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MARSEILLE, CARREFOUR D’AFRIQUE N° 1224 - Mars-avril 2000 - 46 RECONVERSIONS ET NOUVEAUX MONDES COMMERCIAUX DES MOURIDES À MARSEILLE Au cours des dix dernières années, la place des mourides à Marseille a nettement changé, en même temps que la place de Marseille dans l’organisation mouride. Démêlés judiciaires, nouvelles législations nationales en matière d’immigration et politiques municipales de mise en valeur du centre-ville ont obligé les commerçants africains à revoir leurs stratégies ; les formes d’activité économique ont dû être modifiées. La filière mouride s’est largement réorientée vers l’Italie et les États-Unis, tandis que nombre de migrants se recentrent sur Touba, ville sainte de la confrérie, afin de préparer un hypothétique retour. “Marseille, quand tu le fais en premier, tu peux plus faire d’autres villes, ni en France, ni ailleurs…”, rappelait tout récemment Baba, commerçant en pièces détachées entre Marseille et Dakar, reprenant à sa manière le diagnostic établi vingt ans plus tôt par Gérard Salem : “Ce petit monde marseillais est bien différent des autres formes d’organisations (mourides) rencontrées à Paris ou à Strasbourg.”(1) À Marseille plus que dans d’autres villes, l’histoire des migrants africains est ancienne. La migration mouride des années soixante a pu se greffer sur des réseaux de tirailleurs et de marins africains qui avaient déjà fédéré des lieux, bars, hôtels et foyers(2) depuis la première moitié du siècle, principalement entre les quartiers de Belsunce, de la Joliette et de Noailles. Longtemps symbole d’une place marchande essentielle dans le rapport qu’ont entretenu les commerçants migrants mourides avec la France et l’Europe, la ville de Marseille semble, au cours de ces dix dernières années, avoir progressivement changé de position dans le système religieux et économique mouride. Pris en charge à son arrivée par un réseau de solidarité confrérique, le commerçant mouride ne semblait pas avoir connu la phase de l’errance solitaire dont parle Alain Tarrius(3) pour qualifier les premières étapes de certains migrants. Paradoxalement, c’est après une phase de sédentarisation que cette errance solitaire semble s’engager pour quelques commerçants. Vingt ans plus tard, même si certains continuent à reproduire le schéma “classique” du vendeur mouride, d’autres par Sophie Bava, doctorante à l’EHESS Marseille (Shadyc)* 1)- Gérard Salem, De Dakar à Paris, des diasporas d’artisans et de commerçants. Étude socio-géographique du commerce sénégalais en France, thèse de doctorat de 3e cycle, EHESS, 1981. 2)- Brigitte Bertoncello, Sylvie Bredeloup, “Le Marseille des marins africains”, Remi, à paraître. 3)- Alain Tarrius, “Territoires circulatoires et espaces urbains. Différenciation des groupes migrants”, Annales de la recherche urbaine, n° 59-60. * Les mémoires de maîtrise et de DEA de Sophie Bava portaient sur les mourides : Touba, entre utopie et capitalisme, mémoire de maîtrise, université de Provence, département de sociologie, septembre 1995 ; De l’entreprise prophétique de Cheikh Amadou Bamba au grand magal de Touba. Perspectives de recherche sur un mouvement religieux contemporain, mémoire de DEA de sciences sociales à l’EHESS, septembre 1996. LE MYTHE DU PROPHÈTE NOMADE ENFIN RÉALISÉ ? 5)- Cheikh Mortada M’Backé est l’un des deux derniers fils vivants, avec Sérigne Saliou M’Backé, khalife actuel, de Cheikh Amadou Bamba, fondateur du mouridisme. Pour les taalibé, en tant que fils direct du fondateur, il dépasse, en termes d’allégeance, les lignées confrériques. L’organisation mouride se caractérise par des réseaux économiques et religieux se superposant sur un territoire transnational tout en se recentrant sur la ville sainte de Touba. Elle suppose une extrême mobilité de ses membres jouant du différentiel de richesses que crée le franchissement de certaines frontières. La da’ira de Marseille, fondée à la fin des années soixante-dix par un groupe de taalibé commerçants, a perdu progressivement de sa centralité religieuse et économique. À l’origine centre d’accueil des migrants fraîchement arrivés et lieu de stockage des marchandises, elle demeure avant tout aujourd’hui un espace de prières, un lieu à partir duquel sont organisées les visites périodiques des marabouts influents. La venue de Cheikh Mortada M’Backé(5), généralement à la fin de la période estivale, constitue l’événement principal organisé par la da’ira. À cette occasion, tous les taalibé du Sud de la France se retrouvent à Marseille, deuxième étape française après Paris sur le parcours européen du fils direct de Cheikh Amadou Bamba. Les tournées du vieil homme à travers le monde sont l’occasion de resserrer les liens entre la ville sainte de Touba et les migrants, de récolter l’aumône et de leur rappeler quelques prin- N° 1224 - Mars-avril 2000 - 47 MARSEILLE, CARREFOUR D’AFRIQUE 4)- C. Gueye, L’organisation de l’espace dans une ville religieuse : Touba, thèse de doctorat, université de Strasbourg, 1999. cherchent à innover en intégrant de nouvelles circulations. Comment s’organisent les migrants qui ont décidé de s’installer durablement dans la métropole portuaire, alors que la majorité est repartie vers des destinations plus prometteuses, comme l’Italie ou les États-Unis ? Plus largement, qu’en est-il aujourd’hui du dispositif économique des commerçants mourides sénégalais à Marseille ? Quel rôle joue cette ville dans leurs parcours, quelques frontières passées, quelques enfants en plus et quelques lois corrosives plus tard ? Un détour par l’organisation locale de la confrérie devrait permettre de saisir l’évolution des rythmes sociaux qui fondent l’histoire de ce réseau. Aujourd’hui, à Touba, la hiérarchie confrérique mouride doit gérer son statut d’extraterritorialité, gérer la transmission du sacré et du religieux dans les groupes de migrants, mais aussi contrôler dans la ville même les investissements fonciers et matériels des migrants qui dévient des principes idéologiques et symboliques du projet originel du fondateur(4). Ainsi les migrants organisent de plus en plus leurs propres réseaux économiques vers Touba afin de préparer leur retour, ce qui se traduit par une circulation économique parfois en marge de celle fixée jusque-là par la hiérarchie religieuse confrérique. N° 1224 - Mars-avril 2000 - 48 MARSEILLE, CARREFOUR D’AFRIQUE cipes ou ndiguël du khalife général. Sur le Vieux-Port, dans les chambres d’hôtel louées et transformées en lieux saints, plusieurs centaines de talibés prient, lui rendent visite durant deux ou trois jours, profitant également de l’événement pour revoir leur famille, leurs amis, mais aussi échanger des marchandises. Cette visite pieuse, comme celles d’autres cheikh, petits-fils et arrière-petits-fils du chef Les mourides spirituel, reflète le souci de “reterritone sont pas un seul homme rialisation” par la hiérarchie de cette ni une même pensée, et ne s’appuient religion, migrante comme ses taalibé. La pas uniquement sur leur confiance confrérie doit maintenir le lien du reliréciproque pour commercer gieux tout en recomposant son discours et échanger. et ses pratiques, afin d’intégrer les nouvelles circulations des migrants et d’intéresser les nouvelles générations nées dans les pays d’immigration, tout en conservant le lien avec les “anciens” migrants plus sédentarisés qui ne cotisent plus aussi régulièrement pour les activités de la da’ira que par le passé. Les marabouts évoquent alors les récits d’exil de Cheikh Amadou Bamba (1853-1927), serviteur du prophète et fondateur de la confrérie, comme ceux du prophète lui-même. Ainsi la migration devientelle fondée parce qu’envisagée comme une épreuve divine ou encore comme une mission consistant à inverser les rôles – aller gagner de l’argent chez les Blancs pour renforcer la puissance de la confrérie – alors que les colons voulaient la détruire en exilant son fondateur au Gabon (1895-1902) puis en Mauritanie (1903-1907). Ces discours ont pour objectif de renforcer les liens entre des disciples qui ne sont pas toujours dans les mêmes logiques, tout en les incitant à respecter le pays d’accueil. LA DA’IRA MARSEILLAISE EN PERTE DE VITESSE Mais au cours des dix dernières années, la da’ira de Marseille s’est refermée sur elle-même : la réunion du dimanche après-midi à laquelle assistaient plus de cinquante fidèles n’en attire plus qu’une petite vingtaine ; les étudiants mourides organisent plus volontiers leurs réunions religieuses à Montpellier ou à Aix-en-Provence. Dans ce petit monde en mal de régénération, des conflits de personnes se sont développés. Si des accusations sont portées à l’encontre des dirigeants, à qui est reprochée une mauvaise gestion, cette désaffection est avant tout le signe d’un nouveau rapport à la da’ira, plus irrégulier, plus ponctuel, et d’une autonomisation par rapport à l’or- CONVERSIONS OU DÉPART : HISTORIQUE D’UN PROCESSUS C’est au printemps 1986 que les problèmes commencent pour les Sénégalais de Marseille. Le 16 mai de cette année, le quartier de Belsunce est encerclé après l’enquête de la brigade des stupéfiants du SRPJ de Marseille : “110 personnes étaient interpellées et conduites à l’évêché”, rapporte le quotidien Le Provençal. “Drogue ; N° 1224 - Mars-avril 2000 - 49 ganisation telle qu’elle avait été décrite par Victoria Ebin à la fin des années quatre-vingt(6). Ces changements pourraient être le reflet de la transformation des pratiques économiques de ces mêmes acteurs. Bien que l’allégeance confrérique soit un atout, voire un confort en affaires, les mourides ne sont pas un seul homme ni une même pensée, et ne s’appuient pas uniquement sur leur confiance réciproque pour commercer, échanger. C’est ainsi qu’en mars 1994, une dizaine de commerçants sénégalais, installés de longue date sur la place marseillaise et comptant parmi eux les organisateurs de la première da’ira, ont créé l’Arscat, l’Association des ressortissants sénégalais commerçants, artisans, travailleurs, avec pour objectif de rassembler des entrepreneurs audelà de la seule condition de disciples d’Amadou Bamba. Ce rassemblement de commerçants sénégalais n’est pas perçu, par les participants mourides, comme une trahison de l’idéologie religieuse car les actions pouvant favoriser le travail sont conformes aux premiers principes confessionnels mourides : “Travaille comme si tu ne devais jamais mourir et prie comme si tu devais mourir demain.” Mais comment expliquer la recomposition de ces formes de solidarités religieuses et économiques à Marseille ? Même si de nombreux membres de la da’ira sont aujourd’hui partis à l’étranger, ceux qui restent, souvent très pieux et fortement impliqués localement, ont les ressources nécessaires au maintien du projet. Ce que l’on voit à Marseille reflète avec le temps ce qui peut exister comme conflits à Touba entre représentants de quartiers et représentants de lignée confrérique. L’installation a favorisé l’inscription locale des conflits existant dans la confrérie tout en additionnant d’autres conflits, cette fois plus marseillais, de familles, de stratégies commerciales, de suspicions. Les jeunes étudiants, souvent très proches de la hiérarchie religieuse, préfèrent généralement s’en tenir à l’écart et organiser leur propre religiosité. Les seules exceptions figurent lors de l’accueil de grands cheikh, comme Sérigne Mortada, ou encore au moment du magal, où l’ensemble de ces mondes se mélange et s’accorde avec, de surcroît, la participation des enfants de migrants mourides nés en France. MARSEILLE, CARREFOUR D’AFRIQUE 6)- Victoria Ebin, “Women’s Saints and Stratégies : The Expanding Role of Senegalese Women in International Trade”, Mondes en développement, tome XXIII, n° 91, 1995. N° 1224 - Mars-avril 2000 - 50 MARSEILLE, CARREFOUR D’AFRIQUE direction les Baumettes. 45 personnes ont été écrouées après le coup de filet lancé sur Belsunce […] Le magistrat a établi que dans le centre-ville, la drogue [NDA : on parle ici d’héroïne] était revendue surtout par des ressortissants Sénégalais eux-mêmes approvisionnés par la trop célèbre filière tunisienne.” Procès, jugement, reconduite à la frontière, de la Joliette à Belsunce en passant par le Panier, plusieurs dizaines de Sénégalais “tombent” pour revente d’héroïne jusqu’au début des années quatre-vingt-dix. Ce trafic n’est pas sans rappeler celui qu’identifiait Alain Tarrius en 1997 dans les rues de Barcelone : “Le premier réseau est animé par plusieurs Sénégalais, parmi lesquels des mourides, présents de Grenade à Barcelone, et en cours de migration, actuellement vers Perpignan. Il s’agit d’un réseau greffé sur une filière dite “nigériane”, constitutive, si l’on en croit les articles de presse ou les rapports des services policiers spécialisés, de l’une des principales voies mondiales de l’héroïne.”(7) La mise en examen des Sénégalais dans ce trafic, tout comme celle des Algériens et des Tunisiens, est le résultat d’une volonté politique de “nettoyage” progressif du centre-ville de Marseille afin de pouvoir procéder à la réhabilitation de ces vieux quartiers. Ainsi, sans nier ces événements, il demeure que ces populations gênent autant par leur présence résidentielle dans le centre-ville que par les formes d’économie les plus diverses, licites ou illicites, qu’elles y pratiquent. Cependant, même si une majorité de mourides se trouvait parmi les Sénégalais arrêtés, l’ensemble de la confrérie et de ses commerçants n’est pas à la tête de l’organisation d’un marché de la drogue. L’ambiguïté demeure quand on sait que la ville sainte, Touba, est une ville franche, dérogeant aux principes étatiques de contrôle de la violence 7)- Alain Tarrius, Fin de siècle incertaine à Perpignan. Drogues, pauvreté, communautés d’étrangers, jeunes sans emplois, et renouveau des civilités dans une ville moyenne française, Editorial Trabucaire Perpinya, 1997, pp. 50-51. À Belsunce. 8)- Ottavia Schmidt di Friedberg, S. Navaz Suarez, Victoria Ebin. Voir bibliographie p. 79-81. LES COMMERÇANTS MOURIDES ENTRE MOBILITÉ ET SÉDENTARITÉ Colporteurs, vendeurs sur le marché, grossistes installés, “grossistes d’appartement”, coursiers, intermédiaires dans l’organisation du fret et du passage en douanes, restaurateurs, vendeurs de produits exotiques, tous ces acteurs font encore partie du paysage mouride, bien que leurs pratiques aient changé, que de nouveaux produits circulent, de nouveaux lieux se connectent, de nouveaux réseaux se structurent. C’est ainsi que l’un des plus anciens restaurateurs mourides, expulsé de la rue Thubaneau en raison des opérations de réhabilitation, s’est réinstallé rue du Musée, de l’autre côté de la Canebière, transformant un restaurant asiatique en cantine sénégalaise, tandis N° 1224 - Mars-avril 2000 - 51 MARSEILLE, CARREFOUR D’AFRIQUE et de la fiscalité. En revanche la hiérarchie maraboutique tente de combattre l’informel par quelques actions autorisant momentanément la présence de la police dans la ville, sans pour autant prendre de réelles mesures sur le long terme. À la fin des années quatre-vingt, la présence policière se renforce dans le centre-ville marseillais et il devient très difficile de circuler sans papiers, d’autant plus que de nouvelles législations nationales concernant l’accès à la nationalité française et au titre de séjour vont par la suite réduire encore les “possibilités d’espérance” des migrants africains. Le marché du cours Belsunce n’est plus autorisé par la municipalité et une grande partie de la clientèle algérienne ne peut plus traverser la Méditerranée pour s’y approvisionner. Marseille s’engage dans des programmes ambitieux de réhabilitation du centre-ville et les plus mobiles, vendeurs de rue, colporteurs en situation irrégulière… reprennent la route, entraînant avec eux des grossistes en mal de débouchés commerciaux, quand ils ne sont pas expulsés manu militari. “L’Italie est en train de prendre des proportions considérables en ce qui concerne l’immigration sénégalaise, parce qu’ils ont plus d’opportunités administratives, parce que les Sénégalais, ils aiment pas trop les contrôles et ce qui s’ensuit, et il y a peut-être beaucoup de Sénégalais qui ont viré dans des trucs interdits comme la drogue, comme… machin couffin, parce qu’ils n’ont pas de papiers. Il leur faut ramasser de l’argent le plus rapidement et partir mais si on leur avait donné l’occasion d’avoir des papiers, on les verrait autrement…” (Entretien avec G., commerçant expulsé de Marseille en 1989, Dakar, mars 1999). Ces réorientations de la filière mouride en direction de l’Italie, l’Espagne et les États-Unis ont déjà été largement décrites(8) ; elles supposent à la fois mobilité pour les uns et sédentarité pour les autres. N° 1224 - Mars-avril 2000 - 52 MARSEILLE, CARREFOUR D’AFRIQUE qu’un compatriote plus jeune explorait la Plaine, le nouveau quartier “branché”, espérant accueillir dans son restaurant une population plus cosmopolite et noctambule. Des tailleurs se sont opportunément convertis dans l’import-export de pièces détachées de voitures ou d’appareils électroménagers. Des “mamans” ont quitté provisoirement le cours Belsunce pour aller s’approvisionner à Dubaï ou BangSi dans les années quatre-vingt, kok. Une commerçante est sortie de l’inon pouvait compter formel pour créer un magasin de une dizaine de grossistes mourides prêt-à-porter à deux pas du musée de la ayant pignon sur rue à Marseille, Mode, et a organisé un défilé dans un trois seulement haut lieu de “fiesta” marseillaise à l’ocexercent encore leur activité. casion d’un concert de Youssou N’dour. Des jeunes commerçants n’ont pas hésité à installer leur boutique de sculptures et objets africains dans le plus grand centre commercial de la région, testant sur le champ la centralité de ce nouvel espace. Mais au-delà de ces quelques exemples qui peuvent apparaître anecdotiques, qu’en est-il de l’évolution récente du commerce mouride à Marseille ? Si, dans les années quatre-vingt, on pouvait compter une dizaine de grossistes mourides ayant pignon sur rue à Marseille, trois seulement exercent encore leur activité. Deux grossistes ont fermé leur boutique dernièrement, poursuivis par le fisc ; l’un est reparti vendre sur les marchés et l’autre est rentré au pays, peut-être momentanément. Dans ces conditions, à Marseille, les détaillants africains s’approvisionnent aussi auprès de juifs séfarades ou encore de commerçants asiatiques qui continuent d’investir ce marché. Non seulement ils approvisionnent les Sénégalais en montres, lunettes, sacs et ceintures, mais ils écoulent la même marchandise auprès de ressortissants asiatiques s’essayant depuis peu au colportage dans le centre de Marseille, comme d’ailleurs à Paris. Mais le réseau de distribution mouride se recompose également. Il intègre d’autres commerçants sénégalais assumant la fonction de grossiste de manière irrégulière, au gré de leurs voyages et de leurs rencontres, mais aussi d’autres circulations. C’est ainsi que les femmes occupent une place importante dans cette nouvelle configuration marchande. Sénégalaises d’âge mûr, titulaires d’un titre de séjour français, italien ou espagnol, elles inspirent le respect ou la confiance auprès des autorités administratives et peuvent ainsi circuler plus librement que leurs frères ou maris. Établies le plus souvent dans un pays d’immigration, elles achètent de la maroquinerie ou de l’or plaqué, notamment en Italie, qu’elles revendent à Marseille LES MARCHÉS, UNE ÉCONOMIE N° 1224 - Mars-avril 2000 - 53 avant de repartir aux États-Unis via Dubaï, où elles s’approvisionnent en matériel hi-fi, montres et métaux précieux. Elles écoulent une partie de leur marchandise à Dakar, leur escale suivante, puis regagnent l’Europe où elles redistribuent des marchandises acquises aussi bien aux États-Unis qu’au Sénégal, en fonction des commandes passées. Ces trajets se répètent tout au long de l’année à des cadences variables. Formant une petite communauté à Marseille, elles se retrouvent à l’occasion de cérémonies religieuses et en profitent pour échanger informations et marchandises. “Au bon maquis”, spécialités africaines. Mais de manière générale, la fermeture des magasins de gros a conduit à une mobilité accrue des détaillants. Les uns vont s’approvisionner à Paris ou Bruxelles auprès de revendeurs, voire directement auprès de fabricants à Naples ou Brescia. D’autres entreprennent des opérations plus périlleuses, envoyant des télécopies à Douala ou Abidjan, ou passant commande auprès d’un voyageur. D’autres encore rachètent dans les foires commerciales des stocks de marchandises aux exposants qui ne souhaitent pas les rapporter au pays. Depuis dix ans, les commerçants mourides sont de plus en plus nombreux à occuper les marchés municipaux à Marseille, si l’on en croit les placiers, qui font remonter leur installation au tout début des années soixante-dix. Le Prado, la Plaine, la Belle-de-Mai, sans oublier Vitrolles, Gardanne mais aussi les abords de Plan-de-Campagne et le marché aux puces, espaces privés, sont investis quotidiennement par les marchands africains. Dans les périodes fastes (avant les fêtes, à l’automne), ils occupent une trentaine de stands, notamment sur le marché du Prado. Mis à part ceux qui “se greffent en bout de marché, qui n’ont souvent pas les papiers et qui vont vendre le dimanche aux puces, car les puces, ce n’est pas la même gestion”, ce sont des “gens sans problèmes connus d’année en année” (Dominique, placier, septembre 1999). MARSEILLE, CARREFOUR D’AFRIQUE MOINS FRAGILISÉE ET PLUS ACCESSIBLE N° 1224 - Mars-avril 2000 - 54 MARSEILLE, CARREFOUR D’AFRIQUE De janvier à avril, ils sont nombreux à rentrer au Sénégal ; l’été, la plupart d’entre eux réinvestissent des lieux plus touristiques, comme les plages de France, d’Italie ou d’Espagne, ou les “marchésévénements” et foires commerciales. Majoritairement, les commerçants proposent de la maroquinerie “made in Italia”, des bibelots, briquets et lunettes, “made in Taiwan” ou “China”, des djembés et des vêtements “made in Africa” auxquels s’ajoutent progressivement des vêtements et chaussures de sport “made in USA”, des sous-vêtements et des parfums. Ce créneau ne fait plus l’originalité des commerçants mourides car il est souvent repris par d’autres forains proposant de l’artisanat “exotique” – d’Indonésie, d’Afrique ou du Maghreb – ou encore de la bimbeloterie. Par contre, de nombreux jeunes étudiants sénégalais font fonctionner leur réseau de compatriotes, voire plus globalement le réseau des forains, pour financer leurs études. Cette fréquentation croissante des marchés par les mourides pourrait être la résultante des événements policiers et politiques cités plus haut. Ceux qui exerçaient, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, la vente directe dans la rue, à même le sol, sur le cours Belsunce ou sur le boulevard Dugommier et qui sont restés dans la région ont dû se recycler. Mais cette démarche n’avait rien d’automatique, car occuper un stand sur un marché suppose une logistique plus proche du commerce sédentaire que de la vente à la sauvette : véhicule pour transporter la marchandise, hangar pour la stocker, stand pour l’exposer, inscription au registre du commerce pour l’écouler. Le colportage n’a pas cessé pour autant mais ne concerne plus véritablement les “mourides de Marseille”. En période estivale, nombreux sont les colporteurs d’un âge mûr, titulaires d’un titre de séjour, à quitter le bassin arachidier pour écouler sur les plages et aux terrasses des cafés leur pacotille. Ils sont rejoints pas de jeunes compatriotes, en situation irrégulière, parcourant les zones touristiques de la Sardaigne à la Côte d’Azur. DE LA DA’IRA AU “FOLKLORE LOCAL” Toutes ces formes économiques, ces pratiques, ces rythmes occasionnent maintes interrogations face au phénomène commercial mouride et nous montrent qu’il est par ailleurs périlleux de rechercher dans ces réseaux une logique qui soit uniquement confrérique. Une grande partie des affaires conclues est occasionnée par des “coups”. Le “coup” est une affaire qui ne se prévoit pas mais qui nécessite un bon réseau de connaissances. Ainsi les mourides ne dérogent pas à la règle et même s’ils bénéficient d’une chance de plus, N° 1224 - Mars-avril 2000 - 55 9)- Nous entendrons par “société locale” les personnes ou groupes de personnes qui présentent d’une certaine manière un lien à la ville, et non les institutions faisant le lien entre les migrants et la ville. 10)- Cette idée est développée par Alain Tarrius dans “Les fluidités de l’ethnicité : réseaux de l’économie souterraine transfrontalière de produits d’usage licite ou illicites”, in Déviance et société, 1999, vol. XXIII, n° 3, pp. 259-274. celle d’avoir un réseau important, fidèle et très étendu géographiquement, ils cherchent aussi à développer des affaires avec d’autres réseaux, d’autres partenaires – ceux de la société locale(9) par exemple – afin de diversifier au maximum les échanges. Longtemps en marge des dispositifs associatifs locaux, les mourides avaient monté leurs propres associations communautaires et religieuses, comme la da’ira. Pourtant K., comme d’autres, s’est mis à la recherche d’associés “blancs, parce qu’ils sont nettement plus sérieux” – et parce qu’il y a pour lui un créneau commercial certain avec les associations qui organisent des cours de djumbé et de danses africaines. Il essaie de plus en plus de s’introduire dans ce monde associatif, jusqu’à créer lui même sa propre association, conscient qu’il peut y avoir des subventions à récolter. L’altération du flux des migrants face à la complication des procédures concernant les titres de séjour a peut-être participé à la création de ces liens, et ce sont fréquemment des Blancs qui cherchent à s’associer avec des Sénégalais, souvent dans le milieu socioculturel, par nostalgie du pays, mais aussi parfois pour trouver des débouchés commerciaux, notamment dans l’alimentation et les produits frais (poisson ou fruits et légumes tropicaux). Ce qui reste le plus problématique, c’est le choix de rester ou de partir, la deuxième option étant difficilement envisageable pour les migrants, spécialement pour ceux qui ont fait venir leur famille à Marseille, comme K. On s’installe ici, on s’installe là-bas, on veut repartir et toujours revenir, alors quoi de plus normal que d’essayer de construire des projets économiques de plus en plus larges assurant une mobilité entre deux ou plusieurs territoires(10) ? Enfin, comment partir sans partir quand on est un commerçant mouride marseillais de plus en plus installé et ✪ de moins en moins stable ? MARSEILLE, CARREFOUR D’AFRIQUE Cours Belsunce.