Entre peurs et bonheur, des citoyens déboussolés
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Entre peurs et bonheur, des citoyens déboussolés
Question de point de vue Rue de Gembloux, 48 - 5002 Saint-Servais Tél : 081/73.40.86 - Fax : 081/74.28.33 [email protected] Entre peurs et bonheur, des citoyens déboussolés * Cette analyse est téléchargeable sur : www.equipespopulaires.be Par Laurence Delperdange, Animatrice aux Equipes Populaires du Brabant wallon Avec le soutien de Un sentiment de peur s’insinue face aux incertitudes du lendemain et aux conséquences de la crise économique. Pourtant, la peur est mauvaise conseillère car elle génère un sentiment d’impuissance. Et c’est là que l’action collective prend tout son sens. En janvier 2013 paraissaient deux enquêtes, l’une en Belgique (1), l’autre en France(2). Toutes deux avaient pour objectif de prendre le pouls des citoyens en ces temps de turbulences financières des Etats et du ‘Marché’ ; citoyens (certains plus que d’autres…) soumis un peu plus chaque jour aux effets ravageurs de données chiffrées émergeant d’un système opaque. Face à cela, de plus en plus de voix s’élèvent pour revendiquer transparence et régulation. Les mérites tant vantés du système capitaliste occidental sont remis en question même si la croissance semble encore, pour beaucoup d’économistes, la seule réponse porteuse d’avenir. D’autres, heureusement, s’interrogent sur ce qui pourrait mettre un peu de baume aux plaies sociales grandissantes engendrées par la crise. Si les Golden Sixties avaient participé à la vision réductrice du monde prônant plus de biens comme corollaire de plus de bonheur sur terre, cinquante ans après, force est de constater que la balance penchant dangereusement du côté d’une minorité de nantis, la plupart des habitants de la planète grattent leur fond de tiroir (lorsqu’ils en ont…) pour pouvoir satisfaire leurs besoins primaires. Se nourrir, se loger, se vêtir, se chauffer impliquent parfois des arbitrages difficiles ou pire, entraînent un dangereux basculement dans la spirale de l’endettement… Les peurs s’insinuent donc, légitimes parties émergées d’un iceberg de questionnements liés aux défis actuels. 1 A défis nouveaux, réponses nouvelles ? nécessaire et préalable à un fonctionnement démocratique. Que nous disent les deux enquêtes menées d’une part par l’IPSOS et le journal Le Monde en France, par la RTBF et Télé Moustique en Belgique d’autre part ? Si l’une met le focus sur le bonheur des Belges tandis que l’autre analyse, en négatif, « les nouvelles fractures » de la France en 2013, toutes deux soulignent combien, par les temps qui courent, l’heure est à la méfiance accrue envers le monde politique et au repli sur soi. L’enquête belge dévoile que santé, niveau de vie et famille passent au premier plan des préoccupations des citoyens interrogés, ceux-ci ressentant, majoritairement, n’avoir de réel pouvoir que sur leur vie privée. En France, l’enquête révèle qu’un nombre croissant de citoyens en appellent à une réaffirmation de l’identité nationale et au recours à une autorité qui rassemblerait autour d’elle les personnes déboussolées. Des slogans tels que « Tous pourris », parlant des politiques et un appel au « chef » gagnent du terrain. Or, de la défiance au rejet, il n’y a pas loin, pas plus que du repli sur soi à la peur de l’autre : « La confiance pour l’en bas (famille, amis, voisins) et la méfiance vis-à-vis de l’en haut (les élus) », résume Pascal Perrineau, directeur du Centre d’études politiques de Sciences Po qui a participé à l’élaboration de l’enquête IPSOS. L’idéal démocratique a du plomb dans l’aile. Certains politiciens n’hésitent d’ailleurs pas à brandir des slogans réducteurs, surfant sur ces peurs et accusant la gauche d’un laxisme coupable, responsable en partie, disent-ils, des maux actuels. Ils saisissent là une opportunité pour en appeler à l’ordre et, par conséquent, à la sécurité retrouvée. Il est clair que l’appât du gain entraînant les « affaires » heureusement dénoncées – dont se sont rendus coupables certains élus, les délits d’initiés, le manque de transparence, parfois, dans la gestion de biens publics, les collusions ne sont pas sous-tendus par l’éthique Comment ne pas attiser ces peurs est la question centrale que doivent se poser les mandataires publics, à tous les niveaux de pouvoir. Comment pousser l’analyse, l’affiner pour éviter tout amalgame, raccourci dangereux est ce que doivent se demander les acteurs de l’éducation permanente. Les défis sont de taille, les enjeux cruciaux et chaque action, chaque parole pèsera dans la balance de la démocratie. Certaines remarques entendues, à la veille des dernières élections communales d’octobre 2012, lors de séances d’animation, donnent à penser qu’il est urgent de réinterroger, avec nos groupes et nos militants, les fondements de ce qui a fait l’exemplarité de notre système social et de la démocratie. « Comment comprendre tant de peurs dans une des démocraties les plus sûres de l’histoire ? » C’est à cela que répond le sociologue Robert Castel (3) et « Il n’est pas le seul à constater une série de peurs étonnantes», a ajouté JeanClaude Brau (4) dans son intervention en ouverture du Café citoyen proposé, en juin dernier, à Nivelles par les Equipes Populaires du Brabant wallon. Aujourd’hui, peu d’économistes et de citoyens sont prêts à remettre en cause le système capitaliste. Or, on sait qu’une frange croissante de la population joint difficilement les deux bouts, ce système ayant contribué à creuser les inégalités et à entraîner la crise financière grave de 2008. Robert Castel démontre dans son ouvrage, que la société salariale a contribué à l’émergence de deux profils d’individus : les individus les plus faibles, les moins bien dotés, en termes de capitaux matériels et intellectuels, pour s’adapter aux changements (personnes sans emploi et travailleurs précaires), ceux que le sociologue 2 nomme « les individus par défaut » et ceux qui disposent de toutes les ressources pour être pleinement libres et responsables, les « individus par excès ». Or, ajoutait le sociologue, les politiques ne distinguent pas les individus en fonction de leurs ressources et contribuent même à accroître les clivages entre ces deux catégories accusant les uns de vivre aux crochets de la France. On peut espérer que la nouvelle donne politique en France atténue le renforcement de ces visions simplistes. Pour Robert Castel, si le travail fonde l’identité d’un individu, son statut dans la société et la protection dont il bénéficie, la célébration du travail ne doit pas pour autant stigmatiser ceux qui ne travaillent pas et bénéficient d’allocations de remplacement. suis dans la peur et sur la défensive et donc mon impuissance ne fait qu’augmenter. Cela amène aussi à une méfiance accrue du politique, lequel est disqualifié. Il est donc essentiel de reconstruire un crédit des politiques. Le chemin risque d’être long. La question n’est autre que : Comment en sortir ? » Et, poursuit Jean-Claude Brau : « Le bonheur dépend de la lucidité ». L’action que nous avons à mener est une action commune. Il évoque la photo ayant fait le tour du monde sur laquelle on voit, place Tien An Men à Pékin, un étudiant chinois seul, face à un char. « Mais seul, on ne peut arrêter une colonne de chars. Que sont devenus ce jeune et la colonne de chars ? Le bonheur ne s’acquiert pas en se dressant seul devant une colonne de chars. Cela dépend des liens que nous pouvons construire avec d’autres, pas seul dans son petit coin de jardin. La question du bonheur nous rapproche. » Nous pouvons nous questionner ensemble sur le chemin à emprunter pour atteindre cet idéal… collectif. Comment en sortir ? « Combien de jeunes ne se sentent-ils pas tétanisés lorsque vient le moment de choisir une filière menant vers un métier ? », questionnait Jean-Claude Brau lors du café citoyen. « Vous avez eu de la chance, le monde était plus simple pour vous », remarquait une jeune étudiante. – Si l’argent et les banques ont été des piliers de la société, force est de constater que nous sommes actuellement, y compris dans ce domaine, dans l’incertitude. Jean-Claude Brau : « Nous échangeons pas mal de peurs et cela de différentes manières : par exemple en apportant des réponses sécuritaires, en constituant des économies, en installant des alarmes, en se bardant de diplômes et en misant sur la connaissance de plusieurs langues, en brandissant le slogan ‘tolérance zéro’. Mais tout cela a ses limites. Cette escalade ne résout rien ; le risque zéro n’existe pas. Se sentir du côté des personnes protégées rassure mais qu’en est-il de toutes les autres ? N’est-ce pas le sentiment d’impuissance qui nous met tous dans une position où on a l’impression que l’avenir se construit dans un ailleurs qui nous échappe : ‘Je Denis Desbonnet (5), militant depuis une trentaine d’années, qui intervenait lors du Café citoyen, rappelle que c’est dans les années soixante que le slogan « No future » a vu le jour. L’incertitude n’est donc pas une nouveauté des années post 2008. Mais, la peur du lendemain, bien qu’elle soit légitime, n’est pas toujours bonne conseillère. Nous traversons une des crises les plus graves du système capitaliste (pire que la crise de 29 qui, rappelons-le, s’est étendue jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale). Le mythe du marché seul sauveur s’est largement effondré en 2008 ; le modèle social-démocrate et le capitalisme triomphant perdent de leur crédibilité. L’Etat a volé au secours des banques et cela a contribué à l’endetter davantage. Si pendant quelques décennies, la croyance au « progrès » nourrissait la certitude que les générations 3 futures auraient une vie meilleure, cela n’est plus vrai. On nous a promis la relance, tandis que des milliers de travailleurs perdent leur emploi, que ceux qui en ont encore se demandent pour combien de temps, que le chômage des jeunes ne fait que s’accroître. Et c’est dans ce contexte que le gouvernement opte pour la dégressivité des allocations de chômage. Etrange politique de crise… Le service d’études de la FGTB Bruxelles indique qu’il faut remonter à l’avant-guerre pour trouver des mesures telles que celles qui sont prises aujourd’hui. temps de travail est une réponse mais elle implique une véritable conversion culturelle. Il nous faut raisonner sur les limites de notre modèle de développement en recherchant quelles alliances permettraient d’aller de l’avant, en se demandant que faire, avec qui ? Cela en laissant tomber les clivages hérités du 19e siècle. Aujourd’hui, le chômeur est suspect comme l’était l’ouvrier au 19e siècle. Comment dire : dans ce jeu-là, on ne joue pas ? Question ouverte à laquelle nous cherchons ensemble des réponses. Et il y a urgence. Où le collectif prend tout son sens… Si les colères que suscitent ces mesures sont légitimes, encore faut-il qu’elles ne se trompent pas de cibles, par exemple en rendant les personnes originaires d’autres pays responsables des difficultés actuelles. On voit qu’en Grèce, les politiques de crise (politique en crise) prônant l’austérité font le jeu de l’extrême droite ; le parti L’aube dorée est un parti néonazi. Comprendre ce qui se passe, avoir une grille d’analyse qui permette de comprendre et de résister sont les voies à suivre. Et s’il faut en croire J.F. Kennedy, les périodes de crise sont parfois des périodes d’opportunité. Les idoles tombent. Le terrain est déblayé. En serions-nous à cette croisée des chemins ? ------------------------------------------------------* C’était le titre d’un Café citoyen organisé par la Fédération des Equipes Populaires du Brabant wallon le 13 juin 2013. (1) (2) (3) Des solidarités se font jour. On entend parler de Social Business, de modèles d’entreprises différents. Mais, on ne peut faire l’économie d’une remise en question profonde de ce système économique porteur d’inégalités croissantes. La question du bonheur est donc d’abord une question politique. Il ne peut se construire qu’avec les autres dans un monde donné, et pas ‘contre les autres’. Il passe par une réduction des inégalités sociales. Et conclut, Jean-Claude Brau, la réduction du (4) (5) 4 Enquête RTBF/Télé Moustique : Le Bonheur des Belges Enquête IPSOS : France 2013 : Les nouvelles fractures (www.lemonde.fr) Robert Castel, La montée des incertitudes, Paris, Seuil, 2009. Jean-Claude Brau, formateur au Cefoc (Centre de formation Cardijn Wallonie-Bruxelles) Denis Desbonnet, Collectif Solidarité contre l’exclusion, actif dans la défense des allocataires sociaux.