F. Manns--Le milieu semitique de l`Evangile de Marc

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F. Manns--Le milieu semitique de l`Evangile de Marc
LE MILIEU SÉMITIQUE DE L’ÉVANGILE DE MARC
F. Manns
Dans notre ouvrage Une approche juive du Nouveau Testament1 nous avons
exploré les techniques juives utilisées par les Évangiles en laissant de côté
cependant l’Évangile de Marc. C’est pour combler cette lacune que nous
voudrions souligner quelques traditions juives de cet Évangile. Dans une
première partie nous mentionnerons les sémitismes, puis nous nous attarderons à l’étude exégétique de Marc 9,1.
Définir les sémitismes de l’Évangile n’est pas chose aisée2. Plutôt que
de considérer le problème sous son aspect général3, nous voudrions souli1. Paris 1988.
2. P. Grelot, « Sémitismes », SDB 12 (1992) 333-424.
3. Les sémitismes sont nombreux dans l’Évangile de Marc. Nous n’en soulignons que les
principaux. La parataxe est fréquemment utilisée (Mc 4,1-9; 5,21-43). Le rappel du relatif
par un pronom complément (Mc 1,7; 7,25; 13,19) correspond au relatif araméen dont la
fonction est rappelée après le verbe ou le nom dont il est complément par un suffixe qu’introduit une particule. Le casus pendens, où le sujet d’une subordonnée est anticipé comme
complément direct d’une principale, est employé en Mc 8,24; 7,2 et 11,32. Les anacoluthes
qui indiquent un changement de construction de cours (Mc 6,13; 13,11) peuvent avoir été
provoquées par des sémitismes du texte primitif. L’ouverture sémitisante kai egeneto en Mc
1,9; 2,23; 4,4 correspond au wyyhy hébreu. Le recours à des participes qui n’ajoutent rien
au sens général ; mais qui introduisent des verbes de mouvement en Mc 8,13 et 2,14 est un
hébraïsme. Le distributif se fait comme en hébreu par la répétition du mot qui en fait l’objet
(Mc 6,7; 6,39-40). Les redondances qui joignent à un verbe un complément qui dérive de la
même racine (Mc 7,13; 12,23; 13,19; 10,38) et les conjugaisons périphrastiques (Mc 2,6;
2,18; 9,4; 10,32; 14,4; 14,54; 15,43) font soupçonner l’influence d’une tradition orale araméenne. Le génitif hébreu « fils du tonnerre » en Mc 3,17, l’expression « toute chair » de
Mc 13,20 et la tournure « le siècle futur » de Mc 10,30 sont des expressions hébraïques
dont il est facile de retrouver l’équivalent sémite. Il en est de même pour le heis suivi du
génitif de Mc 5,22 qui correspond à l’araméen ˙d mn råy. Un sémitisme est perceptible
derrière les emplois de koinos au sens de souillé rituellement en Mc 7,2.5. Cet adjectif est
si déroutant que Marc éprouve le besoin de l’expliquer. Marc a recours également au mot
crochet. Après la citation d’Isaïe 40,3 (qwl qwr’ bmdbr) en 1,1-4 il introduit l’apostolat de
Jean-Baptiste en répétant le même mot crochet :wyyhy Yw˙nn bmdbr †wbl wqwr’. Enfin,
l’emploi du verbe à la troisième personne du pluriel sans sujet défini en Mc 5,35-43 peut
provenir d’un emploi sémite. Parfois c’est au niveau des variantes que les sémitismes ressortent. Ainsi en Mc 1,6 il est dit que le vêtement de Jean-Baptiste était de poils de chameau (trichas kamêlou). Une variante du codex D porte : de peau de chameau (derrên
kamêlou). L’hébreu portait probablement : lbwå å ‘r gmlym. L’auteur du codex D a lu :
lbwå ‘r gmlym. D’autres sémitismes ont été étudiés par G.M. Lee dans la revue NovT
20(1978) 74 et par G. Schwarz dans la même revue 17 (1975) 109-112. L’étude de
LA 48 (1998) 125-142
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gner les assonances, voire quelques jeux de mots qui sont sous-jacents au
texte lorsqu’on le retraduit en hébreu4. La méthode employée est celle de
la rétroversion du texte grec en hébreu et la comparaison des versions synoptiques entre elles.
1. Rétroversions en hébreu
L’affirmation de Jean-Baptiste en Mc 1,7 : « Je ne suis pas digne de me
courber à ses pieds pour délier (lusai) la courroie de ses chaussures » doit
être confrontée à la version de l’évangile de Matthieu. En Mt 3,11 Jean
affirme qu’il n’est pas digne de porter (bastasai) les chaussures du Messie.
L’hébreu sous-jacent à la version de Matthieu est lå’ qui est très proche du
grec lusai.
La scène de la tentation de Jésus en Mc 1,13 se termine par la mention
de Jésus au milieu des bêtes. En hébreu le jeu de mots est explicite : whyh
ym h˙yyh.
En Mc 1,28 il est question de la renommée de Jésus qui se répandit
dans toute la contrée de Galilée. Le terme hébreu Galil signifie le cercle, la
contrée et la Galilée. Lc 4,37 n’a retenu que le premier sens du mot Galil
et traduit: «Sa renommée se répandait partout dans la contrée ».
Mc 2,4 relatant la guérison du paralytique évoque l’impossibilité des
porteurs de s’approcher de Jésus. « Ne pouvant pas (dunamenoi) le lui présenter ». Lc 5,19 dit qu’ils ne trouvaient pas (heurontes) par où le présenter. Or les deux verbes dunamai et heuriskô traduisent l’araméen åk˙ qui
E.C. Maloney, Semitic Interference in Markan Syntax, Chico 1981 mérite d’être consultée.
L’ouvrage de J. Carmignac, La naissance des Évangiles Synoptiques, Paris 1984 reste une
source de références importantes. Du côté juif il faut mentionner deux essais : celui de H.P.
Chajes, Markus Studien, Berlin 1899 et celui de D. Flusser, Jesus, New York 1969. Du
même auteur est l’article important intitulé « Das Schisma zwischen Judentum und
Christentum », EvTh 40 (1980) 219-239. L’auteur pense pouvoir distinguer dans l’évangile
de Marc une couche où n’apparaît ni la christologie ecclésiale, ni la signification expiatrice
de la passion de Jésus ni le thème du rejet d’Israël. R. Lindsey, A Hebrew Translation of
the Gospel of Mark, Jérusalem, sans date, est disciple de D. Flusser. Le même point de vue
est partagé par P. Lapide, Israelis, Jews and Jesus, New York 1979, ix-x.
4. La discussion reste ouverte pour savoir si la tradition orale de cet Évangile était basée
sur l’araméen ou sur l’hébreu. On trouvera de bonnes suggestions dans l’ouvrage de F. Zimmermann, The Aramaic Origin of the Four Gospels, New York 1979. Sur la question des
jeux de mots on peut se reférer aux livres de M. Casanowicz, Paranomasia in the Old Testament, Berlin 1892 et de G. Aicher, Hebräische Wortspiele im Matthäusevangelium, Bamberg 1929.
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signifie pouvoir et trouver à la fois5. Le verbe hébreu mßh avait également
ce double sens à l’origine (Dt 19,5; 1 Sam 31,1-3; Is 10,9; 1 Ch 17,25).
En Mc 2,6 l’évangéliste note que des scribes étaient assis et pensaient
en eux-mêmes. En hébreu ce texte présente une assonance: ywåbym
w˙wåbym.
En Mc 2,12 dans le récit de la guérison du paralytique, Marc note: «Il
se leva prenant (aras) son grabat». Or le mot hébreu pour désigner le grabat est ‘rs, dont la prononciation est identique au grec aras.
La vocation de Lévi en Mc 2,14 qui correspond à l’appel de Matthieu
en Mt 9,9 a repris un jeu de mots déjà connu par la Synagogue6. Le nom
de Lévi est mis en rapport avec le verbe suivre (llwt) qui en grec sera rendu
par akolouthei moi. Quant au nom de Lévi il sera remplacé par celui de
Matthieu dans la liste des apôtres en Mc 3,16.
En Mc 2,21 Jésus demande de ne pas rapiécer un vêtement vieux avec
un morceau neuf, sinon la déchirure devient plus mauvaise (cheiron
schisma). Retraduit en hébreu cette expression est basée sur un jeu de
mots: qr‘ – r‘.
En Mc 3,3 l’ordre donné par Jésus à l’homme à la main desséchée :
egeire eis to meson (lève-toi au milieu) suppose un original sémitique où
le sens de qwm signifie « se lever » et « se tenir debout ».
La réaction de Jésus est notée par deux participes : « Promenant sur
eux un regard de colère, navré de l’endurcissement de leurs coeurs » qui
peuvent correspondre aux deux verbes hébreux : wy˙r wy˙s.
Mc 3,10 évoque les foules qui suivent Jésus. Ceux qui étaient affligés
de maladies se précipitaient vers lui pour le toucher. L’original hébreu fait
un jeu de mots entre le terme ng‘ (la blessure, la maladie) et le verbe ng‘
(toucher).
Mc 3,14-15 décrit la mission des douze : Jésus les envoie, il leur donne
autorité pour chasser les démons. Ces actions correspondent à trois verbes
hébreux qui présentent des assonances entre elles: ål˙ (envoyer), ål† (avoir
autorité) et ålk (chasser).
5. Voir Lc 6,7 et 11,54 : hina heurôsin katêgorein auton, alors que Mt et Mc n’ont que :
hina katêgoreusôsin auton. Mt 26,40 joue sur le double sens du verbe åaka˙: «Jésus les
trouva (w’åk˙) en train de dormir. Il leur dit: Vous n’avez pas pu ( ‘åk˙twn) veiller avec
moi une heure». En Lc 13,24 certains manuscrits lisent: ouch heuresousin, alors que
d’autres lisent: ouch ischusousin. Ces deux variantes supposent le même verbes hébreu åk˙
comme point de départ.
6. GenR 72: lwy zh ‘tyd llwt ‘t hbnym.
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En Mc 3,21 l’expression : « Est-ce qu’on met la lampe sous le boisseau ou sous le lit ? » contient un jeu de mots en hébreu : mdh (le boisseau) et m†h (le lit).
En Mc 4,6 la mention du soleil (åmå) que Luc supprime s’apparente
phonétiquement à la racine (årå).
Selon Mc 4,19 les épines qui étouffent la semence symbolisent les soucis du monde, la séduction de la richesse et les désirs au sujet du reste. Lc
8,14 a remplacé le troisième terme par les plaisirs de la vie. En hébreu le
mot å’r (reste) a les mêmes consonnes que le terme å’r (la chair).
Mc 4,30 introduit la question de Jésus : « A quoi comparerons-nous le
Royaume des cieux », alors que Lc 13,18 posait la question : « A quoi
ressemble le Royaume des cieux ». Ces deux questions résultent d’une
lecture différente de la même expression, les voyelles n’étant pas écrites.
Marc suppose la lecture ndmh (nous comparerons), tandis que Luc lit nydmh
(est comparé).
En Mc 5,5-7 la guérison du possédé suppose un jeu de mots entre
les verbes ’sr (lier) et ysr (torturer, tourmenter). En 5,10 le diable supplie Jésus de ne pas le chasser de la région (exô tês choras), tandis que
Lc 8,31 porte la version de ne pas les chasser dans l’abîme (abysson).
La version de Marc suppose l’hébreu t˙wm, tandis que celle de Luc
suppose thwm. Une confusion entre ˙ et h est courante dans les textes
rabbiniques.
Mc 5,13 évalue le troupeau de porcs au chiffre d’environ deux mille
(k’lpym). Ce mot peut être vocalisé différemment et signifier par bandes.
En Mc 5,15 deux verbes sont associés: ils ont vu et ont craint. Dans
l’Ancien Testament le jeu de mots entre wyyr’w et wyyrw est bien connu.
Mc 5,29 mentionne la guérison de l’hémorroïsse : la source d’où elle
perdait le sang fut tarie. Lc 8,44 parle de son flux de sang qui s’arrêta. Or
les termes source et flux traduisent l’hébreu mqr.
En Mc 5,33 l’hémorroïsse guérie dit à Jésus la vérité (alêtheian). Jésus
lui répond : « Ta foi (pistis) t’a sauvée ». En araméen hymnwt’ signifie confiance, foi et vérité.
Dans le discours sur la mission Jésus permet aux disciples de prendre
avec eux un bâton en Mc 6,8, tandis que Mt 10,10 et Lc 9,3 l’interdisent.
Cette double version s’explique par l’original hébreu qui portait ’l’ mql (sauf
un bâton) et qui a été lu par Matthieu et Luc wl’ mql (et pas de bâton).
Mc 6,20 fait état des rapports d’Hérode avec Jean-Baptiste : Hérode le
craignait sachant que c’était un homme juste. Nous avons là probablement
un jeu de mots entre les verbes yrh (craindre) et r’h (voir) déjà connu en
Mt 9,8. Hérode le protégeait, il l’écoutait et il était perplexe après l’avoir
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entendu. A nouveau en hébreu ces verbes présentent des assonances : åmr
(garder), åm‘ (écouter)7, åmm (être perplexe).
Mc 6,26 évoque l’assonance entre les termes n‘rh (la jeune fille) et q‘rh
(le plat).
L’expression « les arrivants et les partants » (hoi erchomenoi kai hoi
hupagontes) de Mc 6,31 traduit l’araméen l‘bwry’ wlt’wby’ du Targum
Jerusalmi Gen 21,33.
La question de Jésus en Mc 6,38 : combien de pains avez-vous? se traduit en hébreu : kmh l˙m lkm. L’assonance entre les deux derniers termes
est claire.
En Mc 6,48 Jésus marche sur la mer (peripatôn epi tês thalassês). En
hébreu ‘l hym peut dire sur la mer ou le long de la mer (2 Sam 17,11).
Cependant le verset 51 oblige à traduire que Jésus marchait sur les eaux,
puisqu’il rejoint les disciples dans la barque.
En Mc 7,4 l’évangéliste fait allusion à la pratique des Pharisiens qui ne
mangent pas sans s’être lavé les bras. Le verbe grec employé est baptizontai. Une variante du codex B porte rantisontai. Le texte de Mc suppose
l’hébreu y†blw, tandis que la variante du codex B suppose ytlw.
Parmi les pratiques des Pharisiens que Marc mentionne il y a le lavage
des coupes, des cruches, des plats d’airain et des lits (klinon). La mention
des lits est due à une erreur de traduction de l’hébreu m†h (le bâton) qui a
été lu m†h (le lit). En effet la LXX de Gen 47,31 avait déjà fait la même
faute de traduction due au fait que les voyelles n’étaient pas écrites.
En Mc 7,19b dans la controverse sur la pureté des aliments Vermès8
voit un jeu de mots entre les termes dwkh (la place) et dkh (être pur, propre). La recension sinaïtique de l’Évangile syriaque appuie cette lecture.
La syrophénicienne de Mc 7,28 mentionne les miettes des enfants qui
tombent de la table, alors que Mt 15,27 fait état des miettes qui tombent de
la table des Seigneurs (Kyriôn). Ces variantes sont dues au fait que Mc a
lut hbnym (les fils) et Mt rbnym (Seigneurs).
En Mc 8,31 Jésus commence par enseigner (lhwrwt) et en Mt 16,21 il
commence à montrer (lhr’wt). Les deux mots se confondent facilement.
7. Lc 11,28: «Heureux ceux qui écoutent la Parole et qui la gardent» ( phulassontes) re-
prend le même jeu de mots entre åm‘ et åmr.
8. G. Vermès, Jesus the Jew, London 1973, 28 : « It should be added that a possible polite
term for latrine, ‘the place’ (dukha) might invite a pun on the verb ‘to be clean’ (dekha)…
it does not enter into his heart but into his stomach, and so passes out into ‘the place’ where
all excrement (food) ‘is purged away’ ».
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En Mc 9,17 dans la scène du démoniaque épileptique le démon est défini comme muet. Or, en fait, c’est l’enfant qui est muet. Probablement
l’original hébreu portait hb’ty bny ’lyk wrw˙ lw w‘lm hw’ (je t’ai amené
mon fils et il a un esprit et il est muet).
Au verset 18 le père de famille dit que le diable déchire (rhessei auton)
son fils malade. Au verset 20 Marc emploie le verbe sparassô qui signifie
à nouveau déchirer. L’original hébreu thrph signifie « déchirer », mais aussi
« frapper, jeter avec force ». En Mc 9,18 le verbe thrph au qal signifie rendre fou. Lc 4,35 interprète ce verbe au sens de jeter par terre.
En Mc 9,49 Jésus dit : « Tout sera salé par le feu ». Carmignac a montré que le verbe ml˙ signifie saler, mais aussi volatiliser9.
En Mc 10,22 le jeune homme riche s’en retourna et fut affligé. En hébreu cette expression se traduit par un jeu de mots: wyåb wyåm.
Dans l’annonce de la passion, Mc 10,34 Jésus annonce que les grands
prêtres et les scribes se moqueront du Fils de l’homme et lui cracheront au
visage. En hébreu ce texte rythmé présente des assonances : wyåkw bw
wyrkw bw.
La scène du figuier stérile est étrange. Jésus maudit le figuier qui ne
portait pas de fruit, car ce n’était pas la saison. Probablement la version
originale portait le texte ky l’ hyh ‘d t’nym (car il n’y avait plus de fruit).
Par assimilation avec la première consonne du mot t’nym, le mot ‘d (pas
encore) a été changé en ‘t (la saison).
En Mc 11,15 il est question des tables (ål˙nwt) des changeurs (ål˙nym).
Mc 11,24 rappelle aux disciples que tout ce qu’ils demanderont en
priant ils l’obtiendront. La rétroversion araméenne de ce verset indique que
Jésus joue sur le double sens du verbe b‘y qui signifie demander et prier à
la fois.
Mc 12,13 fait état des Pharisiens et des Hérodiens qui cherchent à prendre Jésus au piège (agreusôsin). Lc 20,20 emploie le verbe prendre
(epilabontai). Ces deux verbes se traduisent en hébreu par ’˙d qui signifie
saisir, chasser, prendre au piège.
Mc 12,26-27 rappelle aux Sadducéens que Dieu est le Dieu des vivants
et non pas des morts et qu’ils sont grandement dans l’erreur. La rétroversion en hébreu suppose un jeu de mots ˙yym (vivants) et nyd˙ym (être dans
l’erreur).
9. J. Carmignac, « Le sens de MLK II dans la Bible et à Qumran », in Studi sull’Oriente e
la Bibbia offerti al P. Giovanni Rinaldi, Genova 1967, 77-81.
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Mc 13,3 fait état des larges pierres du temple. Retraduit en araméen ce
texte se lit kft’ yqrt’. Lc 21,5 parle du Temple qui est orné de belles pierres
et d’offrandes votives. Il a lu l’adjectif ‘yqrt’ comme nom qui signifie également les offrandes.
En Mc 13,8 Jésus prédit des séismes (r‘åym) et des famines (r‘bym).
L’invitation de Jésus par Simon le lépreux en Mc 14,3 ne cesse
d’étonner les lecteurs. Il pourrait s’agit d’un lépreux guéri. Ou bien le
traducteur grec a confondu le terme ßrw‘ (lépreux) avec le terme ßnw‘ (le
pieux). La littérature rabbinique connaît des rabbins qui avaient le surnom de pieux10.
En Mc 14,11 lorsque les grands prêtres entendent que Judas est prêt à
livrer son maître ils se réjouissent. La rétroversion hébraïque est probablement: ils entendirent et se réjouirent (wyåm‘w wysm˙w).
En Mc 14,16 il est question des disciples qui sortent et qui trouvent tout
comme Jésus leur avait dit. En hébreu les deux verbes présentent une assonance: wyßw (ils sortirent) wymßw (ils trouvèrent).
Dans le récit de la passion en 14,41 Jésus dit aux disciples: «Dormez
et reposez-vous». En hébreu les deux verbes présentent une assonance:
nwmw (dormez) wnw˙w (reposez-vous). En 14,42 l’impératif: «Levezvous» se traduit par l’hébreu qwmw. Ces trois verbes à deux syllabes où la
diphtongue w domine contribuent à créer un climat tragique.
Mc 14,65 rappelle que lors de la passion quelques uns couvrirent le
visage de Jésus d’un voile et se mirent à le gifler. Ces deux actions retraduites en hébreu sont prononcées de façon identique. Ils ne diffèrent que
par une consonne : str (couvrir) et s†r (gifler).
En Mc 16,7 l’ange demande aux femmes de porter aux disciples et à
Pierre l’annonce que Jésus les précède en Galilée (proagei humas eis tên
Galilaian). Cette annonce est présentée comme la réalisation d’une promesse de Jésus. En fait le texte de Za 13,1 cité en Mc 14,27 est commenté
par l’annonce que Jésus précèdera les siens en Galilée. Le verbe proagô
employé en Mc 10,32 évoque l’image du Pasteur qui guide son troupeau.
En fait il traduit l’araméen dbr qui signifie précéder le troupeau, mais aussi
le rassembler. Les Targums Néofiti Ex 12,42, Tj I Dt 30,4 et Tg Mi 2,12-13
l’avaient utilisé dans ce sens. Si l’on admet le sens de rassembler le troupeau, le terme Galil qui signifie un cercle, pourrait évoquer l’enclos où les
brebis se rassemblent. Cette rétroversion apporterait une solution au problème du lieu des apparitions du Ressuscité.
10. T. Baba Qama 1 mentionne R. Simon le pieux.
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2. Marc 9,1
Passons maintenant à la lecture exégétique de Marc 9,1 pour en scruter le
milieu sémitique. La tradition synoptique a conservé trois logia de Jésus
qui associent la venue du Règne à un moment précis: certains ne goûteront pas la mort avant d’avoir vu le Royaume de Dieu venu avec puissance (Mc9,1; 13,30 et Mt 10,23). Ces trois textes ont en commun le
verbe erchomai (venir) ainsi que l’annonce du terme introduite par la préposition eôs (jusqu’à ce que). Mc 9,1 et Mc 13,30 mentionnent un groupe
de personnes qui ne disparaîtront pas avant que le Royaume de Dieu ne
soit venu.
Nous nous attarderons au logion de Mc 9,1 et à ses parallèles synoptiques. Un status quaestionis des différentes hypothèses de lecture proposées dans le passé a été publié par Schierse11. Tel qu’il est présenté
dans l’Évangile, le logion semble contredire d’autres enseignements de
Jésus, en particulier celui de l’ignorance du Fils concernant l’heure de
la venue du Règne12. Du fait qu’il introduit un moment retardataire à la
venue du Règne13, ce logion n’est pas conforme à l’exigence d’une conversion à opérer de toute urgence, ainsi qu’à l’appel à la vigilance. Cette
contradiction interne pourrait s’expliquer par un remaniement du logion
originel. Quelle était la formulation et la signification primitives de ce
logion? C’est à ces questions que nous voudrions essayer de donner une
réponse.
Il faut rappeler que Mc 9,1 a comme parallèles synoptiques Mt 16,28
et Lc 9,2714. Or ces trois textes précèdent le récit de la transfiguration
11. F.J. Schierse, « Historische Kritik und theologische Exegese der synoptischen
Evangelien erläutert an Mk 9,1 par. », Scholastik 29 (1954) 520-536.
12. J. Gnilka, Das Evangelium nach Markus, Vluyn 1979, § 2 : « In seiner Festlegung auf
einen Termin hebt es sich von der eschatologischen Predigt ab und erweist sich als ein Wort,
das erst nachösterlich entstanden ist ». Cf. A. Vögtle, « Exegetische Erwägungen über das
Wissen und Selbstbewusstsein Jesu », in Gott in Welt. Festschrift K. Rahner, Freiburg 1964,
642-647.
13. G. Bornkamm, « Die Verzögerung der Parusie. Exegetische Bemerkungen zu zwei
synoptischen Texten », in W. Schmauch (ed.), In memoriam E. Lohmeyer, Stuttgart 1951,
116-126.
14. Mt 16,28 semble un remaniement de Mc 9,1 en vue d’une adaptation au contexte. La
venue du Règne est remplacée par la venue du Fils de l’homme. La version de Luc se distingue de Mc 9,1 par l’absence de la clause « venu en puissance ». Luc insiste sur le fait
que le Règne est déjà une réalité actuelle.
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auquel ils servent d’une certaine façon d’introduction15. Le lien avec la
transfiguration pourrait être traditionnel16. La venue du Royaume en puissance se référerait à la transfiguration. D’autres exégètes ont proposé de
rapprocher la venue du Royaume en puissance avec la destruction de Jérusalem17 ou encore avec la venue de l’Esprit à la Pentecôte18. Bien plus il
semble qu’un schéma identique est repris par les Synoptiques : à la première annonce de la passion font suite les réactions de Pierre (excepté en
Luc), puis un enseignement de Jésus.
Etude historico-critique du logion
Les problèmes de critique textuelle de Mc 9,1 sont mineurs19. La version
du codex D ajoute : hôde tôn estêkotôn met’emou. C’est la lectio difficilior
qu’il faut préférer. L’ajout de « avec moi » laisse entendre que Jésus visait
des personnes présentes avec lui.
L’analyse littéraire du texte met en évidence le caractère sémitique
des concepts repris en Mc 9,1. La formule d’introduction « Amen,
amen» remonte à Jésus 20. L’expression eisin tines… oitines ne traduit
pas une opposition entre quelques uns et un grand nombre. Jn 6,64 l’emploie dans un sens plus général. Son origine araméenne est attestée en
Dn 3,12 : ‘yty gbryn dy que le grec a traduit eisin tines andres hous.
Quant au participe parfait substantivé estêkotôn il est employé pour désigner des personnes présentes. Le verbe grec histêmi traduit l’hébreu
15. En fait ces textes servent également de conclusion aux enseignements de Jésus.
16. B.D. Chilton, « The Transfiguration : Dominical Assurance and Apostolic Vision », NTS
27 (1980-81) 115-124. Pour cet auteur le logion de Jésus serait un serment en prenant à
témoins ceux qui ne goûtent pas la mort (TjI Dt 32,1) que le Règne de Dieu viendra en
puissance. Ces témoins immortels ne seraient autres que Moïse et Elie. Ce lien est contesté
cependant par M.-J. Lagrange, Évangile selon Saint Marc, Paris 1928, 227.
17. J.J. Wettstein, Novum Testamentum Graecum, I, Amsterdam 1751, 434.
18. H.B. Swete, The Gospel according to St. Mark, London 1909, 186 ; J. Bonsirven, Le
règne de Dieu, Paris 1927, 56.
19. I.A. Moir, « The Reading of Codex Bezae (D 05) at Mark 9,1 », NTS 20 (1973-74) 105.
Mc 9,1 a comme parallèles Mt 16,28 et Lc 9,27. Mt 16,28 a remplacé le thème du Règne
par celui du Fils de l’homme. Quant à Luc il supprime la mention de la venue du Règne «
avec puissance ».
20. J. Jeremias, Abba. Jésus et son Père, Paris 1972, 100-102; K. Berger, « Zur Geschichte
der Einleitungsformel “ Amen, ich sage euch ” », ZNW 63 (1972) 45-75.
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‘md en Za 3,4 et l’araméen qwm en Dn 7,16. Le verbe goûter la mort
est attesté dans le judaïsme ancien, en particulier en 4 Esd 6,25; LAB
48,1 et Tg Dt 32,121. Jn 8,52 le reprend également. Hénoch et Elie sont
présentés dans de nombreux textes comme n’ayant pas goûté la mort22.
La tradition apocalyptique attendait leur retour avec le Messie pour inaugurer une période de bonheur23. « Voir le Royaume » est une expression
employée également par Jn 3,3. Dans la LXX le verbe voir peut être
suivi d’un verbe à l’infinitif et d’une proposition participiale. Les exemples de Jg 16,27; 1 Ch 29,17 et 2 Mac 4,6 sont clairs24. Le verbe voir
qui signifie aussi avoir l’expérience et la jouissance, peut évoquer les
temps eschatologiques25. La tradition synoptique ne parle pas généralement de la vue du Règne, mais de sa venue26. Quant au participe parfait
elêluthuian il traduit le résultat d’une action passée27. Il faut rappeler qu’à
l’époque du Nouveau Testament le parfait et l’aoriste se confondent parfois28. Enfin la finale en dunamei n’est pas à comprendre au sens paulinien29, mais plutôt au sens vétérotestamentaire de 1 Hen 1,3-4; Tg Is
26,11; 33,22; 40,10; 42,13; 50,2; 51,5 et 66,15; Tg Ez 38,23 et aussi de
21. P. Billerbeck, Kommentar zum Neuen Testament aus Talmud und Midrasch, I, 751-752.
4 Esd 6,25 est un lieu commun de l’apocalyptique juive. Origène, Com. in Matth. 12,31 a
proposé une lecture allégorique de l’expression “ goûter la mort ”, interprétation qui contredit le sens qu’elle a dans la littérature juive.
22. Sag 4,10; Jub 4,23; 1 Hen 39,3; 36,2; 89,52. Le retour d’Elie est mentionné en Sota
9,15; Eduyot 8,7; Pesiqta R 35 (Billerbeck, Kommentar, III, 8-9). L’ascension de Moïse est
affirmée par Flavius Josèphe (Ant 4,326); Sifre Dt 34,5; Sota 13b et DtR 3,17. Parfois Moïse
et Elie sont associés comme devanciers du Messie : DtR 10,1; Ap 11. Hénoch leur est associé en Midrash hagadol Dt. D’autres personnages sont nommés parmi les immortels, en
particulier Esdras (4 Esd 14,9) et Jérémie (2 Mac 15,13-14). L’ascension de Baruch est
mentionnée en 2 Bar 76,1-5.
23. 4 Esd 7,28; 13,52. Elie en particulier doit oindre le Messie. Cf. Volz, Eschatologie, 192.
24. M. Johannesssohn, Der Gebrauch der Präpositionen in der Septuaginta, Berlin 1926,
216.
25. Si 48,11; Tob 13,16; Ps Sal 17,44; 18,6.
26. Mt 6,10; Lc 17,20; 22,18. Mt 16,28 parle de la vision du Fils de l’homme qui vient dans
son Règne, tandis que Lc 9,27 mentionne la vision du Règne.
27. J. Humbert, Syntaxe grecque, Paris 1986, 146-149.
28. Turner, Syntax, 81-85; BDR § 343. Voir en particulier êlton de Jn 9,39; 10,10; 12,47 et
elêlutha de Jn 5,43; 7,28; 8,42; 12,46; 16,28.
29. Pour Paul elle caractérise l’activité apostolique (1 Thes 1,5; Col 1,29) ou l’existence
chrétienne (2 Thes 1,11; Rom 15,13; Col 1,11).
LE MILIEU SÉMITIQUE DE L’ÉVANGILE DE MARC
135
1 QM 6,4-6 et 12,7-10. Pour Jésus la venue du Royaume est liée à la
puissance30.
Puisque la plupart des expressions sont sémites, on peut tenter une rétroversion araméenne du logion :
’yty k’n gbryn dqyymyn ‘ymmy
dl’ t‘myn mwth
‘d dy˙mw mlkwt’ d’tt b˙yl.
Ainsi formulée la phrase peut être traduite de deux façons:
Il y a certains qui sont venus avec moi ici qui ne goûteront pas la mort
jusqu’à ce qu’ils aient vu le Règne venu en puissance.
Ou bien:
Il y a certains qui sont venus avec moi ici qui sans avoir goûté la mort
verront le Royaume venir en puissance.
Critique rédactionnelle
Mc 9,1 serait une transformation de Mc 13,30 qui annonçait la destruction de Jérusalem31. C’est le point de vue de Bultmann32, de Pesch33 et de
Vögtle34. Il faut le maintenir, malgré les avis contraires35. Mc 9,1 est-il à
interpréter à la lumière de 1 Thes 4,13-18 et 1 Co 15,51 qui font une
distinction entre les témoins et les non-témoins de la venue du salut?
30. Mc 4,26-29; 4,30-32; Lc 13,18-19; Mt 13, 31-32; Lc 13,20-21.
31. Pour F. Hahn, « Die Rede von der Parusie des Menschensohnes Markus 13 », in Jesus
und der Menschensohn (Fs A. Vögtle), 243, le logion de Mc 13,30 appartiendrait à un discours pré-marcien composé au début de la guerre juive. Dans ce cas Mc 9,1 dépendrait de
Mc 13,30.
32. R. Bultmann, Die Geschichte der synoptischen Tradition, Göttingen 1979, 130.
33. R. Pesch, Naherwartungen. Tradition und Redaktion in Mk 13, Düsseldorf 1968, 181186.
34. A. Vögtle, « Réflexions exégétiques sur la psychologie de Jésus », in Le message de
Jésus et l’interprétation moderne. Mélanges K. Rahner, Paris 1969, 82.
35. H. Schürmann, Il vangelo di Luca, Brescia 1983, 551.
136
F. MANNS
Certains voudraient que Mc 9,1 ait été prononcé par un prophète chrétien
pour affirmer qu’en dépit du retard de la parousie, certains seront encore
en vie lors de sa venue36. Il faut rappeler cependant que Paul, plutôt que
de prêcher la venue du Royaume, annonce la venue du Christ37. Jeremias
pensait, par contre, que face à la perspective de sa mort, Jésus était convaincu que ses disciples auraient à subir eux aussi la tourmente. Jésus
aurait affirmé que certains d’entre eux échapperaient à la mort, le Règne
de Dieu venant auparavant38.
Loisy avait émis une autre hypothèse au début du siècle : le logion
serait la forme remaniée d’un dit authentique qui ne comportait pas au
point de départ la distinction des morts et des vivants et qui affirmerait
seulement que ceux qui sont présents ne goûteraient pas la mort avant
d’avoir vu le Règne de Dieu venir avec puissance39. La déclaration est
ainsi formulée parce que la plupart de ceux qui avaient entendu Jésus
étaient morts quand l’Évangile fut rédigé.
M. Herranz Marco40 a émis l’hypothèse que la version parallèle de
Mt 16,28 serait originale : Jésus aurait parlé de la venue du Fils de
l’homme. Une rétroversion araméenne permettrait de traduire le verset
de Mt 16,28 ainsi : « En vérité je vous le dis : il y a des gens qui
sont venus avec moi ici ; quand ils goûteront la mort, ils verront le
Fils de l’homme arrivé dans son Règne ». En effet, le verbe erchesthai
traduit l’araméen ‘th (venir, arriver) ou ‘zl (partir) (Dn 2,24). Lc 23,42
parle également de Jésus qui vient dans son Règne. Par ailleurs l’expression ou… heôs an traduit l’araméen l’ ‘d dy (Dn 6,24; LevR 22,14).
Quant au participe tôn estôtôn il traduirait l’araméen qwm ‘ym (J.
Demai 21d). Lc 9,27 pourrait se traduire : « En vérité je vous le dis:
certains de ceux qui sont venus avec moi, quand ils goûteront la mort,
verront le Royaume ». Le verset de Mc 9,1 rapporterait une tradition
indépendante.
36. Bultmann, Die Geschichte, 128; G. Bornkamm, « Die Verzögerung der Parusie », in W.
Schmauch (ed.), In Memoriam E. Lohmeyer, Stuttgart 1951, 116-126; H. Conzelmann, Die
Mitte der Zeit, Tübingen 1977, 95; Pesch, Naherwartungen, 183 et 188.
37. 1 Thes 1,10; 4,15-17.
38. J. Jeremias, Neutestamentliche Theologie. Erster Teil: Die Verkündigung Jesu,
Gütersloh 1971, 231-234.
39. A. Loisy, Marc, 252.
40. M. Herranz Marco, Huellas de Arameo en los Evangelios, Madrid 1997, 148.
LE MILIEU SÉMITIQUE DE L’ÉVANGILE DE MARC
137
Une hypothèse de travail
La majorité des exégètes modernes considère que le logion de Mc 9,1 a
eu une existence indépendante41. Curieusement la tradition patristique associait le verset à la scène de la transfiguration qui suit immédiatement
après dans la tradition synoptique42. Parmi les auteurs modernes qui optent pour cette hypothèse, il faut citer Pesch43 et Gnilka44. Les tines visés
par Jésus ne seraient autres que Pierre, Jacques et Jean. Marc aurait repris
le logion de Jésus et l’aurait deseschatologisé en le situant avant la transfiguration et en l’appliquant ainsi à Pierre, Jacques et Jean. La venue du
Royaume se réduirait à la vision du Christ dans la gloire lors de la transfiguration. En effet, Mc 9,9 a recours de nouveau au verbe voir45. D’autres
auteurs réfèrent ce texte à la résurrection qui est le commencement de la
parousie en ce monde et dont la transfiguration est une annonce46. La
transfiguration ouvre une perspective eschatologique qui a été remarquée
bien des fois47.
Muñoz-Leon a proposé une autre hypothèse48 : au stade initial le
logion araméen aurait exprimé le verbe « goûter la mort » au parfait. Ce
n’est qu’au niveau de la traduction grecque que ce verbe aurait été traduit
41. E. Haenchen, « Die Komposition von Mk 8,27–9,1 », NT 6 (1963) 87-109. Pour N.
Perrin, « The Composition of Mark 9,1 », NT 11 (1969) 67-70 le logion serait une création
de Marc comme Mc 13,30. Mais Perrin semble oublier que Marc a introduit ce logion par
l’expression kai elegen autois par laquelle Marc cite ses sources.
42. M. Künzi, Das Naherwartungslogion Markus 9,1 par. Geschichte seiner Auslegung,
Tübingen 1977. Voir aussi E. Nardoni, « A Redactional Interpretation of Mark 9,1 », CBQ
43 (1981) 365-384. Parmi les Pères qui défendent ce point de vue, il faut citer Basile, Cyrille d’Alexandrie, Ephrem, Jérôme, Hilaire, Augustin, Jean Chrysostome, Léon le Grand et
Théophylacyte.
43. Pesch, Naherwartungen, 67.
44. J. Gnilka, Das Evangelium nach Markus, Vluyn 1979, 27. Voir aussi Nineham, Mark,
236 : « Possibly St Mark may have included the saying here because he saw at least a partial fulfillment of it in the transfiguration ; many later writers have done the same ».
45. Lc 9,28 parle des disciples qui virent sa gloire.
46. J. Alonso Diaz, Evangelio de San Marcos, Madrid 1961, 446.
47. Le thème du juste transfiguré est connu en 4 Esd 7,97.125; 2 Bar 51,3; 1 Hen 39,7. Le
symbole des Tentes évoqué a lui aussi une valence eschatologique, puisque les justes habiteront dans des Tentes (Za 14,16-21; Jub 32,27-29).
48. D. Muñoz Leon, « Logion de la Parusia o Logion de cumplimento mesianico? », in
Palabra y Vida. Homenaje a José Alonso Diaz en su 70 cumpleaños, Madrid 1980,
135-152.
138
F. MANNS
par un futur : « ne goûteront pas la mort ». Il propose comme rétroversion araméenne du participe grec hestêkotôn l’expression ‘tydyn ‘ymmy :
eux qui vont être présents avec moi. L’expression « voir le Royaume »
est connue de Jn 3,3.5 où elle est mise en parallèle avec « entrer dans le
Royaume ».
Dans cette hypothèse au niveau du Christ de l’histoire le logion aurait
visé Elie et Moïse, qui tous deux, d’après la tradition juive, n’ont pas goûté
la mort49. En effet, les deux apparaissent autour de Jésus lors de la transfiguration. La principale difficulté à accepter cette hypothèse vient du fait
que Jésus parle de certains qui sont présents ici. Or la transfiguration n’a
lieu que six jours après selon Mc 9,2.
Boismard50 pense que le logion de Mc 9,1 serait à interpréter dans le
sens de Jn 8,52. Dans ce passage apparaissent les expressions « voir » et
« goûter la mort ». De plus le texte de l’Évangile de Thomas 18 précise
que celui qui sera présent dans le commencement ne goûtera pas la mort51.
Le verbe être présent évoque en effet le logion de Mc 9,1. Par ailleurs le
commencement dont parle l’Évangile de Thomas 18 est Jésus lui-même.
Le sens du logion serait alors : Celui qui est présent dans le Christ, ne
goûtera pas la mort. La suite du texte de Mc aurait été ajoutée pour éviter
de faire dire à Jésus que certains hommes de sa génération ne verraient
jamais la mort.
Après l’examen des diverses hypothèses de lecture, nous pouvons faire
un pas de plus. Nous commençons par jeter un regard sur la structure du
texte avant de donner l’interprétation des détails. Schématiquement on peut
la présenter de façon suivante :
A. 8,27 : Qui est Jésus : Elie?
Pierre : Tu es le Christ
B. 8,31 : Annonce de la passion-résurrection
Incompréhension de Pierre
49. L’ascension au ciel d’Elie est mentionnée dans la Bible et reprise en 4 Esd 6,26; Tj I Ex
40,10 et Dt 30,4. Quant à celle de Moïse elle a été orchestrée par la tradition en particulier
par Flavius Josèphe, Ant 4,326; Sifre Dt 37 (à Dt 34,5); Sota 13b; DtR 3,17 et TN Dt 33,21.
Dans la tradition juive ceux qui furent enlevés devront retourner avec le Messie pour inaugurer avec lui une période de félicité et de salut selon 4 Esd 7,28; 13,52. Moïse et Elie apparaissent comme précurseurs du Messie en DtR 10,1.
50. P. Benoit - M.-E. Boismard, Synopse des quatre Évangiles, t. 2, Paris 1972, 249.
51. J.-M. Sevrin, « Le quatrième évangile et le gnosticisme : questions de méthode », in La
communauté johannique et son histoire, Genève 1990, 251-268.
LE MILIEU SÉMITIQUE DE L’ÉVANGILE DE MARC
C. 8,34 :
B’. 9,1 :
9,2 :
A’. 9,9 :
139
Conditions pour suivre Jésus
Venue du Règne
Transfiguration
Incompréhension de Pierre
Celui-ci est mon Fils bien-aimé
Question au sujet d’Elie.
Jésus reçoit la révélation que son destin est de souffrir et de mourir. Il
prend conscience qu’il est le serviteur, celui que Dieu a choisi pour délivrer son peuple et que cette délivrance ne pourra se faire que par sa mort.
L’importance de la figure d’Elie ressort de l’inclusion. De toute façon la
portée christologique du passage est clairement affirmée.
Jésus, comme un maître, est accompagné de ses disciples, en particulier de Pierre. Ces derniers sont les témoins de sa participation à la gloire
et ne comprennent pas toujours la nécessité de la souffrance. Comme en
Dn 7 le thème des souffrances est inséparable de celui du triomphe sur la
mort de l’exaltation glorieuse. C’est dans ce contexte qu’il faut situer le
logion de Mc 9,1.
Le récit de la transfiguration fait appel au schème littéraire d’une
révélation apocalyptique. C’est généralement le parallélisme avec Dn
10, la vision de l’homme vêtu de lin, qui est reconnu. Dn 10 est une
vision. L’incompréhension de Pierre qui renvoie au secret messianique
de Jésus souligne la portée apocalyptique de la narration. En effet, la
révélation des mystères apocalyptiques ne doit pas être proclamée en
plein air. Le visionnaire de Daniel doit serrer ces paroles et sceller le
livre jusqu’au temps de la fin (Dn 12,4.9). Les disciples ne doivent
parler à personne de la vision qu’ils ont eue. C’est la même idée apocalyptique qui est reprise dans l’annonce du thème qui ouvre le récit
de la transfiguration : le Royaume viendra avec puissance. Certains
qui sont ici présents ne goûteront pas la mort avant de l’avoir vu. Le
motif de la théophanie du Sinaï qui sous-tend le récit de la transfiguration, avait été l’objet de relectures eschatologiques et apocalyptiques
en Za 14, Dn 7, Ez 1 et 1 Hen 3-9. Tandis que les révélations du
Sinaï visaient le passé, les révélations de la transfiguration concernent
l’avenir.
La tradition de Mc 9,1 a trouvé un écho en Jn 21,21-23. Parmi les
disciples la nouvelle s’était répandue que le disciple bien-aimé ne mourrait pas. C’est ce verset qu’il nous faut analyser rapidement.
Tandis qu’au début du siècle beaucoup d’exégètes affirmaient que
le chapitre 21 était un ajout du rédacteur, actuellement la position des
140
F. MANNS
exégètes est plus nuancée52. Les traditions mises en oeuvre dans le chapitre 21 sont anciennes. En ce qui concerne Jn 21,22 beaucoup de commentateurs pensent que la disparition des derniers membres de la
génération apostolique provoqua une crise dans l’Eglise primitive à propos de la parousie. Les opinions très variées dépendent de l’identification du disciple bien-aimé. Brown qui voit dans ce disciple Lazare admet
que certains pensaient que Lazare ne mourrait plus après sa résurrection53. Cette position est insoutenable, puisque Jn 21 mentionne parmi
les sept disciples les fils de Zébédée, puis il est question du disciple
bien-aimé.
D’autres auteurs s’évertuent à expliciter le problème ecclésiologique de
Jn 21. Pour Bultmann54 l’objet de Jn 21,15-23 serait de montrer que l’autorité apostolique de Pierre passe au disciple bien-aimé après la mort de
Pierre. Hoskyns55 est d’avis qu’il faut interpréter au sens symbolique la
phrase de Jésus : le disciple bien-aimé est le type de tous les disciples.
L’annonce qui lui est faite qu’il demeurera signifie qu’il y aura toujours des
disciples jusqu’au retour du Christ.
Les légendes les plus bizarres ont été imaginées à partir de ce texte
johannique : les Actes de Jean en particulier affirment que Jean n’était plus
dans son tombeau.
Commençons par analyser le texte :
Ean thelô : la phrase est conditionnelle.
Auton menein. Ce verbe fait partie du vocabulaire de Jean. Dans l’Ancien Testament le verbe signifie demeurer en un lieu56. Dans la LXX le
verbe traduit l’hébreu ‘md, qwm (Is 14,24; 46,10), parfois le verbe qwwh
(espérer) (Is 40,31; 49,23). Menein a souvent un sens métaphorique. Il est
employé pour parler de la permanence de Dieu (Ps 9,8; Dn 6,27), pour
exprimer la fermeté de ses décisions (Pr 19,21). La vérité de Dieu et sa
parole demeurent toujours (Ps 116[117],2; Is 40,8). Les oeuvres de Dieu
demeurent toujours (Sir 42,23). Dieu demeure avec son peuple (Is 30,18).
C’est dire que le verbe a déjà dans la LXX un double sens.
52. L. Vaganay, « La finale du quatrième Évangile », RB 45 (1936) 512-518.
53. R.E. Brown, The Gospel according to John XIII-XXI, New York 1970, 1078.
54. R. Bultmann, Das Evangelium , 555.
55. E.C. Hoskyns, The Fourth Gospel, London 1947, 559.
56. J. Heise, Bleiben, “ Menein ” in den johanneischen Schriften, Tübingen 1967; J. Peco-
rara, « De verbo “ manere ” apud Johannem », DivThom 40 (1937) 159-171; E. Malatesta,
Interiority and Covenant, Rome 1978; R.E. Brown, The Gospel according to John I-XII,
510-512.
LE MILIEU SÉMITIQUE DE L’ÉVANGILE DE MARC
141
Heôs erchomai. La préposition heôs est présente également en Mc 9,1
ainsi que le verbe erchomai. Tandis que Mc 9,1 annonçait la venue du
Royaume en puissance, Jn 21,22 parle de la venue de Jésus. Le verbe
erchomai a également un double sens : il exprime une venue normale,
mais il est employé aussi pour la venue du Messie (Ps 118,25-26). Jean
ne parle de la venue du Règne qu’en 3,3 et 5. Il préfère employer d’autres
concepts tels celui de vie pour parler de la même réalité.
Il est important de rappeler ici que Jean joue sur le double sens des
termes. Lorsque Jésus répète à Pierre : « Suis-moi », cet ordre évoque le
terme technique du disciple qui doit mettre ses pas dans ceux de son
Maître, mais renvoie aussi à Jn 13,36 : « Tu me suivras plus tard ». Suivre signifie être disciple et donner sa vie pour le Maître.
Dans le cas de la phrase de Jésus concernant le sort de Jean, le malentendu est clairement reconnu par l’évangéliste lui-même. Au verset 23
Jean ajoute : « Jésus ne lui avait pas dit qu’il ne meurt pas (présent), mais
si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne ». Le texte de Jésus
avait donc un double sens et il n’a pas été compris immédiatement. De
plus l’énoncé est conditionnel. Menein, employé dans le contexte qui
annonçait la mort de Pierre, signifie rester en vie. Mais employé de façon
absolue le verbe peut traduire l’hébreu qwm ou yåb.
Il est possible de retraduire le texte de Jn 21,22 en araméen :
’yn sb’ ’n’
dnqw’ ˙d’
‘dmh d’t’ ’n’
lk mh lk
Ce texte semble contredire apparemment Jn 5,27-29. Jn 14,3 est témoin par ailleurs d’une attente de la parousie, comme il ressort de 1 Jn
2,28; 3,2 et d’Ap 1,3; 6,1; 3,11; 22,7; 12,20.
Dans les communautés johanniques ce logion était appliqué à Jean.
Nous avons vu que Mc 9,1 s’il est mis en rapport avec la transfiguration pouvait viser dans un premier temps Elie, dont la tradition juive
affirme la présence au milieu du peuple. Même si une distance de six
jours sépare le logion et la scène de la transfiguration, il est facile de
concevoir le logion comme une préparation à la scène. Dans un
deuxième moment le texte a pu être appliqué à Jean et aux apôtres
présents avec Jésus.
Le problème qui se pose est celui de la dépendance réciproque des
textes : Mc 9,1 dépend-il de Jn 21 ou Jn 21 dépend-il de Mc 9,1? Une
142
F. MANNS
troisième possibilité est à envisager également : ces deux textes ne dépendraient-ils pas d’une tradition orale commune? C’est peut-être dans ce
sens qu’il faut orienter la recherche.
Frédéric Manns, ofm
Studium Biblicum Franciscanum, Jerusalem