Entre peurs et bonheur, des citoyens déboussolés

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Entre peurs et bonheur, des citoyens déboussolés
Question de point de vue
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Entre peurs et bonheur,
des citoyens déboussolés *
Cette analyse est téléchargeable sur :
www.equipespopulaires.be
Par Laurence Delperdange,
Animatrice aux Equipes Populaires du Brabant wallon
Avec le soutien de
Un sentiment de peur s’insinue face aux
incertitudes du lendemain et aux
conséquences de la crise économique.
Pourtant, la peur est mauvaise conseillère car
elle génère un sentiment d’impuissance.
Et c’est là que l’action collective prend tout
son sens.
En janvier 2013 paraissaient deux enquêtes,
l’une en Belgique (1), l’autre en France(2).
Toutes deux avaient pour objectif de prendre
le pouls des citoyens en ces temps de
turbulences financières des Etats et du
‘Marché’ ; citoyens (certains plus que
d’autres…) soumis un peu plus chaque jour
aux effets ravageurs de données chiffrées
émergeant d’un système opaque.
Face à cela, de plus en plus de voix s’élèvent
pour revendiquer transparence et régulation.
Les mérites tant vantés du système
capitaliste occidental sont remis en question
même si la croissance semble encore, pour
beaucoup d’économistes, la seule réponse
porteuse d’avenir. D’autres, heureusement,
s’interrogent sur ce qui pourrait mettre un
peu de baume aux plaies sociales
grandissantes engendrées par la crise.
Si les Golden Sixties avaient participé à la
vision réductrice du monde prônant plus de
biens comme corollaire de plus de bonheur
sur terre, cinquante ans après, force est de
constater que la balance penchant
dangereusement du côté d’une minorité de
nantis, la plupart des habitants de la planète
grattent leur fond de tiroir (lorsqu’ils en
ont…) pour pouvoir satisfaire leurs besoins
primaires. Se nourrir, se loger, se vêtir, se
chauffer impliquent parfois des arbitrages
difficiles ou pire, entraînent un dangereux
basculement dans la spirale de
l’endettement…
Les peurs s’insinuent donc, légitimes parties
émergées d’un iceberg de questionnements
liés aux défis actuels.
1
A défis nouveaux, réponses
nouvelles ?
nécessaire et préalable à un fonctionnement
démocratique.
Que nous disent les deux enquêtes menées
d’une part par l’IPSOS et le journal Le Monde
en France, par la RTBF et Télé Moustique en
Belgique d’autre part ? Si l’une met le focus
sur le bonheur des Belges tandis que l’autre
analyse, en négatif, « les nouvelles fractures »
de la France en 2013, toutes deux soulignent
combien, par les temps qui courent, l’heure
est à la méfiance accrue envers le monde
politique et au repli sur soi. L’enquête belge
dévoile que santé, niveau de vie et famille
passent au premier plan des préoccupations
des citoyens interrogés, ceux-ci ressentant,
majoritairement, n’avoir de réel pouvoir que
sur leur vie privée. En France, l’enquête révèle
qu’un nombre croissant de citoyens en
appellent à une réaffirmation de l’identité
nationale et au recours à une autorité qui
rassemblerait autour d’elle les personnes
déboussolées. Des slogans tels que « Tous
pourris », parlant des politiques et un appel
au « chef » gagnent du terrain. Or, de la
défiance au rejet, il n’y a pas loin, pas plus que
du repli sur soi à la peur de l’autre : « La
confiance pour l’en bas (famille, amis, voisins)
et la méfiance vis-à-vis de l’en haut (les élus) »,
résume Pascal Perrineau, directeur du Centre
d’études politiques de Sciences Po qui a
participé à l’élaboration de l’enquête IPSOS.
L’idéal démocratique a du plomb dans l’aile.
Certains politiciens n’hésitent d’ailleurs pas à
brandir des slogans réducteurs, surfant sur
ces peurs et accusant la gauche d’un laxisme
coupable, responsable en partie, disent-ils,
des maux actuels. Ils saisissent là une
opportunité pour en appeler à l’ordre et, par
conséquent, à la sécurité retrouvée. Il est clair
que l’appât du gain entraînant les « affaires » heureusement dénoncées – dont se sont
rendus coupables certains élus, les délits
d’initiés, le manque de transparence, parfois,
dans la gestion de biens publics, les collusions
ne sont pas sous-tendus par l’éthique
Comment ne pas attiser ces peurs est la
question centrale que doivent se poser les
mandataires publics, à tous les niveaux de
pouvoir. Comment pousser l’analyse, l’affiner
pour éviter tout amalgame, raccourci
dangereux est ce que doivent se demander
les acteurs de l’éducation permanente. Les
défis sont de taille, les enjeux cruciaux et
chaque action, chaque parole pèsera dans la
balance de la démocratie. Certaines
remarques entendues, à la veille des
dernières élections communales d’octobre
2012, lors de séances d’animation, donnent à
penser qu’il est urgent de réinterroger, avec
nos groupes et nos militants, les fondements
de ce qui a fait l’exemplarité de notre
système social et de la démocratie.
« Comment comprendre tant de
peurs dans une des démocraties les
plus sûres de l’histoire ? »
C’est à cela que répond le sociologue Robert
Castel (3) et « Il n’est pas le seul à constater une
série de peurs étonnantes», a ajouté JeanClaude Brau (4) dans son intervention en
ouverture du Café citoyen proposé, en juin
dernier, à Nivelles par les Equipes Populaires
du Brabant wallon. Aujourd’hui, peu
d’économistes et de citoyens sont prêts à
remettre en cause le système capitaliste. Or,
on sait qu’une frange croissante de la
population joint difficilement les deux bouts,
ce système ayant contribué à creuser les
inégalités et à entraîner la crise financière
grave de 2008. Robert Castel démontre dans
son ouvrage, que la société salariale a
contribué à l’émergence de deux profils
d’individus : les individus les plus faibles, les
moins bien dotés, en termes de capitaux
matériels et intellectuels, pour s’adapter aux
changements (personnes sans emploi et
travailleurs précaires), ceux que le sociologue
2
nomme « les individus par défaut » et ceux
qui disposent de toutes les ressources pour
être pleinement libres et responsables, les «
individus par excès ». Or, ajoutait le
sociologue, les politiques ne distinguent pas
les individus en fonction de leurs ressources
et contribuent même à accroître les clivages
entre ces deux catégories accusant les uns de
vivre aux crochets de la France. On peut
espérer que la nouvelle donne politique en
France atténue le renforcement de ces
visions simplistes.
Pour Robert Castel, si le travail fonde
l’identité d’un individu, son statut dans la
société et la protection dont il bénéficie, la
célébration du travail ne doit pas pour autant
stigmatiser ceux qui ne travaillent pas et
bénéficient d’allocations de remplacement.
suis dans la peur et sur la défensive et donc
mon impuissance ne fait qu’augmenter. Cela
amène aussi à une méfiance accrue du
politique, lequel est disqualifié. Il est donc
essentiel de reconstruire un crédit des
politiques. Le chemin risque d’être long.
La question n’est autre que : Comment en
sortir ? »
Et, poursuit Jean-Claude Brau : « Le bonheur
dépend de la lucidité ». L’action que nous
avons à mener est une action commune. Il
évoque la photo ayant fait le tour du monde
sur laquelle on voit, place Tien An Men à
Pékin, un étudiant chinois seul, face à un char.
« Mais seul, on ne peut arrêter une colonne de
chars. Que sont devenus ce jeune et la colonne
de chars ? Le bonheur ne s’acquiert pas en se
dressant seul devant une colonne de chars. Cela
dépend des liens que nous pouvons construire
avec d’autres, pas seul dans son petit coin de
jardin. La question du bonheur nous
rapproche. » Nous pouvons nous questionner
ensemble sur le chemin à emprunter pour
atteindre cet idéal… collectif.
Comment en sortir ?
« Combien de jeunes ne se sentent-ils pas
tétanisés lorsque vient le moment de choisir
une filière menant vers un métier ? »,
questionnait Jean-Claude Brau lors du café
citoyen. « Vous avez eu de la chance, le monde
était plus simple pour vous », remarquait une
jeune étudiante. – Si l’argent et les banques
ont été des piliers de la société, force est de
constater que nous sommes actuellement, y
compris dans ce domaine, dans l’incertitude.
Jean-Claude Brau : « Nous échangeons pas mal
de peurs et cela de différentes manières : par
exemple en apportant des réponses
sécuritaires, en constituant des économies, en
installant des alarmes, en se bardant de
diplômes et en misant sur la connaissance de
plusieurs langues, en brandissant le slogan
‘tolérance zéro’. Mais tout cela a ses limites.
Cette escalade ne résout rien ; le risque zéro
n’existe pas. Se sentir du côté des personnes
protégées rassure mais qu’en est-il de toutes
les autres ? N’est-ce pas le sentiment
d’impuissance qui nous met tous dans une
position où on a l’impression que l’avenir se
construit dans un ailleurs qui nous échappe : ‘Je
Denis Desbonnet (5), militant depuis une
trentaine d’années, qui intervenait lors du
Café citoyen, rappelle que c’est dans les
années soixante que le slogan « No future » a
vu le jour. L’incertitude n’est donc pas une
nouveauté des années post 2008. Mais, la
peur du lendemain, bien qu’elle soit légitime,
n’est pas toujours bonne conseillère. Nous
traversons une des crises les plus graves du
système capitaliste (pire que la crise de 29
qui, rappelons-le, s’est étendue jusqu’à la fin
de la seconde guerre mondiale).
Le mythe du marché seul sauveur s’est
largement effondré en 2008 ; le modèle
social-démocrate et le capitalisme triomphant
perdent de leur crédibilité. L’Etat a volé au
secours des banques et cela a contribué à
l’endetter davantage. Si pendant quelques
décennies, la croyance au « progrès »
nourrissait la certitude que les générations
3
futures auraient une vie meilleure, cela n’est
plus vrai. On nous a promis la relance, tandis
que des milliers de travailleurs perdent leur
emploi, que ceux qui en ont encore se
demandent pour combien de temps, que le
chômage des jeunes ne fait que s’accroître.
Et c’est dans ce contexte que le
gouvernement opte pour la dégressivité des
allocations de chômage. Etrange politique de
crise… Le service d’études de la FGTB
Bruxelles indique qu’il faut remonter à
l’avant-guerre pour trouver des mesures
telles que celles qui sont prises aujourd’hui.
temps de travail est une réponse mais elle
implique une véritable conversion culturelle.
Il nous faut raisonner sur les limites de notre
modèle de développement en recherchant
quelles alliances permettraient d’aller de
l’avant, en se demandant que faire, avec qui ?
Cela en laissant tomber les clivages hérités du
19e siècle. Aujourd’hui, le chômeur est
suspect comme l’était l’ouvrier au 19e siècle.
Comment dire : dans ce jeu-là, on ne joue
pas ? Question ouverte à laquelle nous
cherchons ensemble des réponses. Et il y a
urgence.
Où le collectif prend tout
son sens…
Si les colères que suscitent ces mesures sont
légitimes, encore faut-il qu’elles ne se
trompent pas de cibles, par exemple en
rendant les personnes originaires d’autres
pays responsables des difficultés actuelles.
On voit qu’en Grèce, les politiques de crise
(politique en crise) prônant l’austérité font le
jeu de l’extrême droite ; le parti L’aube dorée
est un parti néonazi. Comprendre ce qui se
passe, avoir une grille d’analyse qui permette
de comprendre et de résister sont les voies à
suivre. Et s’il faut en croire J.F. Kennedy, les
périodes de crise sont parfois des périodes
d’opportunité. Les idoles tombent.
Le terrain est déblayé. En serions-nous à cette
croisée des chemins ?
------------------------------------------------------* C’était le titre d’un Café citoyen organisé par la
Fédération des Equipes Populaires du Brabant
wallon le 13 juin 2013.
(1)
(2)
(3)
Des solidarités se font jour. On entend parler
de Social Business, de modèles d’entreprises
différents. Mais, on ne peut faire l’économie
d’une remise en question profonde de ce
système économique porteur d’inégalités
croissantes. La question du bonheur est donc
d’abord une question politique. Il ne peut se
construire qu’avec les autres dans un monde
donné, et pas ‘contre les autres’. Il passe par
une réduction des inégalités sociales. Et
conclut, Jean-Claude Brau, la réduction du
(4)
(5)
4
Enquête RTBF/Télé Moustique : Le Bonheur des
Belges
Enquête IPSOS : France 2013 : Les nouvelles
fractures (www.lemonde.fr)
Robert Castel, La montée des incertitudes, Paris,
Seuil, 2009.
Jean-Claude Brau, formateur au Cefoc (Centre de
formation Cardijn Wallonie-Bruxelles)
Denis Desbonnet, Collectif Solidarité contre
l’exclusion, actif dans la défense des allocataires
sociaux.