Faire ou… être son âge
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Faire ou… être son âge
Résumé : Faire ou ... être son âge ? Nous vivons, en raison d'un allongement considérable de ce qu'il est convenu d'appeler "l’espérance de vie». Ceci n'est pas sans effet sur la manière de se représenter le temps qui passe, la façon d'envisager et de vivre le temps traversé et sur la représentation des âges de la vie. Aujourd'hui, on n'a plus l'âge de ses artères ! Mais les représentations ont la vie dure et la tension existe entre "faire son âge" qui convoque des images toutes faites de la personne dite âgée et "être son âge" qui continue d'exister et de devenir. Parce qu'un âge c'est aussi une situation biographique et sociale - on est d'une classe - comment envisager son existence à partir de ce point de vue singulier que nous donne sur notre vie, l'âge qu'on a ? Quelles modalités de partages et de devenir pour sa vie au-delà de ce que suggèrent publicitaires et commerciaux qui font des seniors une nouvelle cible inscrits dans des projets faits pour eux ? Comment penser des projets lorsqu'on prend la mesure de ce qui est devenu difficile ou impossible ? Que signifie être présent à son présent lorsqu'on n'a plus vingt ans ?" Faire ou… être son âge ? Par Jean-Philippe Pierron. Besançon le 2 novembre 2015 Les femmes regardaient Booz plus qu'un jeune homme, Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand. Le vieillard, qui revient vers la source première, Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ; Et l'on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens, Mais dans l'œil du vieillard on voit de la lumière. Victor Hugo dans Booz endormi 1 On parle d’un vin jaune en en saluant sa vertu : un douze en d’âge ! Cette matière vivante, ce liquide trouve dans la traversée du temps un approfondissement de son expressivité vitale. Le déguster c’est en dilater toute l’épaisseur et les colorations que lui donnent, comme traits singularisants, sa lente maturation. L’âge n’est pas ici un obstacle, il est une occasion. Nous racontons alors cette rencontre avec cette boisson comme un partenaire où cette fois-ci la connivence vise, en trempant les lèvres, à communier ou résonner avec un grand temps, un temps cosmique et écologique partagé qui ne se contente pas d’un millésime comme d’une étiquette mais comme d’une singularité. Le vin que l’on compte est surtout un prétexte pour élaborer une histoire que l’on raconte. Peut-on faire de même avec les humains, avec les personnes âgées – quand on y songe toute personne est âgée, sinon elle ne serait pas une personne - ou pourquoi n’en est-il pas toujours de même? Peut-on « déguster » ou pourquoi n’y arrive-t-on pas, la rencontre avec une personne à l’âge avancé ; une personne qui a de la bouteille comme on dit ! - comme on rencontre un whisky ou un vin ? Compter est utile pour classer, ranger, gérer, commercialiser. On le fait pour les humains qui sont de « la classe », qui sont conscrits ou de la même année, sinon du même millésime. Cela permet de les gérer, de les ordonner en pyramides (à l’heure de la vie longue les démographes disent que la pyramide des âges s’est inversée entre les jeunes et les plus anciens) et aussi de les cibler : les seniors sont une nouvelle cible pour les tours opérateurs et les professionnels du tourisme et les établissements classent et gèrent les personnes âgées en fonction de leur degré de dépendance (GIR). Mais ce comptage n’est-il pas souvent un obstacle qui enferme et catégorise, et ce faisant sert des flux à maitriser mais dessert des relations possibles. Le taux devient vite un étau ! Comment faire en sorte pour qu’il soit un moyen pour permettre une rencontre et pour conter, raconter, fabriquer des récits et partager des rêves entre générations et dans la compréhension de soi ? Quelles sont les conditions pour que, attentif à l’âge en son objectivité réelle, on en n’oublie pas qu’il est l’occasion pour que se déploie, dans la relation de soins, une histoire, poétique, sensible, épaisse temporellement dans son comique et son tragique comme l’est une vie ? Quelles dispositions sensibles faut-il pour ne pas rater la rencontre au cœur des âges, du « fond des âges » ? Entre s’user et mûrir : vieillir Disons le fermement ne sont vieux que ceux qui sont vivants. Et vieillir c’est peut-être l’art de rester vivant, non pas simplement en se maintenant en vie mais en tentant d’exister. Vieillir est le prix à payer pour ne pas mourir jeune, comme le dit une boutade, mais aussi pour être individué. Les biologistes le savent. Pour être un vivant singularisé avec sa configuration génétique, corporelle singulière et non pas un être indifférencié comme le sont les vivants unicellulaires dans leurs divisions, les vivants vieillissent et meurent. Les joies de la sexualité qui suppose la différenciation s’accompagnent de la mortalité des individus au profit de la continuité de l’espèce (cf. . Jacques Ruffié le sexe et la mort). C’est pourquoi vieillir est la singularité des vivants et pourquoi le vieillir est une action. Il est la reprise consciente et volontaire d’un fait qu’on ne choisit pas : la naissance, la croissance et la fragilisation de notre corps dans le vieillissement. C’est pourquoi le vieillir ne concerne pas quelque chose qui nous atteindrait du dehors comme une réalité extérieure à nous autre étrangère mais engage un travail sur soi, une métamorphose charnelle de soi dans le temps que l’on traverse et qui fait d’une vie, une vie. Il faut alors faire une différence entre vieillir, s’user et mûrir. La vieillesse n’est pas de l’ordre des choses mais n’est pas non plus du seul ordre des vivants, parce qu’elle est l’acte d’un existant. Une chose ne vieillit pas, elle s’abime et elle s’use. Elle est soumise aux forces du temps qui la travaillent de l’extérieur et du dehors, de sorte que l’objet se disloque, se 2 démantèle et devient obsolète jusqu’à parfois permettre de parler d’obsolescences programmées. Un objet ne fait pas son âge, n’a pas d’âge, il a une date1. Sans doute parce que nous sommes frappés de cette nécessité implacable et irréversible qui impose sa marque aux choses, nous empruntons parfois le langage des choses pour dire les expériences des hommes. Nous faisons alors du vieillard une vieillerie, du vieux un vieux machin ou un vieux croulant, et de la mémoire l’objet d’un « atelier mémoire ». Plus violemment même, nous pouvons réduire l’autre à son apparaitre et le ramener au rang de chose en lui imposant mécaniquement et violemment la force des choses : prendre « un coup de vieux » est une manière de se faire expulser du monde des vivants pour rentrer dans ce qui n’est plus mais a été : has been. Pourtant, la vieillesse n’est pas la vétusté. C’est ce qui fait la différence entre la vieillesse pensée comme un « âge de la vie » et un objet qui, dans le temps connait l’usure et la vétusté de l’hors d‘usage. De même le vieillir n’est pas un mûrir qui concerne l’être vivant qui, dans le temps, connait la dépendance et la diminution des capacités vitales. Vieillir est le fait d’un existant et pas uniquement d’un être vivant. Ici la chose est plus difficile à saisir parce que les vivants humains sont aussi des vivants, soumis aux lois de la biologie qui les travaillent également. Pourtant, il faut distinguer entre vieillir et mûrir. Si mûrir est un phénomène qui se présente aux êtres vivants complexes, inventant une résistance dynamique interne au temps pour se maintenir comme milieu, la vieillesse est une représentation de ce phénomène. Mûrir rappelle la dimension de métamorphose du vivant, qui n’est plus soumis passivement à des forces externes mais réagit en interne aux effets du monde ; ici le mûrir révèle le caractère paradoxal du vivant : mûrir est à la fois une affirmation et une négation de la vie. Il faut que l’individu meure pour que l’espèce demeure. C’est ce que l’on comprend bien lorsque l’on voit cette fois-ci que les humains pour dire cette expérience empruntent au langage des végétaux ou des animaux pour dire cette expérience. On se représente la vie comme celle d’une plante avec sa semence, sa germination, sa croissance, sa fructification et son mûrissement. Les mots « murir », « caduque », « chenu » sont des mots du végétal. Etre dans la fleur de l’âge ou voir sa peau se flétrir comme on le dit d’un fruit dans la vieille peau ! De même, on emprunte au monde animal ce langage de la croissance, de la vie adulte, des jeunes qu’on dit juvéniles immatures ou des vieux spécimens qu’on dit avoir une longévité exceptionnelle. Cette fois-ci si l’animal a un âge, la longévité est encore une catégorie statistique, quantitative qui questionne sa dimension qualitative. A la frontière du minéral ou et de l’animal on dira ainsi d’une personne qu’elle est un vieux fossile. Or voilà la différence, vieillir est un acte d’exister et pas simplement le fait d’être en vie. Exister ce n’est pas simplement être dans un monde mais ouvrir un monde. Le vieillir n’est pas une réalité statistique, et statique qui assigne à résidence dans le 3e ou le 4e âge mais un mouvement dynamique qui relève d’un projet. Pour un existant, vieillir ce n’est pas uniquement être dans une situation – de telle génération, de telle classe d’âge, de tel conscrit – mais être par cette situation. Faire son âge en ce sens est un fait objectivable, explicable qui nous installe dans un type de monde avec ses logiques et ses programmes – les septuagénaires, les octogénaires - ; être son âge interroge comment une vie se déploie et ouvre une manière d’être au monde à partir de cette position générationnelle singulière. C’est donc une position de l’existence qui va interroger qu’est-ce que je continue à vouloir faire de ma vie moi qui suit en vie et qui ait cet âge ? Le vieillir n’est pas un finir sa vie. Il intensifie le sens de ce que signifie poursuivre sa vie dans la conscience prise de sa fragilité. Vieillir devient alors l’objet d’une attitude, d’une reprise en un projet. C’est pourquoi, vieillir on peut le refuser, le rejeter dans le jeunisme (le vieux beau) ; le rechercher dans une culture romantique du passé mythifié (le vieux 1 Etienne Gruillot, « La vieillesse » dans Petites Chroniques de la vie comme elle va, Seuil, 2002, p.144. 3 chnoque) ; ou le découvrir comme le lieu d’un enjeu et d’une initiative possible : chercher à en faire un art de soi dans l’idée d’un art de vieillir. Le vieillissement est biologique, le vieillir est biographique Si vieillir est un fait biologique, la vieillesse devient alors un événement biographique qui engage une compréhension de soi relativement à ce corps qui nous attache ou nous détache (vieux motif platonicien du philosopher c’est apprendre à mourir pour en fait apprendre à se détacher de son corps). Que suis-je moi qui ai ainsi traversé le temps ? Que puis-je répondre de ce que sont mes obstinations durables que je tente de tenir et de maintenir dans le temps long d’une vie qui vit l’expérience des fragilités du corps et des capacités. Le vieillir comme acte d’exister invite à habiter cette tension entre la réalité objective du faire son âge et la dynamique existentielle et sociale qui engage une dimension du « être son âge.» La vieillesse qui se présente comme un fait est aussi un vieillir que l’on se représente dans un projet. C’est la raison pour laquelle les représentations de la vieillesse ne cessent d’être retravaillées prises entre deux grands tendances : soit on tend à faire de la vieillesse un âge de la vie où la hauteur de vue que donnent les expériences de vie tendent vers la sérénité, une forme de hauteur et de détachement, la vieillesse étant alors associée une figure de la sagesse au point qu’il faudrait vouloir devenir vieux ; soit la vieillesse est abordée dans une conception linéaire de la vie, qui pense cette dernière comme le passage de l’assomption de soi jusque vers son déclin dans la perte des capacités et qui associe alors la vieillesse à une figure de l’effondrement et l’occasion d’une méditation sur les vanités qu’occasionne le démantèlement de soi. Aujourd’hui nous sommes ainsi pris encore dans cette dualité selon que l’on valorise soit la première dans la grande attestation des capacités dans une culture de l’activité dont le senior est la nouvelle version sémantique (l’ancien qui est resté jeune et ne fais pas son âge) ; soit dans la seconde version où notre société qui valorise les capacités cognitives et la capacité d’être en réseau fait du très grand âge et de la démence sénile ou de l’Alzheimer la figure méconnaissable de l’humain incapable d’être en interaction(l’âge n’est pas ce qui nous fait mais ce qui nous défait : l’ancien est devenu vieux, dépassé à l’heure de société du réseau la nouvelle vanité est celle de la panne réseau). La variété des regards que l’on jette sur la vieillesse ne cesse ainsi de rappeler que la vieillesse que l’on croirait être un fait de génération (au sens biologique du terme) est aussi et également un fait de civilisation. La vieillesse suppose une histoire de vie, mais la vie vieille a aussi une histoire2 dont l’expression la plus significative est l’idée des âges de la vie, dont nous connaissons aujourd’hui une recomposition aussi bien en son début (adulescence : enjeu de formations, d’insertions professionnelles) qu’en sa fin (senior et sénescence). De la sorte, qu’un des enjeux pour notre époque, est de repenser la vie, sa « trajectoire » et ce qui s’y donne, à l’heure de la vie non brève mais longue. Puisque nous avons cette chance de connaitre une longévité sans précédent : on ne peut oublier qu’au moyen-âge, l’espérance de vie était autour de 40 années et que seuls 1 ou 2 pour cent de la population vivait jusqu’à la soixantaine. Vieillir est ce finir sa vie ou la poursuivre ? Devant cette question, très souvent nous projetons sur le vieillir des imaginaires généralisants. Ils font disparaitre l’expérience existentielle - être son âge - sous les généralisations et la montée en anonymat et impersonnalité, et font du vieillir non pas un but mais un terme : un finir sa vie, un faire définitivement son âge, affublé des oripeaux qui vont avec (maux, incapacités, pathologies associées, etc.). La personne disparait sous le stéréotype du vieux ou du vieillard et ce pour plusieurs raisons. Nous assimilons souvent le vieillir à la dépendance dont elle serait 2 Jean-Pierre Bois, Histoire de la vieillesse, que sais-je ? PUF, 1994 4 le synonyme – comme si, sans ignorer la grande dépendance, personne n’était dépendant. Pour une conception négative et méprisante de la vulnérabilité elle ne peut être envisagée comme une disponibilité à l’autre – en raison de la disparition des relations sociales dans la grande solitude due à la mort des conscrits et des cadres sociaux de souvenirs et de projets partagés. Ensuite notre organisation sociale repose sur une approche segmentée et cloisonnée des âges qui sépare brutalement actifs et inactifs, laissant penser que si la vie adulte est celle de l’activité, la vieillesse serait celle de l’inactivité au risque de sous-entendre celle de l’inutilité sociale. Enfin le vieillir est très souvent par contamination ou contiguïté, rattachée à l’expérience de la mort, faisant mécaniquement le lien entre être vieux donc plus « naturellement », sous le poids de la réalité statistique, plus près de la mort et donc du vieillir une antichambre de la mort dans le avoir un pied dans la tombe. Or tout cela empêche de maintenir l’idée que vieillir ce n’est pas finir sa vie mais la continuer ou la poursuivre. Il importe donc de sortir de la dualité facile et peut être faussement éclairante entre la vieillesse célébrée comme sommet ou rejetée comme déclin, fascinante comme puissance de vitalité défiant les aléas du temps ou indifférence dans le départ discret des anciennes générations, soit objet de considération dans les honneurs que l’on disait réservés au personnages de grands âges (dans une société de l’honneur comme si vieillir était en soi la garantie d’une vertu) et le dégout que peut inspirer l’effondrement dans la sénescence, l’asséchement des chairs. On pense à cette formule du roman de la rose : « sa beauté était bien gâtée, tout son corps été séché de vieillesse ; … elle était maintenant toute rassotée » Mais il appartient à notre époque d’avoir à rejouer la relation entre faire son âge et être son âge parce que nous vivons une recomposition des âges de la vie qui s’est accompagnée de la disparition du caractère stable, assurant et rassurant de ce que l’on appelait « âges de la vie »3: 1-Nous sommes les contemporains d’une nouvelle donne anthropologique des âges de la vie et d’une métamorphose de l’imaginaire de des âges en raison d’un allongement de la durée de la vie sans précédent. Repenser son parcours de vie avec l’idée d’une espérance de vie de plus de 80 années en moyenne métamorphose la compréhension que l’on a de sa vie, de ses engagements, de sa traversée du temps. Temps de la vie longue est un temps qui modifie la compréhension de sa formation et de son entrée dans la vie active (les adulescents) mais aussi une reconsidération de la place et de la part des plus âgés qui commencent une seconde activité bénévolat et qui se forme pour cela (exemple : l’université du 3e âge n’est plus pensée comme une distraction mais comme le lieu d’une formation à acquérir) après leur activité salarié. Les vieux sont jeunes plus longtemps comme on dit. Cette anthropologie de la vie longue questionne le statut à donner aux adulescents dans une enfance qui se dilate mais aussi quel statut donner à cette période entre 55 et 75 ans voire davantage où apparaissent de nouvelles dans le champ social : le retraité actif, le senior, ou la très grande dépendance. La question n’est plus la vieillesse comme un dysfonctionnement mais une interrogation sur le fonctionnement de la société et des relations avec une part grandissante de la part des personnes âges. Une inversion spectaculaire : la personne âgée n’est plus celle qui laisse la place aux plus jeunes mais celle qui questionne quelle place peut-on donner aux personnes âgées lorsqu’on voit le déplacement démographique de leur rôle. Le statut de la retraite et du retraité qui n’est plus nécessairement dans un retrait. Etre en retraite non comme un battre en retraite qui vit ce retrait comme un dégagement dans un repli mais au contraire comme la revendication de ne pas sortir de la société mais y participer. Rentrer dans l’âge c’est maintenant devenir une activité. Cette anthropologie de la vie longue force à 3 Pierre-Henri Tavoillot, Philosophie des âges de la vie, Grasset, 2007 5 envisager une coexistence des générations puisqu’il n’est plus rare que quatre générations coexistent et aient à inventer de nouvelles manières de vivre ensemble, non simplement sur un mode de juxtaposition des générations (une succession de générations) mais à tisser un monde commun dans une suite des générations dans la coexistence (l’habitat partagé, le rôle des grands parents dans la garde et l’animation de la vie de leurs petits enfants) ; 2-Cette traversée du temps est liée également à la signification qu’on lui donne, y compris dans sa portée religieuse. En s’habituant à la vie longue, la compréhension de ce qu’est l’espérance change, même si les relations entre les deux n’est pas aussi mécanique. Nous passons de l’espérance en une autre vie à l’espérance de vie dans la sécularisation de l’idée d’espérance. En passant de l’espérance à la longévité, être son âge devient un travail qui consiste à s’activer dans et pour cette longévité. Si l’espérance se racontait dans les mots du salut reçu, la longévité s’élabore dans ceux de la santé voulue, entretenue. C’est pourquoi, si le langage de l’espérance pouvait se concentrer sur l’idée que la mort est pour la vieillesse est un passage réparant à une autre vie, la longévité disjoint la mort comme bout de la vie, et la mort comme but, pour intensifier le sens donné au présent vécu. En conséquence, l’espérance valorisait la vie après la mort, la longévité encouragera à se demander s’il y a eu une vie, et laquelle ( ?), avant la mort. La santé a pris la place de la sainteté dans la découverte d’une prise en charge sanitaire, médicale et psychologique de la vieillesse. Comme le montre les travaux de l’historien Georges Vigarello4, au XXe siècle, on remplace l’hygiène des vieillards (question de la diététique et de la mort dans des usages de soi) par la découverte des pathologies spécifiques pour les personnes âgées : des maux précis, des maladies des vieillards bien identifiées. Aujourd’hui la nouveauté vient de ce que les interrogations ne sont plus morales mais psychologiques. C’est le passage de la gériatrie en 1952 qui étudie le vieillissement des grandes fonctions physiques à la gérontologie qui analyse et mesure maintenant des aptitudes. Conséquence majeure porte sur qu’estce qui détruit par le vieillissement : non plus une interrogation sur la destruction physique mais sur la destruction intérieure ou psychologique avec développement des tests sur la mémoire, sur la psychomotricité, sur l’intelligence et champ d’application liée à l’utilisation des sciences humaines et sociales dans l’étude du vieillissement. Lorsqu’on passe de la morale à la psychologie, constatant qu’on n’a plus la même réactivité psychologique, est en question la place que l’on peut jouer dans la société. D’où le point frontière entre le senior qui a toutes ses capacités cognitives – valorisation de l’activité et l’Alzheimer qui est hors champ dans l’impossible mise en œuvre de ses capacités. 3- la compréhension de soi et du vieillir est fortement médiatisée et peut être parasitée par le caractère arbitraire et artificiel de ce zonage fonctionnel et opérationnel de l’existence qu’engendre un redécoupage en âges. Ce qui doit faire l’objet d’une critique à cet endroit est le poids de l’idéal des normes quantitatives qui veulent mesurer et quantifier l’utilité sociale. Quels apports quantitativement donnent les seniors, quelles capacités a encore l’autre dont je mesure la dépendance, quel score fait-il à la consultation mémoire ? Quel pourcentage du revenu le senior dépense-t-il pour ses loisirs ? etc. La gestion politique et le contrôle de la régulation sociale ont besoin des âges de la vie pour penser les départs en retraites, le calcul des pensions, la quantification d’un degré de dépendance dans les GIR, la quantification du bénévolat valorisé et le chiffrage de la performance des associations qu’animent les seniors souvent à des postes de président, etc., Qu’il faille des chiffres et des indicateurs pour gouverner et prévoir, personne ne le conteste. C’est l’origine même du mot « statistique » : « qui a trait à l’Etat ». Mais le citoyen (le senior) est-il réductible à un 4 Voir son histoire du corps, seuil 6 segment statistique ? […] évaluer est indispensable, le traitement numérique est précieux mais nous confondons la carte et le territoire, l’objectivité formelle et l’objectivité réelle…La fabrication des normes de comportement à partir de chiffres conduit à un « rationalisme morbide » qui n’a plus rien de raisonnable. …nous faisons comme si la valeur était une propriété émergeant de la quantité »5. Il faudrait rapprocher le séquençage des âges de l’idée d’une technique de contrôle et de pouvoir pour gérer et discipliner qui envisage la vie sur un mode fonctionnel et utilitariste. A ce séquençage, on demandera qu’est-ce que content nos comptes ? quelle idée se fait-on du senior lorsqu’on ne l’envisage que comme une réalité statistique ? Or la dynamique existentielle reprise dans un traitement et un accompagnement de l’âge qui séquencent les âges de la vie et dans le langage technique et gestionnaire qui gère les populations en fonction de ses logiques et de ses normes, peut en être trahie. Il s’agit alors d’apprendre à ne pas être dupe et de substituer au langage technocratique des comptables le langage poétique, éthique et politique des conteurs pour raconter autrement, dans d’autres mots la traversée du temps des existants. Tenter de différencier des âges par des comportements, des capacités et des activités (jusqu’au GIR) est utile mais difficultés de se contenter de donner des chiffres pour scander le temps. Volonté de structurer mais impossibilité de pouvoir le faire… car les seuils bougent selon les âges, les cultures et l’allongement de la durée de la vie (variabilité socioculturelle et relativité interpersonnelle) dans le cadre d’une politique des âges de la vie… Ce que masquent les indicateurs sous leur description fonctionnelle, c’est une forme de coopération sociale anti-utilitariste qui invite à reconsidérer l’inscription sociale et les formes de coopérations sociales des seniors dans des approches plus sensibles et qualitatives. Découvrant l’engagement des seniors, on apprend qu’il est possible de donner sans se sacrifier ni de s’opposer sans se massacrer. L’engagement et la responsabilité des seniors se donnent dans la manière d’être encore présent au présent et non dans l’assignation aux seuls souvenirs. C’est tout l’enjeu de ce qu’est, par exemple, en langage mécaniste « un atelier mémoire » envisageable non seulement comme un lieu de réparation ou de maintenance mais comme un lien de création. Felix Leclerc : ce n’est pas parce qu’on est un vieux pommier qu’on donne de vieilles pommes. Repenser l’existence ! Il y a donc un risque : celui de ne plus s’intéresser à l’âge sur le mode du commentaire et du récit en privilégiant le mode du calcul et du chiffrage. Cela repose sur une vieille croyance que dénonçait déjà Bergson consistant à croire que le temps n’est que de l’espace. Le triomphe d’une conception linéaire de l’existence avec un avant pendant et après empêche et interdit de mesurer ce qui se vit intensément dans chaque moment du temps et comme approfondissement de soi en imposant le langage du comparable (plus ou moins ; j’en peux plus ou moins). Cette conception réductrice de compréhension de l’existence (l’insistance de la linéarité) incite à penser les vies en enfant/étudiant/ actif/inactif de sorte que ce qui est une nouvelle incroyable (l’allongement de la durée de la vie) est perçu comme quelque chose d’inquiétant et de redoutable. L’allongement de la durée de la vie sur le monde linéaire déconsidère ce qui devrait être valorisé : l’entrée tardive sur le marché du travail est en fait la part importante reconnue au temps de la formation personnelle et n’est pas que de l’inactivité. De même, ce qui est l’occasion d’une métamorphose sociale sans précédent, la place des séniors dans la vie sociale et politique, on s’interdit de voir que celui que l’on dit inactif engage par le temps qu’il donne, les relations qu’il entretient, les activités qu’il porte (associations, responsabilités de présidence, bénévolat, rôle de grand parents) une réelle richesse et action d’ordinaire invisibilisée. Il s’agit d’un prendre soin du monde commun en prenant soins des relations parce qu’on a du temps 5 Roland Gori, « Que valent les indicateurs de performance ? » dans Revue M3-Société urbaine et action publique-, N° 8, 2014.2015, p.18. 7 pour elles. Le senior, témoin d’autres temps, apprend à vivre le temps dans son rythme profond, là où nous sommes rattrapés par la cadence, et en ce sens cultive la relation de soin. Peindre cette fugace transmission dans le grand rythme de vie est ce que traquait le peintre américain Norman Rockwell. La politique des âges de la vie peut ne pas trouver dans le senior qu’un cout qui ressemble à une bombe à retardement (payer les pensions et les retraites, puis les pbs sanitaires des pathologies du grand âge) mais repenser ce qu’est une activité. Un actif n’est pas qu’un salarié, et il y a du pacte social, du lien social ailleurs que dans le seul pourcentage de ceux dits actifs. Il faudrait repenser la richesse et la conception que l’on se fait d’une existence et des activités qui les mobilisent les passionnent. Dans le temps traversé d’une vie s’y déploie une manière de s’y comprendre comme humain dans ses capacités s’y dessine. Ne pas penser les seniors comme des retraités n’est pas qu’un lissage sémantique, un mot pudique ou un euphémisme pour dire la vieillesse, qui changerait les mots pour ne pas changer la réalité, voire la réalité qui fait de la vieillesse un naufrage. Dans les sociétés de la performance et ayant peur de la mort, la retraite est la première c’est-à-dire la dernière étape de la grande débandade de l’existence, le premier pas vers la tombe, représentant le parcours de vie sur le mot déceptif sinon dépressif. Or, si on dit senior, ou comme les espagnols « jubilacion »6, le senior est celui non pas qui achève sa vie mais qui la poursuit et exprime autrement ses potentialités créatrices. La question est alors de repenser les retraites : « que fait-on de ce temps libéré sur le travail au service de ces œuvres et des potentialités créatrices ? Comment dans des moments de bifurcation de vie, peuton bénéficier de chambre des métiers au vrai sens du terme, c’est-à-dire d’espaces d’accompagnement… Se pose alors la question non pas de « qu’est-ce que je fais dans la vie ? » mais « qu’est-ce que je fais de ma vie » ?7 6 7 JUBILACION : nom fem. Espagnol qui signifie Retraite Patrick Viveret, « Vivre à la bonne heure », entretiens, Les presses d’ile de France, 2014, p. 51 8