Kabakov, La Maison aux personnages
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Kabakov, La Maison aux personnages
En barque sous les voiles Toute ma vie, quand je commençais un nouveau récit ou une nouvelle, j’imaginais d’abord le thème, puis j’essayais d’atteindre des lieux et des situations proches de celles que vivent mes héros. Pour décrire le soulèvement de Cap Town, je me suis rendu en Afrique du Sud, pour raconter la production du riz, j’ai vécu un an dans les montagnes du nord du Japon, à observer les paysans travailler dans l’eau jusqu’aux genoux. D’autres sujets m’ont mené dans les sommets tibétains ou dans les oasis du désert algérien. Maintenant je suis pris par l’histoire d’un navigateur solitaire qui traverse l’océan dans une petite barque. Mais ma santé n’est plus très bonne, et j’ai peur de ne pas tenir assez longtemps pour finir ma nouvelle. Et j’ai pris une décision inattendue, j’ai construit une barque dans ma chambre, et je m’y suis installé avec toutes mes affaires : un lit, de la nourriture, des réserves d’eau, un bureau et deux lanternes, une à la proue et une à la poupe. Je crois qu’une vie prolongée dans un isolement complet, sans ouvrir la porte à personne, compensera les imperfections de la réalité, et je pourrais vivre au moins une partie de l’existence de mon héros. A vrai dire, je ne sais pas ce qui est pire : une tempête en mer ou cet incessant hurlement de la ville ? Ne jamais rien jeter Tout ce qui un jour est passé entre mes mains : quittances, boites, de bonbons, billets de tramway et de trains, flacons de médicaments, etc., je n’ai jamais pu m’en séparer et les jeter, bien que le simple bon sens m’indiquât que ce n’était que des déchets. Mais je ne pouvais m’en débarrasser, parce qu’à chaque fois que je tombais sur un objet, je me souvenais immédiatement de toutes les circonstances, de toutes les rencontres, et de toutes les impressions liées à cet objet. Me séparer de ces objets, même des plus inutiles et des plus ridicules ; cela signifiait me séparer des souvenirs eux-mêmes Or, l’histoire de ma vie n’était faite que d’eux ! Ce n’est pas tout. J’ai commencé à prendre de plus en plus de plaisir dans ce qui devenu ensuite une habitude : j’ai commencé à noter les souvenirs sur des étiquettes spéciales et à les fixer sur les objets correspondants Et à les fixer sur les objets correspondants ainsi qu’à les classer par date et par degré d’importance du souvenir. Ma chambre s’est progressivement transformée en musée des collections, et j’en suis très content. Peu importe que pour les étrangers, il ressemble à un tas de déchets : pour moi il est rempli d’images, de passions, de sentiments… Le paradis sous le plafond Depuis mon enfance une question me tourmentait constamment, à laquelle je ne trouvais pas de réponse : pourquoi tout est si mal arrangé dans le monde tel que je le voyais et tel que l’affirmait en forçant la voix et en fendant l’âme mes proches ? Pourquoi est-il si loin de l’autre monde qui ne connaît ni misère, ni douleur, ni malchance, où règnent la paix et le bonheur ? Dans les livres on affirme toujours la même chose, et tout le monde s’accorde : cela n’a jamais existé et cela n’existera jamais ici-bas : ce de quoi tu parles existe ailleurs, dans l’autre monde qu’on ne peut découvrir qu’après la mort et, de plus, rares sont ceux qui le connaîtront. Mais je n’ai jamais pu y croire, ce monde là n’est pas loin, il est tout près, à portée de main, j’en étais sûr, mais pourquoi donc, pour quelle raison nous ne pouvons le voir ni le toucher. Peutêtre faut-il faire un effort inhabituel ? … Soudainement, un soir, j’ai ressenti la présence de ce monde tout près, dans le champ visuel latéral, mais sitôt que j’essayais de le voir «en face», il glissait de côté… Je l’ai à peine vu, il ne me restait qu’un petit effort à faire … Mais cela s’est montré si simple que j’en suis resté baba quand cela est arrivé : rien que lever les yeux et j’ai vu qu’il était sous le plafond ! Seigneur, mais il était si près, pourquoi je n’avais pas su lever les yeux ?! Poser le pied sur l’échelle et de mon lit je montais directement vers le monde parfait du bonheur et du bien ! Très vite j’y ai fait poser l’électricité, installer des lampes pour qu’il soit plus clair et pour que mes gentils animaux poilus n’aient pas froid. Allez savoir pourquoi mais ma femme n’a pas aimé cela bien qu’elle y soit montée quelquefois, et pourtant je lui ai acheté une échelle solide et commode… Heureusement, j’ai rencontré mes nouveaux amis qui m’aident dans tout, et je peux les recevoir dans notre paradis… Introduction au document d’accompagnement pour les classes des Cycles 2 et 3 La Maison aux Personnages Ilya et Emilia Kabakov Ilya Jossifovich Kabakov est né le 30 septembre 1933, à Dniepropetrovsk, en Ukraine, alors en Union Soviétique. Après des études à l’école des BeauxArts de Moscou, Ilya Kabakov débute sa carrière en tant qu’illustrateur de livres pour enfants. Ce travail d’illustrateur sera sa première source de revenus jusqu’à la fin des années 1980. Untitled 1995 Pistes d’exploitation : Plusieurs pistes d’exploitation seront développées dans le document d’accompagnement final : • La filiation avec d’autres artistes qui ont travaillé sur «l’installation avec fenêtre» (Absalon, Marcel Broothaers, Carsten Höller, Ed Kienholz…) • Des propositions d’ateliers d’écriture et de réalisation plastique pour les enfants qui pourraient créer leur propre Maison aux Personnages en inventant la vie des habitants. • Un travail sur la collection et sur la mémoire (Christian Boltanski, Steven Shearer, Jim Shaw…) Je reste à votre disposition pour toute information complémentaire le mardi, le mercredi et le jeudi matin. Véronique Darmanté, enseignante mise à disposition au CAPC musée d’art contemporain 05 56 00 64 19 - [email protected] bordeaux.fr A Long Day of Giants 1970 En 1960, après un premier voyage hors de l’URSS, Ilya Kabakov explore la puissance manipulatrice de l’artiste qui, à travers son mode de représentation, peut décider de l’importance donnée à un objet, de son caractère sacré ou non. Un des thèmes les plus importants de son œuvre émerge alors, la mouche, qu’il utilisera en deux symboles apparemment différents, celui des vies humaines et celui des ordures. En utilisant son talent d’illustrateur, il crée un instrument visuel de «contre-propagande» et doit employer des moyens parfois absurdes dans le but d’échapper à la censure. Sa fascination du vide et la réflexion qu’elle engendre, l’amènent à s’intéresser particulièrement aux notions de l’effacement et du dépassement. Il commence une série de grandes peintures aux couleurs impersonnelles recouvrant les textes et les objets qui ne deviennent plus que des détails. Alors, l’œuvre, dans toute son ambiguïté, est une représentation de l’infini et du vide. Entre 1970 et 1974, dans un désir de «décrire l’humanité», Kabakov travaille sur ses premiers albums fictifs : la série des Dix personnages, qui sera la base de certaines de ses installations futures. L’histoire présente un homme qui essaie d’écrire son autobiographie. Mais il se rend compte que rien ne lui est jamais arrivé, sa vie étant rythmée d’impressions sur des personnes, des endroits, des objets. Cette installation sera présentée à New York en 1988. Elle comprend onze pièces et l’atmosphère est semblable à celle d’un appartement communautaire. Aucun de ces travaux n’a été réalisé dans une volonté didactique ou dans le but de faire passer un message politique. L’artiste insiste toujours sur l’importance de donner au spectateur la liberté d’agir face à une œuvre et de l’interpréter à sa manière. A la fin des années 1970, Kabakov manipule la rhétorique illustrée du Réalisme socialiste pour la transformer en une parodie de l’interdiction omniprésente, tournant en dérision les stéréotypes de la culture officielle. Sous forme de grands panneaux à textes, il parodie les immeubles de guingois, les appartements communautaires, la vie soviétique dans sa plus grande acception, les sentiments d’étouffement, de surveillance permanente. Il s’interroge sur la valeur réelle de la culture et dès les années 80 cultive une esthétique nouvelle organisée autour de la notion de déchet. En 1988, Ilya Kabakov expose au Centre Georges Pompidou L’homme qui s’est envolé dans l’espace. La scène stigmatise avec poésie les efforts fictionnels d’un homme qui a voulu fuir sa condition. Emilia Kanevsky est née le 3 décembre 1945 à Dniepropetrovsk. Elle a fait des études de musique et de littérature espagnole. Après un exil en Israël, depuis 1975 elle vit et travaille à New York, en tant que commissaire d’exposition et marchande d’art. En 1989, elle rencontre Ilya Kabakov. Depuis lors, elle collabore avec lui, n’interférant pas dans la partie créative des installations, mais dans le domaine de la logistique et de la communication. A consulter : http://www.ilya-emilia-kabakov.com/ La Maison aux Personnages est le point d’orgue de la commande publique d’œuvres d’art réalisée en accompagnement de la construction du tramway bordelais. Le comité artistique constitué à cette occasion a sélectionné onze artistes pour décliner le thème «l’écriture et le récit». Cinq œuvres «de réseau» (parmi elles, Aux bord’eaux, les panneaux coupe-vent en verre des abris de tramway, conçus par l’architecte designer Élizabeth de Portzamparc et sérigraphiés par Stalker) et cinq œuvres monumentales sont déjà installées : Plusieurs fois de Claude Closky à Cenon ; Travelling d’Élisabeth Ballet à Pessac ; Lieu-dit de Michel François à Lormont ; Le lion de Xavier Veilhan à Bordeaux ; Le récit perpétuel de Mélik Ohanian à Talence. Descriptif L’homme qui s’est envolé dans l’espace. Les grandes installations de Kabakov sont des constructions complexes dans lesquelles objets, images, et textes sont combinés pour recréer des environnements. L’artiste appelle ces environnements, - inspirés des appartements communautaires, des hôpitaux psychiatriques, des institutions bureaucratiques, ou des lieux de travail déprimants comme les usines ou les salles de classe -, total installations. Elles possèdent une intensité narrative dense, telles des métaphores de l’insatisfaction du mode de vie dû à l’idéologie soviétique qui menaçait d’effacer tout espoir, toute amélioration, tout changement. La Maison aux Personnages est située place Amélie Raba Léon, à Bordeaux. D’après des croquis d’Ilya Kabakov et avec l’aide d’une agence d’architecture, cette maison, d’aspect volontairement modeste, simple, voire désuet, ressemble aux bâtiments en pierre qui l’entourent. Mais malgré la décomposition tripartite des portes, les modénatures lisses (chambranles, encadrements, soubassement, corniche), la pierre collée aux couleurs nuancées, les tuiles de récupération irrégulières en teintes, qui concourent à une reproduction troublante de la maison de quartier bordelaise, de l’échoppe, La Maison aux Personnages n’est pas une maison comme les autres, mais une approche narrative et imaginaire de la réalité. Sa surface de 148 m2 est composée d’un rez-dechaussée et d’un étage accessible depuis un escalier extérieur qui court sur deux façades. La façade Est est rythmée par cinq fenêtres et une porte ; la façade Sud, une fenêtre et une porte ; la façade Ouest, cinq fenêtres, et à l’étage, une fenêtre horizontale et une porte ; la façade Nord, deux fenêtres et une porte, et à l’étage, une fenêtre horizontale. Les proportions agrandies des ouvertures et le plan trapézoïdal de la maison la différencient de ses presque-semblables. La Maison aux Personnages est au cœur d’un jardin encerclé de grilles et de buissons, ponctué d’arbres, de lampadaires et de bancs de type causeuse, traversé par le tramway. Cet îlot singulier qui attire la curiosité, figure, selon Emilia Kabakov, «une oasis et son mirage», «un endroit pour la paix et la méditation». Ce bâtiment est un écrin ordinaire et sa spécificité réside à l’intérieur, dans la présen- tation d’intimités reconstituées. Depuis l’extérieur, on peut observer à travers les fenêtres, les sept pièces, les sept installations oniriques et poétiques des «locataires» du lieu. Entre songe et folie, chacun d’entre eux vit une passion intarissable qui égaie sa solitude, chacun cohabite avec une obsession majeure. En regardant de plus près, le spectateur découvre leurs étranges occupations, leurs modes de vie. L’observateur devient voyeur, voleur de moments d’intimité. Aucune agressivité dans ces démarches ; il s’agit ici de rêver, d’imaginer, de positiver. En effet, si notre vie ne nous semble pas en adéquation avec nos désirs, seuls le rêve et la fantaisie nous permettront de vivre une autre vie plus douce ; même quand on ne peut pas s’échapper d’un univers, l’imagination libère. Des cartels/textes d’intentions placardés sur les façades permettent de s’introduire dans leurs histoires personnelles et de comprendre qui ils sont. La Maison aux Personnages est une invitation au repos et à la contemplation ; elle encourage les spectateurs à exhumer des sentiments en résonance avec les vies de ces personnages atypiques ; elle est une réflexion universelle sur la condition humaine ; elle est un livre ouvert dont chacun peut faire sa propre lecture. Elle a sa place dans une continuité de la mémoire transgénérationnelle en tant que relais pour un vécu artistique partagé. Textes d’intentions / cartels Ces textes ont été écrits par les deux artistes. Des indicateurs grammaticaux permettent de repérer si l’auteur est une femme ou un homme, sauf dans «Ne jamais rien jeter». Cependant, Emilia Kabakov précise que ce narrateur est masculin et que seuls deux textes sont féminins «Je dors dans le jardin» et «Je plonge dans les souvenirs». Pour ce dernier, la narratrice est une femme âgée. Je dors dans le jardin «Quand j’étais petite, on allait en famille, grandmère, maman, papa, mon frère et moi, à la campagne où on avait tout à nous : maison, verger, jardin, parterre à côté de la maison (mon père cultivait et vendait des fleurs). Je me souviens que je restais au jardin pendant tout l’été : il y avait des pommes de toute sorte, le jardin était vieux, désordonné, les jours chauds maman sortait dans le jardin un lit pliant, le mettait dans l’herbe épaisse sous un pommier, je me déshabillais et m’étendais sous un couverture fine… En haut, à travers le feuillage on voyait le ciel, les arabesques d’ombres étaient projetées sur l’herbe, près de moi… Plus tard, par la force des circonstances, on a dû quitter la campagne, nous nous sommes installés dans une grande ville, dans un appartement communautaire, que nous (mon mari, sa sœur, nos enfants et moi) partagions avec huit familles. Les crises et les bagarres presque quotidiens : il était impossible de vivre ni de dormir, ni de les calmer, ni de sortir – on n’avait nulle part où aller. J’ai failli mettre fin à cette vie en me suicidant, j’ai même essayé une fois. Un jour, j’ai visité cet Institut avec une amie, j’ai fait connaissance de ses collaborateurs et j’ai apprécié la qualité des relations humaines et amicales. J’ai eu plusieurs consultations, l’accueil était toujours très chaleureux et attentif. J’ai discuté de cela avec mes collègues, pris d’abord un congé de trois mois sans solde, puis j’ai démissionné en me décidant pour un séjour plus long. Je n’ai pas de nouvelles de mon mari ni de mes enfants, bien que les enfants soient déjà grands… En revanche, je dors tous les jours dans le jardin et personne ne m’en empêche. Je voudrais que tout un chacun ait un tel jardin...» Comment se perfectionner ? Comment devenir meilleur, plus gentil, plus convenable ? Cette question (comment se débarrasser de ses défauts et de ses vices) a été abordée par plus d’une génération de moralistes, de philosophes, de penseurs religieux. Certains voient cette possibilité dans la modification par l’homme de son « moi » intérieur, d’autres dans le respect des règles morales, d’autres dans le refus des tentations terrestres. En ce qui me concerne, j’ai découvert une possibilité totalement différente. J’ai fabriqué deux ailes en tissu blanc, ainsi que des ceintures en cuir pour fixer ces ailes dans le dos. Après avoir verrouillé la porte et m’être isolé, je revêts cet ensemble. D’abord je vaque pendant dix minutes à mes occupations habituelles. Deux heures plus tard j’enlève les ailes et je répète cette procédure le soir. Très rapidement, cela a eu des effets positifs sur mon caractère et j’ai commencé à évoquer avec prudence cette invention auprès de mes amis et de mes proches, en disant que je l’ai tirée d’un magazine scientifique. C’est plus prudent ainsi. Je plonge dans les souvenirs Avec l’âge, j’ai de plus en plus de mal à me lever le matin et je reste de plus en plus longtemps au lit. Je reste allongée et je pense à ma solitude, je me dis que personne n’a besoin de moi, que mon fils habite dans une autre ville et vient rarement me voir. La gentille Marie, la fille de la voisine, a trouvé un moyen de me distraire de mes tristes réflexions. Elle m’avait emprunté pour un temps mes albums de famille. Je n’arrivais pas à comprendre à quoi ils pouvaient lui servir. Mardi dernier, elle entra, posa au pied du lit un appareil, et sur le mur devant moi, apparurent des images lumineuses. Les images apparaissent lentement, les unes après les autres, et devant mes yeux toute ma vie se déroule : je me vois le jour de mon mariage, je vois mon fils, le retour du front, toute la famille est réunie… Je plonge dans les souvenirs et, rejoignant un passé lointain, je m’endors heureuse. La soif d’inventions La soif d’invention me poursuit depuis l’enfance. Quand j’habitais avec mes parents à Marseille, toute ma petite chambre me tenait lieu de laboratoire, dans lequel je faisais des expériences et aidais ma mère dans des taches ménagères. Maintenant je suis de plus en plus attiré par les questions universelles du cosmos lointain et par le problème des «énergies fines». J’ai créé une modélisation radicalement nouvelle de l’univers : il a la forme d’une bouteille, par le goulot de laquelle entre constamment un flux d’énergie positive, qui ensuite se répand en cercles à l’intérieur. J’étudie également le problème de l’aura qui entoure les objets. On a constaté depuis longtemps que certains objets domestiques, tels que les tasses, les casseroles, les couteaux, ont, pour une raison inconnue, une mauvaise aura. Je les mets dans le «coin sombre» derrière un tableau noir et je les «punis». A la suite de quoi, ils perdent leur propriétés négatives. Je tire beaucoup d’idées de livres anciens mais j’ai aussi trouvé comment alimenter par moi-même ma créativité. J’ai fixé une porte ordinaire sur mon plafond et cette issue, inattendue mais possible, vers le ciel, m’aide souvent pour résoudre les problèmes les plus complexes.