L`Alsace - Mulhouse du 28.2.2016 - Les malgré-nous

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L`Alsace - Mulhouse du 28.2.2016 - Les malgré-nous
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Région
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DIMANCHE 16 OCTOBRE 2016
39-45
La tombe retrouvée de l’oncle Malgré-Nous
En 2005, la Sundgauvienne Élisabeth Heinis a entrepris, avec Jean-Rodolphe Frisch, des recherches pour retrouver la sépulture de son oncle Henri Libman, décédé sur le front
russe en 1944. Cette quête a abouti cet été en Ukraine. Ils en tirent cette leçon : il n’est jamais trop tard pour se préoccuper des victimes de l’incorporation de force.
del, d’Ueberstrass, président des
Anciens combattants du Sundgau,
qui a trouvé des informations essentielles ; les époux Mesure, de Hindlingen, qui leur ont fait profiter de leur connaissance de la Russie… Plus tous les autres, qui se
reconnaîtront.
Textes : Hervé de Chalendar
Quand elle nous en parle aujourd’hui, dans sa maison de Pfetterhouse, les larmes forcent encore
tous les barrages. On imagine alors
l’ampleur de l’émotion, ce jour
d’août dernier, à une cinquantaine
de kilomètres au nord-ouest de Lviv,
en Ukraine, tout près de la frontière
polonaise. « Il était environ 17 h,
raconte Élisabeth Heinis. On ne savait pas où on allait, si on était dans
la bonne direction, quand, au sommet d’un versant en plein soleil, j’ai
vu une grande croix. J’ai dit à JeanRodolphe : ‘‘C’est là !’’ »
Quand ils ont obtenu dernièrement
l’information capitale selon laquelle la dépouille d’Henri avait été
transférée à Potelitsch en 2006,
avec une centaine d’autres corps
exhumés à Okno, au sud de la ville
de Skala, en Ukraine, ils ont pu
prendre la route. « Pour nos parents, aller en Russie, ça paraissait
inaccessible, inconcevable. On veut
dire aux familles qu’aujourd’hui
c’est possible ! », commente Élisabeth. Parmi tous les noms des stèles de Potelitsch, il y a sans doute
encore des Malgré-Nous alsaciens
à qui leurs proches et descendants
aimeraient rendre un dernier hommage.
«Mission accomplie »
Cet après-midi d’été, Élisabeth Heinis, 75 ans, et Jean-Rodolphe
Frisch, 74 ans, arrivent au cimetière
militaire allemand de Potelitsch.
Comme leur a précisé le Volksbund
Deutsche Kriegsgräberfürsorge (VDK), le service pour l’entretien
des sépultures militaires allemandes (voir ci-dessous), ils se dirigent
vers le « bloc 13 ». Les tombes ne
sont pas individuelles. Ce cimetière
est un parc avec des stèles dressées.
Sur ces pierres sont gravés d’innombrables noms, heureusement
classés par ordre alphabétique.
Dans les « L », entre Franz Lewalski
et Georg Lichtenstern, apparaît enfin le nom recherché : Heinrich Libmann. Il y a deux « n » alors qu’on
en met généralement qu’un seul,
mais les dates de naissance (9 juin
1915) et de décès (13 mars 1944) ne
laissent aucun doute : il s’agit bien
d’Henri, l’oncle d’Élisabeth, frère
de sa maman Anne et fils de sa
grand-mère Joséphine.
Le nom d’Henri sur une des stèles de
Potelitsch.
Photo J.-R. Frisch
Le voyage a atteint son but.
Photo L’Alsace/Thierry Gachon
Élisabeth Heinis devant la stèle du cimetière allemand de Potelitsch, en Ukraine, mentionnant la présence en ces lieux
des restes de son oncle Malgré-Nous Henri Libman (en incrustation).
Photo J.-R. Frisch
a encore un peu de colère, ou d’incompréhension. « C’était prenant,
confie à son tour Jean-Rodolphe. On
arrive là après deux ou trois jours de
voyage, et on voit le nom de celui
que la famille recherche depuis
1944… »
Un périple
de 2000 kilomètres Ce moment était le terme d’un périple en voiture d’environ 2 000 kilomètres (« Tous les deux, comme des
grands ! ») depuis le Sundgau en
passant par Innsbruck, Vienne, Bratislava… Et le terme, surtout, de 11
Jean-Rodolphe fait des photos, Éli- ans de recherches. « Maman est désabeth dépose une rose blanche. Et cédée il y a six ans, précise Élisaverse son trop-plein de larmes… beth. Si j’avais su que ce serait aussi
« Je me suis dit : ‘‘Mission accom- long, j’aurais commencé plus tôt !
plie !’’ Et je lui ai dit : ‘‘Qu’est-ce Elle et ma grand-mère ont toujours
que tu fiches ici, si loin de chez voulu savoir où il reposait. » Tant
toi ? !’’ » Dans ce soulagement, il y que la mort n’est qu’une ligne dans
un courrier, tant que l’on n’est pas
confronté à un corps ou à une stèle,
le travail du deuil n’est jamais vraiment achevé. Il est dur de tuer le fol
espoir de voir un jour revenir le fils
disparu…
Henri Libman était le fils aîné des
quatre garçons d’Alphonse et Joséphine Libman, éclusiers à ValdieuLutran. Pour l’anecdote, c’était le
parrain de Léon Hégélé, qui avait
dix ans de moins que lui (19252014), qui sera lui aussi MalgréNous en Russie et qui deviendra
évêque auxiliaire de Strasbourg en
1985.
parents d’Henri savaient juste qu’il
était mort en mars 1944 sur le front
russe, dans un lieu nommé Okno. Et
un camarade Malgré-Nous de
Retzwiller leur avait rapporté une
photo de ce qui devait être sa tombe : on y voit des croix plantées
dans des rectangles de terre retournée, dans un paysage de neige.
« Ceci avait un peu rassuré ma
grand-mère, se souvient Élisabeth.
Elle avait peur qu’il n’ait pas de sépulture… »
Trois fils décédés dans la Werhmacht
Deux autres fils de Joséphine, CharQuand Henri a été incorporé, en les et Lucien, ne sont pas revenus
1943, il avait déjà 28 ans. Que lui vivants de l’incorporation de force.
est-il arrivé ? Élisabeth et Jean Ro- Mais leurs corps avaient pu être radolphe ont appris qu’il a été tué au patriés dans le caveau familial de
combat à Kainowka, en Russie, Valdieu-Lutran.
d’une balle de fusil dans la tête. Les
Élisabeth et Jean-Rodolphe (qui est
maire de Pfetterhouse) ont débuté
leur enquête en 2005. Elle fut longue et acharnée. Ils se sont découragés quand les courriers
avouaient leur ignorance, ont re2,7 millions de victimes. Elle
pris espoir quand ceux-ci ouvraient
compte plusieurs milliers de bénéune piste, ont résolu les énigmes de
voles et 566 salariés. Avec la chute
noms étranges, fait traduire des letdu Mur s’est ouvert un énorme tres en russe, contacté des ministèchantier : ces dernières années, le
res, des organismes… Et ont
VDK a réaménagé ou créé 330 cibénéficié d’une belle chaîne de solimetières de la Seconde guerre et
darité.
188 cimetières de la Première guerre dans l’Est de l’Europe. Plus
Comme après un prix, Élisabeth
de 800 000 corps ont été réinhuvoudrait en remercier beaucoup :
més dans 82 cimetières. Selon le
Gérard Burgun, d’Altkirch, et AngèVDK, plus de 100 000 sépultures
le et Daniel Mosser, d’Aspach, qui
restent à localiser. Le cimetière de
les ont mis en contact avec la jeune
Potelitsch accueille 9 100 morts.
Ukrainienne, Yulia, qui a fait des
recherches sur place ; François Wa-
Vue du cimetière de Potelitsch où reposent plus de 9 000 soldats morts sous
l’uniforme allemand.
Photo J.-R. Frisch
Au chevet des sépultures allemandes
Élisabeth et Jean-Rodolphe ont obtenu des informations décisives
concernant la tombe d’Henri Libman grâce au Volksbund Deutsche
Kriegsgräberfürsorge (VDK), le
Service pour l’entretien des sépultures militaires allemandes (Sesma). Créé au lendemain de la Première guerre, le VDK est, explique son site (www.volksbund.de),
« une organisation humanitaire
chargée par le gouvernement allemand de recenser, préserver et entretenir les sépultures des
victimes de guerre allemandes à
l’étranger ». Son rôle est aussi de
« prêter assistance aux familles »
et de favoriser les rencontres de
jeunes, comme ce fut le cas avec le
chantier réunissant une vingtaine
de lycéens français et allemands
au Hartmannswillerkopf en septembre 2015 (L’Alsace du 22 septembre 2015).
Cette association prend en charge
832 cimetières militaires dans 45
pays, pour un total de près de
Une photo de la grand-mère d’Élisabeth avec ses enfants. Photo L’Alsace/Thierry Gachon
Le cliché de la première sépulture d’Henri, remis à ses parents par un autre MalgréNous. Photo L’Alsace/Thierry Gachon
IRE05
Jean-Rodolphe Frisch et Élisabeth Heinis chez eux, à Pfetterhouse, commune
dont Jean-Rodolphe est le maire. Photo L’Alsace/Thierry Gachon
Un crime contre l’humanité ?
Une fois arrivée à l’âge de la retraite, Renée Baudot, Nancéenne d’origine mosellane, a effectué des
recherches pour retrouver la tombe de son oncle paternel, Armand Gangloff, Malgré-Nous disparu en Biélorussie. Aidée par une formation juridique, elle a alors acquis la certitude que « l’incorporation de force doit être considérée comme un crime contre l’humanité ». C’est d’ailleurs ce qu’avait plaidé dans ses réquisitions Edgar Faure, alors procureur adjoint de la France, au procès de Nuremberg en 1946… Renée Baudot mène un « combat pour l’honneur » dans ce
sens depuis une dizaine d’années. Depuis deux ans, elle bénéficie de l’aide d’un avocat allemand. « Je suis favorable à la réconciliation franco-allemande, mais je veux que ceci soit reconnu par l’Allemagne ! Ce pays doit regarder son passé en face. » L’historien Nicolas Mengus rappelle par ailleurs que les Malgré-Nous avaient obtenu juste après-guerre un statut de « déporté militaire ». Mais cette appellation a été peu usitée. Elle était sans doute difficile à assumer face aux personnes, en particulier juives, qui avaient été déportées dans les camps de concentration.