Il n`est pas si facile de prendre la parole sur la question de l

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Il n`est pas si facile de prendre la parole sur la question de l
Il n'est pas si facile de prendre la parole sur la question de l'indulgence. Il n'est pas facile de le faire
comme catholique en contexte œcuménique puisqu'on le sait, la question des indulgences – ici le
mot est au pluriel conformément à la façon dont la question a été posée par Luther – fut le point
départ de conflit, malheureusement pas seulement verbaux, qui vont conduire à la grande fracture
de la chrétienté occidentale du 16è siècle. La question fut tellement conflictuelle, elle désigna si
fortement le point de départ de la Réforme, qu'elle marque les consciences jusqu'aujourd'hui, en
perpétuant la division pourtant contraire à la volonté même du Christ dans l’Évangile selon Jean :
« Que tous soient uns... afin que le monde croie ! » (Jn 17, 21). L’œcuménisme, dans lequel l’Église
catholique est engagée de manière de manière irréversible, naît de cette expérience douloureuse de
ne pas vivre, sur ce point, en conformité avec la volonté du Christ dans l’Évangile.
Sur la question des indulgences, tout commence, pourrions-nous, dire avec la diffusion, par Luther,
de 95 thèses, au centre desquelles se trouve une interrogation répétée sur la pratique des
indulgences. Une seule citation devrait permettre d'en comprendre l'esprit et de donner à en
entendre la forme. Je cite la 67è thèse :
« Les indulgences dont les prédicateurs vantent et exaltent les mérites ont le très
grand mérite de rapporter de l'argent. »
Mais ne retenons ici qu'un point, bien explicité par la commission officielle de dialogue
international entre catholiques et luthériens. Au moment de relire ensemble l'histoire de leur
division en vue d'une commémoration commune du 500è anniversaire de la Réforme en 2017,
luthériens et catholiques écrivent :
« Lorsque Luther envoya ses thèses à quelques collègues, et sans doute les afficha
aussi sur la porte de la chapelle du château de Wittenberg, il souhaitait provoquer
un débat académique sur les questions ouvertes et non résolues concernant la
théorie et la pratique des indulgences. » (Du conflit à la communion, n° 40)
Plus loin, au n° 44, on lit :
« Luther fut surpris de la réaction provoquée par ses thèses. Il n'avait pas envisagé
un événement public, mais un débat académique. Il craignait que ses thèses soient
mal comprises si elles étaient livrées à un large public. »
Ainsi, au point de départ de la querelle, on trouve l'impossibilité du dialogue et la reprise de thèses
en dehors du contexte dans lequel leur auteur avait voulu les situer. On le sait, l'affaire pris tant
d'ampleur qu'elle conduisit, on le sait, à la publication de la bulle Exsurge Domine, le 15 juin 1520,
qui condamne quarante et une affirmations de Luther. Finalement, le pape Léon X prononça
l'excommunication du jeune moine allemand par la bulle Romanum Pontificem du 3 janvier 1521.
Le concile de Trente tout en confortant le principe des indulgences chercha à en corriger les abus et
à en réguler la portée.
Pourtant, les mémoires restent tellement marquées par la séparation confessionnelle qu'un
théologien protestant contemporain, Michel Leplay, homme de grande culture, engagé de longue
date dans le dialogue œcuménique, indique que l'indulgence reste, pour la conscience protestante,
un « chiffon rouge ».
Pour autant, l’Église catholique continue à annoncer, à l'occasion de grands événements,
l'indulgence. Elle le fait même alors même qu'elle a signé un accord majeur et récent entre l’Église
avec la Fédération luthérienne mondiale, la Déclaration commune sur la doctrine de la justification,
déclaration signée le 31 octobre 1999 qui rappelle la gratuité absolue du salut :
« le message de la justification... nous dit que pécheurs, nous ne devons notre vie
nouvelle qu'à la miséricorde de Dieu qui nous pardonne et fait toute chose nouvelle,
une miséricorde que nous ne pouvons que nous laisser offrir et recevoir dans la foi
et que nous ne pouvons jamais mériter sous quelque forme que ce soit » (DCDJ §
17).
Ces phrases de 1999 engagent l’Église catholique selon la méthode désormais éprouvée du
consensus différencié. Si des différences demeurent entre tradition luthérienne d'une part et
catholique de l'autre, ces différences sont reconnues comme légitimes et ne remettent pas en cause
le consensus essentiel que le dialogue a permis de faire émerger. Avouons que cette déclaration
commune de 1999 ne touche une petite question parmi d'autres, elle concerne le cœur même de la
foi : la gratuité du salut offert par le Père en son Fils Jésus, le Christ. La question de la justification,
pour reprendre une formule longtemps mais faussement attribuée à Luther est bien l'article par
lequel l’Église tient ou tombe (Articulus stantis et cadentis Ecclesiae). Écartons donc d'emblée ce
qui ne serait que caricature, l'idée selon laquelle, pour un catholique, l'indulgence serait annoncée
afin d'attirer la bienveillance de Dieu ou de tenter d'influencer Dieu en notre faveur, une façon
d'échapper au jugement en achetant, en quelque sorte, le salut. Non, bien sûr, l’Église catholique ne
prétend pas vendre le salut ni même laisser penser qu'on pourrait le mériter d'une quelconque façon.
L’honnêteté demande de reconnaître que la doctrine des indulgences n’est plus aujourd’hui ce
qu’elle était au XVIè siècle. Non seulement il n’y a plus – heureusement ! - aucun trafic financier à
leur sujet, mais encore la doctrine, telle qu’elle a été réexprimée par Paul VI est aux antipodes de la
prédication du dominicain Johann Tetzel qui promettait que dès que l’argent avait sonné dans le
tronc une âme s’échappait du purgatoire.
Ajoutons encore ceci : les indulgences n’ont plus grande place dans la foi vivante des fidèles
catholiques. Karl Rahner l'indiquait déjà en 1966. La doctrine est assez largement oubliée et il ne
faudrait pas la réactiver aux seules fins de la réaffirmation d'une identité confessionnelle durcie et
peu soucieuse de prendre en compte plus d'un siècle d’œcuménisme.
Ceci étant dit, comment comprendre ce que l’Église catholique dit lorsqu'elle annonce
l'indulgence ? Le plus simple pour le comprendre est sans aucun doute de reprendre rapidement ce
que dit le pape François dans la bulle d'indiction invitant la catholiques à vivre l'Année jubilaire de
la miséricorde. C'est au § 22 que l'on trouve une réflexion autorisée sur l'indulgence :
« Le pardon de Dieu pour nos péchés n’a pas de limite. Dans la mort et la
résurrection de Jésus-Christ, Dieu rend manifeste cet amour qui va jusqu’à détruire
le péché des hommes. Il est possible de se laisser réconcilier avec Dieu à travers le
mystère pascal et la médiation de l’Église. Dieu est toujours prêt au pardon et ne se
lasse jamais de l’offrir de façon toujours nouvelle et inattendue. Nous faisons tous
l’expérience du péché. Nous sommes conscients d’être appelés à la perfection (cf.
Mt 5, 48), mais nous ressentons fortement le poids du péché. Quand nous percevons
la puissance de la grâce qui nous transforme, nous faisons l’expérience de la force
du péché qui nous conditionne. Malgré le pardon, notre vie est marquée par les
contradictions qui sont la conséquence de nos péchés. Dans le sacrement de la
Réconciliation, Dieu pardonne les péchés, et ils sont réellement effacés, cependant
que demeure l’empreinte négative des péchés dans nos comportements et nos
pensées. La miséricorde de Dieu est cependant plus forte que ceci. Elle devient
indulgence du Père qui rejoint le pécheur pardonné à travers l’Épouse du Christ, et
le libère de tout ce qui reste des conséquences du péché, lui donnant d’agir avec
charité, de grandir dans l’amour plutôt que de retomber dans le péché. »
Ce texte nous rappelle au moins trois principes d'interprétation de l'indulgence dans la
compréhension qu'en a l’Église catholique :
1. Le pardon de Dieu pour nos péchés n'a pas de limite. L'indulgence renvoie immédiatement à
l'amour de Dieu qui pardonne, pardon manifesté dans le Fils qui donne sa vie en son mystère
pascal. C'est bien pour cela que le singulier est important : l'indulgence, c'est celle de Dieu
qui porte un regard d'amour sur le pécheur et qui ne cesse de lui donner sa grâce. La grâce
est première nous dit l'indulgence.
2. Le deuxième principe est celui de l'expérience que nous faisons du péché. « Malgré le
pardon, notre vie est marquée par les contradictions qui sont la conséquence de nos
péchés ». Notre péché affecte sans aucun doute notre relation à Dieu mais, plus que cela, il
nous blesse aussi dans notre relation à nous-mêmes et aux autres. C'est ici que le Catéchisme
de l’Église Catholique va parler de la peine temporelle liée au péché. Née au XIè siècle,
l'indulgence est liée à la mutation de la discipline pénitentielle. La pénitence antique, après
l'aveu du péché, faisait vivre au pénitent un long temps de pénitence, une durée, pendant
laquelle le pécheur était soumis à diverses pratiques ascétiques et soutenu par la prière de
l’Église qui intercédait pour lui avant de le réconcilier et de le réintroduire dans la
communion ecclésiale. Cette pratique va changer pour proposer l'absolution immédiatement
après l'aveu et demander au pécheur d'en faire suffisamment, de satis-faire, pour manifester
sa conversion après avoir reçu l'absolution. Cette satisfaction était souvent longue et
douloureuse et l’Église fut tôt consciente de devoir aider le pécheur par son intercession, en
invoquant la solidarité ecclésiale.
3. C'est sans doute ici qu'apparaît le point décisif et le plus délicat. L'indulgence du Père, son
pardon, rejoint le pécheur par l'intercession de l’Église. Le point est délicat car il pourrait
faire place à une conception bancaire de l'indulgence comme si l’Église disposait d'un trésor
dans lequel elle pourrait puiser à son gré (et donc aussi refuser éventuellement de puiser).
Elle tiendrait là un pouvoir indu et faisant écran à l'autorité souveraine de Dieu et à sa grâce.
Si le Catéchisme de l’Église Catholique reprend l'expression du trésor dans lequel l’Église
puise, c'est pour dire que « l’Église distribue et applique avec autorité le trésor des
satisfactions du Christ et des saints ». Cette insistance est fondamentale car c'est bien la vie
donnée du Christ qui est le trésor inépuisable de l’Église et l’Église n'en dispose pas. Elle ne
peut que rendre grâce devant ce don total, ce don au-delà de tout don, autrement dit ce pardon en montrant le chemin de la charité et non du péché.
Au XXè siècle, l'indulgence a fait l'objet d'interprétation nouvelles en théologie, interprétations
reprises immédiatement après le concile par le pape Paul VI. Il s'agit de bien comprendre que
l'indulgence agit par mode d'intercession et non par automatisme ni par prétention à se mettre à la
place de Dieu. Il s'agit d'une intercession officielle accomplie par l’Église sous l'autorité du
ministère apostolique en vertu du don total et jamais repris du Fils en croix, don qui est notre trésor.
Lorsqu'en 1967 le pape Paul VI émit de nouvelles normes concernant les indulgences, il refusa
absolument toute conception bancaire du trésor des indulgences dans lequel l’Église puiserait. Il ne
s'agit pas d'une somme de biens mais du Christ lui-même. La doctrine du « trésor » n'est autre que
celle de la communion des saints qui dit le lien jamais rompu entre les hommes et leur mutuelle
dépendance dans le bien comme dans le mal. Ainsi, la conversion reste nécessaire, sinon
l'indulgence n'est qu'illusion.
Arrivé à ce point, il me semble que nous pouvons mieux saisir ce qui doit encore faire l'objet d'un
débat œcuménique.
 Tout d'abord, du point de vue catholique, reconnaissons que ce mot est difficilement
recevable par les Églises issues de la Réforme. Il est difficilement recevable à cause du
contentieux historique qui nous sépare. Quand un mot fait difficulté dans un dialogue, il est
bon de s'interroger sérieusement pour savoir si on ne peut pas en choisir un autre qui ne
perde rien, bien sûr, de ce que nous cherchons à dire.
 Il est aussi difficilement recevable car le mot lui-même appartient au vocabulaire strictement
juridique, marqué par la culture et les modes de pensée qui viennent du Moyen-Âge
médiévale et ne sont plus les nôtres aujourd'hui. Il demande donc un effort d'interprétation
qui demeure difficile. L'indulgence, la peine temporelle, la satisfaction demanderaient de
longues explicitations pour être seulement comprises par beaucoup de nos contemporains et
peut-être par nous-mêmes. Dans le débat œcuménique, les plus bienveillants de nos
partenaires disent ne pas comprendre comment tenir ensemble justification par la grâce
d'une part et indulgence d'autre part. D'autres voient dans l'indulgence la preuve que l’Église
catholique ne s'est pas convertie sur un point essentiel – la gratuité du salut - et que la
signature de la Déclaration mentionnée plus haut n’est qu’un leurre de sa part. Il faut
entendre ces difficultés. Il y a sans doute urgence à ce que l’Église catholique puisse clarifier
plus explicitement ce point. Bernard Sesboüé, le théologien jésuite lui-même fort engagé
dans bien des dialogues œcuméniques, dans un article publié dans la Revue Lumière et Vie
invitait l’Église catholique à remplacer « le terme d’indulgence définitivement grevé par les
controverses du passé par un autre. On pourrait, à titre d’exemple, parler de bénédiction au
sens biblique. La nouvelle bénédiction serait un temps de grâce proclamé au nom de la
communion des saints, venant susciter une démarche de conversion dans la foi s’exprimant
dans la prière et la pénitence. Ce point, me semble-t-il, ne fait pas difficulté et il ne remet
pas en cause l'enseignement de la justification ». Peut-être le terme de « miséricorde »
pourrait-il aussi être retenue : la miséricorde de Dieu qui est plus grande que notre péché et
nous attire à Lui au point de nous donner de poser des actes qui manifestent notre
conversion.
 Mais si je retiens quelque chose de la petite étude que j'ai effectuée avant de prendre la
parole devant vous ce soir, c'est qu'il ne faut sans doute pas se tromper sur la question
œcuménique posée par les indulgences ou l'indulgence. La question n'est sans doute pas
celle de la signification du mot lui-même : une interprétation est possible et sans doute
recevable moyennant une explicitation de ce que chacun des partenaires du dialogue cherche
à dire. Bien comprise, la théologie de l'indulgence est un aspect de la théologie de la grâce et
de la communion des saints et la pratique des indulgences est de l'ordre des œuvres de la foi
qui ne met pas en cause la doctrine de la justification. Mais le point décisif est celui-ci,
finalement toujours le même : celui de la compréhension que nous avons les uns et les autres
du ministère apostolique, de la conception que nous avons de l’Église comme médiation du
salut offert en Jésus-Christ. Là où les catholiques prennent très au sérieux cette méditation –
comme d'ailleurs d'autres à commencer par celle des sacrements – pour éviter aux fidèles de
concevoir un Dieu imaginaire, à leur image, en les ramenant sans cesse à l'expérience
concrète de communautés humaines avec leurs grandes et leurs petites heures, les Églises
issues de la Réforme rappelleront au contraire que l’Église ne doit pas, ne doit jamais laisser
penser qu'elle pourrait faire écran à la grâce de Dieu, qu'elle ne doit pas, ne doit jamais
laisser penser qu'elle pourrait disposer de la grâce. Là où les catholiques insisteront sur les
œuvres à vivre et à manifester comme signes de conversion intérieure et affirmation de la
dignité et de liberté humaine, les Églises issues de la Réforme veilleront à ce que ces œuvres
ne prennent pas la place de la grâce, qu'elles ne soient pas vécues pour être sauvés. C'est sur
ces points, me semble-t-il, que le dialogue doit fondamentalement se poursuivre dans la
recherche de la pleine communion.
Eric Boone
21 janvier 2016