Gustave Courbet DOSSIER POUR LES ENSEIGNANTS

Transcription

Gustave Courbet DOSSIER POUR LES ENSEIGNANTS
Gustave Courbet
Les années suisses
MUSÉE RATH, GENÈVE
5 SEPTEMBRE 2014 - 4 JANVIER 2015
DOSSIER POUR LES ENSEIGNANTS
Informations pratiques
Musée Rath
Place Neuve
1204 Genève
Ouvert de 11 à 18 heures, deuxième mercredi du mois de 11 à 20 heures
Fermé le lundi
Inauguration
Jeudi 4 septembre, dès 18 heures
Accès :
TPG : Bus 3–4–5–36–D, tram 12
Parking : Plainpalais
Pour réserver une visite (avec ou sans guide) :
Du lundi au vendredi, de 9h à 12h : +41
(0)22 418 25 00 ou [email protected]
Pour en savoir plus :
http://institutions.ville-geneve.ch/fr/mah/expositions-evenements/expositions/gustavecourbet/
Catalogue
Gustave Courbet. Les années suisses
Co-édition Musées d’art et d’histoire de Genève et ArtLys
272 pages, 24.5 x 30 cm
Prix de vente : CHF 65.-, € 45
L’exposition en bref
Les dernières années que Gustave Courbet a passées en Suisse, du 23 juillet 1873 au 31
décembre 1877, date de sa mort, ont été négligées par l’histoire de l’art. Pourtant Courbet a
continué à être Courbet : un artiste actif qui peint, expose des œuvres anciennes ou
récentes, rencontre ses camarades et s’intéresse à la vie artistique et politique de son pays
d’adoption. L’exposition entend revenir sur cette partie de sa vie et reconsidérer sa place
dans la carrière du peintre. Sera également présenté pour la première fois au public
Panorama des Alpes, tableau nouvellement acquis par le Musée d’art et d’histoire en mai
2014. Cet événement s’inscrit dans la « Saison Courbet » organisée conjointement par la
Fondation Beyeler à Riehen (Bâle) et le Musée d’art et d’histoire.
Malade, durement affecté par le procès de la colonne Vendôme et par son exil, on a
longtemps prétendu que Courbet, lors de ses dernières années en Suisse, n’était plus le
grand peintre qui avait bouleversé la peinture française et européenne depuis la fin des
années 1840. Voici ce qu’Émile Zola écrivait en 1875 : « Pour Courbet, qui a eu la bêtise
impardonnable de se compromettre dans une révolte où il n’avait aucune raison de se
fourrer, c’est comme s’il n’existait pas, il vit quelque part en
Suisse. Voici trois ans déjà qu’il ne donne rien de neuf. ». Ou encore en 1876 : « Courbet,
vieilli, chassé comme un lépreux […] appartient dès aujourd’hui aux morts…». Ces
jugements sur le peintre, qui décède le 31 décembre 1877 à la Tour-de-Peilz, étaient très
largement répandus à l’époque et dominent encore l’histoire de l’art aujourd’hui. En effet, les
cinq dernières années que Courbet a passées en Suisse, où il s’est exilé en juillet 1873 afin
d’échapper aux suites de la Commune et de l’affaire de la colonne Vendôme, se résument à
quelques rares œuvres dans les expositions qui lui sont consacrées, à quelques courts
paragraphes dans les monographies, aux mêmes phrases sur sa déchéance, « son long
martyre » (encore Zola).
Un témoin suisse nous livre cependant une image moins dramatique de l’exilé, celle d’ « [un]
paisible peintre-philosophe qui vit heureux au milieu de ses trésors artistiques et de ses
nouvelles œuvres, en contemplant le ravissant lac Léman... » et un autre, lui rendant
également visite au bord du lac y reconnaît « le légendaire Courbet au teint fleuri, à l'œil vif,
à l'air glorieux et réjoui. »
C’est cette image que l’exposition au Musée Rath entend approfondir et éclairer, en
réunissant pour la première fois plus de septante œuvres que l’artiste a peintes en Suisse ou
a emportées avec lui lors de son exil. Toutes témoignent que Courbet, fort de son passé de
peintre révolutionnaire et des recherches picturales qu’il continue, en dépit de ses tourments
juridiques et d’une santé déclinante, tentait de poursuivre sa brillante et provocatrice carrière.
L’exposition qui se tient simultanément à la Fondation Beyeler à Riehen met quant à elle
l’accent sur le caractère avant-gardiste de Courbet et son rôle clé dans l’histoire de l’art. À
travers des tableaux provocants où s’affirme l’individualité de l’artiste, son œuvre annonce
en effet déjà l’art moderne…
Grâce à cette collaboration exceptionnelle entre la Fondation Beyeler et le Musée d’art et
d’histoire, c’est ainsi une véritable « Saison Courbet » qui s’annonce en Suisse à l’automne
2014.
Panneaux de salle
La Suisse avant l’exil
La Suisse, où il passe les 54 derniers mois de sa vie, en exil, n’est pas un pays inconnu pour
Courbet. Il est né à Ornans, en Franche-Comté que l’écrivain Charles Nodier considérait
comme la « préface de la Suisse ». Le peintre y a souvent rendu visite à son ami Max
Buchon, opposant de la première heure au Second Empire et exilé à Berne, et il s’y est fait
de solides relations. Il a également traversé plusieurs fois la Confédération au cours de
différents voyages. Comme en 1869, où il écrit à ses parents : « Je suis parti de Munich il y a
15 jours, et comme je passais par la Suisse pour m’en revenir, je me suis arrêté à Interlaken
près de mon ami Ebersold pour faire quelques paysages des montagnes de la Suisse en
automne. »
De la Commune à l’exil
Gustave Courbet, républicain convaincu, s’engage dans le mouvement de la Commune qui
éclate à Paris le 18 mars 1871. Le peintre est élu président de la fédération des artistes
avant d’être élu conseiller municipal et d’être nommé délégué aux Beaux-Arts. Il
démissionne le 11 mai, mais, le 16, Courbet assiste au déboulonnage de la colonne
Vendôme. À la fin de la répression sanglante du mouvement insurrectionnel par les
Versaillais, il est emprisonné, jugé pour sa participation à la Commune et condamné à six
mois de prison. Il passe les derniers mois de sa peine dans une clinique à Neuilly où il peint
des natures mortes de fruits et des fleurs frémissants de vie mais déjà promises au
pourrissement. Les suites complexes du procès qui lui est intenté parce qu’on l’estime
responsable de la destruction de la colonne Vendôme, les menaces de confiscation de ses
œuvres, sa santé déjà chancelante troublent les mois qui précèdent l’exil et qu’il passe dans
son village natal d’Ornans. Il réalise alors des tableaux de truites accrochées à des
hameçons qui expriment le sentiment de piège qui l’habite.
Le 30 mai 1873, le gouvernement de Mac-Mahon fait voter une loi qui décide le
rétablissement de la colonne Vendôme aux frais de Courbet. Le 19 juin suivant, ses biens
sont mis sous séquestre. Le 23 juillet 1873, il quitte la France et se réfugie en Suisse.
La « Galerie Courbet »
Un visiteur de la Tour-de-Peilz raconte en 1876 : « Le peintre d'Ornans a réuni à l'étage
supérieur une collection de ses œuvres et une collection de toiles d'anciens maîtres - cellesci sans doute pour mieux faire ressortir celles-là. »
Courbet a en effet emporté avec lui, dans son exil, une centaine d’œuvres. Des tableaux qu’il
a peints, qu’il a pu sauver des confiscations, dont il ne veut pas se séparer ou qu’il espère
vendre. D’autres qu’il pense être de « grands maîtres » (Titien, Rubens, Potter, Murillo,
Velasquez…) et qu’il a achetés par centaines en 1870. Ceux-ci, des copies, ont été
dispersés sans qu’on puisse en retrouver la trace. Les toiles de Courbet, léguées par l’artiste
à sa sœur Juliette, ont été ramenées en France où elles été, pour la plupart, vendues au
cours des trois grandes ventes organisées en 1881, 1882 et 1919.
En août 1875, Courbet ouvre sa galerie au public. Elle est installée dans sa maison de BonPort. Il y mélange ces différentes œuvres et rédige un catalogue. L’entrée est payante mais
les profits sont destinés aux Genevois victimes de la grêle. La galerie Courbet - qui nous est
connue grâce à la découverte de son inventaire après-décès - pose la question de son
rapport à son œuvre ainsi qu’à la tradition et aux musées.
Peindre ou sculpter la Suisse
« Je viens de faire une République helvétique, avec la croix fédérale. C’est un buste colossal
pour mettre sur la fontaine de La Tour-de-Peilz. Elle est splendide, tout le monde en est
enchanté.[…]. Elle est brutale de façon et d’un effet superbe ; elle est affirmative, sans
arrière-pensée, grande, généreuse, bonne, souriante, elle lève la tête et regarde les
montagnes. » C’est ainsi que Courbet présente à son ami Jules Castagnary la figure qu’il
vient de modeler et qu’il appellera bientôt Helvétia. Si l’œuvre constitue hommage sincère au
pays qui l’accueil et grâce auquel il vit librement et en paix, elle porte également un message
politique, un appel général à l’amnistie grâce à laquelle la Suisse a pu se construire en tant
que Nation. Il s’agit encore pour Courbet, d’un moyen de se faire connaître et de se faire
adopter par ses nouveaux concitoyens. Il offre ainsi un exemplaire de son buste à la petite
commune de La Tour-de-Peilz, à Fibourg et à Martigny, espérant la diffuser dans tous les
cantons.
C’est l’image d’un terroir plus aimable, moins politisé, plus touristique, que Courbet livre avec
le médaillon sculpté de la Mouette et le portrait d’une Vigneronne de Montreux.
Premiers paysages suisses
Les historiens ont volontiers fait de l’exil une période isolée dans la carrière de Courbet.
Pourtant, et au moins dans un premier temps, les sujets que choisit le peintre, la façon dont il
les peint, s’inscrivent dans une complète continuité avec son travail précédent. On peut
même déceler un désir de rester dans des paysages proches de ceux du Jura et de se
concentrer, avec une manière un peu sombre, sur les collines et les parcs qui s’étendent
depuis les bords du lac autour du village de La Tour-de-Peilz.
Mer ou lac ?
Si Courbet a choisi les bords du Léman plutôt que les montagnes du Jura suisse c’est
certainement pour sa passion de la baignade autant que pour retrouver, aux abords de cette
petite mer, les motifs d’eau et de ciel qu’il aime représenter. Il écrit au peintre Whistler, avec
lequel il a passé l’été 1865 sur la côte normande, « Je suis ici dans un pays charmant, le
plus beau du monde entier, sur le lac Léman, bordé de montagnes gigantesques. C’est ici
que l’espace vous plairait, car d’un côté il y a la mer et son horizon, c’est mieux que
Trouville, à cause du paysage. »
Cherchant à renouer avec les marines qui ont fait son succès à la fin des années 1860,
Courbet peint de nombreuses vues du lac. Certaines d’entre elles, concentrées sur les flots
et le ciel, se confondent avec ses marines, d’autres au contraire prennent en compte la
présence des montagnes qui font la grandeur du Léman.
La confusion entre les deux motifs est confirmée par l’épisode de l’achat de Vevey, Coucher
de soleil (cat. n°) par l’Américain Daniel Conway agissant pour le compte du juge Hoadly de
Cincinnati. Conway écrit à Courbet : « Il [Hoadly] désire un tableau de mer, c’est à dire un
tableau où la mer soit la chose principale. » et le peintre lui vend cette vue du lac.
La « fabrique » Chillon
Site touristique fameux depuis la publication du poème de Lord Byron en 1816, le château
de Chillon est le motif qui domine la production suisse de Courbet. Procédant selon un
principe de série que l’on a trop souvent qualifié de « commercial », il en réalise plus de vingt
versions différentes, multipliant les points de vue, insistant sur l’aspect grandiose et
dramatique du site et niant toutes les traces de sa modernisation. Dès 1874, on a noté
l’identification de Courbet, l’ex-prisonnier, l’exilé, à Bonivard, le fameux opposant au Duc de
Savoie, emprisonné dans la forteresse.
Mais il y a, au-delà de la métaphore de la prison, de l’isolement et de la résistance, une
fascination pour un paysage qui clôt le lac et qui concentre en un lieu unique la montagne,
l’eau, le ciel ainsi qu’une architecture féodale aux puissantes structures.
La montagne
Le paysage alpestre constitue le fondement de la peinture suisse et Courbet, conscient que
c’est dans la traduction de la puissance de la nature de son pays d’adoption que se situe le
nouvel enjeu de ses recherches, se livre à l’exercice. C’est d’ailleurs par un grand paysage
de montagne qu’il envisage de se représenter devant la critique parisienne et qu’il prépare,
pour l’Exposition universelle de 1878 le Grand panorama des Alpes (Cleveland, Museum of
Fine Arts).
À voir les montagnes qu’il peint vigoureusement avec son couteau à palette on comprend
que, partant d’un motif traditionnel, il invente un autre sujet. Celui de la paroi dramatique et
fascinante qu’il érige comme une muraille. De même qu’il se dirige vers une nouvelle
peinture plus transparente et plus lumineuse.
L’exposition se conclut par le Panorama des Alpes, tableau qui vient de rejoindre les
collections des Musées d’art et d’histoire et qui résume les dernières années de l’artiste
entre espoir et drame.
Textes de l’audioguide
1. Introduction
Bienvenue au Musée Rath pour découvrir l’exposition « Gustave Courbet. Les années
suisses ».
Le parcours que nous vous proposons, d’une durée d’environ une heure, s’arrête devant une
dizaine de peintures ou ensembles emblématiques des thématiques de l’exposition.
Cette promenade suit une numérotation placée au sol, qui permet de repérer les œuvres que
nous avons choisies pour vous ; notez que rien ne vous oblige à suivre l’ordre indiqué.
L’exposition se concentre sur les quatre dernières années de Gustave Courbet, qui vit en
Suisse, à la Tour-de-Peilz, de 1873 jusqu’à sa mort, le 31 décembre 1877. Pourquoi l’artiste,
qui a bouleversé la peinture française et européenne, vient-il s’installer sur les bords du Lac
Léman ?
Pour comprendre son exil, il faut se replonger dans la période troublée que connait la France
en 1870 et 1871. Durant la guerre contre la Prusse, Napoléon III est fait prisonnier et la
troisième République est proclamée. Ce nouveau gouvernement quitte la capitale assiégée
et entérine la défaite française par la signature d’un armistice. Le peuple de Paris, exsangue
après un siège de quatre mois, refuse de rendre les armes et s’insurge contre le
gouvernement, déclenchant l’expérience de la Commune. Courbet, fervent républicain,
prend fait et cause pour le mouvement révolutionnaire.
Il est élu président de la fédération des artistes, nommé conseiller municipal du 6e
arrondissement et délégué aux Beaux-Arts. Le 16 mai 1871, Courbet assiste à un
événement qui marque lourdement son destin : l’abattage de la colonne Vendôme,
monument érigé par Napoléon pour commémorer la bataille d’Austerlitz, que la Commune
considère comme un « monument de barbarie ».
Après deux mois d’existence et une répression connue sous le nom de « semaine
sanglante », la Commune est écrasée par le gouvernement le 28 mai 1871.
Pour Courbet, jugé pour sa participation à la Commune, débute alors une période
extrêmement pénible. Il fait face à l’emprisonnement, à une santé défaillante et à l’opprobre
public.
En mai 1873, le gouvernement décide le rétablissement de la colonne Vendôme. Courbet est
accusé d’être l’instigateur de son abattage, alors même qu’il avait préconisé son
déplacement aux Invalides, et on décide de lui faire payer la totalité des frais de sa
reconstruction, une somme colossale. Ses biens sont mis sous séquestre et il craint de
retourner en prison. Il tente de sauver le maximum de ses avoirs et décide de se protéger en
s’exilant en Suisse.
Ces années d’exil sont particulières dans la vie et la carrière du peintre, souvent négligées
par les historiens d’art. On a souvent prétendu qu’il ne produisait alors plus rien de bien.
Emile Zola n’écrit-il pas, en 1875 : « Pour Courbet, qui a eu la bêtise impardonnable de se
compromettre dans une révolte où il n’avait aucune raison de se fourrer, c’est comme s’il
n’existait pas, il vit quelque part en Suisse. Voici trois ans déjà qu’il ne donne rien de neuf ».
Pourtant, l’artiste continue à être actif. Il peint, expose ici et là des œuvres anciennes ou des
productions récentes, rencontre beaucoup de monde et s’intéresse particulièrement à la vie
artistique et politique de son pays d’adoption.
C’est ce dynamisme que l’exposition veut mettre en lumière, à travers un choix de septante
œuvres, peintes en Suisse ou emportées dans son exil. Elles témoignent indubitablement
que Courbet amorce une passionnante renaissance.
Nous vous souhaitons un excellent parcours !
2. Paysage d’Interlaken
Le tableau que vous avez devant les yeux est peint par Courbet en 1869, en période de
grand succès. Il représente un paysage de la région d’Interlaken, dans le canton de Berne.
Depuis le début du 19e siècle, les paysages alpestres et, particulièrement des Alpes
bernoises, sont fort appréciés des artistes et font la renommée du lieu. La montagne de
l’arrière-plan est très certainement l’une des plus célèbres de la région, la Jungfrau.
Observez plus en détail les parois rocheuses. Courbet, use d’ d’une technique bien
particulière, le couteau à palette, qui lui permet de restituer la matière minérale qui semble le
fasciner. Mais sa fine observation de la nature se lit aussi dans les reflets bleutés qu’il donne
à la neige.
Courbet passe par Interlaken en revenant de Munich où il a reçu, du roi de Louis II de
Bavière une importante décoration et les hommages vibrant des peintres allemands. Dans
une lettre qu’il adresse alors à sa famille, il écrit : « Je suis parti de Munich il y a 15 jours, et
comme je passais par la Suisse pour m’en revenir, je me suis arrêté à Interlaken près de
mon ami Ebersold pour faire quelques paysages des montagnes de la Suisse en automne. »
Ce voyage n’est pas le premier que Courbet effectue en Suisse. Il y séjourne en 1853 et en
1854, auprès de son ami d’enfance Max Buchon. Ce dernier, écrivain franc-comtois
également exilé en Suisse pour son opposition à Napoléon III, apprécie grandement son
pays d’accueil, au point de le décrire à Courbet comme un Eldorado.
Courbet connaît et apprécie donc la Suisse avant de s’y installer en 1873. N’oublions pas
qu’il est né en 1819, à Ornans, en Franche-Comté, où réside encore sa famille, à une
trentaine de kilomètres de la frontière suisse. Il voit donc dans cette proximité avec les siens
un avantage certain. Dans une lettre adressée à ses sœurs Zélie et Juliette le 20 juillet 1873,
trois jours avant son départ pour la Suisse, Courbet écrit : « Il n’y aura pas beaucoup de
distance pour venir me voir et ce sera une distraction. Mon père m’y pousse, il dit qu’il y tient,
qu’il n’a jamais vu la Suisse. »
Le choix de la Tour-de-Peilz, où il s’établit définitivement en janvier 1874, n’est pas anodin.
La petite ville se situe à moins de vingt kilomètres de Lausanne, d’où Courbet peut rejoindre
directement, grâce au train, les différentes villes de Suisse, où il peint, expose, vend ses
œuvres, rencontre des Suisses ou des proscrits comme lui ou encore participe à telle ou
telle manifestation officielle comme invité de marque. Il vit aussi au bord du lac Léman, dans
un cadre magnifique dominé par le Grammont et les Dents du midi, à quelques kilomètres
d’un site qui l’inspirera beaucoup, le Château de Chillon.
3. Autoportrait de Sainte-Pélagie
Gustave Courbet peint cet autoportrait peu après son emprisonnement à la prison parisienne
de Sainte-Pélagie, pour sa participation à la Commune en 1871.
Arrêté le 7 juin 1871, il est jugé par le 3e conseil de guerre siégeant à Versailles et condamné
le 2 septembre à six mois de prison et une amende de cinq cent francs. Un des motifs
d’inculpation est l’ « usurpation de fonction et complicité de de destruction de monuments ».
L’artiste se représente assis près du rebord de la fenêtre de sa cellule. Le regard dirigé vers
l’extérieur, il apparaît calme, aminci, avec sa familière pipe de bois. Il arbore également un
accessoire emblématique : le foulard rouge qui signifie son engagement politique, dans une
vision idéalisée qui rappelle celle de ses autoportraits de jeunesse.
Courbet insiste également sur la réalité de l’incarcération : les barreaux sont épais, la fenêtre
à moitié fermée accentue le sentiment de claustration, comme les innombrables et
identiques cellules qui donnent sur la cour qu’il regarde.
Ce tableau, peint après sa sortie de prison, constitue indéniablement une réflexion
rétrospective sur l’expérience de la captivité. Il constitue un témoignage d’une période fort
pénible pour l’artiste malade qui devra terminer de purger sa peine dans une clinique de
Neuilly. Il fait partie des six autoportraits sur la centaine de toiles que Courbet a emportés
avec lui sur le chemin de l’exil.
Prenez le temps d’observer les autres tableaux accrochés ici. Tout comme l’autoportrait de
Saint-Pélagie, ils constituent de toute évidence des allégories des sentiments qui habitent
Courbet après la Commune et l’incarcération. Truites accrochées à des hameçons, juste
ferrées ou d’ores et déjà suspendues à un arbrisseau et natures mortes de fruits et de fleurs
frémissantes de vie mais déjà promises au pourrissement expriment semblablement le
sentiment de piège qui l’habite. Ces natures mortes insistent sur l’épisode de
l’emprisonnement qui contribue à une légende que l’artiste ne cesse de nourrir.
4. La « Galerie Courbet »
La salle dans laquelle vous vous trouvez évoque la galerie d’œuvres d’art ouverte par
Courbet en août 1875, dans sa maison de Bon-Port à la Tour-de-Peilz. Le peintre y fait
cohabiter ses propres œuvres – il en a conservé une centaine – avec un ensemble de
peintures anciennes d’autres artistes emportées dans son exil. L’entrée de la galerie est
payante, mais Courbet ne réalise pas de véritable profit. En 1875, par exemple, il offre cet
argent aux Genevois, victimes de tempête de grêle cette année-là.
Arrêtons-nous à présent sur deux œuvres emblématiques de cette galerie, à commencer par
la magnifique toile de Jo, la belle Irlandaise, femme à l’abondante chevelure rousse qui se
regarde dans un miroir. Ce portrait est peint par Courbet en 1866, à Trouville en Normandie.
Son modèle, Joanna Hifferman, est la maîtresse de l’artiste anglais James Whistler et peutêtre aussi celle de Courbet. Courbet garde une certaine nostalgie de cette période de
bonheur sur la côte normande. En 1877, il écrit à Whistler, son ancien compagnon de
villégiature : « Il y a bien longtemps que nous ne nous sommes vus, c’est dommage, car les
idées s’échangent. Où est le temps, mon ami, où nous étions heureux et sans autres soucis
que ceux de l’art ? Rappelez-vous Trouville et Jo qui faisait le clown pour nous égayer. Le
soir, elle chantait si bien les chants irlandais. Je me rappelle aussi de la mer où nous
prenions des bains sur la plage gelée, et des saladiers de crevettes au beurre frais sans
compter la côtelette au déjeuner, ce qui nous permettait de peindre l’espace, la mer, et les
poissons jusqu’à l’horizon. Nous nous sommes payés du rêve et de l’espace. J’ai encore le
portrait de Jo que je ne vendrai jamais, il fait l’admiration de tout le monde ». Le tableau
quitte à plusieurs reprises la galerie de Courbet pour être exposé à Lausanne et à Genève.
Repérez à présent la représentation de Danaé, une femme presque totalement nue
confortablement installée dans une couche et accompagnée de Cupidon, dieu de l’amour.
Une pluie d’or s’approche : c’est en réalité Zeus métamorphosé. De leur union naîtra le
héros grec Persée. Il s’agit d’une copie d’une célèbre œuvre du Titien. Celle qui est ici, issue
des collections du Musée d’art et d’histoire, n’a jamais appartenu à Courbet, mais grâce
l’inventaire après décès de sa galerie personnelle, que vous pouvez d’ailleurs consulter dans
l’exposition, on sait qu’il en possédait une. Courbet porte un intérêt appuyé mais ambigu aux
maîtres anciens. Il conserve ainsi des tableaux qu’il pense être de « grands maîtres »
comme Titien, Rubens, Potter, Murillo ou encore Velasquez qu’il avait achetés par centaines
en 1870. En réalité, tous se sont avérés être des copies.
A sa mort, les œuvres anciennes ont été dispersées. Les toiles de Courbet, léguées à sa
sœur Juliette, ont pour leur part été ramenées en France puis vendues au cours de trois
grandes ventes organisées en 1881, 1882 et 1919.
5. Helvetia
Les trois bustes que vous avez devant vous sont trois exemplaires du même modèle. Le
buste en bronze provient de Martigny, celui en plâtre peint de Berne, le troisième en plâtre
blanc de la Tour-de-Peilz. Ces sculptures représentent une femme à l’épaisse chevelure
surmontée d’un bonnet phrygien. Dans un mouvement plein de vigueur, elle tourne et lève la
tête. Son épaule gauche est dénudée et son corsage laisse généreusement voir le haut de
sa poitrine. Un motif diffère entre ces trois œuvres. En effet, dans l’échancrure du corsage,
l’écusson arbore les lettres JRS dans un soleil rayonnant sur le plâtre peint, la croix suisse
sur l’exemplaire blanc, enfin, une étoile à cinq branches sur celui en bronze.
Pourquoi ces différences ?
A l’origine, Courbet réalise une Helvetia, la personnification de la Suisse, pour exprimer sa
gratitude à sa commune et sa patrie d’adoption. Il la décrit en ces mots : « Je viens de faire
une République helvétique, avec la croix fédérale. C’est un buste colossal pour mettre sur la
fontaine de La Tour-de-Peilz. Elle est splendide, tout le monde en est enchanté. Elle est
brutale de façon et d’un effet superbe ; elle est affirmative, sans arrière-pensée, grande,
généreuse, bonne, souriante, elle lève la tête et regarde les montagnes. »
Quand, en mars 1875, Courbet offre officiellement le buste à la Commune de la Tour-dePeilz, la Municipalité est choquée. En effet, le modèle, très proche de la Marianne française,
fait craindre aux autorités le rapprochement entre la célèbre figure révolutionnaire et la
pacifique commune suisse. On demande donc à Courbet de remplacer la croix suisse par
une étoile à cinq branches et de la nommer Liberté, plutôt qu’Helvetia. C’est la version de
Martigny, en bronze, que vous avez sous les yeux.
Quant à la troisième version connue du buste, avec les lettres JRS et les mots Amitié,
Progrès et Union gravés sur le socle, on ignore sa signification exacte en l’état actuel des
recherches. Elle atteste cependant du succès du modèle, qui sera aussi diffusé sous forme
de buste, en plâtre ou en bronze, et de lithographies dans différentes villes de Suisse, ou
encore de photographies dans la presseLe Rapport annuel de la société bernoise des
beaux-arts de 1875 signale d’ailleurs la sculpture de Courbet et en donne un commentaire
révélateur : « L’expression provocante et effrontée de cette Liberté révèle plus sensualité et
suffisance que noble enthousiasme et ferme conscience de soi. Elle est en cela peu
conforme à l’idée que l’on se fait en Suisse de la vraie liberté. Mais il faut néanmoins saluer
la louable intention de l’artiste d’avoir remercié par ce cadeau la petite cité hospitalière. »
Courbet espérait placer son Helvetia dans chaque ville de Suisse mais si en terres libérales,
la personnification de la Confédération est plutôt bien accueillie, les cantons plus
conservateurs rejettent une figure et un auteur jugés trop révolutionnaires.
6. Dans l’intimité de Courbet : l’espace documentaire
L’espace dans lequel vous vous trouvez maintenant nous mène au plus près de Courbet
durant les quatre dernières années de sa vie en Suisse. Parmi les documents et les œuvres
en présence, quelques-uns méritent une mention particulière.
Avez-vous notamment repéré la photographie de Gustave Courbet ? Profiter de ce tête-àtête avec l’artiste, tel qu’il était lors qu’il s’est établi en Suisse. Ne ressent-on pas toute la
puissance de l’homme, mais aussi, à y regarder de plus près, la fatigue, peut-être même la
lassitude, qui se lit dans ses yeux ? Est-on pour autant face à un homme détruit, comme
beaucoup s’accordent à le dire ? Prise à la Chaux-de-Fonds en 1873 par le photographe
Paul Metzner, cette photographie est la dernière connue de Gustave Courbet.
Deux portraits réalisés par Courbet témoignent pour leur part de la proximité et de
l’attachement de l’artiste avec deux personnages fort importants pour lui : son père, Régis
Courbet et son grand ami, Jules Castagnary. Ce journaliste et critique d’art français le
soutient, le conseille et devient son défenseur public en France.
Vous trouvez également ici de nombreuses lettres, adressées par l’artiste à ses amis et à sa
famille, elles témoignent de la détresse de l’exil mais aussi de l’importante activité déployée
par le peintre pour s’intégrer à son pays d’adoption et y vivre, le plus normalement possible,
de son art. Le 5 décembre 1876, Courbet, dans un moment de dépression, écrit à son ami
Jules Castagnary: « Avec cette épée de Damoclès sur la tête, pendant un moment aussi
long, il est impossible de résister au delirium tremens, au ramollissement, à l’hébétement et
définitivement à la charmante absinthe qui mène à la folie. Impossible de travailler et, par
surcroît, une famille dans la tristesse profonde. Quoiqu’on m’ait pris des valeurs, des
tableaux pour plus que je ne dois payer, si l’on s’obstine à me faire payer cette réclamation
inique, il faut au moins que je conserve mon atelier d’Ornans à tout prix, qui est hypothéqué
avant toutes poursuites et légalement. Je ne pourrais jamais en faire reconstruire un autre,
c’est trop cher et trop difficile. S’ils poursuivent en attaquant l’hypothèque, je crois que je
renoncerai à la peinture. »
Les nombreux rapports et les fiches de police attestent combien ses activités, ses
déplacements et ses fréquentations sont surveillées. Tout au long de son exil, les faits et
gestes de Courbet sont suivis de près par le gouvernement français.
Vous pouvez également voir le télégramme du docteur Collin, daté du 31 décembre 1877,
qui annonce le décès du peintre à Jules Castagnary.
Le testament écrit de la main de Courbet, enfin, est aussi là. Il a été trouvé lors de
l’établissement d’un inventaire par la justice de paix en présence de sa sœur Juliette près de
5 mois après son décès. Dans une enveloppe adressée à lui-même, au dos d’une photo de
lui, Courbet a écrit, daté et signé ses dernières volontés. Il nomme sa sœur Juliette légataire
universelle.
7. Mer ou Lac ?
Plongez-vous à présent dans les paysages qui vous entourent. Pouvez-vous dire, du premier
coup d’œil, s’il s’agit d’une vue maritime ou d’un paysage lacustre ?
Amoureux de l’eau, fervent adepte de la baignade, Courbet considérait les bains comme une
fontaine de jouvence. Et il a souvent peint avec passion la mer, notamment durant les
séjours de liberté et de prospérité qu’il avait passés entre 1866 et 1869 en Normandie, à
Trouville. Durant ses années suisses, Courbet peint de nombreuses vues du lac Léman.
Certaines d’entre elles, concentrées sur les flots et le ciel, se confondent avec ses marines.
D’autres intègrent au contraire les montagnes qui font la grandeur du Léman et ne laissent
pas de doute quant à leur sujet. Ces paysages poétiques, souvent dépourvus de figure
humaine, sont construits entre ciels dominants, assombris par les nuages ou enflammés par
les couchers de soleil, flots habités ou non de voiliers, et parfois de rochers. Courbet aime
représenter ces sujets, ce qui explique aussi que l’artiste ait choisi de s’installer à la Tour-dePeilz. Il écrit à ce propos : « Je suis ici dans un pays charmant, le plus beau du monde
entier, sur le lac Léman, bordé de montagnes gigantesques. C’est ici que l’espace vous
plairait, car d’un côté il y a la mer et son horizon, c’est mieux que Trouville, à cause du
paysage. »
Observez à présent le tableau Vevey, Coucher de soleil. Acheté par l’Américain Daniel
Conway pour le compte du juge George Hoadly de Cincinnati, cette œuvre témoigne de
l’ambiguïté entre les vues marines et lacustres de Courbet. Hoadly, gouverneur progressiste
de l’Ohio, opposant à l’esclavage, est touché par « la cruauté du gouvernement Français »
envers l’ex-communard et désire lui manifester son soutien. Il lui demande un « tableau de
mer, c’est-à-dire un tableau où la mer soit la chose principale ». Courbet s’exécute et la
construction du tableau se rapproche à dessein de certaines marines exécutées sur la côte
normande à la fin des années 1860. On y retrouve un ciel occupant plus d’espace que les
flots, les colorations orangées du couchant, le rendu illusionniste de la matière minérale.
Mais, dans le fond de sa composition, il ébauche un morceau de montagne qui évoque
assurément le lac ainsi que son exil.
Concluons par les mots de Courbet lui-même. Sur son lit de mort, il s’adresse à son médecin
Paul Collin : « figurez-vous, mon cher docteur que quand je suis dans l’eau, j’y resterais des
heures, regardant le ciel au-dessus de moi, à faire la planche. Je suis comme un poisson
dans l’eau. »
8. Le Château de Chillon
Cette représentation du Château de Chillon est peinte par Courbet en 1873. Site touristique
fameux depuis la publication du célèbre poème de Lord Byron en 1816, Le prisonnier de
Chillon, le château est le motif qui domine la production suisse de Courbet. Il en réalise plus
de vingt versions différentes, dont plusieurs sont exposées ici. Prenez le temps de les
comparer…
Comme vous pouvez vous en rendre compte, ce tableau se différencie des autres. Courbet a
choisi là un point de vue inhabituel : la forteresse aux murs épais et pratiquement sans
fenêtres impressionne dans sa vue en gros plan. Plutôt que de la montrer baignée de soleil à
côté d’un lac lisse, Courbet la peint par un jour de tempête où les vagues lèchent le bas des
murs, sous un ciel sombre et nuageux, des bancs de brouillard voilant les Dents du Midi.
Il est évident que Courbet se démarque ici des vues touristiques habituelles. Le peintre exilé,
ex-prisonnier, ne s’identifie-t-il pas à au prisonnier de Chillon, Bonivard, fameux opposant au
Duc de Savoie, à qui est consacré le poème de Byron ? Quoi qu’il en soit, au-delà de
l’évocation de la prison, de l’isolement et de la résistance, la toile montre une fascination
pour un paysage qui clôt le lac et concentre en un lieu unique la montagne, l’eau, le ciel ainsi
qu’une architecture médiévale aux puissantes structures.
Il est significatif à cet égard que cette œuvre, présentée en 1874 à L’Exposition fédérale de
Lausanne, la première à laquelle Courbet participe en Suisse, surprenne le critique d’art du
Journal de Genève. Celui-ci trouve le château plutôt « terreux », et affirme que les
spectateurs seraient incapables de reconnaître l’imposante construction dans cette « masure
grimaçante, pesamment jetée sur un lac gris noir que dominent des monceaux de couleur
bleue terne ».
On a parfois avancé, pour expliquer la production presque industrielle des vues de Chillon, le
besoin d’argent de Courbet dont les biens ont été saisis après la Commune. et qui est
menacé de devoir régler les frais de redressement de la colonne Vendôme. Le succès des
vues de Chillon auprès de la riche clientèle touristique de la Riviera vaudoise lui aurait
assuré une manne certaine. Cependant, il est peu probable que sa motivation soit
commerciale, ce qui aurait dévalorisé l’ensemble de son œuvre. Il procède plutôt selon un
principe de série, multipliant les points de vue, insistant sur l’aspect grandiose et dramatique
du site et niant toutes les traces de sa modernisation. A travers cette démarche, il réinvente
l’imagerie de ce lieu mythique.
9. Scènes alpines
Gustave Courbet privilégie depuis le milieu des années 1860 le genre du paysage. Il a peint
plusieurs vues des Alpes lors de ces différents passages en Suisse. Durant ses années
d’exil, les paysages alpestres, à la fois emblématiques de l’identité et de l’art helvétiques
dans la première moitié du 19e siècle, trouvent, sous le couteau à palette de l’artiste exilé, un
nouveau mode de représentation. Un chroniqueur, publie le 1er juin 1876 après une visite
dans l’atelier de la Tour-de-Peilz : « En entrant, on a devant soi des paysages d’hiver, placés
sur des chevalets. Courbet a fait là des études qui sont de véritables tours de force, il va
révolutionner toute l’école alpestre.»
C’est un paysage automnal de 1874 que nous vous proposons d’observer maintenant, fermé
à gauche par des arbres aux feuilles rousses. En légère contre-plongée, le premier plan
nous montre, derrière une fontaine, un chalet de montagne, dont le toit d’ardoise fait écho au
traitement de la paroi montagneuse qui clôt le paysage à l’arrière-plan. Ici encore, le couteau
à palette de Courbet restitue la minéralité avec une attention particulière. Dans le peu de ciel
visible, est esquissée sur la gauche, la crête des Dents du midi, qui se confond presque avec
la masse nuageuse. Une vue fermée, qui prend un léger recul pour mieux se heurter à la
barrière de montagne. Un chalet, motif pittoresque qui pourrait évoquer le mythe de la vie en
phase avec la nature et préservée de la modernité. Mais un chalet isolé, dépourvu de toute
trace de vie, qui semble incarner la solitude.
Comparez maintenant cette vue avec celle d’à côté, le Parterre d’Héliotrope. Elle date de
1876. A priori, la scène est plus riante avec cette épaisse profusion de feuilles et de fleurs
rendues par de petites touches roses et rouges orangées. Une végétation qui s’élève vers le
ciel bleu, occultant une partie de l’‘arrière plan lui aussi fermé par les montagnes bleutées,
les dépassant même. Le rendu du ciel et des nuages rappelle ici celui de la neige dans
d’autres paysages alpestres.
Dans ces deux toiles, le point de vue choisi est intéressant. Les paysages alpestres
traditionnels, sont construits en profondeur, avec un premier plan, un lac miroitant ou agité,
dominé dans le fond par les montagnes dont les sommets se découpent sur le ciel.
Courbet, lui, prend de la hauteur, s’éloigne de l’urbanisation côtière, évacue le lac – par
ailleurs sujet de tant de tant de ses tableaux - pour mieux se concentrer sur ces montagnes
qui telles des murailles ferment son horizon, faisant de sa terre d’asile, un cocon ou une
prison.
10. Panoramas des Alpes
Votre parcours s’achève devant cet époustouflant panorama des Alpes, entré depuis peu
dans les collections du Musée d’art et d’histoire de Genève et présenté au public pour la
première fois.
Quoi qu’inachevé, ce paysage témoigne que Courbet a su conserver toute sa virtuosité
technique et toute la force de sa vision. Inspirée directement par la vue que le peintre a
depuis son domicile de Bon-Port à la Tour-de-Peilz, le tableau se concentre sur les
montagnes enneigées, les dents du midi à gauche en arrière-plan et le Grammont. Le format
est celui du panorama mais il s’agit d’une vue resserrée sur la montagne, exaltant sa
puissance et sa beauté. Peinte au couteau à palette, la représentation vigoureuse de la
roche contraste avec le rendu mousseux de la neige aux reflets bleutés et des nuages.
Par sa puissance, son originalité et sa poésie, ce Panorama des Alpes renouvèle la tradition
du paysage alpestre, fondement de la peinture suisse, et s’impose comme une œuvre
majeure de Courbet, conscient que c’est dans la traduction de la puissance de la nature de
son pays d’adoption que se situe le nouvel enjeu de ses recherches picturales.
Difficile devant tant de maestria et d’originalité, tant au niveau de la technique que de la
composition, de voir dans cette toile, une simple esquisse du Grand panorama des Alpes
présenté dans cette même salle.
Vous êtes à nouveau face à l’imposant Grammont, muraille de pierre baignée par les eaux
obscures du lac : le décor quotidien de l’artiste exilé qui s’en fabrique une image idéale et
sombre, effaçant toute trace d’urbanisation et plaçant au premier plan un promontoire
herbeux habité de chèvres et d’une bergère solitaire adossée à un rocher.
Courbet invente ce motif d’une Suisse préservée, séparée par des murs de montagnes du
pays qui l’a rejeté et glorifie ainsi sa terre d’asile tout en soulignant son isolement personnel.
Il avait envisagé de faire son retour sur la scène artistique parisienne avec cette toile pour
l’Exposition universelle de 1878 en faisant ainsi un véritable manifeste. Mais abattu par la
situation politique en France qui lui fait perdre l’espoir d’une amnistie proche et rongé par sa
maladie de foie, Courbet renonce à finir son tableau.
Le Panorama des Alpes et le Grand panorama des Alpes suffisent à faire mentir Zola quand
il écrivait que Courbet ne donnait rien de neuf et attestent du sublime souffle de l’artiste dans
ces dernières années de vie en Suisse.
Quelques œuvres présentées
Portrait de l’artiste à Sainte-Pélagie
Peint après son emprisonnement à Sainte-Pélagie (22 septembre - 30 décembre 1871), ce
portrait a été emporté par Gustave Courbet dans son exil avec cinq autres autoportraits. Il
constitue une réflexion rétrospective sur l’expérience de la Commune, du procès et de la
captivité. Le peintre s’y montre tendu vers le dehors, calme, rajeuni, aminci, avec sa familière
pipe de bois et un nouvel accessoire, le foulard rouge, qui signifie son engagement politique.
Il s’y représente dans une vision idéalisée qui rappelle celle de ses autoportraits de jeunesse
tout en insistant sur la réalité de l’incarcération, avec les barreaux de la fenêtre et la cour sur
laquelle donnent d’innombrables cellules identiques. Cet autoportrait est l’un des six que
l’artiste a emportés avec lui en exil.
Portrait de l’artiste à Sainte-Pélagie, 1872-1873
Huile sur toile, 92 x 72.5 cm
Ornans, Musée Gustave Courbet
Jo, la belle Irlandaise
Tous les visiteurs de Bon-Port, la maison de la Tour-de-Peilz où Courbet s’était installé, ont
été éblouis par ce tableau dont Courbet refusait de se séparer. Il écrit ainsi au peintre
Whistler, l’amant de Jo et son ami : « J’ai encore le portrait de Jo que je ne vendrai jamais ; il
fait l’admiration de tout le monde. » Courbet l’a exposé au Turnus de Lausanne ainsi qu’à
l’Institut genevois en 1876.
Jo, la belle Irlandaise, 1866
Huile sur toile, 54 x 65 cm
Stockholm, Nationalmuseum
Danaé, copie anonyme d’après Titien
L’inventaire dressé après le décès du peintre corrobore plusieurs témoignages qui rapportent
que Courbet avait ouvert à Bon-Port une galerie de tableaux dans laquelle il faisait cohabiter
ses propres œuvres avec un ensemble de tableaux « de maîtres ». En 1870, le peintre avait
acheté plus de quatre-cents œuvres qu’il considérait comme d’authentiques chefs-d’œuvre
et qui se sont rapidement révélées être des copies. Cinquante-quatre de ces toiles étaient
exposées à la Tour-de-Peilz, dont une copie de la Danaé de Titien qui a fait l’objet
d’innombrables répliques. Cette copie, qui n’a certainement pas appartenu à Courbet,
évoque cependant l’intérêt ambigu du peintre pour les maîtres anciens, ainsi que cette «
Galerie Courbet », inaugurée le 15 août 1875.
Danaé, copie anonyme d’après Titien
Huile sur toile, 122 x 172 cm
Genève, Musées d’art et d’histoire
Portrait de Marc-Louis Baud-Bovy
Marc-Louis Baud-Bovy (1805-1890) était un graveur de médailles et le grand-père du peintre
Auguste Baud-Bovy avec lequel Courbet eut de fréquents échanges entre Genève et La
Tour-de-Peilz. Ce portrait témoigne de l’amitié que l’exilé avait développée avec cette
originale famille d’artistes et de sa capacité, jamais ébranlée par la dramatique complexité de
sa situation, à se faire des relations et à s’intégrer dans de nouveaux milieux.
Portrait de Marc-Louis Baud-Bovy, 1874
Crayon et fusain, 53 x 46 cm
Genève, collection particulière
Vevey, coucher de soleil
Ce tableau a été acheté par Daniel Conway en mars 1874 pour le compte du Juge George
Hoadly de Cincinnati, gouverneur progressiste de l’Ohio et opposant à l’esclavage, qui avait
été indigné par « la cruauté du gouvernement français » envers l’ex-communard et qui
désirait lui manifester son soutien. La construction du tableau se rapproche à dessein de
certaines marines exécutées sur la côte normande à la fin des années 1860. Non seulement
le peintre avait très bien vendu ses paysages de mer, mais il conservait aussi la nostalgie
des mois de liberté et de prospérité qu’il avait vécus en Normandie entre 1866 et 1869. C’est
d’ailleurs un « tableau de mer, c’est-à-dire un tableau où la mer soit la chose principale »
qu’avait demandé le Juge Hoadly dans une lettre du 1er septembre 1873. Courbet s’exécute
mais il ébauche, dans le fond de sa composition, un morceau de montagne qui évoque le lac
ainsi que son exil.
Vevey, coucher de soleil, 1874
Huile sur toile, 65.4 x 81.3 cm
Cincinnati, Cincinnati Art Museum
Grand panorama des Alpes
Il s’agit du plus grand et du plus ambitieux des tableaux réalisés par Courbet en Suisse.
Encouragé par son ami le critique Jules Castagnary, il avait décidé de présenter cette œuvre
à l’Exposition universelle de Paris de 1878. L’enjeu était important. Courbet avait toujours
minutieusement préparé ses envois au Salon ou aux Expositions universelles (1855 et
1867), choisissant, lorsque les conditions ne lui convenaient pas, de monter des expositions
personnelles. De plus, suite aux événements de la Commune, son envoi au Salon de 1872
avait été rejeté et cela faisait huit ans qu’il n’avait pas pu apparaître sur cette grande scène
de l’art française et internationale. Comme pour sa série autour du Château de Chillon,
Courbet fabrique une image : il représente le lac ainsi que le Grammont (massif qui se trouve
sur la rive opposée de la Tour-de-Peilz) qui constituent son décor quotidien, vus des
hauteurs du village. Le peintre veut donner une image idéale et préservée de la Suisse. Il
efface donc toutes les traces d’une urbanisation, pourtant avancée, et place dans un
mouvement anachronique, sur un étrange promontoire, des chèvres et leur gardeuse. Il
construit ainsi une composition imposante et bancale que l’inachèvement rend plus étrange
encore. Courbet, abattu par la situation politique en France qui lui interdit tout espoir d’une
proche amnistie, rongé par une maladie de foie, renonce à finir son tableau.
Grand panorama des Alpes, 1877
Huile sur toile, 151 x 210 cm
Cleveland, The Cleveland museum of Art
Panorama des Alpes
Récente acquisition des Musées d’art et d’histoire de Genève, ce tableau témoigne de toute
la virtuosité technique et de la force de vision que Courbet a sues préserver jusqu’à sa mort.
Associé par les différents inventaires au Grand panorama des Alpes, le Panorama des Alpes
est pourtant un tableau autonome. Il représente les massifs des Dents du Midi et du
Grammont, vus depuis la terrasse de sa maison de Bon-Port à la Tour-de-Peilz. Conçue
comme un réel panorama dont elle adopte le format, cette œuvre est également inachevée.
Par sa puissance, son originalité et sa poésie, le Panorama des Alpes renouvelle la tradition
du paysage alpestre et s’impose comme une œuvre majeure de Courbet. Elle témoigne de
sa puissance picturale à une époque où l’artiste était généralement considéré comme un
peintre « fini ». Elle exprime aussi l’ambiguïté de ses sentiments au cours de son exil :
fascination pour le paysage grandiose des montagnes suisses, angoisse de
l’emprisonnement et de l’inéluctable maladie, aspiration à la liberté.
Panorama des Alpes, vers 1876
Huile sur toile, 140 x 64 cm
Genève, Musées d’art et d’histoire
Courbet et la Suisse en quelques dates
10 juin 1819 : Naissance de Gustave Courbet à Ornans (Doubs) dans une famille de petits
propriétaires terriens
1851-1852 : Coup d'état de Louis-Napoléon Bonaparte et établissement du Second Empire :
des milliers d'opposants sont massacrés ou exilés. Son ami Max Buchon doit se réfugier à
Berne.
1853 : Courbet rend visite à Max Buchon en exil à Berne, puis se rend à Fribourg. Il passe
trois semaines en Suisse.
1854 : Après un nouveau séjour à Berne chez Max Buchon, Courbet séjourne à Genève les
23 et 24 septembre. Il est reçu à la Boissière chez les Bovy, invité par le peintre Henri Baron
qui avait épousé une fille de la famille Bovy.
1861 : Courbet expose trois tableaux à Genève en même temps que Delacroix et Corot, sur
l'invitation du peintre genevois Barthélémy Menn.
1869 : À l'Exposition de Munich, une salle entière lui est attribuée. Courbet est décoré par
Louis II de Bavière et, au retour, à la mi-novembre, passe par la Suisse où il peint six
paysages près d'Interlaken.
1870 : Guerre franco-allemande. Après la capitulation de Sedan et la proclamation de la
République, Courbet est élu président de la Commission des Arts qui doit assurer la
protection des œuvres.
1871 : La capitulation de Paris provoque le soulèvement de la Commune. Courbet devient
président de la Commission des Arts et de la Fédération des artistes, il est également élu
conseiller municipal du 6e arrondissement de la capitale. Le 16 mai, Courbet assiste à la
démolition de la colonne Vendôme. Après l'écrasement sanglant de la Commune de Paris,
Courbet est arrêté et comparaît le 14 août devant le Conseil de guerre. Il est condamné à six
mois de prison et à l'amende pour participation à la Commune.
1873 : La chute d'Adolphe Thiers, l'élection du maréchal Mac Mahon en mai à la présidence
de la République et la nomination du duc de Broglie à celle du Conseil des ministres,
donnent corps au projet de faire payer à Courbet les frais de reconstruction de la colonne
Vendôme. Une saisie-arrêt est décidée sur tout ce que Courbet possède à Paris et à
Ornans. Courbet passe la frontière franco-suisse le 23 juillet.
31 décembre 1877 : Courbet meurt en exil à La Tour-de-Peilz, sur les bords du lac Léman.