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Juridiction du fond
„ INSTITUTIONS REPRÉSENTATIVES DU PERSONNEL
Délit d’entrave au droit
d’expertise et d’enquête : une
décision symbolique
368-15
Cédric Guillon
Avocat Associé,
Fromont Briens
TGI Paris, 21 janv. 2014, n° 10333090065
Doit être condamnée la société ayant diligenté une enquête interne à la suite de la dénonciation de faits de harcèlement moral sans y associer les délégués du personnel, ni
le CHSCT et alors que l’entreprise avait été saisie d’un droit d’alerte dans le cadre des
articles L. 2313-2 et L. 4132-2-2 du Code du travail, et en violation des dispositions de
ces articles.
Les faits
Le 28 novembre 2008, au sein du groupe France
Télécom Orange, les délégués du personnel ont
exercé leur droit d’alerte afin de dénoncer des
faits présumés de harcèlement moral au sein
du prestigieux service « Gouvernement et Institutions ». Le 2 décembre 2008, s’agissant des
mêmes faits, le CHSCT a également exercé son
droit d’alerte.
Une enquête interne a alors été menée par le
service du contrôleur général de France Télécom. Cette enquête a notamment donné lieu
à l’audition de plus d’une trentaine de salariés
et a fait l’objet d’un compte rendu présenté
au CHSCT.
Les demandes et argumentations
Les délégués du personnel ainsi que le CHSCT
de la société France Télécom Orange ont saisi
le Procureur de la République près le Tribunal
de grande instance de Paris d’un prétendu délit
d’entrave, reprochant à la société, d’une part,
d’avoir empêché l’expert agréé désigné par le
CHSCT le 3 décembre 2008 de réaliser sa mission et, d’autre part, de n’avoir pas associé les
délégués du personnel ainsi que le CHSCT à
l’enquête interne diligentée en suite de l’exercice par ces derniers de leur droit d’alerte prévu
aux articles L. 2313-2 et L. 4132-2 du Code du
travail.
L’article L. 2313-2 alinéa 1 du Code du travail
relatif au droit d’alerte des délégués du personnel dispose que « si un délégué du personnel
constate […] qu’il existe une atteinte aux droits
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des personnes, à leur santé physique et mentale
ou aux libertés individuelles dans l’entreprise qui
ne serait pas justifiée par la nature de la tâche à
accomplir, ni proportionnée au but recherché, il
en saisit immédiatement l’employeur ».
Brice Séguier,
Avocat, Fromont
Briens
Il résulte de l’alinéa 2 du même article que
lorsque les délégués du personnel ont exercé
leur droit d’alerte, « l’employeur procède sans
délai à une enquête avec le délégué et prend les
dispositions nécessaires pour remédier à cette
situation ».
S’agissant du droit d’alerte du CHSCT, l’article
L. 4132-2 du Code du travail prévoit que « lorsque
le représentant du personnel au comité d’hygiène,
de sécurité et des conditions de travail alerte l’employeur », il « procède immédiatement à une enquête avec le représentant du comité d’hygiène, de
sécurité et des conditions de travail qui lui a signalé
le danger et prend les dispositions nécessaires pour
y remédier ».
La décision, son analyse et sa
portée
Par un jugement en date du 21 janvier 2014, le
Tribunal de grande instance de Paris a reconnu
la société France Télécom Orange coupable de
délit d’entrave à l’exercice des fonctions de délégué du personnel ainsi qu’au fonctionnement du
CHSCT. France Télécom Orange a été condamnée à ce titre à une amende de 12 000 euros
ainsi qu’à des dommages et intérêts alloués aux
délégués du personnel (5 000 euros), au CHSCT
(10 000 euros) ainsi qu’aux organisations syndicales SUD (1 000 euros) et CFE-CGC (10 000
euros), qui s’étaient constitués parties civiles.
Jurisprudence Sociale Lamy
Nº 368 23 JUIN 2014
En effet, d’une part, le tribunal a jugé que l’employeur avait, en
violation des dispositions de l’article L. 4614-13 du Code du travail (les frais d’expertise sont à la charge de l’employeur), empêché l’expert agréé désigné par le CHSCT (en application des
dispositions de l’article L. 4614-12 du Code du travail) de réaliser
sa mission.
Le tribunal justifie logiquement sa décision en retenant que, par
un courrier du 3 décembre 2008, l’employeur a indiqué à l’expert qu’aucune rémunération ne lui serait versée si le Tribunal de
grande instance de Paris, saisi le 5 février 2009, annulait sa désignation, alors que l’employeur se désistait peu après de cette
procédure.
D’autre part, le tribunal a jugé que l’employeur avait enfreint les
dispositions des articles L. 2313-2 et L. 4132-2 du Code du travail
en n’associant pas les délégués du personnel ainsi que le CHSCT
à l’enquête interne diligentée en suite de l’exercice par ces derniers de leur droit d’alerte.
Le tribunal retient ici que ni les délégués du personnel ni le représentant du personnel au CHSCT n’ont été convoqués par
l’employeur « afin de participer à toutes les phases de l’enquête
postérieure au droit d’alerte ». Pour sa défense, l’employeur produisait un courriel adressé le 2 décembre 2008 aux délégués du
personnel et aux termes duquel l’employeur accusait réception
de ces alertes et indiquait être à leur « disposition pour évoquer
les modalités » de leur participation à l’enquête subséquente : le
tribunal balaye cet argument et juge que « ce courriel ne remplit
pas en effet l’obligation d’associer les délégués du personnel au
droit d’alerte, en menant une enquête en commun, comme France
Télécom aurait dû le faire en leur communiquant par exemple les
dates d’auditions et la liste des salariés afin que les délégués du
personnel puissent y assister ».
Par ce jugement, le Tribunal de grande instance de Paris a été
amené à définir les contours de l’obligation résultant respectivement des articles L. 2313-2, alinéa 2 et L. 4132-2, alinéa 2 du
Code du travail : l’employeur supporte l’obligation d’associer effectivement les donneurs d’alerte à l’enquête qu’il a l’obligation
de diligenter en suite des alertes lancées.
Les termes choisis par le tribunal pour affirmer cette obligation
positive incombant à l’employeur sont explicites puisque le tribunal réaffirme le principe d’« une enquête en commun » et,
partant, l’existence au bénéfice des délégués du personnel ainsi
que du CHSCT, en marge de leur droit d’alerte et de retrait, d’un
véritable droit d’enquête.
Nº 368 23 JUIN 2014
Dès lors, sauf à prendre le risque d’être poursuivi pour délit
d’entrave, l’employeur ne peut adopter une attitude passive
ou d’attente et s’en arrêter à se tenir à la disposition des donneurs d’alerte pour évoquer les modalités de leur participation
à l’enquête qu’ils ont eux-mêmes suscitée : l’employeur doit se
montrer actif et diligent afin d’associer effectivement les donneurs d’alerte à « toutes les phases » de cette « enquête en
commun ». Cela d’autant plus, qu’en l’espèce, l’enquête avait,
effectivement été diligentée.
En outre, comme tout délit, la reconnaissance du délit d’entrave
requiert la caractérisation d’un élément moral ou intentionnel
(en l’occurrence la volonté de porter atteinte au bon fonctionnement des institutions représentatives du personnel) puisqu’il
n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre
(C. pén., art. 121-3).
En l’espèce, considérant que « l’importance du groupe France
Télécom, doté d’importants services juridiques, lui permet de
connaître le sens exact des dispositions du code du travail concernant le droit d’alerte et le délit d’entrave », le tribunal en a lapidairement conclu que « l’élément intentionnel de l’infraction est
donc constitué ».
Le tribunal juge ainsi que le non-respect de l’obligation d’associer les délégués du personnel ainsi que le CHSCT à l’enquête interne consécutive à l’exercice de leur droit d’alerte suffit à caractériser l’élément intentionnel du délit d’entrave dans les grands
groupes de sociétés, ces derniers ne pouvant utilement invoquer
l’ignorance de la loi pour se disculper.
Ce jugement apparait fort critiquable à cet égard puisque, faisant fi du sacro-saint principe d’intentionnalité des crimes et
des délits, le tribunal n’hésite pas à affirmer, en matière de délit d’entrave dans le périmètre des grands groupes de sociétés,
l’existence d’une véritable présomption irréfragable d’intentionnalité.
Est-ce à dire que, dans le périmètre des grands groupes de sociétés, le délit d’entrave doit désormais s’analyser en une infraction
non intentionnelle ?
Il sera utilement rappelé que les présomptions d’intentionnalité
(aussi appelées présomptions de culpabilité) sont inconstitutionnelles puisque contraires aux principes de présomption d’innocence et de légalité des délits et des peines… (Cons. constit.,
décision n° 99-411 DC, 16 juin 1999).
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