRIDIONALE JEUX DE MIROIRS. À LA RENCONTRE DE LA CIVILISATION PAYSANNE Pour nos auteurs, la cause est entendue. Le Mezzogiorno ne représente pas qu’un espace et une temporalité radicalement différents de ce dont ils pouvaient avoir connaissance avant de descendre dans le Sud. La singularité de ces éléments est à elle seule la preuve que le Sud n’est pas une simple altérité, une sorte de simple périphérie du Nord, excentrée géographiquement et excentrique dans son fonctionnement. Une présence a été révélée à nos auteurs, une puissance incarnée non négligeable s’est manifestée à eux, tout en restant partiellement cachée, en arrière-plan. Car contrairement au monde urbain, dont la principale caractéristique est d’annihiler toute différence, le monde méridional, où les campagnes pèsent davantage, implique une coexistence de deux modus vivendi complètement opposés, l’un prenant toutefois suffisamment d’ampleur pour en arriver à dissimuler l’autre. Il y a bien juxtaposition, quelque peu artificielle dans un sens. En effet, les phénomènes de compresenza et la permanence de l’arcaico sont la preuve qu’une partie du Sud ne s’est pas fondue intégralement dans le modèle industrialisé, urbain, moderne qui s’est progressivement implanté dans la région, et ce bien avant l’Unité. On constate donc qu’un autre monde, plus ou moins visible, et plus ou moins connu, a toujours été enraciné dans le territoire méridional, un monde caché dans l’immensité des campagnes et des montagnes des différentes régions, continentales ou insulaires. C’est à présent vers lui que se concentrent toute l’attention des auteurs, du fait qu’il est une réalité indéniable. Le monde méridional possède une histoire, une culture à part entière : il ne s’agit pas juste d’un folklore (Gramsci l’a montré), mais bien d’une véritable civilisation, rurale, qui apparaît progressivement. L’univers rural du Mezzogiorno est en effet le lieu d’expression privilégié de l’arcaico, ainsi que l’endroit où la comprensenza dei tempi se fait sentir le plus efficacement ; c’est lui qui est le plus à même de donner une image représentative de ce monde tourné davantage vers la campagne que vers la ville1. Son fonctionnement reste toutefois obscur, à l’image des forces vitales qui le constituent, à un point tel qu’Alberto Savinio le considère comme l’exact opposé de la civilisation : « Addio civiltà » lance-t-il (non sans ironie) au moment de quitter la ville de Capri et son artificialité touristique2. Sa puissance, sa capacité à impressionner proviennent en grande partie de son mystère mais ce dernier reste entier. Et ce sont encore une fois les effets de contraste qui vont permettre de donner l’exacte mesure de la place de cette 1 Mais notons que ces deux éléments distinctifs se trouvent également présents dans les villes méridionales ; les contrastes affleurent en permanence et touchent tout autant les auteurs : les descriptions de Naples, capitale historique de la monarchique bourbonienne, de Piovene, Savinio ou Ungaretti sont tout aussi éloquentes que celles que Levi fait de la campagne lucanienne. Toutefois, il faut rappeler qu‟une grande partie de la population méridionale de notre période réside dans les campagnes : l‟agriculture compte plus de 2 millions d‟actifs en 1936 (in Bevilacqua, op. cit., p. 108). En outre, nous sommes tout naturellement amenés à nous focaliser sur les campagnes pour la simple raison que leur intérêt réside dans le décalage que la civilisation rurale implique vis-à-vis du monde urbain. Les auteurs, issus de ce monde, dans la partie nord du pays, ne peut qu‟y être sensible. 2 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 49. 94 civilisation dans l’espace du Mezzogiorno, théâtre d’un affrontement entre ces deux modes de vie, entre ces deux civilisations : quelles sont leurs interactions exactes ? Comment entre-t-elles en rapport ? Est-ce que la juxtaposition ne débouche pas sur des rapports de force, dont nous devrons déterminer s’ils sont équilibrés ou non ? Autant de questions auxquelles nous allons tenter de répondre à partir de l’expérience de nos auteurs. L’identité méridionale va désormais prendre corps : elle va en effet être incarnée par des hommes et des femmes appartenant à cette civilisation paysanne ; leur rapport à l’espace, au temps, à la Nation, à l’Église vont être autant d’indicateurs précis et pertinents. Nos auteurs vont désormais passer à une échelle plus réduite, qui leur fera cependant abandonner l’abstraction dans laquelle ils semblaient bloqués : la connaissance du Sud va passer avant tout par l’observation de la vie de ce groupe social à part entière, tout particulier qu’il soit. Comment le définir ? La résolution de cette question est en soi un effort pour nos auteurs. Repartons de la formule gramscienne : « Il Mezzogiorno può essere definito una grande disgregazione sociale »1. La constatation du penseur sarde part de l’évidente question du « mostruoso blocco agrario »2 qui est celui du Sud dans son ensemble. Le poids écrasant des paysans dans l’ensemble de la démographique méridionale suffit à leur donner une importance cruciale, sans parler de la fameuse question agraire, qui a fini par sa confondre avec la question méridionale, nous y reviendrons par la suite. L’absence d’homogénéité dans le rapport ville/campagne est également un facteur important dans cette mise en lumière de la vie rurale. Malgré l’existence de centres urbains d’importance, c’est le monde rural qui semble le mieux représenter l’intégralité de la population du Mezzogiorno. La conclusion peut donc sembler hâtive, mais elle garde une certaine part de vérité. En effet, la civilisation paysanne 3 s’étend sur tout le Meridione, du continent aux territoires insulaires (si ce n’est plus au nord des limites traditionnelles du Sud), avec quelques variantes, qui ne remettent pas en cause le terme générique de civilisation paysanne : la Sardaigne de Carlo Levi abrite un « mondo pastorale »4, plus nomade que sédentaire. Toutefois, on observe dans les deux cas un fort attachement à la terre, une sorte d’adéquation du mode de vie avec l’environnement. Toujours en Sardaigne, Carlo Levi fait cette description de la plaine du Campidano : La pianura del Campidano è piena di greggi. Si incontrano sulla strada, si vedono nei pascoli vicini, appaiono lontane come pietre grige, disseminate sull‟erba pallida dell‟inverno. Sono le greggi che scendono qui a svernare dagli alti pascoli della Barbagia, dalle terre dell‟intorno, dal Genargentu, dalla montagna di Oliena, da Orgosolo [...]. I paesi si seguono, semplici come greggi di case, con le loro povere storie : Nuraminis, Villagreca, Serrenti, dove le case, anziché di fango intonacato, come altrove, sono, per una cava locale, di granito.5 Les villages ne ressemblent pas à ceux rencontrés précédemment : le monde rural sarde connaît d’évidentes différences, des nuances inévitables, mais un même esprit semble régner sur ces lieux : les 1 Gramsci, op. cit., p. 67. Ibid. 3 « Civiltà contadina » : le terme est expressément mentionné chez Carlo Levi, in Tutto il miele è finito, op. cit., p. 37. 4 Ibid., p. 85. 5 Ibid., p. 83. 2 95 villages, assimilés à des troupeaux, sortes d’emblèmes de cette Sardaigne pastorale, semblent reproduire le tranquille nomadisme de toute l’île. En outre, l’attention du lecteur est attirée sur la simplicité dans laquelle semble vivre ce monde pastoral. Plus loin dans ce chapitre, Levi et ses accompagnateurs pénètrent dans le petit village de Gestini : Cercavamo qualcosa da mangiare : ma a Barumini non c‟era nulla. Più avanti, a Gestini, nella Giara, chiediamo a dei pastori dove si possa trovare del pane. Troveremo ogni cosa, dicono, dalla signora Mafalda, che è una donna valente. La cerchiamo girando nei vicoli, tra le case e i recinti che hanno ancora il carattere di reggia o di cella d‟alveare per l‟ape regina : con il chiuso, il nascosto, il miele dell‟ombra nuragica ; e un aspetto semplice, elegante, nitido, curisosamente moderno perché arcaico senza forme di passaggio. 1 Encore une fois, l’arcaico se retrouve comme un signe distinctif lisible, immédiatement repérable. Il est ici associé à une forme de simplicité, notion qui complète très bien tout ce que nous avons pu voir de ces brusques incursions du passé dans la réalité présente. Avant même que de pouvoir être en contact avec sa population, nous voyons que l’aspect extérieur du village conduit Levi à manifester un vif intérêt pour lui, allant même jusqu’à formuler un paradoxe : une modernité émane d’une construction ancienne. Nous trouvons déjà l’une de ces contradictions qui seront la marque des rapports d’opposition qui régissent tout l’univers méridional. De plus, le village, malgré ses dimensions réduites, se présente comme un microcosme parfaitement organisé : la comparaison avec la ruche donne l’idée de l’unité du village, d’une forme d’organisation malgré sa simplicité. Cette structure organique du monde méridional sera d’ailleurs ramenée à un cadre beaucoup plus général : chaque village, chaque portion de territoire est une partie d’un grand tout2. Toutefois, s’il est possible pour les auteurs de mieux appréhender ce monde inconnu qu’est celui de la civilisation paysanne par un abord plutôt objectif, une connaissance plus détaillée, plus approfondie nécessité davantage d’efforts pour le sujet. En effet, du fait que son fonctionnement diverge radicalement de celui du monde urbain, son apport s’avère par la force des choses plus complexe. Non seulement le sujet est confronté à la nécessité de ne pas être rebuté par cette complexité (cette attitude lui étant imposée depuis le début de son voyage), mais également doit vaincre les barrières que le monde rural dresse devant lui. Nous comprenons maintenant d’autant mieux les doutes exprimés par Levi, en Lucanie, devant « quel mondo chiuso, velato di veli neri, sanguigno e terrestre, [l’]altro mondo dei contadini, dove non si può entrare con chiave di magìa »3. Levi doit en quelque sorte passer de l’autre côté de la frontière qui le sépare du monde paysan, le connaître de l’intérieur, trouver le moyen d’y pénétrer. La simplicité, cette « oscura, misteriosa semplicità »4 dont parlait plus haut Carlo Levi avait bien 1 Ibid., p. 85. Il est assez significatif de ce point de vue que Levi, au cours de son confino, sente intuitivement que les phénomènes observés à Gagliano sont ceux de « tutti i paesi della Lucania » (op. cit., p. 19). Levi généralise, n‟ayant jamais pu connaître la situation de tous les villages en question. Toutefois, la pauvreté du seul village de Gagliano est suffisamment criante pour l‟amener à induire un état similaire dans tous les autres endroits. La civilisation rurale peut également se voir envisagée d‟un seul bloc de cette manière. 3 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 14. 4 Ibid., p. 210. 2 96 quelque chose d’une apparence trompeuse, car le sujet retourne à ce moment précis à son statut d’étranger : « Nemmeno io posso, forastiero e uomo di strana fede, violare l’intimità di queste venerabili dimore, turbare con la mia presenza la sacra familiarità degli antichissimi riti capresi ?1 ». Le sujet doit donc se faire à l’idée que la manière dont il pourra considérer cette population à part ne pourra être que fugitive : le monde méridional est clos, à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’un territoire insulaire2. Sardaigne et Sicile sont de ce point de vue tout à fait représentative de cette clôture vis-à-vis du monde extérieur. Chaque fraction du Mezzogiorno a tout d’un « paese oscuro di riserbo »3, et chaque habitant semble l’incarner et le rappeler. La population n’en devient pour cette raison que plus intéressante aux yeux des auteurs. Ces hommes et ces femmes incarnent en permanence l’arcaico, manifestent de façon insolite l’existence d’une autre culture, souvent très rétive vis-à-vis des étrangers4. Mais ils incarnent également un groupe tout à fait homogène, solidaire. La représentation de ces hommes et de ces femmes fait souvent la part belle à des tableaux de groupe, comme ceux de Cristo si è fermato a Eboli, dont nous tirons cet exemple : Si batté alla porta, e alcuni contadini mi chiesero timidamente di entrare. Erano sette o otto, vestiti di nero, con in capelli neri in capo, gli occhi neri pieni di una particolare gravità. – Tu sei il dottore che è arrivato ora ? – mi chiesero. – Vieni, che c‟è un uomo che sta male -. Avevavo saputo subito in Municipio del mio arrivo, e avevano sentito che ero un dottore.5 La scène, qui se conclura avec une espèce de geste féodal exécuté par l’un des paysans, montre dès le début du livre les principales caractéristiques de ces paysans méridionaux : c’est avant tout un groupe qui s’exprime, donnant l’impression de parler tous d’un seul homme. Il est d’ailleurs notable que Levi, tout au long de ce livre, ne présente les paysans qu’en groupe, quelle que soit l’occasion, lors des fêtes villageoises ou des discours du podestat, de façon à montrer leur appartenance à une classe sociale particulière, dont l’existence ne saurait se mélanger avec celle des notables bourgeois méprisants à leur égard. S’il y a confusion, c’est à l’intérieur du seul groupe social paysan : tous se ressemblent, adoptent les mêmes attitudes, et surtout, sont destinés à rester anonymes6. En effet, seule la servante-sorcière Giulia aura la chance d’être nommée dans le livre, les autres paysans rencontrés par Levi resteront irrémédiablement dans l’anonymat. Il ne faut toutefois pas voir là un signe de mépris de la part de Levi, mais plutôt l’expression d’une tragique réalité : les paysans sont anonymes car ils ne sont pas reconnus, 1 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 27. Le problème de la perception se repose une nouvelle fois. Le monde rural se dérobe insensiblement à la vue du sujet, qui ne peut que l‟apercevoir furtivement dans certains cas : « Dai portoni semichiusi, s‟intravedono al passaggio i giardini interni, circondati di archi come dei patios spagnoli, daimuri dipinti, dai fiori ben coltivati. In questi cortili nascosti si svolge une segreta vita familiare piena di pace e di lontananza temporale » (LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 43). La phrase est pour le moins symptomatique de cette difficulté à voir se matérialiser entièrement la réalité sous le regard du sujet. Une sorte de fait exprès semble avoir fait en sorte que les portes de la maison empêchent Carlo Levi de voir complètement l‟intérieur. Il doit rester au dehors, en étranger qu‟il est à l‟univers rural. 3 Ibid., p. 37. 4 Nous nous rappelons de l‟attitude du vieux berger sarde « [che] non amava […] essere […] giudicato dagli occhi degli estranei » (ibid., p. 48). 5 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 8. 6 D‟autres scènes de foule sont également représentées dans Tutto il miele è finito. À titre d‟exemple, c‟est une « folla ostile e silenziosa » (op. cit., p. 55) qui écoute le discours d‟un ex-fasciste. Mais c‟est surtout toute la population d‟un village réunie à l‟enterrement d‟un homme tué qui donne l‟occasion à Levi d‟écrire l‟une des scènes les plus poignantes de son ouvrage. 2 97 ne serait-ce qu’en tant que groupe. Leur destinée commune les conduit à rester imperméables, pour l’État comme pour l’Histoire. Nous verrons en quelle mesure plus loin. L’autre caractéristique également repérable immédiatement est la résurgence d’une sorte de maestas toute latine que les paysans semblent irradier en permanence. Le noir devient la couleur dominante, aussi bien celle des habits des paysans que celle des drapeaux utilisés lors des processions à la Madone noire. Elle symbolise à la perfection l’obscurité de ce « mondo chiuso »1. La réserve, le silence qui entoure les paysans est très éloquent : il indique en grande partie leur résignation, mais il est aussi la preuve de ce mouvement de clôture qui les sépare du reste du monde, tout en leur donnant un aspect sévère mais aussi particulièrement impressionnant2. Cette sévérité mêlée d’un sentiment de résignation transparaît non seulement chez les hommes mais aussi dans leurs coutumes. La Lucanie que décrit Carlo Levi l’exprime en permanence, même lors des périodes de fête : celles de Noël sont assez révélatrices. Pour Carlo Levi, elles s’avèrent avant tout empreintes d’une « malinconica festività » mais prennent également l’aspect d’une « sacra rappresentazione » 3. Ces deux manifestations ne sont pas étonnantes, elles sont comme deux visages de l’arcaico, un exemple parmi tant d’autres de la simplicité de la vie méridionale rurale, « quella [vita] silenziosa ed elementare degli autoctoni o indigeni o aborigeni che dir si voglia »4. Tous les auteurs ont d’ailleurs conscience du poids que peuvent avoir de telles traditions dans cet espace ; toutes les coutumes sont autant d’incarnations de ce que Cesare Pavese appelle « l’oscura antichità contadina »5 ; nous verrons d’ailleurs en quoi les pratiques magiques encore actives sur le territoire méridional ont une importance cruciale dans la construction de l’unicité de l’Italie du Sud. Leur seule observation suffit aux auteurs à repérer une « logica intrinseca » nichée au plus profond de chaque phénomène6, puisque chaque réactualisation dans le présent rappelle les « migliaia di anni di ripetute uguali esperienze »7. Rien d’étonnant à cela : c’est le principe même de l’arcaico que de maintenir, de faire perdurer des expériences, des pratiques issues d’un passé lointain. Les habitants d’Italie du Sud, ceux qui les pratiquent, sont donc finalement les héritiers de ceux qui contribuèrent à faire ancrer certaines pratiques dans la coutume, mais également leur réincarnation la plus vivante : 1 Ibid., p. 20. Citons à titre d‟exemple de cette gravitas toute latine, ou du moins antique, qui habite les hommes du Mezzogiorno cette belle formule d‟Alberto Savinio : « Qui […] l‟uomo sta dentro le cose, gravemente. E non c‟è danza nel suo passo » (Diario calabrese, op. cit., p. 51). Nous trouvons d‟ailleurs ici une autre expression du lien profond, presque chamanique, qui lie les hommes à la terre, qui les rend partie intégrante de leur environnement, signe avant-coureur de la révélation aux auteurs de la fascinante cohérence qui se déploie dans toute l‟Italie du Sud. 3 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 174 et p. 175. 4 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 18. Les termes employés par Savinio ne sont tendancieux qu‟en apparence. Ils ne contribuent qu‟à implanter davantage l‟esprit ironique qui plane sur une bonne partie du récit de l‟auteur, en parodiant le genre du récit de voyage. Pour lui Capri n‟est en rien un territoire exotique, dont les habitants seraient des hommes vivants à l‟état sauvage. La vie capriote, celle des « capresi di nascita o di fatalità », est surtout empreinte d‟un profond mystère, auquel fait pendant celui du paysage (pour mémoire, rappelons que les montagnes sont comparés à de « gravi ed immobili tragedi »). Capri est avant tout « [una] rupe oscura, sospesa sull‟oscuro mare » (p. 33) où la vie quotidienne regorge de symboles à décrypter. 5 PAVESE/DE MARTINO/ANGELINI (dir.), La collana viola. Lettere 1945-1950, Turin, Bollati Boringhieri, 1991, p. 24. 6 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 94. 7 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 120. 2 98 Parlavo con i contadini, e ne guardavo i visi, e le forme : piccoli, neri, con le teste rotonde, i grandi occhi e le labbra sottili, nel loro aspetto arcaico essi non avevano nulla dei romani, né dei greci, né degli etruschi, né dei normanni, né degli altri popoli conquistatori passati sulla loro terra, ma mi ricordavano le figure italiche antichissime.1 La civilisation paysanne n’est pas seulement reconnue par les auteurs : elle est également approfondie fouillée comme pourrait l’être l’un de ces vestiges anciens qui réussit le tour de force de rendre le passé réel sans quitter le monde présent. Cette double actualité met en lumière de façon exceptionnelle un monde qui l’est tout autant. La civilisation rurale est loin d’être une sorte de culture folklorique ou artificielle. Le poids de l’histoire mais aussi la gravité, la sévérité de son abord extérieur rendent palpable pour les auteurs sa puissance ainsi que le secret qu’elle renferme. Des siècles d’histoire sont réactualisés de façon presque étourdissante pour les auteurs ; le monde rural, quand il est comparé avec l’Italie antique, prend un rôle fondateur dans l’histoire de la civilisation italienne : le Sud fut un espace fondateur, au même titre que la Rome légendaire de Rémus et Romulus. La civilisation rurale du XXe siècle rappelle ceux qui habitèrent les premiers la péninsule. Cet héritage suffit à préciser la nature du monde rural méridional : son fonctionnement a beau être radicalement différent de celui d’Italie du Nord, son appartenance à la nation italienne est indiscutable puisqu’il fut présent, dans sa singularité, dès ses origines antiques. Pourtant, cette appartenance n’est pas si évidente quand les auteurs septentrionaux se rendent dans le Sud : toute la civilisation méridionale peut être considérée comme unie, malgré d’inévitables nuances, mais comment est-il alors possible que ce monde paraisse à ce point en marge de la modernité qui s’est étendue au reste de l’Italie dans les années qui suivirent l’Unité ? Quelle place occupe exactement l’État dans le Mezzogiorno ? Quels rapports ces deux mondes entretiennent-ils entre eux ? Autant de questions auxquelles nous aller tâcher d’apporter une réponse. NORD ET SUD : DE COMPLEXES REFLETS Présente dans toute l’Italie méridionale, la civilisation paysanne, héritière des premiers peuples ayant vécu dans le sud de la péninsule au moment de l’Antiquité, est bien la forme d’expression la plus représentative du modus vivendi si particulier qui n’a eu de cesse que d’étonner les auteurs au moment de leur voyage. Le monde rural, fermé, pauvre, attaché à sa terre, traditionnel, ne saurait mieux représenter ce territoire où l’espace déroute l’esprit en permanence, où le cours du temps dessine sans cesse des courbes, à la manière d’un vaste labyrinthe. L’univers des paysans et des berges est à la fois une incarnation du passé et l’expression, au présent, d’une parfaite intégration à l’environnement immédiat ; les maisons sardes de Carlo Levi, assimilées à des troupeaux illustrent ce lien solide qui lie l’espace et les hommes qui s’y trouvent. Malgré les commentaires de Gramsci, qui voit dans ce monde rural un univers 1 Ibid., p. 123. Levi n‟est d‟ailleurs pas le seul écrivain à qui la vie rurale du Mezzogiorno inspire des rapprochements. Pour Alberto Savinio : « In queste case dalle facce rugose e sbiadite alloggiano ancora i fantasmi degli antichissimi abitatori dell‟isola, di quegli elleni Teleboi che su queste dune, tra questi scogli, fecero loro prima tappa nella conquista della Campania » (Capri, op. cit., p. 26). 99 sans grande cohérence, nous pouvons tout de même trouver les prémices de l’étonnante cohésion qui permettra aux infinies nuances du monde méridional de se déployer dans un cadre unificateur. Mais le monde rural n’est évidemment pas seul dans le Mezzogiorno : il est seulement plus lointain, plus discret, se repère moins immédiatement, perdu et presque fondu dans un espace vertigineusement grand. La situation est paradoxale, vu l’intérêt que portent les auteurs à ce style de vie, à cette histoire, à cette culture. Mais la simplicité, la tendance qu’a le monde paysan à se dissimuler n’explique pas tout. En effet, le monde rural n’est pas seul. Il cohabite avec une autre culture, tout aussi enracinée dans l’environnement méridional : le monde urbain, industriel, moderne. Elle semble d’ailleurs s’imposer plus nettement, puisqu’a fortiori elle est celle dont les auteurs d’Italie sont plus proches. La part de modernité présente dans le Sud prolonge les repères des auteurs, elle les empêche de se retrouver complètement plongés dans l’inconnu, encore qu’ils devront lui tourner tout à fait le dos afin de pouvoir considérer le monde rural en soi, et non pas par simple comparaison avec ce Nord méridionalisé. La juxtaposition finira par se résoudre avec une orientation spécifique de l’attention des auteurs sur la culture méridionale ; avant cela, nous notons combien la civilisation urbaine n’entretient pas avec le Sud un simple rôle d’exact inverse. La différence radicale, la confrontation n’empêche pas de donner un rôle au monde moderne représenté dans le Sud. « Si può precisare l’indole di una regione per contrasto »1, écrit justement Guido Piovene. C’est-à-dire que la modernité n’occulte pas complètement cet arcaico méridional, présent même dans des villes comme Naples, ancienne capitale de la royauté bourbonienne, mais également l’une des plus importantes villes d’Italie. Les deux réalités coexistent, elles se présentent même simultanément. Et de façon plus surprenante, la modernité apporte un éclairage intéressant sur cet univers hermétique. Les auteurs, issus du monde urbain, peuvent ainsi aborder leur connaissance du monde méridional depuis un observatoire privilégié. À titre d’exemple, le même Guido Piovene estime qu’une arrivée en Sardaigne par avion, c’est-à-dire en utilisant un moyen de transport on ne peut plus moderne, est il modo migliore per sentire lo distacco e prendere con la Sardegna quel brusco contatto intuitivo che intona poi tutto il resto del viaggio e che vale più di una somma d‟osservazioni ragionate.2 Un premier éclairage est offert par une certaine hauteur de vue. La modernité met au service des auteurs un ensemble de médiations des plus utiles ; le « contrasto di civiltà »3 ne se résout pas par une opposition stérile ; on doit plutôt y trouver la trace d’une relation de fait, même si elle n’est pas sans ambiguïté, comme nous serons amenés à le découvrir. En revanche, le monde moderne s’impose comme une sorte d’ultime frontière avant l’inconnu. Toute trace de monde urbain, ou de produit de cette civilisation industrielle sert de passerelle pour le sujet. De loin en loin, l’impression de familiarité se prolonge, jusqu’au moment où s’ouvre des perspectives plus obscures. Le chemin n’est alors plus balisé 1 PIOVENE, op. cit., p. 695. Ibid., p. 701. 3 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 93. 2 100 et le sujet doit accepter de plonger dans l’univers archaïque de la ruralité méridionale. Le meilleur représentant de ce phénomène est Giuseppe Ungaretti. Au début de l’un des chapitres du Viaggio nel Mezzogiorno figure ce passage : Una giornata d‟un azzurro favoloso. Non so se sia riuscito a farvi sentire [...] come la Lucania si svolga per successione serpeggiante di valli, e come, per sentirne, lievito a noi, la grande solitudine, basti un treno che sparisca dietro un monte. Quel treno sembrava così estraneo ai luoghi, e così umani, il suo grido e il suo fumo... L‟immagine del treno m‟è rimasta impressa come un‟ossessione... Come il fumo bianchiccio d‟un treno scomparso di colossi – appena passati, dopo Salerno i giardini d‟aranci e mandarini di Ponte Cagnano vediamo dietro il massiccio degli Alburni, arrotolarsi un nuvolame beminiano sul quale un pittore di fantasia potrebbe mettere a sedere il Giudice, finalmente sulla strada di Giosofat.1 Nous retrouvons l’inspiration picturale à laquelle les auteurs semble répondre dès qu’ils ont posé pied dans le Sud. Ungaretti ne manque pas d’exprimer les images qui lui viennent à l’esprit : la fumée blanche de la cheminée du train se mélange avec les montagnes pour former un tableau empreint de l’esprit biblique. C’est l’une des rares fois où nous voyons les deux univers se rejoindre : la modernité représentée par le transport ferroviaire devient un médiateur vers un tableau sacré, ancien. C’est dans ce type de rapport que nous pouvons trouver de la plus belle des manières le lien si spécial qui lie la modernité et l’archaïsme. Car c’est bien la disparition de la modernité qui remet Ungaretti au centre d’un monde inconnu, tandis que la cohabitation des deux univers fait naître des images, stimule l’imagination des auteurs. Il est d’ailleurs assez intéressant de voir que c’est le chemin de fer qui sert de frontière mobile : ce moyen de communication fut l’une des toutes premières traces de la modernité dans le Mezzogiorno. Le train traverse l’espace pour en faire un territoire de connaissance, il est comme une percée lumineuse dans un environnement obscur2. Mais cette frontière métallique du chemin de fer exclut également les espaces qu’il traverse, comme s’il les écartait. Nous retrouvons la thématique de la frontière dans toute son ambivalence. Le Sud n’est pas seulement une périphérie géographique, mais aussi une sorte de satellite, non pas de la modernité mais de l’Italie politique. 1 UNGARETTI, op. cit., p. 27. Notons qu‟outre Ungaretti, Savinio se sert du train pour descendre en Calabre. Son wagon-salon lui sert d‟observatoire, les fenêtres sont ouvertes sur la réalité du monde méridional, surtout dans ce qu‟elle a de plus tragique ; les vitres du wagon se permettent pas une observation objective, mais renvoie le sujet à sa propre estraneità, à sa différence fondamentale (rappelons le malaise profond qui le saisit une fois confronté à la misère des hommes et des femmes qui se pressent sur le quai de la gare : « Io mi vergogno di questa vettura che ci aspetta », in Diario calabrese, op. cit., p. 23). Les voies de chemin de fer sont donc bien comme des enclaves de modernité dans un espace encore dominé par la civilisation arcaica, des frontières ténues, encerclées par un monde où la modernité n‟existe parfois pas. C‟est ce qui ressort également de l‟incipit de Cristo si è fermato a Eboli : « Cristo si è davvero fermato a Eboli, dove la strada e il treno abbandonano la costa di Salerno e il mare, e si addentrano nella desolate terre di Lucania » (op. cit., p. 3). Le chemin de fer est le symbole de cette nouvelle façon de voyager dans le Sud, il est l‟emblème de cette rapidité qui force le voyageur à traverser superficiellement l‟espace, il en exprime toute l‟objectivité, toute la distance, tout le détachement, mais il sert aussi à tracer une frontière profonde. Les rails peuvent passer partout mais ils tiennent l‟espace à distance respectueuse. Les auteurs devront sortir de ce chemin balisé : le voyage au Sud ne doit plus être un parcours superficiel à marche forcée mais un approfondissement, non plus une traversée, mais une exploration. 2 101 Le monde rural, la civilisation paysanne est un monde en marge. Mais son éloignement n’est pas le fruit d’une volonté délibérée de se mettre à l’écart pour résister au développement et à la modernité 1. L’arcaico s’acquitte très bien de ses transformations puisqu’il est capable, nous l’avons vu, de s’intégrer à la modernité, voire de se renforcer sous son impulsion : son mystère n’en apparaît que plus grand par contraste. Or, si la modernité occulte partiellement le monde rural, ne parvenant pas entièrement être en accord, c’est bien qu’elle a eu aussi une action, consciente ou non, qui a eu tendance à évincer, à étouffer la civilisation rurale. Comme l’écrit Cassano, le Sud qui se présente aux auteurs est « [l’]effetto di una lunga emarginazione dalla grande storia »2. Nous comprenons donc la surprise que fut la découverte du Sud pour nos auteurs : ils se sont non seulement retrouvés dans une sorte de périphérie géographique, plus méditerranéenne que continentale, mais également dans une sorte d’angle mort de la politique italienne depuis le moment du Risorgimento. La question de la place de la civilisation rurale dans le monde méridional glisse donc progressivement vers celle de la place de tout le Mezzogiorno dans l’histoire de l’Italie unifiée, s’ajoutant à celle du rôle de l’État dans tout le sud de la péninsule. Depuis que le territoire de l’ancien Royaume de Naples a été agrégé à celui du Royaume d’Italie et au pouvoir des gouvernements de la maison de Savoie, le Mezzogiorno a donc perdu son autonomie pour devenir une sorte de spectateur passif de son histoire. L’acquisition de cette passivité n’a d’ailleurs pu qu’être accélérée par le fonctionnement de la civilisation rurale dont le mode de vie est l’exact inverse de celui du Nord. Comment concilier deux visions de l’Histoire, l’une (au Nord) qui s’exprime à travers la modernité, la recherche du progrès, et l’autre (au Sud), où tout se répète, où le passé s’additionne au présent plutôt que de disparaître sous son impulsion ? Que peut-il ressortir de cette opposition entre, selon la formule d’Italo Calvino, « [il] mondo che vive fuori della storia di fronte al mondo che vive nella storia »3 ? Les réponses apportées nous éclairent sur la difficulté de cet objectif de conciliation ; celle de Carlo Levi est tout à fait claire, sans aucune illusion. « Queste due civiltà non [possono] avere nessun rapporto se non miracoloso », écrit-il après déjà plusieurs mois d’expérience au village de Gagliano4. Et les quelques exemples historiques analysés ne peuvent qu’en apporter la confirmation : les deux mondes ont cohabité, ont vécu la même histoire, mais de façon strictement parallèle, sans jamais se confondre ni même se croiser. Un exemple particulièrement parlant est celui du Risorgimento, le point de départ de l’Italie unifiée, qui aurait normalement dû rassembler toutes les régions autour de l’idéal unificateur du Piémont et de ses alliés, accueillant et assimilant les régions issues de l’implosion de la monarchie bourbonienne. 1 « Siamo diversi » explique Vincenzo, protagoniste d‟une nouvelle de Danilo Dolci (op. cit., p. 27). Il ne s‟agit pourtant pas de la revendication agressive d‟une altérité, mais plutôt une constatation empreinte d‟amertume, l‟expression fataliste d‟une différence de fait. Ce témoignage, venant d‟une des innombrables « voix du Sud » est d‟autant plus frappant qu‟il semble indiquer une forme d‟acceptation passive et résignée de la situation. Le narrateur semble prendre acte de la non-appartenance du Sud au reste de la Nation italienne. 2 Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. IX. 3 In Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. X. Précisons d‟ailleurs ici que la civilisation rurale est tout à fait prête à accepter la modernité pour pouvoir continuer à exister ; il n‟y a pas de réaction hostile, mais une acceptation teintée toutefois de méfiance. Dans ce même ouvrage, la seule voiture du village (bon exemple de fruit de la civilisation industrielle) a été achetée comme « reale necessità pubblica » (p. 71). L‟opposition vient avant tout de l‟incompréhension du Nord (et de ses représentants dans le Sud, détenteurs de l‟autorité) avec la population locale qu‟elle méprise. 4 Ibid., p. 72. 102 Mais c’est pourtant dans l’héritage de cette époque historique majeure dans la construction de l’identité italienne dans son intégralité que se situe le premier point d’achoppement entre le Mezzogiorno et le reste du pays. Le Sud a été au mieux le théâtre d’affrontements historiques déterminants mais en qualité de spectateur, et non pas d’acteur à part entière. Savinio le précise au cours de son séjour capriote : Le lapidi dedicate a Vittorio Emanuele II e a re Umberto, richiamano al mio spirito bisognoso di consolazioni la grazia casareccia dell‟Italia risorgimentistica. Quanto al marmo consacrato alla memoria del dottor Gennaro Felice Arcucci, martire cittadino, esso mi fece giubilare all‟idea che il borbonico piede non calpesta più le delicate membra della Due Sicilie. [...] Sembra incredibile ! [...] questa Isola Beatorum, questo Eden galleggiante ha potuto ispirare propositi guerreschi ai veri Fenici prima, poi ai « Fenici del Nord ». Infatti, il 10 maggio 1806, sbarcarono a Capri gli inglesi, che volevano fare di questa isola una specie di piccola Gibilterra levata contro Napoli. Ma divenuto re di Napoli Gioacchino Murat, questi nel 1808 assalì i « Fenici del Nord » e costrinse sir Hudson Lowe, loro comandante [...], a consegnare l‟isola al generale Thomas.1 Le petit précis historique d’Alberto Savinio, avec son ironie coutumière, indique bien ce que fut la destinée de Capri, celle d’être un lieu de convoitise pour les grandes puissances de l’Histoire, un simple endroit stratégique passé de main en main, tout en restant une Isola Beatorum. L’utile et l’agréable. Capri illustre très bien cette double qualité que Giuseppe Ungaretti trouvait également dans une ville de Campanie comme Velia : « Terra d’asilo, e terra da preda ! »2. L’Histoire a glissé sur la terre capriote mais n’y a pour ainsi dire pas laissé de traces, si ce n’est les quelques plaques commémoratives rappelant le Risorgimento. Les événements du passé n’existent plus qu’à l’état de mémoire ; à ceci près que cette mémoire est statique, froide, à l’images de stèles où sont gravées les diverses dates et noms dont l’influence a été capitale dans l’histoire politique de l’Italie. Cette mémoire est bien l’exact inverse de ce qu’implique l’arcaico : le passé ne vit plus, il ne s’incarne pas dans l’espace sauf par l’intermédiaire de signes comme les statues ou les stèles. Mais ces dernières donnent avant tout une impression d’artificialité. Savinio écrit dans la continuité de l’extrait précédent : Nel 1860, dimettendo il suo passato di piazza fortificata, Capri, inerme e fiorita, si lasciò stringere nelle braccia del nuovo Regno d‟Italia. 1 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 34-35. UNGARETTI, op. cit., p. 20. Précisons que ce double aspect remonte à une époque encore plus lointaine que les événements du XIXe siècle naissant évoqués par Savinio à Capri : la ville de Velia avec « quelle torri mozze di vedetta fatte alzare da Carlo V » évoquent un passé autrement plus lointain. Encore que Savinio semble vouloir dire que les invasions extérieures remontent à l‟Antiquité la plus éloignée, que toute l‟Histoire de Capri, comme celle du Mezzogiorno, a été le théâtre d‟affrontements entre différentes grandes puissances dont quelques traces peuvent encore subsister dans l‟environnement global des endroits concernés. Remarquons d‟ailleurs que Savinio fait un rapprochement assez intéressant entre les premiers attaquants de l‟île, les Phéniciens, avec ceux qui les imitèrent, des siècles plus tard, les Anglais. Savinio mêle sciemment les deux époques, les met en écho l‟une de l‟autre, selon le fonctionnement de l‟arcaico. L‟effet produit par cette espèce d‟anachronisme est plutôt saisissant : l‟Histoire donne l‟impression de se répéter en permanence, annonçant déjà la nature tragique de l‟histoire méridionale, passée et présente. 2 103 Questo breve “excursus” storico improvvisato in mezzo alla piazza di Capri m‟incoraggiò a cercare tra gli storici cimeli della piazza medesima, alcuna cosa che ricordi Garibaldi, Mazzini, Cavour. Invano. La memoria del Generale, del Ministro e del Repubblicano, non alligna in terra caprese.1 Le Risorgimento est à ce titre un souvenir lointain ; il n’est ni réactualisé en permanence, ni fondu de manière harmonieuse dans l’environnement. Son incarnation se fait à travers des signes objectifs, extérieurs, ajoutés visiblement à l’espace. Savinio aura d’ailleurs l’occasion de prolonger ce raisonnement lors de son voyage calabrais, dépassant de loin ces analyses capriotes : Reggio Calabria. Esco dalla stazione e avanzo in una piazza quadrilatera. [...] Cerco la lapide. È piazza Garibaldi. Me l‟aspettavo. Una delle tante piazze Garibaldi. In ogni città italiana una piazza o una via è dedicata a Garibaldi, una piazza o una via è dedicata a Cavour, una piazza o una via è dedicata a Vittorio Emanuele. Nominazioni senza carattere. [...] L‟Italia è un tappeto di ricordi. È male uccidere un ricordo. Ciascuna di queste vie o piazze Cavour, di queste vie o piazze Vittorio Emanuele, di queste vie o piazze Garibaldi ha ucciso una via-ricordo, una piazza-ricordo. In questo, e non solo in questo, il Risorgimento ha istupidito l‟Italia.2 L’État moderne a différents visages dans le Sud. Au mieux, il demeure à l’état de simple souvenir objectif, neutre, sans aucun « caractère », pour reprendre l’expression de Savinio. L’indifférence qui l’entoure montre son incapacité à se fondre dans l’environnement, à l’habiter, à lui adjoindre une dimension supplémentaire. Dans le même temps, il montre une forme d’éloignement de l’État moderne dans tout l’environnement méridional. Le roi Victor Emmanuel, Cavour, Garibaldi, personnages pourtant emblématiques de l’histoire de l’Italie moderne, co-fondateurs de l’État italien moderne, n’existent plus qu’à l’état de souvenirs emblématiques lointains. Nous trouvons sous la plume acerbe de Savinio une constatation flagrante de « [la] spesso astronomica lontanaza dello Stato »3. La pierre des statues et des stèles n’a pas été façonnée comme pouvait l’être la statue qui ornait la façade de la petit maison sarde chez Carlo Levi4 ; elle s’est implantée monolithiquement dans l’espace, sans prendre la peine de chercher à y être intégrée d’une façon ou d’une autre, à être rapprochée de la civilisation paysanne dissimulée dans l’espace. Dans l’absolu, c’est tout le Mezzogiorno qui semble considérer l’État comme un personnage lointain, désincarné. « Il senso dello Stato stentò a giungere tra questi monti » explique Piovene à propos de la Sardaigne intérieure5. Avant de définir exactement la place de l’État en Italie du Sud, nous pouvons conclure que l’éloignement de l’État n’est pas contradictoire avec sa présence de fait dans le sud de la péninsule italienne. Mais cette présence n’a toutefois pas empêché 1 SAVINIO, Capri., p. 36. SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 35. 3 PIOVENE, op. cit., p. 684. 4 La statue de Garibaldi de Reggio Calabria, décrite par Savinio possède toutefois une particularité : son apparence ne correspond pas exactement à l‟image mémorielle de Garibaldi. Le visage du Garibaldi calabrais fait plutôt partie de ces « facce che mettono a nudo la loro realtà sottocutanea » (Diario calabrese, op. cit., p. 37). En réalité, ce visage a été restauré, car il a été victime de l‟explosion d‟une grenade pendant la Deuxième Guerre Mondiale. L‟opération a un effet assez incongru : elle révèle dans ce visage « il più vero e profondo naturale ». Tout comme la statue sarde de Levi, c‟est la véritable nature de Garibaldi qui est ici révélée ; nous ne sommes finalement pas si loin que ça de la manifestation de l‟arcaico. 5 PIOVENE, op. cit., p. 728. 2 104 l’émergence d’une incompréhension : les rapports entre l’État et ses administrés méridionaux sont avant tout des rapports faussés. L’histoire qui unit l’État avec le Mezzogiorno est une histoire qui s’est avant tout écrite en creux ; ce sont avant tous des rendez-vous manqués qui ont ponctué cette histoire depuis l’unification de la péninsule italienne jusqu’au moment des voyages de nos auteurs. La civilisation rurale semble être une zone où cette entité ne parvient pas à se rendre complètement : les représentants de l’État sont bien présents mais l’entité qu’ils représentent a perdu en cours de route sa cohérence, sa réalité : l’État italien n’est plus qu’un nom, il n’a plus aucun visage si ce n’est celui des différents représentants du pouvoir. Autrefois les Bourbons, puis la monarchie unitaire, puis le fascisme, et enfin la République après la guerre. L’État est absent, ce que tous les auteurs n’ont de cesse de répéter : « Da Roma non arriva nulla. Non era mai arrivato nulla, se non l’ « U.E. » e i discorsi della radio » écrit Carlo Levi à propos de son exil en Lucanie1. L’État est abstrait, de la même manière que ses représentants locaux sont disqualifiés auprès de la population. Le portrait que Levi fait de Don Luigino, le podestat de Gagliano est à ce titre très éloquent : il incarne le fascisme dans toute son arrogance, contraignant la population à écouter passivement les discours de propagande lors de grands rassemblements sur la place du village, dirigeant le village de manière bornée, si ce n’est hystérique. Cette incarnation de l’autorité paraît rapidement absolument incompatible avec la simplicité du mode de vie des paysans, leur rapport à la politique étant autrement plus collégiale. « Niente politica […] ; la nostra politica è il bicchiere », déclarent les amis sardes de Carlo Levi2. Comment une expression exacerbée de l’autorité pourrait-elle donc s’accorder avec ce mode vie ? Nous voyons bien que l’incompréhension qui fausse la relation de l’État avec la population méridionale confine au malaise. Comme nous venons de le voir brièvement, l’État n’est pas une entité désincarnée, absente. Bien au contraire, elle fait plutôt figure d’autorité aveugle exercée sans discernement sur un environnement peu habitué à de telles expressions du pouvoir. Comme des « forze vive e popolari » peuvent-elles s’acclimater avec une « storia borghese ad ess[e] contraria e negativa »3 ? Comme le Sud peut-il garder toute son intégrité alors qu’il est confronté au « potere centripeto di un Dio »4 ? La situation se complique : l’autorité de l’État donne l’impression d’étouffer le Mezzogiorno, de le tenir à l’écart de sa marche vers le progrès, vers la modernité. Le Sud semble symboliser l’inverse de 1 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 115. Plus précisément, l‟État et ses représentants peuvent être disqualifiés dans la représentation qu‟en font les auteurs, mais ils peuvent également donner l‟impression de n‟exister qu‟en qualité de mirages, d‟apparitions fugitives, évanouies dès qu‟elles se sont manifestées. Dans une nouvelle de Danilo Dolci, décrivant la misère des chiffonniers, des « cenciaioli », le narrateur, Ignazio, raconte de la façon suivante l‟apparition de l‟un de ces mirages : « Sono venute delle autorità a guardare, e se ne sono andate via » (op. cit., p.161). L‟État est extérieur, étranger, se bornant à traverser superficiellement le territoire méridional : il incarne finalement l‟écueil que les auteurs-voyageurs doivent à tout prix éviter s‟ils entendent connaître le Sud en profondeur. Leur expérience n‟en devient donc que plus exemplaire : ces écrivains du Nord de l‟Italie doivent rompre avec une sorte de schéma préconçu des rapports Nord/Sud ; ils doivent être voyageurs mais aussi pionniers. 2 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 63. Mais il s‟agit là finalement que d‟une forme locale de politique, basée sur un groupe social particulier, partageant des intérêts communs. Il faut donc préciser que l‟attitude vis-à-vis de problématiques plus générales, plus nationales ne produisent pas le même genre de réaction. Plus l‟échelle considérer est grande, plus les opinions politiques de la population méridionale auront tendance à faire la part belle au « qualunquismo », au désintérêt général, comme le constate Guido Piovene à Naples (op. cit., p. 444). 3 LEVI, Ibid., p. 81. 4 SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 5. 105 l’Histoire : il est avant tout défini par les événements qui ne s’y sont pas produits, par ce qui aurait dû être et non pas ce qui a été. Le Mezzogiorno est donc « una terra ancora in gran parte vergine, piena di energie potenziali che non vennero mai alla luce »1 : le Sud a dû subir une sorte d’involution historique, un mouvement de rempli, causé par les barrières qui lui ont été imposées par des années d’histoire acceptées passivement, sans aucune concertation. Le constat livré par Guido Piovene au moment de l’après-guerre est de ce point de vue dramatique : « Il Mezzogiorno […] giuns[e] alla situazione di oggi attraverso decenni di graduale e quasi fatale declino »2. Nous comprenons alors les raisons qui poussaient Antonio Gramsci à écrire : « [Il Mezzogiorno] era una parte del […] territorio che veniva a essere escluso dalla formazione politica dell’identità nazionale »3, à propos de l’Unité italienne. Gramsci avait avant tout à l’esprit les « esigue e fragili basi di consenso »4 sur lesquelles l’Italie unifiée avait vu le jour. L’État et la population méridionale sont loin d’être en symbiose : il est tout à fait légitime de parler d’un « rapporto di profonda sfiducia »5, dont les auteurs se font les principaux relais. « Per i contadini, lo Stato è più lontano dal cielo, e più maligno, perché sta sempre dall’altra parte », estime Carlo Levi. On parle bien de Rome comme d’une « altra civiltà »6. La méfiance de la civilisation paysannes vis-à-vis de l’État et de ses représentants montre bien tout le malaise sur lequel cette relation est fondée. Nous pouvons donc en conclure que l’indifférence de l’État n’est pas sans conséquences. En effet, l’éloignement des sphères du pouvoir correspond moins à une indifférence totale qu’à une erreur d’appréciation dans la manière de considérer le Mezzogiorno. L’incompréhension prend alors un tour plus dramatique, génère des tensions au sein du sud de la péninsule. Il s’agit avant tout de « rapporti di forza », souligne Antonio Gramsci7. Le Sud devient le théâtre d’affrontements de forces opposées les unes aux autres : celles de l’État et celles de la civilisation rurale en sont le meilleur exemple, encore qu’elles ne soient pas les seules à habiter l’environnement méridional. Ce sont aussi ces tensions qui permettent de définir avec encore plus d’exactitude la situation exacte du Mezzogiorno tel que les auteurs du Nord le découvrent. Avec quelles conséquences ? POUVOIRS, TENSIONS, CONFLITS La situation humaine et politique du Mezzogiorno n’est en rien uniforme, homogène ; la civilisation paysanne, largement implantée dans le territoire, ancrée dans l’espace, faisant véritablement corps avec lui, doit composer avec une présence étrangère, représentée par la présence de l’État, recouvrant des valeurs telles que la modernité, la vitesse, le développement ou encore le progrès. Autant dire que cette 1 PIOVENE, op. cit., p. 697. Ibid., p. 446. 3 Antonio Gramsci, op. cit., p. 14. 4 Piero Bevilacqua, op. cit., p. 63. 5 Ibid., p. 68. 6 Ibid., p. 119. 7 Antonio Gramsci, op. cit., p. 11. 2 106 présence (qui finalement s’avère avant tout être une altérité, faisant progressivement contrepoids à la seule civilisation rurale) confronte la vie paysanne avec un système de valeurs complet dont l’influence se fait sentir de manière particulièrement active. Comme nous l’avons dit plus haut, la rencontre de ces deux éléments ne peut que susciter, à l’échelle humaine, celle de la population, que des effets très contrastés. Elle semble même produire l’exact inverse des impressions causées par le paysage devant lesquels les auteurs septentrionaux se trouvaient confrontés. Là où s’ouvraient des espaces infinis, uniformes, comme dans la Lucanie de Carlo Levi, la réalité sociale qui se fait jour au fur et à mesure apparaît intensément agitée, basée sur des tensions en permanence réactualisées au cours de l’histoire de l’Italie du Sud. Cette agitation n’est finalement pas très éloignée de la vie organique assez intense qui habite l’espace méridional1. Nous voyons encore une fois que l’échelle, la hauteur de vue adoptée dans la perception de n’importe quelle réalité est déterminante dans un territoire semblable au Mezzogiorno : un coup d’œil superficiel laisse supposer une sorte de mise à distance de la civilisation rurale et de l’État, une sorte de répartition de l’espace plus ou moins raisonnée, tandis qu’une analyse à peine plus approfondie laisse en revanche penser que cette complémentarité cache en réalité une immense complexité. La civilisation paysanne et l’État entretiennent en effet un rapport en porte-à-faux. Alors qu’ils semblent de prime abord se tenir à distance respectueuse l’un de l’autre, le rapport qui les lie semble être avant tout basé sur une très forte tension, une sorte de processus dialectique dont la force ne peut que frapper les auteurs. Qui plus est, il semble que ces tensions ne soient pas non plus homogènes : un bref parcours de l’histoire de l’État dans le Mezzogiorno, en partie relayée par nos auteurs (axées notamment sur la période du Risorgimento, l’une des plus emblématique sur le plan politique), montre que la civilisation paysanne est désavantagée, étant plus faible que la force toute-puissance de l’État, à plus forte raison au moment de la dictature autoritaire fasciste. Les paysans rencontrés dans Cristo si è fermato a Eboli semblent faire, en conséquence, preuve d’une sorte de passivité, acceptant, résignés, la situation actuelle telle qu’elle leur est imposée. L’Histoire et l’État ont peut-être glissé sur le Mezzogiorno mais ce sont surtout les paysans (et à travers eux, toute la région méridionale, dont ils sont l’une des incarnations humaines les plus éloquentes) qui ont glissé sur les métamorphoses politiques et les différents événements historiques, comme nous serons amenés à le découvrir. 1 Rappelons pour mémoire cette description signée Curzio Malaparte : « Ora dal cielo sconvolto franano montagne di nuvole, piombano sulla pianura allagata, sollevando immensi spruzzi d‟acqua fangosa. La furia lampeggiante dello scirocco si rompe con un rombo di marosi contro il colonnato dei templi di Poseidone, di Cerere, della Basilica. Profondi gorghi purpurei si spalancano sui monti, una luce sulfurea ne trabocca, il cielo si lacera all‟improvviso con un aspro crepitio di tela strappata, una luna turgida dei sangue giallo rotola fumigando e stridendo attraverso le macchie di rovi e di ginestre, le colonne, le onde bianche di schiuma » (op. cit., p. 29). L‟extrême mobilité des éléments naturels entrent en une violente confrontation avec l‟immobilité millénaire des colonnes des temples antiques ; la Nature produit l‟une de ces innombrables oppositions en vigueur dans l‟univers méridional, incarnant d‟une manière tout à fait frappante l‟espèce de maelstrom qui innerve aussi les régions souterraines. Concernant ce dernier aspect, nous renvoyons à la description que fait Ungaretti de Pugliano et de sa végétation : « Via via che avanziamo nella salita, la vegetazione si fa serrata. Non sembrano piante attaccate alla terra ; le direste, tanta è la violenza dell‟umore che sale loro nelle fibre, sul punto di volare. Sono albicocchi ancora spogli di foglie, e in fiore ; fiori fittissimi che sembrano un immenso velo indiano posato sui rami. Fra gli albicocchi, a volte, un fico, nudo, come un polipo di caucciù, con i tentacoli che cercano invano una libertà » (op. cit., p. 46). Les forces naturelles sont âpres, parfois violentes ; comme l‟écrit Carlo Levi : « C‟era un‟altra vita, piena di un‟oscura potenza impenetrabile » (Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 60). Ainsi, leur récurrence dans ces récits leur donne un rôle de contrepoint, de fond de décor en harmonie avec les tensions humaines, sociales, politiques qui se déroulent dans l‟espace méridional. 107 Les rapports de force semblent donc être l’une des composantes inévitables de la réalité méridionale. Au sein d’un espace varié, à la fois continental et insulaire, l’émergence de tels phénomènes n’est pourtant pas foncièrement étonnant. La violence qui définissait l’espace dans les descriptions des voyageurs septentrionaux finit, par le biais d’une sorte de fatalité, par avoir une résonnance dans les rapports conflictuels qui opposent différents aspects de cette réalité hors du commun. La tension, l’opposition ne peut avoir lieu sans cette forte sensation de violence : rien ne semble pouvoir empêcher ces rencontres frontales, dont les expressions sont presque infinies. Tout, dans le Mezzogiorno, est susceptible de conduire à une manifestation exacerbée. L’un des exemples les plus parlants se situe dans la relation entre hommes et femmes. Alberto Savinio, dans la section Dove le donne sono di più ma non si vedono che uomini du Diario calabrese, attire notre attention sur ce sujet précis, tâchant dans ce court texte de donner un aperçu de la répartition de l’espace entre les hommes et les femmes. En voici un extrait : Entro nella sala da pranzo di un albergo. Alle tavole, uomini e soltanto uomini. Uomini soli. Chini sul piatto [...]. Nell‟ingresso dell‟albergo avevo visto un cartello, nel quale la Tal dei Tali, sarta di Torino, annunciava alle signore di Cotrone che esponeva i suoi modelli. Non ho dubbi perciò sull‟identità della magnifica ragazza di chiome e passo artemidei, che entra sveltamente nella sala da pranzo dell‟albergo [...]. Assisto allora a un fenomeno di astronomia in atto. Vengo a trovarmi dentro un planetario umano. Gli uomini cupi e solitari si voltano d‟un movimento solo. Attratti dalla luce. E così rimangono. Neri pianeti intorno a un sole – una sola. Ecco come nascono i sistemi solari.1 L’exemple pris par Savinio sert avant tout de révélateur de la présence lumineuse de la femme, même s’il s’agit ici d’une femme venue du Nord. Sa seule présence met en évidence sa singularité, surtout lorsqu’elle est confrontée au silence des hommes formant une fois encore un groupe indifférencié. S’il y a une confrontation, c’est bien entre l’uniformité et la singularité, renforcée ici par des couples antithétiques tels que la passivité et l’activité, ou bien encore l’obscurité et la lumière. Ce portrait de femme est en fin de compte assez emblématique d’une différence fondamentale dans les comportements, mais ne suffit pas à rendre compte exhaustivement de la réalité de ces rapports. Ce qui était pris dans l’absolu avec cette description se trouve ainsi complété par une autre réflexion de Savinio, axée sur un paradoxe : comment la « notevole presenza femminile »2, sur un plan démographique, peut-elle être à ce point contrebalancée par une absence de visibilité dans le cadre social ? « Uomini, uomini, uomini », ne 1 SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 46-47. Il est à noter que Savinio, durant son voyage capriote, avait été sensible au partage de l‟île en deux caractères bien différenciés, l‟un féminin et l‟autre masculin, viril : « Solo quaggiù Capri è donna. Per tutto altrove, e massime nella inviolabile cinta di bronzo che la circonda, Capri serba intatto il suo carattere rude,maschio, guerresco » (Capri, op. cit., p. 30). 2 SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 47. 108 cesse de marteler Savinio au cours de son interrogation1. Mais une réponse finit cependant par être apportée : « Donne ci sono. Sono più numerose degli uomini. Ma vivono separate dagli uomini. Almeno nella vita pubblica »2. La vie féminine est avant tout une vie de groupe, dont le fonctionnement rappelle des époques lointaines de l’Histoire : l’esprit du gynécée grec, du lieu exclusivement consacré à la présence de la femme n’est pas loin. Savinio a finalement une intuition exacte, par ailleurs confirmée par d’autres auteurs, notamment Carlo Levi au cours de son voyage sarde. Les portails entrouverts de différentes maisons lui permettent de jeter un regard furtif sur « il regno antichissimo delle donne »3 : leur univers semble à lui seul être un monde clos à l’intérieur d’un autre monde clos, achevant de jeter le trouble chez Levi, et prouvant encore une fois la difficulté à dépasser les barrières dressées entre cet univers et les êtres qui lui sont étrangers. Le terme employé n’est donc pas anodin. Il nous confirme l’impression de Savinio : le monde masculin et le monde féminin sont séparés hermétiquement, vivant à distance l’un de l’autre. Mais cette situation conduit à s’interroger nécessairement sur les rapports qui unissent ces deux mondes. Une question revient dans les textes de notre corpus : qui détient exactement le pouvoir, des hommes ou des femmes ? A-t-on affaire à une société matriarcale ou patriarcale ? Levi semble davantage pencher vers la première solution, évoquant le « segreto potere femminile »4 qui transparaît de manière discrète : nous voilà finalement de nouveau en présence d’une certaine forme d’arcaico, incarné par la vie cachée de ces femmes sardes. Mais tout n’est pas aussi simple que la situation sarde. Les rapports entre hommes et femmes peuvent aussi déboucher sur une domination violente de la part des hommes. Danilo Dolci en montre un exemple à travers la nouvelle Nonna Nedda. La situation qui y est décrite est sans appel : « Il padrone è il marito. Il marito è il padrone di tutta la casa e anche della moglie. La moglie rimane solo padrona della biancheria che ha portato »5. Dans cette situation, la femme ne fait que suivre un rôle « tradizionalmente passivo », imposé par « il rigore del costume », selon l’expression d’Ernesto De Martino6. Que le Mezzogiorno puisse reproduire une forme de modèle patriarcal n’est donc finalement pas moins frappant que de voir combien ce seul exemple des relations entre hommes et femmes est révélateur d’une violence extrême qui sera appliquée ensuite à toutes les oppositions que les auteurs du Nord seront amenés à connaître au cours de leur expérience. Que des rapports de force puissent exister dans un territoire aussi diversifié que l’Italie du Sud est compréhensible7. Mais ces oppositions révèlent avant tout une intense forme de violence qui les exacerbe 1 Ibid. Ibid., p. 48. 3 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 37. Rappelons que c‟est dans une de ces maisons, plus précisément chez une dame du nom d‟Efisia, que Carlo Levi éprouve l‟impression singulière d‟être plongé dans une sorte de royaume gouverné par une femme. Efisia possède d‟ailleurs une allure digne d‟une « regina d‟un villaggio miceneo » (p. 45). 4 Ibid., p. 45. 5 DOLCI, op. cit., p. 92. Cfr. aussi cette assimilation de la toute-puissance du mari avec celle de Dieu lui-même : « Uno è Dio, e uno è il marito » (p. 93). 6 DE MARTINO, Sud e magia, Milan, Feltrinelli, 2001, p. 21. 7 « Differenti modi di esistenza stanno l‟uno accanto all‟altro giustapposti » n‟a de cesse de répéter Levi au cours de son expérience sarde (Tutto il miele è finito, op. cit., p. 37). Mais ce qui vaut pour la Sardaigne peut être pris dans l‟absolu pour tout le Mezzogiorno, illustrant en permanence sa « varia realtà ». C‟est d‟ailleurs de la seule juxtaposition d‟éléments opposés que vont naître les différentes 2 109 tous sans exception. L’exemple proposé par les relations entre hommes et femmes montre combien ce rapport peut se radicaliser jusqu’à ce qu’un des deux acteurs du rapport ait une totale domination sur l’autre. Les rapports de force ne s’exercent donc plus sur un plan horizontal mais semblent plutôt s’orienter vers des pressions verticales, où l’un des deux éléments en présence exerce une poussée sur le second, prenant l’aspect d’une féroce domination, ayant pour principal moyen d’expression la violence. L’existence d’un acteur dominateur et d’un agent dominé dans le fonctionnement de ces tensions va donner l’exacte mesure des relations les plus significatives avec lesquelles les auteurs-voyageurs sont mis aux prises au cours de leur voyage : celle qui oppose la civilisation paysanne avec la civilisation moderne, l’État et ses incarnations ou bien encore l’Histoire, selon les différentes échelles qu’il est possible d’adopter à ce sujet. Si nous nous plaçons au niveau d’une entité réduite, comme celle du village de Gagliano, ces tensions apparaissent clairement dans la relation qui lie les paysans au podestat du village Luigi Magalone : « È il maestro delle scuole elementari ; ma il suo compito principale è quello di sorvegliare in confinati del paese »1. D’entrée de jeu, Magalone s’impose comme un représentant du pouvoir central, à plus forte raison parce qu’il assume ce rôle en plus de celui de maître d’école, autre incarnation emblématique nationale de l’État. Ce personnage, l’un des plus important de Cristo, en plus de son caractère profondément antipathique, est avant tout un représentant de l’État. Il l’incarne dans l’absolu, et plus exactement son « autorità »2, comme le précise Levi un peu plus loin. À travers Magalone et son comportement autoritaire, c’est avant tout le fascisme qui se retrouve implanté dans la réalité sociale de Gagliano, à travers son visage le plus inquiétant. Le pouvoir exercé par Magalone sur les paysans est une simple application locale de l’autoritarisme du régime fasciste. L’État, tel qu’il est représenté, est bel et bien dans une position d’élément dominateur, dans une relation de verticalité rigide, inamovible. C’est avant tout l’arbitraire de la dictature fasciste qui se retrouve exprimé ; la « potenza incarnata della legge »3 pèse de toutes ses forces sur les paysans, réduits à accepter un rôle plus effacé, entièrement dominé et dépassé par la toutepuissance des représentants d’un pouvoir appliqué arbitrairement, injustement. Derrière « l’uso sagace dell’autorità sui contadini »4 dont fait preuve le chef des carabiniers, c’est avant tout une forme d’injustice flagrante qui s’exerce sur les paysans, ployant sous l’écrasante puissance des représentants d’une « altra civiltà »5. Car c’est bien de cela dont ils s’agit dans ce rapport de domination sans partage : des hommes comme Don Luigi Magalone ou le chef des carabiniers sont investis d’un pouvoir qui leur a été transmis par une autre civilisation, « più forte e organizzata e potente »6. Mais avant d’être un symbole de la lutte qui oppose le monde méridional rural, arcaico, à celui moderne et autoritaire du Nord, le rapport de domination, c’est-à-dire de contrôle reposant (dans ce cas) sur la base d’une différence sociale, dans tensions qui agitent l‟univers méridional. Le rapport dialectique susceptible de s‟instaurer va surtout déboucher sur une lutte, une confrontation de deux forces voulant se dominer l‟une l‟autre. 1 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 11. 2 Ibid., p. 12. 3 Ibid., p. 16. 4 Ibid. 5 Ibid., p. 119. 6 Ibid. 110 lequel se trouvent les paysans s’avère avant tout être une tragique et violente confrontation entre deux classes diamétralement opposées et absolument inconciliables. La domination des élites sur les paysans méridionaux est l’expression la plus frappante du « quadro […] carico di tensioni »1 que constitue la réalité sociale du Mezzogiorno. Cette domination peut être alternativement sociale, culturelle, politique : tout n’est que « subordinazione », « sfruttamento », « perpetuazione del dominio »2. Les termes employés par Franco Cassano pourraient trouver une infinité de synonymes, introduisant à chaque fois une nuance particulière. Il n’en demeure pas moins vrai que tous ces termes sont entièrement légitimes pour évoquer la situation sociale dans laquelle se trouve la civilisation rurale vis-à-vis des élites locales mais s’imposant comme des variantes régionales d’une forma mentis septentrionale. Il est de ce point de vue intéressant de voir combien les rapports de forces sociaux internes à l’Italie du Sud démontrent l’absence de toute solidarité entre les classes supérieures et les milieux sociaux défavorisés, comme les paysans. Les élites d’Italie du Sud ne représentent pas forcément le courant des méridionalistes à la Villari du début du XXe siècle ; bien au contraire, les différents exemples donnés par les auteurs montrent combien ces classes sociales reproduisent un schéma de domination sociale dérivant en droite ligne de la féodalité du régime bourbonien. Un premier indicateur tout à fait éclairant est proposé par l’attitude de ces classes supérieures vis-à-vis des milieux plus modestes. Les déclarations péremptoires du docteur Milillo marquent tout le mépris, toute la condescendance dont ces élites locales font preuve envers les paysans : « Buona gente ma primitiva »3, résume-t-il. Tous les représentants du pouvoir semblent avoir en commun ce même mépris, parfois teinté de crainte4, pour la civilisation paysanne ; après une visite de l’employé chargé de la collecte des impôts, Levi en arrive très vite à la conclusion que pour ces incarnations du pouvoir central : « I contadini non contano »5. Le lien de solidarité sociale semble donc brisé, à tous les niveaux : les élites ont ont marqué clairement leur différence avec les paysans, en leur faisant subir leur mépris, de manière à rappeler leur supériorité morale et sociale. Dans ce contexte, la position du curé du village semble encore plus grave. Don Trajella, au cours d’une discussion avec Levi, n’a de cesse que de surenchérir sur son mépris féroce pour les paysans : « È un paese di asini, non di cristiani » s’exclame-t-il, ou bien encore : 1 Franco Cassano, Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 30. Ibid., p. 34 et p. 37. 3 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 13. Le personnage du docteur complète de manière instructive celui du podestat (ce dernier est d‟ailleurs son neveu ; le lien de parenté vient renforcer leur complémentarité en matière de comportements) : l‟un est le gardien de l‟ordre physique (la santé) et l‟autre de l‟ordre moral (la loi). Il est d‟ailleurs à noter que ce scientifique représente une autre forme d‟autorité, plus culturelle, qu‟il tire de ses études de médecine, et surtout du fait qu‟il ne partage l‟exercice de la médecine qu‟avec un autre practicien, Gibilisco. Mais ils incarnent l‟un comme l‟autre les dérives de l‟autorité appliquée arbitrairement : la quinine incarne pour eux la « medicina unica per tutti i mali ». Ce traitement systématique à la quinine démontre d‟une part l‟incompétence du practicien : « Egli di medicina non sa più nulla, se pure ne ha saputo qualcosa », écrit ironiquement Levi. Mais d‟autre part, ce qui est sans aucun doute plus grave, ce personnage de médecin-charlatan, dans sa façon d‟exercer sa profession, démontre son incapacité à comprendre la particularité de la population qu‟il doit être en mesure de soigner. Elle anticipe d‟ailleurs les réflexions menées par Levi sur l‟incapacité de la classe politique détentrice du pouvoir (toutes époques confondues) à comprendre en profondeur les besoins réels de cette population méridionale, tout comme à choisir les mesures exactes visant à répondre à ces besoins. 4 « Bisogna diffidare di tutti » avertit le podestat (p. 12), avant que son oncle Milillo ne confirme ce conseil en disant à Levi : « Non accetti nulla da una donna. Né vino, né caffè, nulla da bere o da mangiare. Certamente ci metterebbero un filtro. Lei piacerà di sicuro alle donne di qui. Tutte le faranno dei filtri. Non accetti mai nulla dalle contadine » (p. 13). La même méfiance sera de mise du côté des paysans ; reste qu‟elle sera infiniment plus légitime que celle d‟un Milillo, qui entend avant tout faire valoir le mépris qu‟il entretient envers la culture paysanne, tournée vers la magie et les forces occultes. 5 Ibid., p. 33. 2 111 « La gente è peggio della terra. Profanum vulgus »1. Incompréhensible opinion, de la part d’un homme du clergé dont le rôle social est prépondérant ; au lieu de créer une solidarité axée sur la religion, l’action de Trajella semble vouloir la faire à tout prix voler en éclats2. Au final, un rapide coup d’œil au comportement des classes supérieures finissent par confirmer ce qu’Antonio Gramsci écrivait à propos de l’intellectuel méridional et de son « aspra avversione per il contadino lavoratore »3 : « Il suo unico scopo è di conservare lo statu quo »4. Le statu quo dont parle Gramsci n’est autre que l’entretien prolongé des diverses formes de domination sociale exercée par les élites, par la culture dominante sur les classes défavorisées. Le lien social méridional ne se conçoit pas comme une solidarité mais bien comme une pression permanente exercée par les acteurs qui détiennent le pouvoir : cette tension est donc bien verticale, du haut de l’échelle sociale en direction de sa base, reproduisant à l’infini un fonctionnement de type féodal. Les brutales distorsions temporelles subies par les écrivains finissent par s’éclairer : la sensation de se trouver plongé dans un Moyen-Âge réactualisé trouve une explication dans le fait que le Sud de l’Italie fonctionne peut-être comme une société d’ordres et non pas comme une société de classes. En effet, la domination exercée par les élites sur les paysans recréent une forme de féodalité moderne. Les exemples en sont particulièrement nombreux, notamment chez Carlo Levi, à travers la manière dont le docteur Gibilisco exerce sa profession : Anche Gibilisco, come Milillo, ci tiene a mostrarmi la sua sapienza. Ma mi accorgo presto che la sua ignoranza è molto peggiore di quella del vecchio. Egli non sa assolutamente nulla, e parla a caso. Una cosa egli sa, che i contadini esistono unicamente perché Gibilisco li visiti, e si faccia dare denaro e cibo per le visite ; e quelli che gli capitano sotto devono pagarla per gli altri che gli sfuggono. L‟arte medica per lui non è che un diritto, un diritto feudale di vita e di morte sui cafoni ; e perché i poveri pazienti si sottraggono volentieri a questo jus necationis, un continuo furore, un odio di bestia feroce contro il povero gregge contadino. 5 À l’incompétence manifeste du practicien s’ajoute la manière dramatique dont son pouvoir se trouve en permanence justifié par son appartenance à une classe ; c’est le pouvoir, la force qui est désormais à la source du droit que Gibilisco possède pour exercer sa profession. Levi se trouve bien en présence d’une incarnation de l’arbitraire ; on comprend donc pourquoi le Moyen-Âge et la féodalité deviennent les références inévitables pour décrire la situation sociale du Mezzogiorno. Une classe particulière (en l’occurrence la bourgeoisie) accorde des privilèges à ceux qui lui appartiennent, comme le prélèvement d’un impôt en nature auprès des paysans au moment des festivités de Noël, eu égard à un 1 Ibid., p. 37 et p. 38. Le personnage de Trajella rend compte de l‟impossibilité pour un pouvoir comme celui de la religion d‟aplanir les tensions sociales générées au sein de la société en regroupant les différentes classes sociales au sein d‟une même communauté religieuse. Le pouvoir moral de l‟Église se coupe, à travers le personnage de Don Trajella, de la réalité sociale. Mais nous trouvons ailleurs une situation marquant encore davantage la participation de l‟Église à la subordination sociale des paysans, comme c‟est le cas chez Danilo Dolci. On trouve dans la nouvelle intitulée Ignazio : « La religione non conta qui dentro […] però, a tempo di votazione, viene il prete e qualche borghese, offrendo qualche coppa di pasta, con la speranza di aver il voto » (op. cit., p. 166). L‟Eglise sert arbitrairement de son pouvoir : s‟il y a une solidarité, elle s‟exerce avant tout dans les classes dominantes, pour entretenir la mainmise sur les paysans, annonçant le principe du fonctionnement féodal de la société méridionale sur lequel nous allons devoir nous pencher. 3 Antonio Gramsci, op. cit., p. 69. 4 Ibid., p. 72. 5 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 15. 2 112 « uso antico »1 dont jouissent les élites du village de Gagliano. Autrement dit, ces privilèges sont des héritages, des droits passés de génération en génération sans être en aucune manière remise en cause : « Il diritto di Gibilisco è ereditario : suo padre era medico, suo nonno anche »2. Le Mezzogiorno semble donc offrir le même visage de siècle en siècle, répétant des gestes vidés au fur et à mesure de leur substance : les offrandes des paysans à leurs « seigneurs » n’en paraissent que plus anachroniques : lorsque Guido Piovene parle de la Sardaigne comme d’une terre « chiusa nel suo Medio Evo perpetuo »3, le rapprochement avec la situation décrite dans l’ouvrage de Levi se fait tout naturellement. Le lecteur ne peut qu’être décontenancé par ces anachronismes répétés : comment de tels privilèges peuvent-ils subsister au niveau d’un territoire qui dans son ensemble est entré a priori dans la modernité, dans le sillage des réformes institutionnelles du Risorgimento, qui a conduit à « l’abbattimento [del] concetto feudale »4 ? La nouvelle forme de féodalité qui s’épanouit pleinement dans certaines zones du Sud, cette permanence d’un modèle dépassé et arbitraire finit dans un premier temps par jeter le discrédit sur l’élite bourgeoise locale : Levi va même jusqu’à employer l’expression de « classe degenerata »5. En employant une telle expression, celui-ci montre qu’aucun espoir d’amélioration sociale pour les paysans ne peut provenir de ces seigneurs locaux régnant sans partage sur leurs administrés, qui plus est en conflit les uns avec les autres : « La verità è che questa continua lotta dei signori si trova […] in tutti i paesi della Lucania »6. Les paysans deviennent donc les spectateurs passifs d’une réalité sociale qui non seulement ne ne leur apporte aucun bénéfice mais qui contribue également à les exclure encore davantage d’un tissu social désarticulé, aussi bien localement que nationalement. Nous venons de voir en quoi les élites imposaient aux paysans leur pouvoir, pouvoir d’autant moins légitime qu’il s’applique de manière arbitraire, prenant la forme de privilèges entretenus par ceux qui en jouissent. Il est donc compréhensible que les paysans aient tendance à échapper le plus possible à ces formes de pressions, pour éviter d’être broyés encore davantage par ces dominations arbitraires. Comme le résume radicalement l’un des personnages de Danilo Dolci : « I cristiani non mi fruttano, mi sfruttano »7. Au « disprezzo » des élites va être opposée la « diffidenza » des paysans8 qui vont tenter de se se soustraire aux manifestations du pouvoir des seigneurs locaux. « I contadini sono ostinati e diffidenti. Non vanno dal medico, non vanno alla farmacia, non riconoscono il diritto. E la malaria, giustamente, li ammazza », explique le docteur Gibilisco, ajoutant l’absurdité la plus totale dans cette situation globalement dramatique. De la même manière, ces mêmes paysans refusent l’impôt prélevé par les représentants de l’administration fasciste : 1 Ibid., p. 176. Ibid., p. 15. 3 PIOVENE, op. cit., p. 706. 4 SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 7. 5 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 25. 6 Ibid., p. 24. 7 DOLCI, op. cit., p. 27. 8 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 16. 2 113 Le tasse non le pagano. Si viene a pignorare, e non si trova nulla. Sono stato in tre case : mobili non ne hanno ; non c‟è che il letto, e quello che non si può prendere. Dovrò accontentarmi di una capra e di qualche piccione. [...] Domattina devo andare da due altri : speriamo che mi vada meglio. Ma è una miseria : i contadini non vogliono pagare. [...] Le tasse sono forti, per dire la verità, ma questo non mi riguarda : non siamo noi che le mettiamo ; noi dobbiamo soltanto farle pagare. E lei sa come sono i contadini : per loro tutte le annate sono cattive. Sono pieni di debiti, hanno la malaria, non hanno da mangiare. Ma staremmo noi freschi se dovessimo dar retta a loro ; noi dobbiamo fare il nostro dovere.1 Ces paroles prononcées par l’officier responsable de la perception des taxes montre bien que le problème de la féodalité méridionale (initiée dès le XVIIe siècle par le régime bourbonien) dépasse le cadre local d’un village comme celui de Gagliano. La domination exercée par les « seigneurs » bourgeois, par les élites ne fait que relayer une pression exercée par les hautes sphères de l’État. Nous retrouvons en fin de compte dans cette scène de Carlo Levi une confirmation de ce que Pasquale Villari avait dénoncé en écrivant ses Lettere meridionali. Villari dénonçait les « condizioni di sfruttamento e di sottomissione personale della grande massa dei contadini », la « pressione fiscale » subie par les petits propriétaires, le fait que ce soit uniquement le « vecchio ceto padronale » qui détienne quasiment seul le pouvoir2. Levi, de son côté, ne fait que montrer combien ces problèmes sont encore actuels dans la Lucanie de l’époque fasciste. Ce qui tend à prouver que le Mezzogiorno tel que le connaissent les auteurs du Nord ne fait que répéter les crises du passé. Ainsi, un village comme celui de Gagliano, véritable microcosme, devient d’une certaine manière une sorte de mètre-étalon, à échelle réduite, d’une situation commune à une grande partie de l’Italie du Sud, lorsque la civilisation rurale doit composer avec la force d’éléments et d’acteurs renvoyant au Nord, siège du pouvoir central. C’est d’ailleurs ce même pouvoir central qui permet d’entretenir la situation locale viciée, comme l’explique à Carlo Levi un lieutenant de la milice : Questa classe degenerata deve, per vivere […], poter dominare i contadini, e assicurarsi, in paese, o posti remunerati di maestro, di farmacista, di prete, di maresciallo dei carabinieri, e così via. È dunque questione di vita o di morte avere personalmente il potere ; essere noi o i nostri parenti o compari ai posti di comando. Di qui la lotta continua per arraffare il potere tanto necessario e desiderato, e toglierlo agli altri ; lotta che la ristrettezza dell‟ambiente, l‟ozio, l‟associarsi di motivi privati o politici rende continua e feroce.3 Les paysans se retrouvent donc pour ainsi dire pris entre le marteau et l’enclume, c’est-à-dire entre les rivalités que se livrent les élites locales pour le pouvoir, reproduisant des guerres moyenâgeuses de factions ennemies. Mais ajoutons que ces guerres intestines paraissent d’autant plus absurdes qu’elles ont lieu avec l’aval de l’État, du pouvoir central. Sa présence est peut-être lointaine, mais elle fait naître les mêmes sentiments de méfiance que les élites locales, souvent représentants de ce pouvoir, comme le podestat de Gagliano : « È ben naturale che i contadini […] diffidino di tutte le bandiere, lascino, in silenzio, che Don Luigi canti […] le glorie di Roma »4. Il y a un « rapporto di profonda sfiducia »5 des 1 Ibid., p. 32. Piero Bevilacqua, op. cit., p. 65. 3 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 24-25. 4 Ibid., p. 120. 5 Piero Bevilacqua, op. cit., p. 68. 2 114 paysans envers l’État ; encore faut-il en comprendre les causes. Elles sont d’ailleurs contenues au sein de l’histoire italienne : nous avions brièvement vu plus haut en quoi l’histoire entretenue par l’État et la civilisation paysanne s’apparentait à une succession de rendez-vous manqués. En effet, tout part du problème rencontré au moment de l’Italie unifiée, comme l’explique Piero Bevilacqua : Lo stato unitario […] non [ha] realizzato rapporti di reale egemonia, con la grande massa della popolazione, guadagnandosene il consenso con riforme sociali o chiamandola a una più larga partecipazione nella gestione della cosa pubblica.1 En d’autres termes, l’avènement de la monarchie unitaire n’a pas eu d’incidences directes sur la situation sociale des zones rurales méridionales : le pouvoir a comme changé de main, les frontières du Royaume des Deux-Siciles se sont étendues jusqu’aux Alpes, mais les rapports de dominations, les « vecchie culture e mentalità della subordinazione personale del contadino » sont restés inchangées2. Nous retournons donc à la conclusion d’Antonio Gramsci : « L’Unità non era avvenuta su una base di uguaglianza, ma come egemonia del Nord sul Mezzogiorno »3. Le concept typiquement gramscien d’egemonia renvoie à toutes les formes de dominations, de pression, de contrôle exercées par une classe sociale sur une autre. L’État national est ainsi devenu, à partir de l’Unité, le nouveau seigneur de la civilisation paysanne : un modèle local s’est élargi au pays tout entier, ce qui permet à Gramsci de voir le « rapporto storico tra Nord e Sud come un rapporto simile a quello di una grande città e una grande campagna »4 : la tension a désormais lieu au niveau national entre un centre tout-puissant et sa périphérie destinée à accepter passivement les directives imposées. Nous pouvons donc préciser le sentiment qui habite les paysans, et plus largement les méridionaux : leur méfiance envers l’État est l’une des expressions de leur extériorité à la communauté nationale : il y a « conflitto di nazionalità »5, il y a estraneità d’une grande partie de la population italienne aux destinées du pays, notamment à cause de la « totale incomprensione dei politici per la vita di quei paesi »6. Car au-delà de la question de la domination domination de la population locale par les représentants du pouvoir se fait jour le drame de l’incompréhension de l’État envers les paysans, de l’inadéquation de l’action politique aux besoins des habitants des régions défavorisées. La critique de l’action du régime fasciste conduite par Levi est à ce titre tout à fait éclairante : les « falsi ideali romani »7, les rêves d’empire colonial sont à des années-lumière lumière des besoins vitaux des populations locales. Le spectre de la guerre coloniale des années 30 hante la Lucanie de Cristo : la guerre devient la manifestation de la toute-puissance de l’État, dont la portée dépasse de loin les préoccupations des paysans miséreux : 1 Ibid., p. 73. Ibid., p. 67. 3 Antonio Grasmci, op. cit., p. 94. 4 Ibid., p. 112. 5 Ibid., p. 113. 6 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 220. 7 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 55. 2 115 Questa guerra non interessava i contadini. Dicevano anche lui [il podetà] e l‟altro maestro di scuola, il suo collega della radio, che quella guerra era fatta proprio per loro, per i contadini di Gagliano, che avrebbero avuto finalmente chissà quanta terra da coltivare [...]. Ahimè, i due maestri parlavano un po‟ troppo della grandezza di Roma perché i contadini potessero credere a tutto il resto […]. Quelli di roma volevano far la guerra, e l‟avrebbero fatta fare a loro. Pazienza !1 La situation dans laquelle se déroule ce discours est également éloquente : les paysans sont contraints de se réunir sur la place du village et écouter en silence ce que le podestat et la radio proclament en même temps. Les affaires d’Abyssinie sont bien loin du problème des récoltes, d’où les réactions passives, résignées des paysans, qui entendent parler de cette opération militaire imposée par le pouvoir dominant de l’État fasciste : « La condotta dell’Italia riguardava quell’altra Italia, di là dai monti e aveva poco a che fare con i contadini »2. La rhétorique boursouflée du fascisme, ses efforts pour tenter de convaincre les paysans de l’intérêt qu’ils pourraient retirer de la guerre ne sont pas suffisants pour emporter l’adhésion des paysans. La répétition des événements historiques, la méfiance de rigueur vis-àvis de l’État conduit les populations locales à se tenir à une distance respectueuse de ces agitations politiques. L’école elle-même n’agit pas comme un lieu de rapprochement des deux acteurs du drame : elle n’est que le lieu privilégié où le podestat exalte la propagande fasciste, par l’intermédiaire des bulletins radiophoniques. L’État cohabite en permanence avec la civilisation rurale à travers ses représentants, s’incarne par des médiations diverses et variées (comme la radio), mais reste inévitablement une entité creuse, une absence : « Da Roma non arriva nulla. Non era mai arrivato nulla se non l’« U.E. » [Ufficiale Esentore] e i discorsi della radio »3. La culture dominante étatique s’applique donc au Mezzogiorno sans prendre en considération sa différence fondamentale, son unicité, sa singularité. La pression verticale exercée au niveau national s’applique rigidement, systématiquement, comme un modèle de développement universel infaillible. Reste que les descriptions d’épisodes comme ceux du village de Gagliano suffisent à eux seuls à infirmer violemment cette idée. En effet, pour les paysans, l’État n’est pas uniquement cette présence sporadiquement incarnée, car son action ne produit pas que des résultats positifs. Loin s’en faut : l’échec global du développement du Sud, de son intégration à la communauté nationale finit par se révéler sous la plume des auteurs du Nord mais aussi dans la réalité historique : pour l’historien Guido Crainz, l’année 1945 est le théâtre, dans le Sud, de la révélation violente du « quadro nuovo di fenomeni antichi »4, autrement dit du lourd héritage de dizaines d’années d’actions politiques inadaptées. L’« esasperato malessere »5 de la population méridionale, son découragement devant la 1 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 116. Ibid., p. 117. Cfr. aussi « La guerra è fatta per quelli del nord ». Les paysans ne sont absolument pas dupes : ils savent comprendre la vacuité de la rhétorique fasciste, et sont conscients du fait que cette guerre est bel et bien étrangère, extérieure à eux. Il est d‟ailleurs intéressant de voir combien la guerre est l‟incarnation par excellence de la volonté de l‟État, d‟une étroite minorité de personnes. À ce titre, le souvenir de la Première Guerre Mondiale est des plus éclairants. Les pertes italiennes durant le premier conflit mondial touchèrent particulièrement le Sud de la péninsule, pourtant, ce tragique événement semble avoir été accepté avec résignation par les paysans : « Era stata una grande disgrazia, si era sopportata come le altre » (p. 119). Même si elle fut l‟un des plus grands traumatismes du XXe siècle, la guerre de 1914-1918 semble avoir elle aussi glissé sur le Mezzogiorno, aussi irrémédiablement que les saisons. Cette résignation n‟est cependant pas synonyme d‟indifférence : bien au contraire, elle est l‟un des premiers indicateurs du fonctionnement tragique de la vie méridionale, l‟une des premières preuves de l‟existence d‟un fatum pesant sur ce monde fragile. 3 Ibid., p. 115. 4 Guido Crainz, L’ombra della guerra. Il 1945, l’Italia, Rome, Donzelli, 2007, p. 29. 5 Ibid., p. 58. 2 116 « persistenza del passato »1 synthétise l’impossibilité qu’a eu la classe politique italienne à tirer les leçons de son histoire, remettant en cause les options inadéquates choisies par les gouvernements qui se sont succédés à la tête du pays. Comme l’écrit d’ailleurs Alberto Savinio : « Applicare lo stesso piano politico e lo stesso piano sociale all’uomo-macchina e all’uomo-ruminante è più che stupido : è mostruoso »2. Savinio entend par là que la particularité du Sud et sa civilisation rurale (d’où la formule d’homme-ruminant) nécessite un traitement politique adéquat, ce qui constitue, en 1948, au moment de la rédaction des différentes sections du Diario, un enjeu politique déterminant. Il n’en reste pas moins vrai qu’en 1948, la jeune République italienne est dans la nécessité de rendre confiance à la population méridionale, rendue hostile à l’égard de l’État, après des années de domination, tout en luttant contre l’attachement de la population à la monarchie, comme le montrent les résultats du référendum de la fin de l’année 1946. Depuis l’avènement de la monarchie en Italie, le Sud a toujours entretenu des relations biaisées avec l’État, oscillant entre la méfiance et l’hostilité. Jeter un regard sur différents aspects de cette relation conflictuelle nous a montré également que le Mezzogiorno a toujours été le théâtre de violentes tensions entre des éléments opposés les uns aux autres, aussi bien dans le milieu naturel que dans le milieu humain. C’est d’ailleurs dans ce dernier que les oppositions sont les plus nombreuses et les plus vives. Passé/présent, monde rural/monde urbain, paysans/élites : l’opposition classique du Nord et du Sud cache en réalité une myriade de conflits internes, compliqués à l’extrême du fait que les acteurs politiques n’ont pas mis en œuvre les moyens nécessaires pour les résoudre. L’Italie du Sud découverte par Levi ou par Piovene, après-guerre, font surgir de façon exacerbée ces tensions : l’Histoire les a conduites à se cristalliser au point de paraître immuables. De sorte que les problèmes rencontrés dans la Calabre d’après-guerre permettent à Alberto Savinio de considérer la question de la domination d’une classe sociale par une autre, autrement dit celle de la féodalité dans l’absolu : le monde tout entier est emprisonné « dentro rigide forme feudali »3. Tout comme la question méridionale s’est progressivement hissée à la hauteur de question nationale, la thématique des rapports de forces au sein de microcosmes locaux finit par être transformée en véritable enjeu pour le pays tout entier : l’État est mis en crise dans sa capacité à mettre sa toute-puissance au service de la zone méridionale de la péninsule italienne. Levi va même plus loin : l’État n’a jamais su, quelle que soit sa forme, comprendre en profondeur les besoins de la civilisation rurale, n’a jamais su composer avec elle, l’étouffant systématiquement. D’où la progressive assimilation de l’État au statut d’ennemi de la civilisation rurale et la résignation des population locales : Gli Stati, le Teocrazie, gli Eserciti organizzati sono naturalmente più forti del popolo sparso dei contadini : questi devono perciò rassegnarsi ad essere dominati ; ma non possono sentire come proprie le glorie e le imprese di quella civiltà, a loro radicalmente nemica. Le sole guerre che tocchino il loro cuore sono quelle che essi hanno combattuto per difendersi contro quella civiltà, contro la Storia, e gli Stati, e la Teocrazia e gli Eserciti. Sono le guerre combattute sotto i loro neri stendardi, senz‟ordine militare, senz‟arte e senza speranza : guerre infelici e destinate sempre ad essere perdute ; feroci e disperate, e incomprensibili agli storici. 4 1 Ibid., p. 41. SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 53. 3 Ibid., p. 55. 4 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 120-121. 2 117 On en saurait mieux résumer la dramatique réalité méridionale. Derrière la situation des paysans de Lucanie que Levi a rencontrés durant les années 1930 se cache en réalité une situation historique de plus grande ampleur, peut-être encore plus tragique qu’en apparence. Car la misère des paysans de Lucanie semble être destinée à se répéter immuablement, l’État et ses représentants locaux conservant de générations en générations leur mainmise sur la situation sociale, économique et politique. À la violence s’ajoute désormais la fatalité : le Sud que les écrivains septentrionaux découvrent est un monde intensément tragique, gouverné par l’irrémédiable. Aucun espoir ne semble permis, toute action semble condamnée à échouer : c’est sur cette sorte de fatum qui pèse lourdement sur le Sud que nous allons désormais nous pencher. FATUM ANTIQUE, TRAGÉDIE ACTUELLE La civilisation rurale doit accepter de cohabiter avec l’altérité que constitue l’État. Comme nous venons de le voir, leurs rapports sont particulièrement inégaux : l’autorité des représentants du pouvoir s’exerce sans prendre en considération les intérêts du monde paysan. Il est difficile d’entrevoir un mouvement dialectique dans ce rapport conflictuel : en effet, le poids de l’État est infiniment plus puissant que celui du monde rural ; le déséquilibre des forces en présence conduit donc les auteurs du Nord à voir dans le Sud de l’Italie une simple périphérie du Nord, entièrement soumis à sa volonté, glissant de la domination des Bourbons à celle du régime fasciste, selon les époques historiques considérées1. Les évolutions subies (passivement, sans qu’elles soient le fruit d’une volonté particulière du monde paysan, pourtant concernés au premier chef) semblent ne pas avoir produit d’effet significatif : comme l’estime Antonio Gramsci, l’action politique globale de la classe politique appliquée au Mezzogiorno ne s’est résumée qu’à une forme de statu quo prolongé dans le temps. Cette dialectique pervertie conduit donc à une impasse. Ajoutons cependant que les différents rapports de force repérés dans le sud de la péninsule italienne se soldent irrémédiablement par l’assujettissement des paysans, ou plus largement de tous les habitants du Mezzogiorno2. Les écrivains du Nord, observant différentes situations socio-politiques, en arrivent finalement à penser que le Sud doit au final toujours perdre sa confrontation avec la toute-puissance incarnée du Nord. On constate même que cette défaite permanente conduit les acteurs de ces rapports de force à voir ces échecs répétés avec une sorte de fatalisme : le Sud s’est pour ainsi dire accoutumé à ces défaites, elles sont devenues des habitudes. Une 1 Comme l‟écrit Marino Niola dans son article « Il degrado come narrazione » (in Goffredo Fofi, Narrare il Sud, op. cit., p. 72) : « Il Sud [...] è il luogo di una tragedia iniziata molto prima ». De la même manière que l‟arcaico fait s‟accumuler les événements du passé dans la temporalité présente, les effets pervers des différentes dominations sociales, économiques et politiques semblent avoir engagé une course à l‟abîme impossible à entraver. Le terme de « tragédie » n‟est donc pas de trop : il sera d‟ailleurs choisi à plusieurs reprises par les auteurs pour donner une idée exacte du processus dramatique dans lequel le Sud a été progressivement installé par ceux qui l‟ont gouverné. 2 L‟expression de « stato di soggezione » apparaît très clairement dans l‟une des nouvelles de Danilo Dolci, Gino (op. cit., p. 141). 118 prise de conscience tragique a eu lieu : quel que soit le rapport de force considéré, le Mezzogiorno ou les hommes qui le peuplent doivent s’avouer constamment vaincus par des adversaires plus forts qu’eux. L’extériorité avec laquelle les paysans assistent, contraints et forcés, aux réunions organisées par le podestat sont l’indice d’un comportement passif, étranger aux affaires dont il est question, mais avant tout résigné. Ce terme devient l’expression idéale de cette soumission : I contadini […] non volevano perdere una giornata di lavoro, e […] sapevano che don Luigino avrebbe messo, alle prime luci del giorno, i suoi avanguardisti e i carabinieri sulle strade, agli sbocchi del paese, con l‟ordine di non lasciar uscire nessuno. La maggior parte riusciva a partire pei campi, nel buio, prima che arrivassero i sorveglianti ; ma i ritardatari dovevano rassegnarsi ad andare [...] sulla piazza, sotto il balcone da cui scendeva l‟eloquenza entusiastica ed uterina di Magalone. Stavano là, col cappello in capo, neri e diffidenti, e i discorsi passavano su di loro senza lasciar traccia.1 Les paysans semblent véritablement abdiquer devant le pouvoir supérieur de l’État, incarné par le comportement emporté et lunatique du podestat ; nous retrouvons ici cette image du glissement : tout semble passer sur les paysans, l’Histoire progresse à la manière d’un cours d’eau ; la question linguistique donne même le sentiment de compliquer le problème : paysans et élites parlent deux langues incompatibles : le dialecte des paysans est aux antipodes de l’italien verbeux du fascisme. Leur seul comportement manifeste leur désintérêt, mais illustre aussi la vacuité des politiques fascistes, destinées à glisser à la surface du Mezzogiorno sans jamais s’inscrire durablement dans ce territoire. Chaque paysan présent sur la place de Gagliano rappelle la victoire de l’arcaico vis-à-vis des événements historiques, redimensionnés par cette confrontation avec un phénomène de plus grande ampleur : la guerre d’Abyssinie, le rêve impérialiste du régime fasciste devient sous le regard des paysans un événement ponctuel, minuscule et ridicule, dont la portée ne peut prétendre à laisser une trace sur le territoire méridional. En revanche, l’attitude des paysans démontre surtout ce que Levi appellera plus loin dans son ouvrage la « profonda tristezza meridionale »2. De même que le berger sarde rencontré par Carlo Levi dans les années 50 exprime la permanence d’un âge antérieur à la civilisation, de la même façon le visage des paysans de Lucanie comporte la trace que les actions étatiques ne parviennent pas à imprimer dans l’univers méridional. Tout apparaît violemment aux yeux de Levi : la civilisation rurale est incapable de cacher le drame qu’elle est contrainte de vivre. L’État reste peut-être invisible aux yeux des paysans mais la résignation qui s’empare de chaque habitant saute aux yeux de n’importe quel observateur. Il semble même que ce processus de résignation soit absolument inévitable ; le Sud transforme les êtres, les rapports de force et les tensions pèsent implacablement sur les hommes et les femmes : Il nuovo brigadiere era l‟opposto di quello che se n‟era andato. [...] Usciva allora dalla scuola : questo era il suo primo servizio ; ci metteva dell‟onesto zelo, convinto e desideroso di servire la Giustizia. Era pieno di idealismo e di disinteresse [...] e non tardò ad accorgersi di essere capitato in una miserabile tana di lupi e di volpi. Quando, in 1 2 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 67 Ibid., p. 163. 119 pochi giorni, ebbe finito di conoscere tutti i signori del paese, e si rese conto delle loro liti e passioni, e del loro odio per i contadini, e della miseria, e capì che avrebbe potuto ben poco far contro quella rete di ragno dell‟abitudine, dell‟impunità e della rassegnazione, il suo cuore giovanile si riempì di amarezza. 1 Le jeune officier doit en quelque sorte se résigner à la résignation, au terme d’une progressive désillusion, d’une sorte de perte intime. Ce n’est pas tant la vie dans le Sud qui désamorce toute expression d’une volonté personnelle ou collective, mais plutôt une prise de conscience désabusée : aucune force ne semble en mesure de venir ne serait-ce que perturber le rapport de subordination, de domination tel qu’il s’est cristallisé au fur et à mesure. Chaque personne vivant dans le Sud doit accepter d’être agi par des forces supérieures, qui excèdent sa propre volonté. D’où l’impression d’un profond malaise, illustration ambiguë de cette inadéquation avec ce monde imposé, qu’il faut accepter malgré tout : en fin de compte, les habitants du Sud vivent une situation proche de celle du confinato. C’est en tous les cas ce qui ressort clairement de certaines scènes de Il carcere. Certains habitants du petit village où Stefano est assigné à résidence lui déclarent : « Siamo gente che sta bene in tutto il mondo ma non al suo paese »2. Les conditions de vie difficiles font du Mezzogiorno une véritable prison dont l’État se fait le gardien, puisqu’il contribue à entretenir le rapport de subordination des habitants condamnés, sans amélioration du quotidien3. Les méridionaux sont donc prisonniers de leur propre terre mais sont également ceux du pouvoir de l’État et des élites locales qui éprouvent sans relâche haine et mépris. Nous comprenons alors comment le « sconsolato complesso di inferiorità »4, repéré par Carlo Levi chez les paysans, a pu progressivement devenir une véritable norme dans leur comportement. Le drame de la population méridionale, au-delà de la misère dans laquelle il est forcé de vivre, se situe surtout dans cette accoutumance au mal qui génère un complexe vis-à-vis de l’État mais également de l’Histoire, les deux principaux ennemis de cette culture méridionale rurale. Nous avons vu comment les différentes incarnations du concept d’État tout au long de l’histoire récente de l’Italie du Sud ont contribué non seulement à entériner une situation de subordination mais aussi à faire de ces figures supérieures que sont l’État et l’Histoire les principaux adversaires du monde 1 Ibid., p. 170. Nous retrouvons dans le comportement du lieutenant de la milice l‟ennui profond, la « noia secolare » que Carlo Levi avait repéré dès son arrivée dans le petit village. Cet ennui semble le trait dominant de ces élites méridionales, bloqués dans leur ambition, condamnés à s‟enraciner dans leur milieu petit-bourgeois. Pour un auteur comme Guido Piovene, la Calabre des élites de l‟après-guerre va jusqu‟à rappeler la Russie de Tchékhov ! : « La noia, l‟attesa senza speranza, l‟impossibilità di usare le doti naturali e i frutti dei propri studi, portano l‟intellettuale ad uno stato cronico di nevrastenia [...]. Ogni incontro, e ogni colloquio con la classe media sprigionano intorno a noi, simile ad un vapore pungente, l‟atmosfera di Čechov ; lo scrivo qui perché non mi è ancora accaduto di trovare un‟identità così stretta tra l‟opera di uno scrittore e una situazione di fatto ; e questo è uno, per fortuna non l‟unico, tra i leitmotif della Calabria. La realtà mi ha recitato davanti agli occhi diecine di Zio Vanja e di Giardino dei ciliegi ; gente agitata dal miraggio febbrile dell‟evasione, dell‟andar lontano, del mutare esistenza, senza però la fiducia che questo avvenga, anche perché invischiata nelle consuetudini fisiche e nei legami familiari » (op. cit., p. 662-663). Tchékhov en Calabre : revoici le théâtre lié intimement à la réalité méridionale. Ce rapprochement oblitère peut-être le caractère tragique au sens le plus fort du mot mais interroge peut-être dès maintenant la volonté de changement même du Sud, qui sera abordée plus loin. 2 PAVESE, Il carcere, op. cit., p. 13. 3 Au cours de son voyage en Sardaigne, Carlo Levi se montre d‟ailleurs tout particulièrement sensible à cette idée de l‟enfermement du monde méridional au sein de son propre territoire : « Nelle terre dove oggi andiamo, questi elementi arcaici [sono] il senso stesso della vita di ogni giorno, la qualità di una struttura sociale […] che nasce dalla persistenza di un mondo pastorale, in luoghi mai domati da nessuno degli stranieri conquistatori che venivano di là dal mare, nel corso uguale dei tempi, punici, ormani, pisani, spagnoli, piemontesi ; in popoli mai realmente compresi dallo Stato e nello Stato moderno, ma sempre più chiusi in esso, circondati, segregati » (Tutto il miele è finito, op. cit., p. 92). Une nouvelle opposition apparaît entre l‟enfermement et la liberté, parfait pendant au rapport de domination évoqué jusqu‟ici. Cette thématique de l‟enfermement sera d‟ailleurs prolongé au moment de présenter le Sud comme un monde qu‟il est rigoureusement impossible de fuir. 4 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 3. 120 rural. Chez Levi, raconter cet affrontement revient à faire le récit d’une lutte déséquilibrée. En effet, Levi voit le Sud comme « un altro mondo, serrato nel dolore e negli usi, negato alla Storia e allo Stato, eternamente paziente »1. La tension, telle qu’elle est décrite par l’auteur turinois, est prise dans l’absolu : les paysans des années 30 réactualisent un combat contre des adversaires immuables, désincarnés. En fin de compte, la lutte perdue d’avance ne se joue pas tant contre des adversaires en chair et en os (comme le podestat ou les carabiniers) mais plutôt contre des idées, des concepts, étrangers au point qu’ils finissent par être vidés de leur substance. Les termes d’État et d’Histoire sont les seuls moyens permis à Levi pour donner une idée approchante. Revenons à la scène de la réunion organisée par le podestat de Gagliano. Nous trouvons écrit à la suite de l’extrait cité précédemment : I signori erano tutti iscritti al Partito, […] soltanto perché il Partito era il Governo, era lo Stato, era il Potere, ed essi si sentivano naturalmente partecipi di questo potere. [...] [I contadini] non erano fascisti, come non sarebbero stati liberali o socialisti o che so io, perché queste faccende non li riguardavano, appartenevano a un altro mondo, e non avevano senso. Che cosa essi avevano a che fare con il Governo, con il Potere, con lo Stato ? Lo Stato, qualunque sia, sono “quelli di Roma”, e quelli di Roma, si sa, non vogliono che noi si viva da cristiani. C‟è la grandine, le frane, la siccità, la malaria, e c‟è lo Stato. Sono dei mali inevitabili, ci sono sempre stati e ci saranno sempre. Ci fanno ammazzare le capre, ci portano via i mobili di casa, e adessoci manderanno a fare la guerre. Pazienza !2 Nous trouvons résumées ici toutes les idées évoquées plus haut : les élites représentent localement l’État et les concepts qui lui sont liés, le désintérêt des paysans pour les décisions politiques (épiphénomènes à l’échelle de la temporalité infinie du Sud), l’opposition dramatique avec une force supérieure (l’État est un ennemi, un mal à l’influence aussi réelle et violente que les phénomènes naturels), la résignation. Mais nous pouvons désormais préciser la position des paysans à la lueur de cet extrait : le monde des paysans est hermétiquement séparé de l’État, dans sa structure, dans son fonctionnement : dans ces conditions, l’État est plus que jamais une altérité, qui plus est invisible. En revanche, la réciproque n’est pas nécessairement vraie, car l’État exerce aussi son pouvoir dans le monde rural. Son positionnement supérieur, surplombant, lui offre toute latitude pour imposer sa volonté là où il le désire. Cette intuition est confirmée d’ailleurs par le paragraphe qui suit immédiatement l’extrait précédent : Per i contadini, lo Stato è più lontano del cielo, e più maligno, perché sta sempre dall‟altra parte. Non importa quali siano le sue formule politiche, la sua struttura, i suoi programmi. I contadini non li capiscono, perché è un altro linguaggio [...]. La sola possibile difesa, contro lo Stato e contro la propaganda, è la rassegnazione, la stessa cupa rassegnazione, senza speranza di paradiso, che curva le loro schiene sotto i mali della natura.3 1 Ibid. À cet espace de large ampleur correspond donc à des échelles plus réduites une myriade de petits microcosmes à l‟image de Gagliano et du « spazio costretto delle anime piccole e del paesaggio desolato » (p. 27). Chaque partie du tout est solidaire de son ensemble, même dans ses aspects les plus dramatiques. L‟art d‟un Verga n‟aura de cesse de le démontrer. 2 Ibid., p. 67. En résonance à cette réflexion lévienne, il n‟est pas rare de trouver chez un auteur comme Danilo Dolci l‟expression de ce désintérêt pour les affaires nationales en raison des difficultés de vie : « Quando io zappavo non mi dedicavo alla politica, ai giornali, alle faccende dello Stato e del paese. Zappavo perché dovevo zappare per mangiare » (op. cit., p. 70). C‟est bel et bien une nécessité qui s‟exprime ici : les contraintes auxquelles les paysans doivent en permanence faire face indiquent la présence latente d‟une sorte de fatum, de destin impitoyable, qui pèse de tout son poids sur le monde méridional. 3 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 67-68. 121 Ce court paragraphe répète une nouvelle fois le conflit qui sépare diamétralement le Sud de la communauté nationale que l’État devrait fédérer autour de lui, tout comme il synthétise les causes et les conséquences de ce dissidio : l’incompréhension finit, du fait qu’elle est réciproque, par se transmuter en résignation (exception faite du brigandage, mouvement de rébellion contre la toute-puissance étatique). Mais nous trouvons dans ce paragraphe un autre élément, peut-être encore plus intéressant : l’État, au fur et à mesure qu’il s’éloigne, prend une autre dimension dans le monde paysan. Il se vide peu à peu de sa substance politique, de son actualité, pour renvoyer à une idée plus générale. L’État ne renvoie plus qu’à la force négative qu’il imprime, il n’a plus aucun contact avec la réalité paysanne, comme un dieu invisible vis-à-vis des humains, mais dont la puissance s’exprime de façon bien réelle, et parfois très violente 1. « Qualunque intervento di fuori è, forzatamente, dannoso », résume Carlo Levi en Sardaigne2. La force aveugle de l’État n’en apparaît que plus radicale et plus néfaste, prise une nouvelle fois dans l’absolu. Les forces qui entrent en opposition se situent à un niveau autrement plus général, dépassant le contexte historico-politique dans lesquelles elle sont placées, perdant tout critère d’actualité, pour en arriver à la « crisi di un mondo schiacciato tra la sua legge arcaica e la violenza coloniale che le si oppone senza intenderla, né cercare di risolverne i problemi »3. Le choc de ces deux entités ne semble pouvoir être évité, et doit nécessairement se résoudre avec la défaite de l’un des deux adversaires, en l’occurrence celle du monde méridional, brisé par une force qui lui est supérieure. Si un chemin dialectique peut s’entrevoir dans cet affrontement, il s’agit plutôt d’une course à l’abîme, un mécanisme digne d’une tragédie, modèle emblématique de l’opposition de ces deux forces contraires4. Nous retrouvons en effet dans les rapports sociaux la théâtralité qui habitait l’espace. Reste que cet élément humain est vécu avec encore davantage d’intensité. Dans l’opposition de deux forces contraires comme celle de la civilisation rurale et celle de l’État, c’est bel et bien un mécanisme de « tragedia greca »5 qui se met en place. Pourquoi employer précisément ce terme ? Quels éléments ont été pris en compte par les auteurs pour les conduire à analyser les rapports de forces dans le Mezzogiorno ? Que l’État et les hommes entretiennent les mêmes rapports que les dieux et les hommes dans les tragédies grecques est un facteur déterminant : les personnages du théâtre grec sont contraints de lutter à armes inégales avec une puissance qu’ils sont dans l’impossibilité même de contrecarrer. Et même si 1 Il va même parfois jusqu‟à être incarné, « [come] fosse una persona, fatta all‟incirca come loro, con una sua morale personale, simile alla loro, da imporre a tutti gli uomini, con le loro stesse piccole ambizioni, e i loro piccoli sadismi e virutosismi, ma, nello stesso tempo, imperscrutabile ai profani, sacro ed enorme » (ibid., p. 140-141). Autant dire que l‟État a tous les attributs d‟un dieu à l‟antique, puissant mais lointain, agissant sur le monde humain mais également détourné de lui, une sorte de deus otiosus, selon le concept employé par Mircea Eliade, parfois relayé par des médiateurs comme le podestat. L‟État développe donc autour de lui tout un système, pour ne pas dire toute une mythologie qui achève de le rendre incompréhensible 2 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 104. 3 Ibid., p. 95. 4 Pour donner une première idée de cette mécanique implacable, dont les développements seront très nombreux et très poussés dans les œuvres de notre corpus, nous pouvons évoquer la manière dont Danilo Dolci fait ressentir, par l‟intermédiaire de ses personnages ruraux, la manière dont l‟espace lui-même imprime ce mouvement de chute, de descente implacable vers la destruction : « Le case si spostano di centimetro in centimetro » (op. cit., p. 111). Les frane, ces glissements de terrain incontrôlables sont l‟une des images les plus impressionnantes qu‟il soit possible de trouver, dans la nature, pour donner un équivalent de la puissance des forces tragiques qui régissent le Sud. 5 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 20. 122 l’État semble plutôt manifester une « volontà assurda »1, le résultat est le même : tout comme dans une pièce classique, l’action doit se conclure par la catastrophe finale et la défaite du héros. Il en est de même dans le Sud : la résignation dont font preuve les paysans provient en fin de compte de l’acceptation d’un destin contre lequel ils n’ont aucun moyen d’intervenir. Le Sud vit au rythme du fatum, du destin impitoyable de la tragédie : il doit se résoudre à être écrasé par une force qu’il ne peut contrôler. D’ailleurs, tout comme dans le théâtre classique, les passions, les affetti, semblent exacerbés ; eux aussi ont été progressivement cristallisés au terme d’un long processus qui n’avait eu de cesse que de les faire croître, monter en puissance : Gagliano è un piccolissimo paese, e lontano dalle strade e dagli uomini : le passioni vi sono perciò più elementari, più semplici, ma non meno intense che altrove ; e non sarà difficile, immaginavo, averne presto la chiave. [...] A Gagliano dovrò passare tre anni, un tempo infinito. Il mondo è chiuso : gli odi e le guerre dei signori sono il solo avvenimento quotidiano ; e ho già visto sui loro volti come esse siano radicate e violente, miserabili ma intense come quelle di una tragedia greca.2 Le microcosme du petit village exacerbe les passions, les affetti (terme mis au goût du jour par l’art théâtral baroque si familier dans cette région de l’Italie). Que le terme soit placé par Levi dans cette description est loin d’être anodin, car les conflits qui se jouent sont bien des conflits tragiques, à une échelle locale, réduite, tout comme à une échelle plus globale. Il n’y a pas de différence fondamentale entre les conflits internes des seigneurs de Gagliano (rappelons que Levi y voyait une réactualisation du conflit des guelfes et des gibelins, mais l’on pourrait tout aussi bien parler de la guerre des Atrides) et celles qui opposent l’État et les paysans. La violence est la même, et l’issue fatale est tout aussi inévitable : la logique interne qui gouverne ces oppositions est déterminée pour jamais ; quoi qu’en dise Pavese, qui écrit « Non c’è destino, ma soltanto dei limiti »3, nous sommes bien en présence d’un fatum. C’est d’ailleurs une instance de ce type qui gouverne ce type de phénomène de disamistade, forme sarde de la vendetta4. « Logica intrinseca », « legge nascosta » : les termes employés par Carlo Levi sont des plus éloquents5. Ces logiques internes sont incontrôlables, et les acteurs eux-mêmes n’ont aucun moyen d’influer sur leur cours. Le Sud est plus que jamais un espace unique en son genre puisqu’il fonctionne en circuit fermé, renforçant, exacerbant des passions dont l’origine semble se perdre dans la nuit des temps : [Il tenente Decunto] non era che l‟ultimo anello di una catena di odi che risalivano per le generazioni : cent‟anni, di più, duecento, chissà, forse sempre. Egli partecipava di questa passione ereditaria. Non c‟era nulla da fare, e se ne 1 Ibid., p. 113. Ibid., p. 20. 3 PAVESE, Il carcere, op. cit., p. 50. 4 La vendetta se base elle aussi sur lune répétition, un enchainement de violences commises et réparées sans fin. Ses protagonistes se trouvent également, à leur niveau, dans une véritable impasse (« Parliamo bello e chiaro : ci ammazziamo da una parte e dall‟altra » déclare l‟un des personnages de Danilo Dolci, op. cit., p. 20). Les forces tragiques qui envoient les uns au contact des autres sont elles aussi passivement acceptées : mêmes les violences internes, entre habitants du Mezzogiorno, ne connaissent aucun obstacle, devant « l‟estraneità dello Stato » (LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 93). On voit donc bien que l‟État représente seulement l‟une des formes de violences tragiques que connaît le Sud : le fatum est l‟acteur-clé dans la tragédie que vit le Mezzogiorno. 5 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 93. 2 123 rodeva. Si erano odiati per secoli qui, e sempre si odieranno, fra queste stesse case, davanti agli stessi sassi bianchi del Basento e alle stesse grotte di Irsina.1 Une pièce de théâtre grecque pourrait être décryptée selon le même principe d’un mécanisme progressivement enclenché jusqu’à produire la catastrophe finale ; sauf qu’ici, c’est toute l’Histoire qui semble entretenir ce cycle éternel de la violence. La dramaturgie des événements tragiques du Sud génère exactement le même « circolo chiuso che […] crea la tragedia anziché risolverla »2. Chaque événement conduit donc le Sud progressivement vers une nouvelle catastrophe, une autre tragédie, comme celle que vivent les personnages de Danilo Dolci : aucun espoir ne leur est permis, le mécanisme humain qui semble enclenché paraît inéluctable. Le cercle vicieux des passions cristallisées semble s’être refermé autour de ses protagonistes, comme dans la plus sinistre des pièces de théâtre. C’est dans une ambiance de huis clos oppressant que la vie se déroule : « La vita a Grassano era impossibile e non c’era rimedio. […] Egli doveva assolutamente togliersi di qua : si moriva »3. L’espoir de fuite n’est pas permis dans le microcosme tragique du Mezzogiorno, même si l’ailleurs, l’espace qui se trouve au-delà des frontières de cet univers dramatiques agit comme un véritable aimant. Ce sentiment anime surtout les habitants du petit village dans lequel Stefano doit passer son temps de confino : « Quegli uomini parevano starci provvisori », écrit Pavese4. Cette expression, ainsi que toutes les nuances qui lui sont appliquées par l’auteur, montrent combien le Sud s’assimile à une prison pour les méridionaux eux-mêmes, et pas seulement pour les confinati5. Le parallélisme entre ces deux situations, dont nous avions repéré la trace tout à l’heure est approfondie : les véritables confinati sont ceux qui habitent durablement dans le Sud. Un exilé venu du Nord a finalement plus de chance qu’un méridional puisqu’il sait qu’il reviendra en fin de compte au sein de son univers d’origine. Rares sont ceux qui tentent d’accomplir ce mouvement d’évasion hors de ce monde-tragédie, comme le lieutenant Decunto de la Milice de Grassano : Il viso del tenente della Milizia si faceva grigio [...]. Egli apparteneva tutto a quella gente, a quegli odi, a quelle passioni ; era uno di loro, e se ne rodeva. Un principio di coscienza e di vergogna era in lui. Credeva anche lui, come tutti gli altri, all‟impresa d‟Africa, allo “spazio vitale” necessario a una piccola borghesia degenerata, ma nello stesso tempo si rendeva conto, sia pure in modo rudimentale e puramente sentimentale, di questa degenerazione e miseria, e la guerra diventava in fuga, la fuga in un mondo di distruzione. In fondo, quello che lo attraeva di più nell‟impresa, era proprio l‟eventualità della sconfitta e dell‟annientamento. 6 1 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 21. LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 103. 3 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 21. 4 PAVESE, Il carcere, op. cit., p. 94. 5 Parmi ces intéressantes expressions, mentionnons notamment le fait que « il paese era inamabile ». L‟espace, qui peut parfois contenir en lui toutes les haines qu‟éprouvent les habitants les uns envers les autres, n‟a décidément rien d‟accueillant : il est une terre qui appelle un mouvement centrifuge, en particulier en direction du Nord : « Pensano più all‟Altitalia di noi », estime Stefano à propos de ses « concitoyens » provisoires (p. 93). Etrange paradoxe : c‟est la présence d‟un confinato qui révèle que tous les habitants de ces régions sont autant de « sradicati » (p. 94). Ces hommes et ces femmes acceptent encore une fois leur condition, le sort qui leur est échu, s‟enracinant malgré eux dans une terre où la vie est rigoureusement impossible : en plus d‟être étrangers à l‟État, à la communauté nationale, certains individus courent le risque d‟être étrangers à leur propre terre. Le problème se situe cependant dans la volonté de l‟individu à vouloir s‟évader de cette prison. « Quel carcere [il paese] era peggio dell‟altro. A poco a poco Stefano odiò se stesso perché non aveva il coraggio di allontanarsi » (p. 18). Et il s‟avère qu‟un confinato comme Stefano va se retrouver dans la même situation que chaque habitant du Mezzogiorno : une sorte de loi, non écrite, semble lui imposer de demeurer dans cet espace appelant intensément (et paradoxalement) à une fuite. 6 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 25. 2 124 Le lieutenant semble vouloir accélérer le rythme de la course vers l’abîme dans laquelle il semble lancé ; il ne s’agit cependant pas de trouver une quelconque amélioration dans cette fuite en avant désespérée. Là encore, c’est la résignation qui est à l’œuvre dans ce choix. Alors qu’une partie des élites italiennes avaient souhaité participer au premier conflit mondial pour rechercher une exaltation morale hors du commun, les élites locales du Mezzogiorno voient dans la guerre un moyen de courir plus rapidement à leur perte. Le cas de la guerre d’Afrique est symptomatique du désespoir teinté d’ennui qui anime ces êtres lentement broyés par une mécanique impitoyable. Les espoirs sont systématiquement déçus au sein de cette classe sociale : l’ailleurs africain n’est qu’un mirage, tout comme le mirage américain, sur lequel nous reviendrons en détail plus tard. Précisons toutefois dès maintenant que si l’Afrique est un point de non-retour pour ceux qui s’y destinent, l’Amérique n’est qu’une terre de passage. Dans le petit village de Gagliano, nombreux sont ceux qui ont traversé l’océan pour démarrer une nouvelle vie aux États-Unis, échapper à la portée du fatum méridional. Mais l’itinéraire-type de ces « américains » est invariablement le même, comme l’explique Levi : I contadini vanno in America, e rimangono quello che sono : molti vi si fermano, e i loro figli diventano americani ; ma gli altri, quelli che ritornano, dopo vent‟anni, sono identici a quando erano partiti. In tre mesi le poche parole d‟inglese sono dimenticate, le poche superficiali abitudini abbandonate, il contadino è quello di prima, come una pietra su cui sia passata per molto tempo l‟acqua di un fiume in piena, e che il primo sole in pochi minuti rasciuga. [...] In pochissimo tempo è tornata la miseria, la stessa eterna miseria di quando, tanti anni prima, erano partiti. E con la miseria torna la rassegnazione, la pazienza, e tutti i vecchi usi contadini.1 Le retour au pays replonge les paysans émigrés en Amérique dans la situation qu’ils occupaient au départ : la mécanique cyclique du Mezzogiorno s’applique à eux, inévitablement : Levi emploie l’image éloquente de la « ragnatela »2. Autant dire que le triomphe du fatum est complet, puisque cet espoir de lui échapper grâce à un déplacement, un décentrement géographique est contrarié. Le Sud dispose d’une sorte de force d’attraction qui retient vers lui chaque individu. Nous comprenons alors le sens de la phrase de Pavese concernant le destin : l’action humaine vis-à-vis du fatum méridional est limitée, bornée. Rien n’est écrit à l’avance mais chaque individu doit accepter de voir sa capacité d’action strictement déterminée par l’ensemble des conjonctures sociales et politiques. Les fughe in prigione restent donc les seules échappatoires possibles, comme la nuit du carnaval où les passions contenues au fil des jours se trouvent brutalement mises en lumière. L’ambiance de cette fête oblitère le sens religieux pour se rapprocher au maximum d’une fête païenne, digne des lupercales romaines antiques. Spectres, fantômes et démons se déchaînent au cours de cette « notte di felicità collettiva e fallica »3. Les paysans, selon Levi « si compens[ano] degli stenti e della schiavitù con un simulacro di libertà, pieno di eccesso e di ferocia viva »4. Ces exutoires sont donc en partie vains, mais les sentiments qui y sont déployés sont sincèrement 1 Ibid., p. 108-109. Ibid., p. 109. 3 Ibid., p. 191. 4 Ibid. 2 125 sincèrement et intensément ressentis. Les paysans déploient une sorte d’énergie du désespoir, une négation temporaire et désespérée du fonctionnement tragique de leur existence, de leur défaite lente et implacable, héritée de générations en génération de paysans. Les enfants en sont les meilleurs exemples : ils sont « tutti vividi di una vita precoce, che si sarebbe poi spenta con gli anni, nella monotona prigione del tempo »1. Ces destinées humaines, qu’il s’agit de celles des paysans ou de celles des élites, ont toutes un point commun : elles sont toutes frappées du sceau d’une instance dont le pouvoir excède leur volonté. Ce destin, ce fatum, semble non seulement avoir exclu le Mezzogiorno à la périphérie de la Nation mais aussi à la périphérie de l’existence, comme si le Sud était une terre maudite, mise au ban de la communauté humaine sous l’effet d’une malédiction. Répétant inlassablement les mêmes schémas existentiels, le Sud apparaît pour les individus qui la peuplent une sorte de prison, physique et morale. Cet élément n’est pas sans impressionner les auteurs : Carlo Levi, confronté à la tragédie de la Lucanie, prend conscience de l’exclusion dont cette population est victime dans son ensemble. Derrière les rapports de force socio-politiques se cache surtout une sorte de malédiction, dont l’impitoyable fatum serait le principal indice. La civilisation qui s’épanouit dans cette région semble avoir mis la population méridionale au ban de la communauté humaine. « È un paese senza grazia di Dio »2 lance Don Trajella, le curé du village de Gagliano. Le Sud semble avoir été victime d’un châtiment divin : l’idée que le Christ se soit arrêté à Eboli prend tout son sens. La civilisation rurale est mise à l’index, hors de la communauté des hommes : les notables, les représentants de l’ordre sont appelés « cristiani » par les paysans précisément pour cette raison. Les paysans eux-mêmes sont conscients de leur différence, de leur exclusion hors de la société. Le problème du lien religieux finit par recouvrir celui du lien national : la population rurale semble appartenir à un monde encore dominé par le paganisme, où prolifèrent les pratiques magiques, que nous étudierons plus loin. Le parallèle avec l’Enfer dantesque prend alors tout son sens. Les paysans, tenus à l’écart du monde chrétien, civilisé, moderne, sont dans une situation similaire à celle des hommes de l’Antiquité placés par Dante dans les Limbes, antichambre de l’Enfer, où sont condamnés ceux qui n’ont pas pu bénéficier de la révélation divine. Reste que le monde méridional a été pétri de culture chrétienne, mais l’adversité qui frappe ses habitants réactive l’idée d’un châtiment infligé par Dieu aux hommes et aux femmes du Sud : « Se c’è un vero Dio, perché non mi dà la fortuna di lavorare ? », s’exclame l’un des personnages de Danilo Dolci3. « Stiamo alla volontà di Dio », déclare un autre4. Qu’il s’agisse d’un fatum antique, archaïque, ou de la volonté divine revient au même : ces deux idées ont en commun le fait que le territoire méridional est une réactualisation de l’enfer, qu’il soit païen ou chrétien5. 1 Ibid., p. 187. Ibid., p. 35. 3 DOLCI, op. cit., p. 42. 4 Ibid., p. 112. 5 Le châtiment divin ou le déchaînement du fatum s‟avère d‟ailleurs être aussi bien collectif qu‟individuel. Il transcende les classes sociales, même s‟il prend une infinité d‟apparences. Les tableaux de groupe de Carlo Levi assimile les paysans à des damnés infernaux tandis que les focalisations de Danilo Dolci sur des individualités expriment un destin tragique parmi tant d‟autres, destiné à être vécu jusqu‟au bout ; « Io son rimasto il figlio del peccato di cui nessuno voleva interessarsi » (ibid., p. 116), dit l‟un d‟eux. On se rend alors 2 126 Un rapprochement naturel se fait entre le Mezzogiorno et la conception païenne, antique, des régions infernales. Malaparte rappelle d’ailleurs au cours de ses pérégrinations que le lac d’Averno (en plein cœur de la Campanie) était considéré comme l’une des portes d’entrée vers l’enfer, dans l’imaginaire de l’époque. Une parenté naturelle s’effectuer alors entre un univers mythique révolu et une situation tragique du présent, qui réactualise les peines des damnés en les transposant à la condition des paysans. La répétitivité cyclique des événements, entrevue à travers le problème de la temporalité, rappelle très clairement le mythe de Sisyphe, condamné à pousser éternellement un rocher en haut d’une crête, le voir retomber en contrebas et recommencer cette action indéfiniment. Les gestes quotidiens des paysans et des élites ne sont pas sans lien avec la peine éternelle infligée au personnage antique : I contadini risalivano le strade con i loro animali e rifluivano alle loro case, come ogni sera, con la monotonia di un‟eterna marea, in un loro oscuro, misterioso mondo senza speranza. Gli altri, i signori, li avevo ormai fin troppo conosciuti, e sentivo con ribrezzo il contatto attaccaticcio della assurda tela di ragno della loro vita quotidiana ; polveroso nodo senza mistero, di interessi, di passioni miserabili, di noia, di avida impotenza, e di miseria. Ora, come domani e sempre, ripassando per l‟unica strada del paese, avrei dovuto ancora rivederli sulla piazza, e riascoltare senza fini i loro astiosi lamenti.1 La comparaison entre les paysans et des « dannati »2, des prisonniers infernaux s’explique encore plus clairement à la lueur de ce passage. La vie organique intense qui agite le petit microcosme agit en réalité de façon perverse : chaque individu, quel que soit son âge, son sexe ou son origine sociale doit se plier à une loi invisible, non écrite, qui fait de lui (ou d’elle) un nouveau Sisyphe. Cette condition transparaît dans les attitudes, les gestes, les paroles de ces individus vivant dans un monde déchu, abandonné, brossé en quelques phrases par Carlo Levi dans cet extrait. Malaparte est lui aussi frappé par cette sensation de désertion, d’abandon : L‟antro della Sibilla era cieco e muto, la mia voce si perdeva senza eco giù nel profondo, e invano porgevo l‟orecchio al lieve strepito dei miei passi, [...] sperando mi giungessero lo stormire del grande olmo opaco, sede dei sogni, e il lontani mormorio del fiume infernale. [...] Nessun rumore, nessuna voce saliva dalle viscere della terra. O Sibilla, chiamavo, o vergine Sibilla ! L‟inferno sembrava morto.3 Le Sud ne serait donc pas seulement un territoire où quelque chose aurait pu arriver, mais s’oriente de plus en plus vers un territoire où rien ne peut plus arriver. Tout a disparu : les diverses mutations, métamorphoses ont changé la Campanie que Malaparte avait connu dans son enfance pour jamais. Il n’y a aucun espoir de voir le passé resurgir tel quel, aucun espoir de voir l’espèce d’âge d’or qui hantait les lieux renaître. Piovene n’exagère donc pas lorsqu’il parlait de « fatale declino » du Sud : il n’y a plus aucune raison d’espérer voir les choses changer. Nous sommes donc bien dans un parallèle avec les Limbes dantesques : ceux qui y sont condamnés vivent sans aucun espoir de transcendance venu du compte combien les situation sont similaires d‟une échelle à l‟autre. Chaque partie constitutive du grand tout méridional partage un même destin. Nous développerons plus loin cette idée fondamentale dans la définition de l‟unicité du Sud. 1 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 54-55. Cfr. aussi une pharse comme : « I giorni passavano nella più squallida monotonia, in quel mondo di morte, senza tempo, né amore, né libertà » (p. 137). 2 Ibid., p. 66. Cfr. aussi : « dannati dell‟inferno » (p. 162). 3 MALAPARTE, op. cit., p. 129. 127 divin. L’absence d’espoir est à la source de la résignation des paysans : « C’è nell’aria un più vivo desiderio di evasione, sempre disilluso nella impossibilità della speranza »1. Le désespoir se conjugue au présent, mais surtout au futur. C’est dans cette temporalité à venir que se jour surtout la tragédie méridionale : « L’altra parola che ritorna sempre nei loro discorsi è crai, il cras latino, domani. Tutto che si aspetta, che deve arrivare, che deve essere fatto o mutato, è crai. Ma crai significa mai »2. Le futur est très difficilement lisible : le désespoir se mêle à la conscience de ne jamais voir les choses changer. Il n’y a pas de progrès possible, c’est-à-dire de développement dans une direction donnée : tout doit venir envenimer, ronger une situation déjà compliquée, asphyxiée par des années, si ce n’est des siècles de mécaniques tragiques. Le voyage dans le Sud est donc une immersion dans ce maelström si complexe qu’il en devient indéchiffrable, ce qui n’est pas sans poser de problèmes aux voyageurs (à ce moment-là simples observateurs), mais aussi aux écrivains (au moment de revenir sur cette expérience par la réécriture). Tout est aussi obscur que l’atmosphère méphitique qui se dégage de la vie en huis clos d’un microcosme comme celui de Gagliano. Laissons la parole à un paysan à qui Carlo Levi se présent comme un exilé politique : Anche tu dunque sei soggetto al destino. Anche tu sei qui per il potere di una mala volontà, per un influsso malvagio, portato qua e là per opera ostile di magia. Non importano i motivi che ti hanno spinto, né la politica, né le leggi, né le illusioni della ragione. Non c‟è ragione né cause ed effetti, ma soltanto un cattivo Destino, una Volontà che vuole il male, che è il potere magico delle cose. Lo Stato è una delle forme di questo destino, come il vento che brucia i raccolti e la febbre che ci rode il sangue. La vita non può essere, verso la sorte, che pazienza e destino. A che cosa valgono le parole ? E che cosa si può fare ? Niente.3 Ce que dit le paysan à Levi illustre bien l’impossibilité à définir clairement les responsabilités dans l’état de misère et de désespoir dans lequel le Sud est plongé. Est-ce Dieu, l’État, la force occulte de la magie, ou bien cette « Volonté » abstraite et maléfique ? Impossible de trancher : c’est cette incapacité à donner une réponse précise qui fait tout le prix de cette comparaison naturelle pour les auteurs entre le Mezzogiorno et une vaste scène de théâtre où se joue une tragédie dont le prologue s’est donc vraisemblablement joué bien avant l’arrivée des auteurs dans le Sud et dont la catastrophe apportera la conclusion après leur départ. Tel est en tout cas le drame qui peut être reconstitué bribe par bribe, chaque témoignage apportant une dramatique confirmation des impressions recueillies au fur et à mesure. Il y a finalement peu de différences entre la tragédie grecque et la vision des régions infernales par le christianisme, de la même façon que le sort d’un berger sarde ressemble à celui d’un paysan de Lucanie : malgré les différences de lieux, de temporalités, d’individus concernés, le constat est invariablement le même : le Sud est lancé dans une course à l’abîme dont elle ne semble pas en mesure de sortir. Le pessimisme qui assaille Carlo Levi une fois confronté aux destins individuels des paysans, mais plus largement au destin collectif du Sud, peut donner cette impression. Nous verrons toutefois que ce qui fait le prix de l’expérience méridionale des écrivains du Nord consiste dans leur refus d’esthétiser 1 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 147. Ibid., p. 163. 3 Ibid., p. 69. 2 128 cette confrontation avec une misère tragique, gage d’une transformation possible de ce cadre a priori déterminé une fois pour toutes. Nous constatons également que les auteurs ont accompli un pas de géant dans leur découverte de l’identité du Sud : la noirceur des sentiments qui s’y nichent, du désespoir des paysans à l’avidité des élites, donnent corps à un Mezzogiorno bien éloigné de sa fixité de carte postale. L’immersion dans le réel a donné une autre forme de relief à cet univers : le voilà devenu plus saisissant, peut-être encore plus impressionnant maintenant qu’il est appréhendé d’un point de vue plus politique, sociologique. Le rapprochement de ces hommes du Nord en direction des populations méridionales est l’indice d’un abandon de la superficialité figée qui pouvait fragiliser leur première appréhension de cette réalité. C’est désormais une âme torturée qui s’est révélée à eux. Mais là encore l’ambiguïté perdure : tous les éléments constitutifs du Sud sont imbriqués les uns dans les autres, leur lisibilité est malaisée, l’ensemble demeure hétérogène encore des zones de cohérence apparaissent progressivement. Cette oscillation entre unification et diversité mérite d’être analysée car elle est en mesure de mettre les voyageurs-écrivains sur la piste de l’unicité du Sud dans son ensemble. 129 DE LA CONFUSION À LA FUSION : LES ÉLÉMENTS UNIFICATEURS DU SUD LA DOUBLE NATURE D’UN MONDE UNIQUE EN SON GENRE Passer du plan strictement géographique au plan humain a ouvert pour les voyageurs-écrivains une perspective nouvelle dans leur recherche de l’identité méridionale. Désormais, les voyageurs s’apparentent davantage à des sociologues, possèdent une démarche plus proche de celle d’un historien que de celle d’un esthète. Le fond tragique du fonctionnement social du Sud ne les laisse pas indifférents : le Mezzogiorno a résolument perdu son apparence de carte postale figée pour prendre celle d’un monde dominé par les conflits, bouleversé par l’Histoire, tenu dans une situation socio-politique précaire et bien peu optimiste. Eux-mêmes prennent d’ailleurs conscience du rôle déterminant joué par le Nord, par l’État, dans cette éviction progression du Sud de la communauté nationale. La supposée altérité du Sud, sa différence provient surtout de sa mise à l’écart dont il n’a été en fin de compte que le spectateur : la frontière entre Nord et Sud n’a en rien unifié les deux territoires. Les témoignages des paysans apportés par Levi, complétés par les travaux des méridionalistes, come Pasquale Villari, ou les penseurs, comme Antonio Gramsci, permettent de recréer ce processus historique et social qui a conduit à créer la Lucanie des années 30, emblématiquement décrite et sondée par Levi. Levi va même plus loin en prenant en considération non seulement toute la région mais aussi sa population, reconstituant une généalogie de ces hommes et de ces femmes exclues de la communauté nationale par le pouvoir de l’État et de ses représentants, gravitant autour de lui comme une galaxie. Gramsci s’intéresse d’ailleurs tout particulièrement aux premières démarches politiques et scientifiques portant sur le Sud, mais mises en œuvres par des individus du Nord. Les conclusions du philosophe sarde sont éloquentes : elles révèlent comment une véritable idéologie, un système, s’est cristallisée autour du Sud et de son développement encore précaire au début du XXe siècle. Cette lecture ne voit dans le Mezzogiorno qu’une « palla di piombo che impedisce più rapidi progressi allo sviluppo civile dell’Italia »1 ; elle n’est d’ailleurs que la variante septentrionale du mépris des élites locales pour les paysans. Nous verrons d’ailleurs plus loin en quoi les écrits des auteurs auront tendance à enrayer cette idéologie polémique ; mais nous devons considérer pour l’heure le fait qu’elle s’est également accompagnée de justifications scientifiques, avec l’aide de « la cricca di scrittori della cosidetta scuola positiva »2. Le Sud a alors été taxé de « barbarie », d’« inferiorità biologica »3. Ces accusations portent avant tout sur les composantes de la civilisation méridionale, dont l’opposition flagrante au monde urbain a été l’un des principaux vecteurs du mépris que la culture dominante a eu pour elle. 1 Antonio Gramsci, op. cit., p. 53. Ibid., p. 54. 3 Ibid., p. 94. 2 130 Or, c’est précisément cette culture méridionale, cette civilisation rurale qui intéresse au premier chef les voyageurs-écrivains. Sa mise à l’écart vis-à-vis du Nord la met naturellement sur le devant de la scène, en pleine lumière. Les septentrionaux finissent par se recentrer sur elle, par l’aborder de façon plus frontale, sans aucune volonté de la comparer au Nord, puisqu’il s’agit à présent de démontrer son unicité, et d’interroger les raisons qui pousse la culture dominante du Nord à la mépriser. Cette double intention va conduire les auteurs à s’intéresser à la manière dont les différentes composantes de cette culture méridionale interagissent entre eux : les auteurs recherchent avant tout les vecteurs d’unification de tous ces éléments. Ils possèdent en effet l’intuition que l’exclusion d’une grande partie de la population italienne s’accompagne de la présence d’un rapport au monde particulier, d’un mode original d’existence. Plus que l’essence, les auteurs du Nord se lancent à la recherche de la nature du Sud, une marque repérable de son identité. Cette nature est d’ailleurs d’autant plus intéressante qu’elle est double : Levi parle très clairement d’une « doppia natura »1 à propos des individus qu’il rencontre au cours de son confino. Les oppositions relevées jusqu’ici s’entremêlent dans les composantes du monde méridional. Deux plans se superposent et se manifestent simultanément aux auteurs : le réel se présente à eux mais génère une référence à une autre réalité, cette fois-ci mentale, imaginaire. La force évocatrice des paysages revient progressivement en lumière. Nous en avons la preuve dans l’emploi des nombreuses métaphores des auteurs dont le but est précisément de donner une première approche de cette réalité double. Nous pourrions citer ici les formules de Giuseppe Ungaretti lors de son exploration des environs de Salerne : Che cos‟è quell‟alta rupe che ci appare lastricata fino in cima da campicelli come da un‟elegante geometria ? E perché l‟erba, quasi azzurra su quelle rupe, trascolorisce irrequieta, come da un sottopelle di un tatuaggio a una scorticatura simulata ? Ne vedrò più tardi l‟altra anca, nuda e scabra : è la Punta d‟Agropoli, e, come un canguro, sulla sua pancia, nascondendola al mare, porta la sua città : un‟unica strada che le case fanno stretta, che bruscamente diventa quasi verticale, e ci offre una prospettiva di gente sparsa in moto.2 L’enchaînement des comparaisons dans cette description de la nature n’est pas étonnant : nous avons vu en quoi le territoire méridional était porteur d’une force d’évocation impressionnante. Mais la forme employée est des plus instructives ; comparaison et métaphore n’ont finalement qu’un seul but : définir une réalité en l’abordant sous un angle original puisqu’il s’agit de se servir une image pour en évoquer une autre. Deux réalités sont simultanément associées et représentées, deux plans se superposent. L’enchaînement des métaphores d’Ungaretti pourrait d’ailleurs se poursuivre à l’infini : son Viaggio nel Mezzogiorno est d’ailleurs l’un des ouvrages de notre corpus où l’image a une place aussi déterminante. La réalité méridionale est double : les comparaisons d’Ungaretti ne sont pas un simple artifice littéraire, une simple manière de styliser une description picturale. Bien au contraire, ces comparaisons qui s’imposent à l’esprit du poète indiquent son intuition de la double nature des éléments du Sud, phénomène correspondant dans son fonctionnement à l’idée de compresenza dei tempi. Ce sont ici 1 2 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 102. UNGARETTI, op. cit., p. 10. 131 au moins deux réalités qui cohabitent, fondues ensembles. De sorte que les individus, porteurs de cette double nature, de cette identité dédoublée, gagnent à leur tour le relief que nous avions déjà entrevu dans l’espace. En définitive, les êtres humains ne sont plus décrits mais comme sondés, explorés dans les divers plans de réalité qui les constituent. Reprenons par exemple la description que fait Carlo Levi de sa servante-magicienne, Giulia : Giulia era una donna alta e formosa, con un vitino sottile come quello di un‟anfora, tra il petto e i fianchi robusti. Doveva aver avuto, nella sua gioventù, una specie di barbara e solenne bellezza. Il suo viso era ormai rugoso per gli anni e giallo per la malaria, ma restavano i segni dell‟antica venustà nella sua struttura severa, come nei muri di un tempio classico, che ha perso i marmi che l‟adornavano, ma che conserva intatta la forma e le proporzioni. Sul grande corpo imponente, diritto, spirante una forza animalesca, si ergeva, coperta dal velo, una testa piccola, dall‟ovale allungato. [...] Questo viso aveva un fortissimo carattere arcaico, non nel senso del classico greco, né del romano, ma di un‟antichità più misteriosa e crudele, cresciuta sempre sulla stessa terra, senza rapporti e mistioni con gli uomini, ma legata alla zolla e alle eterne divinità animali. Vi si vedevano una fredda sensualità, una oscura ironia, una crudeltà naturale, una protervia impenetrabile e una passività piena di potenza, che si legavano in un‟espressione insieme, severa, intelligente e malvagia.1 La profondeur que gagne le personnage de Giulia est saisissante. L’art du portrait selon Carlo Levi ne résume pas à une description classique de la dimension physique et morale de l’objet portraituré. À aucun moment, Levi ne fait l’ekphrasis de l’un de ses tableaux ; aucune de ses descriptions n’est unidimensionnelle2. Bien au contraire, les différents plans d’existence que nous évoquions plus haut se retrouvent inclus dans la personne de Giulia : l’arcaico, le monde animal, la divinité, les forces naturelles occultes. Giulia n’apparaît pas au lecteur en trois dimensions, mais bien en une infinité de dimensions intimement liées les unes aux autres, entrecroisées à la manière des tapisseries ouvragées des femmes sardes de Tutto il miele è finito. Mais le tour de force de Levi est de parvenir à dépasser le plan de réalité immédiat pour accéder aux natures cachées qui résident en chaque individu. Un problème de visibilité et de lisibilité se pose en effet dans l’appréhension des différentes natures incluses en chaque élément du monde méridional. Ces secondes natures ne sont pas les plus apparentes : les approches superficielles du Mezzogiorno nous ont montré qu’il était tout à fait possible de négliger cet aspect. Au contraire, les auteurs d’Italie du Nord creusent, approfondissent chaque élément pour y découvrir les différentes dimensions qui le constituent. Reste que la plupart d’entre elles sont invisibles à l’œil nu et nécessitent une application plus importante. Les auteurs doivent développer une autre forme de connaissance, moins immédiate, plus intuitive, de ces natures invisibles, de ces identités cachées. Alberto Savinio y fait fugacement attention lorsqu’il évoque « l’instabile e inquietante suolo 1 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 91-92. La profondeur des portraits de Levi concerne surtout ces quelques personnages emblématiques dont Giulia fait partie ; Giulia est une paysanne, mais elle n‟appartient pas à ces groupes d‟hommes et de femmes indifférenciés, sans identité particulière. Levi la décrit car elle est une personnalité hors du commun, à elle seule un unicuum emblématique de toute cette Lucanie que Levi décrit tout au long de son ouvrage. Elle synthétise une infinité d‟éléments qui sont chacun d‟entre eux développés au fur et à mesure dans l‟ouvrage lévien. Giulia est en quelque sorte un symbole de la singularité de la civilisation paysanne, au même titre que le berger sarde au « viso remoto » de Tutto il miele è finito. 2 132 partenopeo »1. Nous pouvons lire cette référence à l’activité souterraine liée à la proche présence du Vésuve comme un symbole de forces vitales cachées à la vue du sujet, nécessitant de sa part une lecture intuitive. Cette dichotomie du visible et de l’invisible se poursuit au cours du voyage capriote de Savinio, notamment au moment de sa visite de ruines romaines : Il mio passo sonante sui venerabili lastroni della età romana mi avvicinava allo scuro ammasso delle rovine, che con archi di volte sbadiglianti e larghi frammenti di pavimenti a musaico, si propagavano sul versante della collina. Via via che salivo il colle, vaste sale si aprivano davanti a me a fior di terra, e altre sotterranee in cui una volta si celebrava il fosco culto di Mitra. E corridoi stretti e lunghissimi che serpeggiavano tra sala e sala, grandi volte dirute che mostravano le stratificazioni delle pietre e dei mattoni, e una larga rampa a musaico che da questo terribile luogo di rifugio scendeva verso il mare.2 Tout concourt à faire manifester dans cette atmosphère inquiétante « una vita spentasi appena ieri »3. Mais notons que cette vie est avant tout souterraine, qui plus est liée à un culte religieux des plus mystérieux et des plus inquiétants : l’architecture qui est révélée au regard de Savinio en dit long sur sa complexité qui est l’une des meilleures comparaisons possibles avec celle du Sud dans son ensemble. Rien n’est clairement mis en lumière : une part de mystère soustrait nécessairement une partie de cette réalité au sujet qui ne peut dans ces cas-là que décrire objectivement ce qu’il a devant les yeux sans entrer pleinement en contact avec elle. Le labyrinthe est complexe ; il requiert une espèce d’initiation de la part de celui qui l’affronte. Que ces ruines intrigantes soient celles d’un culte religieux renforce encore davantage cette impression. La compréhension de ces phénomènes obscurs nécessite presque de la part du sujet de développer une qualité de médium, si ce n’est de chamane. « C’era un’altra vita, piena di un’oscura potenza impenetrabile » écrit Levi4. Tout l’enjeu réside pour lui, comme pour tous les autres voyageurs septentrionaux, à se mettre au contact, presque physiquement, avec ces forces souterraines qui échappent à leur vue, comme s’ils devaient céder une partie d’eux-mêmes pour y parvenir. Exactement comme dans une initiation rituelle. Il s’agit pour le sujet dans ce cas précis de se dépouiller de la tendance rationnelle à vouloir cloisonner hermétiquement les différents plans d’existence. Leur perception change alors imperceptiblement pour s’orienter sur un territoire bien peu rationnel : la magie. Carlo Levi en a l’étonnante sensation en Lucanie : Alla mia destra, a mezzanotte, scendeva la frana sul burrone rinchiuso fra i monti, che mostravano la loro faccia spelacchiata e brulla : in fondo al burrone, il sentiero, dove vedevo muoversi, non più grandi di formiche, i contadini che andavano e venivano dai campi. La Giulia si meravigliava che io sapessi distinguere, a una tale distanza, i 1 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 16. Ibid., p. 64-65. Ce paysage trouve d‟ailleurs un écho des plus intéressants avec la section La rosa di Pesto du Viaggio nel Mezzogiorno d‟Ungaretti. Cette section s‟ouvre en effet sur un vaste panorama de la zone, dominé par une « successione serpeggiante di valli » (op. cit., p. 27), qui donne l‟impression au lecteur d‟un paysage-dédale en même temps qu‟il rappelle la présence du serpent, sorte d‟animal totémique emblématique de la région. Nous avons dans ces deux extraits un rapprochement assez intéressant entre l‟emblème du serpent, dont les courbes sinueuses créent des formes labyrinthiques, et le paysage du Sud. La Nature est elle aussi décrite en relation avec le monde animal (au travers de l‟un des plus symboliques d‟entre eux) : ce rapprochement donne un fort pouvoir symbolique à la scène en même temps qu‟il pose les base de ce lien fort qui unit le monde naturel (minéral et végétal), le monde humain et le monde animal. 3 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 63. 4 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 60. 2 133 gaglianesi dai forestieri, i contadini dai mercatori ambulanti ; e, per quanto la mia vista fosse buona, non avrei davvero potuto farlo se non per divinazione o per magia.1 La perception nouvelle que Carlo Levi acquiert de l’espace est un indicateur de sa nouvelle façon d’appréhender les liens mystérieux qui relient les êtres à d’autres plans, à d’autres mondes. Quelque chose s’est ajouté, à la manière d’un filtre sur l’objectif d’un appareil photographique. Le sujet est désormais capable de faire des distinctions, c’est-à-dire repérer la singularité de l’objet qu’il contemple, mais également d’approfondir cette singularité pour en déterminer la nature exacte. Or, comme semble vouloir le dire Levi, cette opération dépasse les capacités rationnelles humaines, dépasse même tout entendement. Les frontières posées par la rationalité entre le naturel et le surnaturel s’en trouvent désormais fragilisées puisqu’elles apparaissent comme arbitraires, bien peu légitimes dans ce monde méridional. Nous voyons peu à peu la magie se mettre en lumière : cette dimension du monde méridional n’est pas encore véritablement cernée par les auteurs, mais sa présence investit les objets concernés d’une nouvelle dimension, d’une sorte d’aura : « Le cosa prendevano l’incanto del crepuscolo quando gli oggetti pare risplendano di luce propria, interna, non corrotta »2. Cette impression de Levi rappelle ce que pouvait dire l’anthropologue Ernesto De Martino : « L’occhio manifesta molte cose magiche »3. L’objet (qu’il s’agisse d’un être animé ou inanimé, d’un végétal comme d’un animal) devient donc un outil de médiation avec ces autres univers invisibles à l’œil nu ; ils révèlent un lien de parenté : il s’agit dans cette optique de manifester des liens ambigus, autant physiques que mentaux. Comme nous l’avons dit, les frontières s’abolissent. En réalité, ces frontières sont de pures conventions héritées de la rationalité septentrionale : de telles distinctions n’existent pas dans le Sud. Le naturel embrasse le surnaturel, et, plus surprenant encore, le monde humain et le monde animal ne font plus qu’un. Les animaux sont en effet porteur d’un puissant pouvoir totémique vis-à-vis des hommes. Nous avons vu en quoi le serpent pouvait être porteur d’une dimension symbolique, mais dans d’autres cas, défiant les lois de la raison, homme et animal se retrouvent liés indéfectiblement : Tutto è realmente possibile quaggiù, dove gli antichi idii dei pastori, il caprone e l‟agnello rituale ripercorrono, ogni giorno, le note strade, e non vi è alcun limite sicuro a quelle che è umano verso il mondo misterioso degli animali e dei mostri. Ci sono a Gagliano molti esseri strani, che partecipano di una doppia natura. Una donna, una contadina di mezza età, maritata e con figli, e che non mostrava, a vederla, nulla di particolare, era figlia di una vacca. Così diceva tutto il paese, e lei stessa lo confermava. [...] Nessuna trovava, in questa doppia natura [...] nessuna contraddizione ; e la contadina, che anch‟io conoscevo, viveva, placida e tranquilla come le sue madri, con la sua eredità animalesca.4 Il est bien sûr possible de déceler dans la phrase de Carlo Levi une forme d’humour, si ce n’est d’ironie ; mais cette ironie est surtout dirigée en direction du lecteur septentrional et pas exactement en 1 Ibid., p. 95. Ibid., p. 64. 3 DE MARTINO, Sud e magia, op. cit., p. 133. 4 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 98-99. 2 134 direction de la paysanne de Lucanie et des autres paysans. Ce fait, comme tous les autres phénomènes qui s’en rapprochent sont présentés avec la même neutralité de la part de Levi. Dans le cas de cette paysanne, fille d’une vache, tout comme dans le cas du paysan lycanthrope, Levi ne marque à aucun moment son incrédulité : il semble accepter, tout comme les villageois, que de tels phénomènes aient lieu1. L’extrême objectivité dont il fait preuve n’a bien sur qu’un seul but : brouiller encore davantage les frontières, plonger le lecteur dans cet univers hors du commun où ses limites rationnelles sont amenées à se fragiliser. Levi recrée narrativement cette ambiguïté permanente : il faut accepter, prendre pour argent comptant ces anecdotes qui font basculer la narration, cette retranscription d’une expérience existentielle, dans une atmosphère de légende populaire, où l’on croise tout naturellement des femmes nées d’une humaine et d’une vache, ou des hommes-loups. Mais cette démarche dans la réécriture est mise au service d’une volonté précise : manifester au lecteur, ignorant complètement cette double nature du Sud, en quoi « uomo e animale, uomo e pianta, uomo e natura qui sono più vicini »2. Savinio fait preuve de la même objectivité teintée d’ironie que Carlo Levi : lui aussi semble accepter cette nouvelle grille de lecture, quitte à saper celle imposée par l’idéologie dominante, drastiquement rationnelle. Savinio va peut-être encore plus loin que Levi : ce rapprochement avec l’animalité ne semble pas l’étonner puisqu’il illustre la manière dont les hommes subissent l’influence du type de civilisation ou de culture dans lequel ils vivent : « Nel sud trovo uomini vicini ai ruminanti ; nel nord trovo uomini vicini al torno, alla fresa, alla cinghia di trasmissione »3. Que la personne faisant office de guide touristique à Savinio ressemble à un mouton ne le heurte pas plus que ça : la civilisation particulière au Sud, davantage recentrée sur le monde naturel, a insufflé une partie de son essence aux êtres qui y ont vu le jour, rapprochant physiquement les hommes des animaux. Les êtres ne font finalement qu’être en phase avec ce que Mircea Eliade appelle les « existences antérieures personnelles »4 : une généalogie se recrée, présentée rationnellement même si elle s’accompagne d’une incursion du monde humain dans le mystérieux monde animal, et plus largement ce que Piovene appelle les « oscure forze naturali »5. Le monde humain n’est en rien séparé non seulement de la présence 1 Levi a ici une intention bien différente de celle qui le fait comparer certaines femmes sardes à des « uccelli astuti » dans Tutto il miele è finito (op. cit., p. 51). Dans ce dernier cas, la comparaison sert avant tout à anticiper les deux corneilles que Levi rapportera de son voyage, créant avant même qu‟elles n‟entrent en scène des effets d‟écho à retardement dont le but est de proposer une première idée de la cohérence du microcosme insulaire sarde. Ici, il s‟agit de démontrer la part magique de la vie paysanne de Lucanie, tout en lui conférant une vérité, que lui-même est prêt à partager. Cette démarche n‟est pas uniquement narrative ; elle est bel et bien symbolique, révélatrice d‟une intention d‟écriture, et témoigne du rapprochement engagé en direction du monde rural. 2 SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 43. Savinio se place cependant à un niveau plus général, par rapport à Carlo Levi, qui effectue de son côté une sorte de radiographie de la Lucanie des années 30. Savinio reconstruit de son côté une sorte de vision du monde plus globale, mais qui prend en considération les spécificités du Sud, montrant par la même occasion en quoi cet univers n‟a rien de fondamentalement différent de celui du Nord : cet exemple montre bien en quoi une partie de l‟essence, de la nature d‟un territoire, refuge d‟une activité humaine, investit les êtres qui y vivent. Mais il faut voir dans la démarche de Savinio une volonté de sa part d‟abolir les frontières hermétiques qui séparent les mondes, à un niveau cependant plus général, mais pas abstrait pour autant. « La psiche dell‟uomo si comincia appena ora a scoprirla, a penetrarla. Quando si comincerà a scoprire, a penetrare la pische degli animali ? E qui si tratta addirittura della psiche dei vegetali ! » (p. 42) Mais ne telle réflexion ne pouvait pas rêver trouver meilleur illustration dans un territoire autre que le Mezzogiorno. 3 Ibid., p. 43. 4 Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963 [1988], p. 153. 5 PIOVENE, op. cit., p. 440. Il est également capital, en plus des forces naturelles, de préciser dès maintenant l‟importance des forces surnaturelles, au travers de leur présence, avant même de développer la question de leur rôle dans la culture méridionale. Cette présence selon Savinio, est permanente : « Queste piazze delle città meridionali [sono] deserte in apparenza ma popolate in effetti nonché di fanstasmi nudi, ma una innumerabile quantità di invisibili cose » (Diario calabrese, op. cit., p. 35). Certaines fêtes populaires partent de l‟idée selon laquelle la frontière entre le monde des morts et le monde des vivants s‟abolit le temps d‟une journée 135 du monde surnaturel et animal, mais ce dernier possède une influence réelle sur l’univers des hommes. Dans la « solitudine abitata dagli spiriti e dagli animali »1 du village de Gagliano, les hommes prennent des ressemblances frappantes avec les animaux, et réciproquement : pour beaucoup de personnes du village, Barone, le chien de Carlo Levi est pourvu d’ « occhi umani »2. Il y a en tous les cas une très forte affinité entre ces univers. Comme le dit l’un des personnages de Danilo Dolci : « Mi capisco assai più con le vacche, con le pecore, con le capre che con i cristiani »3. Nous sommes bien là au cœur de ce que Pavese appelle « l’oscura antichità contadina »4 ; les modalités de ces rapprochement sont désormais un peu éclaircies mais leur fonction dans l’univers méridional reste encore à préciser. Quelle est la conséquence de ces multiples interpolations entre des éléments appartenant à des mondes diamétralement opposés ? Quelle signification les auteurs du Nord tirent-ils de ces entrecroisements entre le monde animal et le monde humain ? Nous avons déjà apporté quelques éléments de réponse à cette question, en voyant notamment comment les écrivains septentrionaux réussissaient à entretenir, même dans un domaine humain, les atmosphères fantastiques qui avaient été inspirées par la réflexion sur l’espace et le temps. Ces mélanges hors du commun sont également une prolongation de l’esthétique baroque représentée dans le Sud, mais ce n’est toutefois pas là l’élément le plus déterminant. En effet, le sujet a commencé à avoir l’intuition d’une signification cachée à ces rapprochements, allant de pair avec la double nature que différentes observations avaient permis de déterminer. De la même manière qu’une nouvelle grille d’analyse a dû se superposer à celle dont le sujet disposait déjà, les phénomènes porteurs d’une double nature finissent par révéler une manière autre de lire, de ressentir toute partie du réel. Carlo Levi revient longuement sur cette idée : Tutto, per i contadini, ha un doppio senso. La donna-vacca, l‟uomo-lupo, il Barone-leone, la capra-diavolo non sono che immagini particolarmente fissate e rilevanti ; ma ogni persona, ogni albero, ogni animale, ogni oggetto, ogni parola partecipa di questa ambiguità. La ragione soltanto ha un senso univoco, e come lei, la religione e la storia. Ma il senso dell‟esistenza, come quello dell‟arte e del linguaggio e dell‟amore, è molteplice, all‟infinito.5 Les principes rationnels voient donc leur emprise mise en échec une nouvelle fois. Carlo Levi vient le confirmer. La nécessité d’adopter une vision dédoublée sort renforcée : une nouvelle route se trace devant l’écrivain-voyageur, devant dépasser le bouleversement de ses repères pour en adopter, simultanément, d’autres, en contradiction avec les précédents. Une grille de lecture est mise en crise mais une autre se crée, prend tournure. Au-delà du sens moral que revêt cette citation lévienne, nous pouvons d’ores et déjà estimer que l’éthique nouvelle qui doit accompagner l’analyse de tout phénomène a surtout ; dans le Sud, à entendre Savinio, cette double présence est continuelle, preuve de cet entremêlement réel des plans d‟existence, générant un mystérieux effet de profondeur et de mystère. 1 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 135. 2 Ibid., p. 100. Il est à noter que Barone lui-même possède une sorte d‟affinité généalogique avec d‟autres animaux peuplant les terres de Lucanie, à savoir les loups, « amici antichissimi » (p. 183). Filiation ou cousinage : tous les liens de ressemblance et de parenté possibles sont exploités dans le Sud. Tous révèlent des liens forts (nous pouvons même dire que cette généalogie est l‟une des premières formes de cohésion du Sud), illustrent cette double nature dont de nombreux êtres sont doués. 3 DOLCI, op. cit., p. 27. 4 PAVESE, La collana viola, op. cit., p. 24. 5 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 102. 136 but de montrer l’ambiguïté de tout le réel méridional. Levi se sert directement du mot qui a tant de fois été cité jusqu’à présent. Mais il n’est pas encore temps de la résoudre, de l’expliciter. Toutefois, ce jugement nous indique que le sujet de « l’épreuve du Sud » soit considérer chaque manifestation du réel selon deux plans d’analyse fondus l’un dans l’autre : objectif et subjectif, ou plus exactement littéral et symbolique, si ce n’est allégorique. Le monde méridional apparaît en effet rempli de symboles : nous avons vu précédemment que le serpent, animal totémique, pouvait être rattaché à cette idée. Plus largement, tout élément est naturellement porteur d’une dimension symbolique, comme l’explique Carlo Levi : « In questi paesi, i nomi significano qualcosa : c’è in loro un potere magico ; una parola non è mai una convenzione o un fiato di vento, ma una realtà, una cosa che agisce »1. Le relief gagne une consistance inédite : chaque élément est en soi porteur d’une signification particulière, que le sujet doit être en mesure d’approfondir. Cette double réalité, ce lien indissociable entre un objet et sa signification : la légitimité de l’esthétisme des premiers voyageurs du Sud est complètement contredite par cette nouvelle façon de concevoir la réalité méridionale. Se placer à niveau d’analyse superficiel, s’émouvoir de la forme et non du fond oblitère une dimension infiniment riche d’enseignements. Le réel est privé dramatiquement de son mystère. Comme nous venons de le voir, les multiples chassés-croisés qui interviennent entre les différents mondes vivants en compresenza dans le Sud apportent la preuve de l’existence d’une vie organique autrement plus intense que ne pouvait le laisser penser la « secolare immobilità pastorale »2. Cette vie effervescente qui anime les individus du Mezzogiorno ne la contredit pas pour autant ; elles fonctionnent au contraire de façon complémentaire. Nous comprenons que l’incompréhension de cette double dimension a conduit au contresens dramatiques qui ont conduit à isoler le Sud du reste de la communauté nationale. L’archaïsme, la présence du surnaturel, ne renvoie pas à une absence de signification : bien au contraire, l’arcaico, tout comme la proximité avec le monde animal est l’une des preuves tangibles de la présence d’une signification cachée derrière chaque élément d’un réel aux multiples visages ; dans le même temps, la généralisation de ce phénomène à de nombreuses régions méridionales donne au sujet une première idée, une intuition de l’unité qui sous-tend la réalité plurielle du Sud, à la manière de la double nature. Nous trouvons là la définition d’une nouvelle éthique dans la manière d’aborder la région ; les réflexions des auteurs prouvent qu’elle a été pleinement assimilée. La révélation du mystère qui entoure la double nature des éléments donne une indication claire de leur abandon de la superficialité : tout est désormais en mesure de les intriguer, d’attirer à coup sûr leur attention. Reste que ce mystère est loin d’être éclairci : il est davantage mis en lumière seulement. Le changement de grille d’analyse a modifié la perception du sujet, a laissé apparaître une zone d’ombre, indiquant certes l’existence d’un secret, mais cachant sévèrement son accès. Ce dernier point n’aura d’ailleurs de cesse de hanter tous ces récits de voyage ; nous y consacrerons d’ailleurs un développement 1 2 Ibid., p. 101. LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 37. 137 à la fin de cette étude. Il faut toutefois préciser que la révélation de multiples modes d’existence dans le Sud n’a pas aidé les auteurs à trouver immédiatement une forme de cohérence dans cet univers pluriel. Au contraire, tout a été profondément complexifié. La vie organique, mise en lumière précédemment est agitée d’une effervescence confinant jusqu’à l’illisibilité. Il y a, pour reprendre la formule d’Ungaretti « un passare continuo da una forma all’altra »1. Comment trouver de la cohérence à une réalité double, et qui plus animée de changements multiples, si ce n’est incohérents ? Le sujet doit à présent se demander si cette agitation ne lui fait pas courir le risque de perdre la trace de la cohérence inhérente au monde méridional. SYNCRÉTISME MÉRIDIONAL. L’ADDITION DES DIFFÉRENCES Le sujet se confronte progressivement à un problème des plus délicats à appréhender : le mélange des temporalités, des espaces, des plans d’existence, des individus ne nuit-il pas à la véritable compréhension de l’univers méridional ? Est-ce que la compresenza ne risque pas de devenir une alliée paradoxale, révélant d’un côté une richesse inouïe, des passerelles jusqu’ici cachées mais finissant par créer des zones d’ombre encore plus obscures, encore plus difficiles à percer ? Un nouveau couple antithétique semble progressivement se former, entre cette nouvelle mise en lumière et ce redimensionnement d’une obscurité encore plus mystérieuse car investie de forces occultes dont le sujet ne sait pour ainsi dire rien ? Nous avons vu que ses repères étaient une nouvelle fois bouleversés : une grille d’analyse trop arbitraire avoue son impuissance à lire certaines manifestations qui excèdent ses capacités tandis qu’une autre s’impose, tout en lui faisant manier des critères pour l’heure peu compréhensibles. Cette hésitation conduit en fin de compte le sujet à s’interroger sur la lisibilité de ces interpolations de signes contradictoires. Est-il désormais encore possible de parler d’unité du Sud, d’unification de l’univers méridional alors que chaque élément se voit pourvu d’une charge symbolique particulière ? Ces constituantes du monde méridional gagnent une signification (autant dire une importance, un poids) totalement inédite, mais ne sont peut-être pas en mesure de les faire comprendre à un sujet dont la position s’oriente à nouveau vers l’extériorité : comment faire corps avec un objet rendu encore plus complexe que précédemment ? Il est à présent nécessaire de mesurer l’ampleur de cette ambiguïté, de reparcourir son enracinement pour mettre en lumière la façon dont les vecteurs d’unification du monde méridional vont apparaître malgré ces postulats contradictoires. Le sujet est désormais conscient que le Sud ne peut plus seulement être abordé au travers de ce qui s’impose en plein lumière, vu l’importante part d’ombre que chaque objet projette au-delà de luimême. Chacune de ces ombres prolonge sa signification, contraignant le sujet à ne procéder que par approximations successives, par tâtonnements : au début de son expérience en Lucanie, Levi s’avoue 1 UNGARETTI, op. cit., p. 31. 138 incapable de percer frontalement et immédiatement le mystère de ce qu’il appelle tour à tour « l’indeterminata antichità di un mondo animalesco »1 ou bien encore « un’altra vita, piena di un’oscura potenza impenetrabile »2. Levi ne peut qu’ici avouer en creux son impuissance momentanée à porter un éclairage sur ces termes concepts au demeurant très vagues, plus allusifs que véritablement précis. Levi a au moins le mérite d’illustrer ces concepts, à travers des exemples, décrits avec le plus d’acuité possible : c’est là le rôle de l’histoire de la femme-vache, ou de l’homme-loup, figures emblématiques du Cristo dans la mesure où ils incarnent la part la plus mystérieuse de la culture paysanne. Levi tente donc de proposer une sorte de moyen terme, partant de « l’incapacité humaine à exprimer le ganz andere »3, commune à tous les écrivains du Nord. Ces exemples appartiennent au monde de la légende populaire (il s’agit là bien la du ganz andere : le rationnel fait une brusque incursion dans le surnaturel ; une autre nature s’exprime) ; ils sont pourtant présentés comme pleinement actuels, parfaitement réels. Carlo Levi préfère donc dérouter le lecteur, en le faisant entrer de plain pied dans cette ambiguïté, sans pour autant la résoudre : il s’agit bien là d’une solution de moyen terme. Le problème de la lisibilité de ces phénomènes reste entier, d’autant qu’ils se démultiplient à l’échelle de l’ensemble du Mezzogiorno, voire à l’échelle d’une seule région : Piovene insiste sur « l’immensa varietà della Sicilia »4. Il ne faut cependant pas croire que le Sud ne se borne qu’à être une accumulation d’ambiguïtés, de contradictions et de conflits disséminés sur une vaste surface géographique. Il est au contraire la somme d’une infinité de particularités. Le problème de la double nature n’est finalement que l’aspect impressionnant d’une partie des éléments constitutifs du Sud, affichant une ambiguïté particulièrement saisissante, que les auteurs auront d’ailleurs à cœur d’expliciter par d’autres moyens, notamment en consacrant une large partie de leurs écrits à la question des pratiques magiques et du rôle du surnaturel dans le monde méridional. Il faut avant cela revenir peut-être à une approche plus globale de la question de la multiplicité, qui semble être une forme d’obstacle à l’unification conceptuelle du Sud. Le couple antithétique formé par l’association du naturel et du surnaturel n’est finalement qu’une variante d’un couple plus général, plus abstrait, constitué de la variété et de l’unité. Le sujet se retrouve confronté à la question de savoir comment se définissent exactement les liens qui transforment cette diversité, cette variété en unité. Une image de notre corpus est récurrente : celle de la mosaïque ; c’est l’une des principales comparaisons établies pour donner une idée de la complexité de la situation méridionale ; il ne s’agit toutefois pas de mettre en évidence des disparités, mais tout simplement de donner à penser que les nuances sont presque infinies dans un territoire aussi vaste que le Sud. Cette variété, cette profusion se situent principalement au niveau d’une seule et même région. Piovene écrit par exemple à propos de la région des Pouilles : 1 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 60. Ibid. 3 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 16. 4 PIOVENE, op. cit., p. 622. 2 139 I componenti della vita di Bari sono molti e contraddittori. Tutta la Puglia è un mosaico di razze ed un miscuglio di linguaggi, ed il colore locale è scarso anche perché colori locali diversi si sono eliminati a vicenda. Se v‟è un animo orientale in Bari, esso rimane avviluppato in uno spesso involucro che si direbbe derivato dal Nord. Bari smentisce i luoghi comuni sul Mezzogiorno.1 La synthèse effectuée par Guido Piovene marque bien l’ambiguïté qui s’empare de ces espaces où les nuances sont multiples. Il devient presque humainement impossible de trouver une cohésion dans toutes ces contradictions apparentes. Piovene va même plus loin : il se demande s’il est encore possible de trouver une forme de singularité dans ces mélanges d’éléments hétéroclites. Il manque pour ainsi dire un fil conducteur capable de relier tous les éléments entre eux ; s’il en existe un, il n’est du moins pas repérable immédiatement. Nous trouvons là le paradoxe de la variété, sa problématique est poussée jusqu’à son paroxysme par Piovene : la variété finit par s’annuler, sans même conduire à l’émergence d’une forme d’unification. Tout se perd mais rien ne se crée vraiment : la ville de Bari offrirait au regard une sorte de neutralité, une absence de singularité, une illisibilité par défaut : il n’y aurait plus rien à creuser, à approfondir. Ce cas extrême pose déjà la base de la question du syncrétisme que nous développerons plus bas, en même temps qu’il confirme les remarques faites sur l’énergie vitale permanente qui innerve chaque élément, l’amenant à changer de forme en permanence. Dans le grand tout du Mezzogiorno, chaque partie, apportant sa propre nuance, est elle aussi soumise au nuancement : « Anche i dialetti mutano », révèle Piovene2. Le Sud s’apparente alors à un vaste kaléidoscope, dont chaque partie, investie d’une énergie vitale effrénée, voit sa forme se transformer, sans que son fond, sa signification ne soit cependant altérée. De telles animations conduisent d’ailleurs le même Piovene a conclure sur la singularité de villes comme celle de Naples, basée sur cette activité effervescente continue, sur ce mélange perpétuel : « È una città più ricca, con più imprevisti, più riserve e più varietà di pensieri »3. Il y a dans Naples la même qualité que l’île de Capri : ces zones humaines sont capables de se constituer pleinement comme des « microcosmi a sé »4, en dépit de leurs contradictions et de leur variété. Elles vont même jusqu’à pouvoir être mises en parallèle avec le reste de l’Italie : L‟Italia non è fatta di blocchi uniformi ma è frammentata e mescolata, quasi in un labirinto di specchi dalle infinite rifrazioni.5 Le parallèle qu’il est possible de faire entre la diversité au niveau régional et celle qui existe au niveau national n’est pas sans intérêt. Surtout quand Piovene choisit de confronter deux univers que l’on renvoie dos à dos, que l’on prétend séparés alors qu’ils possèdent finalement un point commun non dénué d’intérêt : le Mezzogiorno, tout comme une structure politique de plus ample envergure (à savoir un 1 Ibid., p. 768. Ibid., p. 488. 3 Ibid., p. 454. 4 Ibid., p. 462. 5 Ibid., p. 790. 2 140 pays), possède une richesse humaine, culturelle, qui transcende le problème de l’unification des différentes nuances. Tout comme Piovene, Levi s’avoue émerveillé par la cohabitation au sein d’un même espace de cette infinité de nuances : « Come la realtà è molteplice ; come, in ogni cosa, in ciascuno di noi, coesistono tempi diversi e lontanissimi »1. La compresenza semble donc en mesure d’apporter des éléments unificateurs, de fournir une cohérence à ce qui n’en a a priori pas. L’arcaico peut apporter de telles avancées : il devient une sorte de fond irréductible dont l’objet est investi, lui permettant de garder toute sa signification en dépit de sa mise en regard avec l’actualité du présent. Il faut à présent revenir sur une tendance particulièrement développée dans le Sud : le syncrétisme. Les infinies nuances qui peuvent cohabiter au sein d’une même espace, de taille réduite comme de plus large importance, finissent inévitablement par se fondre, par le biais d’un processus syncrétique qui parvient à les harmoniser du mieux possible. Si une difficulté de lecture de l’ensemble se fait alors jour, c’est qu’elle est liée à cette association d’éléments disparates. Il n’en demeure pas moins vrai que le syncrétisme devient une expression de la singularité du Sud, offrant au sujet la découverte d’un type de culture des plus originaux. Il ressort des récits de voyage de nos auteurs que le syncrétisme est la forme privilégiée employée par la culture du Sud. Nous avons vu plus haut, dans l’analyse de l’espace, que les influences extérieures avaient été nombreuses. Aussi loin que l’histoire et l’archéologie permettent de remonter, le Sud a toujours porté la trace du passage sur ses terres de différents peuples, au cours de l’Antiquité comme au cours de l’ère chrétienne. Les peuples de l’Antiquité ont disparu, les influences plus contemporaines se sont mélangées les unes aux autres, mais leur influence culturelle ne saurait être démentie, au regard du monde culturel méridional. Le passage des envahisseurs extérieurs, qu’ils soient grecs ou romains, est parvenu, par le biais des ruines archéologiques, jusqu’à l’époque des auteurs d’Italie du Nord : il suffit de voir la manière dont le souvenir d’empereurs comme Auguste ou Tibère hante l’île de Capri, décrite par Savinio. Le cours du temps, si destructeur soit-il, n’a aucune prise sur cet héritage historique, toujours émouvant, semble vouloir dire Savinio en écrivant : Il pavimento della mia camera, come i pavimenti di tutte le case capresi, è di bel musaico lustro, festoso, variopinto. Anche in ciò si continua il nostalgico ricordo di Pompei. La faretra di Eros, carica e minacciosa, domina dal mezzo del soffitto. [...] Giro [...] la chiavetta dell‟interruttore, e su dal subitaneo cuore del buio sorge davanti a me la maestosa figura di Ottavio Cesare Augusto.2 Au-delà de l’apparition fantomatique d’Auguste, à mettre au compte de la manière ironique qu’a Savinio de faire de son expérience capriote un pastiche de récit de voyage classique, une continuité historique parvient timidement à se recréer, expliquant l’impression de dépaysement commune à tous 1 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 92. Ce même Levi avoue dans le même ouvrage sa fascination pour les « infinite variazioni » (p. 67) manifestées dans la poésie populaire sardes. Les veillées au cours desquelles ces poésies sont déclamées permettent de dire « ogni sorta di poesia popolare, antica e tradizionale, e nuova e improvvisata » (p. 68). Cette association de différents styles se fait sans heurts : il y a là comme un symbole de la manière syncrétique dont fonctionne le Sud, unifiant toujours des éléments (qu‟il s‟agisse de styles architecturaux, des influences historiques, des cultures) en apparence inconciliables. 2 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 44-45. 141 nos auteurs. Le passé n’est donc en aucune manière détruit, recouvert par le présent jusqu’à en devenir complètement invisible, ou survivant à la rigueur à l’état de ruines. Bien au contraire, chaque trace historique a été intégrée à l’environnement, qu’elle provienne des Grecs de l’Antiquité, des Normands, des Arabes ou des Espagnols, pour citer quelques-unes des influences extérieures qu’a connu la Sicile au cours de son histoire. Comme nous allons le voir, de nombreux domaines culturels mettent en évidence une forme de confusion de différentes époques historiques, de différents styles. L’imaginaire baroque, fondé en grande partie sur l’art du mélange des styles, n’est décidément pas loin. De la même manière que différentes langues pouvaient être parlées simultanément sur la scène des théâtres baroques, de nombreuses époques historiques, de nombreuses cultures européennes trouvent une place dans la culture méridionale dans son ensemble. Le syncrétisme culturel peut être considéré comme le pendant de l’arcaico rural. De la même manière qu’un objet pouvait survivre au passage du temps par une permanence du passé, une réactualisation perpétuelle, le processus syncrétique du Sud assimile les différentes époques historiques en préservant la visibilité de chacune d’entre elles dans l’espace. Le présent porte toujours en lui des influences plurielles, du fait qu’il est parvenu à les assimiler, à les confondre, à leur donner une véritable unité. D’où les paysages chargés d’histoire que décrit Piovene : Sul Gargàno si accavallarono, lasciando ciascuna un deposito, genti diverse di passaggio. Le preistoria, la Grecia, Roma e il Medio Evo vi lasciarono i loro segni, non tutti ancora messi in luce. Nelle Tremiti, belle e poco note, secondo la leggenda fu sepolto Diomede. Il santuario di Monte Sant‟Angelo fu il più famoso nel Medio Evo. Mitologia pagana, magìa, devozione cristiana si confuseroin modo prossoché inestricabile.1 Impossible de séparer un élément d’un autre, comme le dit Piovene. Il s’agit là de l’une des caractéristiques les plus marquantes de ces opérations syncrétiques : le processus d’assimilation mis en place réussit à englober, à confondre des époques très éloignées les unes des autres. S’il y assimilation, c’est que des éléments en opposition ont été transformés, ont perdu une partie de leur identité, de leur complétude afin d’être identifiés, c’est-à-dire rendus plus proches, plus ressemblants. L’Antiquité grécoromaine est rapprochée du Moyen-Âge tandis que le polythéisme païen est confondu avec le monothéisme chrétien. Nous trouvons dans ce dernier exemple l’un des phénomènes les plus intéressants de cette unification de la variété par le mélange, la confusion. Le Sud réussit une sorte de transmutation impossible entre deux conceptions fondamentalement différentes de la religion : les pratiques païennes et le dogme chrétien. Cette opération a de quoi surprendre : la religion chrétienne est assimilée, tout comme l’État ou l’Histoire, à ces formes culturelles dominantes qui sont imposées verticalement à l’espace où elles doivent s’enraciner. Mais c’est ici l’inverse qui se produit. Le milieu dans lequel s’épanouit la culture chrétienne a dû composer avec les pratiques existantes, générant l’une des assimilations les plus déroutantes qui soient. Ce syncrétisme religieux hors du commun ne laisse pas de frapper les auteurs. Levi y est particulièrement sensible : 1 PIOVENE, op. cit., p. 760-761. 142 Il pomeriggio, dopo le ore del caldo, cominciò la processione. [...] Su un baldacchino retto da due lunghe stanghe, portato a turno da una dozzina di uomini, veniva la Madonna. Era una povera Madonna di cartapesta dipinta, una copia modesta della celebre e potentisima Madonna di Viggiano, e aveva, come quella, il viso nero : era tutta coperta di abiti di gala, di collane e di braccialetti. [...] al passaggio della processione, scoppiava con fragore, una doppia fila di mortaretti, disposti lungo la strada. [...] In questo chiasso di battaglia non si vedeva, negli occhi delle persone, felicità o estasi religiosa, ma una specie di follia, una pagana smoderatezza, e come uno stordimento a cui si lasciavano andare. [...] La Madonna dal viso, tra il grano e gli animali, gli spari e le trombe, non era la pietosa Madre di Dio, ma una divinità sotterranea, nera delle ombre del grembo della terra, una Persefone contadina, una dea infernale delle messi.1 Tout ce que décrit Levi, à la manière d’un anthropologue comme Ernesto De Martino, n’est que l’illustration de la manière dont les rites chrétiens ont trouvé des points de confluence avec les cérémonies païennes, et pas seulement les cérémonies rurales populaires. Levi remonte à dessein aux fêtes célébrées par les peuples de l’Antiquité, de la même manière de que les fêtes lupercales s’invitaient dans le Carnaval paysan. Le rapprochement avec la religiosité païenne permet d’accentuer l’effet de contraste entre deux conceptions radicalement différentes du sacré : la chrétienté est enrichie d’une forte nuance païenne ; les deux entretiennent une « convivenza »2, dans la mesure où elle se sont toutes deux assimilées : la culture chrétienne, pourtant dominante, s’est intégrée dans les pratiques religieuses traditionnelles, particulièrement sensibles à la force des divinités dont le pouvoir s’étend sur la vie rurale. La divinité permet de dépasser l’antithèse, de réconcilier les opposés : le résultat obtenu déroute profondément mais renseigne sur la manière dont le Sud réussit tout de même à s’approprier les influences extérieures : l’expérience religieuse en est la preuve. C’est la première conclusion que nous pouvons tirer, avant de revenir sur ce point pour interroger le rapport du Sud avec le sacré. Le constat qu’il est possible de faire d’ores et déjà est qu’une culture dominante comme peut l’être la culture chrétienne, est irrésistiblement amenée à se transformer au contact de la pratique locale, populaire de la religion : les incohérences sont en fin de compte neutralisées puisqu’elles se trouvent fondues dans une même expression de la foi en la divinité. La Madone de Viggiano incarne elle aussi l’arcaico : elle rappelle à la fois le culte catholique (elle est en ce sens actuelle) mais elle porte aussi cette trace du passé, qui en fait tour à tour équivalent de Perséphone ou de toute déesse des récoltes. L’essence syncrétique de cet univers est ici clairement repérable, marquante au plus haut point et s’impose comme l’une des réussites les plus flagrantes de ces processus d’assimilation d’éléments pourtant contradictoires, ou du moins peu aisément conciliables a priori. Une grande partie de l’identité du Sud est ainsi dévoilée au sujet : elle adopte une infinité de visages, parfois associés en couples antithétiques (nous venons de le voir dans l’opposition du païen et du chrétien), mais tous sont fondus ensemble, créant l’impression de se trouver face à une gigantesque mosaïque dont le fond par d’une volonté de synchroniser, de mélanger par l’assimilation de la diversité. Toute l’ambivalence de l’idée de confusion est là : impossible d’empêcher l’oscillation entre l’harmonie et l’illisibilité. Bruno 1 2 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 103-104. PIOVENE, op. cit., p. 661. 143 Arpaia, dans son article Esperienza e memoria, n’hésite pas à faire du syncrétisme l’essence même du fonctionnement de l’univers méridional : Abbiamo una cultura sincretica, meticcia, che affonda le radici più recenti nella tradizione ispanica, nel barocco spagnolo. Siamo un calderone in cui è difficile distinguere ciò che è greco da ciò che è romano, gli elementi normanni, svevi, angioini, aragonesi, da quelli strettamente spagnoli, austriaci, francesi, tedeschi, americani. 1 L’énumération de ces différentes influences permet à elle seule de reparcourir plusieurs siècles d’histoire méridionale ; simultanément, elle montre en quoi le Sud a été un lieu de passage, un territoire où des présences étrangères ont laissé des traces profondes, sans cesse renouvelées, mais additionnées les unes aux autres. La singularité méridionale, les éléments qui fondent son originalité ont su résister au poids écrasant de ces dominations culturelles ; le Sud a acquis le moyen d’humaniser un réseau de valeurs, de formes, de cultures. Ces différents ensembles ont ainsi perdu leur part d’extériorité, d’étrangeté, pour devenir mieux appréhendables ; ils ont été comme acclimatés à ce milieu hors du commun, sous l’influence de la praxis locale : La Sardegna non è tra le nostre regioni più ricche d‟arte, ma i suoi monumenti traggono una speciale suggestione dall‟ambiente. Certe forme stilistiche, conosciute altrove, sembrano qui trasformate dal loro rapporto con la natura inconsueta.2 Les résultats produits par ces mises en rapport d’une culture extérieure au Sud avec son milieu particulier sont saisissants, comme le bref regard à l’expérience religieuse l’a montré. Nous ne nous trouvons pas face à un monstrum à proprement parler mais bien façon à des modes radicalement originaux d’assimiler une influence extérieure : l’identité du Sud ne disparaît pas derrière ces cultures ; aucune d’entre elles ne se substitue, ne remplace définitivement la culture existante, mais devient façonné jusqu’à pouvoir s’intégrer durablement. « In una misura o nell’altra la società meridionale ha partecipato al movimento della civiltà cristiana e della civilità moderna », estime Savinio3. Un partage s’opère, un mouvement de réciprocité prend tournure : chaque élément sort transformé, même s’il doit accepter de perdre une partie de son intégrité, comme c’était le cas pour la statue sarde déformée chez Carlo Levi : « Le sfumature specificamente popolari o addirittura « meridionali » del cattolicesimo si vanno in parte dissolvendo e in parte attenuando e sublimando », rappelle à ce propos De Martino4 ; de tels aléas sont révélateurs de cette activité syncrétique intense, dont les résultats sont imprévisibles. Toutefois le Sud met ainsi en œuvre une liberté, en dépit des conséquences parfois néfastes du processus syncrétique, manifeste clairement sa volonté d’autonomie (nous développerons ce concept plus loin), même au travers des influences extérieures. 1 In Narrare il Sud, op. cit., p. 25. PIOVENE, op. cit., p. 713. 3 SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 127. 4 DE MARTINO, Sud e magia, Milan, Feltrinelli, 1959 [2002], p. 128. 2 144 Signalons toutefois pour être tout à fait complet que ce syncrétisme réussi a des limites : l’autoritarisme de l’État ne s’accorde pas avec cette conception particulière au Sud ; il s’agit d’ailleurs de l’une des origines de l’hostilité de la population locale envers cette forme de pensée dominante, qui s’impose sans se transmuter afin de prendre forme plus humaine, plus adaptée à la situation du Sud. Une conciliation est nécessaire ; nous le constaterons par la suite. Car la juxtaposition, le rapport frontal de deux éléments disparates ne font qu’accuser les contrastes ; une lumière crue est jetée violemment sur les éléments qui n’ont pas subi l’opération d’assimilation. La ville sarde de Carbonia en offre la triste illustration : Carbonia è un‟isola di terra dentro l‟isola di Sardegna, un inserto moderno in quelle rituali immutabili pergamene ; con tutti i drammi,le tragedie, le assurdità, gli orrori, le battaglie, i dolori, le contraddizioni dell‟oggi [...] Dopo aver corso per chilometri a perdita di vista nella piana senz‟alberi e senza persone, si entra, a un tratto, in una città artificiale, come nata da una mente astratta, disumana e pretenziosa. Case tutte dello stesso stile, squallide di mancanza di fantasia, dalle gerarchie predeterminate e imposte da una ambizione pianificatrice e paterna, ignorante e paurosa della libertà [...] ; un misto di falsi ideali romani e di città della Prateria e della Frontiera. 1 La ville est l’un des angles morts les plus représentatifs sur ce territoire méridional où le syncrétisme, où l’humanisation de l’extérieur fait force de loi. Certains éléments peinent à trouver leur place, comme Don Trajella, le curé à forte personnalité de Gagliano (« Una pecora nera e malata in un gregge di lupi » dit de lui Carlo Levi2), et d’autres sont mal interprétés : le roi Carlo Felice, roi de Sardaigne (1765-1831), dont la représentation sculpturale se trouve au cœur de la ville de Cagliari « viene ancora scambiato […] per una immagine sacra dai pastori e dalle donne della montagna, che gli si inginocchiano quando scendono a vendere la lana e i formaggi o a fare compere »3. Ce qui peut prêter à sourire est résolument tragique dans le cas de la ville de Carbonia : l’hégémonie de la culture dominante, ultra-moderne, ne connaît pas dans ce cas de contestation, n’offre en aucune façon l’idée d’une possible conciliation ou humanisation par un rapprochement avec les conceptions spatiales et temporelles du Sud. Les rapports entre diversité et unité sont donc particulièrement exacerbés dans le Sud. Ayant été au cours de son histoire un lieu de confluence entre diverses cultures méditerranéennes et européennes, le Mezzogiorno offre une nouvelle fois un visage original. La multiplicité des influences est une donnée indéniable de la réalité méridionale dans son ensemble. Ses frontières abritent une infinité de nuances, dont l’additionnement confine parfois à l’illisibilité. Trouver une cohérence dans cette multiplicité n’en parait que plus inconcevable. Le sujet se retrouve donc confronté une nouvelle fois à une menace 1 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 53. LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 36. « Di tutte le antiche passioni, una sola era rimasta, e aveva preso il carattere della fissazione : il rancore », ajoute également Levi. Cette fixité de Don Trajella, ce refus farouche de s‟harmoniser, d‟entrer en symbiose avec l‟espace et les hommes qui l‟entourent est assez symptomatique de ces échecs du syncrétisme : son identité est mise en péril, il refuse catégoriquement la conciliation. Paradoxalement, ce personnage est en fin de compte le meilleur équivalent humain de ce que vit le Sud : quelle réaction développer face à ce qui est imposé de l‟extérieur, comment réagir à ces influences ? Toutes ces questions sont posées par celui qui sera au final destitué de ses fonctions (sous l‟impulsion autoritaire du podestat), faute d‟avoir pu se fondre pleinement dans ce milieu si particulier. 3 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 38. 2 145 d’aporie ; il est littéralement pris par le « fluire ininterrotto » qui agite la réalité méridionale, et qui fonctionne de façon telle que « cose, fatti, situazioni ti hanno già preso e portato altrove » 1. On pourrait donc croire que le Sud n’est régi par aucune unité précise, que son identité n’est que l’accumulation de différents visages réunis dans une espèce de mosaïque anarchique. Sa structure est toute autre : l’assimilation syncrétique donne d’infinies nuances à la couleur propre au Mezzogiorno : toute influence extérieure est humanisée, incorporée à un ensemble plus vaste. Ce syncrétisme, malgré ses limites, est cependant à prendre comme une norme du Sud : il s’agit même de son essence. L’histoire montre que la région a toujours gardé son unicité en dépit des innombrables présences extérieures qui auraient tout aussi bien pu étouffer sa singularité, sa culture propre, la faire purement et simplement disparaître, ou du moins la réduire à l’état de ruines. Ainsi, toute partie géographique du vaste ensemble méridional offre un cadre précis pour cette opération de dégradation intuitive au sortir duquel chaque élément se retrouve fermement soudé aux autres. Chaque village peut devenir « un’immagine,una forma, una norma che unisce una realtà molteplice di animali e di piante nell’immobile ondulare delle greggi del tempo »2. Unité et multiplicité peuvent être idéalement réunis, et interagir, opérer un mouvement dialectique, lorsque l’un sert d’écrin à l’autre, dans le sens où l’estime Ungaretti : « Tutte le cose che ci toccano l’anima, tutti i nostri atti purificati, sono, come una terzina di Dante, una musica slanciata e imprigionata in una geometria »3. Le syncrétisme, cette essence du Sud, cet élément irréductible présent dans chaque phénomène de ce type, aide en grande partie à réaliser l’unification du Sud au travers et en dépit de sa multiplicité. Arcaico et syncrétisme sont deux aspects d’un même problème, d’une même volonté de manifester une liberté, une autonomie. Mais cette essence, tout présent qu’il soit, n’offre pas le tableau global de la façon dont le Sud conceptualise son unité : la question humaine, pratique, reste de ce point de vue encore à résoudre. L’INDÉFECTIBLE SOLIDARITÉ DU TOUT ET DE SES PARTIES La question de la lisibilité des différentes composantes du Sud (historiques, culturelles, humaines) finissent par être dépassées par la prise de conscience d’une unification de toutes les particularités au sein d’un ensemble global. L’image de la mosaïque, récurrente chez Guido Piovene s’impose légitimement : chaque pièce de ce gigantesque ouvrage possède sa place déterminée dans l’ensemble, malgré l’impressionnante diversité de ces éléments constitutifs de la réalité méridionale, parfois en claire opposition. L’apport de cette variété presque infinie est cependant fondamentale dans la mesure où elle permet de toujours mettre en lumière des nuances, des cas de figure différenciés ; la fixité de carte postale de certaines descriptions littéraires est infirmée par cette diversité, et plus largement par l’animation 1 Antonio Capuano in Narrare il Sud, op. cit., p. 45. LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 110. 3 UNGARETTI, op. cit., p. 31-32. 2 146 perpétuelle qui fait s’entrecroiser ces différentes composantes. Les effets de contraste ne se font toutefois pas violemment : la description de la vie paysanne de Lucanie par Carlo Levi contient un certain nombre d’éléments permettant de glisser en souplesse vers la description, par le même Carlo Levi, de la vie pastorale en Sardaigne ; le sujet détient là la preuve de la présence de liens invisibles, encore que profonds et solides, sur lesquels nous allons devoir revenir. Le Mezzogiorno abrite en effet un certain nombre d’effets d’écho particulièrement frappants, fondateurs dans le processus d’unification de ce territoire contrasté. Tous répondent à une sorte d’essence dont le Sud parait intensément imprégné : le mélange, le syncrétisme, malgré ses inévitables limites, s’impose comme une éthique fondatrice du Sud la mise en acte concrète d’un réseau de valeurs, une norme inamovible, significative mais aussi représentative. Cette éthique a été mise en évidence comme le principe moteur de l’unification de la réalité méridionale, et s’est dans les faits avérée infiniment plus efficace que l’État, l’Histoire ou d’autres concepts et idées récurrentes dans les récits des écrivains septentrionaux. L’arcaico, tout comme le syncrétisme, sont des principes propres au Sud ; ils n’ont pas été imposés par une médiation extérieure, mais semble être une réaction singulière de ce territoire face aux événements contingents de l’Histoire : les influences externes ont été progressivement et nécessairement fondues, incorporées à la réalité préexistante. Ce processus original réussit une synthèse a priori impossible : le Sud réussi à préserver une cohérence en dépit et grâce à ces adjonctions successives, accumulées1. La réalité apporte ainsi une forme de démenti à l’analyse d’Antonio Gramsci qui regrette le manque de « coesione » du Mezzogiorno, tout spécialement d’un point de vue social2. Ce qui peut s’avérer vrai d’un point de vue strictement politique doit être toutefois nuancé, vu l’existence d’un certain nombre de liens transversaux forts au niveau régional. L’absence d’action politique commune, de revendication à l’échelle de tout le Meridione, n’empêche pas qu’une unité puissante tienne la classe paysanne soudée, aussi bien sur le continent que dans les territoires insulaires. Plus largement, c’est une forme toute particulière de solidarité qui unit des éléments de nature différente les uns aux autres. Nous avons vu précédemment que le monde humain possède des affinités évidentes avec le monde animal ; ces rapprochements ont généré des liens d’interdépendance. Un positionnement à une échelle globale, plus générale, permet d’ailleurs de mettre en évidence ce lien de solidarité entre le tout et chacune de ses parties, chacune de ces nuances dont il est constitué. Autrement dit ce que Jean-Paul Sartre, dans un article consacré à Cristo si è fermato a Eboli, appelle « l’incarnarsi di tutto in ciascuna parte »3. Cette interdépendance transcende le monde végétal, minéral, animal et humain. Prenons l’exemple du carroubier, chez Guido Piovene : 1 Cette synthèse, cette cohérence, paraît avant tout impossible à cause des modalités dans lesquelles elle se réalise : les adjonctions extérieures, imposées verticalement par les cultures dominantes qui se sont relayées dans la zone du Mezzogiorno, se sont mêlées à un milieu qui de son côté réussissait une synthèse a fortiori impossible puisqu‟elle s‟opérait entre des éléments de nature réellement différente. La synthèse entre la culture du Nord et la culture du Sud se fait paradoxalement de manière plus difficile que la synthèse entre le monde humain et le monde animal : la première démontre l‟échec de la juxtaposition tandis que la seconde prouve le succès du processus de syncrétisme, d‟assimilation. 2 Antonio Gramsci, op. cit., p. 67. 3 L’universale singolare, in Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. XIII. 147 Quest‟albero importato dagli arabi, carico di memorie bibliche ed evangeliche (sembra infatti sicuro che le ghiande, di cui si nutriva il figliol prodigo nella parabola, fossero frutti di carrubo, cibo anch‟esso destinato ai porci, ma non ripugnante all‟uomo), ci parla sempre d‟altri tempi e di altri costumi. [...] Faceva da casa agli uomini, da stalla agli animali ; e sotto il suo ombrello isolante trovavano riposo e tetto il contadino, l‟asino, chiunque cercava un asilo. Ogni carrubo è una piccola oasi, rievocante una terra di contadini e di pastori.1 Chaque élément particulier trouve un écho dans une situation plus générale, quelle qu’en soit la nature. Dans cet exemple, le caroubier trouve un écho historique avec la parabole biblique de l’enfant prodigue. Mais il ne s’agit là que d’une nouvelle apparition de l’arcaico, de la réactualisation du passé dans le présent. La dernier phrase de la citation montre cependant la manière dont cet élément particulier s’intègre dans un cadre général : participant d’une même nature, d’une même essence, un certain nombre d’éléments parviennent à créer un effet de cohésion, de cohérence. Chacun d’entre eux est une sorte de pôle d’attraction miniature autour duquel d’autres éléments particuliers gravitent. Il est dans ce cas impossible de les séparer ; le caroubier est pour ainsi dire enraciné dans le cadre de la vie paysanne sicilienne, il renforce les liens d’interdépendance avec le monde humain et animal. Cette unité passe donc bien par une mise en relation, par une animation qui fait s’entrecroiser les constituantes de cet ensemble, par l’intermédiaire d’un mouvement centripète. L’unité se fait par le biais de la solidarité, de l’interdépendance, née d’une attraction, d’un rapprochement. C’est dans ce cadre global que s’exprime d’ailleurs l’une des formes les plus évidentes de cette solidarité : celle qui soude la société humaine méridionale. Les doubles natures rapprochent des composantes particulières issues de différents milieux ; l’analyse d’un certain nombre d’exemples a montré comment des univers généralement séparés hermétiquement possèdent des affinités entre eux. Ces mouvements d’attraction nous ont désormais permis de mettre en évidence la relation que peuvent entretenir le tout et la partie du tout : c’est une véritable solidarité qui unit les différentes nuances du particulier au général. Il faut désormais s’attacher à transposer ce fonctionnement à l’échelle humaine. En effet, l’exemple du caroubier trouve dans la réalité humaine une équivalence, puisque les modalités de cette solidarité sont, à quelques nuances près, les mêmes. L’exemple d’interdépendance, d’unité donné par le groupe social est capital dans la démarche que poursuivent les auteurs du Nord : la réalité humaine est à même de donner une forme emblématique à cette identité. Il faut commencer par noter combien le groupe social méridional entend constituer son unité en se séparant d’un autre groupe. Les paysans, incarnant la civilisation rurale, se proclament radicalement différent du groupe constitué par les « cristiani », c’est-à-dire les tenants de la forme de civilisation imposée par le Nord, valable surtout dans les centres urbains mais également dans les 1 PIOVENE, op. cit., p. 624. La même relation se prolonge, après l‟extrait cité, dans le lien qui unit la fleur d‟asphodèle avec le paysage où elle s‟épanouit : « È un fiore che si accorda con il paesaggio ». Chaque élément, aussi infime soit-il, s‟inscrit inévitablement dans un cadre plus global, trouve le moyen de s‟intégrer, d‟entrer dans une opération d‟interdépendance. La nature illustre également les liens qu‟entretiennent les parties du tout entre elles ; mentionnons les « gravi e pazienti contadini rugosi come la corteccia degli ulivi da costoro coltivati » (SAVINIO, Capri, op. cit., p. 19). les paysans semblent s‟être assimilés aux oliviers, une seconde nature semble s‟être développée en eux, les faisant ressembler, même par le biais d‟une comparaison (abstraitement, par conséquent), à ces arbres. 148 campagnes. Les élites, les signori, font partie de ces cristiani dont le groupe formé par les paysans se scinde1. Ce mécanisme est d’ailleurs tout à fait compréhensible, comme l’explique Tzvetan Todorov : « L’attachement au groupe est à la fois un geste de solidarité et d’exclusion »2. L’exclusion se fait vis-à-vis d’un autre groupe social dont le fonctionnement est aux antipodes de celui du monde rural : l’identité sociale des paysans passe par ce premier biais, consistant en un mouvement de séparation, de mise à l’écart, de différenciation. Cette première étape délimite une nouvelle fois des frontières originales, car basées sur un principe moral : les deux groupes cohabitant dans le Sud appartiennent à deux formes de civilisation bien spécifiques ; les représentants de cette civilisation rurale se réclament d’un autre mode de vie, mais également d’une différence presque ontologique : « Siamo diversi » clame l’un des personnages de Danilo Dolci3. Il faut entendre par là que non seulement le monde rural possède son propre mode de vie, mais également sa propre essence, sa propre vision du monde, opposée à celle de la culture dominante venue du Nord, exprimée dans la séparation des cristiani et des non cristiani : - Noi non siamo cristiani, - essi dicono, - Cristo si è fermato a Eboli -. Cristiano vuol dire, nel loro linguaggio, uomo : e la frase proverbiale che ho sentito tante volte ripetere, nelle loro bocche non è forse nulla più che l‟espressione di uno sconsolato complesso di inferiorità. Noi non siamo cristiani, non siamo uomini, non siamo considerati come uomini, ma come bestie, bestie da soma, e ancora meno che le bestie, [...] perché noi dobbiamo subire il mondo dei cristiani, che sono di là dall‟orizzonte, e sopportarne il peso e il confronto.4 Dans ce complexe d’infériorité réside l’origine de cette sensation exacerbée de différence ontologique : à l’instar des habitants des Limbes dantesques, une partie d’humanité semble avoir été refusée aux populations paysannes rurales ; la domination culturelle s’accompagne d’effets pernicieux : l’unilatéralité avec laquelle la civilisation du Nord s’est imposée dans le Sud a tracé une ligne de démarcation avec les populations locales, assimilées à de nouveaux barbares5. On comprend donc que 1 Signalons également que le groupe social formé exclusivement par les cristiani n‟est pas souvent décrit par les auteurs, ce qui est en un sens compréhensible, puisque ce modus vivendi n‟est autre que celui dont le sujet est issu, et qui est qui plus est parfaitement connu par le lecteur. La seule comparaison faite entre ces deux modes de vie se trouve chez Alberto Savinio, dans son récit de voyage capriote ; le frère de Giorgio De Chirico y dépeint le monde cosmopolite réuni dans le grand hôtel de la ville : « Traverso un portico, e il miracolo è compiuto. Qui sono nel regno felice dei calzoni bianchi, dei calzettoni scozzesi, dei binocoli a tracolla, delle Kodak e degli idiomi anglosassoni. [...] Qui botteghe civettuole – una di queste si chiama nientemeno che Boutique Fantasque – s‟affacciano piene di ninnoli, di gingilli, di “petits-riens”, d‟inutilità. [...] Qui respiri il trascinante fiato dei grandi fulcri internazionali e qui, per un inesplicabile fenomeno di ubiquità, tu contemporaneamente sei a Roma, a Parigi, a New York e a Calcutta. [...] Al fragore di una feroce jazz-band, si perpetuano i fasti del tempo di Tiberio ; e le bionde Ofelie che poco fa vedesti chine sul salto del feroce imperatore o sedute in meditazione sulla punta di Tragara, si trasformano in menadi furiose [...] » (ibid., p. 37-38). Le monde cosmopolite et bruyant de l‟hôtel n‟a pas grand-chose du profond mystère qu‟inspire le reste de l‟île à Savinio ; tout respire l‟artificialité (il est d‟ailleurs question d‟une référence à la Boutique Fantasque, naïf ballet de Léonide Massine, sur une musique d‟Ottorino Respighi, inspirée de thèmes de Rossini, créé en 1919. L‟argument fantaisiste du ballet, se déroulant dans un magasin de jouets enchantés, s‟adapte parfaitement à l‟ambiance de l‟hôtel telle qu‟elle est décrite par Savinio) . « Se questo […] sia cosa reale o leggendaria, non è possibile stabilire distinzioni precise » (p. 38), écrit Savinio, non sans ironie. Il n‟y a pas énormément de points communs entre une communauté paysanne similaire à celle du village de Gagliano et ce concert des nations qui ne respire que la vacuité. Comme l‟ajoute d‟ailleurs Savinio : « La vita paesana e locale stranamente si mischia con quella forastica e internazionale ». L‟essence de ces deux modes de vie est non seulement différente mais incompatible, ce qui sera confirmé par la suite ; en outre, c‟est aux antipodes de ce fonctionnement que va se positionner le fonctionnement du groupe social méridional. Nous pourrions alors dire que cette société cosmopolite telle que la décrit Savinio a la forme d‟un groupe uni sans avoir effectivement le fond tandis que la société rurale méridionale en possède avant tout le fond, l‟essence, sans pour autant en avoir l‟exacte apparence. 2 Tzvetan Todorov, op. cit., p. 240. 3 DOLCI, op. cit., p. 27. 4 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 3. 5 Cette appellation de « barbares » réactualisée dans la question de l‟identité méridionale tient avant tout à une dérive ethnocentrique, comme le rappelle Tzvetan Todorov : « Tous ceux qui ne nous ressemblent pas, nous les déclarons barbares » (op. cit., p. 26). La 149 l’unité humaine formée par la masse sociale rurale est en premier lieu une réaction à l’action perverse de la culture dominante. La civilisation paysanne s’exclue d’une communauté nationale qui ne la reconnaît pas, qui ne s’est pas construite avec elle mais qui lui a été imposée, et finit par se constituer comme un groupe autonome possédant son propre mode de vie, son propre système de valeurs. Mais il s’agit là d’un groupe intermédiaire, à mi-chemin entre l’individu et la nation, comme le rappelle Todorov : « La vraie école de solidarité se trouve dans des groupes inférieurs en taille à la nation »1. La communauté des paysans d’un village comme Gagliano en est l’illustration parfaite : Carlo Levi n’aura de cesse de rappeler que les villageois entretiennent entre eux le sentiment profond de faire partie d’un même groupe ; plus exactement d’une même famille : L‟aver scoperto che anch‟io avevo dei legami di sangue su questa terra pareva colmasse piacevolmente, ai loro occhi, una lacuna. Il vedermi con una sorella muoveva uno dei loro più profondi sentimenti : la consanguineità, che, dove non c‟è senso dello Stato né di religione, tiene, con tanta maggiore intensità, il posto di quelli. Non è l‟istituto familiare, vincolo sociale, giuridico e sentimentale ; ma il senso sacro, arcano e magico, di una comunanza. Il paese è tutto legato da queste complicate catene, che non sono soltanto quelle materiali delle parentele [...], ma quelle simboliche e acquistate dei comparaggi.2 Cet extrait apporte une confirmation à l’idée de Todorov : l’abstraction que constituent l’État et la religion (dont l’étymologie, le latin religio, évoque précisément l’idée d’un lien tissé entre les individus, formant une véritable communauté humaine, réunis au sein de l’ecclesia) conduit tout naturellement les individus à reformer le lien social manquant. Ce lien unificateur de la communauté est concret, humain, basé sur la ressemblance, c’est-à-dire la similarité, et par là même l’identité. Il dépasse les catégorisations habituelles ; l’idée de famille est prise dans l’absolu, déconnectée des conceptions juridiques communes : la familias méridionale est élargie à un nombre étendu de personnes ; il s’agit presque d’une gens, à l’image de celles de l’Antiquité, regroupant des hommes et des femmes ayant en partage une même essence, si ce n’est une même humanité, un même rapport au monde, un même système de valeurs. Une fois encore, le mode de vie du Sud s’attache avant tout à saisir l’essence d’une idée, d’un concept, plutôt que d’’en copier exactement la forme. La « famille humaine » de Gagliano n’en ressort que plus unie, plus liée3. L’image lévienne des paysans de Gagliano, réunis en un groupe d’individus anonymes, parlant d’une seule voix, revient en mémoire. D’ailleurs, Levi complète dans Cristo si è fermato a Eboli, mais surtout dans Tutto il miele è finito la description de cette unité sociale au fonctionnement réellement collectif. Cette solidarité de groupe s’exprime notamment par les épisodes de douleur collective, norme délimite des frontières qui excluent radicalement ceux qui ne sont appelés à en faire partie : le Sud est le lieu de l‟inverse de la civilisation, du développement, de l‟humanité. Nous verrons plus loin en quoi l‟influence majeure des écrivains septentrionaux a été de réinterroger ces lieux communs réducteurs. 1 Ibid., p. 240. 2 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 78. 3 Notons également que les liens familiaux comptent parmi les plus forts, les plus inaltérables : la généalogie, le lien de parenté et de descendance recouvre l‟idée d‟un partage, comme nous venons de le voir. Une humanité commune se transmet de génération en génération, en même temps que le sentiment de fatalité, de résignation. Levi a tenu à montrer le fait que ce fatalisme s‟exprime déjà chez les enfants, de manière moins frappante cependant, car mêlée à un fort élan vital. Précisons également que ce lien revêt une importance non négligeable dans les pratiques magiques : le lien qui unit l‟enfant à naître à sa mère compte parmi les plus inaltérables, du fait qu‟il est basé sur un destin réciproque. La pratique magique donne à ce lien une valeur de nécessité, d‟interdépendance : « Il destino del nascituro appare legato in mille guise a quello che la madre fa durante la gravidanza » (DE MARTINO, op. cit., p. 40). 150 éprouvée par l’ensemble du groupe envers la disparition de l’une de ses parties. Une grande scène d’enterrement de Tutto il miele è finito exprime de façon exacerbée ces sentiments collectifs, au cours d’événements qui rassemblent toute la communauté. Cette scène est un pendant d’une scène semblable de veillée funèbre dans Cristo ; mais elle la dépasse par la violence dramatique qui s’y déchaîne sans retenue : Nella casa di destra, dove c‟è il morto, stanno le donne, nel pianto e nel lamento ; in quella di sinistra, gli uomini, seduti nell‟unica grande stanza fredda, tutto attorno lungo i muri, in silenzio ; vecchi pastori bianchi e neri, giovani pastori in bruno velluto, operai, coi cappelli calati sul viso, i grandi corpi robusti e quadrati in attesa, senza parlare. Fuori, di fianco alla porta, nel riparo del muro che trattiene un poco la violenza selvaggia del vento, stanno in piedi, nell‟aria freddissima, una trentina di donne, serrate insieme come un gregge, o il coro d‟una tragedia, o uno stormo di uccelli posati su un albero solitario [...]. L‟urlo del vento copre con la sua voce l‟urlo delle lamentrici. 1 La violence de la scène tient évidemment à ce qui motive ce déchaînement de violence psychique : un assassinat a été commis dans le village de ces hommes et de ces femmes. Un jeune homme a trouvé la mort à cause d’une disamistade entre deux familles, phénomène inhérent à ces groupes, symbole de leur fonctionnement en vase clos, en dehors du domaine de compétence de la justice d’État ; une partie de l’ensemble a été brutalement arraché au reste de cette petite société rurale, réactivant les atmosphères tragiques déjà entrevues plus haut. La solidarité ne saurait être mieux illustrée qu’au travers de cette scène singulière, teintée d’arcaico dans sa description des pratiques collectives d’expression du deuil. Le village apparait ainsi particulièrement soudé, uni dans la douleur, tous les individus souffrant comme d’un seul homme. Ce ne sont toutefois pas là les seules implications de cette solidarité ; car elle s’avère également dynamique, érigeant l’unité sociale comme fondement d’une véritable vision du monde. La solidarité sociale, indéniable, exprimée dans la scène de veillée funèbre indique le lien d’interdépendance qui existe entre les composantes de chaque ensemble déterminé : chaque village est susceptible de présenter les mêmes expressions de violence, avec quelques éventuelles variantes. L’unité sociale n’est pas un vain mot, elle correspond à une réalité humaine sans cesse réexprimée. Il faut ajouter que désormais cette solidarité ne s’exprime pas uniquement de manière ponctuelle, au cours d’un événement particulier, si douloureux soit-il. Au contraire, cette unité s’accompagne d’une perception intuitive de la réalité, non écrite, presque immanente à chaque individu, et plus largement à chaque groupe social du Mezzogiorno. Plus précisément, chaque groupe social est conscient d’avoir en partage une même culture, certes, mais également un même destin. L’union des destinées humaines est de ce point de vue-là encore plus forte que le simple lien culturel, tout important qu’il soit. Pour rendre le lecteur sensible à ce destin collectif commun, Levi dresse un intéressant parallèle avec les poésies déclamées au cours d’une veillée : 1 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 96-97. 151 C‟erano lunghi racconti di processi, di vendette, di uccisioni, contese di amori, contese familiari, e, soprattutto, canti per i morti, per i morti ammazzati [...]. Ciascuno di essi è una storia, di un fatto particolare ; ma tutti sono immersi nella stessa situazione esistenziale, e riportano ad essa ; e la ricreano, come un valore comune e collettivo.1 Levi entend avant tout dire qu’au-delà de la singularité de chaque poème déterminé émerge immédiatement un fond commun, exactement comme si tous ces poèmes devaient arriver à la même conclusion, inévitablement. Pris collectivement, ils forment une sorte de suite de variations, enchaînées les unes aux autres, chacune ayant sa tonalité mais se rattachant à un thème imposé, à savoir le déclenchement d’une violence mortelle ; la tragédie grecque n’est évidemment pas loin. Il faut donc surtout voir cet exemple comme une éloquente comparaison que Levi sous-entend avec la situation globale de ces groupes sociaux. Chaque individu voit sa courbe existentielle individuelle rattachée inévitablement à un destin commun, une direction nécessairement imposée, partagée avec le reste des membres de la communauté2. D’ailleurs, de façon tout à fait cohérente avec d’autres phénomènes étudiés précédemment, ce destin collectif n’est pas choisi intentionnellement par chaque individu, mais est imposée : Questa fraternità passiva, questo patire insieme, questa rassegnata, solidale, secolare pazienza è il profondo sentimento comune dei contadini, legame non religioso ma naturale. [...] Non possono avere una vera coscienza individuale, dove tutto è legato da influenze reciproche, dove ogni cosa è un potere che agisce insensibilmente, dove non esistono limiti che non siano rotti da un influsso magico. Essi vivono immersi in un mondo che si continua senza determinazioni, dove l‟uomo non si distingue dal suo sole, dalla sua bestia, dalla sua malaria ; dove non possono esistere la felicità [...], né la speranza, che sono pur sempre dei sentimenti individuali, ma la cupa passività di una natura dolorosa. Ma in essi è vivo il senso umano di un comune destino, e di una comuna accettazione. È un senso, non un atto di coscienza ; non si esprime in discorsi o in parole, ma si porta con sé in tutti i momenti, in tutti i gesti della vita, in tutti i giorni uguali che si stendono su questi deserti.3 Le destin est collectif, tout comme la manière dont il est accepté, de manière intuitive uniquement. Levi montre que la communauté humaine de Gagliano, dont le cas peut être pris comme révélateur d’une situation plus globale, pose comme principe unificateur une sensation, une intuition. On ne saurait parler d’une conscience d’une destinée commun, d’une existence orientée vers une direction préétablie ; comme Levi tient à le rappeler, rien n’est explicitement dit, tout doit resté caché, inconscient. 1 Ibid., p. 69. Le groupe social prime sur l‟individu, qui n‟existe en tant que tel que négativement ; il n‟est à la base qu‟une partie du tout de la communauté, prééminente. Cette dernière peut cependant s‟élargir à d‟autres individus dans une situation existentielle similaire à celle des membres du groupe social concerné, même s‟ils lui sont complètement étrangers. À ce titre, les confinati s‟attirent toujours la sympathie des paysans, puisqu‟ils sont, comme eux, des victimes du pouvoir de l‟État, contraints de suivre passivement les règles de son autorité : « Li considerano come fratelli, perché sono anch‟essi, per motivi misteriosi, vittime del loro stesso destino » (LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 68). L‟affinité se fait une fois encore dans le fond et non dans la forme : la situation particulière a toujours moins d‟importance que le fond plus général dans lequel elle est inévitablement incluse. 3 Ibid., p. 68-69. La fatalité n‟est évidemment pas loin ; chaque destin individuel est pris dans un destin collectif, mais plus largement se voit inféodé au fatum dont nous avons déjà constaté l‟existence. « Quasi tutte le famiglie avevano un bambino avviato alla mia stessa strada », fait dire Danilo Dolci à l‟un de ses personnages (op. cit., p. 118). Nous retrouvons dans cette phrase tout le désenchantement, toute la lucidité désabusée avec laquelle cette destinée est acceptée, avant même semble-t-il d‟être vécue par la personne concernée. Le fait que ce destin soit collectif n‟engage pas pour autant une rébellion contre le sort contraire ; l‟acceptation de la direction globale de cette existence se fait presque inconsciemment de la part de l‟individu concerné. 2 152 Cette acceptation fait naturellement partie de l’individu, elle est constitutive de son être. La singularité de l’unité méridionale vient bien de là : elle s’impose comme une donnée intrinsèque, immanente aux individus qui en font partie. Aucun processus d’unification, d’assimilation de l’individu au groupe social n’a donc besoin d’être engagé puisque l’unité se fait d’elle-même, de manière naturelle, comme le fait remarquer Levi. Mais cette évidence demeure ambiguë puisqu’elle ne cache rien moins qu’un pouvoir indéfini ; on comprend d’autant mieux pourquoi les liens de l’État ne parviennent pas à recouvrir, à se substituer les liens préexistants ; ces derniers sont tout simplement d’une autre nature, mais sont également encore plus fort. L’acceptation est totale, et concerne le plan purement humain, social, que celui, plus abstrait, de l’histoire, de la trajectoire existentielle imposée à l’individu. Quand Piovene écrit à propos de la Campanie : « La storia è fatta solo di ciò che fu, non di ciò che poteva essere », nous tenons là une idée qui pourrait faire office de maxime pour ces communautés humaines. L’espoir n’a pas droit de cité dans ce territoire hors du commun : un autre système de valeurs est à l’œuvre, parmi lesquelles le sens de l’unilatéralité du cours de l’existence. C’est la nécessité et non la possibilité qui fait force de loi1. Mais cette nécessité est acceptée : l’histoire passée n’est pas rejetée en bloc. Elle est plutôt assimilée par les individus à leur propre existence, comme s’ils découvraient dans le passé un écho à leur propre situation : « Il popolo ama ciò che si associa a tutti i suoi ricordi e anche alle sue sventure »2. Le passé sert d’arrièreplan aux drames modernes : « Ivi [la Calabria] le fatiche d’oggi si svolgono sugli avanzi delle civiltà sepolte »3. De la même manière, un certain nombre d’éléments, comme les conditions de vie difficile, la mise à l’écart de la communauté nationale, le destin collectif imposé par une loi non écrite, est semble-t-il accepté pour une raison assez surprenante : tous ces éléments sont en fin de compte constitutifs de la forma mentis, ils appartiennent à l’essence singulière dont le Sud est imprégné, ils sont les expressions ambiguës de la singularité de la civilisation méridionale, car ils ne sont en rien imposés par une main extérieure. Ce paradoxe se retrouve dans la Lucanie lévienne : La loro avversità per lo Stato, estraneo e nemico, si accompagna (e la cosa potrà parere strana, e non lo è) a un senso naturale del diritto, a una spontanea intuizione di quello che, per loro, dovrebbe veramente essere lo Stato : una volontà comune, che diventa legge.4 1 Rares sont en effet ceux qui ont la possibilité matérielle de pouvoir échapper à ce destin, et la concrétiser. Au cours de son voyage en Sardaigne, Levi arrive à la conclusion qu‟il n‟existe sur cette île que deux trajectoires pouvant permettre un tel résultat, « quella del pastore solu che fera, solo come una fera, o quella del bandito, in cui pare si realizzi, oggi, in un individuale destino, una legge antica di millenni, di fronte a un mondo incomprensibile » (LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 100). Reste que ces deux choix sont paradoxalement tournés vers l‟intérieur plutôt que vers l‟extérieur : au lieu de fuir, de sortir hors cadre, de quitter le monde clos de la communauté humaine et plus largement du Mezzogiorno, le berger et le brigand semblent se fondre, s‟enfouir dans ce monde clos, jusqu‟à disparaître. Mais il s‟agit peut-être du choix le plus logique, ou du moins celui qui peut apporter le meilleur résultat ; car les émigrés, les « américains », ceux qui choisissent de fuir, finissent immanquablement par revenir à leur point de départ. 2 PIOVENE, op. cit., p. 611. 3 Ibid., p. 676. 4 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 202. 153 Le droit naturel que les paysans appellent de leurs vœux, l’expression d’une volonté commune est à la base de ce système de valeurs intuitif, immanent à la mentalité paysanne. Le drame de la civilisation rurale est d’être prise dans l’étau de l’autoritarisme politique incarné par l’État. Tous les exemples tirés des expériences approfondies de Guido Piovene ou de Carlo Levi portent à une même conclusion : une humanité forte s’exprime dans les comportements des paysans. Nous serons amenés à revenir sur la profonde signification du système de valeurs qui s’épanouit pleinement, spontanément, dans ces sociétés humaines à fonctionnement collégial, à l’image des villages de Sardaigne où Carlo Levi est mis face à la volonté d’autonomie d’une civilisation à la volonté contrariée par des forces extérieures plus puissantes 1. Le drame du monde méridional consiste donc surtout dans le fait de voir sa volonté orientée dans une direction contre nature ; son identité est intensément contrastée du fait que son expression naturelle a été contrariée, pervertie. L’hostilité vis-à-vis du pouvoir de l’État constitue en soi une forme de singularité dans la mesure où se trouve en position sous-jacente une autre conception de la loi, de l’autorité, davantage basée sur des rapports humains horizontaux (la volonté de tous) et non verticaux (la volonté d’une entité supérieure, et par là même, beaucoup plus abstraite et incompréhensible). C’est dans cet idéal que réside la plus grande originalité de la civilisation méridionale, mais également son drame, à savoir sa fragilité : cette nature invisible, entrevue à différents moments par le sujet de « l’épreuve du Sud », est le principal vecteur d’unification du Sud, particulièrement fort mais paradoxalement incapable d’endiguer les forces extérieures de l’État, de la religion ou de l’Histoire. Cette unité malléable mais fragile trouve une illustration émouvante dans la manière dont Carlo Levi raconte la mort de l’une des deux corneilles ramenées de son voyage en Sardaigne ; son appartenance à « un mondo assai più antico »2 que l’environnement urbain où réside Carlo Levi ne lui a symboliquement pas permis de s’acclimater, de s’insérer à un nouveau milieu, comportant trop de différences fondamentales. Cette fragilité est bien à l’image du monde méridional dans sa totalité. « Il Mezzogiorno è tutto amabile, ma precario », n’hésite pas à dire Piovene3. Précaire mais profond, éloquent mais secret, animé mais immodifiable : le Sud ne cultive pas l’ambiguïté mais l’exprime en permanence, se rend indéchiffrable malgré lui ; pour une raison simple : ses nuances sont tellement liées les unes aux autres qu’il est rigoureusement impossible de trancher une bonne fois pour toute et de déterminer sa nature exacte. Celui qui observe le Sud avec l’intention de le percer à jour doit se rendre à l’évidence : sa richesse contraint l’observateur à nuancer en permanence son 1 Nous constaterons plus loin que l‟autonomie du Sud vis-à-vis du Nord est l‟un des enjeux cruciaux du déplacement des septentrionaux dans le Mezzogiorno ; cette autonomie est avant tout politique, mais, comme souvent, s‟exprime dans des domaines différenciés, preuve d‟une proximité de l‟esprit méridional avec cette valeur. Citons par exemple cette remarque de Piovene sur l‟architecture napolitaine : « Il salottino era nella reggia di Portici, con un soffitto di stucchi a colori intonato alle scene delle pareti ; quando i Savoia la portarono qui, lasciarono il soffitto a Portici, per timore di rovinarlo, e ne ordinarono una copia. Le maestranze napoletane, [...] aborrono il copiare, e difficilmente possono sottrasi al demone di essere originale ; perciò eseguirono un soffitto di loro testa » (op. cit., p. 457). Nous ne sommes pas loin de l‟esprit du daìmon hantant Socrate : une force intime quasi irrépressible s‟empare de l‟individu, conduit à répondre naturellement à sa volonté. Mais cette puissance n‟est en rien contraire à sa volonté propre, du fait qu‟elle fait intimement partie de lui, qu‟elle le constitue. Cet exemple particulier peut très bien s‟élargir puisqu‟il exprime de manière cohérente une nouvelle relation d‟interdépendance entre une nature, intime, et son expression dans le réel par le biais des individus. 2 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 58. 3 PIOVENE, op. cit., p. 436. 154 jugement, si ce n’est de ne pas en formuler, de peur de retrancher une partie de vérité à la description. Citons pour achever de nous en convaincre cet extrait du Viaggio in Italia : [Vi] è un accente che spesso ho udito suonare a Napoli in diversa forma. Un incanto nel vivere, unito però al sottinteso che il vivere ha per se stesso qualche cosa di doloroso. Si ha una specie di pendolo tra quell‟incanto e quel sottinteso risposto : non si sa mai quale prevalga. Anche coloro che, per tendenza politica, mi hanno accompagnato a Napoli cercando di mostrarmi soltanto la miseria e la sofferenza, e di indicarmi la tristezza, il rancore, la disperazione sotto la colorita commedia di quella vita, si lasciavano poi trascinare, parlandone, da un‟evidente compiacenza ; ondeggiavano sempre tra la critica e la meraviglia ; perciò la loro stessa critica non convinceva mai del tutto. 1 Cette ambiguïté est résolument une donnée de base du Sud, et n’est pas sans poser de sérieux problèmes aux écrivains désireux de définir avec précision l’identité méridionale. Chaque détail observé conduit fatalement le sujet à nuancer son point de vue, une fois la perspective reconsidérée. Le risque d’aporie n’en est que plus grand, et permet dans un premier temps de donner à la question méridionale sa dimension exacte, ou plus exactement sa complexité. Comme l’écrit Piero Bevilacqua, « i termini Mezzogiorno o popolazione meridionale sono solo concetti, certo utili ma astratti, che rinviano a una realtà sociale molto articolata e stratificata »2. La réalité incarnée fait voler en éclats les catégorisations traditionnelles ; les termes abstraits peinent à rendre compte de la variété de la réalité sociale, culturelle, politique, du territoire en question. L’échec à définir la forme est complété par l’échec à définir le fond, l’essence de cette civilisation basée sur un système de valeurs intuitif mais également une propension au mélange. Ce syncrétisme empêche toute interprétation claire, mais rend éloquemment compte de la complexité de la société méridionale, oblitérée par les jugements superficiels, de cette « civiltà primitiva e magica, ma stabilita e completata, sviluppata fino all’ironia », pour reprendre la formule lévienne3. Les extraordinaires composantes de la civilisation méridionale ont donc conduit les écrivains du Nord à découvrir une unité de ce territoire insulaire et continental, pourtant miné de contradictions et bouleversées par des oppositions et des rapports de force dont les enjeux sont parfois strictement internes, déconnectés des présences et influences extérieures. Ce constat donne raison à Bevilacqua, qui estime que les différentes terminologies et conceptualisations échouent à définir complètement et précisément l’identité méridionale. La civilisation paysanne, rurale, cohabite avec d’autres modes de vie, urbains, comme celui du pôle d’attraction que constitue Naples, véritable monde dans le monde, sans parler de l’enracinement de la civilisation industrielle dont l’abstraite ville sarde de Carbonia est un excellent exemple. Pourtant, en dépit de ces contradictions se fait jour l’intuition, quasi inexprimable, de l’unification et de l’interdépendance des différentes composantes de cette mosaïque : notre corpus révèle un nombre impressionnant d’effets d’écho entre des mondes généralement séparés rigoureusement les uns des autres. Les auteurs du Nord prennent ainsi conscience de cette unité de l’univers méridional, au terme de leur analyse de ses diverses modalités. Reste que cette unification possède également un fond 1 Ibid., p. 437. Piero Bevilacqua, op. cit., p. 165. 3 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 80. 2 155 singulier : l’unicité du Sud est aussi le fruit d’une conceptualisation effectuée par un monde méridional clairement conscient de sa particularité, de sa qualité d’unicuum. Des « favole d’identità »1 semblent en naître, et c’est plus largement le monde méridional qui semble mettre au cœur de son identité sa spécificité civilisationnelle, son rapport au monde unique en son genre. 1 Silvio Perrella, «Patria immaginaria », in Narrare il Sud, op. cit., p. 34. 156 LA FORME ET LE FOND. LES STRUCTURES DE L’UNICITÉ MÉRIDIONALE UNE AUTRE GÉOGRAPHIE, UNE AUTRE HISTOIRE Pour le sujet de l’ « épreuve du Sud », le Mezzogiorno a pris le visage d’une étrange mosaïque, assemblée toutefois sans règle apparente : ses pièces sont innombrables et les formes qu’elle dessine semblent improvisées, tracées sans réflexion apparente préalable. Pourtant, un regard à cette création extraordinaire donne progressivement l’impression au sujet de discerner non pas des traits précisément définis mais une véritable nature, une impression mentale, avant d’être rigoureusement visuelle. La chose est en soi compréhensible : l’ambiguïté qui entoure ce portrait in fieri s’est jamais complètement dissipée, son mystère se renforce dès que le sujet tente de l’expliciter. Des vecteurs de cohérence sont apparus, à une échelle réduite (centrée par exemple autour d’une seule entité humaine, comme le village de Gagliano ou celui d’Orune, en Sardaigne, visité par Levi), mais à une échelle plus large : la Lucanie et la Sardaigne léviennes sont animées par une même essence, partagent malgré leurs différences inévitables des ressemblances, une parenté aussi forte et symbolique que celle qui unit les membres de chaque communauté. Mais cette essence reste aussi vague et indéterminée que l’ensemble de synonymes qu’il est possible d’employer pour la désigner. Une mise à distance empêche systématiquement le sujet de se rapprocher du cœur de cette essence : cette problématique du « cœur caché » sera d’ailleurs exposée plus en détail dans l’ultime partie de ce travail. Il s’agit donc désormais pour le sujet de donner une forme à cette essence insufflée à tout le territoire méridional. Cette démarche va être déterminante pour la définition de l’identité méridionale, l’objet des recherches des auteurs d’Italie du Nord. Les précédentes analyses ont montré comment le Sud avait cessé d’être une simple altérité au fonctionnement incompréhensible, figée dans une absence de civilisation. Au contraire, le Mezzogiorno s’est mis à s’animer d’une vitalité insoupçonnable de la part d’écrivains ignorant totalement la complexe réalité du Sud. Cet élan leur a permis de mettre au jour l’existence d’une forme singulière de rapport au monde, définie jusqu’ici par le terme de civilisation rurale. Nous devons désormais faire la lumière sur cette terminologie, impliquant non seulement une essence que nous avons pu préciser plus haut, mais également une forme, ainsi qu’une profondeur, c’est-à-dire une signification particulière. Le Sud va se métamorphoser en unicuum, en une impressionnante singularité. Cette extraordinaire unicité du Sud implique dans un premier temps un positionnement au-delà des normes en vigueur. Les normes, les catégorisations, les terminologies sont généralement l’expression d’un intervenant extérieur, à savoir la culture dominante du Nord, imposée au Sud. Le Mezzogiorno excède, par nature, les limites traditionnelles de certains concepts : une difficulté se pose dès qu’il s’agit d’évoquer la place de la modernité dans la société méridionale ou la question de la civilisation : la présence de l’irréductible élément arcaico (notamment à travers la permanence des pratiques magiques) 157 empêche d’appliquer systématiquement un terme aussi précis que celui de civilisation. Le Sud s’est approprié ce concept particulier, l’a transformé pour le rendre plus en adéquation avec la diversité des situations qu’il propose, mais également avec sa singularité ; et l’un des apports les plus instructifs des récits de voyage des auteurs septentrionaux sera précisément de participer à l’interrogation de ce concept de civilisation. Pour l’heure, nous pouvons voir dans cette appropriation, comme dans tout phénomène de syncrétisation, une expression du désir d’autonomie du Sud vis-à-vis des schémas imposés par le Nord, mais également un mouvement de recentrement : le Sud se démarque en affirmant ses frontières, en accusant le contraste avec celles du Nord, à la manière dont les limites du nuraghe sarde dans lequel se faufile Carlo Levi recrée les frontières d’un monde à part : Dentro al nuraghe c‟è […], senza intervento dell‟immaginazione o sforzo della ragione o della fantasia, il senso fisico di essere in un altrove, in una regione ignota, prima dell‟infanzia, piena di animali e di selvatica grandezza. Ben protetti da queste mura gigantesche, se ne sentono tuttavia gli indeterminati terrori, e il senso della arcaica crudeltà di quegli uomini arcaici, asserragliati nelle torri, in una natura crudele.1 Carlo Levi sent de nouvelles frontières se former autour de lui, un monde ancien se recrée progressivement autour de lui. Les expériences bouleversantes, faisant perdre au sujet son sens de l’orientation, trouvent ici leurs conséquences. L’expérience du nuraghe met Levi en contact avec l’essence de cette société archaïque, révolue, mais dont les traces ont gardé toute leur puissance ; Levi sent se superposer une autre grille de lecture, une sorte de nouvelle carte du monde méridional, même si cette transformation se fait au travers de pures impressions mentales. Le nuraghe, aussi clos et hermétique que peut l’être le Mezzogiorno, opère sur Levi une distorsion de ses repères. Le monde, l’Histoire ne s’observent et se conceptualisent pas de la même manière en Italie du Sud que dans le reste du pays : le sujet finit donc par recomposer cette géographie et cette Histoire, substituant à ses schémas d’analyse traditionnels une autre vision du monde, mettant le lecteur en contact avec un élément capital dans l’expression de la singularité du monde méridional. Ainsi, la forme du monde que les écrivains contribuent à recomposer et à présenter au lecteur la façon dont le Sud se conçoit en tant qu’entité géographique. Cette démarche n’est pas sans intérêt : d’une part, il s’agit là d’une relecture du monde selon les grilles d’analyses locales. Le Mezzogiorno se définit luimême, trace ses propres contours et simultanément, trace ceux du monde qui l’entoure. De cette façon, les écrivains d’Italie du Nord juxtaposent cette vision particulière, centrée autour du Sud, à celle que les lieux communs et les phantasmes en provenance d’Italie du Nord ont donné du Sud. La représentation que certains méridionaux donnent du monde est entièrement bouleversée ; leur perception est victime d’un puissant effet de distorsion : 1 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 47. 158 La terra è un‟isola, che intorno ci ha il mare. Io lo so, perché sono stato alla Colombaia in galera, prima, da Trapani, e mi sono persuaso che la terra è terra, e siamo impiantati in mezzo a una isola. E quando vidi dissi nella mia mente : “Mizzica, se anche qui c‟è il mare, intorno, come verso Castellammare, allora la terra è un‟isola”. Io vidi la Colombaia che era un‟isola, quando m‟hanno portato attaccatto, allora ho capito che cosa vuol dire isola. L‟Italia cos‟è ? L‟Italia c‟è pure. L‟Italia c‟è. A me qua mi pare un‟Italia tutto [...]. Qui è carcere e c‟è pure l‟Italia. E poi c‟è pure la Sicilia. Che differenza c‟è fra Sicilia e Italia ? Quando si dice “Giornale di Sicilia” vuol dire giornale di tutte le parti.1 La perception locale et nationale du personnage de Danilo Dolci est tout à fait symptomatique de l’absence complète de toute grille de lecture précise au niveau géographique. Cet exemple démontre l’importance relative qu’occupent les formes, les délimitations, les limites, dans le Sud. Le monde, tel que ce personnage se le représente, est davantage le fruit de son imagination, une pure intuition, floue, et en tous les cas bien loin de la réalité géographique2. Le Mezzogiorno peut donc être considéré pleinement comme un monde en soi dès lors qu’il se fonde sur des frontières réduites, donnant presque l’impression de reléguer le reste du monde dans un ailleurs flou, indéterminé. L’interprétation géographique que ce personnage fait du monde est d’autant plus intéressante qu’elle mélange sans distinction les frontières géographiques traditionnelles : la Sicile et l’Italie finissent par ne plus faire qu’un, et le monde entier s’apparente à une île, c’est-à-dire un lieu hermétique, sans relation avec l’extérieur. Nous trouvons donc ici l’expression extrême d’une extériorité. Le monde du personnage de Dolci se limite à ses propres connaissances, le reste n’est qu’une vague idée, prouvant de nouveau l’absence de rattachement de certaines zones avec le reste de l’entité territoriale nationale. L’Italie est aussi vague politiquement que géographiquement3. Bien évidemment, la distorsion de la perception de ce personnage est un cas extrême. Mais son ignorance de la situation géographique précise à une échelle locale, ainsi qu’à une échelle plus large, de dimension nationale, témoigne de cette capacité à forger des frontières arbitraires, mais qui ne sont que les fruits de l’isolement, de l’abandon dans lequel le Sud est placé. L’image de l’île est de ce point de vue très parlante : l’île est un espace géographique à l’écart du reste du monde, à savoir le continent ; il s’agit plus exactement d’un espace sans frontière, sans limite, c’est-à-dire sans lien, sans relation avec le reste de l’univers. Les territoires insulaires du Mezzogiorno sont en fin de compte les plus à même de rappeler que le Sud n’est pas rattaché à une entité géographique et politique de plus grande dimension. Les deux niveaux se retrouvent liés de manière extrêmement cohérente. L’absence relative de l’État, confiné au rôle de puissance abstraite et menaçante, finit par avoir une conséquence sur un plan strictement physique, géographique : le Nord de l’Italie est entouré d’abstraction, et le Mezzogiorno, pris entre une pluralité de mondes, d’influences, se met à se désolidariser pour non seulement affermir ses propres frontières, et instaurer une distance avec les territoires qui le cernent. 1 DOLCI, op. cit., p. 24. Cette même perception se retrouve par ailleurs dans I Malavoglia de Verga. 3 D‟autres territoires, encore plus lointains que la Sicile, sont également délimités de façon floue : « La Russia com‟è ? Una piccola isola » (p. 30). Cfr. aussi : « La terra è un mare » (p. 109). Et plus loin dans cette nouvelle, ce même personnage ajoute à l‟incertitude géographique son incertitude politique : « Certo ci sarà chi comanda l‟Italia. Chi è ? Mussolini mi pare » (p. 27). L‟environnement du narrateur de la nouvelle n‟est donc défini qu‟abstraitement, preuve de l‟estraneità de la culture du Nord et de ses normes de représentation. 2 159 Les exemples de définition géographique de l’Italie et plus largement du monde apparaissent ponctuellement dans notre corpus mais leur importance est loin d’être négligeable. Le seul plan géographique permet d’instaurer un intéressant d’effet d’écho avec la situation politique : le Sud a tendance à considérer comme abstraites les limites de l’Italie du Nord, en parfaite conformité avec la place abstraite de l’État dans ces contrées de la péninsule. Il en devient une terre presque imaginaire, ou du moins mystérieuse, attirante, un véritable point de fuite dans l’horizon immuable des habitants du Mezzogiorno, un ailleurs, pour ne pas dire une Terre promise. « Pensano più all’Altitalia di noi », lâche le narrateur de Terra d’esilio1. La raison en est clair : le Nord symbolise d’un côté une culture dominante écrasante mais représente d’un autre côté l’espoir nié dans le Mezzogiorno. Le monde extérieur se pare alors d’un aspect réellement mythique, se représente au fil des constructions mentales et de leur évolution : Per la gente di Lucania, Roma non è nulla : è la capitale dei signori, il centro di uno Stato straniero e malefico. Napoli potrebbe essere la loro capitale, e lo è davvero, la capitale della miseria, nei visi pallidi, negli occhi febbrili dei suoi abitatori [...] ; ma a Napoli non ci sta più, da gran tempo, nessun re ; e ci si passa soltanto per imbarcarsi. Il Regno è finito : il regno di queste genti senza speranza non è di questa terra. L‟altro mondo è l‟America. Anche l‟America ha, per i contadini, una doppia natura. È una terra dove si va a lavorare, dove si suda e si fatica, dove il poco denaro è risparmiato con mille stenti e privazioni [...] ; ma nello stesso tempo, e senza contraddizione, è il paradiso, la terra promessa del Regno. Non Roma o Napoli, ma New York sarebbe la vera capitale dei contadini di Lucania, se mai questi uomini senza Stato potessero averne una.2 La géographie des paysans de Lucanie oscille entre une certaine rationalité, une certaine cohérence et une propension à la mythification. Levi nous indique d’ailleurs que cette représentation du monde ne peut exister que dans la mesure où elle se fait « in un modo mitologico »3. Là encore, les limites de la géographie traditionnelles sont dépassées : cette représentation est investie d’une essence, elle devient ainsi dynamique, animée de l’espoir futur et de la déception présente4. Cette transposition sur un plan mythique n’est d’ailleurs pas anodine : elle n’est autre que la mise en mouvement du système de valeurs que véhicule le Sud en l’appliquant non seulement au plan géographique, mais surtout au plan historique. 1 PAVESE, op. cit., p. 93. À une géographie peu certaine s‟oppose le désir irrépressible, mais toujours déçu, de mobilité de la population : « Quegli uomini parevano starci provvisori » (p. 94). 2 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 108. 3 Ibid. 4 Cette dichotomie est surtout palpable chez les americani, c‟est-à-dire les émigrés du village de Gagliano, revenus après plusieurs mois (voire plusieurs années) d‟existence de l‟autre côté de l‟Océan. Le souvenir des États-Unis génère une important nostalgie chez ces hommes, motivée par l‟éloignement définitif de cette Terre promise : l‟univers de ces individus se resserre autour de la petite communauté paysanne après avoir été centrée autour de New York et de ses richesses. La carte de leur monde se réécrit ainsi à une échelle autrement plus réduite, tandis que l‟Amérique redevient l‟élément polarisateur des rêves et des déceptions, le véritable centre politique de la vie des paysans, inaccessible : « Prendono volentieri quello che arriva da New York, come prenderebbero volentieri quello che arrivasse da Roma. Ma da Roma non arriva nulla. Non era mai arrivato nulla, se non l‟« U. E. », e i discorsi della radio » (p. 115). Il est d‟ailleurs tout à fait significatif que l‟incarnation de ce rêve américain, le Président Roosevelt, alors en charge, devienne une figure familière, mais surtout mythifiée, qui devient « una specie di Zeus, di Dio benevolo e sorridente, il padrone dell‟altro mondo » (p. 107). Cette figure tutélaire, associée à la Madone noire, dont nous préciserons plus loin le rôle pour les paysans, va jusqu‟à remplacer les figures italiennes du pouvoir : « Non ho mai visto, in nessuna casa, altre immagini : né il Re, né il Duce, né tanto meno Garibaldi, o qualch‟altro grand‟uomo nostrano ». Cette mythification, et qui plus est cette juxtaposition dans l‟esprit des paysans d‟une figure humaine avec une divinité, nous renseigne éloquemment sur le fait que le Sud s‟approprie et applique selon des règles qui lui sont propres une certaine conception du sacré. 160 L’histoire est le lieu d’expression privilégié de la réécriture mythique des événements du passé. Cette notion de mythe sera spécifiquement approfondie plus bas, mais nous pouvons dans un premier temps repérer sa présence dans l’un des phénomènes historiques les plus emblématiques du Sud : le brigandage, dont la période la plus active remonte au XIXe siècle, notamment à la suite de l’Unité italienne. Quelle définition donner de cette expression d’origine populaire d’opposition à l’État ? Piero Bevilacqua l’analyse comme d’« anarchiche rivolte di matrice contadina ma animate da profonde e contraddittorie esigenze di giustizia sociale »1, motivées par un ensemble de causes liées au processus de rattachement de l’ancien royaume des Bourbons à la jeune monarchie de Victor Emmanuel II2. Parmi celles-ci, Bevilacqua mentionne notamment « la nuova pressione fiscale » subie par les populations du Mezzogiorno, « l’antico bisogno di terra delle popolazioni rurali », « lo scioglimento dell’esercito borbonico » ou bien encore « la coscrizione obbligatoria imposta dal nuovo stato ». Si nous nous en référons au jugement de Bevilacqua, ces différentes motivations s’avèrent l’expression dynamique et exacerbée d’éléments présents dans l’actualité du voyage des écrivains d’Italie du Nord. En d’autres termes, l’opposition à l’État, le refus de se soumettre à un pouvoir injuste, le désir d’autonomie ne sont en fin de compte que des valeurs étonnamment communes à l’époque du Risorgimento et à l’Italie de l’entre-deux-guerres, démontrant une cohérence appliquée non plus à une perspective transversale non plus géographiquement mais historiquement. Reste que l’époque de pleine expansion du brigandage est désormais révolue ; mais les territoires que parcourent les auteurs, et les individus qu’ils rencontrent portent encore la trace, la mémoire de leur hauts faits, à l’image de ce vieillard de Lucanie, dont le témoignage est rapporté par Carlo Levi : Egli era così vecchio che al tempo dei briganti era già un giovanotto. Non potei mai sapere con certezza né fargli dire precisamente, se anch‟egli fosse stato, come è probabile, uno dei loro ; ma certo aveva conosciuto il famoso Ninco Nanco, e mi descriveva come l‟avesse vista ieri, la compagna di Ninco Nanco, la Brigantessa, Maria „a Pastora, che come lui era di Pisticci. [...] Il vecchio affossatore la ricordava benissimo, [...] mi diceva come essa era bella, grande, bianca, e rosata come un fiore [ma] non mi sapeva dire come fosse finita [...]. Non era morta, e non l‟avevano presa, mi diceva ; era stata vista a Pisticci, tutta vestita di nero ; poi era scomparsa, col suo cavallo, nel bosco, e non s‟era mai più saputo nulla di lei.3 1 Piero Bevilacqua, op. cit., p. 64. Savinio va d‟ailleurs jusqu‟à dire que « il brigantaggio della Calabria era una forma di patriottismo [...] : la sola forma di patriottismo, la sola forma di liberalismo, la sola forma di giustizia, la sola forma di umana vita, in mezzo alla legale iniquità di quel tempo, in mezzo alla legale crudeltà, in mezzo alla legale inumanità. O equivoco bestiale ! » (Diario calabrese, op. cit., p. 57). La lecture de Savinio confirme l‟impression de voir dans le brigandage la forme active, encore que conjuguée au passé, d‟un ensemble d‟idéaux politiques encore d‟actualité au siècle suivant. À la différence près que l‟ennemi commun des brigands et des paysans, à savoir l‟État autoritaire, asphyxie complètement toute possibilité de voir l‟épopée des brigands se poursuivre au XX e siècle. Ce passé est encore réellement observable dans le présent, par l‟intermédiaire de témoignages directs ou indirects, mais semble définitivement inaccessible, impossible à rattraper, et relégué au statut de mythe. 3 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 62-63. L‟autre medium permettant de ressusciter le souvenir des brigands est donc celui de l‟espace, plus exactement celui de la topographie ; certains noms de lieux sont intimement liés à l‟une des pages de l‟histoire du brigandage, gardant sa mémoire intacte, à l‟instar de la Fossa del Bersagliere dans Cristo : « La piazza ha case da una parte sola ; dall‟altra c‟è un muretto basso sopra un precipizio, la Fossa del Bersagliere, così chiamata per esservi stato buttato un bersagliere piemontese, sperdutosi in questi monti al tempo del brigantaggio e fatto prigioniero dai briganti » (p. 11). 2 161 Le vieux fossoyeur se fait le médiateur du souvenir des brigands : leurs personnes ainsi que les valeurs qui les définissaient se trouvent réincarnées par la parole de vieil homme ainsi que par l’écriture lévienne ; en un sens, Levi accomplit un travail d’historien en retranscrivant, en arrachant à l’oubli ce fragment d’histoire de la Lucanie. Cette incarnation est d’ailleurs surprenante, pour Levi comme pour le lecteur. L’auteur de Cristo ne manque pas de signaler sa surprise : les deux célèbres brigands de Lucanie prennent vie comme s’ils existaient encore, comme s’ils hantaient encore les campagnes des environs de Gagliano. De la même façon, le lecteur peut être également surpris de voir que Carlo Levi semble prêter foi aux dires du vieil homme. Nous avons vu plus haut en quoi cette attitude avait pour motivation la volonté de brouiller les grilles d’analyse : une hésitation s’instaure entre la part de réalité et la part de légende simultanément présentes dans ce récit, renouvelant le thème de la comprensenza, concernant ici deux plans d’analyse. Les exploits des brigands ont dépassé le simple cadre de la relation historique ; le récit du fossoyeur le laisse paraître : ces événements du passé ont été eux aussi modifiés par la forme d’intemporalité insufflée dans un large ensemble d’objets et de personnes dans ces régions d’Italie. Le phénomène du brigandage, dont l’importance ne saurait être niée – le phénomène remonte au XVIIe siècle – a été véritablement sublimée, placée à un autre niveau d’analyse ; Levi informe le lecteur sur cette métamorphose déterminante : I contadini di Gagliano non si appassionavano alla conquista dell‟Abissinia, non si ricordavano più della guerra mondiale e non parlavano dei suoi morti ; ma una guerra era in cima ai cuori di tutti, e su tutte le bocche, trasformata già in leggenda, in fiaba, in racconto epico, in mito : il brigantaggio. La guerra dei briganti era praticamente finita nel 1865 ; erano dunque passati settant‟anni, e soltanto pochi vecchissimi potevano esserci stati, partecipi o testimoni [...]. Ma tutti, vecchi e giovani, uomini e donne, ne parlavano come di cosa di ieri, con una passione presente e viva. [...] Tutto li ricorda : non c‟è monte, burrone, bosco, pietra, fontana o grotta, che non sia legata a qualche loro impresa memorabile [...]. I luoghi, come la Fossa del Bersagliere, hanno preso nome da loro o dai loro fatti. [...] Col passare del tempo, quelle gesta che avevano così vivacemente colpito le [...] fantasie, si sono indissolubilmente legate agli aspetti familiari del paese, sono entrate nel discorso quotidiano, con la stessa naturalezza degli animali e degli spiriti, sono cresciute nella leggenda e hanno assunto la verità certa del mito. [...] Per loro, quella è una storia raccapricciante. Soltanto, sta ad essi nel cuore ; fa parte della loro vita, è il fondo della loro vita, è il fondo poetico della loro fantasia, è la loro cupa, disperata, nera epopea. Anche il loro aspetto, oggi, richiama l‟immagine antica del brigante [...]. Il loro cuore è mito, e l‟animo paziente. Secoli di rassegnazione pesano sulle loro schiene, e il senso della vanità delle cose, e della potenza del destino. 1 Si le brigandage est encore si profondément enracinés dans le cœur et dans l’âme des paysans, c’est avant tout parce que ce phénomène historique régional fait intimement corps avec leur propre situation existentielle. Il y a une claire affinité entre les brigands du passé et les paysans du présent pour cette raison précise : le lien de parenté que nous avions repéré précédemment joue ici à plein. Le brigandage est une mémoire résolument vivante, humaine, quoiqu’orale : ce sont les hommes et les lieux qui se font le relais de cette période révolue de l’histoire méridionale. Surtout, on voit combien le parallèle entre ces deux moments historiques séparés pourtant de près d’un siècle est pleinement justifié : dans ce territoire où tout est immuable, les héros du passé ressemblent physiquement, mais surtout dans 1 Ibid., p. 121-123. 162 leur essence, à ceux du présent : ils partagent un même système de valeurs, une même vision du monde. Un large ensemble de notions sont partagées unanimement par les brigands et les paysans ; nous commençons alors à comprendre pourquoi leur histoire est devenu un mythe : cette rébellion violente contre l’État, cette explosion d’un désir de liberté et de justice a eu lieu dans un passé désormais révolu. Le brigandage ne semble plus concevable à l’époque présente si ce n’est à l’état d’idéal : la résignation séculaire des paysans semble avoir conduit à étouffer la capacité à reproduire, à réactualiser ce combat. La colère des paysans a été désamorcée ; la contemplation du passé est érigée en modèle inaccessible : nous sommes bien dans un temps mythique, car comme nous le verrons, le propre de cette temporalité est d’instaurer une distance définitive avec le présent, tout en gardant un lien essentiel avec lui. Comme le dit d’ailleurs Piovene : « Sul filo della leggenda si arriva alla verità »1 : deux époques historiques bien différenciées, se trouvant sur deux plans de lectures radicalement opposés peuvent trouver facilement des zones de contact dans la mesure où elles partagent un esprit commun. Ce qu’a su prouver l’exemple du brigandage, particulièrement éclairant une fois mis en regard avec la situation des paysans de Lucanie de l’époque fasciste, dont elle semble le versant actif. Il s’agit là encore d’un effet de distorsion : le passé est rapproché en un sens artificiellement vers le présent mais en vertu d’une forte ressemblance avec une situation actuelle. Le brigandage fait partie d’un patrimoine commun aux seuls individus habitant la Lucanie, il leur permet d’affirmer encore davantage leur singularité, par ce biais descendu en droite ligne d’un autre niveau d’analyse. La légende s’impose donc comme un nouveau vecteur de la société humaine méridionale, dans la mesure où elle semble définir un imposant patrimoine commun : Giuseppe Ungaretti est sensible à l’esprit épique qui anime la Campanie et ses « luoghi sinistri ed epici »2, où les hauts de faits de Rinaldo sont encore transmis au public par les cantastorie. Cette même attirance pour la dimension légendaire frappe également Piovene, qui déclare que « [la Calabria] ha un fondo piuttosto epico che lirico »3. Ainsi, l’épopée, la légende, le mythe semblent bel et bien être une autre de ces secondes natures dont le Sud semble pourvu. Mais cette capacité à donner à un objet particulier un statut mythique n’est pas sans conséquences ; en effet, nous avons vu que la légende possède un lien des plus étroits avec la situation actuelle où elle peut s’épanouir : une même essence s’exprime dans les deux cas, les deux plans se trouvant dans un positionnement clairement spéculaire. Le portrait du Sud que les auteurs du Nord composent doit donc inévitablement tenir compte de cet élément des plus singuliers : l’identité méridionale se construit non seulement dans le présent mais aussi en entretenant un lien de solidarité avec son passé mythifié. Ces mouvements d’aller-retour témoignent au final de la possibilité que possède le Mezzogiorno de constituer de lui-même ses propres mythes, ses propres légendes, dont la signification est avant tout destinée aux populations locales. Cette modalité de représentation est à la fois hors du commun, complète l’unicité du Sud en propageant une sensation d’ambiguïté toujours plus forte, sur laquelle nous allons devoir nous pencher. 1 PIOVENE, op. cit., p. 480. UNGARETTI, op. cit., p. 64. 3 PIOVENE, op. cit., p. 660. 2 163 THÉÂTRE, MYTHE, SACRALITÉ. QUAND LE FOND EST PRÉFÉRÉ À LA FORME Les écrivains septentrionaux entretiennent à dessein les ambiguïtés de l’interprétation de la réalité méridionale. Divers plans de réalité s’entrecroisent, la légende est en permanence réactualisée, l’effet de brouillage est continuel. Dans ces conditions, nous sommes légitimement amenés à nous interroger sur la place qu’occupent la légende et le mythe dans l’identité méridionale. L’exemple du brigandage analysé plus haut a prouvé que des récits mythifiés gardent une place majeure dans l’identité de cette région de l’Italie. La raison en est simple : la légende donne un éclairage instructif sur l’époque actuelle, elle se développe parallèlement à elle, elle fait figure d’idéal à reconquérir. Il faut donc considérer un phénomène tel que le brigandage comme porteur d’une valeur allégorique : cette partie de l’histoire méridionale a acquis une autre dimension, révélé une signification profonde et permis d’affirmer une cohésion synchronique du Sud de la péninsule italienne. L’aura de légende qui encercle certaines composantes de l’environnement méridional en font un contrechant inévitable ; ce lien est véritablement celui d’une interdépendance, de solidarité. Ce sensus allegoricus a ainsi fini par aider le sujet à voir plus loin que l’impasse dans laquelle l’obscurité du sensus litteralis de l’actualité historique le tenait enfermé : une nouvelle perspective s’est offerte au sujet ; la légende a donc pour principale utilité de proposer au sujet un nouveau point de vue à partir duquel vivre et interpréter le Mezzogiorno avec le plus d’acuité. Mais ce terme de légende reste encore particulièrement ambigu ; les auteurs eux-mêmes alternent entre différents synonymes : légendes, mythes. Tous ces concepts sont aussi ambigus que la réalité à laquelle ils renvoient. Cependant, la réalité méridionale elle-même est ambiguë dans la mesure où elle peut à tout moment être sublimée et acquérir un statut légendaire. Le sujet se retrouve devant une indécision, comme celle qui frappe Savinio, perdu entre la réalité et l’atmosphère inquiétante des ruines du temple de Mithra : « Il destino quassù non tocca terra ma sta sospeso tra cielo e mare »1. Toute la réalité méridionale est ainsi susceptible d’ondoyer entre ces deux bornes diamétralement opposées mais fonctionnant en parallèle l’une de l’autre. Une difficulté se pose en effet dans la mesure où une partie de la réalité peut se sublimer pour changer de nature, rendant effectif l’effet de brouillage que nous évoquions plus haut. Nous pouvons ici nous intéresser à l’une de ses formes les plus intéressantes : la vie méridionale propose de manière assez récurrente un rapprochement assez ambivalent avec le monde du théâtre. Le Sud regorge d’éléments pour le moins spectaculaires : la première partie de cette étude en évoqué quelques uns parmi les plus emblématiques, notamment du fait de la fantaisie baroque qui semble avoir pris possession des les lieux. En outre, le Sud et le théâtre possède, en plus de cette force d’évocation parfois terrifiante le fait d’être considéré comme un monde en soi, régi par un ensemble de règles déterminées mais également par une grande cohérence : ces deux mondes sont parfaitement achevés, complets, autonomes, et placés en 1 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 65. 164 regard d’un autre monde, extérieur, avec lequel ils entretiennent des liens contradictoires mais complémentaires, ambivalents mais effectifs. La ville de Naples telle que la décrit un Guido Piovene impressionné joue sur une réciprocité : le théâtre est un monde et le monde est un théâtre. Cette théâtralité, cette dramaturgie parfaitement réglée s’exprime par exemple durant la fête populaire napolitaine du struscio, effectué le Jeudi saint : Io penso che la vita abbia più d‟una dimensione, e narrandola non saprei rinunciare a nessuna. Non potrei per esempio rinunciare all‟incanto che mi dànno le strade e i vicoli di Napoli [...]. Ho avuto la fortuna di essere a Napoli nei giorni precedenti e dopo lo struscio. [...] Questo passeggio di due giorni nelle vie principali della città, chiuse al traffico dei veicoli e ridotte a salotto, [...] è per se stessa un avvenimento teatrale. [...] È nell‟indole napoletana considerare la città come una macchina teatrale.1 Naples a tout d’un théâtre. À en croire Guido Piovene, la ville fonctionne sur le même mode : étant généralement admise comme la « capitale » septentrionale du Mezzogiorno, le rapprochement avec l’univers théâtral est compréhensible. Naples est un monde clos, aussi singulier et hermétique que le monde théâtral, disposant de ses propres règles, dérivant en droite ligne d’une tradition, d’une culture, d’une histoire. Cette ressemblance est frappante lors des cérémonies populaires, lorsque la communauté dépasse sa variété, ses contrastes (la Naples populaire, Spaccanapoli, est en soi un monde à part, au sein de la ville) pour se réunir à la faveur d’un événement symbolique, lié ici aux festivités religieuses. La cohésion de la communauté humaine se représente à cette occasion : elle apparaît de façon visible, marquante, spectaculaire. Piovene est avant tout impressionné : il a la sensation de se retrouver spectateur d’un événement emblématique de la culture napolitaine. La théâtralité prend possession de la ville, les rues deviennent le décor, l’écrin offert aux acteurs en costume, les habitants de la ville venus flâner dehors vêtus de leurs habits neufs. Cette démonstration montre comment un événement ponctuel peut venir briser la linéarité quotidienne et se hisser immédiatement à un autre plan d’analyse : la fête est théâtrale dans la mesure où elle est chargée d’un potentiel symbolique qui transparaît de façon marquée, accentuée sciemment. Le poids symbolique d’un événement particulier n’est apparu qu’au seul Piovene. Ungaretti, toujours à Naples, a eu l’occasion de se rendre compte de la passion des napolitains pour une tradition du type de celle des cantastorie, des conteurs publics. Mais c’est surtout Carlo Levi qui en a eu la démonstration la plus flagrante en Lucanie : sous ses yeux, la vie des paysans de Gagliano est devenue littéralement un véritable théâtre. Le village s’est représenté à la faveur de la représentation d’une pièce inventée par les paysans eux-mêmes : 1 PIOVENE, op. cit., p. 430-431. Cf. l‟ouvrage de Stefano De Matteis, Lo specchio della vita. Napoli : antologia della città del teatro, Bologne, Il Mulino, 1991. Cette fête populaire, située durant les festivités entourant la fête de Pâques, rappelle assez clairement la fête du Carnaval paysan chez Carlo Levi. Nous sommes évidemment dans deux mondes diamétralement opposés : la campagne de Lucanie a peu de points en commun avec le monde urbain napolitain ; reste que les deux fêtes populaires mobilisent la population toute entière, représentent un moment d‟unité de la communauté (elle est, en ce sens, religieuse : elle lie les individus entre eux), et se déroulent par conséquent à la manière d‟une « sacra rappresentazione » (LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 175). Il y a dans les deux cas quelque chose d‟un rituel, soumis à des règles strictes (la tenue vestimentaire prend dans les deux cas une dimension symbolique). Il s‟agit de deux événements-clés dans la vie des communautés humaines concernées : ils mettent en acte une partie de leur culture populaire, leur singularité s‟exprime avec un relief unique en son genre. 165 Dentro a un cerchio di uomini, donne e bambini, spettatori appassionati, era cominciata, senza palco né scene, sui sassi della strada, una rappresentazione teatrale. Ogni anno [...] i contadini avevano l‟usanza di recitare una loro commedia improvvisata. Qualche volta, ma assai di rado, era di soggetto religioso, qualche altra ricordava le gesta dei paladini o dei briganti ; il più delle volte erano scene comiche e buffonesche tratte dalla vita quotidiana. Quest‟anno, l‟animo ancora commosso dalle recenti vicende, i contadini avevano immaginato un dramma satirico, a sfogo poetico dei loro sentimenti.1 L’actualité récente, bien réelle, à savoir la décision d’interdire à Levi d’exercer son activité de médecin auprès des paysans, est transfigurée par cet art théâtral populaire. Levi avoue au cours de cette scène ne pas reconnaître les acteurs, tant leur maquillage est réussi. La pièce, montrant un ange guérisseur vêtu de blanc entrer en conflit avec un démon habillé de noir propose un traitement allégorique mais compréhensible par tous, comme le précise peu après Levi : Non ho mai saputo chi fosse l‟autore : forse non ce n‟era uno, ma parecchi, tutti gli attori insieme. Le battute che improvvisavano si riferivano alla questione che agitava gli animi in questi giorni ; ma la finezza contadina faceva sì che le allusioni non fossero mai troppo dirette, e che rimanessero comprensibili e penetranti, senza diventare mai pericolose. E, soprattutto, al di là della satira e della protesta, il gusto dell‟arte li aveva trascinati : ciascuno viveva la sua parte [...]. Era, quello schema classico, un ricordo di un‟arte antica, ridotto al povero residuo dell‟arte popolare, o uno spontaneo, originario rinascere, un linguaggio, naturale in queste terre, dove la vita è tutta una tragedia senza teatro ?2 Le naturel avec lequel la pièce est jouée par les paysans, sa force d’évocation montre à quel point l’art théâtral possède une proximité avec le monde méridional3. Les forces contradictoires qui pèsent en permanence sur lui trouvent dans la dramaturgie un parfait terrain d’épanouissement : la tragédie satirique que les paysans jouent dans tout le village semble le genre exact ; on y retrouve la force du fatum qui transparaît dans la vie du Mezzogiorno mais aussi une capacité à porter un regard réflexif ironique sur sa propre situation. La pièce de théâtre mettant aux prises un ange blanc et un démon noir, tous deux guérisseurs, même si le second apporte en fin de compte la mort à son patient, ne fait que reproduire l’hostilité des vieux médecins incompétents du village de Gagliano envers Carlo Levi, adoré par les paysans. Cette hostilité est le point de départ d’une pièce allégorique dans la mesure où elle illustre un combat exacerbé entre le bien et le mal (le vêtement prend plus que jamais une dimension symbolique). 1 Ibid., p. 203. Ibid., p. 204. 3 Cette scène de théâtre populaire est d‟ailleurs anticipée dans la narration par une autre scène montrant cette passion des paysans pour le théâtre, cette capacité à sentir une proximité intime et réelle avec cette forme d‟art représentatif. Dans cet extrait, des acteurs ambulants jouent une pièce de Gabriele D‟Annunzio, dont l‟art est a priori aux antipodes de l‟esprit paysan. Pourtant la représentation va montrer une affinité inattendue entre l‟univers esthétique de l‟auteur du Piacere et celui mystérieux des paysans : « Si recitava La Fiaccola sotto il Moggio », di Gabriele d‟Annunzio. Naturalmente, mi aspettavo una gran noia da questo dramma retorico, recitato da attori inesperti […]. Ma le cose andarono diversamente. [...] Tutta la retorica, il linguismo, la vuotaggine tronfia della tragedia svaniva, e rimaneva quello che avrebbe dovuto essere, e non era, l‟opera di D‟Annunzio, una feroce vicenda di passioni ferme, nel mondo senza tempo della terra. [...] I contadini partecipavano alla vicenda con interesse vivacissimo. [...] Tutto diventava naturale, veniva riportato dal pubblico alla sua vera atmosfera, che è il mondo chiuso, disperato e senza espressione dei contadini. [...] I due mondi malamente fusi nella vuotezza estetizzante, tornavano a scindersi, poiché ogni loro contatto è impossibile, e sotto quell‟onda di inutili parole riappariva, per i contadini, la Morte vera e il Destino » (ibid., p. 161-162). De nouveau, l‟essence de la pièce est séparée de sa forme, appartenant à un monde trop différent du leur ; mais c‟est surtout la capacité des paysans à mettre en parallèle leur propre histoire avec celle jouée sur scène qui retient le plus l‟attention. Ces deux univers entretiennent bien un lien de proximité, d‟affinité ; le théâtre peut représenter le monde méridional tout comme le monde méridional peut être son propre théâtre. 2 166 Dans le même temps, cette dimension allégorique exprime toutes les passions qui agitent les paysans à l’endroit du pouvoir autoritaire qui les prive de l’art médical de Levi. Ce théâtre populaire est également revendicateur, contestataire, sous couvert d’une relative abstraction. L’ambivalence est de mise, mais n’empêche pas à cette représentation de conserver un pouvoir évocateur non négligeable. Il en va d’ailleurs de même dans la « colorita commedia » de Naples, et de ses « capovolgimenti paradossali »1. La ville de Naples est son propre théâtre, dispose de ses propres règles, mais également de ses propres modalités de représentation. C’est d’ailleurs ce dernier point qui rend cette possibilité de se mettre en scène, d’être simultanément acteur et spectateur, dont dispose le Sud particulièrement ambiguë. La réalité est désormais en mesure devoir son essence modifiée ; elle peut s’artificialiser, si ce n’est se mythifier. La notion de mythe, de légende, qui revient de façon récurrente dans les récits des écrivains du Nord, terme que nous avons entrevu jusqu’ici mérite maintenant d’être défini de manière plus précise, avant de voir en quelle mesure il s’exprime dans le Sud de l’Italie. Si nous nous en référons à la définition proposée par Mircea Eliade, le terme de « mythe » possède deux grands sens. Il signifie tout d’abord « fable », « invention », « fiction »2 : nous avons vu que certains éléments comme les pièces de théâtre populaire du village de Gagliano pouvaient s’en rapprocher, tout comme les légendes des brigands, quoiqu’elles fussent basée sur des personnages ayant réellement existé. Ces exemples permettent d’ailleurs de glisser progressivement vers la deuxième grande signification du mot : « histoire vraie ». Ces deux définitions peuvent d’ailleurs créer une certaine confusion : comment faire exactement la différence entre une histoire vraie et une histoire inventée, mais basée sur des faits réels précis ? La confusion tient à la nature de ce qui constitue ce mythos : le récit mythique relate des événements du passé, « raconte comment […] une réalité est venue à l’existence. […] C’est […] donc toujours le récit d’une « création » »3. Mais pas seulement. Tout mythe encore « vivant » au sein de la société humaine revêt une importance capitale dans la mesure où il permet d’apporter « signification et valeur à l’existence »4. Pour une raison simple : le mythe « concerne directement » le groupe humain auquel il s’adresse. Le mythe rassemble autour de lui toute une communauté, faisant partager aux individus qui la constituent un ensemble de « modèles exemplaires »5. Nous avons vu que les brigands de Lucanie pouvaient être ces modèles, ces êtres héroïques, plus divins qu’humains : la figure de Ninco Nanco et de sa compagne sont clairement assimilés à des divinités, au moins du fait de leur aura. La part d’esprit mythique accordé à certains événements historiques pourtant récents montrent que les faits auxquels ils renvoient ont une signification profonde pour les paysans. Comme nous l’avions montré, les brigands mythifiés apparaissent comme de véritables idéaux humains pour les paysans, du fait qu’ils ont mis en acte un 1 PIOVENE, op. cit., p. 437 et p. 438. Mircea Eliade, Aspects du mythe, op. cit., p. 11. 3 Ibid., p. 16-17. Le modèle le plus emblématique de création mythifiée est de ce point de vue la cosmogonie, fondant la naissance du Cosmos et la création de l‟espèce humaine. À ce titre, le mythe ne se borne pas à être une succession linéaire d‟événements advenus à différents moments d‟une certaine temporalité. Le mythe, dans le Mezzogiorno, semble donc bien avoir vocation à se substituer à l‟Histoire, de manière d‟ailleurs assez compréhensible dans la mesure où cette dernière n‟est pour ainsi dire jamais parvenue jusqu‟au Sud. Le mythe a tout simplement pallié une absence, et ce d‟autant mieux qu‟il s‟est avéré porteur de significations. 4 Ibid., p. 12. 5 Ibid., p. 23 et p. 19. 2 167 système de valeurs déterminant dans le rapport au monde des individus. Mircea Eliade le précise, par ailleurs : C‟est au mythe primordial qu‟appartient de conserver la vraie histoire, l‟histoire de la condition humaine : c‟est en lui qu‟il faut chercher les paradigmes et les principes de toute conduite.1 Le mythe apporte un bénéfice existentiel à l’homme ; il lui permet de « transfigurer son existence »2. Les événements mythiques se situent donc bien sur un plan parallèle à celui de la destinée humaine. À ce titre, le protagoniste du récit mythique peut se lire comme un idéal humain que l’individu peut chercher à reproduire à son niveau ; il « situe son propre modèle à atteindre sur le plan transhumain, celui qui lui est révélé par les mythes »3. L’exemple du brigandage peut se rattacher à ce genre de mythologie, à ceci près qu’il n’y a rien de religieux dans l’admiration que les paysans de Lucanie vouent à un Ninco Nanco. En revanche, les constructions mythologiques construites autour de lui la rattachent bien à ce qui fait la spécificité du mythe, à savoir le fait d’être des « faits humains, [des], faits de culture, [une] création de l’esprit »4. D’ailleurs, le mythe des brigands n’est pas le seul qu’abrite la culture méridional. Une telle vision légendaire de cet événement historique non négligeable dans la formation du système de valeurs de la civilisation méridionale, farouchement méfiante envers l’État, se rattache à une élaboration plus complexe d’une image mythique proposée par le Sud lui-même. Stefano De Matteis n’hésite pas à parler à ce sujet de « stereotipazzioni elaborate dall’interno o di immagini interne »5. Ces images façonnées par le Mezzogiorno, ces mythologies ne font par ailleurs que compléter les imageries de carte postale créées par les récits des premiers voyageurs dans le Sud. Il s’agit là d’un pendant similaire, encore que ce qui n’était qu’une manifestation d’un esthétisme vide de sens se double ici d’un fond plus complexe. Il s’agit dans ce cas précis de mettre en place un idéal, une représentation visant à contrebalancer la réalité. Il s’agit de forger « una realtà innalzata a mito »6. Cette mythologie s’exprime notamment dans la ville de Naples, où Guido Piovene attire l’attention du lecteur sur la coexistence dans la cité parthénopéenne de deux ville de Naples : Uno scrittore di sinistra mi mostra i vicoli di Napoli da un angolo diverso da quello tradizionale. Non esiste una Napoli, egli afferma, bensì due Napoli : la Napoli del turismo ; quella dei vicoli, che rimane chiusia in se stessa, i cui abitanti spesso ignorano il mare. [...] Il “teatro” napoletano non ha mutato. [...] volevamo soltanto porre un interrogativo : che cosa c‟è ancora di vero e di sincero in questo antichissimo fregio di superstizioni, di riti, di funerali impennacchiati, di canzoni patetiche, di santi utili e confidenziali, di conventi miracolosi ? È vero che si è creato un distacco tra il popolo napoletano e se stesso e la sua commedia, un vuoto che può essere colmato d‟un tratto da qualsiasi predicazione ?7 1 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 89. Ibid., p. 95. 3 Ibid., p. 89. 4 Mircea Eliade, Aspects du mythe, op. cit., p. 14. 5 « Cantiere di sopravvivenze », in Narrare il Sud, op. cit., p. 65. 6 Giuseppe Carlo Marino, « Carlo Levi : il meridionalismo, i contadini e la « rivoluzione italiana » », in Gigliola De Donato (dir.), Verso i Sud del mondo. Carlo Levi, a cento anni dalla nascita, Rome, Donzelli, 2003, p. 23. 7 PIOVENE, op. cit., p. 435. 2 168 Cette interrogation est résolue un peu plus loin: « Bisogna guardarsi a Napoli da tutte le retoriche, e anche da quella, per esempio, che esista una facciata borghese turistica, dietro a cui si anniderebbe la Napoli reale, quasi una seconda città di catapecchie e di miseria. In realtà le due Napoli confluiscono »1. Piovene, dans la section de son Viaggio in Italia consacrée à la seule ville de Naples entend avant tout percer à jours les préjugés et les stéréotypes qui courent sur l’ancienne capitale de la royauté bourbonienne. À ce titre, la description faite de Naples par Giuseppe Ungaretti semble se dérouler dans une lumière mythique. Le poète semble sous le coup d’une sorte d’extase ; la Naples qu’il parcourt est investie d’une lumière intérieure. Cette ville de Naples est riche d’une infinité de couleurs, vivante, grouillante, manifestant une énergie inépuisable : [Via Caracciolo] è una strada moderna, costruita lungo il mare e un luogo deserto in questa città piena come un bugno. Da principio la seguono alberghi di lusso, alte parete che sembrano farsi inditero per lasciarvi solo. Poi giardini... Qui il canto della città vi raggiunge non più forte del fruscìo delle onde frante giù. Non so quale gioia malinconica m‟invade per questa strada. Oh ! come la voce di Napule mi sembra qui tratta da un‟antichità infinita, e per questo divina e feconda. La durezza di vivere mi prende un senso così fresco e eterno, e così naturale e degna mi sembra la condizione di combattere... Oh ! mare... Vasàmolo int‟a l‟uocchie !2 Mais il faut voir dans cette dichotomie entre une image stéréotypée tournée vers l’extérieur et un monde caché à la vue des regards la présence in nuce de ce qui conduira à générer un véritable « mythe du Sud ». Les « due Napoli » de Guido Piovene appellent sans hésitation celles qui coexistent chez des auteurs comme Raffaele La Capria ou Domenico Rea3. Nous reviendrons dans l’ultime partie de cette étude sur l’opération dialectique qu’entretiennent les images mythiques du Mezzogiorno avec une réalité soumise à de profondes mutations liées à l’évolution de la conjoncture historique, dans le cadre du portrait global que les auteurs du Nord voudront présenter du sud de la péninsule italienne. Pour le moment, nous pouvons nous intéresser à ce qui motive la transfiguration d’un élément particulier au statut de mythe. Comme nous l’avons vu, tout mythe concerne un groupe humain précis, définissable clairement : les napolitains, les paysans de Lucanie, par exemple. Le mythe donne avant tout un modèle, met en relief un idéal humain, placé dans une perspective historique désormais révolue mais qu’il est a priori impossible de ressusciter. Les individus vivent dans le « souvenir imaginaire d’un « Paradis perdu » »4, expliquant une partie de la tragique résignation des masses rurales rencontrées par Carlo Levi : Levi : le mythe a pour vocation de combler un manque, par la faute de l’Histoire (mais également de l’État, en ce qui concerne les paysans de Lucanie). En outre, cette mythologie a pour principale conséquence d’affirmer les liens qui unissent cette communauté, de mettre leur histoire en contrapposition avec une autre histoire, celle dont le cours a 1 Ibid., p. 453. Ce qui vaut à l‟échelle de toute la ville vaut d‟ailleurs au niveau d‟un élément pris en particulier (selon la règle de solidarité entre le tout et ses parties), comme le Palais royal : « È questo il Palazzo reale che ricorda di più la reggia delle fiabe ; perché essendo ornato e sfarzoso, ha tuttavia un fondo confidenziale, capriccioso e un po‟ infantile » (p. 456). 2 UNGARETTI, op. cit., p. 71-72. 3 Notons qu‟une étude d‟Andrea Di Consoli s‟intitule précisément Le due Napoli di Domenico Rea, Milan, Unicopli, 2002. 4 Mircea Eliade, Aspects du mythe, op. cit., p. 70. 169 majoritairement suivi les décisions politiques prises par le Nord. Le mythe du brigandage ou celui de Naples juxtapose à la réalité une sorte d’image historique, restreinte autour d’une zone topographique précise. Cette mythologie est la garante de la différence quasi ontologique du Sud, de sa condition d’unicuum. Le mythe est un rempart puissant contre l’influence négative de l’Histoire, comme le rappelle Mircea Eliade : L‟Histoire ne réussit pas à modifier radicalement la structure d‟un symbolisme archaïque. L‟Histoire ajoute continuellement des significations nouvelles, mais celles-ci ne détruisent pas la structure du symbole.1 L’Histoire, qui constitue selon Carlo Levi l’un des maux qui a conduit le monde rural à la situation existentielle qu’il décrit dans Cristo si è fermato a Eboli. À ce titre, l’Histoire a participé à l’élaboration de la part mythique de la culture méridionale. La culture dominante du Nord, indirectement, a contribué à ce qu’on « enfatizza la differenza »2 avec le Sud. Ecrire l’Histoire, au sens où cette expression est entendue le plus généralement, n’est dailleurs pas possible sous cette forme, à en croire Carlo Levi : « Pensavo che si dovrebbe scrivere una storia di questa Italia, se è possibile scrivere una storia di quello che non si svolge nel tempo : la sola storia di quello che è eterno e immutabile, una mitologia »3. Le mythe est donc bien la forme naturelle d’expression historique : il met finalement en acte l’arcaico dont les manifestations sont nombreuses. Le récit mythique incarne et met en scène des personnages (parfois héroïsés, comme les brigands) dont le souvenir, et la signification de leur vie et de leur « geste » perdure encore à l’époque où Carlo Levi et les autres écrivains septentrionaux font leur voyage en Italie du Sud. Des repères historiques propres au Sud se sont substitués aux repères de la culture dominante : sur une même période historique, le souvenir des brigands a été préféré par les paysans au souvenir des Bourbons. De la même façon, la représentation de l’Histoire par l’État est tout aussi sublimée que le souvenir des hauts faits des hommes armés des campagnes méridionales : de la Capri de Savinio à la Sardaigne de Levi, stèles et statues des grands personnages investissent les lieux publics, quitte à recouvrir le souvenir du passé : Savinio ne pensait pas différemment à propos des innombrables statues de Garibaldi ou de Victor Emmanuel II trônant dans chaque ville d’Italie. Le Risorgimento est tout aussi mythifié et sacralisé que peut l’être la figure de Ninco Nanco ou d’un autre personnage emblématique de la culture populaire méridionale (nous pourrions citer Masaniello, héros de la révolte napolitaine de 1647). Ces deux mécanismes fonctionnent de la même manière mais en parallèle l’un de l’autre. En outre, si les personnages mythifiés de l’histoire méridionale sont entourés d’une forme de sacralité, cette dernière découle du rapport singulier que le Sud entretient avec cette autre notion que nous allons devoir définir. 1 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 119. Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. XIII. 3 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 123. 2 170 « La première définition que l’on peut donner du sacré, c’est qu’il s’oppose au profane »1 propose Mircea Eliade pour cerner cette notion. Le rapport du Sud au sacré peut s’inscrire directement dans cette définition. En effet, le sujet de « l’épreuve du Sud » a pu constater que certains éléments présents dans le Sud semblent se démarquer de leur environnement, ils sont situés sur un autre plan, ils manifestent une autre nature. L’exemple des récits mythologiques présents dans la culture populaire en est un bon exemple. De la même façon, le sacré existe en contrapposition au profane : « le sacré se manifeste comme une réalité d’un tout autre ordre que les réalités « naturelles » »2, poursuit Eliade. Et de fait, un grand nombre de phénomènes apparus dans le Sud ont montré que ce jeu de juxtaposition d’éléments de natures opposées était tout à fait courant dans le Mezzogiorno. Ainsi, le Sud peut être défini comme le meilleur terrain de manifestation du sacré. Sa trace se retrouve notamment dans les lieux où l’arcaico est également présent, comme ce temple de Poséidon décrit par Ungaretti : Non ve lo starò a descrivere. Dirò solo che, davanti, il timpano e le colonne doriche ci mostrano un travertino come un vetro infiammato : nel cuore della pietra brucia la luce che non consuma, e traspare la sua indifferenza sacra. Ai lati c‟è invece il senso tragico del deperire : colonne vuotate dai lunghi anni con i labirinti della carie ; e hanno un aspetto di funghi rugginosi, e anche di mummie tolte dalle fasce. Ed allora girandogli intorno, l‟uomo raggiunge l‟ultimo limite dell‟idea del suo nulla, al cospetto d‟un‟arte che colla sua giusta misura lo schiaccia.3 S’il y a manifestation du sacré dans cet extrait, c’est que cette description d’un lieu de culte porte la trace, malgré le passage des siècles, d’une signification métaphysique encore perceptible par le sujet qui visite ces ruines. Ungaretti éprouve une sensation de l’ordre de la métaphysique, concernant la place de l’homme dans la création terrestre. De la même façon, Ungaretti se retrouve confronté au mystère de la mort lors de sa visite de la ville de Pompéï. « Stupore », « angoscia »4. Ces deux sensations sont très proches et évoquent bien le sentiment ambigu, de fascination mêlé de crainte panique qui préside à la manifestation de la divinité, ou du moins de la proximité avec le sacré : Ungaretti ne fait qu’éprouver le « mysterium fascinans »5 qu’Eliade définit comme la réaction principale de l’être humain une fois confronté au ganz andere. Ce sentiment trouve d’ailleurs sont point culminant dans la visite d’une maison pompéienne, devant une fresque murale : L‟allegoria è semplice : parte da un bambino che insegna l‟amore e arriva a un bambino che l‟insegna ancora. Nel frattempo è descritto, fra due nudità simmetricamente decorate dal cadere delle vesti, tutto il mistero carnale ; quale nel biondo azzurro della coscia del Sileno cantante scopre la morte ; il quale nel nudo sodo dell‟inginocchiata vergine flagellata dal desiderio (il flagello che la colpisce non le maltratta le belle forme ; e a questo punto l‟astrzione diventa inno) è una disperazione attraente come la vita. Quale pittore ha sentito e cantato meglio la debolezza e la magnificenza della carne ?6 1 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 16. Ibid. 3 UNGARETTI, op. cit., p. 30. 4 Ibid., p. 55 5 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 16. 6 UNGARETTI, op. cit., p. 61-62. 2 171 La première manifestation du sacré est bien une essence, un élément volatile et invisible qui nécessite de la part du sujet un effort pour décrypter sa signification. La contemplation du tableau, son pouvoir allégorique met Ungaretti en présence d’un profond mystère, touchant de près à la condition humaine et à sa fragilité : la maison de Pompéï, tout comme le temple de Poséidon sont des lieux de contact entre le monde humain et le monde divin ; deux univers sont alors en mesure de communiquer, et il est intéressant de voir qu’un temple antique, c’est-à-dire un lieu de culte païen puisse garder son pouvoir de fascination intact malgré le passage du temps. De la même manière, de nombreux auteurs de notre corpus éprouvent la même fascination qu’Ungaretti pour la part de mystère religieux qui entoure d’autres lieux antiques de manifestation du sacré ; mentionnons notamment Malaparte, au lac d’Averno. Tous ont conscience de la permanence d’une présence, qui une fois manifestée ne peut plus être abolie. Par conséquent, le sacré se surajoute à la réalité et lui donne une dimension supplémentaire, il permet « la révélation d’une autre réalité que celle à laquelle [l’homme] participe par son existence quotidienne »1. Il y a bien quelque chose d’une altérité dans cette manifestation, puisque c’est un autre mode d’existence, ou du moins une autre perspective de l’existence qui est interrogée. Dans un monde en plein bouleversement, en plein mouvement, le sacré est une permanence interrogeant le sens métaphysique de l’existence des hommes et des choses, un autre monde superposé à la réalité. Le sujet peut d’ailleurs s’avérer assez décontenancé par cette proximité, cette intrusion dans un univers d’une toute autre nature ; c’est sa propre extériorité, sa propre étrangeté qui ressortent avant tout : le sacré est un monde opaque, incompréhensible pour celui qui ne s’en fait pas partie. Prenons un exemple tiré de Tutto il miele è finito : Le morti erano ricominciate, e il paese pareva avvolto in una tenebrosa atmosfera di guerra. Forse, pensavo, parlando a dei vecchi, dai visi di corteccia d‟albero, che erano stati in gioventù latitanti, banditi, e signori di greggi, fieri e dignitosi pastori, vicino ai focolari dove ogni gesto pareva espressivo come un muto teatro preistorico, forse un tempo remoto e presente, un remoto divieto, un‟arcaica religione ristagna come un lago sotterraneo sotto gli aspetti quotidiana della vita di oggi ; una ignota proibizione, un tabù sacro la cui violazione si paga con la morte. Uno Stato del tutto estraneo, accampato come un esercito di conquista [...] non può intendere quell‟altor mondo, la sua religione arcaica e la sua arcaica giustizia.2 Tout comme le mythe, le sacré possède un lien fort avec l’arcaico. Ces deux notions sont très proches l’une de l’autre, pour ne pas dire complémentaires. L’arcaico s’est imposé comme un terme indiquant la permanence d’une époque révolue, immémoriale, mais incluse au sein d’un objet, particulièrement vivante. Le sacré s’est surajouté à cette donnée de base en donnant une signification, une profondeur supplémentaire à cette présence. L’arcaico peut devenir sacré dès lors qu’il est un signe lisible d’une essence immodifiable, en opposition avec la réalité profane, celle du monde septentrional. La présence du sacré indique à l’individu que des lois invisibles, non formulées sont à l’œuvre, fussent-elles en contradiction avec les lois imposées par ailleurs. L’arcaico sacralisé donne ainsi la juste mesure de sa puissance. Chaque phénomène relevant de cette présence doit donc être considéré comme faisant partie 1 2 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 28. LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 66-67. 172 d’un système inviolé depuis sa création, perdue dans la nuit des temps : deux univers se retrouvent ainsi en compresenza, communicant l’un en direction de l’autre. Plus loin dans son récit, Carlo Levi donne l’exacte mesure de l’idée que le moindre objet manifestant le sacré est mis instantanément en relief : [Le capre] sono, in qualche modo, animali sacri : non le comuni capre del gregge, ma quasi parte della famiglia, nutrici dei figli. Per questo sono intoccabili. [...] Quelle leggi pastorali e preistoriche, tuttora vigenti, hanno un contenuto giuridico preciso, come ne hanno uno economico e sociale, che spiega il mistero delle disamistadi, delle vendette e delle morti.1 Le sacré est donc essentiellement lié à la règle, à la loi, qu’il affirme et entoure de son impressionnante aura. Le rapport hostile du monde méridional vis-à-vis de l’État s’explique donc d’autant mieux que les lois de ce dernier ne sauraient remplacer les lois sacrées arcaiche, héritage d’un lointain passé. Nous voyons donc que le sacré, autant que le mythe, fondent l’unicité du Sud, mais également montrent en quoi il est un univers autonome possédant ses propres critères de représentation, ses propres lois. Les lois sacrées qui gouvernent les disamistadi sont aussi intangibles que le fatum qui semble broyer le monde méridional. Les deux phénomènes sont finalement liés dans la mesure où tous les deux répondent à un principe, une logique inaccessible, impossible à modifier. La soumission aux lois sacrées se fait naturellement, tout comme à celle du fatum. Le monde méridional n’est donc pas une sorte de vaste mosaïque assemblée anarchiquement, sans aucun ordre. Au contraire, chaque élément est lié à un autre selon un ensemble de lois très précis ; cette réalité est donc plus organisée qu’elle n’y paraît, du fait que les principes qui la guident sont ancrés dans une temporalité particulièrement vaste. Ces lois arcaiche posent d’ailleurs d’autant plus de problèmes à leur compréhension qu’elles sont mêlées à un autre phénomène propre au Sud, à savoir la permanence des pratiques magiques, incarnant cette sacralité de façon particulièrement frappante. C’est sur la manifestation de ces phénomènes hors du commun, ainsi que sur leur signification que nous allons à présent revenir. DES PRATIQUES SURNATURELLES À LA SIGNIFICATION BIEN RÉELLE Par la présence de l’arcaico, du récit mythique et de la sacralité qui les entoure, le monde méridional impose à celui qui l’observe de faire siennes les règles qui y sont en vigueur. Une nouvelle frontière se dessine : après celle, générale, du Nord et du Sud, puis celle des diverses oppositions, c’est au tour de celle du sacré et du profane de scinder l’espace en deux zones distinctes2. Par l’usage qu’il fait du 1 Ibid., p. 107-108. Rappelons que pour Mircea Eliade, « le sacré et le profane constituent deux modalités d‟être dans le monde » (Le sacré et le profane, op. cit., p. 20). Encore qu‟il faille nuancer cette proposition, on peut penser superposer la distinction du Nord et du Sud avec celle du sacré et du profane : tout porte à penser que ces deux éléments, comme ces deux zones géographiques sont de nature différente, sont essentiellement différents. Mais ils sont représentés simultanément, entretiennent une relation d‟interdépendance, s‟interpénètrent. Dans le résultat de l‟hésitation quant à la capacité de créer une cohésion entre sacré et profane se trouve in nuce des éléments de réponse à la question du lien à établir entre Nord et Sud. 2 173 sacré, le Sud a donc manifesté un autre rapport au monde : la réalité et le surnaturel sont bel et bien décloisonnés : ils coexistent naturellement et visiblement sans heurts, sans dichotomie dans l’environnement des hommes. Le sacré s’impose comme un autre vecteur d’unification du monde méridional, dans la mesure où il permet de mettre la réalité quotidienne, actuelle, avec une vérité plus abstraite, moins immédiatement perceptible par le sujet, mais qui se manifeste par le biais, généralement, de l’allégorie. Le sacré fait basculer l’environnement sur un autre plan, ou plutôt fait communiquer la réalité humain avec cet autre plan, cette autre vérité, cette autre ordre des choses. L’homogénéité confortable du monde, le nivellement de la réalité se trouve complètement bouleversé, brisé ; Mircea Eliade indique que le sacré a pour principale mission d’endiguer dans la mesure du possible le « « chaos » de l’homogénéité et de la relativité »1. La transition se fait assez brutalement pour le sujet, habitué à un monde urbain qui bannit le surnaturel, mais privilégie la religion. Reste que le sacré méridional et la religion chrétienne fonctionnent selon deux systèmes bien différents : la religion, qui est en fin de compte l’une des incarnations de la culture dominante, consiste en une pratique mais aussi en un dogme, fondé sur des documents écrits. La pratique du sacré est en revanche plus naturelle, dans le Sud. Cette idée revient souvent dans Cristo si è fermato a Eboli : les paysans semblent naturellement enclins à se référer au pouvoir de forces naturelles, sans aucune espèce de transcendance incarnée dans une divinité, qui ne saurait être à la rigueur qu’un deus otiosus. Par conséquent, la pratique du sacré va s’orienter autour de rituels magiques, archaïques, si ce n’est païens, mais entièrement naturels, spontanés : « La magia si ripete nella storia e sembra atteggiarsi più come un fatto naturale che come un atto umano. [È un] momento di una certa vita culturale in una società definita »2. La magie va progressivement s’imposer comme une composante essentielle de la culture méridionale, une illustration exemplaire de la singularité du Sud, à plusieurs niveaux : il s’agit d’une pratique répandue dans tout le Sud de la péninsule au moment où les écrivains du Nord s’y rendent, elle fonctionne selon un ensemble de règles précis, quoique variées et non formulées, mais surtout elle est le réceptacle d’un ensemble de valeurs capitales dans la composition du portrait du Sud que les écrivains constituent dans la réécriture de leur expérience. Il n’est donc pas étonnant que les écrivains du Nord y aient porté toute leur attention, du fait qu’ils ont souvent été amenés à y être directement confrontés. Pour tenter de donner une définition à une pratique comme celle de la magie, nous pouvons nous en référer à l’étude d’Ernesto De Martino, anthropologue méridional dont les travaux ont abordé sous un angle anthropologique la question des pratiques surnaturelles en Italie du Sud. La magie est par essence un concept difficile à définir dans la mesure où elle se base sur un univers surnaturel que la rationalité a 1 Ibid., p. 26. La culture dominante du Nord, confinant le sacré à la question religieuse, semble avoir opéra une sorte de nivellement de l‟environnement, annihilant toute capacité d‟expression de la sacralité ; la ville moderne en est le parfait emblème, dans la mesure où elle fait disparaître toute trace de ce qui pouvait lui subsister. La terne neutralité de la ville de Carbonia, dans la Sardaigne lévienne, en est un très bon exemple : on peut dire, en généralisant le propos, que le monde devient progressivement une « masse amorphe » (p. 28), indéfinie. Nous comprenons alors le peu d‟intérêt des paysans de Lucanie pour le monde situé au-delà de la ligne d‟horizon : la réalité de ce dernier semble relative, indifférencié ; l‟Italie, l‟Abyssinie, l‟Amérique sont presque des noms interchangeables. Or, comme le rappelle Mircea Eliade, « l’espace n’est pas homogène ; il présente des ruptures, des cassures » (p. 25). De cette façon, le Sud, qui au cours de son histoire a été agrégé à un territoire inconnu pour lui, a disposé d‟un élément en mesure de redéfinir l‟espace, de le redécouper grâce à des frontières invisibles, fruit de l‟action du sacré qui révèle une autre réalité, par superposition. 2 DE MARTINO, Sud e magia, op. cit., p. 111-112. 174 eu à cœur d’éloigner ; une sorte de hiatus semble s’être progressivement créé entre le monde rationnel et le monde surnaturel, à mesure que l’un a pris l’ascendant sur l’autre. De Martino précise dans cette ébauche de définition que la magie est avant tout un ensemble de règles acceptées par ceux qui la pratiquent ; tout se fait avec le « consenso della comunità »1. Mais cette acceptation n’empêche pas de voir dans la magie une manifestation culturelle des plus impressionnantes, pour ceux qui la pratiquent tout comme pour ceux qui ne la pratiquent pas. Il y a une véritable « potenza magica della parola e del gesto »2 : la magie provoque une incursion dans un univers violent et tourmenté. Deux univers cloisonnés hermétiquement en temps normal communiquent alors entre eux, quoique les forces surnaturelles soient naturellement présentes dans l’environnement, et conservent encore toute leur puissance archaïque. Voici la manière dont Savinio évoque dans son Diario calabrese le Stromboli : Guardo quel fuoco solitario nella notte con curiosità, sì, ma un po‟ delusa. Che altro effetto facevano una volta queste eruzioni di sotterraneo fuoco ! Piegavano l‟uomo all‟adorazione e accendevano la mente dei poeti. Così nasceva la “grandezza”. La “religiosa” grandezza.3 La puissance dévastatrice du volcan calabrais s’insère parfaitement dans le cadre global de la pratique surnaturelle. Savinio saisit que cette puissance a été à l’origine de la sacralité qui a entouré le volcan. « L’adoration » que les hommes de l’Antiquité rendaient au volcan n’est autre que la prise de conscience que cet élément naturel excède le cadre « profane » de la Nature ; comme le précise de son côté Ungaretti a propos du Vésuve, le volcan est un monstrum, une sorte d’aberration naturelle qui lui confère instantanément une domination écrasante et durable sur les hommes. De la même manière, la Nature avait agit sur le sujet de « l’épreuve du Sud » de manière à lu montrer sa place véritable à une large échelle, depuis les expériences de Carlo Levi en Lucanie et en Sardaigne jusqu’aux impressions d’Ungaretti devant le Vésuve. La Nature provoque une sorte d’épiphanie chez le sujet, lui faisant intensément ressentir ces deux sensations déjà décrites, la majestas et le tremendum4. Une ambivalence similaire entoure d’ailleurs d’autres éléments développant le même genre de puissance occulte, notamment dans le monde animal. En Lucanie, certains animaux comme les chèvres sont détenteur d’un fort « incanto animalesco »5 : I contadini dicono che la capra è un animale diabolico. [...] Questo non vuol dire che sia cattiva, né che abbia nulla a che fare coi diavoli cristiani, anche se talvolta essi scelgano il suo aspetto per mostrarsi. Essa è demoniaca come ogni altro essere vivente, e più di ogni altro essere : poiché, nel suo aspetto animale, sta celata un‟altra cosa, che è una potenza. Per il contadino, essa è realmente quello che era un tempo un Satiro, [...] un povero Satiro fraterno e selvatico in cerca d‟erba spinosa sull‟orlo dei precipizi.6 1 Ibid., p. X. Ibid., p. 7. 3 SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 28. 4 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 101. 5 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 57. 6 Ibid., p. 58. 2 175 Un grand nombre d’éléments peuplant la réalité méridionale inspire une crainte réelle aux individus. Cette crainte est liée à la double nature que nous voyons sans cesse revenir, du fait que cette double nature est systématiquement présentée comme étant une réalité indéniable. L’exemple des chèvres diaboliques indique le trouble que cette double nature provoque chez ceux qui la contemplent ; mais la plus grande ambivalence provient, comme Levi en a l’intuition, d’une puissance incluse dans chacun de ses éléments, transparaissant à chaque instant. Cette puissance donne l’impression de sourdre, d’être simultanément visible et invisible, comme peut l’être celle de la Madone paysanne, cette « divinità sotterranea, […] Persefone contadina, […] dea infernale delle messi »1. En quelques phrases, Carlo Levi réussit à synthétiser toutes les dimensions qu’elle recoupe au sein de la société paysanne : Questa Madonna nera è come la terra ; può far tutto, distruggere e fiorire ; ma non conosce nessuno, e svolge le sue stagioni secondo una sua volontà incomprensibile. La Madonna nera non è, per i contadini, né buona né cattiva ; è molto di più. Essa secca i raccolti e lascia morire, ma anche nutre e protegge ; e bisogna adorarla. In tutte le case, a capo del letto, attaccata al muro con quattro chiodi, la Madonna di Viggiano assiste, con i grandi occhi senza sguardo nel viso nero, a tutti gli atti della vita. Les forces surnaturelles que la Madone noire incarne possèdent deux visages très différents l’un de l’autre. Le fait que cette puissance s’incarne dans une divinité, calquée sur le modèle marial, ne change en fin de compte pas exactement la situation : tous les exemples que nous avons pu voir jusqu’ici montrent bien que le surnaturel prend une infinité de formes mais garde une ambivalence indéchiffrable quant à ses effets : Levi avoue qu’il est rigoureusement impossible d’appliquer un système de valeurs moral classique au rôle de la Madone. Bienveillance ou malveillance sont des termes inappropriés : le surnaturel excède de très loin ces catégorisations, nouvelle preuve de l’échec de la démarche consistant à résoudre l’énigme méridional en employant les schémas importés du Nord, proposés par la culture dominante. Ces forces surnaturelles sont protéiformes, et par conséquent bien loin de la structure d’une religion monothéiste comme le christianisme, polarisée autour de la divinité et incarnée sur terre en la personne du Christ). Le monde méridional abrite des forces surnaturelles invisibles (les « oscure forze naturali », pour reprendre l’expression de Piovene2), ces dernières étant contradictoires mais aussi en opposition les unes avec les autres. L’importance de ces pratiques de magie naturelle de la part d’une partie de la société fait du Mezzogiorno un espace réactualisant des croyances païennes : « È un luogo comune che la religiosità popolare conserva a Napoli qualcosa di paganeggiante », déclare le même Piovene3. Dans ce sens, la magie s’apparente davantage à la permanence d’une pratique du passé, une autre de ces traces témoignant la présence de l’arcaico dans l’environnement méridional. Cette dimension archaïque, païenne, de la 1 Ibid., p. 103. PIOVENE, op. cit., p. 440 3 Ibid., p. 443. 2 176 religiosité transparaît d’ailleurs chez ceux qui pratiquent la magie1 ; de nombreux exemples sont donnés dans les textes de notre corpus à propos de ces hommes et de ces femmes pour qui la magie est un fait naturel, une inclinaison spontanée de leur nature. Chacun d’entre eux devient en quelque sorte un médiateur entre le monde rationnel et le monde surnaturel, associant sans heurts ces deux aspects. À ce titre, Giulia, la gouvernante de Carlo Levi en Lucanie pratique également la sorcellerie de façon naturelle ; elle sera d’ailleurs à la fin du roman celle qui enseignera à Levi quelques unes des pratiques qu’elle exerce2 : sa personnalité semble s’être partagée entre rationalité et surnaturel, à la manière d’un autre personnage, le barbier revenu d’Amérique, « mezzo stregone e mezzo medicone » selon Levi3. Le personnage le plus intéressant est encore l’espèce de sorcier-vétérinaire opérant les truies du village de Gagliano. Sa personne et son art sont décrits avec beaucoup de précision par Levi : In mezzo al Timbone stava ritto un uomo alto quasi due metri, e robusto, col viso acceso, i capelli rossi, gli occhi azzurri e i gran baffi spioventi, che lo facevano assomigliare a un barbaro antico, a un Vercingetorige, capitato per caso in questi paesi di uomini neri. Sanare le porcelle significa castrarle, quelle che non si tengono a far razza, perché ingrassino meglio, e abbiano carni più delicate. [...] Questo rito è [...] eseguito dai sanaporcelle, mezzi sacerdoti e mezzi chirurghi. Ce ne sono pochi : è un‟arte rara, che si tramanda di padre in figlio. [...] Il sanaporcelle [partì] la sera stessa per Stigliano, coperto di benedizioni, con i suoi baffi rossi da sacerdote druidico, e il coltello del sacrificio.4 La question de la magie apparaît régulièrement dans Cristo si è fermato a Eboli ; mais ces différentes apparitions ne permettent pas d’avoir une idée claire de la place qu’occupe cette pratique dans une 1 Signalons toutefois que l‟usage de la magie, de la sorcellerie, doit être séparé du problème de la superstition, c‟est-à-dire de la conscience de l‟existence, dans l‟environnement, de puissantes forces surnaturelles ambivalentes. Reste que cette superstition est elle aussi spontanée, parfaitement naturelle, même si elle a tendance à voir son influence s‟affadir. C‟est en tout cas ce qui ressort de l‟analyse de Guido Piovene en Campanie : « Ho chiesto che cosa rimanga a Benevento della vecchia superstizione [secondo la quale Benevento fosse la « capitale delle streghe » (ibid., p. 503)]. Naturalmente nessuno acconsente di credervi. Magìa e spiritismo però hanno lasciato qualche traccia. La notte di Natale si pone fuori dell‟uscio una scopa nuova. La strega, che vorrebbe entrare, perde il tempo nel tentativo di strappare i fili a uno a uno [...]. Anche i personnagi che abbiamo conosciuti sotto altra veste lasciano un piccolo spiraglio aperto alla magìa » (ibid., p. 504). La superstition, même vidée de sa substance garde l‟aspect d‟une forme culturelle encore vivace, à laquelle les habitants sont encore attachés. Cette vision est cependant celle d‟un Mezzogiorno au sortir de la guerre. La situation est diamétralement différente ne serait-ce que vingt ans plus tôt ; la superstition conserve alors une certaine forme de violence, à en croire un auteur comme Curzio Malaparte. Dans sa nouvelle La passeggiata, cette superstition s‟exprime, teintée de violence : « Le due vecchie puntavano la mano […] contro di lei, facendo le corna e sputavano in terra, gridavano con voce stridula : « anatema ! anatema ! ». Dicevano proprio « anatema ». La monaca tutta chiusa nel soggolo alzava in silenzio le braccia tintinnanti di medagliette, la bocca spalancata come se urlasse : le mani dalla pelle di lucertola ciondolavano morte dai polsi villosi » (op. cit., p. 35). L‟agressivité qui se dégage de cette scène, renforcée par l‟orage qui fait office de tumultueux arrière-plan, donne une idée assez juste de la crainte causée par l‟existence forces maléfiques dans l‟environnement méridional. La superstition, tout comme la magie, vont d‟ailleurs s‟orienter vers des rôles apotropaïques : il s‟agira de faire en sorte que le rituel magique fasse obstacle au pouvoir des forces malveillantes, fasse office de rempart, de défense contre l‟extérieur. 2 Notons aussi que Giulia est la veuve d‟un homme tué par la magie, comme le rappelle Levi : « Il marito era morto tre anni prima, di una brutta morte. Era stato attratto da una strega contadina con dei filtri d‟amore, ed era divenuto il suo amante. Era nata una bambina ; e poiché egli, a questo punto, aveva voluto troncare la relazione peccaminosa, la strega gli aveva dato un filtro per farlo morire. La malattia era stata lunga e misteriosa, i medici non sapevano che nome darle. L‟uomo aveva perse le forze, ed era diventato scuro nel volto, finché la sua pelle divenne colore del bronzo, sempre più nera, ed egli morì » (Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 8). Cette seule anecdote donne à elle seule un lot conséquent d‟informations sur la magie : sa force est impossible à contrecarrer (nous avons d‟ailleurs ici le premier exemple de lien entre le pouvoir de la magie et celui de l‟amour, développé en d‟autres endroits de l‟ouvrage ; l‟amour est véritablement subordonné à un pouvoir supérieur, en l‟occurrence celui de la magie, de façon assez similaire à la mécanique des passions dans la tragédie antique : « Che cosa è più contrario all‟amore, espansione di libertà, che la magìa, espressione di potenza ? » (p. 138)). Elle est aussi impitoyable que le variante méridionale du fatum, et échappe surtout à la compréhension rationnelle incarnée par les médecins. 3 Ibid., p. 111. Son art est d‟ailleurs opposé à celui de la « scienza ufficiale » incarnée par des hommes comme Milillo e Gibilisco. Levi semble vouloir faire de ce personnage un nouvel emblème de l‟opposition entre la culture dominante méprisante et des coutumes traditionnelles populaires. La question de la magique cristallise progressivement une autre relation entre composantes du Mezzogiorno, basée là encore sur une hostilité envers le Nord ; le « figaro-contrabbandiere, dall‟aspetto furtivo, […] in guerra con l‟autorità e coi carabinieri, col piede lesto e l‟anima scaltra » exprime dans l‟absolu la singularité de ces pratiques, gage de l‟autonomie culturelle du Sud par opposition au Nord. 4 Ibid., p. 166-169. 177 société humaine comme celle du village de Gagliano ; le portrait que nous venons de citer laisse entrevoir certaines caractéristiques de la part magique de l’art de cet homme : son aspect, la manière dont son art lui a été transmis l’entourent d’une grande part de mystère que Levi ne peut que décrire de façon lointaine, extérieure, par approximations successives. En effet, la magie reste avant tout un art réservé aux seuls initiés. Toutefois, ce personnage anonyme, protagoniste mystérieux de l’un de ces tableaux de la vie paysanne de Lucanie, n’est pas sans rappeler certains types d’« operatori magici specializzati » présents dans le Mezzogiorno, selon l’expression d’Ernesto De Martino1. L’étude Sud e magia fait découvrir au lecteur, à travers des témoignages recueillis par l’anthropologue, le personnage de « zio Giuseppe », guérisseur non plus des animaux mais des humains : A pochi chilometri da Albano […], un sentiero s‟interna nel selvaggio scenario e […] conduce al casolare di Giuseppe Calvello, soprannominato Ferramosca, o più confidenzialemente “zio Giuseppe” : è il mago contadino della zona, colui dal quale la gente si reca per le questioni di magia, l‟amico della povera gente, come abbiamo sentito qualche volta chiamarlo dai suoi clienti. [...] Il suo comportamento con la gente si ispira [...] al modello di colui cui appartiene il dono della chiaroveggenza, dell‟indovinare il nome o la condizione del cliente e la ragione della visita. 2 De nombreux personnages similaires au chirurgien-sorcier ainsi qu’au “zio Giuseppe” apparaissent dans le Mezzogiorno. Le mystère qui les entoure est toutefois si dense que les personnes extérieures sont incapables d’en apprendre plus sur son art : une sorte de système de défense (que l’on pourrait bien croire d’origine magique) fait opposition. De cette façon, Levi, en tant qu’homme du Nord, semble inévitablement amené à en être éloigné, comme si un rempart était dressé entre lui, rappelant son extériorité fondamentale cet univers surnaturel. Mais il va y être progressivement initié, dans les ultimes chapitres du Cristo, par sa gouvernante Giulia. L’ouvrage de Levi regorge d’exemples dont la validité aurait très bien pu permettre des études de cas de la part d’un anthropologue ou d’un historien des religions comme De Martino. Levi donne différents cas de figure qui ont tous en commun la particularité de s’inscrire dans un cadre global de la pratique naturelle de la magie dans le Mezzogiorno : La magìa popolare cura un po‟ tutte le malattie ; e, quasi sempre, per la sola virtù di formule e di incantesimi. Ve ne sono di particolari, specifiche per un male determinato, e di generiche. Alcune sono, a quel che credo, di origine locale ; altre appartengono al corpus classico dei formulari magici, capitate quaggiù chissà quando e chissà per che vie. Di questi amuleti classici, il più comune era l‟abracadabra. [...] I contadini, dapprincipio cercavano di nascondere questo amuleto, e quasi si scusavano con me di portarlo : perché sapevano che i medici hanno l‟abitudine di disprezzare queste superstizioni, e di tuonare contro di esse, in nome della ragione e della scienza. E fanno benissimo, là dove la ragione e la scienza possono assumere lo stesso carattere magico della volgare magìa : ma qui, esse non sono ancora, e forse non saranno mai, divinità ascoltate e adorate. Perciò io rispettavo gli abracadabra, ne rispettavo l‟antichità e l‟oscura, misteriosa semplicità [...]. Del resto, le pratiche magiche di quaggiù sono tutte innocue ; e i contadini non ci vedono nessuna contraddizione con la medicina ufficiale. 3 1 DE MARTINO, op. cit., p. 16. Ibid., p. 70. 3 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 209-210. Signalons également qu‟en plus de la reproduction du triangle magique ABRACADABRA, Levi insère dans la suite de ce même chapitre quelques unes des phrases rituelles conçues à la manière d‟une comptine, d‟une ninna-nanna, à réciter plusieurs fois de suite pour lutter contre un mal physique particulier ; quelques exemples ce que 2 178 Les quelques exemples rapportés par Levi dans son ouvrage permettent de dresser un panorama assez complet de la question magique dans une région comme la Lucanie. Les origines de ces pratiques magiques ancestrales sont entourés d’un secret, d’un mystère si profond que Levi ne peut que confesser son impuissance à éclairer le lecteur sur ce point. Mais la place que ces dernières occupent dans la vie humaine de ces régions est difficilement négligeable. Par effet de contraste, les paysans avouent un lien naturel avec des pratiques que Levi tient à présenter comme parfaitement solubles dans un cadre plus « officiel » pour reprendre son expression, celui de la science comme celui de la religion : une nouvelle opération de syncrétisme est possible1. En effet, la magie s’occupe à la fois de problèmes physiologiques mais a également trait à la sacralité : le rituel magique manifeste un pouvoir dépassant de loin les limites de celui de l’homme. Le lien qui lie la magie à l’individu qui la pratique ou qui en est victime est aussi fort que le fatum dont nous avons largement parlé plus haut : l’individu ensorcelé perd le contrôle de sa volonté se trouve dans une « condizione psichica di impedimento », éprouve un « senso di dominazione » de la part d’une « forza indominabile e funesta » 2 : les phénomènes comme la lycanthropie, présent chez Levi comme chez De Martino offre une sorte d’alternative individuelle au fatum collectif : tout concourt à faire en sorte de resserrer autour des individus ce « legame invisibile e irresistibile » que constitue le lien magique. La magie dispose d’un pouvoir aussi ambigu que celui de la Madone noire : il peut servir d’arme d’attaque comme de défense. La frontière entre les deux fonctions n’est d’ailleurs pas exactement définie, mais semble s’inscrire dans une « forma protettiva » selon De Martino3 : la magie délimite une zone protégée, elle défend la communauté ou l’individu contre une menace extérieure4. En effet, « l’origine des défenses magiques »5 découle en grande partie de récits de victoire contre des forces maléfiques. Ces événements, à l’instar de ceux racontés dans le mythe, advenus dans une temporalité désormais révolue, finissent par prendre une dimension allégorique : le passé sert de modèle au fonctionnement global des rituels du présents. En effet, la victoire fondatrice sur les forces maléfiques permet d’établir dans la temporalité du présent ce que De Martino appelle un « orizzonte rappresentativo stabile »6 : cet horizon existe dès lors que la magie, tout comme la religion, instaure un « ordine superiore, De Martino appelle le « scindone » (Sud e magia, op. cit., p. 27), assez similaires à ceux que retranscrit Levi, figurent dans l‟ouvrage de l‟anthropologue napolitain (au chapitre Infanzia e fascinazione, p. 40-54). 1 Magie et religion chrétienne fonctionnent selon des modes complètement antithétiques ; mais le syncrétisme, enraciné dans le fonctionnement du monde méridional, opère également dans ce domaine. En effet, les phrases magiques rituelles que Carlo Levi cite dans son ouvrage font référence à la conception chrétienne du calendrier. De Martino, au cours de son étude des phénomènes magiques, arrive à la même conclusion : « Il sincretismo pagano-cattolico di questi scongiuri è evidente » (ibid., p. 28). Les deux univers manifestent donc une affinité, que nous serons amenés à définir précisément plus loin. Mais rappelons enfin que cette coexistence se fait spontanément dans la culture méridionale : « Le « soppravivenze » magiche lucane o genericamente meridionali pur « vivono » in qualche modo e assolvono, nella società data, a una loro propria funzione : e finché « vivono » [...] serbano una tal quale coordinazione con le forme egemoniche di vita culturale a cominciare da quella forma egemonica religiosa che è il cattolicesimo » (p. 118). 2 Ibid., p. 15. 3 Ibid., p. IX. 4 La magie délimite une zone de défense imprenable, du fait qu‟elle met l‟objet enchanté sur un autre plan, le retranchant au monde profane. Une communauté, un individu se défend en s‟entourant de la puissance du sacré ; mais un rituel a lui seul peut servir de rempart sacré particulièrement efficace. C‟est en tout cas ce qu‟il est possible de conclure, à en croire Giulio Ferroni, de la scène de partage d‟un agneau rôti au cours de la veillée suivant un assassinat dans un village sarde visité par Levi : « Il rito crea un senso di profonda amicizia, quasi in una provvisoria sospensione della tragedia » (in Tutto il miele è finito, op. cit., p. 16). 5 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 48. 6 DE MARTINO, op. cit., p. X. 179 metastorico »1. Quelle est sa fonction ? Comme nous venons de le dire, la pratique magique exercée par un individu ou une communauté se réfère nécessairement à la victoire fondatrice sur une force maléfique. Chaque rituel magique, dans la Lucanie, ou dans n’importe quelle région méridionale du XXe siècle ne fait que tenter de réactualiser, de réincarner cette victoire acquise dans le passé. Tout se joue en parallèle : une force maléfique est à l’œuvre dans les deux temporalités, une contre-attaque tâche de lui être apportée afin de résoudre la crise du présent de la même manière que celle du passé à été résolue, c’est-àdire par une victoire contre cette puissance négative destructrice. Le passé acquiert une grande dimension symbolique, il est reparcouru sur un « piano immaginario » ; ainsi, la magie « protegge la presenza individuale dal rischi di non potersi mantenere dinanzi alle particolari manifestazioni del negativo »2 . La force allégorique que la magie revêt est finalement l’arme de défense la plus efficace ; le rituel magique n’a en soi pour vocation que de recréer la situation du passé dans laquelle a eu lieu la victoire sur les puissances occultes malveillantes. Il s’agit de « destoricizzare il divenire storico »3, de contraindre le futur à répéter ce qui s’est passé dans le passé. La chose est claire pour De Martino : la magie a avant tout pour fonction dans le Sud de servir de remède au « disordine oggettivo della vita sociale »4. Les maux physiologiques soignés par la magie ne sont pas les plus importants ; elle apporte au contraire une réponse à une situation existentielle particulièrement précaire, elle tente de court-circuiter toute puissance supérieure incontrôlable humainement, qu’il s’agisse du fatum ou tout simplement de l’Histoire. Ce qui permet à De Martino de conclure en écrivant : È risultato come fascinazione, possessione, esorcismo, fattura, controfattura sono da ricondurre alla insicureza della vita quotidiana, alla enorme potenza del negativo e alla carenza di prospettive di azione realisticamente orientata per fronteggiare i momenti critici dell‟esistenza, e soprattutto al riflesso psicologico di essere-agito-da con i suoi connessi rischi psichici. In queste condizioni, il momento magico acquista particolare rilievo, in quanto soddisfa il bisogno di reintegrazione psicologica mediante tecniche che fermano la crisi in definito mitico-rituali e occultano la storicità del divenire e la consapevolezza della responsabilità individuale, consentendo in tal modo di affrontare in un regime protetto la potenza del negativo della storia.5 Il ressort de l’étude d’Ernesto De Martino que la magie ne doit donc pas être considérée comme une simple permanence folklorique de pratiques obscures faisant le lien entre le monde rationnel concret et un monde surnaturel invisible. Cette relation des communautés humaines avec l’univers magique perdure, encore que sa pratique ne soit plus aussi ancrée dans les mœurs que dans le passé. L’Italie méridionale des années 50 voit la magie briller de ses derniers feux, à en croire De Martino, mais aussi Guido Piovene6. Toutefois, si la pratique n’est plus aussi marquée (en d’autres termes, si la forme a perdu 1 Ibid., p. IX. Ibid., p. 27. 3 Ibid., p. X. 4 Ibid., p. 179. 5 Ibid., p. 181. 6 Piovene est avant tout frappé par la coexistence naturelle de la magie et du rationnel, du sacré et du profane dans une société humaine humaine comme celle des Pouilles : « La Puglia, lo abbiamo già detto, è forse perché è la più orientale delle nostre regioni, conserva le credenze magiche più delle altre, e le indirizza secondo le occasioni verso il sacro o verso il profano. Il magico è accettato come fatto normale, si mescola al razionale, si alterna ad esso senza contraddizione. [...] Straordinaria, come dicevo, è soprattutto, la fusione delle credenze magiche con la ragione e la morale. I maghi per lo più non sono detentori di una potenza tenebrosa o malvagia, ma uomini 2 180 perdu de son intégrité), sa signification demeure tout aussi instructive qu’auparavant (comme nous l’avons, l’essence d’un objet, d’une époque historique, d’une pensée, ne disparaît jamais complètement dans le Sud). En effet, une fois décantée, une fois passée par le prisme de l’analyse anthropologique, scientifique, rationnelle, la magie montre comment son rôle consiste à mettre en relation les individus avec un plan méta-historique permettant de résoudre les crises du présent. Le passé n’est plus pris dans sa dimension historique mais a été sublimé, a été place à un niveau plus symbolique ; il sert désormais à agir sur le présent, et à placer la crise traversée par la communauté ou par l’individu (qu’elle soit psychologique ou physiologique) dans une perspective établie formellement : l’incertitude entourant le futur est dissipée par l’affirmation du fait que dernier ne pourra que répéter l’issue du conflit, déjà déterminée définitivement dans le passé. La magie sert donc à rendre la situation existentielle vivable, à considérer que les difficultés du présent, que le chaos actuel sera implacablement solutionné : le fatum est contourné par une force luttant à armes égales avec lui. C’est donc au tour de la magie elle-même de prendre une dimension toute symbolique : elle cristallise et exacerbe souvent dans la violence toutes les appréhensions, angoisses, peurs des individus et tente de proposer une résolution à ces crises. La magie veut incarner dans la réalité ce que le récit mythique offrait en matière d’idéal humain. Elle symbolise cette résistance de la société méridionale aux pressions verticales qui s’exercent sur elle. Elle fait donc intimement partie du système de valeurs du Mezzogiorno, contrapposé à un autre système avec lequel il se trouve en conflit ouvert, dressé comme un rempart contre des puissances dépassant de loin celle de la volonté individuelle et collective. Elle en représente la part la plus mystérieuse mais aussi la plus significative, du fait qu’elle synthétise un ensemble de thématiques allant de la singularité culturelle en passant jusqu’à la résistance méridionale contre les menaces venant de l’extérieur. Un problème se pose cependant : la magie disparaît progressivement du Sud. Son aura, déjà réduite dans la Lucanie lévienne, n’est plus qu’une trace partout ailleurs. Faut-il en conclure que l’autonomie méridionale est susceptible de prendre le même chemin ? * Le mouvement de rapprochement qu’ont opéré les voyageurs-auteurs septentrionaux a été déterminant dans leur connaissance du Mezzogiorno. Le Sud s’est incarné autrement qu’à travers une observation superficielle, extérieure, parfois basée sur l’applications de stéréotypes et de préjugés démentis rapidement par la réalité des lieux. En entrant en contact direct avec les sociétés humaines, avec la vie méridionale telle qu’elle était vécue au moment de leur descentes dans le Mezzogiorno, le sujet de « l’épreuve du Sud » est entré dans une autre phase de sa connaissance de cet univers décidément à part : la proximité lui a offert une acuité encore plus importante qu’auparavant. L’intuition est devenu une probi, timorati di Dio, che eseguono un lavoro razionalmente controllabile e di pubblica utilità » (op. cit., p. 780-781). La question de la conciliation du surnaturel et du rationnel se pose, dans cet extrait du Viaggio in Italia. La façon naturelle dont elle a lieu (et la façon dont elle est acceptée et reconnue par Piovene) est tout à fait symptomatique de l‟optique de rapprochement du Nord et du Sud qui sera celle de la réécriture de l‟expérience du Sud. Nous y reviendrons largement dans la dernière partie de notre étude. 181 confirmation, une prise de conscience. Le Sud est devenu plus concret à ses yeux, il a révélé une grande partie du mécanisme déterminant son fonctionnement. Le monde méridional est un monde en crise ; le terme est éloquent : il peut aussi renvoyer à l’incursion de menaces surnaturelles maléfiques dans une communauté ou dans la vie psychique de l’individu, tout comme à une terminologie parfaitement intégrée à la dramaturgie qui semble gouverner cet univers, en même temps qu’il révèle un profond malaise socio-politique. La réalité du Sud est proprement dramatique : elle implique, de manière tout à fait saisissante (et par là même presque théâtrale), une rivalité de chaque instant entre des forces contraires. Le problème majeur réside cependant dans le fait que ces forces ne luttent pas à armes égales : les forces venues de l’extérieur déséquilibrent la lutte, ne laissant pas d’autre échappatoire que le recours à une lutte transposée sur un plan symbolique : la vision mythique de l’Histoire, le rapport étroit au sacré, la permanence des pratiques magiques ou surnaturelles, s’apparentent à des techniques (spectaculaires, si ce n’est anachroniques) d’auto-défense malgré tout annulées par la dureté de la réalité. Une singularité réussit malgré tout à s’exprimer. Le Sud, tel qu’il est décrit par des écrivains du Nord, en empathie avec les hommes et les femmes qu’ils rencontrent, et vivement intéressés par la culture mise sous leurs yeux, exprime une identité, un caractère unique en son genre. La mosaïque du Sud révèle des formes très contrastées mais également une unité de fait, transcendant toutes les disparités. Les méridionaux partagent une culture commune, axée notamment autour d’un attachement profond pour la terre mais aussi pour la part de surnaturel présente dans la réalité ; dans le même temps, ils partagent une essence commune, à savoir une certaine forme de désenchantement, de résignation et de défiance à l’égard d’un État qui a toujours traité cette région de l’Italie comme une simple périphérie, une altérité excentrique, et non comme un territoire d’une richesse humaine et culturelle déterminante à l’heure où l’Italie sort d’un second conflit mondial et de vingt ans de dictature fasciste. Le Sud fonctionne peut-être en préservant un aspect arcaico, réactualisant d’une certaine manière le passé, l’intemporel, mais se trouve confronté à des difficultés quotidiennes. Les voyageurs sont ainsi devenus anthropologues, sociologues, historiens. Leur rôle a été étoffé quand, dans le même temps, le Sud a acquis de plus en plus de réalité, est devenu concret. Le portrait qu’il peuvent faire du Sud est ainsi plus complet, plus conforme à la réalité : l’identité méridionale a été révélé en tant qu’unicité et non plus en tant qu’altérité. La profondeur de cette vision tutoie désormais celle qu’avaient mise au jour les auteurs méridionaux eux-mêmes : le fatum qui pèse sur les paysans de Carlo Levi n’est pas loin de celui des héros des romans et des nouvelles de Verga. Une grande partie de l’identité méridionale a été mise au jour par les auteurs. Mais pouvons-nous dire pour autant que l’expérience du Sud s’achève, une fois cette découverte acquise ? Il n’en est rien : le mystère du Sud n’a pas encore été totalement percé : repérer les mécanismes du fonctionnement de l’univers méridional est insuffisant. C’est davantage l’élément humain qui compte désormais. En effet, l’identité méridionale est le fait d’une culture hors norme, rendue presque anachronique dans sa confrontation avec la modernité, mais elle est également le faits d’individus qui sont d’ailleurs confrontés à une hésitation décisive, une oscillation entre un passé immortel, un présent difficile et un futur 182 incertain, souvent à l’origine de la construction d’un Sud mythifié (que la réalité contredit par ailleurs). Cette identité nécessitait d’être connue : il faut désormais la faire reconnaître. Les auteurs du Nord doivent faire en sorte de rattacher le Mezzogiorno au reste de l’Italie, leurs ouvrages étant le moyen d’y parvenir, et ce à plus forte raison que cette expérience est en elle-même porteuse de divers enseignements. Rapprocher le Sud du Nord est la meilleure façon de les mettre en lumière. 183 LE SUD ORACLE : CONNAISSANCE ET RÉVÉLATION LES TRAGÉDIES SANS PAROLES : BRISER LE SILENCE COMPTE À REBOURS : QUAND ÉCRIRE DEVIENT UNE URGENCE Le Sud a désormais perdu sa qualité de terra incognita : le chaos qui semblait dominer l’espace s’est lentement orienté vers une forme d’organisation en apparence spontanée, quoique sous-tendue en réalité par des règles, toutefois assez souples, du fait qu’elles sont invisibles, non écrites. Des situation très contrastées permettent de tisser des liens entre les territoires continentaux et les territoires insulaires : le Mezzogiorno possède une unité de fait qui apparaît d’autant plus clairement quand il s’agit pour le sujet d’explorer différentes zones géographiques ; Carlo Levi et Guido Piovene sont à ce titre les auteurs les plus autorisés à rendre un jugement global sur la situation de cette partie du territoire italien. Mais l’unité qui semble rassembler les huit régions constituant le Mezzogiorno ne se fonde pas tant sur un lien conscient (d’ordre politique, par exemple), mais davantage sur une sorte d’intuition humaine, plus naturelle que véritablement culturelle. Chaque région partage un même rapport au monde, une même vision de l’existence, en dépit de ses particularités culturelles propres : le Sud privilégie le fond à la forme, l’essence à l’apparence ; cette prise de conscience est fondatrice pour les voyageurs-écrivains : la permanence de certains rituels magiques, l’hostilité envers l’État, la résignation passive à une courbe existentielle déjà fixée non pas par une divinité mais par des conditions de vie précaires comptent parmi les dénominateurs communs les plus frappants auxquels chacun de ces hommes du Nord a pu être confronté au cours de son expérience. Cette découverte capitale montre en quoi une analyse superficielle de la réalité méridionale conduit fatalement celui qui l’entreprend à l’aporie. L’écart entre le sujet et cette réalité du Mezzogiorno s’est résorbé ; un rapport de familiarité et de compréhension est désormais enclenché. Au moment de réécriture, la sensation de proximité, de familiarité qui était apparue au cours de l’expérience va se transmuer : la connaissance acquise in situ va conduire les voyageurs, devenus entretemps écrivains, à prendre la défense de cette identité méridionale à peine mise au jour et menacée en permanence par des forces extérieures, dominatrices et surpuissantes. La confrontation de ces tensions opposées va ainsi faire en sorte que « l’épreuve du Sud » dépasse le cadre d’une expérience vitale ponctuelle, si marquante soit-elle : derrière l’intérêt personnel, intime, que le sujet a pu être en mesure de trouver au cours de ce voyage dans le Mezzogiorno se niche un impératif éthique, qui donne l’impression de placer les écrivains dans une situation d’urgence. Car cette expérience hors du commun va s’avérer porteuse d’une signification, notamment au niveau politique, domaine où l’inégalité du Nord et du Sud se 184 manifestent de façon tragique et exacerbée. Il ne s’agit dès lors plus de connaître le Mezzogiorno, mais plutôt de le reconnaître et de le faire connaître, à plus forte raison que le contexte d’écriture et de parution de ces récits, souvent postérieures à la Seconde Guerre Mondiale vont faire du sud de la péninsule italienne un enjeu politique et moral pour la République Italienne naissante. La confrontation entre ce monde immuable et la modernité effrénée dans laquelle tout le pays est lancée semble alors inévitable, et c’est au sujet qu’il revient d’attirer l’attention du lecteur sur la situation dans laquelle se trouve le Sud, qui semble pris dans une véritable course contre la montre. Le risque de l’extériorité s’est progressivement éloigné pour être substitué par la nécessaire confrontation à une forme de complexité extrême, d’imbrication étroite d’éléments disparates, confondus les uns dans les autres. L’identité du Sud que les auteurs cherchent à composer est donc loin d’être complètement définie ; au contraire, elle semble nécessiter un surplus d’efforts, une implication encore plus poussée, une attention toujours en éveil. Avoir repéré les modalités d’expression de cette identité et les avoir mis en lien avec les principes cachés qui la sous-tendent sont une avancée décisive : les pratiques magiques acquièrent un aspect plus rationnel à partir du moment où un anthropologue comme De Martino les définit comme de « reali avventure psicologiche »1 ayant pour but de défendre l’individu contre des forces maléfiques puissantes. Comme il le précise un peu plus loin dans son étude Sud e magia : La magia lucana opera come strumento di arresto di configurazione e di unificazione della varietà delle possibili crisi individuale della presenza dinanzi al dispiegarsi della potenza del negativo. La ideologia della forza magica [...] offre un quadro rappresentativo stabile, socializzato e tradizionalizzato nel quale il rischio di alienazione delle singole presenze si converte in ordine metastorico [...] Si profila così il [...] momento protettivo della magia, il mito in quanto exemplum risolutore dell‟accadere e il rito in quanto iterazione del mito.2 Les pratiques magiques, comme le montre De Martino, sont avant tout des armes défensives. Les communautés humaines ou les individus sont entourés par les menaces que font peser sur eux des forces contraires, ayant pour but de les faire disparaître. Le seul exemple de la magie devient ainsi révélateur du drame que vit le Mezzogiorno : l’instauration d’un plan métahistorique permettant de résoudre la crise magique montre que l’avenir est porteur de lourdes menaces, d’une incertitude dramatique. La culture méridionale semble avoir l’intuition de drames à venir, d’une destruction in fieri que les pratiques magiques sont censées pouvoir éviter. Ce pressentiment explique d’une certaine manière la tristesse, la résignation que Levi lit dans les yeux des paysans de Lucanie : la civilisation rurale est un monde particulièrement fragile, du fait qu’il est en permanence soumis à la pression de forces qui lui sont étrangères et néfastes. Comme le résume d’ailleurs Piovene en conclusion de son Viaggio in Italia : « Il Mezzogiorno è tutto amabile, ma precario »3. L’idée d’une fragilité de la civilisation méridionale revient d’ailleurs assez souvent dans les écrits des auteurs du Nord : l’Italie que décrit Levi est celle des humbles, 1 DE MARTINO, op. cit., p. 93. Ibid., p. 103. 3 PIOVENE, op. cit., p. 436. 2 185 de ceux qui ont été, politiquement et socialement dominés, parfois tout au long de leur histoire. Cristo si è fermato a Eboli reparcourt d’ailleurs ces siècles de défaites, de soumissions et de résignation des populations rurales locales devant la puissance de forces extérieures agressives et dominatrices : Pensavo che la loro vita, nelle identiche forme di oggi, si svolgeva uguale nei tempi più remoti, e che tutta la storia era passata su di loro senza toccarli. Delle due Italie che vivono insieme sulla stessa terra, questa dei contadini era certamente quella più antica, che non si sa donde sia venuta, che forse c‟è stata sempre. Humilem vidimus Italiam : questa era l‟umile Italia, come appariva ai conquistatori asiatici, quando sulle navi di Enea doppiavano il capo di Calabria. [...] Questa Italia si è svolta nel suo nero silenzio, come la terra, in un susseguirsi di stagioni uguali e di uguali sventure, e quello che di esterno è passato su di lei, non ha lasciato traccia, e non conta.1 La civilisation rurale, celle des humbles que décrit Carlo Levi est pour ainsi dire complètement invisible à l’échelle de l’histoire de la péninsule italienne, dans la mesure où ceux qui en ont été les protagonistes, depuis Enée jusqu’à Garibaldi, ont pris le pas sur les populations. La civilisation méridionale s’est mise d’elle-même à part, elle s’est hermétiquement protégée de la puissance des forces extérieures en disparaissant, en devenant invisibles, expliquant la difficulté qu’ont eu les auteurs du Nord à percer le mystère qui entoure ce mode de vie, ce rapport au monde et à l’Histoire. L’analyse du cas du brigandage est à ce titre tout à fait révélateur : les exploits des brigands sont encore vivants dans la mémoire collective dans la mesure où ces derniers défendaient des valeurs propres aux populations locales, une certaine forme d’autonomie par rapport à l’État et à ses représentants. Comme l’écrit d’ailleurs Piovene : « Il popolo ama ciò che si associa a tutti i suoi ricordi e anche alle sue sventure »2. Mais ce souvenir est particulièrement fragile, dans la mesure où, comme le montre Carlo Levi, il n’a jamais été consigné. Chaque événement historique advenu dans le Mezzogiorno peut être mythifié, dans certains cas (comme le fut le brigandage), mais peut également disparaître, englouti par l’oubli, notamment lorsqu’il s’agit de faits actuels. L’interrogation de l’un des personnages de Danilo Dolci est à ce titre tout à fait pertinente ; évoquant une série d’assassinats perpétrés par la mafia, le narrateur de la nouvelle pose la question suivante : « A Morello ci spararono ; a Marino Giovanni… Come si fa a ricordarli tutti ? »3. Ces deux noms ne sont que les derniers d’une longue liste que le narrateur tente d’arracher à l’oubli ; sa question interroge une autre mécanique tragique où le Sud semble engagé : celle de la destruction inévitable du souvenir, autrement dit du passé. Les faits actuels le montrent ; le 1 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 123. Les différents exemples donnés par Levi (depuis l‟arrivée d‟Enée jusqu‟à la fin du brigandage) servent surtout à combler « l‟angoletto morto della Storia » dont Antonio Gramsci parle à propos du Royaume de Naples, (in Quaderni del carcere (dir. Valentino Gerratana), Quaderno 4 (XIII), § 56, Turin, Einaudi, 1975, p. 504). Ce survol de l‟histoire de la civilisation paysanne depuis l‟Antiquité est l‟un des premiers indicateurs de l‟impératif éthico-politique que se fixe Levi au moment d‟écrire Cristo. Il sauve de l‟oubli cette partie non négligeable de l‟histoire de l‟Italie méridionale ; cette partie est d‟ailleurs capitale dans l‟économie globale du livre, du fait qu‟elle complète la description du mode de vie des paysans, de leur culture, du drame existentiel dans lequel ils sont plongés, par une explicitation de cette situation grâce à une mise en lumière historique. « La rappresentazione dell‟Italia meridionale in età contemporanea ha finito spesso col ridursi a una sorta di non-storia : la frustrante vicenda di ciò che essa non aveva potuto essere, il mero risultato din uno squilibrio costante e inalterato nel tempo e perciò quasi un derivato, un residuo della storia degli altri, incarnata dalle realtà più avanzate dello sviluppo economico, vale a dire dal Nord », écrit Piero Bevilacqua (op. cit., p. 8). L‟intention de Carlo Levi prend exactement le contrepied de cet effacement du Sud, de la perte de sa singularité historique : l‟exemple de Levi montre comment le rôle du voyageur devenu écrivain est de se faire l‟avocat de la cause méridionale (nous y reviendrons plus loin), mais avant tout de répondre à une urgence : celle de sauver la civilisation paysanne de l‟oubli auquel elle semble irrémédiablement condamné. 2 PIOVENE, op. cit., p. 611. 3 DOLCI, op. cit., p. 245. 186 narrateur de la nouvelle de Dolci semble déjà avoir oublié ceux qui ont été tués par la mafia. Tous sont susceptibles de retourner à l’anonymat, tout comme l’homme assassiné en Sardaigne au cours du voyage de Carlo Levi. Mais de manière très cohérente, c’est toute l’histoire du Sud, ce sont aussi bien les faits du présents que les événements du passé qui courent le risque de ne subsister qu’à l’état de souvenirs précaires, attendant leur prochaine disparition. L’arcaico ne saurait empêcher cette disparition annoncée d’une partie des événements historiques du Mezzogiorno. Le passé s’ajoute au présent, mais ne se maintient qu’à l’état d’essence, et non d’apparence, comme le pensait Ungaretti, en reprenant les théories antiques de la « forma mortale » et de la « materia immortale »1. Le Mezzogiorno est rempli du souvenir des époques passées désormais révolues, notamment celles de l’Antiquité gréco-romaine, présente à l’état de ruines. Malaparte, au cours de son exploration de la Campanie, est le plus sensible à cette disparition, à ce retour à l’oubli des traces du monde polythéiste : « Ormai gli alberi sacri son morti, e spenta è nel sonno l’antica fantasia delle selve »2. Le monde de la Sibylle de Cumes et de la poésie de Virgile n’est plus ; il s’agit là d’un fait incontestable, et tout à fait impossible à empêcher. Mais ce n’est pas exactement ce point que Malaparte semble regretter. Et c’est peut-être à la lumière du jugement d’Alberto Savinio que le cas de la civilisation antique peut prendre valeur d’exemple. En effet, au cours de son voyage à Capri, Savinio parcourt les lieux emblématiques de l’époque impériale romaine, subsistant encore à l’état de ruines, cohabitant avec les constructions postérieures, de l’ère chrétienne, comme c’est le cas à la pointe de l’île : Oggi i naviganti del Tirreno levano gli occhi riconoscenti al dolcissimo simulacro della Madre di Dio, come altre volte i navigatori dell‟Egeo levavano fiduciosi lo sguardo alla statua di Pallade Atena che brillava sulla rupe dell‟Acropoli ateniese. Mi affaccio tutto riconsolato alla chiesuola che sorge trionfante sulle rovine della spenta paganità.3 Le monde païen, antique, a majoritairement disparu ; son souvenir passe par des signes assez précaires, tronqués, que sont les nombreuses ruines mêlées au paysage redessiné par d’autres cultures, d’autres traditions au premier rang desquels se situe le monde chrétien. Mais c’est avant tout l’esprit antique qui semble avoir disparu. « Ahimè ! l’autorità di Minerva è spenta nel mondo »4 s’écrie-t-il au début de l’ouvrage, permettant ainsi un parallèle avec l’intuition de Malaparte qui sentait en Campanie, là où s’était trouvée toute la spiritualité antique, que l’humanité a avant tout perdu le « senso dell’immortalità » : Il pensiero che l‟inferno era morto per sempre, sordo per sempre alle voci e alle memorie della vita terrena, soffocato per sempre giù nel profondo, per colpa nostra, il pensiero che la terra s‟era finalmente vendicata di tutte le 1 UNGARETTI, op. cit., p. 15. MALAPARTE, op. cit., p. 128. 3 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 66. 4 Ibid., p. 25. 2 187 nefandezze dei vivi, strangolando i morti innocenti nel groviglio delle sue viscere, m‟agghiacciò all‟improvviso il sangue nelle vene. 1 Ce que Malaparte regrette n’est pas tant la transformation du système de valeurs du monde, mais plutôt l’oubli auquel le passé est irrémédiablement condamné. Beaucoup de choses changent de forme dans le Mezzogiorno, mais bien d’autres perdent la leur pour toujours et ne peuvent plus espérer survivre qu’à l’état de traces, parfois relayées par la littérature, comme l’hôtel sarde de D. H. Lawrence, que Levi ne trouvera jamais au cours de son périple. Cette plongée tragique du passé dans l’oubli se met progressivement à constituer un arrière-plan aux conditions de vie difficiles des habitants du Sud, mais plus largement à une autre disparition : celle de la culture méridionale traditionnelle. Les nombreux effets d’écho, d’anticipation qui prennent place dans l’environnement méridional concerne surtout la disparition de la civilisation propre au Sud, cette civilisation rurale ou pastorale que Levi a décrit dans ses différents ouvrages inspirés de ses expériences dans le sud de la péninsule italienne. C’est donc la civilisation méridionale elle-même, dans sa globalité qui est menacée au premier chef par l’action des forces extérieures dominatrices, et pas seulement les individus ou les différentes communautés humaines qui peuplent l’espace méridional. Un véritable mécanisme de destruction semble enclenché, mais il concerne surtout le mode de vie traditionnel de la société. La culture traditionelle se met à disparaître progressivement, sous l’effet de conjonctures qui le dépassent de loin : « Il Sud non rimane uguale a se stesso, ma viene risucchiato anch’esso dal vortice del mondo globale e subisce delle feroci mutazioni », observe Franco Cassano2. Ce sont d’ailleurs les auteurs du Nord qui ont pu observé, au cours de leur expérience dans le Sud, les signes avant-coureurs de ce mécanisme de destruction, de démantèlement des structures traditionnelles qui étaient celles de la culture méridionale. Sa singularité semble s’affadir, perdre de sa vivacité : « Il colore meridionale svanisce anche nei vestiti », constate Guido Piovene en Calabre, au sortir du second conflit mondial3. Il avait d’ailleurs fait auparavant la même constatation au moment de sa découverte de l’ancienne capitale de la monarchie bourbonienne : « Quell’insieme di usanze, di credenze, di atteggiamenti, detto folclore napoletano, sarebbe dunque entrato in fase critica »4. C’est donc la couleur, pour reprendre le terme de Piovene qui est menacée d’une disparition ; autrement dit, ce sont les éléments les plus malléables, les plus diffus, les moins visibles qui sont susceptibles de changer radicalement : chacune des singularités qui constituent la couleur méridionale est menacée. C’est d’ailleurs l’un des aspects les plus originaux de la culture de l’Italie du Sud, la religion, 1 MALAPARTE, op. cit., p. 130. Cfr. aussi cette citation du Viaggio nel Mezzogiorno de Giuseppe Ungaretti : « Siamo dunque in un luogo ancora di morte ? Non più ; ma sempre in un sogno di morte che dura fatica a sciogliersi. [...] Odo il lungo pianto della caduta d‟un impero » (op. cit., p. 29). La disparition du souvenir de l‟Antiquité semble encore se poursuivre lorsqu‟Ungaretti effectue son voyage ; nous sommes bien en présence d‟un arrière-plan qui prend toute sa valeur une fois confronté à la disparition de l‟élément traditionnel de la culture méridionale. La fin du monde antique et celle du monde arcaico sont étroitement liées, comme nous nous en rendrons compte. Un effet de polyphonie agit de manière à ce que l‟une serve de contrechant à l‟autre ; Ungaretti a l‟intuition que le Mezzogiorno est une terre en perpétuelle mutation, mais surtout qu‟elle voit naître et disparaître des formes de culture variées, selon un principe universel et inaltérable que le poète définit plus loin : « Ogni nascita è in un certo senso una distruzione ? » (p. 74). 2 Franco Cassano, Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 70. 3 PIOVENE, op. cit., p. 662. 4 Ibid., p. 427. 188 qui risque de perdre sa capacité à entrecroiser, à syncrétiser les croyances populaires, orientées vers le surnaturel, avec le dogme et la pratique chrétiens : Superstizioni e pratiche religiose di sapore arcaico si vanno, come è naturale, esaurendo e svuotando ; tuttavia un fondo resta, e forse più che non si creda ; sarebbe il momento di documentarle giacché forse tra qualche anno scompariranno dalla vista.1 Le temps du voyage dans le Mezzogiorno est bien celui d’une urgence, dans la mesure où il s’assortit d’un ensemble de transformations radicales dont la fragilité de la singularité méridionale pourrait bien faire les frais. Cette expérience du Sud acquiert donc au fur et à mesure une vocation de photographie d’un moment-clé de l’histoire du Mezzogiorno, celui d’une incertitude entourant sa spécificité culturelle. On voit donc bien que « l’épreuve du Sud » n’est pas un événement anodin dans la vie du sujet ; la réécriture de cette expérience se double d’un impératif éthique et politique assez important, puisqu’il est conditionné par une sorte de course contre le temps, de course contre l’oubli ; cette dimension est d’ailleurs assez présente dans Cristo si è fermato a Eboli, où dans les tous premiers chapitres figure cette déclaration du curé du village, don Trajella : « Fra qualche anno questo paese non esisterà più »2. Evidemment, don Trajella n’entend pas vouer le petit village de Gagliano à une destruction divine similaire à celle de Sodome et Gomorrhe ; la phrase prend toutefois une forte dimension symbolique : c’est la civilisation rurale qui risque avant tout de disparaître pour toujours, avec la part de culture traditionnelle qui fonde sa spécificité. Le Mezzogiorno traditionnel, ayant déjà subi la pression d’un État autoritaire et abstrait, risque aussi de voir son autonomie culturelle effacée par la pression toujours plus intense de la modernité, sur laquelle nous reviendrons plus en détail. Un monde meurt. C’est la constatation à laquelle arrivent tous les écrivains du Nord revenus de leurs différents voyages. Le mécanisme tragique qui semble enclenché est irréversible. Le plan métahistorique garant de la sécurité des communautés humaines n’est désormais plus valable, comme l’explique Mircea Eliade : « Le Temps n’est plus le Temps circulaire de l’Eternel Retour, mais un Temps linéaire et irréversible »3. La disparition de la spécificité religieuse du Mezzogiorno, de l’élément mythique sont à ce titre les plus éloquents. Les remparts magiques ne sont plus en mesure de contrecarrer efficacement la poussée de forces encore plus puissantes que celles de l’État : le Sud fait donc son entrée dans une nouvelle perspective culturelle et historique entourée d’incertitude. Les écrivains du Nord observent la fin d’un monde et de sa culture. Les points de vue de Carlo Levi et de Guido Piovene se complètent, de ce point de vue. Giulio Ferroni voit dans Tutto il miele è finito un « lamento per un mondo che sta finendo »4, tandis que le Viaggio in Italia se conclut par un panorama assez peu optimiste quant à la 1 Ibid., p. 491-492. Cette disparition progressive de la croyance traditionnelle est d‟ailleurs l‟un des aspects centraux de Sud e magia d‟Ernesto De Martino : « Le sfumature specificamente popolari o addirittura « meridionali » del cattolicesimo si vanno in parte dissolvendo e in parte attenuando e sublimando » (op. cit., p. 120). Il s‟agira donc pour le sujet de “l‟épreuve du Sud” d‟essayer d‟apporter des éléments de réponse à cette question : si la forme de la singularité méridionale se met à s‟effacer, en ira-t-il de même avec le fond, avec son essence ? En d‟autres termes : y a-t-il un risque de voir l‟identité méridionale se perdre ? 2 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 37. 3 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 86-87. 4 In LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 26. 189 situation du Mezzogiorno d’après-guerre : « Se ne va il colore del Sud, un certo paradigma di civilità poetica, una filosofia, un rituale di credenze e di usanze che pareva immutabile »1. Les tragédies individuelles et collectives qu’abrite le Mezzogiorno ne sont finalement que des variantes d’une tragédie d’ordre plus général, plus structurel : les écrivains du Nord acquièrent la conscience que le Sud qu’ils parcourent vit ses dernières heures. Plus précisément, c’est le Sud immuable qui semble voir son immobilité traditionnelle se déliter. L’Italie d’après-guerre, sortie du fascisme et bouleversée par le conflit mondial est le théâtre de profonds changements, dont le Sud est une illustration assez emblématique et exemplaire, comme nous le verrons plus loin. Reste que le Sud magique, surnaturel, paysan est en train de se lancer dans une opération de syncrétisme forcé avec des formes culturelles modernes, qui laissent en suspens l’interrogation sur l’identité méridionale : peut-elle perdurer dans son essence en dépit des profondes mutations de sa forme ? Le Mezzogiorno peut-il garder sa singularité culturelle, son autonomie, même s’il doit composer avec des influences extérieures qu’il ne peut qu’accepter et intégrer à la situation de base ? De ce point de vue, les écrivains du Nord occupent de cette façon une place déterminante : ils constatent à la fois la disparition d’un mode de vie des plus originaux, dont ils témoignent parfois très précisément dans leurs ouvrages, mais ils peuvent également en faire un moyen d’expression de ce monde silencieux et résigné. L’image, la photographie du Mezzogiorno peut être complétée très efficacement par le son, par la voix, celle des hommes et des femmes rencontrés au cours de ces périples dans le Sud. Les auteurs du Nord peuvent donner la parole à cette humble Italie, à laquelle l’Histoire a été imposée, que l’État a autoritairement tenu sous son contrôle, et a parfois privé de son autonomie culturelle. Sous la plume des écrivains septentrionaux, ces êtres humains s’incarnent, s’arrachent à l’oubli, et retrouvent le droit à la parole dont ils ont pu être dépossédés. ARRIÈRE-PLANS ET CONTREPOINTS Devant la fragilité toujours plus croissante de la singularité, de la couleur méridionale, le sujet de « l’épreuve du Sud » voit son positionnement changer vis-à-vis de ce territoire qu’il a progressivement appris à connaître. Le fait que « l’épreuve du Sud » ait été l’objet d’un processus de réécriture en est bel et bien la preuve. D’une certaine manière, cette réécriture a posteriori est une manière d’arracher l’objet décrit à l’usure causée par le temps. Comme nous l’avons dit, il y a quelque chose de l’art photographique dans la manière dont un Carlo Levi ou un Guido Piovene décrivent la Sardaigne ou la Lucanie. Ces récits ne proposent pas seulement des descriptions d’individus ou de paysages mais tendent davantage à former des tableaux complets, mélangeant habilement différents aspects, preuve de la richesse des territoires visités. Le Sud tel qu’on pu le connaître les écrivains du Nord est donc en train de disparaître, la fin de la guerre ayant semble-t-il enclenché de profondes mutations de l’Italie, et par conséquent du Mezzogiorno. Il 1 PIOVENE, op. cit., p. 858. 190 conviendra de revenir plus en détail sur la manière dont cette actualité est prise en compte dans les récits des auteurs septentrionaux. Pour l’heure, nous constatons que les voyageurs devenus écrivains assument consciemment différents rôles : réécrivant leur expérience, ils deviennent d’une certaine manière des photographes fixant dans leurs récits une certaine image d’un Sud où le mode de vie traditionnel commence à ne plus subsister qu’à l’état de trace, si ce n’est de souvenir. Le sujet se retrouve donc en position de témoin de cette destruction in fieri d’une partie de l’identité méridionale. Il ne peut que constater objectivement ce nouveau processus qui ne fait que s’ajouter à tout ce qu’a pu connaître le Sud au cours de son histoire. La fin du second conflit mondial et les transformations abruptes et rapides advenues au cours de l’après-guerre italien engagent les auteurs à décrire avec le plus de précision possible les coutumes, le mode de vie, la vision du monde que le Mezzogiorno leur propose. Mais comme nous allons le voir, les auteurs ne se limitent pas à ce travail de consignation plus ou moins exhaustif. Il s’agit davantage de faire de ces récits de voyages de véritables lieux d’expression de la voix du Sud. À l’image, à la description parfois méthodique et très variée de la singularité civilisationnelle méridionale, vient s’ajouter un élément plus humain, très concret : le Mezzogiorno prend la parole grâce aux auteurs du Nord. Il n’est donc plus possible de parler de superficialité dans l’approche de la réalité méridionale par les voyageurs-écrivains : ils deviennent de véritables porte-parole des populations locales, réduites au silence, négligées par le pouvoir central. Les auteurs septentrionaux, en même temps qu’ils font sortir la réécriture de leurs expériences du Sud du simple compte-rendu d’événements ponctuels, prennent une autre dimension : ils mettent en lumière un monde oublié, celui que Carlo Levi appelle cet « altro mondo, serrato nel dolore e negli usi, negato alla Storia, eternamente paziente »1. D’une certaine manière, l’ouvrage de Levi constitue une rupture : le Sud redevient un objet d’intérêt, le destinataire d’une réflexion politique devenue désormais cruciale. La rédaction de Cristo prend d’ailleurs tout son sens dès lors que l’ouvrage est publié au moment où le régime fasciste a disparu : le tableau de la pauvreté en Lucanie dans les années 30 doit inciter les nouveaux dirigeants (à savoir ceux qui feront naître la République) à trouver des solutions à la crise profonde que traverse cette zone de l’Italie, et plus largement tout le Mezzogiorno dans sa globalité. « La Lucania è una parte del Sud che soffrì in modo acuto l’isolamento, la lunghissima decadenza, la terra ignorata », écrit Piovene2. Nous pouvons donc voir dans l’investigation globale de Piovene une double conséquence : l’auteur du Viaggio in Italia dresse un tableau exemplaire des difficultés que connaît le Mezzogiorno d’après-guerre en même temps qu’il rappelle la responsabilité de l’État dans l’enracinement des différents problèmes sociaux, économiques, politiques. Causes et conséquences de la situation actuelles du Sud sont toujours conjointement évoquées dans les ouvrages de notre corpus. La représentation de la réalité méridionale doit donc montrer, avec la plus 1 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 3. PIOVENE, op. cit., p. 737. Citons également cette autre phrase, concernant la Calabre, qui illustre également le problème de l‟absence de l‟État dans ces régions de l‟Italie : « Il senso dello Stato stentò a giungere tra questi monti » (p. 728). Le mouvement doit donc être double : si les auteurs du Nord réussissent à « rapprocher » le Sud du Nord, c‟est-à-dire en le faisant mieux connaître, en apportant des éléments visant à lui faire perdre sa nature de terra incognita, l‟État doit à son tour se rapprocher des populations locales, doit s‟enraciner durablement dans cet environnement, et prendre des mesures en faveur de ceux qui ont été négligés. Une sorte de double incarnation doit avoir lieu, et des auteurs comme Levi ou Piovene aident à la mise en place de ce processus politique, social, humain. 2 191 grande lisibilité possible, que le Sud, pourvu d’une singularité indéniable, ne doit pas être considéré par les instances dirigeantes selon le critère de l’altérité mais celui de la diversité : il est nécessaire de prendre en ligne de compte la manière dont les populations locales ont perçu, à leur manière, les événements de l’Histoire. Il faut apporter un nouvel éclairage sur des conjonctures historiques bien connues. Le contrechant méridional doit venir compléter, au niveau régional, ce qui fut perçu au niveau national. À ce titre, la lecture de l’histoire de l’Italie méridionale entreprise par Carlo Levi révèle comment se sont progressivement cristallisées les tensions qui ont conduit les paysans de Lucanie à développer une hostilité farouche envers l’État. La conclusion à laquelle arrive Levi est d’ailleurs sans appel puisqu’elle conçoit la civilisation paysanne et la culture dominante en opposition l’une à l’autre, au point que le différentes cultures venues s’implanter de force en Lucanie sont en fin de compte regroupées sous des termes généraux, comme le montre cet extrait : Gli Stati, le Teocrazie, gli Eserciti organizzati sono naturalmente più forti del popolo sparso dei contadini : questi devono perciò rassegnarsi ad essere dominati ; ma non possono sentire come proprie le glorie e le imprese di quella civiltà, a loro radicalmente nemica. Le sole guerre che tocchino il loro cuore sono quelle che essi hanno combattuti per difendersi contro quella civiltà, contro la Storia, e gli Stati, e la Teocrazia, e gli Eserciti [...] ; feroci e disperate, e incomprensibili agli storici.1 Qu’il s’agisse des armées d’Enée ou des représentants du régime fasciste, les différences, si importantes soient-elles, importent peu. Ces deux moments historiques finissent par être confondus par Levi, dans la mesure où ils ont eu des conséquences similaires pour les populations locales ; en donnant à voir l’histoire d’en bas, en faisant connaître l’histoire des vaincus, des dominés, Levi arrive à réduire différents processus, longs de plusieurs siècles, à une opposition frontale, toujours réactualisée. La façon radicale de présenter la situation lui confère encore davantage d’efficacité. L’histoire de la Lucanie est donc faite d’oppositions, de tensions, d’affrontements et non de conciliations, de mixité, de rapprochements. Levi synthétise près de deux mille ans d’histoire pour en arriver à la conclusion que les grands bouleversements dont l’Italie s’est inévitablement fait l’écho se sont produits sans que le Sud en soit véritablement partie prenante. Levi brosse en quelques pages l’histoire faite de « ripetute uguali esperienze »2 de cette région : « L’umile Italia storicamente aveva torto, e doveva perdere »3. Cette défaite systématique explique l’ombre qui a été jetée sur la manière dont tous les processus historiques de grande ampleur se sont déroulés en Italie du Sud. En se plaçant à une échelle plus réduite, celle des communautés humaines de Lucanie, Levi s’avère en mesure de repérer des analogies, des entrecroisements et des parallèles : à l’épopée virgilienne des exploits légendaires d’Enée, vainqueurs des peuples de l’Italie préromaine, fait écho la mythification des brigands les plus célèbres des siècles précédant le voyage de Levi dans ces régions. Nous analyserons d’ailleurs plus loin les implications politiques de cette analyse historique, de tous ces affrontements déséquilibrés ; nous pouvons pour 1 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 120-121. Ibid., p. 120. 3 Ibid., p. 125. 2 192 l’heure voir dans la démarche de Levi l’indice évident du positionnement original adopté par Levi : il semble décrire l’histoire de la Lucanie à rebours de sa vision habituelle, c’est-à-dire globale. Comme le rappelle d’ailleurs Gabriella Gribaudi : I sentimenti, le immagini simboliche che contribuirono a creare l‟autorappresentazione della nazione escludevano la cultura meridionale, stigmatizzandone non solo gli aspetti effettivamente negativi, ma anche quelli che avrebbero potuto contribuire a costruirne un‟identità positiva, a ricostruire la fiducia nelle proprie forze. In queste immagini il Sud si è rispecchiato e letto, construendo la propria identità da una posizione defensiva.1 Le Sud apporte ainsi non seulement une nouvelle manière de considérer l’histoire de l’Italie ; cette dernière permet également de montrer comment toute une partie de la péninsule italienne a été progressivement exclu des événements globaux, de la construction d’une identité commune. Gabriella Gribaudi attire d’ailleurs l’attention sur le fait que l’identité méridionale s’est majoritairement construite en réaction, sous l’effet de la pression des forces étrangères dominatrices. Mais à l’échelle des phénomènes globaux, cette diversité n’a jamais pu être pleinement mise en lumière ; cette identité parallèle s’est renforcée dans l’ombre, s’est exacerbée dans l’oubli, pour arriver à l’extrême tension sociale qui est celle du village de Gagliano au milieu des années 1930. Levi montre ainsi au lecteur l’envers de l’histoire italienne, met en lumière des acteurs qui jusqu’ici n’ont pas été pris en considération. En un mot, il tente de briser au fur et à mesure le silence qui s’est constitué autour de l’histoire Mezzogiorno au cours d’une histoire millénaire ; il compense, il rectifie, il s’attache à rendre au Sud un poids culturel et humain. La description de cette culture unique manifeste clairement une volonté de la part du sujet réécrivant son expérience de la valoriser, de lui rendre une visibilité, une lisibilité ainsi qu’un poids, un prix. Les auteurs s’attachent à compenser l’ignorance qui entoure ces pratiques culturelles en lui accordant une place de choix dans leurs ouvrages. À ce titre, un livre comme le Viaggio in Italia de Guido Piovene tente de mettre en valeur les œuvres architecturales les plus impressionnantes du Mezzogiorno, donner un relief à l’artisanat local, tout comme le fait Carlo Levi au cours de son voyage en Sardaigne : Ritrovai quelle donne, e i loro stupendi tappeti : le stanze ora piene di telai e di lavoranti giovinette, che cantavano, lavorando, canzoni sarde d‟amore. Sono opere tradizionali e moderne di gusto non corrotto. Nei loro costumi antichi, la madre e le figlie disegnatrici [...] ci parlano esperte del mercato italiano e di quello internazionale, dei grandi magazzini e delle loro esposizioni a New York. [...] Ci mostrano, con sapienza, i metodi della lavorazione, le erbe per tingere le lane, che danno colori diversi a seconda della stagione o del terreno dove sono raccolte. Così vivono, nei tempi molti, native, sconosciute sovrane.2 Il n’est pas anodin que Levi s’attarde sur l’art de la tapisserie sarde. L’évocation de ces pièces d’artisanat, aux motifs complexes et entrecroisés, dessinant des formes originales, est en soi l’exemple idéal pour prouver la richesse de la Sardaigne, dans toute sa complexité et tout son mystère. Cet artisanat 1 2 « Contro gli stereotipi », in Goffredo Fofi, Narrare il Sud, op. cit., p. 76. LEVI, Tutto i miele è finito, op. cit., p. 86. 193 semble synthétiser à la fois les problématiques traditionnelles et modernes, dressant un pont entre l’arcaica Sardaigne et l’Amérique ultra-moderne. Mais surtout, l’intention de Levi est de rendre justice aux inconnues qui défendent cet artisanat aux techniques variées : les tisseuses sont mises en lumière, valorisées par cette description qui les met à l’honneur. Il ne s’agit pas pour Levi d’écrire une page d’un guide touristique, mais plutôt de dissiper autant que possible l’ignorance qui éloigne le nord du pays de cet aspect non négligeable de la culture nationale. À la culture dominante, Levi contrappose la culture traditionnelle, locale, tout en sondant sa profondeur : à plusieurs reprises, Levi n’hésite d’ailleurs pas à retranscrire fidèlement quelques vers de poésies sarde ; mais il s’attache avant tout à valoriser leur complexité : Orune, nei detti degli abitanti degli altri paesi, ha una fama […] di essere paese di poeti. [...] Qui, nella loro terra, erano tutti poeti, ma la prima parte la teneva, questa sera, una vecchia, che [...] andava recitando. Era ogni sorta di poesia popolare, antica e tradizionale, e nuova e improvvisata : c‟erano i muttos, i femminili, malinconici canti d‟amore, dalla costruzione chiusa su se stessa e complicata, dove, a un inizio o enunciazione di tre versi, e talvolta di due o di quattro o di otto, seguono le strofe della torrada, che torna su se stessa con tante strofe quanti sono i versi della isterria, con rime, e costruzioni rovesciate a specchio, insieme spontanee e ricercate, con immagini e parole impreviste, dove la semplicità popolare si accompagna a una finezza da antico madrigale. [...] Ciascuno di essi è una storia, di un fatto particolare ; ma tutti sono immersi nella stessa situazione esistenziale, e riportano ad essa ; e la ricreano, come un valore comune e collettivo. Nelle immagini c‟è sempre una estrema violenza, ma anche qui chiusa in una forma armonica e colta di metro e di lingua.1 Cette poésie traditionnelle n’est pas décrite sous l’angle de l’évocation d’un folklore superficiel ; au contraire, sous la plume de Levi, cette poésie populaire, complètement inconnue au niveau national, révèle sa singularité propre. Levi semble vouloir avant tout mettre l’accent sur la forme, dont la seule complexité est en soi un indicateur de sa profondeur, une preuve de sa richesse. Cet art est loin d’être archaïque et embryonnaire, mais offre une richesse, dans sa forme tout comme dans son contenu : Levi attire l’attention du lecteur sur la place qu’occupe la poésie dans la société humaine sarde. La poésie a pour objet des destinées individuelles et collectives tout à la fois : elle est à ce titre un vecteur culturel d’unité, en même temps qu’elle s’inscrit dans une tradition littéraire remontant aux formes les plus anciennes et les plus prisées. En unissant la forme et le contenu de façon harmonieuse, la poésie sarde montre en quelle mesure elle fait preuve d’autonomie ; Levi donne différents exemples de son originalité, de son caractère, à la fois violent et musical, mais surtout tente de montrer que cette forme artistique locale a tout autant de valeur que les formes plus académiques ; il semble appeler à ce que 1 Ibid., p. 68-69. Un peu plus loin, Levi évoque la mémoire d‟une figure de la poésie sarde : « Anche Antonio Tola, il famoso verseggiatore dagli occhi strabici nel faccione rotondo, che mi aveva cantato le antiche bardane e le glorie di Orune, è morto » (p. 114). Nous trouvons peut-être là le rôle le plus important de toutes ces évocations : arracher à l‟oubli. Le monde méridional traditionnel que Levi a pu connaître lors de son premier voyage en Sardaigne a déjà eu le temps de changer radicalement au moment où il effectue sa seconde visite. Certaines choses sont nées, mais bien d‟autres sont mortes, tout comme certains individus emblématiques, à l‟image de ce poète. Levi entend donc sauver de cette disparition le plus d‟éléments possibles. Mais l‟image, la photographie qu‟il donne de la Sardaigne, en dépit de son efficacité, ne saurait empêcher le passage dévastateur du temps, qui change inévitablement la situation décrite à un moment précis. Il s‟agit là de l‟une des limites les plus importantes de cette réécriture ; nous lui consacrons un développement plus loin. 194 Franco Cassano appelle une « forte innovazione dello sguardo »1, c’est-à-dire à rendre au Sud sa qualité de sujet et non plus d’objet. Comme l’a montré l’exemple de la poésie ou celui de l’artisanat, les ouvrages des auteurs septentrionaux désirent mettre mieux en lumière la spécificité, l’originalité, la richesse de certains éléments-clés de la culture méridionale, parmi les plus représentatifs. Tous indiquent en quoi cette civilisation est certes différente mais rappellent qu’elle n’occupe en rien une place secondaire, vis-à-vis de la culture dominante ou académique. Il s’agit de changer de point de vue, d’opérer un décentrement et de mettre au centre ce qui a toujours été tenu à la périphérie. Les auteurs, au moment de se rendre dans le Sud, avaient opéré un mouvement similaire : ils étaient passés du centre à la périphérie. Et de manière tout à fait cohérente, leurs ouvrages proposent de reproduire ce décentrement, en plongeant le lecteur dans une réalité inconnue mais digne d’être considérée comme centrale. Le sujet de « l’épreuve du Sud » entend ainsi bousculer une situation qui fait du Sud une simple périphérie, il doit introduire des nuances, orienter la réécriture de son expérience de manière à rendre le sud « soggetto del pensiero », pour reprendre l’expression de Franco Cassano2. Il s’agit donc pour les auteurs de rendre la parole aux méridionaux eux-mêmes, de briser le silence qui entoure, d’aller de manière presque violente à rebours d’une norme : « La gente non parla. È un genere di costume segreto, qua »3, déclare l’un des narrateurs de Danilo Dolci. Les auteurs ouvrent la narration à la voix d’hommes et de femmes réduits en temps normal au silence : à ce titre, la démarche de Danilo Dolci fait figure d’exemple emblématique. En effet, plutôt que de donner un panorama de la Sicile d’après-guerre en adoptant son point de vue d’homme d’Italie du Nord établi en Sicile, Dolci donne directement la parole à des narrateurs à la première personne, à des hommes et des femmes de Sicile qui racontent en leur nom la difficulté de leur vie. Cette méthode est de loin la plus efficace : la multiplicité des narrateurs des Racconti siciliani de Dolci permet d’aborder une infinité de problèmes rencontrés par la Sicile, de la pauvreté des paysans jusqu’à l’analphabétisme en passant par le fléau mafieux. De ce point de vue, Dolci va infiniment plus loin que Carlo : ce dernier n’hésitait pas à intégrer directement à sa narration des déclarations de paysans, anonymes, tout en donnant une certaine ampleur à des personnages hauts en couleurs comme sa gouvernante Giulia. La limite de cette démarche tient au fait que la narration de Cristo si è fermato a Eboli est centrée autour de Levi lui-même ; malgré toute son acuité quant à la situation critique de la civilisation rurale en Lucanie, sa vision n’atteint pas la dimension kaléïdoscopique de l’ouvrage de Danilo Dolci. Chaque récit individuel constituant le recueil des Racconti siciliani permet en outre de recréer, morceau par morceau, à l’intérieur d’un seul et même ouvrage la « mosaïque » évoquée par Guido Piovene, à échelle réduite toutefois, puisqu’elle ne concerne que la seule Sicile. On ne saurait trouver meilleure manière pour un auteur d’Italie du Nord de se faire le porte-parole du Sud. Dolci a poussé jusqu'au bout le processus visant à faire du Mezzogiorno une entité autonome : narrativement, chacun de ses personnages devient une voix à part, donne à voir une partie de la Sicile sous le fascisme. 1 Franco Cassano, Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 79. Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. 5. 3 DOLCI, op. cit., p. 239. 2 195 Ainsi, quelle que soit la méthode choisie par chacun des auteurs, nous pouvons constater que le but de la réécriture de l’expérience en Italie du Sud est de rendre à cette région de la péninsule son autonomie, en rendant clairement visible sa singularité. Valoriser la culture d’une région en particulier ou faire s’exprimer des personnages emblématiques sont autant de manières de réduire les distances entre le Sud et le Nord. Tout est alors en mesure de s’incarner, de devenir véritablement concret : l’image et la voix se complètent pour mieux rendre compte de la diversité qu’abrite le Mezzogiorno, derrière le terme généraliste utilisé habituellement. Cette diversité s’exprime d’ailleurs de deux grandes façons : il s’agit d’une part de donner plus de relief aux différentes nuances incluses au sein de l’ensemble mais également de montrer que cet ensemble possède une autonomie, et doit par conséquent être considéré non pas comme une périphérie, décalquée sur un modèle imposé, mais bien comme une entité à part, développant une culture, une vision du monde, une humanité propre. Il s’agit donc d’effectuer deux mouvements complémentaires que Franco Cassano appelle « scissione » et « mediazione »1 : le sujet doit mettre en avant le Sud en tant qu’entité autonome, notamment en détruisant la représentation dominante que l’on pourrait en avoir, et de l’autre mettre en valeur les différences culturelles de cette entité. Les auteurs sont donc amenés à dépasser leur simple qualité de voyageurs et d’observateurs. Ils doivent être en mesure de réconcilier le Nord et le Sud, et pour ce faire, doivent décrire la réalité méridionale selon le maximum d’angles d’approche possibles. CONNAISSANCE PANORAMIQUE OU MICROCOSMIQUE ? Après avoir dépassé au prix d’un effort certain sa condition d’élément étranger, extérieur à la complexe réalité qu’il doit affronter, le voyageur septentrional découvre un monde hors du commun, dont la richesse le pousse, vraisemblablement sous l’effet d’un sentiment d’urgence, à décrire littérairement. Comme nous l’avons vu, un nouvel effort lui est demandé : il ne s’agit plus d’appréhender une situation imposée, mais plutôt de déterminer l’angle sous lequel il doit la faire connaître. Il s’agit presque là d’une démarche contre-nature, si ce n’est violente : le monde méridional s’est imposé d’entrée de jeu comme un univers hermétiquement clos, séparé radicalement du monde septentrional dont ces voyageurs proviennent directement. La diversité qui a été révélée place ces voyageurs devenus auteurs dans une situation assez inconfortable dès lors qu’ils doivent prendre en considération deux aspects indissociables du monde méridional : sa singularité et sa différence radicale. Ces deux aspects réunis sous le terme général de diversité posent un problème évident : comment rendre compte simultanément de cette originalité sans pour autant la rendre étrangère au destinataire ? La question mérite d’être posée : l’intention d’un Levi ou d’un Piovene est de faire connaître et de reconnaître un patrimoine culturel et humain non négligeable, enraciné dans une zone géographique déterminée du pays. Différents exemples ont 1 Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. VI. 196 montré qu’il était possible de donner la parole au Mezzogiorno, à travers les déclarations d’hommes et de femmes, parfois nommées, parfois anonymes : cette alternance, à laquelle fait pendant le choix du discours indirect ou direct pour retranscrire le contenu de ces déclarations, donne une idée assez complète de la variété des situations offertes au sein de l’ensemble général appelé Mezzogiorno. Mais cette mise en lumière, cette façon de recentrer urgemment l’attention sur cette zone de l’Italie est loin d’être suffisante. En effet, si les auteurs septentrionaux ont su se familiariser avec l’identité méridionale, cette dernière reste entièrement inconnue du reste du pays, de tout un lectorat potentiel qui se trouve en fin de compte dans la situation de ces hommes qui n’avaient jamais connu réellement le Sud avant de s’y rendre. Guido Piovene écrit d’ailleurs à propos de la Sicile que la connaissance du territoire insulaire peut se faire pour peu que l’on mette en œuvre les moyens nécessaires : « Occorre avvicinare l’isola al continente »1. Une conciliation est donc nécessaire entre ces deux mondes : cette intuition semble être pleinement ressentie par les auteurs qui voient dans leur situation exceptionnelle le principal instrument de cette opération de rapprochement du Sud en direction du Nord. Au moment de leur voyage, le sujet pouvait être considéré comme une sorte d’incarnation du monde septentrional, arraché à son milieu pour être brutalement plongé dans un environnement inconnu et pour le moins hostile. La situation s’est complètement inversée dès lors que ces voyageurs sont rentrés dans le Nord et ont commencé à réécrire leur expérience. Les voilà devenus porteurs d’une expérience hors du commun ayant pris place dans un environnement lointain, peut-être physiquement, mais surtout mentalement. La singularité même de cette expérience est semble-t-il le premier élément décisif mis en avant par les auteurs. Cet élément revient dans un grand nombre de préfaces aux relations de voyage : Curzio Malaparte insiste dans sa préface à la dernière édition des Fughe in prigione que son séjour au confino a été avant toute chose une « esperienza umana »2. De la même façon, il est possible de voir, selon Vittorio Cappelli, le voyage calabrais de Savinio comme une « esperienza largamente estranea e difforme »3. Le couple d’adjectifs employé par Cappelli rend très bien compte de la qualité exacte de « l’épreuve du Sud » : cette dernière ne saurait être perçue selon des critères traditionnels, et résumée par une terminologie classique : Savinio, comme les autres auteurs de notre corpus, mène une expérience qui ne coïncide en rien avec le genre du récit de voyage. Savinio traverse en effet la Calabre, visite certains lieux emblématiques : à ce titre, son Diario calabrese se rattache à ce genre littéraire particulièrement documenté. Reste que l’analyse qu’il fait de ce qu’il observe change complètement son positionnement : 1 PIOVENE, op. cit., p. 595. MALAPARTE, op. cit., p. 9. On peut d‟ailleurs s‟étonner de ce que les auteurs ressentent presque nécessairement le besoin de préfacer leurs ouvrages. De nombreux textes de notre corpus sont précédés de ces avertissements, de ces préambules à la relation. Il y a dans cette démarche l‟expression d‟une volonté presque pédagogique : le lecteur doit être comme préparé, acclimaté à la situation sociale, culturelle, humaine, qu‟il va découvrir dans l‟ouvrage en question. Les auteurs donnent l‟impression de vouloir désamorcer autant que possible la brutalité du changement radical d‟atmosphère entre l‟Italie du Nord et l‟Italie du Sud, pour mieux mettre en lumière le protagoniste de chacun de ces récits qui est non pas l‟auteur mais bien le Mezzogiorno. L‟auteur se manifeste dans la préface pour mieux s‟effacer par la suite. À ce titre, le meilleur avant-propos à une relation d‟expérience méridionale est celui de Carlo Levi, dans la lettre écrite à Giulio Einaudi au moment de la réédition du Cristo dans les années 60. Levi évoque quelles ont été les implications intimes de ce voyage, qui l‟a marqué pour jamais, mais indique surtout la dimension humaine de ce livre, portrait d‟un « mondo giovanile di drammatica e pericolante liberazione » (LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. XIX). La distinction a son importance : elle s‟attache à montrer que le livre de Levi n‟est pas un simple récit de voyage mais bien une plongée dans la réalité inconcevable d‟un monde dans le monde. La préface est donc bien le gage de l‟exceptionnalité de l‟expérience vécue par le sujet. 3 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 7. 2 197 passant de l’extériorité à l’intériorité, de la superficialité à la profondeur, Savinio abandonne son statut de voyageur pour se rapprocher de celui d’enquêteur. Ce terme, assez généraliste, est celui qu’emploie Carlo Levi à propos des Racconti siciliani de Danilo Dolci : È necessario, per conoscere realmente il mondo dei poveri, vivere con loro, come loro. Ma è necessario non solo conoscerlo, ma farlo conoscere : dare una voce ai bisogni, ai dolori, alle fatiche, ai problemi e alle conquiste. Di qui il continuo e permanente carattere di inchiesta del lavoro di Danilo Dolci ; di quella particolare e moderna inchiesta che nasce direttamente da bocche che, attraverso di essa, per la prima volta, più che confessarsi, si esprimono. Questo è il carattere originale dei libri di Danilo Dolci [...].1 Levi synthétise en grande partie ce que nous avons dit auparavant à propos des modalités narratives employées par Dolci : ce dernier vise à rendre une parole confisquée, à briser autant que possible le mur du silence, abattre les barrières et réduire les distances. De la même façon, nous trouvons exprimée toute l’éthique qui anime cet auteur du Nord parti vivre durablement dans le Sud ; celle de Levi n’est d’ailleurs pas si lointaine, puisqu’il exprime la nécessité d’observer en profondeur avant de donner à connaître les résultats de l’expérience. Dolci a bien poussé à son paroxysme ce rapprochement obligatoire, cet abandon forcé de la superficialité et de l’extériorité : Levi en donne la confirmation dans cette préface. L’expérience de Dolci tend à se confondre avec sa vie même ; du fait qu’il s’est établi dans le Sud, son expérience du Sud a été celle que sa vie quotidienne lui a apporté. À ce titre, sa personnalité est particulièrement originale. Mais cette proximité n’échappe pas non plus aux autres auteurs. Savinio, que nous venons d’évoquer, tout en gardant son ironie coutumière, manifeste cette sensation de proximité, si ce n’est d’appartenance dans Capri. Ayant appris de l’empereur Octave Auguste en personne qu’il se trouvait sur le lieu où s’élevait jadis la ville d’Apragapoli, à savoir la cité de l’oisiveté, Savinio proclame : « Poco in là di Santa Sofia, scopro una casa rossa, tra moresca e bizantina. L’iscrizione che sovrasta l’ingresso mi saluta così : “Salve o abitante di Apragàpoli”. L’imperatore aveva ragione. Eccomi eletto anch’io cittadino onorario della città dell’ozio »2. Il y a bien évidemment une part d’humour dans la déclaration de Savinio. Toutefois, l’idée de proximité, de familiarité avec le monde méridional qui se profile derrière cette citation n’est pas dénuée d’intérêt. Elle nous permet en effet de comprendre en quoi le sujet de « l’épreuve du Sud » est un médiateur, à mi-chemin entre Nord et Sud, le plus à même d’opérer une conciliation entre ces deux univers. Etant à la fois observateurs et analystes de la situation, alternant entre l’extériorité et l’intériorité, le sujet de « l’épreuve du Sud » est en mesure de faire dans sa réécriture une sorte d’aller-retour permanent entre son expérience du Mezzogiorno et sa réécriture ayant pour destinataire cette partie de l’Italie qui vit dans l’ignorance de la réalité méridionale. L’optique est bien celle d’une conciliation ; cette conséquence paraît d’ailleurs inévitable dans la mesure où elle s’insère parfois dans le cadre d’une sensibilité politique : le cas de Carlo Levi est tout à fait emblématique de ce point de vue. Sa période de 1 2 DOLCI, op. cit., p. 11. SAVINIO, Capri, op. cit., p. 47. 198 confino en Lucanie lui a été justement imposée du fait de son orientation antifasciste. Ayant été présent aux premières heures du mouvement Giustizia e libertà autour de figures de renom comme Gaetano Salvemini ou Emilio Lussu, Carlo Levi, déjà auteur d’un essai Paura della libertà était, comme le rappelle Nicola Tranfaglia, « fu partecipe e protagonista di quella generazione torinese gobettiana che […] era stata costretta, di fronte alla vittoria del fascimo, a farsi storica del proprio paese »1. Levi, en écrivant Cristo si è fermato a Eboli, a d’une certaine manière répondu à cet impératif politique ; malgré son statut de narrateur, Levi n’est pas le véritable protagoniste de ce livre. Il semble s’effacer devant la réalité de la Lucanie. La polyphonie assez complexe de son ouvrage le prouve. Levi associe ses propres réflexions aux déclarations des paysans et d’un grand nombre de héros secondaires qui font de ce livre une véritable partition chorale, permettant d’offrir une infinité de nuances, faisant connaître un nombre considérable d’aspects de cette réalité protéiforme. Levi ne consigne cependant pas ces déclarations en citant ses sources, à la manière d’Ernesto De Martino qui s’emploie à consigner fidèlement les témoignages d’hommes et de femmes du Sud portant sur l’art magique. Toujours est-il qu’il apporte un véritable témoignage sur la question, aspect qu’Italo Calvino avait jugé déterminant pour analyser la production littéraire lévienne : « Egli è testimone della presenza d’un altro tempo all’interno del nostro tempo, è l’ambasciatore d’un altro mondo all’interno del nostro mondo »2. L’ambivalence liée à la notion de témoin rend assez justement compte de cette position nuancée qu’occupe le sujet de « l’épreuve du Sud ». Le témoin peut se révéler être à la fois acteur et spectateur d’une situation donnée : il est simultanément à l’intérieur et à l’extérieur des faits, il ne semble pas en mesure de choisir définitivement l’une des deux. Ainsi, Levi, au moment de réécrire son expérience de Lucanie a posteriori, associe sa qualité de protagoniste à celle de rapporteur d’un certain nombre de faits observés. Toutefois, Levi fait le choix des éléments qu’il entend rapporter dans son livre ; le témoin n’est jamais exactement neutre, tout extérieur qu’il puisse être aux faits retranscris, réécrits. « Lei è straniero alle nostre questioni. Lei potrà giudicare », lui déclarent d’ailleurs un groupe de paysans dans l’un des chapitres du Cristo. Se contenter d’observer placerait le sujet dans une position de superficialité. Au contraire, Levi a observé de l’intérieur la vie paysanne, la suffisance des élites locales, les pratiques magiques, ce qui est d’ailleurs l’une de ses plus grandes forces, à en croire Giulio Ferroni. Levi sait par exemple « sentire come dall’interno le pratiche che legano l’umanità al mondo naturale e animale »3. Cette superficialité lui aurait d’ailleurs empêché d’être mis au contact de l’identité méridionale ; nous voyons donc qu’une nouvelle optique est appliquée : elle vise à la conciliation de deux réalités disparates par le biais d’une explicitation. Le but du sujet est de faire toute la lumière sur les phénomènes les plus surprenants du Sud, notamment en rapprochant ces deux parties de l’Italie séparées avant tout pour des raisons qui tiennent à une forme d’incompréhension. Comme l’explique Franco Cassano, l’ignorance de la réalité méridionale tient avant tout au fait que la culture dominante a donné du Sud une représentation erronée, qui s’est révélée aux auteurs au moment de faire l’expérience directe de l’environnement nouveau dans lequel ils 1 Nicola Tranfaglia, « Carlo Levi e la politica », in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 33. LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. X. 3 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 14. 2 199 ont été plongés. L’image que l’on applique de force au Sud « enfatizza la differenza »1 ; les disparités sont accrues, les contrastes sont renforcés. C’est cette représentation que le sujet est en mesure de corriger, malgré les efforts que cette démarche implique. Il leur suffit pour cela de commencer par la richesse culturelle, humaine, présente in situ : une mise en valeur est tout à fait possible : « La Sicilia sotterranea è un libro dai molti fogli, nel quale si legge la storia di molte religioni e delle civiltà successive, da quella sicula anteriore al dominio greco, ai tempi più vicini a noi »2. De façon assez significative, la richesse de l’histoire sicilienne, qui se manifeste d’ailleurs au travers d’une forme de compresenza dei tempi, est cachée, dissimulée à la vue, secrète. La démarche du sujet est donc bien celui d’une mise en lumière, d’un éclairage apporté à ce qui reste le plus souvent dans l’obscurité. Une difficulté tient cependant au fait qu’une ambivalence se joue entre l’informe et le protéiforme : la lisibilité est souvent gênée par la superposition d’éléments à décrypter ; ce qui constitue un gage de richesse finit par constituer un obstacle à la lecture. L’effet d’entrecroisement génère en fin de compte un effet de brouillage particulièrement perturbant. Notamment dans le cas de ce qui contribue à donner au Sud « un tratto clamoroso di inattualità, rispetto al resto del paese », comme l’indique Piero Bevilacqua, à savoir un certain nombre d’« ingredienti spettacolari »3. L’arcaico est l’un des tout premiers éléments incriminés ; sa présence dans certains objets déroute nécessairement le sujet, comme nous avons pu le voir. Mais l’on constate également que cet arcaico s’est surtout propagé aux représentations données du Sud. Piero Bevilacqua rappelle que le Mezzogiorno souffre du fait d’être réduit à des « immagini arcaiche e pietrificate »4. Ce qui prouve que la différence entre Nord et Sud tient peut-être moins à une réalité observable qu’à une construction mentale, une idée préconçue. Il appartient donc au sujet de pouvoir « avvicinarsi al Mezzogiorno reale, oltre lo schermo del Mezzogiorno rappresentato, [il che] costituisce un compito che travalica prepotentemente il puro fatto culturale »5. Il s’agit plutôt d’une véritable démarche intellectuelle, une sorte d’éthique à laquelle se soumet le sujet. L’unicité du fonctionnement du Sud met le sujet invite assez spontanément le sujet à faire l’expérience pour le moins intuitive d’un ensemble de mécanismes qui gouvernent la réalité méridionale. Ces mécanismes sont bien évidemment cachés, ne sont pas inscrits dans le cadre d’une loi, ils renvoient plutôt aux multiples essences qui se déploient dans l’environnement. À titre d’exemple, Levi avoue ressentir en Sardaigne « il richiamo o avvertimento di un destino che ci avvolge, di un’altra realtà che segue la sua nera sorte »6. Mais cette intuition ne saurait être éprouvée que par Carlo Levi lui-même ; et en faire part au lecteur n’est décidément pas suffisant, même si ce qui est ressent est particulièrement juste : l’autre réalité de la Sardaigne conduit Levi jusqu’à l’identification de la singularité méridionale, la révélation de son identité. Le sujet se retrouve confronté à la nécessité de donner une forme à ce qui n’en 1 Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. XIII. PIOVENE, op. cit., p. 616. 3 Piero Bevilacqua, op. cit., p. 12. 4 Ibid. 5 Ibid., p. 14. 6 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 95. 2 200 a pas, afin de faire connaître ce qui ne l’est pas. Et de ce point de vue, l’exemple de l’explicitation des phénomènes magiques est tout à fait éclairant. Le rôle de la magie occupe une part importante dans la définition de l’identité méridionale, mais coupe résolument le Mezzogiorno du reste du pays dans la mesure où prend place une opposition. Cette dernière oppose radicalement le surnaturel ou rationnel, deux rapports différents à l’univers. « L’alternativa fra « magia » e « razionalità » è uno dei grandi temi da cui è nata la civiltà moderna »1, écrit à ce propos De Martino. L’évocation de cette question dans les ouvrages des auteurs septentrionaux s’inscrit ainsi comme une contribution à une réflexion sur une alternative capitale dans la civilisation. Le but est avant tout de creuser cette différence ; le sujet ne désire en rien résoudre le conflit par la victoire de l’un des deux éléments en confrontation. Comme le rappelle par ailleurs Mircea Eliade : « Lorsqu’il y va de comprendre un comportement ou un système de valeurs exotiques, les démystifier ne sert à rien »2. Le sujet ne cherche donc pas à accentuer la confronter mais plutôt à chercher les modalités d’une conciliation ; il recrée les liens à même de rendre plus compréhensibles les pratiques magiques dans le cadre d’une Italie moderne, d’où le recours à une analyse plus scientifique, résolument rationnelle. De ce point de vue, la démarche d’Ernesto De Martino est cruciale : la magie est analysée dans ses manifestations les plus variées, ses implications physio- et psychologiques sont mises au jour pour conduire à un « processo di umanizzazione e du laicizzazione »3, c’est-à-dire d’explicitation, d’ouverture. Elle doit devenir un objet scientifique d’investigation et de connaissance. La démarche de De Martino est de ce point de vue fondatrice. Au sortir de la guerre voit en effet le jour une nouvelle discipline scientifique : l’anthropologie, étudiant à l’échelle mondiale l’évolution des comportements culturels des êtres humains. En Italie, Ernesto De Martino est l’un des pionniers de cette discipline : son étude des phénomènes magiques en Italie du Sud correspond à cette curiosité pour les pratiques culturelles méconnues, entourées d’un voile de mystère entraînant le plus souvent des incompréhensions, si ce n’est des préjugés. La démarche entreprise par ce chercheur renvoie plutôt à un projet intellectuel moderne, comme il s’en explique lui-même : L‟allargamento dell‟orizzonte culturale della nostra civiltà, e lo sforzo di illuminare col pensiero mondi storici idealmente più o meno lontani e finora sepolti nell‟oblio o scarsamente presenti alla nostra coscienza, rappresenta uno degli aspetti più caratteristici della cultura europea moderna.4 Ce projet intellectuel est inclus dans une forme nouvelle d’humanisme, dont les motivations portent avant tout sur une manière originale de percevoir l’altérité : il s’agit désormais de la rendre plus familière, lui donner à la fois « concretezza [e] umanità »5. Le fait de se diriger vers l’inconnu, le fait d’ouvrir l’horizon culturel de la civilisation a pour but de fonder une nouvelle tradition scientifique ; ce que De Martino entreprend dans le Sud correspond à ce que des scientifiques comme Claude Lévi- 1 DE MARTINO, op. cit., p. 7. Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 11. 3 DE MARTINO, op. cit., p. 134. 4 DE MARTINO/PAVESE, La collana viola, op. cit., p. 54. 5 Ibid., p. 55. 2 201 Strauss ont pu entreprendre sur le continent africain. Le rapport entre cultures ne doit plus se jouer entre cultures dominantes et cultures subalternes : les cultures les plus méconnues doivent faire l’objet d’une revalorisation, d’une explicitation pour répondre au « bisogno di più ampi orizzonti culturali che caratterizza la crisi dell’umanesimo tradizionale »1. La civilisation ayant pour principes fondamentaux la rationalité, et bannissant le surnaturel doivent sont plus se placer dans un rapport de supériorité mais plus vraisemblablement avouer leurs ressemblances avec ces autres civilisations tournées davantage vers cette part mystérieuse de l’univers sensible. « Tutti i fenomeni metapsichici poss[o]no essere considerati come relitto, per entro la civiltà occidentale, della civiltà magica »2. Il est donc nécessaire d’affirmer les liens entre ces deux formes de civilisation, de les rapprocher grâce à l’apport de la pensée scientifique. Cesare Pavese écrit d’ailleurs à ce propos : La poesia è, ora, […] lo sforzo di afferrare la superstizione, il selvaggio, il nefando, e dargli un nome, cioè conoscerlo, farlo innocuo. Ecco perché l‟arte vera è tragica – è uno sforzo, [...] è una selva da ridurre in coltura. [...] Il selvaggio non è pittoresco ma tragico.3 Cet éclaircissement est donc d’autant plus nécessaire qu’une sorte de compte à rebours est lancé. La civilisation magique vit ses dernières heures, commencent à se fondre dans une dynamique contraire à son plein épanouissement. Les études des anthropologues, tout comme les voyages des auteurs septentrionaux correspondent à un moment décisif, à un tournant dans l’histoire de ce rapport à l’existence et au monde. Il est désormais urgent de faire toute la lumière sur cette forme de culture, notamment par le biais d’une conciliation, d’un « compromesso », écrit De Martino4. Il faut opérer un « riconoscimento di una fondamentale immodificabile irrazionalità nel corso delle cose umane »5. Les auteurs de notre corpus semblent d’ailleurs tout à fait prêts à répondre à cet impératif ; l’exemple d’Alberto Savinio est assez éclairant de ce point de vue. Malgré ce que De Martino pourrait appeler sa « coscienza culturale superiore », Savinio est tout à fait ouvert à la part d’irrationalité qui s’exprime dans l’univers, comme il le rappelle lui-même dans le Diario calabrese : Certuni mi domandano con stupore come mai io, uomo intelligente, tengo dietro a siffatte superstizioni da donnicciola. Credono costoro che l‟intelligenza dissipa il metafisico della vita. Se cosèi fosse, quale uomo accetterebbe di essere intelligente ?6 1 Ibid. Ibid., p. 14. 3 Ibid., p. 26. 4 DE MARTINO, op. cit., p. 154. 5 Ibid., p. 144. 6 SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 24. La fascination que la métaphysique cause chez Savinio peut donc passer par des formes de superstition, qui n‟est autre que la peur causée par des forces surnaturelles présentes dans l‟environnement immédiat. Cette superstition ou fascination touche également les élites culturelles auxquelles Savinio appartient pleinement. Ce qui d‟une certaine façon montre que la séparation hermétique du monde rationnel et du monde surnaturel n‟est pas si légitime. Savinio est de ce point de vue assez proche de témoignages d‟élites du Sud, relayées par De Martino : ces derniers hésitent clairement à accepter ou à refuser de croire dans certains phénomènes typiquement méridionaux comme la jettatura. 2 202 Une telle déclaration ne peut qu’accréditer l’idée qu’une conciliation est faisable, et ce d’autant plus facilement que le sujet se montre ouvert, prêt à comprendre, sans a priori, que l’irrationnel puisse être constitutif de la culture humaine dans certaines zones géographiques, notamment celles du Sud de l’Italie. La magie, le surnaturel, l’irrationnel ont besoin d’être historicisés afin de pouvoir être pleinement acceptés, envisagés scientifiquement. Et de ce point de vue, Carlo Levi adopte le comportement idéal. Durant son confino en Lucanie, ce médecin, emblème de la rationalité, est confronté à la place importante qu’occupe la magie chez les paysans. Nous avons vu que sa gouvernante Giulia l’engageait d’ailleurs à faire l’apprentissage de ces pratiques, utiles dans son activité de médecin. Une scène de Cristo si è fermato a Eboli illustre à la perfection la force des ces liens surnaturels et la façon dont Carlo Levi tâche de les employer à son propre bénéfice : La Giulia dunque era disposta per me a qualunque servigio, e tuttavia, quando le chiedevo di posare, che le avrei fatto il ritratto, si rifiutava come di cosa impossibile. Capii allora che la sua ripugnanza aveva una ragione magica, ed essa stessa me la confermò. Un ritratto sottrae qualcosa alla persona ritrattata, un‟immagine ; e, per questo, il pittore acquista un potere assoluto su chi ha posato per lui. [...] Io capii anche che, per vincere questo suo timore magico, avrei dovuto adoperare una magia più forte della paura ; e questa non poteva essere che una potenza diretta e superiore, la violenza. La minacciai dunque di batterla, e ne feci l‟atto, e forse anche qualcolsa di più dell‟atto [...]. Appena vide e sentì le mie mani alzate, il viso della Giulia si coprì di uno sfavillìo di beatitudine e si aperse ad un sorrise felice a mostrare i suoi denti di lupo.1 Levi s’avère conscient de la place qu’occupent les liens magiques, surnaturels, dans la société et les comportements humains de Lucanie, à plus forte raison du fait qu’une personne comme Giulia l’a rendu sensible à leur teneur exacte. La scène qu’il nous décrit ici montre ainsi en quoi la compréhension de l’originalité méridionale doit passer par l’attention donnée à ces liens, à ces rapports de domination/suggestion. L’attitude de Levi dans cette scène ne correspond pas à de l’arrogance ou à la manifestation d’un quelconque sentiment de supériorité. Il a en revanche compris que la notion de pouvoir prend dans ce contexte un relief tout particulier. La société méridionale est basée sur des rapports de forces, sur des liens profonds qui unissent les éléments les uns aux autres. Levi montre qu’il en est intimement conscient mais aussi qu’il estime possible une conciliation entre deux univers pourtant communément opposés. La confrontation avec l’irrationalité présente dans le Sud a été profitable à deux niveaux : l’alternative entre le surnaturel et la rationalité dans la civilisation humaine a été simultanément éclairée sous l’effet d’une réflexion bilatérale, preuve manifeste d’une recherche de conciliation. L’optique adoptée par le sujet n’est pas celle d’une opposition frontale, d’une recherche visant à marquer la supériorité d’un élément ou de l’autre. Cette perspective se rattache parfaitement à l’idéal humaniste prôné par Ernesto De Martino : le Mezzogiorno doit devenir le théâtre de cette conciliation à plus forte raison parce que cette zone géographique est exceptionnelle dans l’Europe occidentale, du fait qu’elle offre une permanence de la civilisation magique, mélangée à la civilisation strictement rationnelle. 1 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 136-137. 203 Comme l’écrit d’ailleurs De Martino, à propos de la pensée de philosophes comme Campanella ou Bruno : « Per merito di uomini del sud furono infatti toccati nel modo più rappresentativo i termini estremi di un’alternativa in cui era allora impegnata la coscienza culturale europea »1. Un mouvement dialectique se produit, avec des retombées favorables aux deux parties : la civilisation magique se trouve explicitée, éclairée et par là même devient plus facilement appréhendable pour une civilisation rationnelle en fin de compte ouverte à cette part de surnaturel. Le Mezzogiorno qu’apprennent à connaître les voyageurs-écrivains devient ainsi le lieu idéal de cette nouvelle forme d’approche scientifique : les changements qui s’y jouent sont tout à fait représentatifs des nouvelles problématiques, comme celles de l’anthropologie. Et de ce point de vue, les auteurs occupent une place décisive du fait qu’ils documentent de manière parfois assez précise cette permanence de la civilisation magique, qui est l’incarnation plus emblématique de l’identité méridionale. La réécriture de l’expérience du Sud par les auteurs les conduit donc à laisser la trace dans leur ouvrage de cette singularité contrebalancée par de profondes mutations socio-économiques. La période de ces voyages dans le Sud est donc doublement intéressante, du fait qu’elle nous renseigne sur l’incertitude qui entoure la permanence de cette part de surnaturel, mais aussi du fait que se déroule une métamorphose profonde de cette société. La brusque incursion de la modernité dans ce paysage immuable, le changement d’orientation de la civilisation méridionale devient un enjeu crucial au cours de ces années d’avant et d’après-guerre. Le Mezzogiorno se modifie nécessairement ; mais quelles conséquences ces transformations ont-elles sur la représentation qu’en donnent les auteurs ? 1 DE MARTINO, op. cit., p. 137. 204 EXPLORATIONS ET INVESTIGATIONS CADRE TRADITIONNEL, COMPOSANTES MODERNES : QUELLE DIALECTIQUE ? Chacun des voyages dans le Mezzogiorno que nous avons pu jusqu’ici analyser manifeste de la part de celui qui l’entreprend une volonté de compréhension et d’explicitation. Dans la mise en lumière que le sujet entend faire de son expérience réside cependant une difficulté majeure : celle de devoir non seulement sonder l’inconnu, mais également tâcher d’en capter la moindre nuance. La recherche de l’identité méridionale doit avoir lieu sous cette condition : si son essence a pu être assez finement décrite, sa forme reste encore trop imprévisible, trop mouvante pour être l’objet d’une systématisation ; définir trop rapidement équivaudrait à tomber dans les travers représentatifs de certains exemples littéraires déjà repérés. Le Sud pose problème dans la mesure où les nuances qui le composent s’additionnent les unes aux autres, au fur et à mesure qu’elles sont découvertes par le sujet : le sujet acquiert des connaissances nouvelles à mesure que la réalité se complique, gagne une forme de densité. Le parcours se fait approfondissement mais prend également m’aspect d’un déploiement : la couleur méridionale dont Piovene a l’intuition au cours de son exploration invite à tenter de repérer une sorte d’association chromatique. De la même manière dont les couleurs primaires créent, en matière d’optique, des couleurs secondaires, cette couleur fait une synthèse spontanée entre différents éléments ayant la capacité de se fondre ensemble. Le sujet a d’ailleurs l’occasion au cours de son expérience du Sud de voir en quoi le syncrétisme, le métissage est une donnée de base dans cette définition. De la même façon, la confrontation d’éléments hétéroclites a permis de rendre encore plus pertinente et efficace la grille d’analyse de phénomènes a priori incompréhensibles comme la magie, le rôle du sacré. Il est cependant nécessaire de revenir sur la période à laquelle tous ces hommes du Nord sont amenés à se rendre dans le Sud : ces trois décennies pour lesquelles la Seconde Guerre Mondiale fait office de pivot est le théâtre de profonds changements de la réalité socio-économique européenne, sans parler de la redistribution du jeu politique dont les conséquences concernent le Sud, tout étranger qu’il soit aux affaires de l’État. Le Mezzogiorno, comme à d’autres moments de son histoire, doit subir de profondes transformations dont les échos se font inévitablement entendre dans les différents récits. Le portrait du Sud exécuté par le sujet se complète ainsi par l’introduction de composantes exogènes, dont il faut à présent mesurer l’apport concernant la connaissance du Sud par le sujet. Autant le Sud de l’ère fasciste peut être défini comme le lieu où rien ne peut jamais changer, celui qui sort de cette période troublée, et dont le point d’orgue aura été la participation de l’Italie au conflit mondial, devient le lieu où tout semble pouvoir arriver. La transformation est radicale, et d’une certaine manière assez difficilement concevable quand on considère le Mezzogiorno archaïque que présente Carlo 205 Levi. Ce qui frappe avant tout est l’impossibilité accrue à faire une analyse précise de la situation. L’Italie méridionale est aussi complexe au sortir de la guerre qu’au moment d’y entrer. Lorsque Piovene déclare que « l’Italia è sempre un paese confuso, in cui quasi nulla appare con la sua vera faccia »1, il est tout naturel de penser que cette idée lui est venue en consacrant une grande partie de son Viaggio in Italia. De ce point de vue, le fascisme, la guerre et la confusion politique en Italie dans l’immédiat après-guerre accentuent cette illisibilité2. Le basculement de tout un pays dans une perspective historique recomposée fait ressortir avec encore plus de netteté des contrastes déjà criants entre le Mezzogiorno et le reste du pays. La situation globale de l’Italie du Sud, dans ce contexte précis, apparaît ainsi dans toute sa complexité, mais également avec un relief inédit jusqu’ici : la guerre et ses ravages forment une sorte d’écrin aux difficultés de vie de cette partie du pays, qui n’en deviennent que plus spectaculaires. « Il nobile e il sordido, il monumentale e il cadente formano un unico tessuto », écrit Piovene dans la Naples de l’aprèsguerre3. Ce qui ne fait qu’expliquer pour partie les causes du décentrement des auteurs, de leur incapacité à systématiser leur analyse de l’environnement qui s’offre à leur regard. Un signe va d’ailleurs modifier tout particulièrement l’optique adoptée par le sujet : la modernité, qui accompagne la période historique au cours de laquelle son expérience a lieu. Un couple antithétique supplémentaire se forme dans le Mezzogiorno de ce XXème au cours incertain que le sujet parcourt. À l’arcaico va venir se juxtaposer la modernité. Qu’entendre par ce terme ? La modernité peut avant tout se définir comme irruption dans un contexte déterminé d’une forme de nouveauté ; une rupture nette et forte se crée au sein du contexte d’apparition de cet élément : la modernité modifie en profondeur la structure de l’environnement où elle se déploie. Le passé (auquel cette transformation est imposée, et qu’il est dans l’incapacité d’empêcher) ne saurait alors ressembler trait pour trait au présent ; le contexte général a évolué, c’est-à-dire qu’il a subit un progrès, autrement dit une avancée de son développement, mêlée à une complication globale. Les structures traditionnelles voient leur autorité décliner au profit de celles imposées par cet élément prenant valeur d’inédit. Un rapport dialectique se met alors en place pour opérer cette transformation, mélangeant étroitement les éléments traditionnels aux éléments nouveaux ; le sujet se retrouve ainsi au cœur d’une gigantesque opération de redéfinition des structures globales de l’environnement méridional dans son ensemble, tant sur le plan socio-économique que culturel, et ce dès les premiers témoignages apportés par un Carlo Levi 1 PIOVENE, op. cit., p. 868. L‟année 1945 est d‟ailleurs, comme le démontre Franco Cassano, un véritable point de convergence d‟une infinité de problématiques du pays. 1945 marque le moment de la redistribution incertaine des cartes du pouvoir politique, lance de nouveaux défis auquel ce pays bouleversé doit résoudre dans l‟urgence, au moment où le malaise causé par le fascisme éclate en plein jour, notamment dans le sud du pays où « l‟esasperato malessere » (L’ombra della guerra, op. cit., p. 58) s‟exprime d‟une manière particulièrement violente. Franco Cassano décrit du reste l‟agitation qui règne dans cette partie de la péninsule italienne comme d‟un « magmatico intrecciarsi di toni e umori molto differenti » (p. 59) ; nous pourrions même l‟assimiler à cette ambiance électrique et contrastée du Carnaval paysan dans la Lucanie lévienne. Sauf que la violence qui se dégage est bien réelle ; là où Levi parlait de liberté feinte, de « simulacro » (Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 191), les mouvements de révolte de l‟année 1945 font réellement resurgir d‟« antichi riti di violenza » (Franco Cassano, op. cit., p. 120), avec procès et exécutions sommaires, assassinats féroces perpétrés sur les responsables fascistes. 1945 est le théâtre de passions bien réelles, confinant à un « affiorare di comportamenti e orizzonti culturali arcaici » (p. 123). Le silence des paysans et de toute la société méridionale vole en éclats : la fin de la guerre met crûment en lumière la réalité de cette zone oubliée de l‟Italie et met de force le Mezzogiorno au tout premier plan, lui confère, presque façon hyperbolique, une dimension d‟enjeu politique majeur pour la nouvelle Italie devant voir le jour une fois les combats terminés. 3 PIOVENE, op. cit., p. 434. 2 206 dans la Lucanie des années 30. Nous nous trouvons à ce moment-là au début de ce processus, à l’amorce de la mutation profonde que produit modernité en Italie du Sud. Il y a lieu de parler pour la Lucanie de cette époque, comme pour la Sardaigne de ces deux voyages dans l’après-guerre, de l’observation d’une « ancora indeterminata modernità », selon l’expression de Giulio Ferroni1. Si modernité il y a dans cette Sardaigne ou dans cette Lucanie, elle n’existe qu’à l’état de trace, de signe encore peu affirmé, assez difficilement repérable, et n’apparaissant d’ailleurs que par touches discrètes, à la manière de cette automobile achetée par l’un des « Américains » du village de Gagliano, presque anachronique : Era, questa macchina, l‟unica esistente a Gagliano, una vecchia 509 sgangherata. Apparteneva a un meccanico, un “americano” [...]. La macchina l‟aveva comprata con i suoi ultimi risparmi di New York, ripromettendosene grandi guadagni, perché rispondeva a una reale necessità pubblica. Ma non faceva che uno o due viaggi alla settimana, e quasi unicamente per acompagnare il podestà nelle sue corse alla prefettura di Matera [...]. Un grande problema, che occupava in quel tempo l‟animo dei reggitori del paese, era se non si dovesse adoperare l‟automobile invece del mulo per andare ogni giorno a ritirare la posta ; in questo modo si avrebbe avuto una specie di servizio regolare anche per i viaggiatori che venivano con l‟autobus o che dovevano partire. Ma poiché il tempo e il lavoro in questi paesi non contano e non costano, tra il mulo e la macchina c‟era una piccola differenza .2 L’exemple de l’automobile est utilisé ici par Levi avec une intention assez claire : dépeindre très rapidement quelques scènes de la vie villageoise à travers le prisme de cette incursion assez étonnante de la modernité dans l’environnement. Les scènes qui sont successivement évoquées donnent en fin de compte un aspect plutôt comique à la présence de cette voiture dans un cadre qui la rend complètement étrangère au mode de vie traditionnel des paysans : la mécanique s’oppose à l’animal, mais surtout se heurte avec l’arcaico : il n’existe à première vue pas de rapprochement évident et naturel entre ces deux mondes. La voiture du mécanicien du village n’est un objet extérieur, qui sert avant tout à montrer la propre extériorité de Levi, dont la proximité avec la vie paysanne peut prendre dans certaines scènes un abord assez comique. Reste qu’une opération dialectique discrète, presque invisible, se joue entre ces deux mondes a priori incompatibles. Un peu plus loin dans le chapitre d’où a été tiré l’extrait précédent, nous voyons se jouer un rapprochement assez étonnant entre tradition et modernité, entre passé et présent, entre deux éléments de nature opposées : Quello che ogni volta mi colpiva […] erano gli sguardi fissi su di me, dal muro sopra il letto, dei due inseparabili numi tutelari. Da un lato c‟era la faccia negra ed aggrondata e gli occhi larghi e disumani della Madonna di Viggiano ; dall‟altra, a riscontro, gli occhietti vispi dietro gli occhiali lucidi e la gran chiostra dei denti aperti nella risata cordiale del Presidente Roosevelt, in una stampa colorata. [...] Roosevelt e la Madonna non mancavano mai. A vederli, uno di fronte all‟altra, in quelle stampe popolari, parevano le due facce del potere che si è spartito l‟universo. 3 Le rapprochement de ces deux univers est à juste titre inattendus : l’actualité politique côtoie sans incohérence apparente la divinité de tendance populaire, pour ne pas dire d’inspiration païenne. Nous 1 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 22. LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 71. 3 Ibid., p. 107. 2 207 avons déjà montré en quoi cette figure du Président des États-Unis d’Amérique avait été divinisé, sacralisée par les paysans de Gagliano. Il faut surtout noter que cette sacralisation se fait avec une spontanéité assez frappante. Ce qui prouve que la modernité et la tradition, si ancrée soit-elle dans les mentalités, peuvent trouver une passerelle, un moyen d’être mises en relation et appréhendées concrètement par les individus : la modernité est ici lue selon l’angle plutôt flatteur de la divinité, son pouvoir ne peut par conséquent qu’en être accentué. Loin d’être entièrement subie par la société humaine, la toute-puissance de la modernité est en quelque sorte désamorcée par la mentalité de la société humaine décrite par Levi, par ses codes traditionnels. Sa force est comme canalisée, transférée sur un autre plan : Roosevelt devient un intermédiaire entre le monde des hommes et le monde divin. La modernité a perdu tout aspect négatif, elle est transfigurée au travers d’un être qui l’incarne, devenu « una specie di Zeus », de dieu jupitérien et solaire. Une acclimatation de la modernité est tout à fait possible dans le Mezzogiorno, les auteurs ne cessent d’en apporter la preuve par l’exemple. « Una predisposizione all’americanismo esiste in Sicilia »1, écrit Guido Piovene, en parfaite continuité avec l’emploi qui est fait de la personne du Président Roosevelt, puisque l’Amérique est souvent représentée comme une patrie idéale, voire idyllique, une sorte de miroir enchanté du Mezzogiorno, un point de fuite rêvé, défini en tant que tel pour contrebalancer la négativité attachée systématiquement à Rome, siège du pouvoir central. L’idéalisation de l’Amérique est strictement proportionnelle au rejet de l’État incarné surtout par le fascisme ; cette représentation positive du continent américain entend surtout construire une image rassurante de la modernité, dans la mesure où le mode de vie paysan est susceptible d’y trouver une forme de continuité, ou du moins générer chez les nouveaux arrivants une sensation de familiarité. Un entrecroisement doit être rendu possible, à la manière des tapis des femmes sardes aux motifs particulièrement complexes, ces « opere tradizionali e moderne di gusto non corrotto » qu’évoque Carlo Levi2. « Tutto passa davanti a me : cose di sempre e cose di oggi »3, écrit Levi un peu plus loin. L’inclusion de la modernité dans le paysage global peut se faire sans hiatus4 ; le Sud montre qu’il est capable de s’approprier (nouvelle preuve frappante de sa singularité) non pas seulement le concept, l’idée de modernité, mais surtout son incarnation, sa réalité 1 PIOVENE, op. cit., p. 581. LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 86. 3 Ibid., p. 108. 4 Ces derniers sont en effet rares dans les récits des auteurs ; nous serons toutefois amenés à revenir sur les plus emblématiques d‟entre eux, comme celui que constitue dans la Sardaigne lévienne la ville de Carbonia, emblème d‟une modernité grise et dépourvue d‟âme, corps étranger monolithique tombé au milieu d‟un territoire où il n‟a pas sa place. Tout comme le Sud ne doit pas être uniformément considéré comme arriéré, de la même manière l‟apport de la modernité aux structures traditionnelles méridionales doit être d‟ores et déjà nuancé, en attendant d‟interroger la place de cet élément dans ce Sud lancé sur la voie de la modernité. La situation d‟une ville comme Naples entretient par exemple une forme d‟ambiguïté gênante pour Guido Piovene : « L‟aspetto più vistoso della Napoli d‟oggi è moderno, razionale ; ciò che più colpisce è l‟immensa espanzione edilizia », écrit-il en préambule d‟un paragraphe qui tient à préciser que ce développement immobilier s‟est fait « in parte con la legge, in parte con l‟autorità del fatto compiuto », avant de conclure sur la dimension positive d‟un tel changement de l‟environnement des napolitains : « Vi è a Napoli, come del resto in quasi tutto il Mezzogiorno, un miglioramento diffuso del tenore di vita, che si coglie con un‟occhiata » (op. cit., p. 428-429). Un tel exemple rend très bien compte de la complexité de cet ensemble de mutations profondes subies par le Sud au sortir de la période fasciste : de très nombreuses réalités associées jusqu‟ici très solidement les unes aux autres se voient remodelées, parfois au prix d‟une déstructuration assez violente, sous l‟impulsion d‟une force assez difficilement contrôlable du fait qu‟elle est imposée par l‟urgence socio-économique du changement, appuyée et peut-être amplifiée par le poids de l‟État. Ces nuances apportées par Piovene à différents endroits de son Viaggio in Italia rappellent avec insistance qu‟un modèle de développement propre au Sud est à conceptualiser afin de réussir de manière idéale ces mutations, ce que nous serons amenés à analyser dans l‟ultime section de ce travail. 2 208 concrète, sa pratique. Le sujet se retrouve au cœur d’un vaste mouvement dialectique, manifestant une ouverture réelle à ce changement sans précédents de la réalité méridionale. Et l’observation de cette modalité si particulière, si originale d’appréhension de la modernité rend le sujet encore plus sensible à ce qui fait toute la spécificité du Mezzogiorno : la modernité est un prisme très efficace à travers lequel analyser cette essence syncrétique de l’Italie du Sud, mais peut-être un moyen de mettre en valeur, par un biais inattendu, la variété presque infinie de cette région de l’Italie, composante indéniable de cette identité hors du commun. La modernité sort de sa dimension de simple élément étranger pour acquérir une fonction de révélateur. À ce titre, elle est assez proche d’une fonction occupée par l’écrivain du Nord au moment de la réécriture de son expérience. La modernité, quand elle est intégrée à son environnement, c’est-à-dire quand elle n’est pas imposée, simplement juxtaposée, entre dans un processus de déploiement d’une infinité de nuances contenues dans la réalité méridionale. L’ensemble défini comme unifié révèle ainsi l’étonnante vie organique qui le constitue, comme Carlo Levi en prend conscience au cours de son voyage en Sardaigne : La Sardegna non è soltanto, o non è più soltanto, questo selvatico spazio vuoto di storia, che colma il cuore di un antichissimo, delizio spavento ; ma, nel chiuso dell‟isola, mille aspetti diversi stanno insieme, e condizioni umane diverse, e diversi visi e attitudini, e attività e sentimenti, spesso contrastanti, sempre difficile ad intendersi […]. Una civiltà di pastori si trasforma in parte in una civiltà contadina, tra lotte interne e ambivalenze drammatiche, e già la società contadina si dissolve pel mondo, e sorgono centri operai, come querce solitarie, e se ne sente il peso e l‟influsso sul costume.1 Sous la plume de Carlo Levi se fait sentir l’interrogation capitale sur le destin réservé à la structure traditionnelle de la société pastorale, dans un questionnement assez similaire à celui qui concernait la Lucanie dans Cristo. Nous serons amenés à rassembler les éléments de réponse apportés par l’actualité de l’après-guerre à cette question centrale dans l’expression de l’identité méridionale à l’heure de profonds changements. Levi attire surtout l’attention sur la variété de la situation sarde. Il invite le lecteur à saisir comment un ensemble uni (à savoir l’entité géographique que constitue l’île, monde isolé, clos, sans rapport de contiguïté immédiate avec un autre territoire) abrite dans la réalité une quasi infinité de nuances : la synthèse que fait Levi de la Sardaigne d’après-guerre s’avère diversifiée ; à ce titre, l’auteur de Tutto il miele è finito témoigne son attachement à la précision, au détail, assez proche de son activité picturale. Levi fait le portrait de la Sardaigne, tente de lui donner un visage afin de la faire connaître, mais ne peut le faire qu’en adoptant une esthétique très proche de l’art de la fresque, sur laquelle nous 1 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 37. Plus loin dans son ouvrage, Carlo Levi démontre également combien chaque village sarde, chaque partie de ce tout insulaire, est à son tour, à une échelle par conséquent encore plus réduite (celle d‟un petit groupe d‟individus), l‟incarnation d‟une réalité variée, à l‟image du village d‟Orune : « Quel paese è dunque per me un‟immagine, una forma, un nome che unisce una realtà molteplice di animali e di pietre nell‟immobile ondulare delle greggi del tempo » (p. 110). Levi donne là un exemple supplémentaire de la cohérence qui habite toute la réalité méridionale, renforçant l‟idée de mosaïque de Guido Piovene : derrière l‟apparente spontanéité (et parfois la juxtaposition chaotique) se cache une organisation, une cohérence dont les règles sont assez peu visibles mais qui font ressentir leur solidité, leur enracinement au sujet. 209 reviendrons plus en détail par la suite. Toujours est-il que Carlo Levi entend avant tout rappeler que toute observation de la réalité méridionale, et par là même toute représentation de cette réalité, doit fournir un effort non négligeable de précision. La systématisation ne saurait rendre compte fidèlement de la réalité complexe du Mezzogiorno ; de ce point de vue, la Sardaigne lévienne peut être prise comme miroir, à échelle réduite, de l’Italie du Sud dans son ensemble : la réalité de l’île ne fait que reproduire, dans les limites de son territoire, l’extrême diversité de la situation méridionale (à tous points de vue), tout comme la ville de Naples, emblème continental de cette variété : « La complessità napoletana può esser pensata come una grande anamorfosi del Sud »1. S’il est possible de conclure sur une grande variété du Sud, à tel point qu’elle offre, à l’échelle du sujet, des sortes d’emblèmes, de synthèses réduites au niveau d’une régione voire d’une ville, c’est que les termes employés pour évoquer la réalité atteignent leurs limites, à commencer par le terme de Mezzogiorno, trop généraliste : « I termini Mezzogiorno o popolazioni meridionali sono solo concetti, certo utili ma astratti, che rinviano a una realtà sociale molto articolata e stratificata »2. L’expression de la part de modernité indéniable dans la réalité du Sud permet d’arriver à deux grandes conclusion. D’une part, il apparaît désormais clair que toute généralisation est particulièrement nuisible dès lors qu’il s’agit de faire un tableau d’une situation globale complexe comme celle du Sud. Comme l’écrit Franco Cassano : « Non esiste un solo Sud : da un lato c’è la grande varietà dei luoghi che la parola designa, dall’altro la loro ineguale fortuna »3. Les auteurs sont donc confrontés à une autre difficulté : celle d’abandonner les dénominations générales afin de donner du Sud une vision aussi précise que possible, en d’autres termes de chercher à connaître non plus superficiellement mais bien en étant sensible aux nuances. Le portrait fait du Sud va par conséquent s’affiner, ce qui constitue la seconde grande conséquence : l’identité méridionale, par de là son essence arcaica va manifester une tension importante en direction de ce nouvel enjeu de l’Italie d’après-guerre. Le Sud témoigne sa volonté d’être « un elemento vivo che si afferma nel cambiamento e che vive di mutazioni »4. La civilisation rurale telle que la décrit Levi possède une réalité indéniable, mais elle ne sautait résumer à elle seule toutes les situations de l’ample zone géographique appelée Mezzogiorno ; elle en est la composante la plus originale, la plus spécifique, sans nul doute, mais ne pourrait résolument pas être appliquée, par exemple, au cas napolitain. Comme le rappelle Cassano : « Il Sud non è un tutto omogeneo e uniformemente arretrato »5. La vision des auteurs ne doit donc pas être univoque, en dépit d’une volonté de clarté, mais doit s’attacher à suivre le mouvement continu de va-et-vient de cette réalité ; l’écrivain septentrional doit apprivoiser sa sorte de bizzarria quelque peu baroque, refuser toute certitude, toute systématisation pour saisir et pénétrer le mouvement propre à l’environnement méridionale, sa respiration, sa façon de s’exprimer. « La Sicilia costringe a un movimento pendolare tra il nuovo e l’antico ed il desiderio del 1 Marino Niola, « Il degrado come narrazione », in Goffredo Fofi, Narrare il Sud, op. cit., p. 69. Piero Bevilacqua, op. cit., p. 165. 3 Franco Cassano, Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 71. 4 Stefano De Matteis, Cantiere di sopravvivenze, in Goffredo Fofi, op. cit., p. 67. 5 Franco Cassano, Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 17. 2 210 nuovo, e un antico che è ben presente », écrit Guido Piovene1. La modernité est par conséquent un assez bon observatoire de la complexe réalité méridionale. L’émergence progressive de cet élément presque incongru dans cet environnement révèle non pas une uniformité de la réalité, mais renforce bel et bien la variété déjà repérée en d’autres endroits. L’identité méridionale n’est plus qu’une simple essence mais se double d’une infinité de formes. Le portrait que les auteurs en font s’anime d’un passage des éléments traditionnels aux éléments plus modernes, développés et amplifiés après la période fasciste. Cet aspect protéiforme ne fait que montrer davantage les limites des catégorisations systématiques appliquées de force à l’Italie du Sud dans son ensemble. Les auteurs démontrent ainsi qu’un nouveau regard doit être porté sur le Sud, prenant en compte les différents cas de figure proposés in situ : le sujet montre ainsi qu’il a fait sienne la respiration de cet environnement, qui a progressivement pris corps. Il donne également la preuve qu’il ne s’agit plus pour lui de simplement observer, mais bien de connaître. Un problème se pose alors : peut-on réellement connaître en observant une forme, un visage ? Le Sud a également révélé une essence, autrement dit une nature, un caractère, mais un élément se soustrait encore à la vue des auteurs : le Sud est porteur d’un secret, dissimulé dans les zones d’ombre qu’en un sens la modernité a contribué à faire nettement apparaître. C’est cette donnée irréductible, résistant à tout changement qui doit faire désormais l’objet de tous les efforts du sujet. HIÉROGLYPHE MÉRIDIONAL Après avoir perdu ses repères, puis après avoir tenté de s’approprier une manière originale de se mettre en rapport avec l’espace, le sujet a pu initier une connaissance de son environnement immédiat. Cette appropriation s’est révélée indispensable : tout refus aurait été sanctionné inévitablement par un échec, une posture extérieure et superficielle qui aurait retenu le sujet derrière une sorte de vitre, tel Alberto Savinio dans son compartiment de train, aurait créé un hiatus impossible à combler. Le sujet s’est dépouillé d’une partie de lui-même, s’est véritablement adapté ; il a mis sa nature au contact d’une altérité inconnue et s’est de cette façon enrichi : les armes dont il dispose pour analyser le Sud sont par les forces des choses plus efficaces puisqu’elles sont en partie fondées sur une compréhension de ce qu’on pourrait appeler l’esprit méridional. Le sujet a finalement fait sien le métissage, le syncrétisme propre au Mezzogiorno et l’a appliqué à sa propre condition d’élément étranger progressivement assimilé à son environnement. 1 PIOVENE, op. cit., p. 597. C‟est peut-être chez Piovene que se trouve rappelée en permanence cette idée de l‟aller-retour, du va-etvient : les termes de mosaïque et surtout de labyrinthe qu‟il emploie pour désigner la réalité de ce Mezzogiorno d‟après-guerre qu‟il est pour ainsi dire le seul à explorer dans son intégralité sont de ce point de vue les plus adaptés. Son voyage lui permet de repérer assez finement l‟essence unificatrice du Sud mais manifeste surtout une grande sensibilité à la question de la forme toujours en mouvement prise par cette réalité. Comme il l‟explique d‟ailleurs à propos de la Calabre (p. 671) : « Si vede oggi […] il nuovo sovrapporsi al vecchio col distacco di una pellicola fotografata due volte in diversi paesi ». Piovene exprime dans ces différents exemples la nécessité pour celui qui entend observer le Sud d‟adopter un regard hors du commun. La capacité à comprendre la réalité ne peut découler que d‟une attention particulière portée à cette forme prise par la réalité, superposant le neuf et l‟ancien, la tradition et la modernité. Piovene pose ici quelques fondements de l‟éthique qui doit être celle de l‟expérience du Sud : la compréhension de la multiplicité de ses formes s‟avère être le medium conduisant à l‟appréhension de son essence, unique. 211 Les résultats de cette démarche sont d’ailleurs assez significatifs : l’essence et la multiplicité des formes de l’identité méridionale se sont progressivement révélées et ont été confirmées grâce à la profonde cohésion de ce monde méridional qui réussit à créer une alliance a priori improbable entre des éléments disparates au sein d’un ensemble en lui-même défini arbitrairement. Une mise en lumière s’est bien faite, profitant aussi bien au sujet en tant que voyageur qu’au lecteur à qui le sujet retranscrit son expérience. Cette mise en lumière a eu pour principale qualité de tirer au clair une grande partie des incertitudes entourant la réalité méridionale : l’inconnu a été ramené au fur et à mesure à des structures connues, rationnelles, même lorsque des concepts irrationnels étaient en jeu. Mais cet éclairage est loin d’être total : des zones d’ombre irréductibles se dessinent au sein de cette réalité, et s’entourent d’un mystère profond. La question de la visibilité et de la lisibilité d’un certain nombre de signes se pose de nouveau et peut être exprimée par la recherche d’un secret dont le Sud serait porteur, une signification mystérieuse dissimulée derrière la réalité apparente, qui redoublerait la profondeur de cet univers hors du commun. L’intuition de l’existence ce secret de la part du sujet n’est en soi pas évidente, dans la mesure où la réalité du Sud brasse et mélange un grand nombre de données, les entrecroisant sans fin au point de maintenir autour d’elle-même un effet de brouillage permanent. Rien n’est véritablement hiérarchisé, notamment du fait du fonctionnement syncrétique, que nous avons déjà repéré, et qui empêche au sujet d’avoir une vision pluridimensionnelle de son environnement : passé et présent sont fondus ensemble, parfois à très grande échelle, comme dans le cas dans la ville de Naples : Napoli è complessa non solo per il numero di segmenti e istanze che la compongono quanto per il loro essere insieme. [Forse] a causa dello strano metabolismo della città, un metabolismo paradossale, [...] senza ricambio che non funziona funziona per sostituzioni bensì per accumulazioni, per sovrapposizioni, per giustappozioni. Ciò determina un paesaggio urbano congestionato che ricresce continuamente su se stesso, in cui tutto rimane e nulla passa. Lo stesso passato, gli oggetti della memoria sono concretamente sotto gli occhi di tutti, senza alcuna distanza e senza trascendenza.1 Dans de telles conditions, comment repérer des zones d’ombre ? Le mélange du passé et du présent, de l’ancien et du moderne, du sacré et du profane contribuent collectivement à générer une réalité monolithique, laissant le sujet sans prise sur elle : comment voir au travers d’une réalité opaque, empêchant toute hiérarchisation ? Comment percevoir des zones d’ombre quand tout, sans distinction, est noyé dans la lumière ? Toutefois, cette situation qui pourrait constituer un nouveau risque d’aporie, d’échec pour le sujet finit par se relativiser : cette impression d’opacité finit par se dissiper au contact d’autres réalités, à Naples comme dans d’autres endroits du Mezzogiorno. Un effort doit être cependant fourni : le sujet doit dépasser les apparences, il doit littéralement les retourner, faire que ce qui est invisible, caché, apparaisse en plein jour. Le msytère affleure à la surface des choses, comme les ruines du culte de la déesse Mithra chez Savinio ou dans la Sicile de Guido Piovene : « La Sicilia sotterranea è un libro dai molti fogli, nel quale si legge la storia di molte religioni e delle civiltà successive, da quella sicula 1 Marino Niola, Il degrado come narrazione, in Goffredo Fofi, op. cit., p. 70-71. 212 anteriore al dominio greco ai tempi più vicini a noi »1. Le sujet doit apprendre à lire derrière les apparences, comme il s’est ouvert aux nuances multiples qui sont les composantes essentielles de la réalité méridionale. Cet impératif semble d’ailleurs être la condition sine qua non de tout apprentissage portant sur l’Italie du Sud ; il s’impose au sujet dès qu’il commence son exploration de la zone, il accompagne nécessairement tout découverte. Alberto Savinio s’interroge au début de son Diario calabrese : 12 marzo. In treno. Non sapevo due ore fa che sarei partito per la Calabria. [...] Non sapevo due ore fa... La vita è fatta a fili. Corrono i fili della nostra vita e noi appresso. D‟un tratto il filo si avvolge intorno a se stesso e fa nodo. (Peggio quando il filo si spezza). Così è capitato a me l‟altro ieri. [...] Fausto mi dice : “Viaggeremo in saloncino”. Sempre più frequenti mi ritornano in mente in questo periodo della mia vita i temi dell‟infanzia. Che segno è ?2 Même si les préoccupations de Savinio ne concernent pas directement le Sud, le moment du voyage correspond à cette résurgence d’interrogations portant sur le passé : le fait de se rendre en Calabre à bord d’un saloncino le conduit à s’interroger, à tenter de discerner une signification à ce qui se produit en lui. De manière assez symbolique, Savinio inaugure son récit de voyage par un doute, une incertitude : cette thématique n’a d’ailleurs de cesse que de se répéter tout au long des différentes sections du Diario calabrese ; Savinio montre non seulement qu’il descend dans le Sud sans pour autant avoir la volonté de le lire selon une grille d’analyse préconçue et appliquée de force, mais aussi qu’il s’y rend avec une intention analytique assez fine. Savinio semble déjà conscient que cette nouvelle réalité qu’il va être amené à observer va devoir faire l’objet d’une attention particulière, renforcée. Il va devoir non pas effleurer superficiellement le réel mais bien le décrypter, à forte raison du fait que son voyage se conçoit comme une sorte d’étude de terrain des sensibilités politiques de la population calabraise, qui ne s’avère être progressivement qu’un prétexte. Savinio décrit la Calabre de façon autonome, en choisissant librement les objets à analyser. C’est le réel dans sa globalité qui devient un vaste champ d’investigation, une terra incognita à élucider nécessairement. Cette volonté de se recentrer sur le réel n’est d’ailleurs pas propre au seul Savinio. Nous la trouvons également chez Carlo Levi, qui notamment au cours de son voyage en Sardaigne réussit à percevoir dans le réel, dans la vie humaine et dans la nature, la présence d’un secret. À la manière des portails « semichiusi »3 des maisons, tout apparaît en demi-teinte, de manière plus suggestive que véritablement montrée. Levi doit deviner en grande partie ce qui peut se cacher à l’intérieur des habitations, notamment vis-à-vis du monde féminin, vivant dans une espèce de gynécée réactualisé ; Levi parle d’une « segreta vita familiale piena di pace e di lontananza temporale », un peu plus loin du « segreto potere femminile »4 instillé dans le mode de vie sarde, tout comme dans l’environnement naturel. Nous trouvons là le mot-clé de ces voyages dans le Sud : le secret. Le Mezzogiorno accepte de s’offrir aux regards 1 PIOVENE, op. cit., p. 616. SAVINIO, op. cit., p. 21-22. 3 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 43 4 Ibid., p. 43 et p. 45. 2 213 étrangers mais le fait tout en gardant dissimulée une partie de lui-même ; le sujet est d’une certaine manière renvoyé à son étrangeté ; quelque chose d’invisible, quelque chose qu’il ne peut pas distinguer lui signifie qu’il ne fait pas partie du monde qu’il parcourt. La réalité méridionale propose de s formes variées, une essence qui se manifeste en de très nombreux endroits, mais il semble bien qu’un élément encore plus volatile, encore plus insaisissable, et que l’on pourrait définir comme étant l’âme du Sud. Le sujet doit donc redoubler d’effort ; en plus de celui qu’il fournit pour repérer l’existence de ce qui se soustrait à sa vue, il doit en fournir un second visant à le rapprocher, à le mettre au centre de ce secret. Levi est d’ailleurs amené à mener ce type d’expérience en Sardaigne, lorsqu’il s’introduit dans le nuraghe, au cours d’une scène que nous avons déjà analysée. Nous avons vu que Levi réussit dans cet extrait à appréhender des mécanismes invisibles ; Levi se retrouve au centre du monde sarde après s’être immergé, après avoir fait corps avec son environnement. Comme l’écrit Giulio Ferroni, Levi manifeste dans cette scène de Tutto il miele è finito sa capacité à entrer au sein de la « segreta intimità della natura »1. Levi se dirige vers le centre, vers le point névralgique, polarisant (renversant à cette occasion la vision traditionnelle qui fait de la Sardaigne un territoire de périphérique, excentrique) de ce qui constitue le mystère de la Sardaigne : il mène l’une de ses toutes premières expériences de manifestation de l’arcaico, et de manière encore plus frappante du fait qu’il mène cette expérience concrètement, personnellement. Il abolit par là même une distance qui le sépare inévitablement de cette réalité, il se met en phase, en synergie avec elle en partageant son intimité, c’est-à-dire cette part dissimulée habituellement au regard, son cœur. Ce cœur caché va d’ailleurs s’imposer comme un véritable paradigme destiné à exprimer l’idée du secret auquel le sujet cherche à avoir accès. Cette expression est d’ailleurs commune à plusieurs des récits de notre corpus. Giulio Ferroni l’emploie à propos de la Sardaigne lévienne : La Sardegna, nella sua identità fisica e nelle sue presenze umane, offre a Levi la più ampia possibilità di riconoscere questo pulsare di un tempo antico e arcaico, di confrontarlo con il presente che corre e con un faticoso impegno a proiettarlo verso il futuro ; in essa egli cerca un cuore segreto, che si rivela soprattutto nei luoghi più profondi e misteriosi, là dove la vita è in più diretto contatto con l‟implacabile durezza della natura.2 1 Ibid., p. 18. La Nature, assez classiquement d‟ailleurs, est souvent porteuse de ce secret qu‟elle fait apparaître par intermittence aux yeux du sujet. Etant opposée au monde humain, étant d‟une certaine manière porteuse de l‟arcaico, faisant référence à une temporalité éternelle, immuable, elle ne peut que donner un relief assez intense à ce secret, le rendre encore plus mystérieux, encore plus impénétrable. C‟est en tous les cas ce qui ressort de la description que fait Guido Piovene de la mer, dans la baie de Naples : « Bisogna avere sentito la qualità unica delle acque di questo golfo, non di colore denso e carico, come quelle della Sicilia, ma diafane, quasi irreali, in cui le navi, sembrano sospese come nell‟aria ; ed in cui pare sciolto, anche di giorno, un riflesso di luna. [...] Ed è specialmente bello nelle giornate seminuvolose e ventose, quando acquista inattese profondità, moltiplica prospettive ; nei tramonti, quando le isole e promontori diventano di cristallo. Bisogna far venire a galla la prospettiva più interna di questo paesaggio, cièo ch‟esso ha d‟antico e di mitico [...]. Finalmente bisogna avere mescolato in noi la qualità di quesot mare la dolcezza della terra [...]. La bellezza di Napoli cresce di giorno in giorno, di settimana in settimana, via via che scopre i suoi segreti » (op. cit., p. 429-430). La puissance de la Nature fait là encore office d‟écrin ambivalente, laissant affleurer son secret tout en le dissimulant ; Piovene se trouve face à une mise en scène paradoxale du fait qu‟elle est, en fin de compte, spontanée. On peut d‟ailleurs se demander s‟il n‟y a pas différents secrets dissimulés les uns derrière les autres, comme si le réel devait à tout prix orienter le sujet sur de fausses pistes. Toujours est-il que l‟élément marin et son usage du montré/caché rend avant tout compte pour Piovene d‟une singularité, d‟un caractère inimitable qui est celui de la cité parthénopéenne : rien n‟est entièrement offert au regard mais rien n‟est complètement plongé dans l‟opacité, ce qui, loin de rebuter Piovene, éveille sa sensibilité et redouble sa curiosité. 2 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 8. 214 La recherche de ce secret fait partie intégrante du projet lévien d’exploration de la Sardaigne. L’idée de ce cœur caché n’est d’ailleurs pas sans rappeler le titre d’un autre de ses récits de voyage, Il futuro ha un cuore antico, évoquant son voyage en URSS dans l’après-guerre. Et de ce point de vue, l’expérience de ce nuraghe a pour but ultime de mettre Levi en synergie avec le cœur de la Sardaigne, qui n’est pas celle de la ville abstraite et froide de Carbonia, mais plutôt la sensation ambivalente provoquée par l’apparition de l’arcaico, présent en toutes choses. Levi trouve là la spécificité du mode de vie traditionnel sarde, dont les bergers sont au moment de son voyage les héritiers. Mais il ne faudrait pas faire exactement coïncider l’arcaico avec le secret méridional qui frappe par son « carattere distante, quasi inaccessibile »1. L’arcaico n’est peut-être que l’expression la plus emblématique de ce secret. Car cette notion de cœur des choses se retrouve notamment chez Alberto Savinio, à Capri : « Qui giova mettere in opera la mia provata scienza di viatore, e ricordarmi che qualunque città o borgo o villaggio possiede un punto capitale, un centro o come dire, un cuore »2. Il y a un cœur en tout lieu, qu’il soit d’ailleurs apparent ou caché ; l’art de Savinio ambitionne d’ailleurs de le mettre à jour : Vittorio Cappelli voit d’ailleurs là le propre de la narration de Savinio, notamment dans le Diario calabrese où l’auteur d’une « scrittura che guarda all’evento ma vuole giungere al cuore nascosto delle cose »3. Percer ce secret devient ainsi un enjeu qui domine les deux phases de l’expérience du Sud, autant pour le voyageur dans son environnement que pour l’écrivain au cours de sa réécriture ; le secret devient un véritable enjeu, un autre prisme d’analyse de la réalité méridionale. La capacité du sujet à saisir la part secrète abritée par le réel peut devenir un indicateur assez efficace pour juger de son degré de synergie avec l’environnement immédiat. L’effort concédé, la recherche, la curiosité prouvent sans aucun doute que le sujet a définitivement abandonné la tentation de la superficialité pour se frotter à un élément rétif, difficile à saisir. La réalité du Mezzogiorno doit se conquérir, obligatoirement. Les apparences sont encore plus trompeuses que les images convenues employées parfois par la littérature classique pour décrire l’Italie du Sud. Mais ces apparences ne se dévoilent pas obligatoirement : l’existence de topoï dans la représentation du Mezzogiorno indique que son secret ne se révèle qu’à ceux qui en sont véritablement dignes. On trouve d’ailleurs chez Carlo Levi une anecdote permettant un parallèle assez intéressant avec la propre situation du sujet. Dans la vaste Lucanie magie, Levi évoque les trésors gardés par les esprits qui peuplent l’univers naturel : Per [i contadini] i fianchi dei monti, il fondo delle grotte, il fitto delle foreste sono pieni di oro lucente, che apsetta il fortunato scopritore. Soltanto, la ricerca dei tesori non va senza pericoli, perché è opera diabolica, e si toccano delle potenze oscure e spaventose. È inutile frugare a caso la terra ; i tesori non compaiono che a colui che deve trovarli. E per sapere dove sono, non ci sono che le ispirazioni dei sogni, se non si ha avuto la fortuna di essere guidati da uno degli spiriti della terra che li custodiscono, da un monachicchio.4 1 Ibid. SAVINIO, op. cit., p. 27. 3 SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 10. 4 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 128. 2 215 Un échec menace en permanence le sujet, tout comme il menace le paysan désireux de posséder le trésor du monachicchio : celui de ne pas pouvoir y accéder. L’extrait tiré du Cristo est d’ailleurs assez intéressant dans la mesure où il fait un parallèle avec la situation de tout voyageur venu du Nord : chacun d’entre court inévitablement le risque de voir un niveau d’interprétation de la réalité lui échapper, lui être purement et simplement nié. On pourrait d’ailleurs dire que la comparaison avec la Divine Comédie, référence assez présente chez nos auteurs, s’arrête face à cette enjeu : autant Dante est autorisé à passer systématiquement outre les divers obstacles qui se dressent sur sa route, du fait qu’il est un élu, qu’il a été choisi pour accomplir son voyage dans l’au-delà, autant le sujet de « l’épreuve du Sud » peut voir sa recherche aboutir en fin de compte à un échec. Rien ne lui donne la certitude absolue qu’il ne passera pas à côté de ce qui se cache sous les apparences trompeuses que le Mezzogiorno déploie sous ses yeux. On peut d’ailleurs ici évoquer la situation de Curzio Malaparte dans son Ode alla sibilla cumana : une fois revenu sur les lieux des voyages de son enfance, l’homme adulte constate avec stupeur que la part de mystère que portaient les hauts lieux de la sacralité antique a disparu pour jamais : « Ormai gli alberi sacri son morti, e spenta è nel sonno l’antica fantasia della selva »1. Mais Malaparte y voit avant tout l’effet destructeur du temps, ajouté à l’action néfaste de l’homme. Tout secret porté par le réel est en soi menacé : les transformations du temps présent fragilisent grandement les traces du passé, menacent d’engloutir la profondeur qui affleure dans un objet en particulier, comme dans la ville de Pompéï telle que nous la décrit Ungaretti : Riaccomodando tutto per benino, gli scavi perdono molto della loro grandiosità di testimonianze di una catastrofe affidata alle stagioni ; non hanno più, non so, quell‟aspetto funesto di un segreto violato, d‟una tomba profanata ; e la prepotenza della natura, per quanto è possibile, si tiene a bada. [...] Qui le case – questa dozzina di case signorili tornate all‟aperto – non hanno, s‟è detto, più nulla di terribile ; ma i nomi sì : le chiamano spesso come indicavano i luoghi della guerra : “Casa dello scheletro”, “Casa del tramezzo bruciato” ; e qui, difatti, è passata una forza cieca come la guerra.2 Aucun secret ne peut totalement conserver son intégrité ; il ne peut que la perdre pour partie, en étant non pas révélé mais oblitéré, effacé, encore qu’il sache conserver une partie de son mystère et de sa force, comme le montre Ungaretti. Le nom de lieu, à lui seul, garde en vie l’essence de l’objet auquel il est attaché, il le représente pour ainsi dire métonymiquement : cette partie de l’objet est solidaire du tout, même s’il a été dégradé. Les noms des lieux conservent intacte la force, le caractère impressionnant auquel l’objet a dû renoncer malgré lui : une trace subsiste, survit au cours du temps et de l’Histoire, une structure symbolique est encore à l’œuvre comme l’explique Mircea Eliade : « L’Histoire ne réussit pas complètement à modifier radicalement la structure d’un symbolisme archaïque. L’Histoire ajoute continuellement des significations nouvelles, mais celles-ci ne détruisent pas la structure du symbole »3. On comprend donc ainsi l’impression éprouvée par Ungaretti devant les seuls noms des maisons 1 MALAPARTE, op. cit., p. 128. UNGARETTI, op. cit., p. 39-40. 3 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 119. 2 216 pompéïennes. La part symbolique contenue dans le réel est inaliénable, impossible à effacer : ce que Levi appelle arcaico n’est autre que cette capacité à faire survivre au temps un symbole, une signification alors que l’objet où il fut jadis pleinement intégré a été irrémédiablement modifié. En d’autres termes, l’âme du Sud fait partie de ce qu’Ungaretti lui-même décrit comme une « matière immortelle ». Et elle s’incarne mystérieusement dans l’environnement, toujours en gardant une puissance héritée des siècles de survie aux temps, comme certaines pierres dans la Sardaigne lévienne : Già siamo nel cuore della Gallura, verso la punta estrema della Sardegna, nella grande solitudine popolata di pietre. È un mondo originario, che sembra un immenso tempio in rovina, una Selinute sconfinata, dove le colonne spezzate e accatastate dai terremoti si stendono all‟infinito, come un enorme geroglifico che racconta una storia finita di vivere : un luogo di forme parlanti un linguaggio non più inteso, simili a greggi, animali, giganti. [...] Sono simboli e parole della natura : intoccate, silenziose parabole, dove la pietra contiene ogni aspetto di una esistenza indifferenziata ; ognuna come una persona che vada cercando la propria espressione per uscire fuori dalla caotica identità, e sia rimasta pietrificata nel corso di questo sforzo, contenendo in se mescolate tutte le immagini possibili. 1 Levi perçoit au cours de cette contemplation la cause première de l’impossibilité d’accéder complètement au secret porté par la Sardaigne : chaque objet possède une infinité de significations, fait la synthèse d’un vaste nombre de possibilités, réunis dans une compresenza qui ne saurait être tranchée définitivement. La profonde symbolique du Sud n’est pas unique, elle est multiple ; de ce point de vue, la plaine de la Gallura évoque la définition que donne Franco Cassano du désert, qu’il faut avant tout considérer comme le lieu des possibles, de ce que n’est pas encore arrivé, de ce qui est à venir, plutôt qu’une impasse, que le contraire de la vie et du développement. D’ailleurs, l’idée d’« énorme hiéroglyphe » donné par Levi est idéal pour synthétiser le secret porté par l’âme du Sud. Dans ce monde muet, immobile, il n’est pas étonnant que toute signification reste dissimulée, et affleure au travers d’un signe dont la lecture nécessite un effort de la part de celui qui veut le décrypter. Le sujet doit traduire la signification de ce hiéroglyphe, il doit l’expliciter en le mettant à jour, même si cette démarche est compliquée par le fait que l’usure du temps a effacé la netteté de ces signes. Le mystère perdure au détriment de l’exactitude, de la netteté. La connaissance du Sud doit passer avant tout par un ensemble d’intuitions, d’hypothèses plutôt que de certitudes, ce qui n’est pas sans soulever un certain nombre d’interrogations quant à la capacité du sujet à mener à bien son enquête sur l’identité méridionale. Une partie de cette dernière doit être reconstituée abstraitement : le sujet doit changer de méthode de connaissance, il doit reconsidérer le rapport qu’il entretient avec son environnement afin d’être en synergie avec lui. C’est sur cette transformation que le sujet effectue sur lui-même que nous allons à présent revenir. LE DESSOUS DES CARTES : RÉALITÉ UNIE, PLANS MULTIPLES 1 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 126. 217 L’espace méridional est dramatique au sens littéral du terme : différents plans de réalité s’organisent simultanément dans cet ensemble. Leurs natures divergent, répondent à des dichotomies qui ne cessent de s’ajouter les unes aux autres : moderne/traditionnel, profane/sacré, montré/caché. L’environnement s’enrichit de dimensions supplémentaires, il se densifie, incitant le sujet à l’analyser avec des outils toujours plus précis. L’identité méridionale se redéfinit en permanence : elle gagne en profondeur mais dans le même temps en mystère, en incertitude, du fait que chacun des couples cités (et qui comptent parmi les plus emblématiques, sans être tout à fait exhaustifs) s’entrecroise avec les autres : certains éléments traditionnels ressortent à la fois du domaine du sacré tout en étant en partie occultés à la vue du sujet. Le sujet ne peut que conclure à la volatilité de cette identité, à son ambivalence, mais également à sa cohérence et sa force : la part de mystère, de secret que contient l’espace n’est en rien diminuée par l’analyse rationnelle qui en est faite. Ce que nous avons appelé l’âme du Sud est capable de résister aux changements mais également à toute systématisation. Ce qui conduit tout naturellement le sujet à modifier une nouvelle fois son rapport à l’espace après l’avoir subi, après avoir été plongé dans le doute. Son attitude est d’ailleurs symptomatique de son abandon de la superficialité : il ne s’attache désormais plus à prendre en considération les frontières de l’espace mais bien ce qui se trouve au sein de ce dernier : chaque itinéraire dans le Sud illustre ce recentrement depuis la forme, depuis l’apparence vers le fond, vers la profondeur. La réalité ne perd pas sa qualité de monstrum mais dans cette nouvelle phase elle fascine plutôt qu’elle n’effraie. Le sujet découvre les fondements d’une éthique réactualisée, mise à jour, quant à sa qualité de voyageur, tandis qu’il entre dans une modalité de connaissance inédite de l’espace. Ces deux conséquence sont d’ailleurs intimement liées, et comptent en grande partie dans la valorisation de l’expérience du Sud au rang d’événement existentiel d’exception. La confrontation avec le secret du Sud, et plus largement avec les différentes composantes de la mystérieuse identité méridionale ont éveillé la sensibilité du sujet à une altérité troublante, fascinante, nécessitant une connaissance de ses données de base et une explicitation de ses éléments les plus obscurs, les moins immédiatement compréhensibles. Le voyage s’éloigne alors de sa dimension touristique, assez superficielle, pour devenir une véritable enquête. Le terme revient d’ailleurs pour désigner le comportement de certains auteurs. Alberto Savinio n’hésite pas à s’appeler lui-même un « investigatore segreto »1, tandis que Carlo Levi rend hommage au « carattere d’inchiesta »2 de la vie et, surtout, de l’œuvre de son ami Danilo Dolci. À ce comportement s’attache un ensemble de valeurs qui semblent composer un portrait du voyageur d’un type nouveau. La frivolité de certains voyageurs du passé ne sont désormais plus des modèles à suivre. Le voyageur dans l’Italie du Sud du XX ème doit avant tout manifester une grande curiosité pour l’inconnu, ce qui ressort notamment de l’expérience napolitaine de Guido Piovene : « Napoli dispone l’animo a una curiosità, sveglia ma disinteressata, del modo di vivere altrui ; si è pienamente contenti di vivere e di guardare »3. La curiosité du sujet manifeste à la fois sa 1 SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 61. DOLCI, op. cit., p. 11. 3 PIOVENE, op. cit., p. 430. Cette curiosité peut parfois faire l‟objet d‟un traitement humoristique a posteriori, comme celui que fait Savinio du sentiment qui l‟animait au moment d‟explorer l‟intérieur de l‟île de Capri. « Qui conviene compormi un animo di pirata » 2 218 fascination ainsi que sa volonté analytique : elle devient l’une des qualités essentielles, anticipant l’acuité dont le sujet, devenu écrivain, fera preuve pour retranscrire son expérience une fois revenu à son point de départ. La révélation de la vérité, si elle résiste en certains endroits, ne se fait d’ailleurs pas attendre : le sujet voit progressivement se dissiper les images trompeuses pour n’observer que la réalité, à l’instar de Savinio à la tombée du jour sur l’île de Capri : La terrazza ormai è deserta. L‟immortale Spadaro ha già trasportato in luoghi più domestici e raccolti la sua preziosa mole di pescatore decortativo, e il moi sguardo rimane tenacemente attaccato all‟orrore di quella rupe oscura, sospesa sull‟oscuro mare.1 Plus que la réalité, c’est avant tout le regard que le sujet porte sur les choses qui l’entourent qui a radicalement changé. Son regard ne se contente plus de glisser à la surface des choses, mais se fait analytique, il transforme la réalité jusqu’à ramener l’inconnu à des structures familières. Cette transformation n’est d’ailleurs que la conséquence naturelle d’une compréhension progressive, toujours enrichie par l’expérience de faits nouveaux. Elle est, à en croire Tzvetan Todorov, une constante de chaque expérience de rencontre avec une altérité : « L’expérience commune parte de l’étrangeté et se termine dans la familiarité »2. Cette mutation aura d’ailleurs d’importantes conséquences au moment de la réécriture ; pour le sujet-voyageur, il s’agit avant tout de la preuve que sa manière de voyager évolue.une autre éthique se fait jour, prenant comme base la curiosité manifestée envers l’espace environnant. Le regard que le sujet porte sur l’environnement a changé du tout au tout ; l’espace n’est plus subi, il est activement analysé : une autre perception du voyage commence à s’imposer. En cela, le sujet répond à l’impératif défini par Franco Cassano : « La chiave sta nel riguardare i luoghi, nel doppio senso di aver riguardo per loro e di tornare a guardarli »3. Cette phrase résume les deux phases de l’expérience du Sud. Avant de s’intéresser plus loin au second concept délimité dans cette citation, nous pouvons constater que l’égard manifesté envers les lieux est caractéristique de cette éthique du sujet voyageur. Le sujet ressent intimement le besoin d’assimiler l’étrangeté du Sud, mais en opérant une transformation sur lui-même, et non en adoptant une grille de lecture préconçue et en l’appliquant sans discernement. En cela, les voyageurs-écrivains rompent avec une certaine tradition pour définir d’autres règles, une autre manière de procéder, en se donnant une véritable mission. Voyager n’est plus un simple divertissement, surtout quand le voyage au Sud s’aborde en tant que confino. Lorsqu’il se conçoit comme une recherche, comme une enquête, le voyage au Sud devient une modalité de connaissance, d’enrichissement inattendu pour le sujet. Comme le rappelle Giuseppe Carlo Marino : « Carlo Levi, […] niente o forse pochissimo (Capri, op. cit., p. 57) écrit-il au moment d‟escalader l‟enceinte qui le sépare du château en ruines dont il tente (en vain) de percer le mystère. Savinio pastiche dans cette séquence de l‟ouvrage l‟esprit des récits d‟aventure (l‟une de ses références, comme il se plaît à le dire lui-même), mais exprime dans ce court épisode le sentiment sincère qui l‟habite : découvrir, percer le mystère de ce qu‟il ne peut pas voir : « Non rinuncio alla curiosità di visitare l‟interno », précise-t-il un peu plus loin. Passer de l‟autre côté des apparences, faire corps avec la réalité s‟imposent comme les valeurs cardinales de cette manière d‟appréhender la réalité de l‟Italie du Sud. 1 Ibid., p. 33. 2 Tzvetan Todorov, op. cit., p. 434. 3 Franco Cassano, op. cit., p. IX. 219 conosceva della realtà meridionale prima dell’incontro diretto e personale impostogli a metà degli anni trenta, dal Tribunale speciale fascista »1. À ce titre, l’extériorité inévitable qui est celle du sujet au début de son expérience finit par se révéler être une forme d’atout plutôt qu’un vecteur systématique d’exclusion. C’est ainsi que Carlo Levi déclare à propos de son expérience sarde : Pastori, contadini, operai, intellettuali, borghesi, clero, funzionari, sono mondi vinci e separati, tra frizioni marginali e spostamenti, in un periodo instabile e attivo dove la compatta fissità del costume si è spezzata, e differenti modi di esistenza stanno l‟uno accanto all‟altro giustapposti, sì che al visitatore affrettato, immerso in quelle presenze e distanze, può avvenire di sentirsi, o immaginarsi, quasi un frammento sconnesso, fra gli altri, di una vita in cui tempi straordinariamente lontani pare scorrano insieme, sotto lo stesso sole, lo stesso sguardo nero degli animali.2 Levi estime que le voyageur, surtout s’il vient de contrées étrangères à la condition sarde, peut finir par se sentir comme un morceau de la gigantesque mosaïque imaginée par Guido Piovene. Il en est certes l’un des éléments les plus originaux mais dans la situation décrite par Levi, semble trouver naturellement une place. Il ne fait en fin de compte que s’ajouter aux éléments hétéroclites rassemblés dans un seul et même ensemble, celui que constitue la Sardaigne. Levi voit sa propre situation devenir une sorte de miroir de celle de tout le territoire insulaire : il est lui aussi juxtaposé et non pas assimilé, quel que soit son amour pour cette partie de l’Italie. Il est en quelques sorte l’exception confirmant la règle : derrière sa propre situation se profile une réalité encore plus grave puisqu’elle concerne toute une communauté. La méthode qu’emploie Levi pour parvenir à cette conclusion est cependant encore plus intéressante que la triste conclusion à la quelle il parvient. Il démontre par cet exemple qu’il a su se placer à un niveau d’observation plus général, indiquant une distance vis-à-vis du bouleversement qui était initialement le sien ; ce comportement critique est tout à fait significatif : il apporte la preuve que la connaissance du Sud ne doit pas être seulement d’ordre culturel, au sens le plus touristique du terme, mais doit prendre en compte un nombre élargi de paramètres, de manière à saper cogliere la moltiplicità dei sistemi simbolici, gli innumerevoli contenuti che gli stessi simboli assumono nella società meridionale ; [questo] significa anche ricostruire la molteplicità delle scelte possibili.3 Cette nécessité conduit le sujet à se placer à un niveau d’analyse en perpétuelle redéfinition, puisqu’il doit être à la fois s’approcher au maximum de la réalité pour mieux la pénétrer mais également avoir sur ces expériences une hauteur de vue afin de tirer des conclusions d’ordre plus général. Le sujet doit donc lui-même faire des allers-retours, procéder par tâtonnements, corriger en permanence son angle d’attaque : le rôle de voyageur et celui d’écrivain commence très légèrement à se scinder : l’expérience critique du réel semble inévitablement conduire à sa réécriture, également analytique, de manière à opérer un mouvement de va-et-vient continu entre l’expérience du Sud et son prolongement littéraire. 1 « Carlo Levi : il meridionalismo, i contadini e la « rivoluzione italiana » », in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 6. LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 37-38. 3 Gabriella Gribaudi, Contro gli stereotipi, in Goffredo Fofi, op. cit., p. 80. 2 220 L’ambivalence du Mezzogiorno provient avant tout de sa capacité à générer spontanément différents niveaux de réalité et de significations que le voyageur doit pouvoir percer simultanément. « La Sicilia, come la Grecia, incatena chi vuole osservarla dal suo lato umano, e porta invece a una grande leggerezza di spirito assoluto chi si accontenta di guardare la sua bellezza », écrit Guido Piovene. La façon de voyager propre au sujet lui permet de ménager simultanément ces deux dimensions, dans le cadre de ce que Franco Cassano appelle : « Pensare a piedi »1, qui invite le voyageur à une contemplation active, à une réflexion souple sur l’environnement. « È suscitare un pensiero involontario e non progettante, non il risultato dello scopo e della volontà, ma il pensiero volontario, quello che viene su da solo, da un accordo tra mente e mondo »2. Le Mezzogiorno semble véritablement appeler au dépaysement mais également à la fusion du voyageur avec son environnement, à une curiosité de tous les instants, à une attention portée tous azimuts, expliquant en fin de compte la multiplicité des sujets abordés dans la narration des auteurs du Nord. Suivant l’originalité du parcours suivi, la narration elle-même se fait, comme celle d’Alberto Savinio selon Vittorio Cappelli « a balzi e a scatti »3, rappelant celle employée par Montaigne, « à sauts et à gambades ». Il ne s’agit plus ici de ressentir de profonds bouleversements mais plutôt d’avoir l’intuition de la présence de nuances, d’une succession de modifications légères de la réalité, de la superposition discrète des couples antithétiques, ce que Levi appelle « l’emozione della perpetua comprensenza dell’identico e del distinto »4. « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » serait en droit de penser le sujet devant le spectacle offert par la réalité. La sensation éprouvée par Levi est d’ailleurs assez symptomatique du fait qu’une nouvelle façon de voyager se propose spontanément au sujet dans le Mezzogiorno, mais également une nouvelle modalité de connaissance, une manière plus intuitive, presque inconsciente, en accord avec la qualité de son objet. L’expérience faite de l’espace et de ses composantes hétéroclites conduisent le sujet à porter non seulement un regard différent sur les choses qui l’entourent, car foncièrement plus analytique, mais aussi à transposer les connaissances acquises à cette occasion sur un plan mental spécifique. Il est notable que la connaissance du Sud prenne pour les auteurs du Nord s’avère aussi spécifique et aussi surprenante que l’expérience qui leur a permis de l’obtenir. La singularité de la réalité se complète mentalement par un apport tout aussi particulier. La connaissance n’est plus indéfectiblement liée à la rationalité, à l’objectivité, mais se place plus volontiers sur un plan intuitif, subjectif. La connaissance devient généralement liée au rêve, à l’imaginaire : « Il Salento è una terra di miraggi, ventosa ; è fantastico, è pieno di dolcezza ; resta nel mio ricordo più come un viaggio 1 Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. 13. Ibid. Marcello Benfante, dans son article C’era una volta, complète la définition de cette autre façon de voyager, dans la lignée de Cassano : « Che vuol dire narrare il Sud a piedi ? Vuol dire stare vicino alle cose, stare in mezzo alla gente, stare dappresso agli avvenimenti, tenere il passo delle trasformazioni reali » (in Goffredo Fofi, op. cit., p. 15). Benfante nous invite d‟ailleurs à penser qu‟expérience et réécriture doivent être liés étroitement. La réécriture doit s‟inspirer de la manière dont le voyage à été fait, doit rendre compte de la multiplicité des découvertes, doit faire sentir les différents plans de réalité en compresenza, doit fournir les mêmes efforts analytiques. Le voyage, la découverte de l‟inconnu, devient le vecteur essentiel de la réécriture, semble en faire une nécessité, tout comme il incite le sujet à la connaissance de la réalité méridionale au cours de son expérience. 3 SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 10. 4 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 33. 2 221 immaginario che come un viaggio vero »1. La sensation éprouvée par Piovene nous donne la conséquence de la proximité avec un univers si différent qu’il se traduit par l’impression d’être brutalement plongé dans un monde fantastique. La connaissance qui en est tirée est à ce titre tout à fait cohérente : elle se place sur le plan du rêve. Le rêve devient alors une manière à part entière de déchiffrer le réel, à la manière de l’esthétique surréaliste. Voici ce que nous lisons chez Ungaretti : Memorie e sogni maturano l‟avvenire. Anche nella veglia, portiamo nella nostra coscienza punti meravigliosi chiusi in un‟ala di segreto : sogni. E la memoria, di vicende personali o ereditate, che s‟è liberata di se e al di là del tempo e spazio, è risorta. Oh ! quella lontananza di paradiso perduto, ogni atto d‟amore l‟avvicina e la ricrea. Poesia è convertire la memoria in sogni e porre qualche luce felice sulla strada dell‟ignoto. 2 Le rêve, et sa réécriture poétique, qui l’analyse, tout comme dans le cas des réminiscences, est une manière de décrypter le réel, de le reconsidérer selon des règles impénétrables. La connaissance apportée par le rêve est intensément personnelle, subjective, elle transcende les lois de la rationalité en faisant changer ses objets de plan de réalité. Le rêve abolit toute distance, qu’elle soit spatiale ou temporelle, comme le rappelle Ungaretti. Que cette réflexion trouve sa place dans un récit de voyage dans le Mezzogiorno n’est toutefois pas étonnant puisque le rêve et ses règles singulières est tout à fait adapté à l’altérité méridionale. Le réel, en Italie du Sud, mélange à loisir différents plans au milieu desquels le sujet doit naviguer en aveugle, quitte à en être exclu s’il ne parvient pas à se repérer. Par conséquent, le rêve permet de contourner la difficulté en abolissant les distances qui séparent le sujet de l’objet qu’il souhaite décrypter : le rêve rétablit une continuité entre ces différents plans, comme Ungaretti en fait lui-même l’expérience après son excursion sur le site de Pompéï : Calata la notte, andati via i custodi e noialtri con loro, cercando riposo nel mio letto d‟albergo, non lo stupore s‟è prolungato d‟essermi trovato in un mondo dove, diceva uno scrittore ingenuo, avevano opinioni diverse dalle nostre sulla decenza ; ma un‟angoscia mi ha oppresso. S‟è sciolta in sogno : queste case e strade, che hanno aperto alla luce come un vecchio canterale, mi sono diventate fantasmi, vita immateriale, uguali alle persone che se l‟erano fatte per viverci e che da venti secoli sono partite. Nel turbamento pareggiatore del sonno, abolite le distanze, si confondevano insieme la città vuota e gli abitanti assenti, che in essa tutto evoca, mentre stanno dicendo : “Sono di là, torno subito”. Nessuno è mai tornato... Cette transposition de la réalité dans le rêve permet à Ungaretti de se mettre en synergie avec elle, de faire appel à une autre mode de connaissance, plus instinctif, qui lui permet de la saisir dans toute sa force, dans toute sa vérité. Le sujet obtient donc une connaissance du réel, mais la projette sur un plan plus subjectif, comme s’il s’agissait davantage d’une reconnaissance plutôt que d’une connaissance, étant donné que les barrières se retrouvent progressivement abolies. Le sujet a alors l’impression d’avoir toujours fait partie de cette réalité, de l’avoir toujours eu en mémoire. Pompéï retrouve une réalité au-delà des siècles et de la destruction. De la même manière, Levi voit s’abolir les distances qui le séparent de la Sardaigne arcaica, qu’il prend conscience de reconnaître au premier coup d’œil : 1 2 PIOVENE, op. cit., p. 856. UNGARETTI, op. cit., p. 71. 222 Qui, nella contemporaneità, dove secoli senza misura sono passati, e dieci anni, anche ricchi di mutamenti e di uomini nuovi e veri, non sono che un istante ( e i piani di rinascita, e le avventure edilizie e turistiche risuonano come gridi in una caverna sotterranea […]), si sono mescolate le carte, le immagini doppie di viaggi diversi sulle stesse strade ripercorse. Qui, nell‟isola dei sardi, ogni andare è un ritornare. Nella presenza dell‟arcaico ogni conoscenza è riconoscenza.1 Au moment de la réécriture de cette expérience, Levi voit se mélanger les souvenirs de ses deux voyages, effectués à dix ans de distance. Cet entrecroisement donne d’ailleurs à l’ouvrage la possibilité de créer des effets d’écho, insérés dans une perspective temporelle autrement plus vaste, qui dépasse la temporalité d’un seul individu. C’est d’ailleurs ce cadre temporel infini qui frappe le plus Levi, ainsi que sa capacité à éveille chez l’homme une sensation saisissante de déjà vu, voire de déjà connu. La Sardaigne, du fait de la présence de l’arcaico, invite à une connaissance basée sur une mémoire particulière, bien différente de celle d’un passé proche, comme celui du premier voyage sarde de Levi par rapport au second. Tout individu abordant la Sardaigne pour la première fois éprouve l’impression troublante d’avoir déjà connu ce territoire ; Ungaretti l’éprouve en Campanie et s’interroge légitimement « Dove ho già visto queste cose ? »2, en parfait écho avec cette idée de reconnaissance lévienne. Une sorte d’expérience de mémoire involontaire proustienne est à l’œuvre. Mais elle ne concerne pas une mémoire individuelle ; c’est plutôt une mémoire collective inconsciente qui se trouve éveillée, ce que Levi appelle le « profondo della memoria », qu’il décrit de la façon suivante : Come quando, su un mare estivo e calmo, appare lontano una forma scura, e ti avvicini silenzioso con la barca, e vedi, giunta dal profondo della memoria, la balena, e la nomini e la riconosci senza averla mai prima veduta, come se tu ne avessi l‟immagine da un prima in te celato, conservato e geloso, e senti battere il cuore per il riconoscimento così, fra le cose d‟oggi viventi, l‟apparire del pastore con il gregge, e il suo viso remoto. 3 La connaissance du Sud ne s’acquiert pour ainsi dire pas, si ce n’est dans l’observation des différentes formes qu’elle peut prendre. Mais la mémoire que Levi décrit la place dans sur un autre plan, comme le rêve d’Ungaretti pouvait placer la réalité au même niveau que l’imaginaire onirique. Levi convoque la nature plutôt que la culture : la connaissance que Levi appelle de ses vœux est une connaissance humaine, une mémoire qui semble davantage immanente au sujet qu’extérieure à lui. Cette connaissance doit davantage être fouillée qu’accumulée, être plus profonde qu’élargie ; Levi s’y réfère d’ailleurs comme le « fondo buio del pozzo della memoria », notamment au cours de l’expérience du nuraghe qui l’immerge littéralement dans la dimension arcaica de la civilisation sarde4. Levi prend alors 1 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 35. UNGARETTI, op. cit., p. 11. 3 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 35. 4 « Ben protetti da queste mura gigantesche, se ne sentono tuttavia gli indeterminati terrore, e il senso della arcaica crudeltà di quegli uomini arcaici, asserragliati nelle torri, in una natura crudele » (ibid., p. 47). Il est à noter par ailleurs que l‟idée de “puits de la mémoire”, dont il est question au cours de cet épisode est convoquée, avec quelques nuances dans la formulation, chez d‟autres auteurs, comme Thomas Mann ; ce dernier parle du « puits du passé » pour désigner l‟ensemble de règles immanentes à l‟individu qui règlementent son comportement : « C‟est un autre ou d‟autres qui pensent et agissent en nous : des habitudes immémoriales, des archétypes qui, devenus mythes, passés d‟une génération à l‟autre, possèdent une immense force de séduction et nous téléguident » 2 223 conscience d’un autre mode d’existence ; il appréhende, en partant de sa mémoire personnelle, une histoire primordiale, mais fait également la découverte d’une sensation universelle. L’intuition e cette mémoire dépasse de loin toutes les connaissances objectives, encyclopédiques que Levi pourrait faire sur le terrain. La culture traditionnelle sarde fait pour lui l’objet d’un intérêt sincère (dans une démarche d’explicitation, de rationalisation) mais la mémoire humaine mise au jour en différents endroits la dépasse peut-être, dans la mesure où elle transcende les barrières d’ordre temporel, culturel, civilisationnel. « La mémoire est considérée comme la forme de connaissance par excellence », écrit Mircea Eliade dans le cadre du mythe1. Le Mezzogiorno est porteur d’une richesse extérieure mais également intérieure : l’Italie du Sud met au contact le sujet avec des « réalités [qui] sont plus saisissables dans l’expérience courante »2. Dans l’âme du Sud réside en fin de compte une forme de connaissance universelle qui est cachée dans la mesure où l’homme n’est plus en mesure d’y accéder : le monde moderne, industriel, a contribué à l’occulter. Et le but ultime du Sud, au cours de son « épreuve du Sud » est bien de la retrouver, de se mettre au contact de cette vérité transcendante. Le lien que trouve alors le sujet avec le Sud n’est donc plus limité au strict plan national : il est essentiellement humain, universel. La connaissance acquise par le sujet au cours de son voyage dépasse l’accumulation de données objectives sur le mode de vie, la civilisation, la culture méridionale. Ces éléments sont indéniablement présents, et font l’objet de la part du sujet d’une sincère attention, d’une curiosité bien réelle. Un livre comme le Viaggio in Italia de Piovene pourrait presque faire office de guide touristique hors norme. Mais l’expérience sociale que mène Piovene, tout comme celle que Levi mène pour sa part, prouvent que les véritables connaissances retenues de cette « épreuve du Sud » sont autrement plus importantes. Le « fond de la mémoire » mis au jour par Levi en a donné la preuve : le Mezzogiorno met le sujet au contact d’une vérité humaine, d’une connaissance universelle qui transcende les motifs qui poussent Levi à se rendre en Sardaigne. De la même façon, la découverte de la civilisation paysanne dépasse le cadre de l’assignation à résidence dérivant du confino. L’identité méridionale associe donc une variété de formes derrière laquelle se profile une essence fascinante, puisqu’il s’agit rien moins que de la révélation au sujet d’une « mémoire primordiale »3. L’altérité est devenue unicité avant de se transformer en universalité, porteuse d’une signification sur laquelle nous reviendrons à la fin de cette étude. C’est donc sur cet arrière-plan que l’expérience du Sud prend sa dimension d’événement existentiel hors du commun et semble appeler une réécriture, un partage de cette expérience, visant à la révélation de la connaissance faite in situ. La littérature, formant un coupe indissociable avec le voyage effectué en amont, va alors avoir pour mission de permettre une médiation de cette expérience, comme nous allons pouvoir le constater. (Milan Kundera, Les testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993, p. 21). Une même dimension collective se retrouve aussi bien dans le concept de Mann que dans celui de Levi, à ceci près que Levi entend évoquer avant tout une mémoire, une connaissance commune, universelle, dont la véracité est avérée au contact de ses fondements historiques : ce n‟est pas le monde moderne qui éveille une telle mémoire, mais bien le monde archaïque comme celui de la Sardaigne préhistorique. Les barrières temporelles s‟abolissent mais également les barrières culturelles : l‟homme du Nord Levi éprouve une sincère sensation de familiarité avec cet univers et les hommes qui y vivent. 1 Mircea Eliade, Aspects du mythe, op. cit., p. 116. 2 Ibid., p. 152. 3 Ibid. 224 LA RÉÉCRITURE : L’AUTRE VOYAGE AU SUD CALCUL DE DISTANCES Que faire de l’expérience acquise dans le Mezzogiorno ? La question se pose à tous les auteurs de nos corpus. Chacun d’entre eux fait dans le Sud un ensemble de découvertes dépassant largement leurs attentes respectives, qu’il s’agisse des voyageurs volontaires ou d’un confinato comme Carlo Levi : la rencontre avec les paysans de Lucanie s’impose naturellement, reléguant au second plan la souffrance causée par la privation de liberté, thématique par ailleurs complexe, puisqu’elle trouve un écho dans la situation existentielle des paysans eux-mêmes. L’expérience du Sud est unique en son genre dans la mesure où la connaissance qu’elle apporte au sujet dépasse le cadre d’informations banales sur la culture de l’endroit. La connaissance rapportée du Meridione embrasse une multitude de domaines, de dimensions, similaire en cela à la percée effectuée par le sujet à travers les différents aspects du monde méridional. Cette connaissance ne s’organise pas selon une accumulation, et encore moins une juxtaposition ; il ne s’agit pas d’une somme, d’un catalogue mais plutôt d’une révélation. Le sujet, parti en direction de l’inconnu, revient à son point de départ en rapportant l’image d’un véritable monde en soi, une sorte de polyèdre permettant d’identifier une forme, une âme, une essence : ce que nous avons appelé l’identité méridionale, qui n’est autre que l’association, la compénétration et la mise en mouvement de ces composantes. Le sujet arrive ainsi à donner une identité au Sud dans la mesure où ce dernier est progressivement rapproché de schémas, de structures connues, ou du moins appréhendables rationnellement. Mais cette dernière va en réalité dépasser de très loin un cadre qui pourrait n’être que celui d’un guide touristique prenant en compte un groupe élargi de paramètres. L’expérience méridionale va être considérée avec une distance de la part de celui qui l’a vécue, elle va faire l’objet d’une analyse, d’un itinéraire mental qui calquera a posteriori les événements survenus au cours du voyage. Cette distance est d’ailleurs l’indicateur témoignant le mieux de la dimension exceptionnelle de « l’épreuve du Sud », qui se vit en deux temps complémentaires mais distincts. Le sujet subit en un sens une contrainte supplémentaire : celle de devoir rendre compte de ce qu’il a vécu, donner une forme à ce qui échappe à toute systématisation, de trouver un moyen terme entre sa qualité paradoxale d’observateur et d’acteur de la réalité méridionale ; l’expérience s’assortit également d’enjeux littéraires. La littérature prend des allures d’équivalent, de miroir de ce monde clos, réputé hermétique aux éléments venant de l’extérieur : deux univers autonomes se retrouvent ainsi face à face. Le point de départ de toute réécriture littéraire de l’expérience du Sud est la conscience que l’Italie du Sud est une altérité, un élément hétérogène vis-à-vis d’une norme que serait la partie nord du pays. La littérature est alors convoquée par le sujet pour rendre de compte de cette différence, pour la mettre en lumière, pour illustrer toute sa complexité ; elle est appelée à être la médiatrice d’une présence 225 mystérieuse, à se faire l’illustratrice d’un réseau complexe de mirabilia, de faits surprenants, frappants, offrant une brusque incursion de l’imprévisible, du fantastique dans le réel, comme dans la Sardaigne de Guido Piovene : Si può precisare l‟indole di una regione per contrasto. Basta recarsi a Carloforte, non lontana di Cagliari presso la costa occidentale, centre delle tonnare. I suoi abitanti sono liguri, immagrati qui da due secoli. [...] Essi dicono ancora “i sardi” per indicare gli abitanti dell‟isola principale, che si leva davanti e conclude il loro orizzonte. La Sardegna è compatta e radicalmente diversa dalle altre regioni italiane. [...] Questa diversità si converte in visione per chi corre tutta l‟isola. Senza ricorrere a geologi, che parlano d‟uno scheletro granitico ovunque affiorante, senza uguale nel continente, [...] chi giunge qui si accorge subito di trovarsi di fronte ad una terra mai veduta. Nuove queste montagne, che sembrano a vederle favolosamente alte, e a misurarle sono basse, avvolte di un riverbero abbagliante. [...] Lo strano è prorio che un paese di roccia, anziché dare il senso della realtà, ci sembri fatto col tessuto impalpabile delle immaginazioni. Anche la fauna ha sapore di apologo.1 La littérature invite le sujet à évoquer ce que le Sud peut compter de plus déroutant, de plus perturbant dans le mélange des réalités qu’il génère en permanence. C’est la valeur unique de ce réel, presque d’exemplum, que la littérature doit mettre en lumière. La démarche de Piovene est de ce point de vue particulièrement éclairante : son Viaggio in Italia a avant tout pour but de montrer l’Italie méridionale de l’après-guerre telle qu’elle est (en pleine modernisation de ses structures, hésitant à se débarrasser entièrement de son héritage archaïque) mais également d’ouvrir un Mezzogiorno plus mystérieux à la connaissance du lecteur. La littérature peut mettre différentes réalités sur un même pied d’égalité, de créer des passerelles entre elles, exactement à la manière dont le Sud fait s’entrecroiser le rationnel et le surnaturel : l’invraisemblance, l’irrationnel a pleinement droit de cité en littérature. Elle est, selon la formule de Kundera, le « territoire où le jugement moral est suspendu »2 mais également celui où la pure objectivité, où la rigueur rationnelle sont désamorcées. Elle mélange, quitte à générer pour le lecteur des perspectives ambivalentes. Nous retrouvons à cette occasion la question de la perception faussée de la temporalité, phénomène subi par le sujet, mais également par le lecteur, au terme de la réécriture. Comme l’explique d’ailleurs Piovene : Il mio viaggio cominciò nel maggio 1953 e finì nell‟ottobre 1956. Mentre percorrevo l‟Italia, e scrivevo dopo ogni tappa quello che avevo appena visto, la situazione mi cambiava in parte alle spalle. È vero che avevo cercato di eliminare tutto quanto pareva più evidentemente legato a circostanze transitorie. Ma lo stabile e lo transitorio entrambi sono relativi e non possono sempre dividersi con taglio netto. [...] Per aggiornare le mie pagine, avrei dovuto compiere il viaggio un‟altra volta, e poi una terza, all‟infintio. Decisi perciò di lasciare quelle pagine come stavano. Ci rappresentano le regioni d‟Italia com‟erano quando vi andai. La situazione di fondo resta sempre la stessa.3 La meilleure preuve de la compréhension du fonctionnement du Sud se trouve peut-être dans la phrase de Piovene. Ce dernier entend privilégier le fond plutôt que la forme, l’acuité avec laquelle est 1 PIOVENE, op. cit., p. 695-696. Milan Kundera, op. cit., p. 13. 3 PIOVENE, op. cit., p. 7. 2 226 perçue les significations semblent plus importantes que l’exactitude de la représentation. Cette idée implique d’ailleurs de nombreux enjeux de représentation, que nous serons amenés à développer successivement. Commençons dès à présent par une évidence : l’excusatio de Piovene indique avant tout au lecteur que son ouvrage choisit de donner une image du Sud, une représentation presque photographie. Piovene capte dans les pages de son Viaggio in Italia un ensemble de dynamiques et de phénomènes emblématiques, les met en relief, leur donne une réalité qui s’avère valable même si la situation se modifie nécessairement. Le témoignage apporté sur le Mezzogiorno fixe autant que possible les enjeux d’une situation pluridimensionnelle et reste pertinente en ce sens. Piovene est entièrement conscient que cet instantané du Sud est contredit par la réalité presque immédiatement après sa création. D’évidentes limites se font jour, mais n’empêchent toutefois pas cet ouvrage, comme tous ceux de notre corpus, de donner une idée exacte du Sud, quel que soit l’aspect considéré. De ce point de vue, chacune de ses représentations servent de significatif contrechant à la question de la temporalité méridionale. À propos de Tutto il miele è finito, Giulio Ferroni rappelle dans quelle mesure Carlo Levi mêle sciemment les découvertes effectuées au cours de ses deux voyages en Sardaigne : I due viaggi, quello primaverile e quello invernale, si specchiano e confrontano continuamente, vedono riecheggiare e ripetersi luoghi e situazioni ; nella loro giustapposizione si manifestano per l‟appunto la continuità e la compresenza dei tempi, lo svolgersi del filo continuo dell‟esperienza, l‟immersione dell‟autore nel cuore di una realtà di cui egli sente il respiro profondo, riavvolgendo in un unico percorso e riavvicinando nella memoria quei momenti appartenenti in realtà a tempi così nettamente divisi.1 Levi, contrairement à Piovene, a eu la possibilité d’effectuer deux voyages en un même lieu, et a par conséquent eu la capacité de percevoir objectivement les transformations et les dynamiques en acte à ces deux moments temporellement éloignés de plusieurs années. Pourtant, le récit lévien ne consiste pas en une analyse comparée de la Sardaigne à deux moments précis de son histoire récente. Ayant compris le mécanisme de l’arcaico, de la confusion du passé et de toutes ses nuances dans le présent, Levi choisit lucidement d’opérer de la même façon pour la narration de son ouvrage 2. Aucune date n’est jamais véritablement donnée : le lecteur peut être décontenancé par ce procédé mais c’est là un moindre mal : 1 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 9-10. La lucidité de Levi consiste avant tout à éviter d‟objectiver à tout prix les événements vécus sur place, les choses et les êtres rencontrés, de les immobiliser définitivement. En mélangeant habilement deux temporalités voisines mais dissemblables, Levi réussit à faire conserver aux évolutions de la Sardaigne toute leur souplesse, tout leur dynamisme : la réalité n‟en apparaît que plus vivante aux yeux du lecteur, garde une apparence d‟actualité, de vérité, elle réussit à saisir le lecteur tout comme Levi avait pu l‟être. La Sardaigne lévienne est in fieri, apparaît en perpétuelle mutation du fait qu‟elle n‟a pas à subir de délimitations temporelles, historiques. Elle préserve ainsi son identité. Enfin, Levi peut également avoir choisi cette option narrative en étant conscient que tout souvenir est en soi imparfait, inexact : « Si l‟on étudie, discute, analyse une réalité, on l‟analyse telle qu‟elle apparaît dans notre esprit, dans notre mémoire. On ne connaît la réalité qu‟au temps passé. On ne la connaît pas telle qu‟elle est dans le moment présent, dans le moment où elle se passe, où elle est. Or le moment présent ne ressemble pas à son souvenir. Le souvenir n‟est pas la négation de l‟oubli. Le souvenir est une forme de l‟oubli. / Nous pouvons tenir assidûment un journal et noter tous les événements. Un jour, en relisant les notes, nous comprenons qu‟elles ne sont pas en mesure d‟évoquer une seule image concrète » (Milan Kundera, op. cit., p. 155-156). Fort de cette conscience, Levi tente donc de contourner la difficulté en s‟attachant davantage à évoquer, plutôt que des formes, des essences, puisque ces dernières sont les seuls que l‟esprit est capable d‟avoir conservé une part de vérité. La course contre la montre du sujet se complique : elle doit d‟une part tenter de faire échapper le plus d‟éléments issus du réel à l‟oubli mais d‟autre part faire conserver à ces éléments une apparence de vérité. Lorsqu‟Alberto Savinio proclame dans le Diario calabrese : « Questa è la mia prima e maggiore discesa nel Sud. Ascoltatemi. Le mie impressioni sono vive, fresche, vere. L‟abitudine non le ha ingrigite ancora, non le ha spente » (op. cit., p. 43), c‟est précisément ces effets pervers consubstantiels à la représentation a posteriori d‟une expérience qu‟il tente de conjurer. 2 227 Levi réussit à retranscrire littérairement l’impression ambivalente produite dans les faits par l’arcaico. Il ne souhaite pas à tout prix offrir un calque de la réalité, si tant est qu’une telle réalisation soit possible, mais en donnant une grande importance à un tel phénomène, il fait assez clairement comprendre au lecteur que la véritable temporalité de la Sardaigne dépasse largement les circonstances ponctuelles des voyages effectués sur l’île : Dobbiamo ricominciare dal principio e tornare al punto di partenza, a Cagliari : perché sono passato dieci anni. Poiché, come è naturale, la misura interna del tempo è quella della nostra vita, dieci anni ci sembrano un‟epoca storica, una parte importante dello svolgersi dell‟umanità, e ci aspettiamo di trovare, tornando un altro mondo, e cose diverse e mutate. [...] Quando l‟aeroplano ci lascia sul campo, fra lo stagno di Elmas e il mare, e apriamo gli occhi aspettando di vedere un mondo per noi nuovo, [...] ci accorgiamo con una sorta di sgomento di essere scesi improvvisamente in un paese identico di memoria, come se i mutamenti avvenuti fuori di noi e quelli avvenuti in noi avessero avuto una tale concordanza da lasciare immutato il rapporto, e da riproporci le cose così come erano, e come probabilmente erano state prima e saranno, in una specie di identità che, come avviene ai nomi, ai pensieri, alle persone viventi, prevale sul tempo, sul suo arricchire ed accrescere, e corrodere, e distruggere. 1 Tout se transforme mais quelque chose subsiste inévitablement, et fait sentir sa présence de façon immatérielle à Carlo Levi et ses compagnons de voyage. Les changements de surface n’influent en rien sur cet élément invisible qui s’incarne malgré tout dans l’environnement avec une prégnance assez significative. Par conséquent, le choix narratif effectué par Carlo Levi rend compte de cette dimension. En entrecroisant les souvenirs de ses deux voyages, en créant des effets d’écho internes à son propre ouvrage, Levi attire l’attention du lecteur sur les permanences inhérentes à la civilisation sarde. Le lecteur est amené à prendre conscience des variations permanentes de la temporalité, donnant à cet aspect un caractère emblématique, représentatif de l’âme sarde. Levi joue sur la fragilité du souvenir, sur son évanescence : ceux de ses voyages en Sardaigne tirent paradoxalement une force du fait d’être mélangés, de voir leur singularité gommée, adaptée à un cadre temporel millénaire - ce flux quasiment héraclitéen qui concentre l’intérêt manifesté par Levi. Toute la narration de Tutto il miele è finito tend vers l’explicitation et la complication de ce phénomène unique de la compresenza dei tempi : les souvenirs de Levi ne sont que des outils mis au service de ce projet. La personne de Levi passe au second plan, se confond dans l’environnement et tend à prouver que l’expérience du Sud est en soi bouleversante, d’une force telle qu’elle doit autant que possible faire l’objet d’une réécriture littéraire. L’observation d’une réalité hors du commun semble confronter le sujet à une urgence : celle de la retranscription des étapes de « l’épreuve du Sud », et des diverses conclusions qui en ont été tirées. En ce sens, chacun des ouvrages est un compte-rendu, une dernière étape, à part entière, de cette expérience, recouvrant différentes motivations complémentaires. La première d’entre elle tient en effet au bouleversement qu’elle a pu constituer pour le sujet. Comme nous l’avons dit, sa courbe existentielle a été infléchie par cette descente dans le Sud, ce qui s’avère particulièrement vrai ans le cas d’un confinato. Il 1 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 76-77. 228 y a expérience dans la mesure où le temps de son déroulement est entouré d’un relief visible : ce moment, ponctuel, se démarque des autres, détonne complètement. Il semble même de prime abord empêcher toute objectivation : le sujet est marqué à vie, l’expérience est gravée dans son souvenir, à la manière dont Malaparte se dit enfermé dans une prison qui le suit en permanence. Cette dimension du voyage au Sud s’exprime notamment chez Stefano, le confinato imaginé par Cesare Pavese. « Un giorno andrà via. […] Si ricorderà ancora di noi ? » demande un autre personnage au héros de Il carcere1. La réponse paraît évidente, quand on sait que Pavese s’est suicidé, selon l’analyse de Malaparte, du fait que la prison, le souvenir du confino était devenu pour lui une véritable « ossessione »2. Pavese apporte de son côté quelques éléments à travers le narrateur de Terra d’esilio, dont la réflexion suivante ouvre le récit : Sbalzato per strane vicende di lavoro proprio in fondo all‟Italia, mi sentivo assai solo e consideravo quello sporco paesello un po‟ come un castigo, - quale attende, una volta almeno nella vita, ciascuno di noi, - un po‟ come un buon ritiro dove raccogliermi e fare bizzarre esperienze. E castigo fu, per tutti i mesi che ci stetti ; mentre di osservazioni andai non poco deluso. Io sono un piemontese e guardavo con occhi tanto scontrosi le cose di laggiù, che il loro probabile significato mi sfuggiva. [...] Tutto ricordo ora, in modo così violento e misterioso, che davvero rimpiango di non avervi messo un‟attenzione più cordiale. [...] Così siamo fatti : solo ciò che è trascorso o mutato o scomparso ci rivela il suo volto reale.3 Le retour du confino est en fin de compte aussi bouleversant que le fait d’y être condamné. Le retour à la parole au terme du séjour dans le « carcere silenzioso »4 semble intensément perturbant pour le sujet. La manière dont le confinato perçoit cette expérience avant de la vivre est radicalement différente de celle dont il peut la considérer a posteriori. Une mise à distance, une objectivation paraît bel et bien nécessaire : le souvenir angoissant de ce moment existentiel semble poursuivre, hanter le narrateur de Terra d’esilio, l’empêcher d’opérer ne serait-ce qu’un refoulement, un oubli complet, une destruction pure et simple de ce souvenir. Ces deux moments sont complémentaires, indéfectiblement liés l’un à l’autre. Une considération a posteriori s’impose au sujet : la réécriture devient rien moins qu’une nécessité ; la littérature est contrainte de rééquilibrer, de recentrer une perspective bouleversée par une expérience hors norme. Elle doit venir apporter un éclairage à une période marquante de la vie du sujet mais très difficilement lisible, analysable autrement qu’à travers le prisme de la réécriture, comme pour Ungaretti : Si deve aggiungere che [le prose del Viaggio nel Mezzogiorno] non corrispondono in pieno al cliché del resoconto di viaggio, bensì appaiono come sapiente miscela di prosa d‟arte ad alto contenuto d‟invenzione metaforica e galleria di 1 PAVESE, Il carcere, op. cit., p. 15. MALAPARTE, op. cit., p. 10. Cfr. aussi : « Basta leggere tutte, o alcune, o anche poche, delle sue pagine, per capire che Pavese non era riuscito a liberarsi dall‟ossessione della prigione ». Il carcere et Terra d’esilio sont les deux récits qui tentent d‟exorciser le souvenir de la période d‟emprisonnement au confino ; Pavese va jusqu‟à redoubler le processus de réécriture, en composant un récit à la troisième personne et un autre à la première, comme pour pouvoir agir sur l‟expérience du confino et les sensations qu‟elle génère mais aussi sur la représentation qu‟il est possible d‟en donner. Pavese veut s‟en rapprocher au maximum de ses possibilités : l‟ennui, la privation de liberté, le désespoir sont les composantes essentielles de ces deux récits, de façon paroxysistique, du reste. Car ce sont les seuls où les émotions du protagoniste occupent l‟intégralité de la narration. La question de l‟identité méridionale, pourtant fondamentale chez un autre confinato, Carlo Levi, apparaît presque totalement étrangère à Cesare Pavese. Le traitement qui est fait de la thématique du confino dans ses deux textes montre à quel point ce souvenir peut être asphyxiant, étouffant pour celui qui en a fait l‟expérience, au point de nécessiter une tentative d‟objectivation, de mise à distance, d‟analyse rationnelle. 3 PAVESE, Terra d’esilio, op. cit., p. 91. 4 Ibid., p. 67. 2 229 figure e paesaggi emblematici, con una dosata componente di divagante erudizione. Ungaretti, inoltre, si distingue dalla tradizione romantica del viaggiatore descrittore simultaneo e casomai, al pari dell‟amato Leopardi, sembra avvertire la necessità di filtrare il “torbido” dell‟esperienza immediata.1 Ce besoin de temporisé est ressenti par de nombreux auteurs, soucieux de relire les faits du passé avec le recul offert par un écoulement temporel plus ou moins long. Notons qu’une grande partie des œuvres de notre corpus sont des réécritures pouvant se situer de quelques jours à plusieurs années après avoir effectué le voyage dans le Mezzogiorno. Savinio écrivant son Diario calabrese et Carlo Levi revenant sur son confino en Lucanie au moins trois ans après en être revenu sont aux antipodes l’un de l’autre. La gestation du Cristo a d’ailleurs été particulièrement longue pour ce dernier, comme il s’en explique luimême dans sa lettre de 1962 à Giulio Einaudi : Il Cristo si è fermato a Eboli fu dapprima esperienza, e pittura e poesia, e poi teoria e gioia di verità (con Paura della libertà), per diventare infine e apertamente racconto, quando una nuova analoga esperienza, come per un processo di cristallizzazione amorosa, lo rese possibile ; e si svolse poi nei ilbri successivi, mutandosi nell‟autore l‟animo, e il corpo, e le parole, insieme al mutarsi degli uomini in un tempo diventato fulmineo di nuova coscienza. 2 L’exemple de Carlo Levi est assez emblématique de la façon dont la réécriture s’impose comme la phase ultime de « l’épreuve du Sud », épreuve à part entière dans la mesure des enjeux que nous avons pu d’ores et déjà définir. Le cheminement suivi par Levi jusqu’à arriver à la rédaction de son ouvrage est le signe que la signification de l’expérience du Sud se révèle souvent a posteriori, une fois le voyageur revenu à son point de départ. Elle ne peut que s’enrichir du cours de la réflexion de l’auteur, de manière à intégrer chaque élément particulier à un ensemble plus global, plus général, en conformité avec les différents aspects observés au cours du voyage. D’ailleurs, c’est tout naturellement que le passage du sujet du statut de voyageur au statut d’auteur se réalise, dès lors que la réécriture est définie comme partie intégrante de « l’épreuve du Sud », dès lors qu’elle en devient une finalité à part entière, si l’on en croit Franco Cassano : « Chi è colui che ha molto viaggiato senza il ritorno, senza il racconto, senza la trasmissione della sua esperienza, senza l’altro polo, senza padri e senza figli ? E che cosa è il racconto senza l’avventura, il rischio, il desiderio ogni giorno di riprendere il mare ? »3. Les voyageurs venus d’Italie du Nord sont bien les héritiers d’Ulysse, dont le voyage est avant tout tourné vers le retour à leur point de départ, tout en ménageant une place au désir de revenir sur les terres explorées. Chacune des personnalités littéraires de notre corpus participe à sa manière de la double nature du Mezzogiorno : chacun est à la fois voyageur et auteur, protagoniste à part entière de la réalité mais également observateur 1 Francesco Napoli, in UNGARETTI, op. cit., p. 93-94. LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. XIX. Il est par ailleurs notable que Tutto il miele è finito ait également fait l‟objet d‟un projet littéraire progressif, d‟une cheminement par tentatives successives, par approximations : « Con il passare degli anni, l‟opera mutò composizione e struttura, soprattutto per il sovrapporsi delle immagini di altri viaggi negli stessi luoghi, mutate in parte le cose, ed io stesso ; e per l‟emozione della perpetua compresenza dell‟identico e del distinto che ne derivava, e mi suscitava il senso di una dimensione diversa della memoria, di una diversa, quasi stereoscopica, qualità intrinseca della visione » (Tutto il miele è finito, op. cit., p. 33). Le temps permet donc une mise en perspective dynamique de l‟ensemble des éléments observés au cours du voyage : chaque fait particulier peut être en fin de compte inséré dans un cadre plus général, sans être pour autant plus abstrait, pouvant prendre en considération un nombre étendu d‟aspects. Cette hauteur de vue devient dès lors capitale puisqu‟elle permet au sujet de donner à voir au lecteur l‟identité méridionale dans toute sa complexité, associant étroitement le tout et ses parties. 3 Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. 46. 2 230 extérieur. Chacun d’entre eux néanmoins fait sienne la nécessité de partager son expérience, tout comme le désir de connaissance s’était imposé à lui ; chacun répond à ce que Roberto Koch appelle « l’invito a raccontare »1. L’auteur est une métamorphose du voyageur. Il est celui qui se souvient d’avoir fait une expérience marquante, bouleversante, invitant de façon presque urgente à une transmission de la connaissance acquise au cours de l’exploration de l’inconnu. Une exigence de rationalisation entre alors en jeu. La réalité pluridimensionnelle doit pouvoir être réorganisée au sein d’une vision d’ensemble qui nécessite le plus souvent une mise à distance mentale, en corrélation avec la distance physique, géographique, qui s’instaure entre le sujet et le Mezzogiorno une fois l’expérience « pratique » du Sud achevée. Le sujet voyage pour lui-même mais finit par se rendre compte qu’il écrit également pour les autres, comme nous pourrons le constater. Avant cela, d’autres problèmes se posent à lui. L’exercice de réécriture nécessite de sa part une concentration de son attention sur ses souvenirs : il doit recréer littérairement la réalité méridionale, la donner à voir au lecteur. Cependant, nous avons vu qu’il est rigoureusement impossible d’accomplir cette démarche de façon exacte. Le sujet est un témoin, et à ce titre, ses souvenirs font l’objet d’une sélection, d’un choix rationnel qui influe inévitablement sur la manière dont l’objet de son témoignage est représenté. Il peut donc être intéressant de s’intéresser à présent aux manière aux modalités de représentation choisies par les auteurs. VOYAGEUR, ÉCRIVAIN. TÉMOIN ? Réécrire l’expérience du Sud devient pour le sujet une véritable nécessité, une manière de conclure son « épreuve du Sud » là où elle a commencé, à savoir dans le Nord, point de départ de ces voyages. Cette opération ramène le Sud au Nord tout comme le voyage avait d’une certaine façon fait en sorte d’amener le Nord vers le Sud. Les allers-retours, les chassés-croisés sont constants, mais l’élément capital à retenir réside dans le fait que le voyageur est devenu auteur. La transcription littéraire atteste de ce que le sujet a vu, personnellement, sur place ; cependant, cette opération ne consiste pas à un simple catalogue chronologique ou thématique des événements vécus, des faits observés : réécrire n’équivaut en rien à faire se succéder arbitrairement des souvenirs, des impressions, de simples tableaux du Sud. Tous les éléments se recoupent, se chevauchent, au sein d’un ensemble unique : l’auteur s’impose ici en tant que témoin, occupant une position ambivalente, car partagée entre la participation aux faits concernés et l’extériorité passive. Qui plus est, la narration de chacun des ouvrages de notre corpus fait l’objet de choix conscients de la part des auteurs : de la même manière qu’il est impossible de tout voir du Sud, il est tout aussi vain de penser pouvoir tout raconter. Le processus de réécriture s’apparente alors à un travail non pas de récapitulation, de juxtaposition mais plutôt de synthèse, et d’interprétation : ces deux 1 Roberto Koch, Raccontare per immagini, in Goffredo Fofi, op. cit., p. 58. 231 démarches sont inévitables dans la mesure où le Sud n’existe alors plus dans l’esprit du sujet qu’à l’état de souvenir marquant et de moment existentiel hors du commun, qu’il est donc nécessaire de ramener à une norme, de réorganiser rationnellement. Il faut alors se demander selon quelles modalités ces paramètres sont organisés au moment de la réécriture : quelle image donner du Sud ? comment le représenter ? quel point de vue adopter ? La réponse à ces questions est capitale à plus d’un titre : d’une part, elle permet de mieux saisir les intentions de l’auteur, tandis que d’autre part, c’est toute la vision de l’identité méridionale qui se retrouve suspendue aux seules volontés de l’auteur. Dans ces deux cas de figures, l’auteur voit toute l’attention concentrée sur lui. Il ne subit désormais plus l’environnement, le Mezzogiorno ne lui est plus imposé, comme pour les confinati, rentrés chez eux, dans leur milieu d’origine. Il n’est plus voyageur non plus, mais se retrouve porteur d’une expérience, d’un ensemble complexe de souvenirs et d’impressions, dépositaire du secret du Meridione, révélé dans l’espace, au contact des hommes. La valeur de ces découvertes l’incitent non seulement à raconter ce qu’il a vécu mais lui confère également un rôle, une fonction vis-à-vis de son lecteur : témoigner n’est jamais faire preuve de neutralité du fait que l’individu effectue une lecture des faits à travers le prisme de sa propre vision. Si nos auteurs peuvent alors être qualifiés de témoins, il est tout autant possible de les qualifier de medium, d’intermédiaire privilégié d’une réalité a priori inconnue au lecteur, faisant découvrir à autrui ce qu’il a lui-même été amené à découvrir, à l’instar de Carlo Levi, selon Giulio Ferroni : Attraversando il paesaggio naturale, immergendosi nel suo cuore fisico e tra le presenze umane che lo abitano e lo animano, lo scrittore-pittore torinese arriva sempre a sentire, nel presente vissuto, il flusso intenso e colorato di tempi precedenti, di vite trascorse ; è come se avvertisse la sotterranea continuità di ciò che è stato, la sua persistenza nel presente, il suo proiettarsi verso il futuro.1 Levi a été perméable à la nature complexe du flux temporel qui traverse la Sardaigne, tout comme il s’est montré sensible à la tragédie existentielle vécue au quotidien par les paysans de Lucanie. Au cours de son expérience, Levi a été spontanément ouvert à cette question, y a été sensible, perméable ; nous pouvons en être convaincus à la lecture de ses ouvrages qui s’attachent à transmettre ces sensations au lecteur, invité à suivre le cheminement de Levi jusqu’à ces différentes prises de conscience ; à ce titre, le sujet permet une médiation de son expérience à celui qui n’a pas été en mesure de l’effectuer, factuellement, objectivement mais également d’un point de vue plus interprétatif, plus subjectif. Il est donc impossible de faire preuve de neutralité : la subjectivité est au cœur de la démarche médiatrice du témoin2. De façon révélatrice, la plupart des ouvrages de notre corpus sont des récits à la première 1 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 7. Le témoin est lui-même placé au cœur de son propre témoignage, de sa propre vision des faits, de la même manière qu‟il avait pu être amené à être partie prenante de certains phénomènes, véritablement placé au cœur des faits vécus, qu‟ils soient naturels ou humains. Ainsi, lorsque Carlo Levi est amené à vivre une veillée funèbre dans la famille d‟un paysan de Lucanie, la scène est décrite de la façon suivante : « La morte era nella casa : amavo quei contadini, sentivo il dolore e l‟umiliazione della mia impotenza. Perché allora una così grande pace scendeva in me ? Mi pareva di essere staccato da ogni cosa, da ogni luogo, remotissimo da ogni determinazione, perduto fuori del tempo, in un infinito altrove. Mi sentivo celato, ignoto agli uomini, nascosto come un germoglio sotto la scorza dell‟albero ; tendevo l‟orecchio e mi pareva di essere entrato, d‟un tratto, nel cuore stesso del mondo » (ibid., p. 198-199). Cette expérience, assez similaire à celle de la tombe, mais aussi à celle du nuraghe sarde, montre que le sujet adopte naturellement une 2 232 personne, de Carlo Levi à Alberto Savinio, en passant par Piovene. L’option narrative choisie par ces tris auteurs démontre que le sujet est le prisme à travers lequel une lecture globale de l’expérience est possible ; il est le seul élément fixe dans une réalité incertaine, toujours en mouvement. Cependant, cette réalité apparaît infiniment plus importante et fait l’objet de toute l’attention de l’auteur : Carlo Levi semble complètement s’effacer, à mesure qu’il fait corps avec la civilisation paysanne ; la voix des paysans se superpose à la sienne ; si nous reprenons la métaphore du cours d’eau héraclitéen, nous pouvons dire que l’auteur ne se manifeste plus qu’à l’état de reflet, autrement dit de présence discrète, à la surface des choses, finissant par passer au second plan par rapport à l’objet étudié. Levi se trouve aux antipodes de Cesare Pavese : les errements de Stefano dans le petit village calabrais occupent tout l’espace de ce court roman ; les conditions de vie difficiles, l’archaïsme, le désespoir n’ont aucune visibilité, si ce n’est à l’état de trace. Il carcere s’attache davantage à développer le thème de l’emprisonnement, de l’incarcération : le Mezzogiorno n’est qu’un arrière-plan, ou du moins un léger contrechant (l’ennui des habitants copie assez exactement celui de Stefano), tandis que Stefano fait l’objet d’une étude patiente, fouillée, qui oblitère l’intérêt que pourraient revêtir d’autres thématiques. D’une certaine façon, Il carcere fait comprendre, comparativement, que le bouleversement des repères est capable de détourner complètement l’attention du sujet de son environnement, de générer chez lui une extériorité involontaire. La démarche de Levi apparaît alors exemplaire : Egli è il testimone della presenza d‟un altro tempo all‟interno del nostro tempo, è l‟ambasciatore d‟un altro mondo all‟interno del nostro mondo. [...] Il protagonista di Cristo si è fermato a Eboli è un uomo impegnato nella storia che viene a trovarsi nel cuore d‟un Sud stregonesco, magico [...]. Anziché quella d‟un teorico, la sua è stata la strada di chi osserva e rappresenta, dell‟uomo che sceglie e fissa degli aspetti della realtà e descrivendoli dà loro un valore privilegiato.1 Levi répond dans cet ouvrage à une exigence d’exemplarité. Son rôle de témoin le conduit à décrire avec la plus grande exactitude possible la réalité de la Lucanie paysanne. Le voyageur peut faire preuve de superficialité mais l’auteur ne le doit en aucun cas, du fait qu’il se porte garant des faits qu’il retranscrit : il est désormais porteur d’un ethos, d’une responsabilité, il devient un auctor, au sens étymologique du terme, garant de la vérité. Levi semble d’ailleurs répondre à cet impératif : Jean-Paul Sartre lui reconnaît un sincère « scrupolo di fedeltà »2 dans la narration de cette expérience du confino. Levi manifeste dans la réécriture de cette période passée aux côtés des hommes et des femmes de Gagliano une probitas morale, intellectuelle, humaine, dont il faisait déjà preuve spontanément en tant qu’antifasciste convaincu, membre du mouvement Giustizia e Libertà, et par conséquent en tant que voyageur dans l’inconnu méridional. Le voyageur et l’auteur apparaissent une nouvelle fois comme les deux pôles humains que le sujet est amené à concilier tout au long de son « épreuve du Sud ». position qui empêche toute objectivation : son témoignage, ainsi que le portrait qu‟il dresse in fine de l‟identité méridionale ne saurait éviter de faire preuve de subjectivité. 1 Italo Calvino, La compresenza dei tempi, in LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. X-XI. 2 Jean-Paul Sartre, L’universale singolare, ibid., p. XII. 233 Signalons en outre deux autres positionnements tout aussi intéressants que celui de Levi, peutêtre moins emblématiques mais tout aussi pertinents et investis d’une véritable honnêteté intellectuelle : celles de Savinio et de Danilo Dolci, dont Levi semble opérer une sorte de synthèse. Malgré l’ironie qu’il manifeste en permanence, Alberto Savinio entend analyser critiquement ce qu’il observe. Dès le début de Capri, Savinio s’avoue conscient de la difficulté rencontrée par celui qui souhaite appréhender le réel en profondeur. Son voyage est investi d’une dimension critique, notamment à l’égard de l’héritage littéraire ; rappelons-là pour mémoire : Tale autorità esercitano su noi, e pure a nostro dispetto, le parole lette nei libri anche più stupidi, che mi accinsi con molta pazienza, con molta serietà, con molta fiducia a verificare la giustezza di quelle frasi, di quelle similitudini.1 Cette phrase explique assez efficacement le positionnement de Savinio vis-à-vis non seulement de l’objet observé mais également de l’objet analysé. C’est chez lui que la mise à distance de l’objet est la plus constante : Savinio entretient une ambivalence permanente quant à son opinion réelle, ce qui implique de sa part une forme de mise en retrait. Ce n’est pas tant sur lui que l’attention doit se porter mais bel et bien sur l’analyse qu’il construit, qu’il s’agisse d’ailleurs de Capri sous l’ère fasciste ou de la Calabre d’après-guerre. L’ironie, l’humour ne sont en fin de compte que des outils de réflexion, des moyens mis au service d’une intention résolument analytique, particulièrement adaptées à une réalité fuyante, biaisée qu’il faut davantage contourner que affronter directement. « Basterà descrivere il vero […] interpretandone il mistero e l’umorismo », écrit à ce propos Ungaretti2. L’art de Savinio confirme l’idée d’Ungaretti dans la mesure où il ménage une ambivalence autour du positionnement de l’auteur mais également autour de la distance prise avec l’objet : impossible de déterminer si le traitement tend vers l’objectivité ou la subjectivité, s’oriente vers l’abstrait ou le concret, le général ou le particulier. Ce qui conduit Vittorio Cappelli à synthétiser la narration du Diario calabrese de la façon suivante : « [Savinio si pone] in una sorta di osservatorio esterno e laterale che gli consente di restituirci non un aneddoto divertito ma le vicende intatte ed estreme di uno spazio umano avvertito come “altro” »3. Savinio se montre ainsi conscient de son extériorité à la situation calabraise : il se sait différent, sur un large ensemble de plans, si ce n’est le plan humain. Mais cette conscience d’appartenir à un autre monde, de 1 SAVINIO, Capri, op. cit., p. 15. Cette honnêteté conduit donc Savinio à faire la critique des préjugés littéraires eux-mêmes : dans Capri, Savinio se fait le contradicteur d‟une partie de la production littéraire en matière de récits de voyages. Ce refus de croire aux préjugés est l‟une des marques de sa distance critique, de son intégrité intellectuelle, similaire en cela à celle de Guido Piovene : « Ci accostiamo a Napoli senza il minimo sforzo di imporrre il colore napoletano ai napoletani stessi » (op. cit., p. 428). Cette déconstruction des préjugés est à la base de la réécriture de chacun de nos auteurs ; elle leur permet alors de proposer au lecteur une construction personnelle, une vision autonome, et en l‟occurrence plus fidèle à la réalité, du Mezzogiorno. Abstrait/concret, déconstruction/construction : de nombreux couples antithétiques apparaissent également en matière de réécriture, rappelant de manière spéculaire ceux que le réel a offert au regard du voyageur. 2 UNGARETTI, op. cit., p. 78. Rappelons d‟ailleurs que les apparences sont toujours le premier abord à partir duquel le sujet peut saisir l‟essence de l‟objet concerné, en raison de la solidarité indissociable de la forme et du fond. « In questi paesi, i nomi significano qualcosa : c‟è in loro un potere magico ; una parola non è mai convenzione o un fiato di vento ma una realtà, una cosa che agisce », conclut Leevi de certaines observation en Lucanie (Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 101). Nomen omen : le nom de l‟objet implique une signification, l‟apparence donne une première idée de l‟essence ; cette prise de conscience n‟est d‟ailleurs pas sans conséquence d‟un point de vue littéraire. Qu‟il s‟agisse de la représentation de l‟apparence ou de l‟essence d‟un objet, le sujet doit constamment faire montre d‟exactitude : l‟esthétisme repéré dans une partie de l‟héritage littéraire des auteurs va devenir un écueil dans la mesure où il oblitère non seulement la réalité de l‟objet mais également sa vérité. 3 SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 15. 234 traverser la Calabre de façon extérieure, comme depuis l’intérieur du wagon qui lui fait traverser la région, ne l’empêche pas de « dare forma all’informe e coscienza all’inconsciente »1. C’est donc l’écriture, l’interprétation de l’expérience qui permet au sujet de raccourcir la distance qui le sépare de son objet, désormais éloigné physiquement. L’auteur transcende cette distance, la court-circuite : « Si tratta per mezzo di altre cose e di cose diverse di far conoscere la cosa medesima meglio che si può, illuminarla con luce più intensa, penetrarla più profondamente »2. L’idée de Savinio est très proche de la définition de la métaphore, figure de style permettant de représenter un objet donné, étranger par comparaison avec un autre objet, plus familier. Le style permet de dépasser l’impasse de l’extériorité, il s’impose comme un outil d’analyse fiable, dans la mesure où il permet d’aller au cœur des choses, de trouver la distance qu’il est impossible de prendre au moment de l’expérience concrète. La préface à Il carcere cite dans cette optique une note de Pavese tirée de son journal, Il mestiere di vivere : « Bisogna proprio lavorare di stile, cercare cioè un modo d’intendere la vita... che sia una nuova coscienza. [...] Questo non è fantasticare ma conoscere : conoscere che cosa siamo noi nella realtà »3. L’idéal de connaissance du sujet trouve son accomplissement dans le travail littéraire : sa recherche de la vérité, son désir de connaissance de l’identité méridionale doit obligatoirement passer par ce biais. Ce que Pavese prend dans l’absolu vaut également pour la seule question de l’enquête menée sur le Mezzogiorno. La littérature réorganise le réel, délimite des zones en relief, lui rend une signification plus lisible, plus immédiatement compréhensible : elle met en lumière les objets décrits, dans une sorte d’esthétique du coup de projecteur. Il est en effet impossible pour le sujet de tout voir, et par conséquent de tout décrire : le témoin choisit ce qu’il décrit, recrée au sein de son ouvrage une mosaïque miniature du Sud, alliant les thématiques sociales aux questions magiques. Il passe d’un sujet à l’autre, à la manière de Levi pour Cristo : chaque chapitre illustre un aspect différent de la vie paysanne, dessine un nouveau tableau animé. « Le cose viste una volta, e e dette, e raccontate nei modi della poesia, splendono di sopraggiunta verità », écrit-il quelques années après Cristo, dans Tutto il miele è finito4. L’outil littéraire donne à l’auteur la capacité d’apporter un éclairage sur les zones d’ombre, rend une lisibilité à certains phénomènes, comme la misère : « Essere scalzi e mal vestiti a Partinico era una cosa comune e quindi non ci si faceva caso », déclare l’un des personnages de Danilo Dolci5. La littérature rend une visibilité à ce qui a finit par ne plus en avoir, mais comporte un risque évident, celui de donner une représentation faussée de l’objet décrit, de lui faire perdre sa réalité et sa vérité. À ce titre, le positionnement adopté par Danilo Dolci est 1 SAVINIO, Prefazione a « Tutta la vita », Milano, Bompiani, 1945, cit. in ibid., p. 18. SAVINIO, Maupassant e l’altro, Roma, Documento, 1944, cit. in ibid. 3 PAVESE, Préface à Il carcere, op. cit., SP. 4 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 87. Précisons en outre que pour Levi, la littérature est capable a fortiori de donner un aspect concret à une chose donnée dans la mesure où « le cose reali hanno un linguaggio assai più chiaro che le parole e le statistiche » (cit. in Giuseppe Casarrubea, « La Sicilia in Carlo Levi e in Danilo Dolci », in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 51). Carlo Levi, tout comme Danilo Dolci, répondent à une exigence de la réalité : leur démarche consiste à se rapprocher autant de possible de ce qui est porteur d‟une signification, de ce qui offre un sens concret, retranscrit littérairement par la suite. Cette recherche du concret peut d‟ailleurs érigé en emblème de la démarche globale de toute « l‟épreuve du Sud ». 5 DOLCI, op. cit., p. 103. 2 235 exemplaire. Ses Racconti siciliani poussent à l’extrême l’idée du coup de projecteur : nous n’avons plus affaire à un narrateur unique abordant successivement un large choix de thématiques, mais plutôt une myriade de narrateurs, de témoins donnant l’impression que leurs paroles sont simples recueillies par Dolci et présentées au lecteur sans la moindre modification, la moindre réécriture, précisément. En outre, chacun de ces témoignages fait état d’une réalité particulière, donne une idée concrète d’un ensemble de thématiques (pauvreté des habitants, mainmise de la mafia, absence de confiance vis-à-vis de l’État) qui, une fois juxtaposées les unes aux autres, composent un tableau assez exhaustif de la Sicile de l’entredeux-guerres telle que Dolci a pu l’observer. Les Racconti siciliani, véritable recueil-mosaïque, doivent donc être analysés simultanément de façon particulière et générale : une lecture globale de l’ouvrage révèle l’acuité de l’enquête de Dolci ainsi que la complexité de la situation sicilienne, chaque thème venant faire écho à un autre, et justifiant une fois encore la solidarité du tout et de ses parties1. L’œuvre de Dolci exprime la capacité qu’a eue son auteur de se mettre au même niveau que ceux dont il a raconté l’histoire. Le voyage dans le Mezzogiorno qu’a entrepris Dolci est le plus original de tous ceux de notre corpus, puisqu’il s’agit d’un voyage sans retour : Dolci s’est établi durablement dans la ville sicilienne de Trappeto, à partir de 1952. Ses Racconti siciliani, publiés en 1963, attestent sa capacité à s’assimiler, à se confondre avec les habitants et leurs conditions de vie. « [Visto che] non si può agire dal di fuori, ma soltanto dal di dentro è necessario, per essere con loro, essere come loro », écrit son ami Carlo Levi dans la préface de l’ouvrage2. Levi s’avoue une nouvelle fois conscient de sa propre extériorité, reconnaît qu’une distance le coupe des sociétés humaines qu’il décrit, malgré la sensibilité qu’il peut manifester sincèrement à leur égard. Toutefois, la déclaration de Levi entend également justifier le positionnement de Dolci en soutenant l’idée qu’une telle démarche doit s’inscrire comme une norme de représentation de la réalité méridionale. Un « salto volontario » est désormais nécessaire, écrit-il dans cette même préface. Quelques décennies plus tard, l’écrivain Marcello Benfante, originaire du Sud, va d’ailleurs confirmer et prolonger l’intuition de Carlo Levi : Che vuol dire narrare il Sud ? Vuol dire stare vicino alle cose, stare in mezzo alla gente, stare dappresso agli avvenimenti, tenere il passo delle trasformazioni reali. Ma soprattutto vuol dire non stare sopra il carro di nessuno, né di chi ha vinti né di chi aspetta la rivincita. [...] Per narrare (e non solo il Sud) occorre invece prendere stradine laterali, trazzare sconnesse, viottoli di campagna, vicoli oscuri. 3 1 Ce que raconte Dolci à l‟échelle régionale (en l‟occurrence celle de la Sicile) peut également se vérifier à un niveau plus réduit, comme celui d‟un ensemble urbain. La ville sarde de Carbonia, telle qu‟elle est décrite par Levi, rappelle l‟impression donnée par les Racconti siciliani : « Le storie individuali degli abitanti di Carbonia sono ciascuna un romanzo di povera vita moderna, e un luogo chiuso e isolato al di là di ogni sforzo di fantasia. C‟è chi è naufragato qui e non trova più, da anni, il modo o il danaro per fuggire, chi vi è piombato per il miraggio di una impossibile fortuna, chi accetta con fierezza il duro lavoro della miniera e chi agisce per migliorarlo » (LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 54). Chacune de ces histoires individuelles pourraient parfaitement faire l‟objet d‟un développement de la part de Levi, à la manière dont son ami Danilo Dolci a su le faire dans le cadre de la Sicile. L‟esthétique du coup de projecteur peut souffrir de limites assez gênantes : celle de la superficialité et celle de la non-exhaustivité. Mais elles sont dépassées par leur accumulation, leur juxtaposition, et les effets d‟écho qui peuvent en naître. Le lecteur est alors invité à considérer simultanément l‟objet décrit d‟un point de vue particulier et d‟un point de vue général : la mise à distance est permanente et suffisamment efficace pour faire affleurer la signification de ces descriptions. 2 DOLCI, op. cit., p. 10. 3 Marcello Benfante, « C’era una volta », in Narrare il Sud, op. cit., p. 15-17. 236 Carlo Levi, repris par Marcello Benfante, invite à dépasser les distances verticales et horizontales qui peuvent séparer l’auteur de son objet, qui sont tout simplement celles qu’il a subies au cours de ses voyages. Mais cet idéal ne saurait vraiment être réalisé que par les seuls auteurs méridionaux, faisant partie intégrante de cette société, ou du moins par quelques rares exceptions d’hommes d’Italie du Nord, comme Danilo Dolci. Toutefois, cette idée n’enlève rien à l’acuité de la vision de la Lucanie, de la Sardaigne ou de la Sicile proposée par Levi, ni même à celle de Savinio ou celle de Piovene, qui n’ont pas suivi le chemin de Danilo Dolci. Un point commun réunit ces deux manières de vivre le Sud, mais surtout de le raconter : le refus de tout esthétisme abusif. Nous pouvons avec profit mettre en regard deux citations sur ce sujet. La première est de Danilo Dolci, à propos de la sélection effectuée parmi différentes nouvelles pour composer le recueil des Racconti siciliani : Ho scelto i meglio leggibili badando a non sforbiciare liricizzando, temendo soprattutto che la scoperta critica, il fondo delle reazioni di chi legge, rischino di dissolversi in godimento estetico : tanto sono espressive, belle direi, alcune di queste voci, nel lumeggiare dal di dentro i loro problemi.1 Conformément à son rôle de témoin, de medium, de passeur, Dolci a répondu à un impératif clair : l’essentialité. Dolci met cette notion au fondement de son esthétique littéraire : la description ne doit pas venir surcharger la signification de l’objet décrit, mais doit trouver la manière de le laisser s’exprimer. Il ne s’agit plus de creuser, de sonder, mais plutôt de révéler, de laisser venir à la surface, quitte à faire planer un voile de mystère, à la manière d’un Carlo Levi refusant de prendre position quant à la véracité supposée des anecdotes surnaturelles racontées par les paysans de Lucanie. Les ressources littéraires de l’auteur doivent lui donner les moyens de faire apparaître, au-delà des apparences, la vérité contenue par l’objet décrit, quitte à laisser certains narrateurs dans l’anonymat (Dolci donne pour titre à ses nouvelles le nom du narrateur, mais il est possible de se demander si ces noms ne sont pas choisis au hasard, d’autant que certains titres, comme XX ou XY indiquent simplement s’il s’agit d’une voix masculine ou féminine qui s’exprime). De la même manière, rien n’indique que Levi retranscrive fidèlement les déclarations des paysans (toutes se font en toscan ; les termes dialectaux sont assez rares dans Cristo) : l’essentiel n’est pas l’apparence mais bien l’essence de l’objet décrit, comme le proclame Savinio : Sostituire al nome naturale un nome più vistoso e squillante è la formula dell‟estetismo. [...] Gli esteti non si preoccupano di migliorare la sostanza delle cose, ma soltanto di abbellire, a modo loro, l‟apparenza [...]. Dietro la maschera, la sostanza vera marcisce. Si vuol sapere perché l‟esteta cambia apparenza alle cose. Per vergogna. Sotto ogni estetismo si nasconde la vergogna di mostrarsi come si è.2 Les démonstrations d’esthétisme superficiel ont indiqué très clairement leurs limites au sujet, dès son entrée dans le Sud. Elles ont résonné comme une sorte d’avertissement, si ce n’est d’incitation à ne 1 2 DOLCI, op. cit., p. 15. SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 50-51. 237 pas reproduire in extenso ce type de représentation : les auteurs en apportent la preuve au moment de réécrire à leur tour leur expérience. Il ne s’agit plus d’ajouter mais plutôt de retirer : la réalité du Mezzogiorno mérite non seulement de bénéficier de la meilleure visibilité possible mais également d’être rapprochée du lecteur, qui en ignore tout. Les abus stylistiques, comme l’explique Savinio, mettent en valeur l’apparence mais occultent complètement l’essence. Or c’est bien sur ce dernier élément que se concentre toute la question de l’identité méridionale et de sa représentation. Les apparences elles-mêmes doivent permettre d’accéder à l’essence, puisqu’elles forment un même ensemble ; et ces auteurs ont saisi l’identité méridional du fait qu’ils ont su dépasser les seules apparences. S’intéresser à l’apparence du Sud signifie donc le méconnaître complètement. Savinio avance à ce propos une idée intéressante : voyant que le régime fasciste avait souhaité changer le nom des villes de Calabre en leur rendant leur nom historique (Cotrone a retrouvé son nom originel de Crotone), il conclut que « il fascismo era soprattutto una forma di retorica e di estetismo »1. Politiquement, le régime fasciste n’a eu aucune influence décisive sur la situation méridionale, et n’a apporté que des améliorations ponctuelles : l’attachement à l’esthétisme, à la superficialité du régime est en fin de compte allé de pair avec son inefficacité sur le plan du développement de la région. Les auteurs s’orientent vers une forme particulière de neutralité, assez ambivalente : plutôt qu’un type d’extériorité, il s’agit plutôt d’une forme de retenue, semblable à la pudeur évoquée par Savinio dans ce même Diario calabrese. Aller à l’essentiel, varier les éclairages, manifester une sensibilité, faire corps avec l’objet décrit fondent une nouvelle esthétique, une nouvelle manière de rendre compte d’une expérience bouleversante en même temps qu’une éthique : les auteurs sont conscients de leur responsabilité, du devoir politique, humain, de faire partager au lecteur ce qu’ils ont vu. Le Sud doit être révélé : c’est un sincère sentiment humain qu’éprouvent les auteurs envers le Mezzogiorno. Ce sentiment est d’ailleurs une véritable constante qui anime aussi bien le voyage que sa réécriture, et donne à ces récits toute leur spécificité : « l’épreuve du Sud » est plus que jamais une expérience humaine. DES MIRABILIA DU SUD À UN UNICUUM LITTÉRAIRE ? Une expérience humaine : l’expression de Malaparte résume idéalement l’idée que nos différents auteurs ont pu se faire de leurs voyages respectifs en Italie du Sud. Qu’il s’agisse de la découverte volontaire d’une terra incognita ou de la résidence forcée dans le cadre du confino, chacun a su, à l’exception du personnage de Stefano chez Pavese, percevoir dans ces déplacements en direction du Sud un intérêt humain, avant d’être strictement personnel. En effet, si de nombreux récits privilégient une narration à la première personne, ces voix apparaissent singulièrement en retrait. Le genre classique du récit de voyage fait l’objet d’une adaptation, d’une transformation, d’une assimilation à l’objet décrit : il ne s’agit plus de 1 Ibid., p. 50. 238 faire des lieux visités un simple arrière-plan pictural, si détaillé soit-il, permettant de mettre en valeur le voyageur, dans l’esprit d’un Grand Tour moderne. Si de telles références surgissent dans la narration, elles font systématiquement l’objet d’un traitement ironique, comme celui que propose Savinio dans Capri. Carlo Levi n’effectue pas une promenade stendhalienne en Lucanie, mais plutôt une exploration ; il partage peut-être des souvenirs avec le lecteur, mais souhaite avant tout lui faire part d’une prise de conscience sincère acquise in situ. Les considérations qu’a pu faire un Stendhal à propos de la ville de Naples entendent avant tout ouvrir la connaissance le lecteur à une collection de curiosités, dans un esprit simultanément encyclopédique et précieux, alors que la description de la même ville, par Guido Piovene, ménage des précisions d’ordre culturel mais nourrit un sentiment d’urgence face à la situation napolitaine au moment de la reconstruction. Les intentions divergent radicalement et permettent à présent d’interroger l’esprit dans lequel ces voyages ont été effectués. Démarche esthétique et projet éthique se retrouvent étroitement liés mais sont tout autant utiles pour juger de l’importance que revêt le Mezzogiorno pour le sujet. Ces deux notions rendent compte de la manière dont les auteurs du Nord choisissent de mettre en valeur l’identité méridionale. « L’épreuve du Sud » a déclenché chez le sujet un ensemble varié de sentiments : l’inquiétude a cédé le pas à la curiosité, l’effroi s’est mêlé à la fascination ; des sensations spontanées et très marquées sont devenues peu à peu abstraites, presque désamorcées, les sentiments particuliers, personnels (pour ne pas dire égotistes, si l’on regarde le personnage de Stefano, recentré uniquement sur lui-même, au prix d’un enfermement redoublant celui du confino) ont acquis une résonnance plus universel, au contact de la bouleversante altérité méridionale. Le sujet est passé mentalement d’un plan strictement personnel à un plan humain1. Une distanciation a lieu, similaire à celle qui guide la réflexion du sujet au moment de la réécriture : la connaissance polyédrique tirée de son expérience a développé chez lui de nouvelles facettes. Malaparte précise cette opération en évoquant sa période d’incarcération à Rome et celle de son confino aux îles Lipari comme « un’esperienza umana che ha ugualmente giovato all’uomo e allo scrittore »2. Le voyageur et l’écrivain sont donc bien deux facettes, deux pôles d’une même personnalité, situés en écho l’un de l’autre, entretenant un rapport d’interdépendance. L’urgence de la réécriture trouve ainsi une motivation supplémentaire dans cet apport humain, dans cette découverte d’une partie de soi jusqu’alors inconnue ; en Lucanie, en Sardaigne, Levi avoue avoir eu une révélation de ce type : « Quei miei viaggi [erano] la scoperta di una parte di me, la più autentica e legittima, che in quegli uomini, in quelle terre, si ritrovava »3. L’identité méridionale se révèle, celle du sujet également ; en ce sens, l’identité méridionale est en premier lieu une identité humaine, correspond à la surprise que cause la découverte 1 Citons à ce propos l‟analyse de l‟art narratif lévien par Jean-Paul Sartre : « L‟alto valore di tutte le sue opere si fonda su di un duplice rifiuto : egli respinge contemporaneamente l‟oggettività di maniera e la pura soggettività. Non c‟è un solo dei suoi libri che nel rappresentare un‟avventura della sua vita non racconti il mondo ; non uno, al tempo stesso, che non permetta di afferrare, attraverso il mondo oggettivo, la singolarità dell‟autore » (L’universale singolare, cit. in LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. XIV). L‟opinion de Sartre confirme ainsi l‟idée que le stéréotype du voyageur de l‟époque romantique ainsi que le genre même du récit de voyage sont tous les deux dépassés. L‟ambivalence de la position de Levi prend avant tout en compte l‟objet décrit, explicité simultanément dans son apparence et dans son contenu. Elle synthétise tout à la fois ses exigences stylistiques et éthiques. 2 MALAPARTE, op. cit., p. 9. 3 LEVI, Prefazione, in Mario Farinella, Profonda Sicilia, cit. in Giuseppe Casarrubea, « La Sicilia in Carlo Levi e Danilo Dolci », in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 39. 239 d’un semblable1. L’exploration conduite par Levi dans Cristo consiste ainsi en une succession de va-etvient, d’une alternance de découvertes sur un plan humain global aussi bien in exteriore qu’in interiore : les deux niveaux s’ajustent idéalement. L’abolition des distances sociales, politiques, d’ordre contingent renverse la perspective et la transpose sur un plan peut-être plus impalpable quoiqu’à l’apport concret : La costrizione del confino di polizia fu, per lui, l‟occasione di una full immersion esistenziale nell‟ignoto. E contestualmente, l‟occasione per scoprire, nell‟ignoto, una sua verità, svelarne la specificità segreta, appropriarsi criticamente, in spirito di comprensione e di con-passione del suo inquietante contenuto e misurare sul campo, nel quotidiano rapporto con la gente, con i bisogni e con le sofferenze, l‟incolmabile distanza tra l‟utopia gobettiana della rivoluzione liberale e la realtà di una vasta porzione dell‟Italia reale e profonda. 2 Les motifs politiques s’entrecroisent aux motifs sociaux, aux motifs humains pour constituer et compliquer une opération intellectuelle à géométrie variable, mêlant des mouvements de rapprochements, de mise à distance, d’élargissement, de recentrement, conduisant in fine à l’explicitation d’un message de nature politique. On peut d’ailleurs comprendre dans cet entrecroisement de causes et de conséquences la difficulté des auteurs à mener à son terme la réécriture de leur expérience. La raison apparaît désormais assez clairement : quel genre choisir ? À quel genre littéraire classique, défini, rattacher les ouvrages de notre corpus ? L’interrogation est légitime tant la variété (impliquant éventuellement un risque de contradiction) semble une notion centrale, quant au contenu des ouvrages ; le réalisme et le fantastique cohabitent sans aucune difficulté dans Cristo : « alcune delle pagine più belle [del libro] sono quello in cui [Levi] narra di magie, streghe e monachicchi senza alcuna preoccupazione etnoantropologica », estime à ce propos Marcello Benfante3. Pour ce dernier, la présence d’éléments surnaturels se rattache à une intention narrative précise : « Mi pare […] che il fantastico si presti molto efficacement ad esprimere quell’« abbaglio » del Meridione »4. L’incertitude quant à la teneur du contenu est par conséquent à interroger en parallèle avec la question du genre adopté, ce que fait d’ailleurs Levi : Così, questo scritto, che non è né un saggio, né un‟inchiesta, né un romanzo, ma un semplice, laterale capitolo di quella storia presente che tutti viviamo, o scriviamo, in noi e fuori di noi, mi sembra possa assomigliarsi piuttosto a un ritratto, a un tentativo, soltanto accennato e parziale, di ritratto di una persona conosciuta nel tempo, il cui viso racconta e comprende, oggi, i diversi momenti della sua storia.5 1 La résonnance intime qu‟implique la découverte du Mezzogiorno pour le sujet semble en fin de compte d‟autant plus perceptible une fois mise en rapport avec un autre phénomène du même type : celui qui fait du confinato Carlo Levi un frère des paysans de Lucanie ; « Non importano ad essi di sapere quali siano le opinioni dei confinati, e perché siano venuti quaggiù ; ma li guardano benigni, e li considerano come propri fratelli, perché sono anch‟essi, per motivi misteriosi, vittime del loro stesso destino », écrit-il (LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 68). Les deux conditions se retrouvent en empathie, bénéficient d‟un rattachement spontané au « profondo sentimento comune dei contadini, legame non religioso, ma naturale ». Humain, pourrait-on ajouter. Le confinato Levi est aussi appelé « esiliato » par les habitants du village : l‟exil est une situation plus abstraite, plus générale que celle du confino pour des raisons politiques, qui n‟ont pas grande importance pour eux. Sa situation est cependant comprise ; l‟étranger Levi est ramené à une norme humaine, il se côtoie sur le mode de la similitude, de la ressemblance, de l‟identité. 2 Giuseppe Carlo Marino, « Carlo Levi : il meridionalismo, i contadini e la « rivoluzione italiana », in Verso i Sud del mondo », op. cit., p. 7. 3 Marcello Benfante, « C’era una volta », in Narrare il Sud, op. cit., p. 13-14. 4 Ibid., p. 13. 5 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 33. 240 Le questionnement sur le genre d’un ouvrage comme Tutto il miele è finito est tout à fait légitime, et peut se transposer à Cristo, construit selon le même modèle narratif, tout aussi ambivalent quant à son appartenance à un genre strictement défini. Le terme avancé par Levi s’inspire de son activité de peintre, et s’applique parfaitement. La précaution avec laquelle ce terme est avancée montre aussi qu’il est conscient de l’inachèvement de ce portrait. En cela, son opinion est à rapprocher de celle de Piovene. Mais en parlant de portrait, Levi tient à préciser que sa représentation n’est pas figée, mais pourvue d’une vie organique assez intense, qu’elle prend en compte tous les aspects de la réalité méridionale, et qu’elle les assemble rationnellement. À ce titre le portrait lévien est à mettre en rapport avec la mosaïque de Piovene. Si un portrait représentatif de la Sardaigne ressort de l’œuvre, c’est avant tout dans sa globalité, au terme de la lecture, encore que chaque élément particulier soit d’une part porteur d’une signification et d’une vérité en lui-même, mais d’autre part soit indissociable de ceux qui l’entourent. Il est presque impossible d’associer ces ouvrages à un genre déterminé. On pourrait à la rigueur voir dans un ensemble de phénomènes comme le mélange du réalisme et du surnaturel (débouchant sur une incapacité du lecteur à juger de la véracité des faits narrés), la souplesse employée dans la succession d’épisodes très contrastés et le rôle polarisant et tout-puissant de l’auteur, à la fois narrateur et sujet, une réminiscence d’une forme ancienne, pour ne pas dire archaïque, du roman, combinaison libre de thèmes et de tonalités, allant parfois jusqu’à l’effet de brouillage permanent1. Enfin, nous pouvons nous demander si la forme d’un livre aussi emblématique que Cristo si è fermato a Eboli, par l’acuité et la sensibilité qu’il manifeste à l’égard de la condition paysanne, n’a pas pour vocation avouée d’épouser fidèlement son contenu - la variété infinie du Mezzogiorno – pour empêcher tout rattachement à des formes littéraires traditionnelles. Cristo si è fermato a Eboli est en quelque sorte un unicuum littéraire dans la mesure où il représente une singularité surprenante : l’Italie du Sud. D’où l’emploi d’une multitude de formes, dégradées, ou plus exactement adaptées au sujet traité : Se era disposto a ridurre la letteratura a livello del reportage o della cronaca, utilizzava tali forme per scopi di altra natura, esattamente come le sue opere pittoriche esulavano dalla contingenza dei suoi interessi per i soggetti che assumeva a simboli, a messaggi di un suo discorso interiore.2 1 C‟est donc bien cette « scrittura frammentaria, modernissima eppure antica » qui fait par exemple le prix du Diario calabrese de Savinio, à en croire Vittorio Cappelli (op. cit., p. 9) : impossible de définir exactement le genre de ces écrits, rappelant parfois dans leur contenu le genre millénaire de l‟apologue (citons notamment La Ricciutella). Cette alternance, cette incertitude a surtout pour principale conséquence d‟indiquer en quelle mesure Savinio utilise dans sa vision de la Calabre « una lente diversa da quella comune » (p. 11) : le surnaturel bénéficie d‟un traitement par le conte, par la légende populaire ; l‟idéal classique de cohésion de la forme et du fond est respecté par des auteurs du XXe siècle, ce qui n‟est pas sans créer de paradoxe, compréhensible dans la mesure où le Mezzogiorno est en soi cohérent mais émaillé de contradictions n‟appelant pas nécessairement à une résolution. Enfin, sur la définition de la forme « ancienne » du roman (associés à des auteurs comme Rabelais, Cervantès et à toute la tradition picaresque), nous renvoyons à la section Improvisation et composition du texte Le jour où Panurge ne fera plus rire, in Milan Kundera, Les testaments trahis, op. cit., p. 28-33. 2 Giuseppe Casarrubea, « La Sicilia in Carlo Levi e Danilo Dolci », in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 41. La modification de la forme par son assouplissement, par l‟introduction de la sens a pour principale conséquence l‟apparition d‟un sens, d‟ordre général : « Le cose così cambiano natura, diventano prove, piene di senso, della realtà, buone o cattive, non più oggetti, ma testimoni e partecipi », écrit Levi lui-même (cit. in ibid., p. 53). Cette correspondance du particulier et du général est révélatrice pour Jean-Paul Sartre de la capacité de Levi à créer un « universale singolare » : « Ogni volta, dietro l‟irriducibile singolarità del fatto raccontato, si può intravedere un mondo – il nostro mondo – in quanto si esprime e si realizza nella qualità fuggitiva di una presenza subito dilaguata. Darò a tutto questo il nome di senso, in contrapposizione ai significati. Il senso, ovvero l‟incarnarsi del tutto in ciascuna parte, ecco ciò che conferisce ai discorsi di Levi un fascino inimitabile. [...] Essere se stesso, per Levi, significa ridurre l‟universale al singolare. Scrivere è comunicare questo incomunicabile : l‟universalità singolare » (Jean-Paul Sartre, L’universale singolare, cit. in LEVI, Cristo 241 La question de la forme doit passer au second plan vis-à-vis de celle du contenu. Levi empêche qu’une normalisation systématique ne vienne rattacher un livre comme Cristo, mélangeant tant de voix, de tonalités et de thématiques à un genre défini trop strictement. Le danger de cette rationalisation à outrance a montré ses limites sur le terrain : la vision erronée que le Nord possède du Sud, la réduction schématique de sa situation ne doit pas être transposée et reproduite sur le plan littéraire. Ce qui confirme et complète l’idée que la démarche du sujet en tant qu’auteur prolonge celle du voyageur ; le sujet se laisse assimiler, ou plus exactement désire s’identifier à l’objet de son analyse, afin de contourner le risque défini par Todorov : « La connaissance lointaine est superficielle, erronée »1. La volonté d’identification est d’ailleurs symptomatique de nouvelles méthodes scientifiques proposées par une science comme l’anthropologie. « Tente[r] de s’identifier aux autres »2 est le mouvement crucial engagé par cette discipline en plein développement au moment de l’après-guerre. Todorov poursuit d’ailleurs son analyse en montrant comment l’anthropologie consiste en une série de va-et-vient entre l’identification et la distanciation. Le jeu d’éloignement et de rapprochement est permanent, et vise en dernière instance à ce que le sujet se détache de sa propre culture d’origine afin de s’approprier le temps de l’analyse celle d’autrui : « Le moment fort de cette éducation ethnologique n’est pas la distanciation (par rapport aux autres) mais le détachement (par rapport à soi) »3. Les passages du Cristo pouvant illustrer l’influence sur l’écriture lévienne de la discipline anthropologique montrent alors en quoi l’apparente neutralité adoptée par Levi correspond en réalité au positionnement intermédiaire d’un scientifique comme Ernesto De Martino. Le sujet, en tant que voyageur ou en tant qu’auteur est par nature engagé dans sa narration qui le contraint à alterner continuellement entre l’objectivité et la subjectivité, selon le mouvement décrit par Jean-Paul Sartre à propos de Levi4. Cet engagement, de nature assez intuitive, est d’ailleurs une constante chez les auteurs de notre corpus ; il est par ailleurs si spontané qu’il est rarement explicité. Malaparte en a donné une première définition possible en employant l’adjectif « humain » pour évoquer son expérience ; cette idée plutôt vague trouve un développement et une explicitation dans le portrait dressé par Carlo Levi de Danilo Dolci : si è fermato a Eboli, op. cit., p. XIII-XIV). C‟est donc en qualité de medium attentif que Levi révèle au lecteur la cohésion de tout un univers. 1 Tzvetan Todorov, op. cit., p. 118. 2 Ibid., p. 119. 3 Ibid., p. 123. Par ailleurs, nous renvoyons pour plus de précisions au chapitre Distanciation ou détachement ?, ibid., p. 117-124. 4 Précisons néanmoins que cette nécessité s‟applique à d‟autres auteurs de notre corpus, comme Guido Piovene. L‟une des remarques de son Viaggio in Italia synthétise de ce point de vue l‟ensemble de contraintes qui s‟imposent, aussi bien au voyageur qu‟à l‟auteur : « Si vorrebbe essere venuti quaggiù come uno straniero, un viaggiatore distaccato per vedere nella Sicilia solo una tra le più belle terre del mondo » (op. cit., p. 655). Piovene prouve ainsi, explicitement ou implicitement : 1/ Que les thématiques en compresenza dans la réalité sont trop nombreuses, trop imbriquées les unes dans les autres, et par conséquent 2/ Que le sujet est lui-même nécessairement impliqué dans son observation, et par là même 3/ Qu‟il est contraint de faire des choix, notamment en sacrifiant les lieux communs des récits de voyage, montrant 4/ Que la démarche animant le sujet n‟est pas rigoureusement scientifique mais exprime une sensibilité nécessaire. On peut donc en conclure que « l‟épreuve du Sud », aussi bien vécue que réécrite, place le sujet dans un état d‟incertitude et de contrainte permanent : la radicalité de cette expérience en deux moments atteste à elle seule son unicité. 242 È un uomo semplice, anche se fondato su una solida cultura, che fa azioni di una semplicità e naturalezza addirittura ovvie. Ma all‟origine della sua azione vi è un‟intuizione fondamentale, un‟intuizione che nasce dall‟intelligenza dell‟amore, e che si lega a quella che ha dato efficacia a molti dei più importanti movimenti popolari e nazionali e liberatori del nostro tempo. Questa intuizione non è che il senso vivo e completo, la scoperta, della forza dei piccoli ; dell‟immensa energia che si libera e si crea nel momento stesso in cui l‟esistenza si realizza per la prima volta e prende, per la prima volta, coscienza di sé.1 Les motivations politiques, particulières, ne font que recouper un impératif moral d’ordre plus général, essentiellement humain. C’est peut-être sur ce dernier que nous pouvons dès maintenant revenir dans la mesure où il s’impose comme une constante, un dénominateur commun à de nombreux auteurs de notre corpus. Il est tout particulièrement présent chez Danilo Dolci, mais s’exprime clairement et nommément chez Carlo Levi, notamment dans Tutto il miele è finito, dont la rédaction est contemporaine de la préface aux Racconti siciliani de Dolci, mais également de celle de la préface adressée à Giulio Einaudi pour la réédition de Cristo si è fermato a Eboli. Levi indique d’une certaine manière comment cet amour peut faire office de point de repère dans l’hésitation continuelle entre l’objectivité et la subjectivité. Ainsi, Carlo Levi déclare : [In Sardegna] mille aspetti diversi stanno insieme, e condizioni umane diverse, e diversi visi e attitudini, e attività e sentimenti, spesso contrastanti, sempre difficili a intendersi : un paese oscuro di riserbo, che rifiuta i luoghi comuni e le idee ricevute, ma apre, a chi lo guardi con amoroso interesse, il dubbio di problemi delicati, del nascere e del muoversi primo, dopo lo stagnare dei tempi, e nel quale soltanto le nuove contraddizioni possono forse servirci come l‟intricato, esile filo della conoscenza.2 Cet « intérêt amoureux » trouve un écho plus loin dans l’ouvrage, à travers « l’amore di somiglianza »3 du médecin de la ville d’Orgosolo, ayant choisi de s’établir durablement dans cette petite communauté humaine. Ce personnage est en fin de compte assez similaire à celui, bien réel, de Danilo Dolci, qui a suivi exactement le même cheminement, allant jusqu’à l’identification totale. L’amour lévien est la forme particulière de sa sensibilité, de ce que Giulio Ferroni appelle son « amore concreto per il mondo »4. Il justifie toute sa démarche puisqu’elle se fonde sur un rapport d’égalité, d’horizontalité plutôt que de verticalité qui s’il ne va pas jusqu’à un mouvement d’identification totale manifeste un attachement sincère, réel. « Quella mia terra senza conforto e dolcezza » écrit Levi à propos du village de Gagliano5. Le fait même que Levi soit originaire du Nord n’est en soi pas gênant : « Non è necessario essere dal Sud per raccontarlo », écrit à ce sujet Silvio Perrella6. L’amour devient l’élément discriminant de la représentation de la réalité méridionale dans la mesure où il associe l’intérêt critique du sujet et sa 1 DOLCI, op. cit., p. 9-10. LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 37. 3 Ibid., p. 102. 4 Ibid., p. 19. 5 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 3. Une exception notable est à signaler : seul le personnage de Stefano exprime de façon exacerbée son incapacité à trouver un quelconque attrait au village de son confino. « Nessuna si fa casa di una cella », résume Pavese (Il carcere, op. cit., p. 11) : cette sentence annonce d‟une certaine manière la conclusion de chaque récit de voyage : le départ, l‟adieu à la terre visitée, l‟éloignement définitif. Et ce quelque soit l‟attachement déclaré du sujet au Mezzogiorno, comme un rappel in extremis de leur extériorité et de leur incapacité à saisir le Sud dans sa totalité. 6 Silvio Perrella, « Patria immaginaria », in Narrare il Sud, op. cit., p. 34. 2 243 sensibilité aux nuances. Cet amour récuse par exemple toute tentation d’esthétisation de la misère, dont les occurrences sont pourtant nombreuses. Une scène de Tutto il miele è finito est à ce titre tout à fait éloquente : Levi et ses compagnons de voyages se retrouvent, dans un amphithéâtre romain, confrontés à la difficulté des conditions de vie des réfugiés de l’après-guerre. La scène est profondément descriptive, et s’attache à présenter une vision objective de la scène, restituant en priorité les déclarations des habitants, sans ajout du moindre commentaire. Elle dégage également une atmosphère tragi-comique : les rires se mêlent aux cris désespérés : Dalla parte opposta dell‟anfiteatro si affaccia dal suo buco numerato una vecchia nera vestita di stracci neri, [...] alza le braccia al cielo urlando lamenti, come una folle attrice d‟un teatro classico in quella classica in quella classica diroccata platea. Grida una storia sconnessa della morte d‟un suo figlio, all‟ospedale, per la polmonite. Dev‟essere una scena abituale : nessuno nei vicini di grotta pare commuoversene, anzi le si fanno attorno ridendo e incitandola a continuare il suo lamento.1 La scène décrite est émouvante, dans la mesure où deux éléments se retrouvent associés : un mélange de tragique et de grotesque ainsi qu’une grande neutralité narrative de la part de Levi qui ne renseigne en rien le lecteur sur la teneur de ses émotions. Du fait de l’entrecroisement de ces deux partis pris, la scène est spectaculaire (le terme « spettacolo » apparaît, au paragraphe suivant2) au sens littéral du terme : elle délimite un espace dramatique, redoublé, élargi par le contexte même où elle se déroule, à savoir dans les ruines d’un théâtre antique. Levi met avant tout en valeur la combinaison déroutante de sensations contrastées, qui donne l’impression paradoxale d’avoir affaire à une scène simultanément abstraite (objective) et concrète (car théâtrale). Cette ambivalence permet à Levi de verser dans l’excès de l’une ou de l’autre dimension : cette scène, comme beaucoup d’autres chez Levi, n’est avant tout qu’un nouveau coup de projecteur, portant sur l’un des aspects les plus tragiques de la réalité du Mezzogiorno. Ce coup de projecteur peut d’ailleurs s’avérer cruel, ou du moins impitoyable, comme dans le Diario calabrese. Chaque scène décrite est placée dans une lumière crue qui préfère mettre en valeur l’objet représenté, quitte à oblitérer les nuances : cette vision refuse tout refuse tout recours aux images convenues, mais est aussi une forme d’amour, poussé jusqu’à l’extrême. Le terme apparaît d’ailleurs très clairement, en écho à l’amour de Levi, et consiste en une autre modalité de représentation tout aussi instructive : Parlerò di Cosenza. Scommetto che dopo che avrò parlato di Cosenza parecchi cosentini mi guarderanno male, alcuni mi guarderanno malissimo, un paio almeno mi copriranno d‟improperii. 1 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 41-42. Il apparaît également dans une autre description, cette fois-ci portant sur la Sicile : « Era ancora il solito, tragicamente monotono spettacolo della miseria, forse più triste perché questa era una miseria di città e perciò con un senso maggiore di solitudine e di abbandono » (LEVI, Le parole sono pietre, cit. in Giuseppe Casarrubea, « La Sicilia in Carlo Levi e in Danilo Dolci », in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 52). Le terme de spectacle se suffit à lui-même pour créer une sensation de malaise, mêlant une sensation de détachement avec une sensation d‟attirance ; cette notion finit donc par servir à représenter le monstrum méridional, à la fois fascinant et repoussant. 2 244 Questo dire le cose come le vedo e come le sento e non secondo convenienza e convenzione, mi ha procurato non pochi fastidi, il più grave dei quali risale al 1937. In quell‟anno, e in seguito a un mio articolo su Napoli publicato in un settimanale, il settimanale stesso fu soppresso [...]. Eppure in quel mio articolo c‟era più amore, che in tante esaltazioni della “bella” Napoli. Ma che è amore ? Pesa anche sull‟amore quello scolasticismo che fino a Galileo Galilei aveva dato del mondo e dell‟uomo una immagine a tutto tondo, maneggevole, portatile, proporzionata alla vista e agli altri sensi dell‟uomo [...]. Che è amore ? È la messa in presa del nostro “più profondo” col “più profondo” altrui. [...] Di tutto che in noi è meno truccato per la bella figura della superficie. Di tutto che in noi è più segreto, più brutto, più vergognoso, più inconfessabile. [...] Che me ne faccio della “facciata” ? Napoli io andai a cercarla non in ciò che essa mostra a tutti, ma nei suoi segreti, nelle sue vergogne, in ciò che essa vuol nascondere. E così altre città. Così uomini e cose. [...] L‟indifferente è da temere, non colui che cerca di vedervi dentro. È per il lato brutto, è per il lato cattivo, è per il lato guasto che possiamo avere ingresso negli uomini e nelle cose. E Cosenza ?... Non per schivare il pericolo. È solo partita rimandata.1 L’amour savinien est très complémentaire de l’amour lévien. Tous deux visent à une vision analytique d’un phénomène, non dénuée d’une intention critique. Cet amour est un autre nom du désir de faire corps avec l’essence de l’objet décrit, et non pas de s’en tenir aux seules apparences. L’amour de Levi consiste à faire surgir la dimension monstrueuse latente de la scène de l’amphithéâtre plutôt que d’analyser l’incarnation de cette monstruosité, à savoir la misère de ces hommes et de femmes. Savinio adopte le même point de vue que Levi sur la question, et la prend dans l’absolu, la transposant à celle de la description de la ville de Naples, exemple pouvant s’élargir à tout le Mezzogiorno. L’amour savinien pour Naples consiste à substituer une vision lucide à une vision scolastique, c’est-à-dire celle, tant décriée, d’une partie de l’héritage littéraire des auteurs2. Le propre de cette autre perception est de dépasser les apparences, d’aller à rebours des descriptions communes, de faire la lumière sur toutes les nuances possibles de la réalité, en d’autres termes de recomposer la vérité. D’où le mélange incessant des tonalités, des contradictions, et un sens l’imperfection de ces différents portraits : le Diario calabrese se referme sur un nouvel adieu au Mezzogiorno, tout comme celui qui concluait Capri. Le voyage au Sud des auteurs d’Italie du Nord trouve peut-être dans cette étape obligée de leur expérience une limite posée à leur compréhension du Meridione, à leur assimilation à ce territoire dont ils doivent en fin de compte nécessairement se détacher, pour reprendre leur distance avec lui. La dernière confrontation de Carlo Levi et des paysans est de ce point de vue très éloquente : I contadini venivano a trovarmi e mi dicevano : - Non partire. Resta con noi. Sposa Concetta. Ti faranno podestà. Devi restar sempre con noi -. Quando si avvicinò il giorno della mia partenza, mi dissero che avrebbero bucato le gomme dell‟automobile che doveva portarmi via. – Tornerò, - dissi. Ma scuotevano il capo. – Se parti non torni più. Tu sei un cristiano bono. Resta con noi contadini -. Dovetti promettere che sarei tornato ; e lo promisi con tutta sincerità ; ma non potei, finora, mantenere la promessa.3 1 SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 74. Todorov note également que le risque de la « scolastique » consiste à marquer une trop grande distance entre le sujet de n‟analyse et son objet (op. cit., p. 11). 3 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 234. L‟épisode de la soirée théâtrale consacrée à l‟oeuvre de Gabriele D‟Annunzio semblait d‟ailleurs anticiper cette scène finale de Cristo : « Il quella serata, spogliata la tragedia, dagli attori e dal pubblico, di tutto il dannunzianesimo, restava soltanto un contenuto grezzo ed elementare, che i contadini sentivano proprio. Era un‟illusione, ma mostrava 2 245 L’ouvrage de Levi se conclut sur un adieu ; le voyage dans le Mezzogiorno se conclut inévitablement dans une atmosphère d’inachèvement, comme si son mystère devait irrémédiablement rester entier. Commentant le titre de son livré consacré à la Sardaigne, Levi déclare : « Cerchi, se vorrà, il lettore quel miele, anche a me sconosciuto »1, en référence à un vers de populaire sarde portant sur ce miel symbolisant la part de vérité échappant par la force des choses à l’analyse du sujet et à tout son amour pour cette terre. Ces différents départs apportent la conclusion finale et définitive aux déclarations liminaires des auteurs : impossible pour eux de donner à voir le Sud dans son intégralité, dans toute sa réalité. Un portrait du Sud, si détaillé puisse-t-il être, ne saurait être exhaustif ; il s’agit à la rigueur d’une ébauche, immédiatement démentie par une réalité en perpétuel mouvement. L’urgence qui pousse le sujet à la rigueur doit donc composer avec cette limite inévitable. L’inexhaustivité fait partie intégrante de la nature de ces représentations, tout comme le départ du voyage. Néanmoins si l’amour des auteurs n’empêche pas cette forme d’échec, leur portrait du Sud n’en pas moins valable et porteur d’une signification pour autant ; l’essence de la réalité méridionale leur a été révélée, l’identité de cette partie de l’Italie leur est furtivement mais réellement apparue. Dépasser les apparences, chercher la vérité derrière les images convenues, percevoir et révéler l’essence ne sont pas des démarches inutiles, car le sujet cherche à faire revivre le Sud qu’ils ont parcouru pour le faire connaître et reconnaître par le Nord. L’inexactitude et l’imperfection ne sont en rien des obstacles à la pertinence de ces tableaux ramenés du Mezzogiorno. Les auteurs sont désormais capables de faire entendre la voix de cette Italie oubliée dans le Nord, de la mettre en lumière. L’expérience du Sud n’est en rien un moment ponctuel dans la vie de quelques individus, porteuse d’une signification pour eux seuls, mais bien à l’échelle de toute l’Italie. la verità. D‟Annunzio era uno dei loro ; ma era un letterato italiano, e non poteva non tradirli. Egli era partito di qui, da un mondo senza espressione, e aveva voluto sovrapporgli la veste brillante della poesia contemporanea [...] Il suo tentativo non poteva essere che un tradimento e un fallimento. [...] I due mondi malamente fusi nella vuotezza estetizzante, tornavano a scindersi, poiché ogni loro contatto è impossibile » (p. 161-162). Nord et Sud doivent immanquablement se séparer, malgré leur proximité éventuelle : le départ de Carlo Levi en apporte la preuve la plus éloquent à la fin de l‟ouvrage. 1 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 33. 246 L’ULTIME ÉTAPE ? LA SIGNIFICATION DE « L’ÉPREUVE DU SUD » L’INFINI ET L’INDÉFINI : LE COMBAT ACTUEL DU MEZZOGIORNO Du propre aveu de leurs auteurs, ayant renoncé à tout désir d’exhaustivité, les portraits du Sud de notre corpus sont imparfaits. Sans pour autant inexacts, erronés, ces derniers présentent une image du Sud immédiatement contredite par la réalité. À ce titre, le Diario calabrese rencontre les mêmes limites qu’un ouvrage classique sur cette région de l’Italie comme le Giornale di viaggio in Calabria di Giuseppe Maria Galanti, écrit en 1792. On peut alors légitimement se demander si cette difficulté est en mesure d’être contournée par les auteurs – le tableau qu’il dresse du monde méridional garde-t-il sa force, sa pertinence ? Tous ces récits possèdent en commun une même intention descriptive : il ne s’agit pas de donner du Sud la vision la plus exacte possible (autrement dit de proposer une copie conforme du réel) mais la plus vraie possible. Si ces différents ouvrages ont quelque chose de l’art photographique dans leur vision du Sud, c’est bien dans la mesure où l’image qui est offerte à l’observateur lui fait entrevoir un autre plan, un second niveau d’interprétation, lui fait considérer ce qu’il a sous les yeux d’une autre manière1. Cette capacité est accrue en littérature dans la mesure où chaque auteur manifeste obligatoirement une intention représentative. Dans le cas qui nous occupe, il ne s’agit peut-être pas tant de faire voir une image que de faire entendre une voix. Si les récits de voyage des auteurs d’Italie du Nord apportent une nouveauté à ce genre, cette dernière réside dans la capacité à donner la parole, ou du moins à la rendre, comme on peut le constater aussi bien dans les Racconti siciliani de Dolci que dans le Viaggio in Italia de Piovene, en dépit de leurs options narratives respectives. Chacun de ses ouvrage s’apparente à une partition polyphonique, dont l’agencement souvent habile – comme celui de Carlo Levi pour le Cristo si è fermato a Eboli – indique que la mosaïque composée doit in fine produire, au-delà de l’apparence, un sens, une impression globale2. Un portrait n’est jamais neutre : une part plus enfouie de la personne représentée est 1 Notons d‟ailleurs que la comprensenza de deux plans historiques, passé et présent, contribue à donner aux descriptions (qu‟il s‟agisse des paysages naturels ou humains) une impression de profondeur. Le passé est souvent mis à profit en tant qu‟outil indirect d‟analyse. « Le fatiche d‟oggi si svolgono sugli avanzi delle civiltà sepolte », remarque Piovene en Calabre (op. cit., p. 676). Le présent s‟inscrit dans le prolongement du passé, permettant dans un premier temps d‟affirmer une continuité, mais dans un second temps d‟interroger la capacité du Sud actuel de s‟adapter à une conjoncture inédite représentée par l‟enjeu de la modernité. 2 Franco Cassano fait d‟ailleurs remarquer que la « molteplicità delle voci » est l‟essence même du Mezzogiorno et de son esprit, ce qu‟il appelle lui-même le pensiero meridiano (Il pensiero meridiano, op. cit., p. 8). Il est donc inévitable que les œuvres portant sur le Mezzogiorno fasse entendre quelques unes de ces innombrables voix, sans qu‟il soit obligatoirement besoin de les nommer explicitement (ce qui est le cas chez Levi comme chez Piovene), quitte à générer des « dissonanze » (p. VI). Il s‟agit dans ce cas particulier de juxtaposer ces voix à la perception erronée de la réalité méridionale, afin d‟attirer l‟attention du lecteur sur les divergences, les incohérences, les « scarti », pour reprendre le terme de Franco Cassano. Tout doit pouvoir être entendu, perçu d‟une manière ou d‟une autre, à plus forte raison si un silence pèse sur les objets ou individus concernés, comme les femmes, dans la Calabre d‟Alberto Savinio. « È la maggior partecipazione della donna alla vita sociale che determina la maggiore civiltà ? » s‟interroge-t-il (Diario calabrese, op. cit., p. 48). Chaque voix individuelle représente un aspect plus général de la société du Mezzogiorno et de sa situation au moment de la descente des auteurs du Nord. La meilleure preuve qu‟il est possible d‟en donner se trouve chez Carlo Levi qui choisit de briser un silence particulier, celui qui entoure la présence de la mafia, observant « il ritegno e il timore di parlarne come di una cosa reale » (LEVI, Le parole sono pietre, cit. in Rocco Sciarrone, « La mafia e le sue immagini », in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 69). Levi va à l‟encontre de ce silence pesant, donnant, à l‟instar de Danilo Dolci, la parole aux familles des victimes de la 247 mise au jour par l’artiste. Par conséquent, quelle orientation, quelle pose les auteurs font-ils prendre au Mezzogiorno et à l’identité méridionale ? Cette seule question concentre en elle un ensemble d’enjeux dont le plus crucial n’est autre que le sens de « l’épreuve du Sud » elle-même ; elle est l’aboutissement de cette expérience hors du commun, et n’engage pas nécessairement de simples critères esthétiques ; elle implique davantage un aspect politique, social, humain : c’est avant tout son actualité qui lui confère toute sa force. Qu’il s’agisse du temps du voyage ou du temps de la réécriture, l’expérience méridionale du sujet a pour première conséquence de contribuer à corriger une approximation (selon l’expression de Cassano) dans la manière d’appréhender et de représenter le Sud. La principale qualité du sujet, en ce sens, a été son acuité, c’est-à-dire la façon analytique et critique d’appréhender son environnement, depuis le problème de définition de la frontière jusqu’à la recherche de l’essence de l’univers méridional. La qualité de ce regard ne renvoie pas seulement à des critères purement esthétiques : elle renvoie aussi à une intention politique, infiniment plus concrète. Comme le rappelle Savinio, l’esthétisme occulte la réalité : « L’arte pura ha sostituito l’arte da interpretare come una sciarada. Ed è più noiosa »1. La réalité du Mezzogiorno ne doit plus être contemplée, regardée de façon distancée – et à plus forte raison si la stylisation empêche toute proximité – mais analysée de façon rapprochée, synoptique : « Quello che noi compiamo è un viaggio in Italia, e non un inchiesta sulla miseria e la disoccupazione », rappelle Guido Piovene2. L’originalité du récit de Piovene tient d’ailleurs à cette pluridimensionnalité qui fait ressembler le Viaggio in Italia à une enquête journalistique de grande ampleur ainsi qu’à un guide de ce secret porté par la civilisation et la culture méridionale et une étude politique, socio-économique de l’Italie d’après-guerre. Chaque récit offre avant tout une miniature de la mosaïque globale du Mezzogiorno, tâchant de n’omettre aucune des thématiques centrales actuelles du Mezzogiorno de l’entre-deux-guerres et de l’après-guerre. La raison en est simple : une connaissance élargie du Mezzogiorno, conduisant à une large évocation d’un ensemble de thématiques, permet au sujet d’aller à rebours des préjugés, des idées convenues. Cet impératif s’exprime à de nombreuses reprises chez Piovene : « Tra i frutti del mio viaggio è la constatazione di quanto poco corrispondono i luoghi comuni sul Mezzogiorno alle situazioni di fatto »3. « Qui cadono veramente molti luoghi comuni sull’Italia meridionale »4, écrit-il ailleurs : c’est l’expérience même qui déconstruit les préjugés, les idées reçues, les mythes conditionnant la représentation, enracinés dans les mentalités, nécessitant un véritable effort5. Mais il est intéressant de voir que les préjugés et les mythes déconstruits concernent aussi bien ceux fabriqués dans le Nord que dans le Sud : l’exigence de mafia, créant in fine les « immagini di un dramma simbolico » (p. 70). La voix incarne abstraitement mais possède une force que les auteurs savent mettre en avant. 1 SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 36. 2 PIOVENE, op. cit., p. 638. 3 Ibid., p. 664. 4 Ibid., p. 477. 5 « Non è facile sradicare dalla mente deli uomini idola così tenacemente ed emotivamente proiettati », écrit à ce propos Piero Bevilacqua, op. cit., p. 9. Le Mezzogiorno représente « un tratto clamoroso di inattualità, rispetto del resto del paese », notamment du fait de ses « ingredienti spettacolari » (p. 12) : la démarche du sujet consiste ainsi à réduire cette distance d‟incompréhension, à éclaircir la vision portée sur le Sud, mais surtout lui rendre une actualité, c‟est-à-dire lui donner une place à part entière donc un contexte socio-économique, politique et humain, celui de l‟Italie d‟après-guerre, théâtre de tensions et de modifications profondes de la réalité. Cette partie, si originale, doit pouvoir réintégrer le tout. 248 clarté amènent les auteurs à les mettre en parallèle mais également à les interroger simultanément : « Il Sud è soprattutto vittima di stereotipazzioni elaborate dall’interno o di immagini esterne, costruite su di esso o per esso, che qui vengono acquiste o fatte proprie », synthétise Stefano De Matteis1. L’approche pluridimensionnelle de la réalité est le moyen de contredire les préjugés du Nord : chacun des portraits du Sud ramenés d’une expérience in situ a pour but de les confronter à une réalité en contradiction, entraînant un ensemble de corrections sur lesquelles nous sommes revenus plus haut. Le mythe du Sud pose d’autres problèmes dans la mesure où il est d’une certaine façon construit en réaction aux images convenues crées dans le Nord ; cette variante moderne du mythe se rattache néanmoins à une intention commune à tous les mythes, mêmes les plus anciens, dans la mesure où il donne « signification et valeur à l’existence »2. Ce mythe méridional à part entière donne une certaine lecture de la réalité, allant parfois jusqu’à s’incarner et générer l’effet de brouillage qui fait dire à Guido Piovene : « Le due Napoli confluiscono »3. La Naples réelle et la Naples imaginaire se retrouvent en comprensenza dans la réalité des faits ; mais cette contradiction n’incite guère Piovene à la résoudre nettement, à trancher, puisque le mythe du Sud possède une forme de vérité. Les apparences d’un objet ne démentent pas nécessairement son essence ; par conséquent, l’interrogation sur le mythe du Sud va se déplacer vers son actualité, vers la manière dont il éclaire la situation du Mezzogiorno de l’immédiat aprèsguerre. Il ne va plus faire l’objet d’une analyse critique frontale, contrairement aux idées reçues du Nord, mais d’un questionnement plus indirect ; le sujet ne cherche pas à détruire le mythe du Sud mais à mettre en perspective son rôle à l’heure de profonds changements. Piovene synthétise le problème par la formulation suivante : Accarezzare il carattere napoletano, adularlo, farsene un mito ; oppurre introdurre in esso elementi trasformatori, i quali toglieranno a Napoli molto del suo carattere di città speciale, assimilandola alla norma europea ; ecco il motivo di contrasto tra i napoletani stessi ; ma quasi tutti, come ho detto, mi sembrano ondeggianti tra l‟autocritica e l‟autoincanto. La tradizione liberale e riformistica, il cui ufficio è sempre stato critico, ritiene che il “vivere napoletano” sia ormai ridotto a una facciata, direto la quale è il vuoto ; e che, se non si pensa a riempire quel vuoto instaurando forme di vita più idonee al mondo occidentale, tutte le predicazioni possono irrompervi, comunismo compreso. 4 1 « Cantiere di sopravvivenze », in Narrare il Sud, op. cit., p. 65. Mircea Eliade, Aspects du mythe, op. cit., p. 12. Le mythe du Sud est avant tout une arme d‟auto-défense, à l‟image de tous les mythes, de tous les récits fondateurs d‟une société, mais fonctionne surtout comme l‟expression d‟une sorte de peur, d‟impuissance latente. C‟est en tout cas ce qu‟il ressort de l‟analyse conduite par Ernesto De Martino des phénomènes magiques, qui incarnent une vision mythifiée de l‟univers sensible : « Il momento magico […] soddisfa il bisogno di reintegrazione psicologica mediante tecniche che fermano la crisi in definiti orizzonti mitico-rituali e occultano la storicità del divenire e la consapevolezza della responsabilità individuale » (Sud e magia, op. cit., p. 181). Cfr. également : « L‟essere-agito-da che sta alla base della magia […] costituisce infatti la contropartita individuale e psicologica dei limiti dell‟agire civile e laico in una data società e in una data epoca » (p. 183). La réaction humaine poussant vers la magie, ayant pour corollaire le recours à une lecture mythique du monde démontre ainsi que l‟autonomie méridionale repose sur des bases particulièrement fragiles. C‟est dans la crainte de cette perte que l‟apparition du mythe du Sud prend tout son sens ; il donne à voir une certaine lecture de la réalité, sciemment élaborée, dont le but est de préserver une intégrité, une autonomie du Sud face à ses métamorphoses brutales et incontrôlées. 3 PIOVENE, op. cit., p. 453. C‟est d‟ailleurs cet effet de brouillage qui incite Savinio à décanter la vision d‟une ville comme Naples, afin de séparer les apparences de l‟essence, le vrai du faux. C‟est d‟ailleurs peut-être dans le Diario calabrese que la représentation du Mezzogiorno développe le plus l‟idée d‟un monde basé sur des rapports de force conflictuels. Vittorio Cappelli en fait d‟ailleurs la liste dans son introduction à l‟œuvre, repérant des « polarità e binomi di non poco conto (natura/cultura, civiltà pastorale/civiltà meccanica, nord/sud, uomo/donna) » (Diario calabrese, op. cit., p. 13). La dernière section de cet ouvrage, Partita rimandata, apporte ainsi l‟ultime élément de cette liste : le rapport mythe/réalité sert de cadre global à cet ensemble d‟oppositions. 4 Ibid., p. 440. 2 249 L’interrogation autour du mythe napolitain révèle l’incertitude qui est celle de la perspective historique à laquelle le Mezzogiorno se retrouve confronté. Le Sud est solidaire des mutations de l’Italie d’après-guerre ; impossible désormais d’en faire une simple périphérie abstraite sur laquelle l’Histoire se contenterait de glisser. La Lucanie qu’a connu Carlo Levi n’est plus exactement celle de Guido Piovene ; le fascisme et surtout la guerre ont marqué de façon indélébile un changement radical du contexte politique, économique, social, une mutation irréversible1. Les nuances que les auteurs introduisent en permanence dans leurs descriptions trouvent leur principale raison d’être : le monde méridional actuel est particulièrement hésitant. Piovene en fait la constatation à Naples : « Il suo problema non è soltanto risanarsi ma anche quello di definirsi, in un modo o nell’altro, di fronte al trasformarsi delle condizioni di vita »2. En plus du contenu même de « l’épreuve du Sud », la vision synthétique de Piovene du Mezzogiorno d’après-guerre nous permet de nos demander si ce n’est pas également le contexte historique où elle se situe qui donne tout son prix au voyage de ces hommes d’Italie du Nord. C’est le voyage au Sud lui-même qui s’apparente à un unicuum : Viaggiare oggi nel Sud è un‟esperienza irrepetibile. Chi ripeterà, tra non molti anni questo “viaggio in Italia” troverà un Sud diverso non soltanto nell‟apparenza ma anche nell‟indole morale. Oggi vi è sdoppiamento.3 On comprend grâce à Guido Piovene l’imperfection inévitable de la représentation du Mezzogiorno : il est impossible de donner une forme définitive à un univers en mouvement, aux mutations encore trop imprévisibles. La nouvelle perspective historique en cours de construction et de complication met les auteurs au cœur d’un véritable bouleversement civilisationnel rendant obligatoire une redéfinition de l’identité méridional, une sorte de mise au point. Cette « ancora indeterminata modernità »4 repérée par Levi en Sardaigne commence à s’incarner mais conserve dans le même temps une large part d’imprévu : les possibilités sont innombrables et alimentent l’hésitation dans sa confrontation, larvée ou ouverte, avec un élément fondateur de la civilisation méridionale, son « antichità infinita », pour reprendre la formule d’Ungaretti5. L’indéfini entre en conflit avec l’infini. Les deux notions 1 Comme l‟explique par ailleurs Piovene : « Il Sud esce oggi da una lunga e progressiva decadenza di cui la guerra è stata solo l‟ultima tappa » (ibid., p. 488). Cette déclaration confirme l‟idée de Guido Crainz pour qui l‟année 1945 est bien un pivot dans l‟histoire du XXe siècle en Italie. À ce titre, la Seconde Guerre Mondiale n‟a fait que reproduire l‟évolution inédite apportée à la condition humaine du Mezzogiorno par la Première Guerre Mondiale, au terme de laquelle « [i contadini] cominciavano a smettere i panni del cafone per assumere, in maniera del resto molto umile, quelli del cittadino di una nazione moderna » (Piero Bevilacqua, op. cit., p. 123). Après 1945, les transformations ne se limitent pas au seul champ social. La modernité qui se met à se développer à l‟échelle de toute la région concerne un véritable réseau de domaines en relation les uns avec les autres, avec pour conséquence une série d‟hésitations et d‟interrogations : l‟Italie méridionale va devoir changer sans réellement savoir la manière dont sa mosaïque va évoluer. 2 PIOVENE, op. cit., p. 436. Piovene engage surtout le lecteur à prendre conscience de la fragilité du monde méridional (terre de l‟immuable, de la lenteur), notamment en raison des incertitudes qui entourent sa brusque plongée dans l‟accélération, dans l‟impulsion de la modernité qui risque de modifier radicalement l‟essence du Sud mais avant tout ses apparences : « I viaggiatori romantici devono però affrettarsi : quelli di domani vedranno una Calabria trasformata », prévient-il en conclusion de son étude de cette région (p. 694). L‟auteur du Viaggio in Italia fait d‟ailleurs une allusion ironique à cette tradition du voyage au Sud ; même si le Grand Tour se réactualise sous forme de Grand Tourisme, le décor de ces démarches est en train de se modifier pour jamais. 3 Ibid., p. 856. 4 Giulio Ferroni, in LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 22. 5 UNGARETTI, op. cit., p. 72. 250 sont, littéralement, sans commune mesure. C’est d’ailleurs cette incapacité à mesurer les changements, à définir précisément leur influence qui frappe Piovene : Attraverso il Mezzogiorno, oggi così schiumoso e rumoroso di problemi attuali, si passa, per così dire, al di là, in una zona si silenzio ; si riprendre distanza ; si ritrova (ancora per poco) un‟esistenza misurata su diverso metro. Non è il mondo di ieri, ma non è ancora il mondo d‟oggi.1 Piovene est sensible à la dialectique méridionale2 qui s’exerce dans les régions qu’il parcourt tout au long de son voyage, dans la mesure où elle place un monde à une sorte de croisée des chemins, face à la nécessité de confronter les éléments fondamentaux de son identité à ceux d’un élément extérieur, la modernité, que le Sud doit subir au lieu d’assimiler. La présence de « residui arcaici »3, des traces du passé prend alors tout son sens, puisque ces manifestations originales du passé dans le présent sont paradoxalement les plus fragiles : leur permanence est véritablement sujette à interrogation4. Elle semble d’ailleurs diviser la classe politique et intellectuelle, comme Piovene le constate à Naples : Ammirare troppo il folclore, il colore napoletano (e meridionale in genere), estasiarsene, farsene un idolo, oggi è poco gradito anche ai meridionali più intelligenti. [...] “Bisogna inserire il Sud” mi dice [...] Franco Compagna, “in un sistema occidentale, nelle sue idee, nei suoi costumi. Perciò, combattere l‟idea di una civiltà del Sud da lasciare incontaminata, una entità ondeggiante fra il mistico, il mitico e il magico, una venerabile miscuglio di anacronismi e di stranezze”. [...] Pensano che che tutto il Sud, ma Napoli in modo speciale, non siano affezionati profondamente a quel colore locale, a quel meridionalismo, del quale abusano romanzieri e cronisti. [...] Non dimentichiamo, ascoltandoli, che la profonda inclinazione del Sud, soprattutto di Napoli, è razionale, quasi razionalista. 5 L’opinion de l’intellectuel napolitain cité par Guido Piovene fait la synthèse de l’entre-deux où se trouve le Mezzogiorno au sortir de la guerre. La citation mêle de façon assez significative les deux questions majeures que nous avons évoquées, à savoir le problème de la représentation du Sud ainsi que celui de la permanence de la civilisation magique méridionale. Ces deux thématiques méritent d’être liées dans la mesure où elles concernent respectivement l’apparence et l’essence du Meridione. Le Sud est confronté à 1 PIOVENE, op. cit., p. 789. Le mot « dialettica » est d‟ailleurs bien présent dans le texte, concernant la Sicile (ibid., p. 602). Concernant la Calabre, Piovene écrit également : « È l‟unica regione del nostro paese in cui si assiste ad un passaggio tra due termini entrambi sani ; il primitivo autentico e la modernità convinta » (p. 698). La transformation calabraise est exemplaire, elle illustre positivement l‟issue de cette dialectique subie par le Sud, aux résultats parfois peu concluants. D‟où l‟atmosphère incertaine, hésitante d‟une grande partie de la région. « [La Sardegna] inizia la propria avventura nella vita moderna partendo da un fondo arcaico » remarque-t-il (p. 714), posant le fond du problème, à savoir la permanence de formes archaïques fondamentales dans l‟identité méridionale, fragiles face aux mutations violentes de la modernité. 3 Ibid., p. 490. 4 Un changement civilisationnel se met progressivement en place dans le Sud, remettant notamment en question la place de l‟univers magique, surnaturel. « Tuttoria in Lucania, un regime arcaico di esistenza impegna ancora larghi strati sociali, malgrado la civiltà moderna », remarque Ernesto De Martino dans son étude dans le Mezzogiorno d‟après-guerre (Sud e magia, op. cit., p. 89). Reste que la transformation de la civilisation archaïque en civilisation moderne bouleverse le cadre d‟expression de ce rapport au surnaturel, notamment du fait de l‟affaiblissement du lien avec la Nature, à laquelle se substitue le monde urbain. « È del tutto naturale che proprio nel dominio dove il rapporto con la natura è meglio controllato, le tecniche magiche siano destinate a scomparire più rapidamente che altrove » (p. 64), précisait auparavant De Martino. On comprend alors l‟hésitation du Sud à accueillir un élément destructeur, ou plutôt déstructurant. Cette nouvelle dialectique apparaît comme le véritable enjeu du Mezzogiorno en tant que culture originale, dans la mesure où, comme le précise De Martino « l‟alternativa fra « magia » e « razionalità » è uno dei grandi temi da cui è nata la civiltà moderna » (p. 7). Une saison inédite de cette opposition s‟ouvre au moment où les « eterne nebbie del crai » où Levi plonge la civilisation paysanne se dissipent (Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 185). Mais son issue semble vouloir écrire un nouvel acte de la tragédie méridionale, prolongeant sa mécanique immuable. Beaucoup, dans ce Sud nouveau, possèdent, comme l‟écrit Piovene, la « sorda coscienza che niente verrà » (op. cit., p. 858). 5 PIOVENE, op. cit., p. 427. 2 251 un choix crucial, puisqu’il ne peut qu’influer sur l’identité méridionale, au risque de la voir s’effacer, une nouvelle fois assimilée de force à un élément extérieur ambivalent, capable de générer des effets contrastés selon l’endroit où il choisit de s’incarner et de s’enraciner. Certaines zones de la Sardaigne lévienne contribuent à nourrir cette réflexion déterminante dans l’histoire de la région : « Carbonia, questo ghetto minerale, è senza radici, senza passato : una vita di oggi, una lotta di oggi »1. Toute l’ambivalence de la ville de Carbonia, symbole de la modernité dans ce qu’elle a de moins séduisant, de plus impersonnel (rappelant en cela le topos de la ville tentaculaire hérité du XIXe siècle littéraire), consiste à contrapposer un enjeu humain, actuel, à un arrière-plan hiératique, dépourvu d’âme, en complète contradiction2. Les auteurs perçoivent donc au sein même de la société méridionale les conséquences de cette ambivalence, générant deux types de réactions distinctes. La première consiste à manifester « un’intraprendenza, una voglia di fatti eccezionale »3, une volonté réelle de changement à laquelle se juxtapose la seconde qui manifeste avant tout une hésitation fondamentale. Piovene, qui a l’occasion d’observer l’expression de ces deux tendances, peut ainsi résumer en conclusion de son expérience dans le Mezzogiorno : Il vecchio Sud genera un‟anima dissimile dalla sua. Degradato durante il Regno, dopo aver toccato con la guerra e con l‟invasione il fondo della decadenza, quel vecchio Sud non sa più offrire che immagini di estenuazione. Nemmeno l‟uomo più legato alle abitudini della propria cultura potrebbe desiderare di conservarlo ; esso non ha più la forza di vivere, soprattutto perché si è svuotata la civiltà di cui gli aspetti tristi erano il lato negativo. Ora che la trasformazione è avviata, si vede anche meglio di prima fino a che punto fosse urgente. [...] Sotto lo splendore dei luoghi, la gentilezza naturale del popolo e gli estremi barlumi di una civiltà che fu grande si scoprono gli abbondanti residui del vecchio Sud.4 1 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 55. La modernité fait perdre de vue l‟identité méridionale dans la mesure où elle se parvient pas à s‟intégrer à cette dernière, ne serait-ce qu‟en étant en contradiction physique, objective, avec elle : le monde urbain est l‟exact opposé du monde naturel. « La trasformazione del mondo meridionale è veloce. Dove è morta la vecchia civiltà, e non ne subentra una nuova, si ha un intervallo di vuoto, di grigiore e di noia » écrit Piovene (op. cit., p. 662). C‟est bien la disparition de la couleur méridionale qui interpelle Piovene mais également Carlo Levi, puisqu‟elle n‟est autre que le signe avant-coureur d‟une perte possible de toute l‟identité méridionale. Mais il ne faut pas pour autant soupçonner Levi (comme cela fut le cas de la part de certains de ses contemporains) de vouloir effectuer « una sorte di valorizzazione dell‟arretratezza » (Giuseppe Carlo Marino, « Carlo Levi : il meridionalismo, i contadini e la rivoluzione liberale », in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 16). Levi n‟entend que se faire écho du « lamento di un mondo che sta finendo e che il viaggiatore cerca di vedere e trattenere, facendolo proprio e offrendolo a coloro che, come noi, avrebbero vissuto le trasformazioni che egli sentiva nell‟aria » (Giulio Ferroni, in LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 26). Levi ne fait que donner une image d‟un monde dont les jours sont comptés, à la manière de l‟hôtel de D. H. Lawrence : « L‟albergo ormai è venduto all‟industriale Marzotto che tra pochi mesi lo demolirà per construirne un altro moderno e privo di tradizioni letterarie. Dalla porta dove era la cucina del padrone, esce una donna che sembra una monaca ; ed io lancio l‟ultima occhiata fuggevole attraverso quel moribondo spiraglio » (p. 78). 3 PIOVENE, op. cit., p. 619. Il est d‟ailleurs intéressant de noter que Piovene choisit d‟illustrer cette tendance à travers, par exemple de l‟activité archéologique sicilienne, dont il résume la démarche de la façon suivante : « Il capitolo dell‟archeologia, questo moltiplicarsi in tutti l‟isola di terreni di scavo, è tra lenote dominanti della Sicilia d‟oggi […]. L‟intento è quello di mettere in valore l‟isola ; gli enti da cui viene l‟impulso sono enti politici, la Regione e il Turismo che ne fa parte ; è dunque un impulso politico, economico ed industriale, manifestazione cospicua dell‟attivismo siciliano post-bellico. [...] E vi è una specie di segreta affinità nell‟attivismo, tra coloro che scavano e restaurano monumenti, e coloro che invece li vorrebbero eliminare, in nome della vita e dell‟avvenire » (p. 620). Les contradictions sont toujours présentes, et sont d‟autant plus intéressantes qu‟elles s‟entrecroisent et se complètent les unes les autres ; ces tensions illustrent néanmoins deux aspects contrastés de « l‟illimitata forza creatrice » de cette région, selon l‟expression de Levi (DOLCI, op. cit., p. 10), ainsi qu‟un véritable exemplum de la manière dont l‟État et ses représentants locaux doivent accompagner la mise en lumière, la mise au jour de la richesse culturelle méridionale, en tentant de trouver une conciliation entre un impératif de modernisation de la région et une place à trouver pour le Mezzogiorno du passé. La compresenza doit pouvoir continuer d‟être réactualisée et incarnée in situ. 4 Ibid., p. 856-857. 2 252 La coexistence de ces poussées contradictoires donnent en fin de compte à Piovene l’impression d’effectuer un « viaggio tra i paradossi »1, qui l’amène in fine à conclure à propos du Sud que « la sua civiltà si è svuotata, e si dissolve, anché perché lo stesso Sud non l’ama, e vuole diventare altro »2. Mais cette volonté de changement n’est en rien évidente dans sa réalisation, dans la mesure où elle nécessite une rupture nécessaire avec une partie de son passé pour pouvoir être assimilée à la nouvelle norme représentée par la modernité. La civilisation magique, emblématique de la spécificité méridionale, doit ne plus exister qu’à l’état de simple residuo, de simple trace, c’est-à-dire de renoncer à son statut de pratique unificatrice dans la société. La fin de l’étude d’Ernesto De Martino est à ce titre très révélatrice. Homme du Sud, De Martino n’hésite pas à exhorter les méridionaux à renoncer à l’usage courant des pratiques magiques : Anche per la gente meridionale si tratta di abbandonare li sterile abbraccio con i cadaveri della loro storia, e di dischiudersi a un destino eroico più alto e più moderno di quello che pur fu loro nel passto : un destino che non sia una fantastica città del sole da fondare tra le montagne di Calabria, ma una civiltà terrena unicamente affidata all‟ethos civile [;] impallidirà anche il fittizio lume della magia, col quale uomini incerti in una società surrogano, per ragioni pratiche di esistenza, l‟autentica luce della ragione.3 Ernesto De Martino invite le Mezzogiorno à abandonner la civilisation magique, du moins à s’en détourner pratiquement, ne plus en faire un élément inamovible de la société humaine. Un autre lien doit voir le jour, tout aussi humain, mais d’ordre plus universel : « Il nostro Mezzogiorno potrà dirsi rinato quando tutti coloro che vi nascono si sentiranno legati alla loro terra con legami più veri di alcune abitudini inerti »4. Cette transformation est censée alors marquer une entrée dans une autre forme de civilisation, une autre forme d’expression sociale, mais ne se fait pas sans une forme de violence, de renoncement résigné, en quelque sorte. « Il Sud, sotto l’azione dei nostri tempi, si diffonde e si autodistrugge », note également Piovene5. Le comportement est presque schizophrène et montre que la questione meridionale est bel et bien un enjeu crucial pour l’Italie d’après-guerre, et nécessite une attention et une visibilité nationale. 1 Ibid., p. 859. Ibid., p. 869. 3 DE MARTINO, Sud e magia, op. cit., p. 184. Parmi ces voix du Sud, dont certaines sont parfois relayées dans les récits des écrivains d‟Italie du Nord, notons également celle de Giuseppe Tommasi di Lampedusa, dont le roman historique Il gattopardo (Milan, Feltrinelli, 1963 [2004]) met en perspective la question de la volonté de changement de la population sicilienne. Une scène emblématique de l‟œuvre se joue entre le prince Salina et le représentant de la maison de Savoie, Chevalley. Le discours du prince brasse plusieurs siècles d‟Histoire pour parvenir à la conclusion que les événements qui l‟ont constituée ont glisse à la surface de la Sicile, restée toujours extérieure aux mutations parfois radicales que chaque conjoncture historique a apporté. « Il sonno, caro Chevalley, il sonno è ciò che i Siciliani vogliono, ed essi odieranno sempre chi li vorrà svegliare, sia pure per portar loro i più bei regali (p. 162). Le pessimisme de cette lecture historique achève donc de prouver que la Sicile (et éventuellement à travers elle tout le Mezzogiorno) doit en fin de compte rester hermétique aux transformations actuelles et garder inévitablement une distance avec les forces extérieures, comme celles de l‟État. Cette réflexion de l‟aristocrate sicilien remonte à l‟époque du Risorgimento, tournant décisif dans l‟histoire de la nation italienne, et jette une lumière contrastée sur l‟Italie d‟après-guerre où le livre de Lampedusa est publié. Elle interroge la capacité de la République italienne, comme celle de tout autre régime politique, à résoudre la questione meridionale. 4 PIOVENE, op. cit., p. 860. 5 Ibid., p. 869. Cette remarque évoque par ailleurs une observation de Carlo Levi sur la société paysanne de Lucanie qui oscille en permanence entre un désir de révolte et une « volontà di annichilimento, suicida » (Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 125). Pour espérer garder son autonomie, le Sud doit accepter de s‟assimiler de lui-même à une autre forme de civilisation, accomplir une nouvelle fois ce qu‟il a dû subir tout au long de son Histoire. Mais la mutation est inédite : l‟introduction généralisée de la modernité entre en contradiction avec la vocation à entretenir l‟immuable. C‟est l‟essence même du Sud qui est réinterrogée. 2 253 « La Sicilia di oggi assomiglia a un adolescente » résume Piovene dans une formule qui pourrait parfaitement s’appliquer à toute la région du Mezzogiorno1. Son apparence et son essence sont en pleine mutation ; le voyage au Sud des écrivains d’Italie du Nord correspond à un nouveau tournant de l’histoire de cette région. Comme toutes les forces extérieures, la modernité apparaît incontrôlable et nécessite de la part de la société méridionale elle-même un effort d’assimilation devant cette nouvelle norme civilisationnelle, déjà développée dans tout le reste de l’Europe. La conjoncture historique ouverte par la fin du conflit mondial invite le sud de la péninsule à effectuer cette métamorphose. Reste que les années de l’immédiat après-guerre ne ressemblent en rien à l’époque du Risorgimento et à son régime monarchique venu se substituer arbitrairement à celui des Bourbons, dans la mesure où aucune consultation réelle de la population n’avait eu lieu. L’années 1945 a permis de révéler au pays tout entier une « forza storica potenziale determinante »2 ; la République italienne naissante est dans l’obligation de prendre en compte cette zone délaissée de l’Italie afin de la rendre partie prenante des destinées du pays. Les auteurs du Nord réécrivent leur expérience en plein cœur d’un moment méridional ; l’écho politique, socio-économique de la questione meridionale s’incarne dans leurs écrits. Ils deviennent les porte-paroles d’une identité méridionale en cours de transformation, en pleine interrogation. Mais la lumière portée sur ces hésitations sont loin d’être neutres : la proximité acquise avec l’univers méridional incite les auteurs à poser les fondements d’un nouveau rapport au Sud. NORD ET SUD : LE TRACÉ D’UN NOUVEL ITINÉRAIRE L’enjeu que revêt le Mezzogiorno d’après-guerre, largement décrit par les auteurs, anticipé par celui de la période fasciste, mais également en lien avec celui des premiers méridionalistes du vingtième siècle, n’est pas seulement idéologique. L’identité méridionale est certes à ce moment-là l’objet d’une interrogation aux implications presque ontologiques : il s’agit de savoir si l’essence même du Sud peut préserver toute son intégrité en dépit de l’acceptation nécessaire de la modernité. Cet élément extérieur, incompatible par nature, objectivement, contient en lui le germe d’une déstructuration irréversible de la civilisation méridionale traditionnelle ; le flux héraclitéen du temps, immuable, est menacé d’être bouleversé. La vitesse va se substituer définitivement à la lenteur. Cet autre couple de notions antithétiques préfigure un nouvel affrontement frontal mais déséquilibré, une péripétie supplémentaire dans l’histoire tragique de la zone. On sent très nettement que les années d’après-guerre sont en Italie du Sud le théâtre parfois hyper-expressif, apocalyptique (si l’on considère la seule scène violente de l’amphithéâtre de Tutto il miele è finito) de la fin d’un monde, ou du moins l’incertitude entourant sa permanence et sa 1 2 PIOVENE, op.cit., p. 590. Italo Calvino, « La compresenza dei tempi », in LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. XI. 254 confrontation avec l’autre monde de la modernité1. Il ne faut cependant pas voir uniquement chacun des écrits de notre corpus comme une sorte de tombeau de ce Sud traditionnel, surnaturel, archaïque ; les écrivains du Nord sont frappés par l’élan vital que cette époque cruciale laisse apparaître et s’en font tout naturellement le relais, l’intermédiaire. Car cette vitalité, à la fois en acte mais aussi en puissance, s’exprime dans un cadre politique lui aussi en redéfinition. La fin du régime fasciste met l’Italie dans une conjoncture politique inédite : le pays se trouve lui aussi à la croisée des chemins. Le destin du Mezzogiorno et celui de la nation toute entière sont liés : ces deux univers, ces deux pôles de l’Italie doivent désormais se retrouver, opérer une conciliation et poser les bases d’une entente commune, créer une relation d’interdépendance, d’unité, s’enrichir l’un l’autre2. Une question se pose alors : cet idéal peut-il se concrétiser ? Tenus en permanence à distance l’un de l’autre, le Nord est amené pendant les années d’aprèsguerre à redécouvrir le Sud. La Seconde Guerre Mondiale, finissant par bouleverser le champ politique, avec la chute du fascisme et la lutte pour la naissance de la République italienne agit à la manière d’un terrible projecteur éclairant de sa lumière crue une région de l’Italie restée dans l’ombre de l’Histoire, en marge de la communauté nationale et des préoccupations de l’État. 1945 est plus que jamais une sorte d’année-pivot dans l’histoire du Mezzogiorno : « Nel vissuto di quella straordinaria effervescenza si intrecciavano così memoria del passato, urgenze drammatiche del presente e proiezioni nel futuro »3. Il serait exagéré de dire que 1945 est première date de l’histoire méridionale récente, quoiqu’elle soit sans hésitation l’une des plus importantes. À partir de cette date, le Sud ne peut plus être sciemment occulté des perspectives politiques, a fortiori de celles d’une jeune république qui entend marquer une rupture avec la dictature fasciste. C’est donc plus exactement l’État, incarnation principale du Nord, qui est amené à se rapprocher de ces régions oubliées, ces angles morts de la politique et de l’histoire. Les auteurs documentent ce rapprochement, quitte à y participer : Savinio descend dans le Sud pour 1 Un regard global au Mezzogiorno tel qu‟il est décrit dans les ouvrages de notre corpus permet d‟arriver à cette conclusion. Il faut toutefois noter que chaque région exprime ces interrogations, ces questionnements ; la Sardaigne lévienne, notamment au travers de ses habitants, fait office de cadre synthétique de ces mouvements contradictoires : « La vaga nazione errante dei pastori, oltre il cerchio della notte, pareva ormai quasi improbabile. I compagni che erano con me attorno al tavolo la portavano tuttavia in sé, erano il segno della sua esistenza. [...] Avrebbero ritrovato, come la loro casa, questa terra di lotte e di contrasti, di difesa e di contraddizioni per rivivere, in ogni ora della giornata, una comune sorte remota : la loro parte della tragedia e dei tempi diversi, fatta di chiusura orgogliosa, di incomprensione, di violenza e di speranza, nel difficile coesistere i due ritmi opposti : quella del gregge e della luna, quello matematico dell‟orologio, nei paesi nascosti sotto i monti inaccessibili, che sono come le cime del flutto allurtarsi gonfio di due fiumi confluenti » (LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 129). L‟ouvrage de Levi, comme celui de Dolci ou de Piovene mettent ainsi en lumière l‟aspect purement humain de la réactualisation de la questione meridionale, au terme de la guerre. Ce sont ces forces vives méridionales qui font faire l‟objet d‟une attention toute particulière de la part des auteurs. Ces derniers ont conscience au terme de leur « épreuve du Sud » que c‟est sous un angle concret, pratique, humain, qu‟un projet politique doit se constituer. Les portraits d‟hommes et de femmes du Mezzogiorno, la parole qui leur est rendue, a pour finalité d‟éviter toute considération trop abstraite, trop théorique, trop éloignée de la réalité. Les témoignages des auteurs du Nord contribuent à faire évoluer non seulement le regard que le Nord doit porter sur le Sud mais également l‟angle d’observation qu‟il doit désormais adopter. 2 Il faut en d‟autres termes faire en sorte que le lien unissant Nord et Sud devienne réciproque ; le Sud ne doit plus être une périphérie, suivant l‟orbite de la partie septentrionale du pays, mais doit faire l‟objet d‟une attention particulière et s‟imposer comme partie intégrante du pays, au point de faire éventuellement figure de modèle. Reste que le Sud, comme le rappelle Goffredo Fofi « [è] ricco in rapporto al mondo, ma condizionato dallo Stato, dal potere centrale […] ; luogo di contrasti tutt‟altro che omogeneo, spazio di tensioni vecchie e di tensioni nuove intorno al cui non è affatto facile [...] elaborare speranze a partire da forze chiare e posizioni coerenti » (« Prefazione », in Narrare il Sud, op. cit., p. 4). L‟idéal de développement du Sud parvient aisément à être mis en lumière, mais la question de la mise en pratique est évidemment problématique, comme Carlo Levi en avait en son temps pris conscience : « Se si considera la civiltà contadina una civiltà inferiore, tutto diventa sentimento di impotenza o spirito di rivendicazione ; e impotenza e rivendicazione non hanno mai creato nulla di vivo » (Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 163). 3 Guido Crainz, L’ombra della guerra, op. cit., p. 126. 255 accompagner un candidat au moment des élections de 1948. Le Mezzogiorno devient un point de convergence de cette attention politique, puisqu’il incarne une situation de conflit jusqu’ici trop abstraite, car trop étouffée par la domination fasciste : All‟indomani della seconda guerra mondiale, con il progressivo rientro dei reduci (migliaia e migliaia di contadini che ritornavano a casa), le campagne del Mezzogiorno divennero inevitabilmente il teatro di acuti conflitti sociali. [...] Migliaia di contadini, intere famiglie dei più lontani e isolati paesi, grazie all‟organizzazione organizzativa dei sindacati (Camere del lavoro e Federterra) intrapresero, talora per la prima volta nella loro vita, un‟azione rivendicativa senza precedenti. [...] Il mondo contadino, che nel ventennio fascista, aveva sperimentato una diffusa irregimentazione di massa (partecipazioni a parate, manifestazioni pubbliche, adunate ecc.) veniva finalmente a contatto con espressioni libere di vita politica.1 Après plusieurs mois de revendications, deux grandes avancées viennent marquer l’année 1950. La première disposition majeure est la « Legge Sila » dont la principale condition fut l’abolition du latifundium en Italie, avec plus de 400000 hectares de terre redistribuées aux paysans en l’espace de dix ans. À cette première réforme, tant attendue, vient s’ajouter la création d’un organisme politicoéconomique emblématique, la Casmez, « Cassa per il Mezzogiorno », mise en place afin de promouvoir une transformation globale de l’agriculture méridionale. « Intervento nell’agricoltura », « attività di credito agevolato […] alle imprese », « modernizzazione delle strutture territoriali »2 : Piero Bevilacqua synthétise en ces termes le projet globale de cet organisme représentatif des moyens mis en œuvre en faveur du Mezzogiorno dans les années d’après-guerre. Plus globalement, l’État italien met en place des organismes ayant pour mission la reconstruction d’une région de l’Italie dévastée par la guerre, handicapée cependant par la fragilité de ses structures économiques ; les auteurs du Nord se font d’ailleurs l’écho de ces mesures hautement symboliques, encore que leur mention s’avère parfois quelque peu allusive3. Ces références font état d’une réserve, d’une prudence au moment d’interpréter les conséquences probables de ces mesures. Il est impossible de leur ôter leur fort caractère symbolique4 encore que les effets produits demeurent contestables, comme le rappelle Bevilacqua : 1 Piero Bevilacqua, op. cit., p. 133-134. Ibid., p. 141. 3 Voici à titre d‟exemple la manière dont Carlo Levi évoque le plan de restructuration de la Sardaigne : « Parlavamo del piano di rinascita sarda, della necessità di fare in modo che se ne conservasse e sviluppasse il carattere di iniziativa autonoma per zone, di attiva partecipazione popolare, di movimento, di rinnovamento dal basso, e dei pericoli che la grande occasione che si apriva andasse, ancora una volta, perduta in progetti partenalistici e astratti, e non modificassero davvero, se non dal di fuori, la vita della Sardegna » (Tutto il miele è finito, op. cit., p. 130). Les références à ce plan de renaissance restent assez discrètes dans l‟économie de l‟œuvre lévienne. Toutefois, ces allusions résument très bien l‟espoir et la crainte que de tels projets, à échelle régionale ou nationale, peuvent générer. Si Levi et ses amis sardes saisissent la portée symbolique d‟une telle démarche, notamment dans la mesure où elle peut aider la Sardaigne à devenir autonome, maîtresse de son destin, ils sont également conscients que le modèle de domination verticale de l‟État risque de se reproduire. Certains effets pervers sont déjà observables dans cette Sardaigne en mutation, comme la segmentation toujours plus dense du paysage : « [Gli amici ci portano] verso Nuoro, nelle distese divise da infiniti muretti di pietra. Questi muri furono la fine della antica civiltà sarda, l‟offesa e la rottura del mondo pastorale, dove la terra era di tutti : un luogo da percorrere. Con la legge delle chiudende entra un mondo estraneo, e la doppiezza dei sentimenti » (p. 65). Aspiration à l‟autonomie, incertitude politique, mutation sans précédents de son identité : la synthèse de Levi et des autres auteurs est en tous points révélatrice des interrogations auxquelles doit se confronter le Mezzogiorno d‟après-guerre. 4 « Il risultato, per il Mezzogiorno, è stato un mutamento epocale : è scomparsa per sempre – o è rimasta una realtà esigua e sociologicamente irrilevante – la figura del contadino povero e senza terra, che sulle risorse di questa doveva fondare la propria sopravvivenza e il proprio destino sociale » (Piero Bevilacqua, op. cit., p. 152). Une part de la réalité méridionale est incontestablement modifiée pour jamais à travers cette réforme agraire. Reste que la tutelle de l‟État qui se généralise progressivement vient contrebalancer cette avancée sociale. Le nouveau modèle de développement qui se met en place dans l‟après-guerre, sous l‟impulsion du gouvernement de Démocratie Chrétienne, vainqueur des élections de 1948, n‟est pas sans contradictions. 2 256 La riforma […] ebbe un importante ruolo sociale e un limitato effetto economico ; anche se, almeno nelle zone in cui si realizzarono importanti trasformazioni tramite la bonifica, la sua efficacia anche in termini economici fu meno debole che altrove. Se essa, infatti, contribuì a trasformare e a rendere più moderne alcune zone delle campagne meridionali, non costituì la leva capace di mutare le strutture di fondo dell‟economia meridionale, né tanto meno di correggere il meccanismo del dualismo Nord-Sud.1 Les causes de ces effets limités expliquent toutefois qu’en dépit du volontarisme manifesté par l’État, la verticalité du rapport de forces social tend à se maintenir. Cette structure repérée dans le monde paysan de Lucanie d’avant-guerre par Carlo Levi se prolonge après une fois le conflit mondial et la période fasciste achevée, en se reproposant sous une autre forme. D’où le portrait nuancé de la Calabre que dresse Guido Piovene quelques mois après la mise en œuvre de la réforme agraire et des divers organismes en faveur de la reconstruction : La Calabria non ha mai ricevuto nella sua storia tante provvidenze come oggi ; è una verità di buon augurio con cui dobbiamo cominciare. Perché segua subito dopo un‟altra verità meno gradevole : i suoi bisogni sono immensi ; la china da risalire è lunga. [...] V‟è un‟altra verità su cui quasi tutti gli autori meridionalisti convengono. Le riforme, comprese le bonifiche, furono ostacolate e vanificate dal blocco di potenti interessi locali. Si chiamassero conservatori, o liberali, o socialisti, divisi spesso nelle idee, ma uniti dalla spinta sorda e spesso inconsapevole dell‟interesse, quelli che comandavano erano i protettori naturali dell‟immobilismo [...]. È una premessa che occorre tenere presente parlando di Riforma agraria ed anche nel criticarla. La Riforma è anzitutto un primo tentativo di eliminare una struttura attraverso la quale si doveva operare, ma che rendeva l‟operare impossibile, giacché lo strumento stesso era ostile all‟esecuzione. 2 La permanence de la verticalité dans les rapports du Sud et de l’État est l’un des sujets d’inquiétude du monde méridional tel que les auteurs le perçoivent. Ces derniers constatent des tendances politiques tout à fait divergentes. L’idéal de la Réforme agraire et sa réalité relativement décevante n’en est qu’un exemple. Derrière les mesures prises en faveur du Mezzogiorno semble se profiler le spectre de voir les structures du passé sortir renforcées de leur réactualisation. Cette angoisse est particulièrement palpable dans la Sardaigne lévienne : Gli amici mi dicono che [certi quartieri nuovi] sono le opere di una società mobiliare composta tutta di nobili, dal presidente ai funzionari, dal cassiere all‟usciere : un nuovo Medioevo speculativo, il nuovo feudalismo delle aree edificabili.3 La crainte de Levi est également celle d’autres auteurs de notre corpus. Alberto Savinio s’interroge sur la tendance moderne à voir s’enraciner certaines « rigide forme feudali »4 mais plus 1 Piero Bevilacqua, op. cit., p. 137. PIOVENE, op. cit., p. 657-659. 3 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 80. 4 SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 55. Il est intéressant de noter combien le regard ironique porté par Savinio sur la réalité est toujours accompagné d‟une tendance à la généralisation. L‟originalité du Diario se situe dans cette capacité à s‟extraire du particulier pour atteindre un niveau d‟analyse plus général, correspondant à un désir de « passare in una terra ove gli uomini non sono parcati metà nella DC e metà nel PC, ove i giochi mentali non sono controllati e paralizzati dalla arcigna Scolastica ». Savinio fait en fin de compte de la Calabre de 1948 un observatoire politique, moral, humain, particulièrement efficace au sens où il y constate la nécessité d‟une sorte de troisième voie. Dans son introduction, Vittorio Cappelli cite une interview appelant à l‟émergence d‟une force politique 2 257 largement un ensemble de comportements verticaux de la part de l’État. Cette tendance est très nette dans le Diario calabrese ; la lecture de Savinio tend à montrer que cette entité est naturellement amené à s’enfermer dans ce type d’expression de son pouvoir, allant du « padronismo » à l’« imperialismo » en passant par l’« egoismo », illustrée à l’époque de la rédaction de cet ouvrage par le fonctionnement du plan Marshall1. L’aide économique, l’initiative politique est elle-même sujette à interrogation dans la mesure où la trop importante tutelle de l’État sur les affaires méridionales tendent à faire de la fragilité des structures un argument pour mettre le Sud en situation de dépendance. Comme l’écrit Franco Cassano : « L’arretratezza economica si trasforma in dipendenza economica e politica del Mezzogiorno »2. Les moyens mis en œuvre dans l’après-guerre pour accorder davantage d’autonomie au Sud peuvent donc avoir un ensemble d’effets contraires à ceux qui étaient prévus par ces mesures. Dans ces conditions, le risque d’incompréhension entre le Nord et le Sud risque de se prolonger. L’État risque de demeurer dans l’imaginaire collectif du Mezzogiorno cette entité lointaine, bien au-delà des préoccupation réelles de la population. Le lien national doit être réaffirmé au moment de l’après-guerre, dans la mesure où l’indifférence de la population méridionale s’exprime d’une façon tout à fait originale. Piovene en fait l’expérience dans la société napolitaine : Il liberalismo è vivace, ma limitato ad una élite ; il comunismo scava, ma per ora è sordo e latente. La massa appartiene a quello che gli avversari chiamano “qualunquismo”, fluttuante, minacciato da frane interne, spesso incantevole ma poco rassicurante, ambito da eredi pericolosi.3 médiane, le socialisme : « Il Socialismo […] raccoglie l‟eredità del più puro liberalismo quaranttotesco, e, scioglendo i grumi che esso aveva precedentemente lasciato integri, riuscirà a disperderli creando così questa piattaforma necessaria a tutti i popoli per organizzare una nuova forma di vita. [...] Il Socialismo [...] vuol dire anche livellamento o abbattimento di questo concetto feudale [della vita] » (p. 7). On trouve ainsi chez Savinio une tendance réelle à tirer de “l‟épreuve du Sud” des enseignements nationaux, mais plus largement, universels, au-delà des contingences. 1 Ibid., p. 26. Savinio en vient ainsi à ironiser sur les motivations qui ont poussé un grand nombre d‟hommes politiques à se ruer vers la Calabre au moment des élections de 1948 : « Difficile trovare quaggiù azioni del tutto desinteressate ». Plus globalement, la période de l‟après-guerre conduit Savinio à craindre non pas un assouplissement de l‟exercice du pouvoir de l‟État, mais bien un renforcement, comme il s‟en explique dans un article de 1947, intitulé Lo Stato : « Le stesse rivoluzioni, che apparentemente hanno il fine di mutare e trasformare […], in effetti hanno lo scopo di rinvigorire lo Stato, ossia di ridare stabilità alla stabilità. [...] Oggi si ripresenta una condizione di stabilità indebolita, e dunque favorevole alla rivoluzione ; e se questa avverrà e vincerà, avremo una stabilità estremamente rinvigorita e uno Stato tirannico » (cit. in Vittorio Cappelli, Introduzione, in ibid., p. 5). Le rythme des révolutions illustre, au sens astronomique du terme, un mouvement circulaire reconduisant au point de départ. Il n‟y a vraisemblablement qu‟un pas de la révolution politique attendue à la mise en place d‟un nouveau cercle vicieux ; on trouve une illustration de ce sentiment dans Tutto il miele è finito de Carlo Levi, lors de la scène de veillée populaire : « Si parla di Orgosolo, della sua storia, della disamistade, delle repressioni, dei modi per uscire da questo circolo chiuso che, opponendo all‟arcaico il coloniale, crea la tragedia anziché risolverla » (op. cit., p. 103). Les rapports entre Nord et Sud, entre l‟État et la population locale, doivent désormais se dérouler selon de nouvelles modalités afin de préparer une résolution de la questione meridionale, de mettre un terme à cet ensemble de cercles vicieux. Le passage de la verticalité à l‟horizontalité des rapports de force est le principal enjeu politique de la période d‟après-guerre, et le Mezzogiorno en devient le meilleur terrain d‟expression possible. 2 Franco Cassano, Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 15. Plus largement, pour Cassano, la difficulté de l‟autonomie méridionale tient au fait que « la strada dello sviluppo non solo non è libero ma è presidiata e governata dai più forti » (p. 38). En d‟autres termes, les mesures prises par le Nord en faveur de l‟autonomisation du Sud délimitent une perspective faussée d‟entrée de jeu. Chaque mesure, visant à intégrer le Sud dans un « modello di sviluppo » (p. 13), comporte en effet le risque de reproduire sous une forme réactualisée un schéma centre/périphérie. L‟enjeu politique de l‟après-guerre est précisément de mener un projet évitant cet écueil, quitte à faire s‟engager le Sud sur la « difficile strada dell‟autonomia » (p. 61), qui est pour ainsi dire une orientation inédite du Mezzogiorno, une région soumise tout au long de son histoire à des pouvoirs extérieurs : « Non c‟è stata la tradizione di autonomia dei comuni medievali », explique Giovanni Russo (« La questione meridionale è ancora attuale ? », in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 61). Une nouvelle voie politique est appelée à être tracée au cours de cette période. 3 PIOVENE, op. cit., p. 442. 258 Le qualunquismo, appelé également l’Uomo Qualunque est un phénomène typiquement napolitaine dont l’esprit exploite le malaise généré par plusieurs décennies d’indifférence du pouvoir à l’égard des masses. Créé au cours de l’hiver 1944, cette formation conduite par Guglielmo Giannini a obtenu d’importants résultats à Naples au cours d’élections locales en 1946, allant jusqu’à faire jeu égal avec des formations politiques de premier plan comme la Démocratie Chrétienne et le Parti Communiste 1 ; ce succès, bien qu’éphémère, s’explique par son positionnement en marge des partis traditionnels, et ses attaques portées à leur encontre. L’Uomo Qualunque, en dépit de son caractère populiste, exprime cependant le malaise d’une partie de la population, l’ambivalence de son rapport à l’État, partagé entre la frustration et l’espoir. Guido Piovene en fait la constatation dans cette même ville de Naples : le rapport des habitants aux classes dirigeantes est partagé entre la confiance et la méfiance. « L’anima meridionale […] crede nell’autorità »2 écrit Piovene, dans la mesure où celle-ci s’incarne dans la figure du roi, avant de découvrir en Sardaigne une méfiance à l’égard du pouvoir vertical : « Il senso dello Stato stentò a giungere tra questi monti »3. La disparition de la figure fédératrice du roi au profit d’un régime républicain ne modifie pas profondément la perspective ; l’État est perçu d’une façon si abstraite qu’il doit nécessairement trouver le moyen, dans ces années de reconstruction du pays, de s’incarner plus directement vis-à-vis des populations du Mezzogiorno. C’est dans cette optique que Piovene voit dans l’entité administrative que représente la province un moyen terme préférable à la stricte verticalité : « Le province devono riprendere una funzione necessaria perduta nei nostri tempi troppo metropolitani »4. Le rapport au pouvoir doit être en mesure de s’orienter vers une forme d’horizontalité, de proximité retrouvée. L’effervescence de l’époque de la recontruction italienne permet aux forces vives du pays de se manifester, d’exposer leur idéal politique ayant pour fondement un attachement aux institutions démocratiques : « Occorre penetrare nel Sud allevandolo a una vera democrazia mediante l’istruzione e lo sviluppo industriale, perché la vecchia idea del Sud, dalla speciale civiltà antimoderna, di cui taluni si compiacciono per convenzione, sentimentalismo o interesse, è ormai pericolante ».5 L’opinion de certaines élites napolitaines, dont Piovene se fait l’intermédiaire, montre à quel point une nouvelle culture doit naître en Italie du Sud, quitte à ce que son implantation se fasse au détriment des structures 1 Nous renvoyons aux pages que Guido Crainz consacre à ce phénomène dans L’ombra della guerra, op. cit., p. 52-54. D‟une certaine manière, le qualunquismo napolitain observé par Piovene n‟est autre qu‟une variante (in nuce, et peut-être de façon désamorcée, sans agressivité) de l‟indifférence des paysans de Lucanie chez Carlo Levi, complètement en marge de la logique partisane qui est celle de l‟élite du village de Gagliano : « Nessuno dei contadini […] era iscritto, come del resto non sarebbero stati iscritti a nessun altro partito politico che potesse, per avventura, esistere. Non erano fascisti, come non sarebbero stati liberali o socialisti o che so io, perché queste faccende non li riguardavano, appartenevano a un altro mondo, e non avevano senso. Che cosa avevano essi a che fare con il Governo, con il Potere, con lo Stato ? Lo Stato, qualunque sia, sono « quelli di Roma », e quelli di Roma, si sa, non vogliono che noi si viva da cristiani » (LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 67). De l‟indifférence silencieuse des paysans de Lucanie au qualunquismo populiste napolitain, il n‟y a qu‟un pas à franchir : la fin de la guerre a permis l‟expression (parfois violente) de ce malaise enraciné dans la population. C‟est dans cette optique que la réécriture a posteriori de l‟expérience du confino, et surtout sa publication en 1945, a fait de l‟œuvre de Levi un miroir tendu aux classes dirigeantes, non plus celles du régime fasciste mais de la République italienne, l‟illustration d‟un changement nécessaire du rapport entre l‟État et sa base, l‟inversion radicale d‟une tendance, la fin du « contrasto di civiltà », l‟opposition frontale repérée quelques années plus tard, au cours de l‟exploration de la Sardaigne (Tutto il miele è finito, op. cit., p. 93). 2 PIOVENE, op. cit., p. 663. 3 Ibid., p. 728. 4 Ibid., p. 649. 5 Ibid., p. 442. 259 traditionnelles. Cette formule se retrouve d’ailleurs chez Carlo Levi où le dualisme opposant le passé et l’avenir pèse de toutes ses forces sur les sociétés humaines. C’est notamment le cas en Sardaigne : La nera Barbagia è ormai dietro di noi, chiusa nel suo mantello di gelo, nel suo tempo remoto, nel suo mondo arcaico di animali, di boschi, di riti, di leggi e di solitudine […]. Pensiamo alla profondità della sua tragedia, a quegli uomini che nascono e muoiono, e vogliono rinascere e risolvere i loro problemi economici e sociali, e sono lasciati soli in questa lotta, a farsi, da soli, nell‟incertezza dell‟esistenza, una nuova cultura ; non aiutati, ma spinti piuttosto e quasi costretti talvolta dalla forza di un mondo ostile a deviare dalle strade intuite e possibili e a rinchiudersi, per dignità o per terrore, in un costume non più indiscutibili.1 Plus que l’émergence d’une nouvelle culture, délaissant progressivement la tradition pour accepter une inévitable modernité, le Mezzogiorno décrit dans les récits des écrivains du Nord démontre la place accordée aux forces vives de cette région oubliée. Au cœur du portrait de l’Italie du Sud se trouvent des individus, anonymes ou non, dont les luttes font l’objet d’un témoignage, ce qui explique la déclaration suivante de Carlo Levi : La forza dei piccoli deve trovare la sua forma di espressione, la tecnica propria della sua azione. I mezzi del movimento, le forme del suo agire, saranno dunque quelle che nascono direttamente dai suoi bisogni fondamentali, dai problemi reali, dalla necessità della sua vita, che, rovesciandosi e invertendosi di segno, diventano libertà, metodo liberatorio.2 Par le terme de “piccoli”, Levi entend désigner, depuis les paysans de Lucanie jusqu’aux héros de Danilo Dolci, inspirés d’une réalité de la Sicile, tous ceux qui ont jusqu’à présent souffert des rapports de forces, tous ceux dont l’existence ne s’est apparentée qu’à une tragédie déjà planifiée, tous ceux que la culture dominante a étouffé sous son poids. L’intérêt d’ouvrages comme ceux de Dolci ou de Levi est de faire de l’existence de ces individus un véritable enjeu social et moral de la seconde moitié du XX e siècle. Cet impératif humain les engage à se faire les porte-voix de ces combats, de ces luttes visant à rééquilibrer les forces en présence. On trouve ainsi, à la fin d’une nouvelle de Danilo Dolci : E quando sarò vecchio e mi prenderò i miei nipoti sulle ginocchia, invece di raccontar loro delle meravigliose favole di fate e di maghi, racconterò loro dei bravi compagni palermitani che lottavano per una Sicilia più bella, più progredita e libera dagli sfruttatori che la dissanguano.3 1 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 122. In DOLCI, op. cit., p. 11. 3 Ibid., p. 154. La lutte politique s‟impose comme le seul moyen efficace de poser les bases d‟une opération dialectique entre l‟État et les forces vives du Mezzogiorno, afin en point de mire l‟accession à une plus grande autonomie ainsi qu‟à une amélioration globale des conditions d‟existence. Cette conviction anime intensément les personnages de Dolci : « Pochi comprendevano che non era solo la lotta economica che bisognava fare, ma era necessario parallelamente condurre la lotta politica per dare all‟Italia un governo veramente nuovo », déclare l‟un d‟entre eux (p. 141). La lutte politique au sein d‟un parti ou d‟une organisation syndicale en est un bon exemple, d‟autant que la fin du régime fasciste leur rend leur droit de cité. Plus largement, la lutte des « piccoli » doit trouver la manière de devenir concrète, visible, active ; il s‟agit en d‟autres termes d‟aller à rebours de la résignation, de la passivité, d‟une position extérieure. Une autre nouvelle de Dolci nous éclaire sur ce point en évoquant la question de la guerre : « Non ce n‟è uno che va di volontà sua […]. Non c‟è un uomo che va di sua spontanea volontà. Non c‟è un uomo con i sensi giusti che vuole fare il militare e vuole la guerra. Il popolo è ignorante : se fossimo tutti d‟accordo, quei quattro che vogliono la guerra li mettiamo in manicomio a farsi la guerra tra di loro » (p. 287). La résistance à la guerre que veut voir naître le protagoniste de la nouvelle de Dolci est en cela aux antipodes de la résignation des paysans de Lucanie chez Carlo Levi : « Quelli di Roma volevano far la guerra, e l‟avrebbero fatta fare a loro. Pazienza ! » (LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 116). 2 260 L’accès à l’autonomie doit avoir lieu à travers une libération du Sud par le Sud ; l’esprit des nouvelles de Danilo Dolci est l’expression de cette conscience, mais se retrouve également dans les ouvrages de Carlo Levi. « Levi non attribuiva al Nord il compito di valicare il confino di Eboli per redimerlo », écrit à ce sujet Giuseppe Carlo Marino1. Un tel jugement éclaire toute l’œuvre lévienne dans la mesure où un récit comme Cristo apparaît le fruit d’une réflexion politique visant à une véritable révolution démocratique de cette zone de l’Italie ; cette transformation politique majeure aurait pour conséquence de faire des paysans les maîtres de leur propre destin. Il s’en explique lui-même : « La rivoluzione democratica sarà soltanto se saprà creare uno Stato che sia, per la prima volta, lo Stato dei contadini del Sud ; altrimenti si risolverà in uno sterile fallimento »2. L’expression de cet idéal politique, avec en point de mire l’autonomie du Sud, le droit à disposer de lui-même, à faire valoir son identité montre à quel point « l’épreuve du Sud » a été le lieu d’une prise de conscience de la part des auteurs d’Italie du Nord. Levi, comme bien d’autres, a adopté « [il punto di vista], semplicemente, dell’uomo che si pone davanti alla realtà, che ne fa diretta esperienza, che sente, come un problema di coscienza la necessità di modificarla »3. On pourrait d’ailleurs se demander si l’idée d’une révolution paysanne est à même de ranger Levi parmi les méridionalistes, dans une sorte de généalogie composée de Giustino Fortunato et de tous ceux qui au début du XXe siècle ont contribué à faire connaître les problèmes rencontrés par le Mezzogiorno. D’ailleurs, comme le rappelle Giuseppe Carlo Marino : « È importante per gli storici stabilire se […] il Levi sia da collocare tra i meridionalisti »4. Il n’en reste pas moins vrai que l’œuvre lévienne a eu pour objectif avéré de produire un « innalzamento della questione meridionale a questione nazionale »5, copiant en cela la démarche des méridionalistes historiques. Les ouvrages de notre corpus ont eu pour principale conséquence d’inaugurer une nouvelle saison de la réflexion autour du Sud, en proposant une réactualisation de ses enjeux globaux. C’est ainsi que Carlo Levi, dans Cristo, s’improvise historien de la questione meridionale et de son importance pour les classes dirigeantes : Tutti mi avevano chiesto notizie del mezzogiorno ; a tutti avevo raccontato quello che avevo visto ; e, se tutti mi avevano ascoltato con interesse, ben pochi mi era parso volessero realmente capire quello che dicevo. [...] Molti erano uomini di vero ingegno e tutti dicevano di aver meditato sul “problema meridionale” e avevano pronte le loro formule e schemi. Ma [...] il linguaggio e le parole usate per esprimerli sarebbero stati incomprensibili allorecchio dei contadini. [...] Di qui la impossibilità, fra i politici e i miei contadini, di intendere e di essere intesi. [...] Quindici anni di fascimo avevano fatto dimenticare a tutti il problema meridionale ; e, se ora dovevano riproporselo, non sapevano 1 « Carlo Levi : il meridionalismo, i contadini e la « rivoluzione italiana » » in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 12. « Indipendenza o morte », cit. in ibid., p. 11. L‟article de Giuseppe Carlo Marino explique également le cheminement intellectuel de Carlo Levi vers cet idéal de révolution paysanne, depuis son assimilation de la pensée de Piero Gobetti jusqu‟à la prise de conscience constituée par le confino en Lucanie. Ce projet politique s‟exprime également dans les dernières pages de Cristo : « Il problema meridionale […] si risolverà […] se sapremo creare una nuova idea politica e una nuova forma di Stato, che sia anche lo Stato dei contadini ; che li liberi dalla loro forzata anarchia e dalla loro necessaria indifferenza. [...] Dobbiamo ripensare ai fondamenti stessi dell‟idea di Stato, al concetto d‟individuo che ne è la base [...]. L‟individuo non è una entità chiusa, ma un rapporto, il luogo di tutti i rapporti. [...] Questo capovolgimento della politica, che va inconsapevolmente maturando, è implicito nella civiltà contadina, ed è l‟unica strada che ci permetterà di uscire dal giro vizioso di fascimo e antifascismo. Questa strada si chiama autonomia. Lo Stato non può essere che l‟insieme di infinite autonomie, una organica federazione » (LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 222-223). 3 Rocco Sciarrone, « La mafia e le sue immagini », in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 74. 4 « Carlo Levi : il meridionalismo, i contadini e la « rivoluzione italiana » » in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 3. 5 Ibid., p. 4. 2 261 vederlo che in funzione a qualcosa d‟altro, alle generiche finzioni mediatrici del partito o della classe, o magari della razza. [...] Non può essere lo Stato, avevo detto, a risolvere la quesitone meridionale, per la ragione che quello che noi chiamiamo problema meridionale non è altro che il problema dello Stato. 1 Le point de vue décentré de Carlo Levi, et de tous les auteurs de notre corpus, conduit à un renversement du problème du Sud. Il s’agit désormais de mettre l’État face à ses responsabilités, et de proposer un nouvelle lecture de la situation du Mezzogiorno. D’où l’impossibilité d’un positionnement neutre et la nécessité pour le sujet de considérer l’objet de son analyse avec « una sorta di empatia, un sentimento di pietas »2. Et plus largement celui de composer, en direction du public du Nord, un « mappamondo aggiornato », comme l’explique Alberto Savinio : Carte geografiche e mappamondi sono tuttora esemplari di candore. Portano gli anelli delle latitudini e delle longitudini, portano i meridiani, portano l‟equatore, ma non portano ancora, come dovrebbero e a evitare errori di rotta, non portano gli anelli indicatori delle varie Internazionali, i quali mostrerebbero in quante diverse specie è divisa l‟umanità, e quale profonda inimicizia, o, peggio, quanta profonda “indifferenza” divide specie da specie. 3 La découverte d’une identité méridionale, c’est-à-dire la reconnaissance d’une singularité au sein de la communauté nationale, implique différentes lectures. Comme nous l’avons vu, les récits de l’expérience du Sud permettent aux auteurs de donner un éclairage nouveau, réactualisé d’une situation toujours en mouvement, au sein d’un Mezzogiorno encore trop mal compris de la part des classes dirigeantes. D’où les nombreuses réflexions sur la teneur des politiques à mettre en place au moment de la reconstruction du pays, la nécessité d’une proximité entre Nord et Sud, la recherche d’une autonomie de cette région. Dans ces conditions, le sud de la péninsule s’apparente à un objet d’étude tout à la fois complexe et fascinant : le Mezzogiorno apparaît aux auteurs à visage humain, notamment grâce à cette notion de profondo della memoria inventée par Carlo Levi. On comprend alors pourquoi les auteurs se sont fait naturellement les porte-parole de la voix du Sud : l’expérience du Sud dépasse les dichotomies presque infinies que nous avons pu voir tout au long de cette étude du fait qu’elle s’avère porteuse d’une signification en mesure de toucher chaque individu. C’est dans cette esprit que Levi fait référence à la « Lucania che è in ciascuno di noi »4 : le cadre du confino personnel est complètement sublimé, transcendé. La rencontre avec une altérité a spontanément poussé Levi à compléter son système de valeurs grâce à celles du Sud : « Mi piace intendere il Sud non come un luogo geografico, ma come una terra dove sono ancora vivi dei valori fortemente legati all’uomo e quindi alle origini », déclare antonio Biasiucci5. Le Sud est porteur de valeurs valeurs fondamentales, universelles, et invite naturellement celui qui le parcourt à modifier sa propre 1 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 219-220. Gabriella Gribaudi, « Contro gli stereotipi », in Narrare il Sud, op. cit., p. 78. 3 SAVINIO, Diario calabrese, op. cit., p. 59. 4 LEVI, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. XVIII. Cette « Lucania che è in ciascuno di noi » est également une force, un élan citoyen commun à tous les Italiens que Levi perçoit comme le moyen de dépasser les « istituzioni paterne e padrone » ; il s‟agit donc bien d‟une puissance à mettre en acte, au même tire que le Mezzogiorno se trouve comparé à un papillon devant sortir de sa chrysalyde, du fait qu‟il représente « un banco di prova della nuova democrazia italiana » (in Giuseppe Carlo Marino, « Carlo Levi : il meridionalismo, i contadini e la « rivoluzione italiana » » in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 10) ; mais il représente aussi un modèle politique de résistance aux poussées verticales du pouvoir. 5 « Radici », in Narrare il Sud, op. cit., p. 53-54. 2 262 vision du monde, à l’enrichir, mais aussi à l’interroger. « On définit d’abord les valeurs absolues à partir de ses valeurs personnelles, et on fait semblant ensuite de juger son propre monde à l’aide de ce faux absolu », rappelle Tzvetan Todorov1. En entrant en synergie avec la civilisation paysanne, Carlo Levi remet en cause la culture dominante du Nord, cette norme qui exclut ceux qui n’en font pas partie, qui oppose les chrétiens aux barbares. « Tous ceux qui ne nous ressemblent pas, nous les déclarons barbares »2. La phrase de La Bruyère offre un intéressant écho à « l’épreuve du Sud » : cette expérience invite son sujet à dépasser un ethnocentrisme devenu trop unilatéral pour être réellement porteur de sens. À ce titre, Levi et tous les autres auteurs de notre corpus, par leur sensibilité et leur curiosité, démontrent que l’analyse d’un territoire comme celui du Sud doit conduire à « analyser et interpréter les différences », comme le préconise Claude Lévi-Strauss3. Il n’est pas anodin que l’ethnologie et l’anthropologie, ces sciences dont Ernesto De Martino a été l’un des pionniers en Italie, se soient développées au moment où des écrivains venus d’Italie du Nord offraient la possibilités de reconsidérer non seulement sa perception du Sud, sa manière de l’appréhender, mais éventuellement son système de valeurs une fois mis en confrontation avec celui d’une altérité. Le Sud peut donc être à la fois un objet mais également un outil d’analyse, un observatoire privilégié d’où mesurer l’importance d’un ensemble varié de données, allant de la politique à l’économie en passant par des valeurs plus culturelles, comme la modernité. Chaque région visitée devient alors « un tassello di una ricerca più complessa nello schacchiere geopolitico di quella Europa che il fascismo e il nazismo avevano consegnato [...] alla coscienza delle generazioni future, [uno dei] luoghi di ricerca di un’identità, metafore di una visione del mondo »4. Le sujet peut alors faire simultanément de son récit de voyage un plaidoyer en faveur du Sud mais également un réquisitoire critique envers le Nord, et par exemple les « prime disgregatrici pressioni sulla tradizione e sui costumi popolari nell’invadenza […] di una modernità anticristiana e anticontadina già introdotta dagli americani […] e poi normalizzata dal ricostruito capitalismo italiano »5, dans le cas de l’approche lévienne. On comprend alors la finalité de la formule “Cristo si è fermato a Eboli” ; il s’agit de formuler une critique globale à un ensemble de valeurs liées les unes aux autres : « Cristo non vuol dire Cristo, ma vuole anche dire la storia, la civiltà, la speranza, il progresso e la libertà »6. Le Sud est un outil de critique du réel, ou plus exactement des formes actuelles du réel ; on peut suivre l’opinion de Cassano qui fait estime que le Mezzogiorno permet de « leggere criticamente alcuni aspetti cruciali della modernità »7, encore qu’il faille considérer que « il Sud non è né il fondale estetico di una fuga dalla modernità né un bastione della resistenza comunitaria contro l’alienazione moderna »8. Toute représentation du Sud se doit d’éviter ces deux écueils, ce qui accorde encore plus de valeur aux récits des écrivains d’Italie du Nord qui profitent de leur position 1 Tzvetan Todorov, op. cit., p. 26. Ibid. 3 Ibid., p. 96. 4 Giuseppe Casarrubea, « La Sicilia in Carlo Levi e in Danilo Dolci », in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 40. 5 Giuseppe Carlo Marino, « Carlo Levi : il meridionalismo, i contadini e la « rivoluzione italiana » » in Verso i Sud del mondo, op. cit., p. 19. 6 Ibid., p. 8. 7 Franco Cassano, Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 52. 8 Ibid., p. 55. 2 263 décentrée pour juger au mieux les qualités et les défauts de chaque partie. Chacun d’entre eux reconnait l’existence d’un mythe du Sud mais également celle d’un mythe du Nord. Leur rôle n’est pas de renvoyer les deux moitiés du pays dos à dos mais plutôt de les réconcilier, une manière pour eux de répondre à l’idéal de l’intellectuel imaginé par Antonio Gramsci qui voit dans cette figure un « intermediario tra il contadino e l’amministrazione in generale »1, un médiateur des populations locales auprès des classes dirigeantes ignorant tout d’elles. Mais derrière cet acte politique, derrière cette démarche citoyenne, on peut également se demander si les auteurs, en tant que voyageurs, ne réalisent pas un autre idéal, peutêtre moins concret mais plus universel. Chacun de ces récits n’est-il pas l’œuvre d’un découvreur, d’un héros méditerranéen dont le destin est « di costruire collegamenti e contatti, di costruire ponti, di rendere pontos quel mare alto e difficile » ?2 1 2 Antonio Gramsci, op. cit., p. 68-69. Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. 47. 264 CONCLUSION Le Mezzogiorno laisse une trace chez tous les auteurs. Définir « l’épreuve du Sud » comme un moment existentiel hors du commun pour celui qui l’a vécue ne saurait impliquer qu’un ensemble de critère particulièrement varié ; c’est dans cette mesure qu’elle est proprement exceptionnelle : on pourrait évoquer son déroulement imprévisible, les découvertes qu’elle provoque chez le sujet, amené à reconsidérer sa vision d’un Mezzogiorno connu jusqu’ici à travers une médiation, comme le prisme de la vision d’un écrivain du passé. L’abstrait se transforme en concret ; la superficialité laisse place à l’approfondissement, à une modalité de connaissance inédite. Dès lors que ses frontières font l’objet d’une analyse attentive, le Sud peut révéler son indéniable originalité : tout se mélange, tout s’entrecroise, tout va presque jusqu’à abolir les frontières de la réalité. Et dans le même temps, chaque élément constitutif de l’ensemble tend à accorder un statut d’unicité à la réalité méridionale qui ne cesse d’ouvrir de nouvelles perspectives au regard de celui qui la contemple. Ce faisceau de données peut à lui seul expliquer l’impulsion qui a poussé les auteurs de notre corpus à réécrire leur expérience du Sud : ces derniers auraient tout simplement été fascinés par le monstrum méridional, n’auraient souhaité rendre compte dans leurs écrits que les innombrables curiosités du Sud. En cela, chacun d’entre n’eux n’auraient fait que se placer dans une généalogie vieille de plusieurs siècles, remontant notamment au Grand Tour, mais plus largement à celle du genre de la littérature de voyage au fondement duquel se trouve la fascination pour l’altérité ; cette fascination amène le sujet à circonscrire l’objet de son analyse tout en gardant à son égard une forme de distance difficilement réductible. Cette distance se manifeste également aux écrivains de notre corpus, frappés du sentiment d’Entfremdung, d’inadéquation avec leur environnement. À ceci près que cette sensation a été dépassée : les écrivains ont été confrontés non plus avec une simple altérité mais avec une identité, combinant à la fois originalité et ressemblance. Le souvenir du Sud survit à la durée limitée du voyage, et se prolonge d’autant mieux que le sujet se découvre partie prenante de la réalité qu’il a observé. C’est là toute l’ambivalence du décentrement du sujet : sans aller jusqu’à se confondre avec son objet (encore que ce fut le choix de Danilo Dolci), le sujet se découvre lié à lui. C’est en ce sens qu’il revient du Mezzogiorno en portant sa trace. Loin de rester à distance l’un de l’autre, le sujet et l’objet de « l’épreuve du Sud » se mettent à se rapprocher, à entrer dans une opération dialectique pour le moins inattendue. L’étrangeté cède progressivement le pas à un sentiment de familiarité ; à ce titre, la rencontre de différents groupes humains contribue à incarner un profond sentiment humain, moral, infiniment plus concret qu’une sensation esthétique générée par un paysage. Le voyage se transmute en exploration, en découverte d’une essence cachée. L’angle d’attaque se fait plus analytique, pour ne pas dire scientifique. À ce titre, « l’épreuve du Sud » opère une redéfinition des frontières du genre littéraire du récit de voyage, en même 265 temps qu’elle permet de réinterroger la notion même de Mezzogiorno. Les deux métamorphoses se déroulent en parallèle l’une de l’autre ; elles sont même indéfectiblement liées. La connaissance acquise par le sujet de la tragique réalité méridionale rend la réécriture de cette expérience nécessaire : témoigner de ce qui a été vu devient un véritable impératif éthique pour le sujet, et non plus la simple expression d’une sensibilité esthétique. Le moment de ces voyages au Sud compte cependant pour beaucoup dans cette nouvelle orientation. Le début du XXe siècle a fait du Mezzogiorno un objet d’enquête politique et littéraire ; les récits de Villari et les considérations d’un Antonio Gramsci ont bouleversé pour jamais l’appréhension du sud de la péninsule italienne, insérant le critère décisif d’actualité dans l’étude de cette région. Les témoignages concrets apportés par les méridionalistes ont radicalement modifié l’approche abstraite qui pouvait présider à toute description littéraire. Les récits de nos auteurs témoignent de l’irruption d’une dimension politique dans le champ littéraire, celui d’une actualité impossible à nier. Les ouvrages évoquant la Première Guerre Mondiale ont démontré qu’il était désormais vain de penser décrire un objet par l’abstraction ; les portraits du Sud des écrivains du Nord en rendent parfaitement compte. La littérature de voyage se confronte à de nouvelles difficultés figuratives, de nouveaux champs d’investigation lui sont imposés, mais ce sont paradoxalement ces obstacles qui donnent tous leur prix aux ouvrages de notre corpus, quel que soit leur positionnement narratif : les vicissitudes égoïstes de Stefano tout comme le point de vue par endroits abstrait et général de Savinio savent avant tout illustrer une vérité particulière du Mezzogiorno, plutôt que son exactitude. L’œuvre littéraire portant sur le Sud doit alors être en mesure de capter, à la manière des complexes tapisseries des femmes sardes, « un momento eterno e immediato »1. Simultanément abstraite et concrète, la vérité méridionale doit parler au lecteur, l’identité méridionale doit pouvoir se révéler à lui. L’identité méridionale gagne toute sa prégnance sur le plan politique, du fait qu’elle implique une réalité humaine mais également une spécificité culturelle, si ce n’est civilisationnelle ; cette identité incarne en permanence un système de valeurs, propose une sorte de Weltanschauung, mais se présente surtout comme un élément irréductible, c’est-à-dire impossible à assimiler à quelque norme que ce soit. C’est précisément cet aspect qui modifie la nature des récits de voyage des écrivains du Nord. Le rôle de la littérature de voyage n’est plus de constituer un catalogue de mirabilia, de parcourir le Sud comme on pourrait parcourir un musée, mais plutôt d’effectuer une sorte de radiographie d’une situation humaine, politique, économique. Le Mezzogiorno s’incarne dans les ouvrages de notre corpus, prend un visage humain : le groupe social, qu’il soit réduit ou élargi, qu’il concerne un simple village ou la population de toute une région, fait véritablement l’objet de toute l’attention des auteurs. Cette thématique vivante, actuelle, urgente, incite alors les écrivains à faire de leur ouvrage la médiation de cette altérité ; leur décentrement n’est alors plus un inconvénient, et ce pour deux raisons : d’une part, parce que leur analyse du Sud se fait en adoptant un angle original, inattendu, et d’autre part, parce que les conclusions de cette analyse peuvent être directement transmises à un public septentrional dont la connaissance de 1 LEVI, Tutto il miele è finito, op. cit., p. 57. 266 l’Italie du Sud a été progressivement réduite à portion congrue dès lors, comme l’explique Carlo Levi, que le fascisme a eu tôt fait d’évacuer la questione meridionale. On trouve chez ces auteurs la conscience que le Mezzogiorno, sans être assimilé brutalement à la norme du Nord, où la modernité joue un rôle uniformisateur, doit pouvoir être considéré comme partie intégrante du tout italien, en dépit de sa différence ; et ce à plus forte raison que le cadre du seul monde méridional unifie des réalités contradictoires. En d’autres termes, la réécriture de « l’épreuve du Sud » n’est plus uniquement abordée comme une retranscription d’une expérience marquante, pour ne pas dire traumatisante, dans le cas du confino : le sujet passe au second plan, tend à s’effacer derrière son objet d’étude, encore qu’il conserve un rôle capital dans l’explicitation du sens de leurs observations effectuées in situ. Leur rôle est bien celui d’un medium, d’un intermédiaire privilégié : Cristo si è fermato a Eboli a été admiré aussi bien par le lectorat d’Italie du Nord que d’Italie du Sud, et tout particulièrement par certains auteurs méridionaux comme Rocco Scotellaro, ce qui prouve l’acuité et la sensibilité manifestée par Levi dans sa description de la Lucanie fasciste. La réussite d’un livre comme Cristo ne se limite cependant pas à décrire avec pertinence une expérience humaine hors norme, mais plutôt à en tirer un large ensemble de significations. « Il Sud non ha solo da imparare, ma anche qualcosa da insegnare », écrit à ce propos Franco Cassano1. Le Sud devient plus précisément l’outil d’une critique de l’État et de son traitement de la questione meridionale, mais aussi de la modernité dont le développement généralisé à toute l’Italie d’après-guerre soulève de nombreuses interrogations : quel visage aura le Mezzogiorno de demain ? pourra-t-on encore parler d’identité méridionale après cette forme de nivellement, d’effacement des différences ? Le Mezzogiorno des années 1950 tente d’y répondre, de manière contrastée d’une région à l’autre. L’interrogation politique d’un Carlo Levi ou d’un Guido Piovene incite à rendre à la questione meridionale son statut de questione nazionale, suivant l’exemple de l’œuvre des premiers méridionalistes. Cette réflexion conduit surtout à conclure qu’une nouvelle forme de développement doit être appliquée dans le Sud, avec comme premier impératif la réduction des disparités : « Il livellamento tutto moderno tra Nord e Sud è dovuto soprattutto a un’uguaglianza di aspirazioni e bisogni a cui si contrappone una forte disuguaglianza di mezzi e di possibilità », écrit à ce sujet Stefano De Matteis2. Mais cette aspiration commune a pour corollaire une seconde interrogation, concernant précisément l’originalité méridionale. L’assimilation du Sud au Nord peut conduire à un effacement de la spécificité méridionale, de cette unicité ressentie intensément par les auteurs au cours de leur expérience. Le Mezzogiorno d’après-guerre montre la pertinence de ce questionnement, et indique la nécessité de réfléchir collégialement à un moyen terme entre la permanence de cette originalité et l’amélioration globale des conditions de vie. Il s’agit, comme l’explique Franco Cassano, de poser les bases d’un « universalismo modesto »3, sous la forme d’une autonomie décrite de la façon suivante par le même Cassano : « Autonomia […] non significa autarchia culturale, ma apprendimento e immaginazione, confronto con tutte le esperienzr che tentano di battere 1 Franco Cassano, Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 55. « Cantiere di sopravvivenze », in Narrare il Sud, op. cit., p. 66. 3 Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. XXIX. 2 267 strade non disegnate sulle mappe esistenti e che proprio per questo hanno bisogno di collegardi e conoscersi »1. Le Sud doit pouvoir acquérir une valeur exemplaire, dans la mesure où cet esprit d’ouverture évoqué par Cassano peut faire de cette région le lieu de « forme di esperienze preziose e indispensabili per l’uomo »2. Les significations de « l’épreuve du Sud » sont nombreuses, et excèdent le cadre de la seule Italie, pour prendre une dimension universelle ; les espoirs et les hésitations qui sont ceux du sud de la péninsule italienne prennent tout leur sens une fois comparés à un Sud plus vaste. « Ogni Sud è poi a sua volta Nord di un altro Sud »3. Derrière le sud italien se cache tout un continent, appartenant pour partie au monde méditerranéen, celui de l’Afrique, mais plus largement de tout une partie du globe terrestre appelée “Tiers-Monde”, mais également “Sud”. Domination extérieure, difficulté des conditions de vie, aspiration à une autonomie : les points de contact sont nombreux entre le Mezzogiorno et les pays colonisés par les grandes puissances européennes, et n’est pas sans frapper certains auteurs, comme Levi, qui effectuera plusieurs voyages dans des pays aussi variés que l’Inde ou la Chili4. Les différents voyages effectués par les auteurs de notre corpus se situent donc à un moment crucial de l’histoire du Mezzogiorno dont ils rendent compte, chacun à leur manière, de la réalité protéiforme. La mosaïque qu’ils créent prend cependant encore davantage de sens une fois considérée dans sa globalité. Des effets d’écho, géographiques ou historiques, apparaissent entre certains ouvrages, et permettent d’aborder le plus d’aspects possibles d’un monde en perpétuelle redéfinition. Le plus intéressant d’entre eux réside d’ailleurs dans la tendance à la mythification de la réalité ; l’altérité en est d’ailleurs l’une des formes : « L’idea dell’altro, del non assimilabile, del non assoggetabile alla nostra razionalità e alla nostra logica non ha aiutato […] i nostri meridionalisti né a emanciparsi né a vivere meglio. Ma quell’idea rimane un’idea vera, faconda, immensa »5. Les récits des écrivains du Nord font le constat de la disparition des mythes anciens et des pratiques magiques, mais simultanément constatent la naissance de mythes littéraires dont ils interrogent la vérité. Dans un monde engagé dans une transformation incertaine, la littérature finit par occuper la place du récit mythique : « La prose narrative, le roman spécialement, a pris, dans les sociétés modernes la place occupée par la récitation des mythes et des contes dans les sociétés traditionnelles et populaires », fait remarquer Mircea Eliade6. On peut d’ailleurs se demander si les récits des écrivains du Nord se font pas dans leurs ouvrages la critique du mythe du Nord lui-même7, en constatant l’échec des politiques menées depuis plusieurs décennies, en montrant en quoi un nouveau Risorgimento doit avoir lieu dans toute la péninsule, après concertation avec le Mezzogiorno. Reste le mythe du Sud, évoqué de loin en loin par les écrivains septentrionaux : ce dernier enjeu ne concerne pas tant les écrivains du Nord que les écrivains méridionaux eux-mêmes. Les 1 Franco Cassano, Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 74. Franco Cassano, Il pensiero meridiano, op. cit., p. XV. 3 Roberto Koch, « Narrare per immagini », in Narrare il Sud, op. cit., p. 56. 4 Les articles rédigés à partir de ces expériences à l‟étranger figurent dans le recueil intitulé Il pianeta senza confini, Rome, Donzelli, 2003. Pour la ressemblance entre Mezzogiorno et Tiers-Monde, nous renvoyons également à l‟article d‟Erri De Luca, « L’altra parte del mondo », in Narrare il Sud, op. cit., p. 31-33. 5 Carmine Donzelli, « « L’altro mondo » di Carlo Levi », in Verso i Sud del mondo, op.cit., p. 32. 6 Mircea Eliade, Aspects du mythe, op. cit., p. 233. 7 « Il Sud è il luogo dove si è costruito il mito del Nord », Vincenzo Consolo, in Narrare il Sud, op. cit., p. 82. 2 268 portraits du Sud constitués par un Guido Piovene témoigne d’une grande objectivité, parfois assez critique envers la représentation que le Sud fait de lui-même. « La giovane letteratura ha elaborato un modo non romantico di vedere Napoli », observe-t-il1. La lucidité dont font preuve les écrivains du Nord dans leurs écrits sur le Sud ne correspondent en rien à une démarche agressive : il s’agit pour eux d’en donner la vision la plus vraie possible afin de la rendre pleinement compréhensible au lecteur. Toute vision mythifiée court le risque, à terme, de refermer tragiquement le Sud sur lui-même ; toute représentation fixe et définitive du Sud trahit une crainte du changement, une peur de voir l’identité méridionale se perdre à nouveau. Deux perceptions du désert méridional s’opposent : doit-il rester une sorte de terre vierge, immodifiable, ou bien s’attendre à être le théâtre de profondes mutations, de voir son aspect extérieur comme intérieur changer ? Quoiqu’elle soit partielle et inexhaustive, la vision du Mezzogiorno par les écrivains du Nord constitue un apport à la réflexion sur cette zone de l’Italie dans la mesure où elle invite le Nord et le Sud à faire preuve de lucidité et d’ouverture. Le rapprochement des deux parties de l’Italie que ces ouvrages appellent in fine à effectuer symbolise tous les espoirs investis dans cette saison particulière de la questione meridionale, au moment même où le pays tout entier doit se reconstruire économiquement et politiquement. En marge du choix des nouvelles institutions, c’est toute la communauté nationale qui est appelée à retrouver son unité, à effectuer un second Risorgimento destiné à corriger les erreurs du précédent. L’occasion est alors donnée d’accorder une valeur nationale au problème du sud de la péninsule dans ces années d’après-guerre, de faire de la résolution de cette questione la première victoire du peuple italien après deux décennies de dictature fasciste aux effets de guerre civile. Paradoxalement, la fin de la reconstruction, annonçant le début du miracle industriel, va avoir pour conséquence de produire une nouvelle « éclipse »2 du problème du Mezzogiorno, en conduisant les populations du sud du pays à largement émigrer vers les usines du Nord, en effectuant exactement l’inverse du chemin emprunté par les auteurs du Nord en leur temps. Autres temps, autres mœurs ? Reste que la littérature, face aux transformations imposées par la civilisation industrielle, devient au cours de ces années la seule arme laissée aux auteurs méridionaux pour faire valoir leur voix, le seul moyen possible de rappeler l’existence, en dépit des métamorphoses radicales du temps présent, d’une identité méridionale. 1 2 PIOVENE, op. cit., p. 434. Nous empruntons ce terme à Franco Cassano, Tre modi di vedere il Sud, op. cit., p. 16. 269 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES I – ÉDITIONS DES OUVRAGES DU CORPUS DE MARTINO, Ernesto : Sud e magia, Milan, Feltrinelli, 1959. DOLCI, Danilo : Racconti siciliani, Turin, Einaudi, 1963, 1974 (réédition : Palermo, Sellerio, 2008). LEVI, Carlo : Cristo si è fermato a Eboli, Turin, Einaudi, 1945, 1963, 1990. LEVI, Carlo : Tutto il miele è finito, Turin, Einaudi, 1964 (réédition : Nuoro, Ilisso, 2003). MALAPARTE, Curzio : Fughe in prigione, Florence, Vallecchi, 1936, 1943, 1954 (réédition : Milan, Mondadori, 2004). 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Quelle(s) frontière(s) pour cet univers ?.............................p. 29 2 ) De la prison à ciel ouvert aux fughe in prigione………………………………….p. 33 3 ) Mises au point : une nouvelle géographie du monde méridional………..…..……p. 38 C ) Le désert et ses mirages : artificialité et réalité du Sud……………………...p. 44 1 ) Rêve méridional, décevante réalité ?...............................................................p. 44 2 ) Un encombrant bagage : l’héritage littéraire…………………………………..p. 49 3 ) Mensonges, masques, monstres…………………….………………………p. 53 D ) Profondeur de champ. Quelques paysages-tableaux…………….…….…….p. 59 1 ) Un regard unique, d’infinies perspectives……………………………….…….p. 59 2 ) Baroque méridional……………………………………………………….p. 64 3 ) Des mondes dans le monde ………………….…………………………….p. 69 II – UNICUUM : UNE SINGULARITÉ RÉVÉLÉE………………………………….p. 75 A ) Progresser, immobile : le paradoxe temporel du Sud…………….…………..p. 75 1 ) Tempora (non) mutantur ?................................................................................p. 75 2 ) Contemporaneità, compresenza............................................................................p. 81 3 ) L’arcaico, ou l’immuable réactualisé…………………………………………...p. 86 B ) Un nœud gordien : l’inextricable réalité méridionale….……….….…….……p. 94 1 ) Jeux de miroirs. À la rencontre de la civilisation paysanne……………………….p. 94 2 ) Nord et Sud : de complexes reflets…………………………………………..p. 99 3 ) Pouvoirs, tensions, conflits………………………………………………...p. 106 4 ) Fatum antique, tragédie actuelle………………….………………………….p. 118 C ) De la confusion à la fusion : les éléments unificateurs du Sud….….….…….p. 130 1 ) La double nature d’un monde unique en son genre ………….………….….…..p. 130 2 ) Syncrétisme méridional. L’addition des différences……...………………..…….p. 138 3 ) L’indéfectible solidarité du tout et de ses parties………..……………..……….p. 146 272 D ) La forme et le fond. Les structures de l’unicité méridionale………….……...p. 157 1 ) Une autre géographie, une autre histoire……………………………………...p. 157 2 ) Théâtre, mythe, sacralité. Quand le fond est préféré à la forme…………..….……p. 164 3 ) Des pratiques surnaturelles à la signification bien réelle …………………..……...p. 173 III – LE SUD ORACLE : CONNAISSANCE ET RÉVÉLATION…….…….….….…p. 184 A ) Les tragédies sans paroles : briser le silence…………………………….……p. 184 1 ) Compte à rebours : quand écrire devient une urgence………………………..….p. 184 2 ) Arrière-plans et contrepoints…………….……………………….….….….p. 190 3 ) Connaissance panoramique ou microcosmique ?................................................p. 196 B ) Explorations et investigations……………………………………………….p. 205 1 ) Cadre traditionnel, composantes modernes : quelle dialectique ?............................p. 205 2 ) Hiéroglyphe méridional…………………………………………………....p. 211 3 ) Le dessous des cartes : réalité unie, plans multiples……………………………..p. 217 C ) La réécriture : l’autre voyage au Sud…………………………………………p. 225 1 ) Calcul de distances………………………………………………………...p. 2 ) Voyageur, écrivain. Témoin ?..........................................................................p. 231 3 ) Des mirabilia du Sud à un unicuum littéraire ?.......................................................p. 238 225 D ) L’ultime étape ? La signification de « l’épreuve du Sud »……………….……p. 247 1 ) L’infini et l’indéfini : le combat actuel du Mezzogiorno…………………………....p. 247 2 ) Nord et Sud : le tracé d’un nouvel itinéraire…………………………………....p. 254 CONCLUSION………………………………………………………………………….p. 264 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES………………………………………………..p. 270 273