Préface de Jacques Ardoino (lire en pdf)
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Préface de Jacques Ardoino (lire en pdf)
Préface En filigrane d’un discours de recherche, la quête plus singulière et personnelle d’une autorisation Je connais personnellement Madame Sun-Mi Kim depuis plus de dix ans. A travers ce temps relationnel vécu, d’abord, de son côté, en tant qu’étudiante (je figurais déjà au jury de sa soutenance de thèse1) elle est devenue une amie. En la circonstance, inter subjectivement et inter relationnellement, nous sommes, ainsi tout à la fois, autres (personnellement, culturellement, affectivement) et proches par tout un jeu d’affinités, à travers des émotions et des sentiments, des préférences, des valeurs… En l’occurrence « différents » ne veut pas dire grand-chose par rapport à « autre ». Mais une telle évolution, appelant justement une lecture anthropologique, beaucoup plus que sociologique, ou psychologique, voire psycho-sociale, ne s’effectue généralement pas par le remplacement pur et simple de l’ancienne façon d’être au profit d’une nouvelle, mais suppose plutôt la juxtaposition, la disponibilité d’accès à plusieurs modalités de relation entre lesquelles il deviendra possible de choisir (complexité). Je suis, en outre, personnellement honoré qu’elle ait fait appel à deux notions que j’ai particulièrement travaillées : l’autorisation et l’approche multiréférentielle, pour étayer sa propre démarche de recherche. C’est un réel privilège pour un enseignant et formateur de pouvoir remercier, quand il a l’information nécessaire à un tel feed back, ceux qui, parmi ses étudiants, ont su faire quelque chose pour eux (appropriation, trahison, perte, enrichissement) à partir des pistes qu’il esquissait, peut être, à leur intention. Mais il convient évidemment de se méfier d’une telle satisfaction qui viendrait exagérer encore un narcissisme qui n’en a généralement nul besoin. Le propos est effectivement, ici, d’accompagner, beaucoup plus encore que de présenter, avec cette préface, un autre texte constituant les dites « bonnes pages », issues d’un travail universitaire. Le public auquel l’ensemble est ainsi désormais proposé est évidemment plus large que celui d’un jury initial, avant tout constitué de spécialistes ayant aussi pour fonctions de contrôler et d’évaluer (ce qui n’est pas du tout la même chose2) valeurs et qualités académiques d’une candidate au grade de docteur, rigueur méthodologique et cohérence scientifique. L’objet de l’investigation est de chercher à comprendre ce que les jeunes étudiantes asiatiques, notamment sud-coréennes, viennent rechercher à travers leurs études dans les universités françaises. Le présent travail conserve en les articulant un peu autrement les grandes lignes de l’orientation du travail de départ. Neuf grands chapitres vont ainsi structurer l’ensemble : 1 L’éducation de la femme dans les sociétés traditionnelles confucéennes. La famille, les valeurs dans la société coréenne contemporaine. Le « phénomène-Autorité » et la domination masculine. L’autorisation et le positionnement social. Un aperçu sur les différences culturelles entre Orient et Occident. L’acculturation et le problème du « retour ». Les motivations des femmes asiatiques au moment de leur départ pour la France. Le « bénéfice symbolique » des études à l’étranger. Le processus d’acculturation psychologique et le changement d’attitudes. Soutenue le 27 octobre 2000 à l’université Paris-VIII, « Les femmes asiatiques et l’enseignement supérieur en France : rapport au savoir et positionnement social dans les sociétés asiatiques (Corée du Sud, Japon et Taiwan) ». Le jury était composé de Madame et Messieurs les Professeurs : Jacques Ardoino (Université Paris VIII), René Barbier, Directeur de la recherche (université Paris VIII), Alain Coulon (Université Paris VIII, Président du jury), Catherine Despeux (INALCO), Philippe Meirieu (Université de Lyon II). Thèse de 472 pages dont 17 pages de bibliographie en français, anglais et coréen, 4 pages d’index des noms propres, 4 pages d’index des thèmes. Précédée d’une « histoire de vie », la thèse proprement dite (après introduction et mise en perspective de la recherche) se décompose en quatre parties : la première d’entre elles s’interroge sur la place des femmes coréennes définie par les concepts confucianistes (piété filiale, vertus et éducation des femmes coréennes à l’époque des Joseon, éducation des filles et statut de la femme dans la Corée actuelle ; la seconde creuse la théorisation de trois notions réputées cardinales : autonomie, autorité et liberté ; une troisième partie met à contribution une recherche statistique internationale, pour confronter valeurs occidentales et orientales. Comment se conjuguent les valeurs de l’Orient avec celles de l’Occident ? Enfin, une quatrième partie fait état de 29 entretiens en profondeur de terrain auprès d’étudiantes asiatiques, originaires de trois pays : Corée du Sud, Japon, Taiwan, effectuant des études dans le système d’enseignement supérieur français, décryptés sur plus de 740 pages. Le jury accorde la mention très honorable à l’unanimité à un tel travail. 2 Cf. Jacques Ardoino et Guy Berger, D’une évaluation en miettes à une évaluation en actes, Matrice-ANDSHA, Paris, 1989 Mais autant le texte original avait surtout pour obligation de rendre compte et de justifier la scientificité dont il se réclamait, et, à partir d’un équilibre et d’une articulation explicite entre méthodologies qualitatives et méthodologies quantitatives, obéissant, malgré tout, à une logique d’ordre de la preuve, données subjectives, intersubjectives, ou plus résolument objectives, autant le texte actuel est plus libre en ce qu’il témoigne3 plus explicitement encore, privilégiant l’existentiel, le vécu, l’éprouvé, du sens profond, intime, déjà contenu, impliqué dans la démarche initiale, mais évidemment contraint, réduit, limité, en tant que tel, du fait même des exigences universitaires. Le fait de souligner une telle différence (altérité ou hétérogénéité conviendraient sans doute mieux) n’épuise en rien la question d’une vérité qui tantôt peut être attendue du travail d’intelligence, de raisonnements et de démonstrations, effectué par l’entendement dans le procès d’établissement de la preuve, tantôt fera plutôt appel aux ressources tout à fait hétérogènes d’un « for intérieur » ou d’une « intime conviction » plus processuelles. Nous pressentons bien, à cette occasion, qu’une telle question ne pourrait, si besoin était, se poser qu’en termes d’épistémologies plurielles, complémentaristes, multiréférentielles, et non seulement en termes de méthodologies. Mais tel n’est pas notre propos actuel. Madame Sun-Mi Kim nous parle donc, avant tout, d’elle, en le faisant à sa manière première, plus traditionnelle, « sans avoir l’air de trop y toucher ». Mais d’où ? Comment ? Notons que le « je » devient également « jeu » et change ainsi de qualité. Ce qui m’intéresse de façon intersubjective, dans cet écrit, c’est qu’il me semble requérir, pour sa lecture, une logique du « double sens » (dans l’acception même de Paul Ricœur) et cela tout au long des pages, déjà bizarrement invoquée dans l’un des titres primitivement envisagés de ce livre : « l’emprise, l’exil, et le royaume » (n’est ce pas, comme dans le titre actuel, la place concédée au mytho-poétique ?). Nous y passons ainsi constamment d’une langue à une autre, avec même une aisance de plus en plus grande due à l’accoutumance, mais sans que de tels passages soient toujours bien repérés pour un lecteur qui ne bénéficie pas nécessairement des ressources correspondantes à de tels vécus. Nous y reviendrons. Un sous-titre convenable aurait pu être « Transparence et opacité ». En amont, avant son acculturation, son changement durable de culture actuel, son mariage, Sun-Mi Kim est une jeune fille asiatique, coréenne, éduquée selon une tradition confucéenne, qui vient faire des études en France où elle séjourne durablement, élabore des attaches, au point de pencher de plus en plus sensiblement pour sa culture d’accueil. Bien entendu un tel cheminement n’est jamais une trajectoire, ou « un long fleuve tranquille ». Il suppose des interrogations, des crises, des conflits, c’est-à-dire toute une vie psychologique qui s’exprimera, plus ou moins, à la faveur d’une histoire de vie et du témoignage. Nous sommes alors dans le cadre, singulier et particulier d’un « cas » (casuistique) qui sans rompre pour autant les liens éventuels ultérieurs avec l’universel, n’a pas, pour autant, à ce moment précis, de préoccupations d’un tel ordre. Selon l’approche ou la discipline privilégiées (psychologie, psychologie sociale, sociologie, démographie, statistique…) la part de ce que d’aucuns, plus résolument positivistes, appelleront « roman » sera plus ou moins grande et développée, ou plus ou moins réduite. Je (au sens du sujet du verbe) peux effectivement me poser des questions intéressantes, répondant à d’autres formes de registres de curiosité, à partir du même énoncé de départ. Sun-Mi Kim est une étudiante coréenne. Elle a une histoire. En fonction de son âge, de ses projets elle vient faire des études en France, pour retourner ensuite, le plus souvent, dans son pays d’origine et, plus exceptionnellement, pour s’attacher finalement au pays d’accueil. Mais, quand elle est prise pour objet statistique, parmi d’autres, une telle personne se dépersonnalise. Dans cette dernière formulation Sun-Mi Kim est une occurrence statistique, plutôt qu’un cas relevant avant tout d’une casuistique qualitative (dans le sens précédent). Mais la prise en considération d’un tel objet apporte aussi de l’information utile, grâce notamment à une réduction progressive de l’incertitude permise par un traitement statistique (classement, tris, échelles, idéal-type, moyennes…). Que font, dans l’ensemble (ou selon les ordres, les catégories et les pourcentages construits), la majorité des jeunes filles asiatiques venant faire des études supérieures en France ? En particulier, par contre, plus la base de l’extension va s’accroître quantitativement, plus la richesse du sens se réduira qualitativement. Ce qui est important, nous semble-t-il, à ce point de notre propos, c’est de savoir reconnaître et distinguer, sans les confondre, ces deux approches aussi hétérogènes que possible, mais malgré tout éventuellement liées l’une et l’autre au même objet. La multiréférentialité est justement à ce prix. Si Madame Sun-Mi Kim ne met pas, de très loin, toujours, « les points sur les i », si elle ne se repère pas et, de ce fait, ne nous aide pas toujours suffisamment à nous repérer nous-mêmes, c’est un peu parce qu’elle parle encore indistinctement les différents langages mis ainsi à contribution. Même si en changeant 3 Cf. Jacques Ardoino, « Preuve et témoignages ». Contribution au colloque AFIRSE de Saint Jacques de Compostelle, « L’esprit critique en éducation », 2005 quelque peu d’orbite et de sens, nous pouvons pluraliser la notion d’autorisation au sens un peu plus sociologique (psychosocial serait plus juste), l’emploi d’autorisation, au sens de « s’autoriser soi-même », est du registre seulement psychologique. D’un autre côté, la place concédée dans l’ouvrage à la notion d’autorisation, les nombreuses références, attirent à juste titre notre attention sur l’importance qu’elle peut revêtir, à un niveau éventuellement beaucoup plus profond et intime, pour la personne qui a entrepris un tel travail. Dans les contextes européen et français, à notre connaissance, nous sommes, avec quelques amis, Guy Berger, René Barbier, Alain Coulon, peu nombreux à employer le terme dans ce sens. Au cours des dernières décennies, l’usage du terme autorisation se réduit à quelques acceptions : l’une beaucoup plus traditionnelle, et de loin la plus fréquente, mobilisant de façon implicite une théorie de la transcendance initiale de l’autorité (Dieu pour le Monde, le géniteur dans la famille banale), l’autorisation est alors la « permission » obtenue, le plus souvent attestée par un document (autorisation écrite), établissant plus ou moins confusément, et tout à la fois, la capacité et la légitimité d’une telle possibilité exercée le plus souvent par des éléments réputés plus faibles, plus fragiles : enfants, mineurs, femmes (à certaines époques), devant être protégés (tutelles, curatelles). Une véritable traduction à l’identique, de cette forme plus archaïque parce qu’empreinte à l’évidence d’une théologie rémanente, se retrouve bizarrement, avec le plein concours du Droit, quand il s’agit de l’Administration. L’autorisation se perd alors dans les formalités, les procédures. Tout en conservant très paradoxalement, mais il est vrai, sans jamais très bien le savoir, une idéologie du surhomme ou du demi-dieu, l’administration va régler minutieusement le problème des passes-droits entre les « petits hommes » (Reich) en veillant surtout à ce qu’au besoin, si ces passes-droits en valent vraiment la peine, ils s’exercent désormais ailleurs. Les sens triviaux d’« autorisés » pouvant aller de la circulation des personnes (les personnels autorisés) à la compétence de l’expert (un avis autorisé) foisonnent ainsi. Nous noterons simplement que ces différents sens sont surtout liés à des modèles d’espaces ou d’étendues où ils cherchent leurs cohérences, ils ne sont pas inscrits dans une durée, dans une histoire. À l’opposé nous voulons, pour notre part, réserver le sens d’autorisation, entendu, ici, comme intentionnalité en cours d’accomplissement de s’autoriser soi même de devenir au moins co-auteur de son existence, de sa vie de « sujet » (et non plus seulement agent ou acteur). L’autorisation est alors un processus, certes anthropologique, mais avant tout psychologique, durable lui même inscrit dans une temporalité singulière, modelée par mon histoire personnelle, sans préjudice des différents contextes (et des indexicalités que chacun suppose) qui eux aussi m’altèrent et contribuent ainsi au processus continuel de maturation scandant mon devenir. Or, d’une part, la formation occidentale de Madame Sun-Mi Kim sera principalement sociologique quelle que soit par ailleurs l’étendue de sa curiosité et de sa culture. Certes il s’agit plutôt d’une sociologie qualitative, pour elle mais cela permet de comprendre sans trop de peine que les descriptions et les analyses privilégiés dans le corps du texte soient, de son point de vue aussi objectives que possible. En conséquence, ni la psychanalyse, l’hypothèse de phénomènes inconscients, ni l’approche au moins phénoménologique, ne constitueront, s’il en est un, le jardin secret de Madame Sun-Mi Kim. Et pourtant avec quelle subtilité et opiniâtreté ne joue-t-elle pas de sa culture d’accueil pour mettre à la question sa culture d’origine et en analyser « à la française » les ressorts plus archaïques (ce qui nous permet d’ailleurs d’anticiper sur un moment encore à venir où la sagesse confucéenne peut revenir interroger utilement certains des leurres d’une modernité trop clinquante). Ce faisant elle s’autorise parce qu’elle s’approprie. Du point du vue des deux cultures dont quels que puissent être, par ailleurs, à un moment donné, les rapports et les pentes, aucune ne peut ni ne doit disparaître, il s’agit bel et bien d’un métissage culturel. Sans doute, dans le cas présent, les choses se compliquent, ou se complexifient encore, avec la réalité d’un mariage consommé, mais on voit mal pourquoi les occidentaux qui ont, eux mêmes, tant de mal à se déprendre des rets de leurs rationalismes propres, se mettraient à compter sur les orientaux pour faire plus simple. En fait à travers la démarche universitaire qui est à l’origine apparente de ce que nous découvrons plutôt comme une tranche d’histoire, Madame Sun-Mi Kim voudrait être autorisée, reconnue, réputée capable, en tant que chercheur(e) - comme l’écriraient les québécois. A travers cette publication ouverte à un public plus large elle souhaite sans doute être reconnue comme auteur(e), spécialiste de certaines questions anthropologiques, psychosociales, dans le domaine des sciences de l’éducation où elle exerce principalement aujourd’hui, mais c’est avant tout en tant que femme, coréenne, ayant pour seconde culture une culture française, donc métissée, que Madame Sun-Mi Kim cherche toujours sa propre autorisation qu’elle trouve, heureusement, de ci de là, aux fils capricieux et ingénieux de son cheminement et de ses rencontres. L’autre, en tant que limite du fantasme, et en tant que matérialisation, voire incarnation au moins partielle d’un principe de réalité, reste alors inséparable de l’autorisation ainsi entendue. D’une part, « on ne s’autorise finalement que de soi même », à la façon de Lacan, en se libérant progressivement des tutelles imposées par l’environnement social, mais, d’autre part, on ne se fait pratiquement que par l’autre, avec l’autre, à travers l’autre. Paradoxalement, l’autorisation est altération ou n’est pas vraiment. Nous sommes, alors, à la faveur d’une ambiguïté4 utilement entretenue par les deux cultures constituant le métissage culturel, davantage situés aux confins d’une forme dialectique (ou dialogique) de pensée telle que la relation plus orientale du yin et du yang que dans le cadre plus géométrique et bivalent d’une conception rationaliste scientiste, dynamique (physique). Mais parallèlement, tout en devant dépasser les fantasmes de maîtrise, attachés le plus souvent aux concepts d’origine occidentale, c’est bien l’ambition, on pourrait dire la quête, de l’autorisation (entendue au sens de trouver les ressources aptes à permettre de devenir co-auteur de soi, en tant que personne et sujet) qui constitue l’intentionnalité profonde et intime, l’élan vital, et, pourquoi pas, le pôle de transcendance irréductible, que nous semble poursuivre Madame Sun-Mi Kim tout au long d’un tel travail. En même temps, Madame Sun-Mi Kim, produit du savoir de sociologie qualitative interculturelle sur les motivations des étudiantes asiatiques venant faire des études en France (plutôt qu’aux USA)5, en respectant les canons et les normes de la recherche occidentale6. Jacques Ardoino 4 Cf. Jacques Ardoino, « Eloge de l’ambiguïté », Contribution au « Prix André Demichel », Lyon, 2003 Pour insister sur ce point, cela aurait-il du sens de supposer que, d’une manière ou d’une autre, les étudiants et étudiantes d’origine asiatique venant en France sont, plus ou moins, en quête d’une forme de « bovarysme » quant à leur expression plus intime, mettant en jeu, le caprice, la fantaisie en tant que formes imaginaires ? 6 Ce travail s’inscrit dans la problématique du Centre de Recherches Interuniversitaire EXPERICE Paris VIII – Paris XIII. 5