Evo Morales : biographie d`une lutte

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Evo Morales : biographie d`une lutte
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Bolivie autochtone
Evo Morales : biographie d’une lutte
J
©David Ducoin
uan Evo Morales, président élu de Bolivie, s’est
entretenu le 9 janvier dernier, à Pékin, avec le
chef de l’État chinois, Hu Jintao. Il ne portait pas de
cravate ni de costume. La “Chine”, a dit le Bolivien,
est un “allié politique et idéologique” de son pays.
Quelques jours auparavant, il avait commenté à des
dirigeants du Parti Communiste du dragon asiatique,
que, durant sa jeunesse, il avait lu Mao Tse-Tung et
qu’il en avait retiré une “vision prolétaire et populaire” des transformations sociales.
Étudiant remarquable, la pénurie est devenue son
meilleur collège. “La pauvreté, rappelle-t-il, est symbole de connaissances. La pauvreté, surtout pour les
aymaras et quechuas9 soumis, est la meilleure école
de la vie”. Comme tant d’autres enfants de son âge,
il a travaillé la terre, jusqu’à ce que le gel vienne
détruire la récolte familiale.
Tout comme des milliers de petits agriculteurs, Evo
Morales émigra, dans les années 80, vers des terres
tropicales à la recherche d’une
nouvelle illusion : la culture de
la coca dans le Chapare10 dans
le centre du pays. “Un aprèsmidi, raconte-t-il, nous finissions la semence des pommes de
terre avec de nombreux autres
ouvriers, vint ensuite un vent
durant la nuit, suivi du gel. Le
jour suivant, les champs de
pommes de terre étaient brûlés,
noirs, laissant échapper une
horrible odeur. Ma mère a pleuré toute la journée, mon père
était avec mes oncles et c’est là
qu’ils ont décidé : “Ici, nous
n’allons jamais progresser, nous
n’allons jamais devenir des paysans prospères, il faut aller
chercher de la terre dans l’est
bolivien”.
Evo a étudié et travaillé simultanément comme briquetier et boulanger. Il n’est pas parvenu, toutefois, à terminer le secondaire, moins encore à réaliser son rêve d’être journaliste. Après le service
militaire, il gagna sa vie en jouant de la trompette
dans un groupe de musique. Plus tard il devint
ramasseur de feuilles coca et, à partir de la fin des
années 70, organisateur syndical.
Cérémonie à Tiwanaku avec Evo Morales et les sages du continent, octobre 2006
Notes :
1 Leader indigène guatémaltèque, connue pour
son combat pour le respect des droits humains,
elle a reçu le prix Nobel
de la paix en 1992.
2 Fausto Reinaga est une
des principales références
intellectuelles du
Mouvement bolivien
indien Tupac katari,
organisation clé dans le
développement des mouvements indigènes depuis
les années 70.
3 Homme politique et
écrivain bolivien,
Marcelo Quiroga Santa
Cruz (1931-1980) a joué
un rôle important dans la
nationalisation des biens
de la Gulf Oil en tant que
ministre de l’Energie et
des Hydrocarbures, dans
le gouvernement de
Ovando (1969-1970). Il a
été assassiné en 1980 par
des paramilitaires durant
la dictature de Luis
Garcia Mesa (19801981).
4 Leader et porte-parole
de l’Armée zapatiste de
libération nationale
(EZLN), dans l’Etat du
Chiapas, au Mexique.
La confession peut donner l’image d’un Evo maoïste orthodoxe. Rien de plus éloigné de la réalité. Les
influences dans son éducation politique sont variées
et différentes. Sa proximité avec Fidel Castro et
Hugo Chávez est loin d’être anecdotique. Il a un
grand respect pour Rigoberta Menchú1 et sa lutte,
pour le Comité national des veuves du Guatemala,
pour l’oeuvre de Fausto Reinaga2 et pour Marcelo
Quiroga Santa Cruz3. Il a publiquement déclaré son
admiration pour le sous-commandant Marcos4.
Mais, au-delà des livres, des doctrines ou des personnalités, l’éducation d’Evo provient de la vie ellemême, de sa participation à la lutte quotidienne. “Il
n’y a pas de temps pour la formation académique”,
a-t-il dit, “et je n’en éprouve pas le besoin. La
meilleure école et la meilleure université, c’est la vie
elle-même, l’expérience elle-même : la souffrance,
la faim, la misère, les marches, les luttes sociales. Je
n’ai pas besoin d’une formation, encore moins d’un
bout de papier, ou que sais-je encore”.
Le dirigeant cocalero5 est né le 26 octobre 1959 à
Isallavi, ayllu Sullka6, dans la province de Carangas
à Oruro, au sein d’une famille indigène de sept frères
et sœurs, producteurs de pommes de terre et éleveurs
de lamas. Il a grandi sans chaussure, entouré d’alpacas7. Ces animaux sont devenus ses compagnons de
survie, de la faim, de la misère. Ils sont le symbole
de sa vie dans l’Altiplano8.
IKEWAN n°62 • octobre - novembre - décembre 2006
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La coca, dont les feuilles sont récoltées quatre fois
par an, est un arbuste originaire d’Amérique du Sud.
Ses feuilles sont utilisées depuis des centaines d’années par les aymaras et les quechuas à des fins cérémonielles, récréatives et alimentaires. Sa consommation unit la communauté, c’est un élément de son
identité. Elle possède de grandes qualités nutritives
et médicinales, au point qu’elle a été qualifiée de
“supertonique du règne végétal”. Sa production dans
les cultures indigènes traditionnelles est donc étrangère au trafic de drogues. La coca n’est pas synonyme de cocaïne.
Pour Evo Morales, la feuille de coca s’est transformée en symbole des luttes syndicales et du pouvoir
politique. La lutte de résistance aux campagnes pour
son éradication et sa pénalisation, l’a confronté à la
répression et à l’ingérence états-unienne dans sa
patrie. Un de ses compagnons, accusé d’être trafiquant de drogue, a été tué par le gouvernement. En
1997, un hélicoptère de la DEA Drug Enforcement
Administration (DEA) a mitraillé un groupe de petits
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producteurs, tuant cinq d’entre eux. En 2000, ils ont
essayé de le tuer, mais la balle qu’ils ont tirée l’a
juste effleuré.
Evo a fondé un parti politique, le Mouvement vers le
socialisme (MAS), des sigles provenant d’un groupe
de la Phalange socialiste bolivienne de droite, utilisés par le mouvement cocalero à des fins électorales.
Le MAS est loin d’être un parti d’avant-garde avec
un programme politique défini. Au contraire, il s’agit
d’un outil politique que différents mouvements
sociaux ont forgé pour mettre en avant leurs plus
profondes revendications. D’une force qui cherche à
influencer la transformation “décolonisatrice” (selon
les termes du vice-président Alvaro García)11 d’un
État raciste et excluant dans un pays comptant une
population majoritairement indigène. Le nom avec
lequel il a été baptisé à l’origine en 1995, lors du
congrès national des confédérations paysannes du
pays, Instrument pour la souveraineté des peuples
(IPSP), rend compte de cette conception initiale.
Elu comme parlementaire en 1998, il fit don de 80
pour cent de son salaire à ses compagnons malades
ou dans le besoin. En janvier 2002, Evo fut expulsé
du Parlement pour avoir été à la tête de protestations
contre l’éradication de la culture de la coca.
Toutefois, cette même année, il fut réélu au
Parlement avec davantage de force encore, lorsque le
MAS a remporté le cinquième du Congrès.
Le triomphe présidentiel d’Evo Morales se produit
après une lutte sociale longue et intense qui a transformé la corrélation des forces en Bolivie et a forgé
une multitude de nouveaux acteurs politiques. Les
mouvements contre la privatisation de l’eau12, la
guerre du gaz13 et l’exigence de nationaliser les
hydrocarbures14, la convocation à une assemblée
constituante et la démission forcée de deux présidents15, ont changé la carte politique de la société
bolivienne et ont créé les conditions pour la victoire
de Morales et de son parti. Son succès n’est pas le
fruit de la “normalité démocratique” mais d’un état
général de rébellion de vastes secteurs de la population. Le résultat n’a pas été le fruit de l’action parlementaire d’une société hautement organisée mais de
l’émergence d’une coalition populaire dans un environnement de désintégration sociale.
L’arrivée au gouvernement d’Evo Morales a été
accompagnée d’un intense débat au sein de la gauche
latino-américaine sur la marge d’action de la nouvelle administration, la relation qu’elle construira avec
les mouvements sociaux et la manière avec laquelle
elle fera face aux grands problèmes nationaux. La
légalisation de la coca, la nationalisation des hydrocarbures, la convocation d’une assemblée constituante, la relation avec les Etats-Unis et avec le
Mercosur16 sont de très grands défis. Il y a ceux qui
voient en Evo un nouveau Lula et il y a ceux qui sont
sûrs qu’il sera un nouveau Chávez. Les paris sont
ouverts, mais il est indéniable qu’un certain vent
d’optimisme souffle dans les cercles progressistes.
Luis Hernández Navarro
La Jordana
RISAL - Réseau d’information et de solidarité
avec l’Amérique latine
www.risal.collectifs.net
1992 : lorsque le leader cocalero était jeune
En 1992, interviewé par Jaime Vélez pour le numéro 3-4 d’Ojarasca, Evo Morales, alors vigoureux leader
cocalero5, exposa alors quelques idées qui, avec les années, sont devenues de plus en plus pertinentes. Il
y a urgence de les concrétiser maintenant qu’il est le président bolivien. Le miroir de l’histoire donnera
ou non poids à ses mots.
“Les tentatives pour éradiquer les plantations de coca sont une provocation parce que les peuples indigènes ne sont pas prêts à tolérer la militarisation interne et internationale de leurs territoires. Tout
comme les militaires ont tiré sur des paysans, les paysans ont réussi à freiner des attaques gouvernementales. Toute agression, toute provocation, ne conduit qu’à des faits sanglants... Dans la lutte contre le trafic de drogue, on doit considérer les aspects économiques, politiques et sociaux. On doit éliminer les
mesures répressives, policières et militaires, qui au passage impliquent la présence militaire états-unienne
dans nos propres communautés...
Nous aimerions que de manière conjointe, les pays andins éliminent les mesures répressives contre les
producteurs de coca. Ceci est le problème de fond qui requiert une lutte constante. De même en ce qui
concerne la récupération et le contrôle de nos territoires. Parce qu’une chose est la terre et l’autre le territoire. Maintenant que nous luttons pour les territoires, nous proposons l’usufruit des ressources du
sous-sol, du sol et de l’atmosphère. C’est ainsi que nous concevons le territoire des nations originaires.
Pour cela, il nous faut le pouvoir communal, syndical et ethnique. Par notre mobilisation, nous avons fait
reculer le gouvernement. Parce que, en tout cas en Bolivie, les lois et les décrets signés n’ont jamais été
respectés. Que se passe-t-il ? Il ne sert déjà plus à rien de se concerter avec le gouvernement et de tout
remettre à un futur incertain. Maintenant, nous nous orientons vers la création de mécanismes de pouvoir
qui nous permettront de reconquérir, en tant que fils de nos ancêtres, le pouvoir et le territoire indigène.
Nous voulons implanter un système de gouvernement au service des communautés paysannes de l’est et
de l’ouest, avec des systèmes adaptés aux conjonctures économiques, politiques et sociales que nous
vivons.”
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Notes :
5 Cocalero, producteur
de coca.
6 Ayllu : collectivité
agraire basée sur des
liens de parenté, de voisinage, mais aussi sur un
système de travail coopératif et de propriété collective.
7 Alpacas : mammifère
de la famille des lamas.
8 Altiplano : Hauts plateaux de la cordillère des
Andes.
9 Plus de 60% de la
population bolivienne est
indigène, des ethnies
quechua, aymara et guarani.
10 Vaste plaine subtropicale du département de
Cochabamba.
11 Lire Pablo Stefanoni,
Interview d’Alvaro
Garcia Linera : “Le MAS
est de centre-gauche”,
RISAL, 19 décembre
2005.
12 Lire Iñigo Herraiz,
“Bolivie : quand l’eau
est privatisée”, RISAL,
avril 2005 ; Marie
Mazalto, “Le contrat
entre la compagnie française Suez Lyonnaise des
Eaux et la Bolivie déborde”, RISAL, mars 2005 ;
Eric Toussaint, “Sous la
pression populaire, le
président bolivien met fin
à la présence de Suez en
Bolivie”, RISAL, février
2005 ; Jim Shultz,
“Bolivie : la seconde
guerre de l’eau”, RISAL,
décembre 2004.
13 Consultez le dossier
“guerre du gaz” sur
RISAL.
14 Lire Alvaro Garcia
Linera, “La seconde
bataille pour la nationalisation du gaz”, RISAL,
23 septembre 2005.
15 Gonzalo Sanchez de
Lozada en octobre 2003
et Carlos Mesa en juin
2005.
16 Le Marché commun
du Cône Sud, ou
Mercosur, a été créé en
1991. Il rassemble à
l’origine le Brésil,
l’Argentine, l’Uruguay et
le Paraguay. Le
Venezuela en est devenu
membre à part entière en
décembre 2005. Plusieurs
pays ont le statut de
“pays associé” : la
Bolivie et le Chili, depuis
1996 ; le Pérou, depuis
2003 ; la Colombie et
l’Equateur, depuis 2004.
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