LES FEMMES QUI RECHERCHENT LE DANGER
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LES FEMMES QUI RECHERCHENT LE DANGER
CAP 14 Amours, père perdu et répétitions On rencontre sa destinée souvent par les chemins qu’on prend pour l’éviter1. (… ) je suis celui qui a la même place que moi2. Dans l'amour, le poète n'est plus que miroir de la femme aimée. Vivant de sa présence, mourant de son absence. Ne pouvant refléter l'image de l'autre, il est un œil vide et déserté. Il est aveugle du non-regard de l'autre. La sortie du miroir, ou son absence, est vécue comme une mort psychique. Plan : «L'amour est une forme de suicide» (Lacan) Pertes et répétitions : les trois versants de la répétition Père perdu/retrouvé et répétitions d'absence «L'amour est une forme de suicide» (Lacan)3: pourquoi ? Je suis ce malheureux comparable aux miroirs Qui peuvent réfléchir mais ne peuvent pas voir Comme eux mon œil est vide et comme eux habité De l’absence de toi, qui fait sa cécité. (Aragon, Le fou d'Elsa)4 A priori, cette affirmation peut paraître surprenante. Essayons de vérifier sa pertinence dans le récit de Madeleine Chapsal, Le retour du bonheur. La narratrice a tendance à choisir des hommes qui la détruisent. Elle en est consciente, ce qui ne l'empêche pas de continuer. Ces hommes ne représentent-ils pas le danger, quelque chose d'excitant et d'unique ? Pour nous aider à comprendre cette tendance à la répétition du malheur amoureux, il faut rappeler ce fait fondamental (structural) : l'être humain est né prématuré par rapport aux autres animaux. Il y a d'emblée un écart abyssal entre l'intensité des besoins du nourrisson et l'inachèvement de ses appareils nerveux, moteurs et psychiques. Autrement dit, l'enfant n'a pas les moyens de ses désirs. À la naissance, il est impuissant et dépendant de l'entourage pour sa 1 Jean de La Fontaine, extrait des Fables. Roland Barthes, Fragments d'un discours amoureux, Paris, Seuil, coll. Tel quel, 1977, p. 153. 3 Jacques Lacan, Séminaire livre I Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 172 4 Louis Aragon, Le Fou d’Elsa a été écrit et publié aux Éditions Gallimard dans la collection Blanche en 1963. (Dernière réédition Gallimard, coll. Poésie, n° 376, 2002. 2 Louise Grenier[Texte] Page 1 survie, en état de détresse (Hilflosigkeit). Ce qui ne l'empêche pas d'éprouver d'intenses besoins libidinaux - de contacts, de plaisirs, de jouissance – avant même de pouvoir atteindre l'objet capable de le satisfaire. Il y a donc une disproportion énorme entre le bébé et sa mère par exemple, disproportion de taille, de force, de puissance. L'autre qui le prend dans ses bras a la stature d'une géante dont il dépend absolument. Voilà qui constitue le trauma initial auquel nous avons tous été confrontés. Or, cet écart immense entre enfant et adulte s'atténue, du moins dans l'esprit de l'enfant, lorsqu'il traverse le stade du miroir5. Ce stade lui permet de naître comme sujet en s'identifiant à son reflet magnifié dans le miroir (ou le regard maternel) ou à un autre enfant qui jouit de ce qu'il n'a pas (le sein maternel par exemple). Il se voit mieux et plus qu'il n'est, il perçoit dans le miroir la forme de son moi idéal. Mais ce n'est qu'une illusion ! La rencontre du miroir n'a pas que des effets heureux, elle suscite également envie et agressivité. L'identification à l'autre spéculaire (du miroir) se réalise sur fond de rivalité narcissique. Il veut être l'autre, le double idéal qui incarne tout ce qu'il veut être. Dans la passion amoureuse, chacun des partenaires souhaite se fondre l'un dans l'autre comme dans l'image du miroir, comme Narcisse contemplant son reflet idéalisé et se noyant dans l'onde. Le risque est d'être absorbé par l'autre aimé ou de l'absorber. D'où l'importance de l'introduction du tiers paternel dans la relation à la mère pour en interdire le retour à ce mode de relation fusionnelle (duelle). Il arrive que cette bataille primitive pour absorber l'autre et/ou être absorbé se transporte dans la relation amoureuse. L'être aimé, du point de vue du psychisme immature de l'infans6 est perçu comme un Maître absolu, une image de maîtrise absolue qu'il est loin de posséder. Or, cette image du Maître «se confond chez lui avec l'image de la mort 7», écrit Lacan. Pourquoi ? Parce que dans la relation inégale qui se réintroduit là, l'infans est pris dans les désirs et l'imaginaire d'un autre auquel il doit se soumettre pour vivre. Dans sa vie amoureuse ultérieure, ce mode d'attachement imaginaire à l'autre peut être réactivé. Madeleine croit que sa vie dépend de l'autre, et veut mourir de l'avoir perdu. L'homme aimé représente aussi de son point de vue, le moi diéal, la part du père qui manque à la mère. Aller vers des hommes qui la détruisent, c'est d'abord pour Madeleine aller vers des hommes idéalisés, qui ne peuvent, ni ne veulent répondre à ses attentes infantiles. Au début, ils partagent avec elle le même fantasme de complétude, mais finissent toujours par décevoir ou être déçus. Ils l'entraînent dans leur univers, l'absorbent, effacent son individualité. Elle ne sera aimée qu'en autant qu'elle incarne pour son amant le Moi idéal, et vice versa. Sous couvert de passion amoureuse couve la guerre … car nul ne consent à perdre son individualité sans résister ! « C'est une question de vie ou de mort», disent-ils . Pour l'un, il s'agit de défendre son identité personnelle, son 5 Stade de constitution du Moi, du sujet, qui se réalise entre huit et dis-huit mois. Enfant d'avant la parole. 7 Jacques Lacan, Séminaire livre I Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p.172. Louise Grenier 6 2 espace vital, pour l'autre, il s'agit de garder l'objet dont dépend sa vie affective, de rester vivant avec l'autre. Mu par ce qu'il ressent comme une menace de mort, le premier veut rompre, ce qui provoque chez l'autre une réaction de survie, d'agrippement désespéré. On dit qu'il ou qu'elle «s'accroche», et de fait, sa réaction évoque celle de l'enfant dépendant et impuissant. Jusqu'au jour où il lui faut bien reconnaître la perte et faire son deuil, ce qui n'est ni simple ni facile comme en témoigne le problème de la répétition. Pertes et répétitions : les trois versants de la répétition La catastrophe amoureuse est peut-être proche de ce qu'on a appelé, dans le champ psychotique, une situation extrême, (…) je me suis projeté dans l'autre avec une telle force que, lorsqu'il me manque, je ne puis me rattraper, me récupérer : je suis perdu, à jamais 8. Faire un deuil consiste à se séparer non seulement de l'être aimé dans la réalité, mais de son image en soi. Or, Madeleine n'arrive pas à le perdre : pour elle, impossible de vivre sans lui. Il s'agit ici de découvrir ce qui fait obstacle au deuil -- au renoncement à l'objet d'amour -- en dévoilant les liens cachés entre cette relation amoureuse particulière et ses premiers attachements. En d'autres termes, pour savoir pourquoi Madeleine veut mourir plutôt que d'affronter la rupture, il faut repérer ce qui se répète de ses désirs et attentes infantiles. rechercher La répétition est une tendance compulsive à reproduire des situations ou des relations qui apportent la souffrance. Concept fondamental en psychanalyse qui tente de rendre compte de phénomènes énigmatique qui échappent au principe du plaisir9. Explorant à son tour cette énigme d'une jouissance dans la souffrance, Lacan envisage deux versants de la répétition : réel et symbolique. J'en proposerai un troisième, imaginaire. o Versant réel de la répétition Il s'agit ici de la répétition d'accidents, de maladies, d'agirs, etc. qui sont à situer du côté de la jouissance et d'un certain goût pour la mort. Freud l'envisage sous deux angles : l'angle d'un trauma qui fait retour dans la réalité extérieure, dans le corps ou dans les cauchemars et sous l'angle de la pulsion de mort ou tendance au retour vers le néant. Dans ce cas, la répétition est mortifère car elle reste confinée au réel de la chose et tire sa force d'un événement traumatique. Chez Madeleine, il s'agissait de l'abandon du père, en tant qu'événement forclos (non pensé) de la psyché (il était parti sans explication). Abandon qui ravive les traces d'une peur archaïque «de mourir dans le ventre de sa mère» du fait du non-désir de ses géniteurs. L'angoisse de mort, générée par cette impulsion à se jeter sous les rames du 8 Roland Barthes, Fragment d'un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977, p. 60. Celui consistant à éviter le déplaisir en fuyant la tension et à chercher le plaisir par une décharge pulsionnelle. Louise Grenier 3 9 métro dans un lieu souterrain10, est la conséquence de cet événement de sa préhistoire. Chez d'autres, le trauma11 s'actualise via des maladies psychosomatiques, des conduites destructrices tels que l'anorexie, la toxicomanie, l'alcoolisme, accidents, tentatives de suicide, etc. Ce sont des conduites ou des situations extrêmes qui actualisent la relation à l'Autre (l'objet perdu est recherché dans la mort, au-delà …). o Versant symbolique de la répétition En tant que phénomène constitutif de l'inscription de l'être humain dans le monde du langage, de la culture, la répétition est à situer ici du côté d'une perte de jouissance12. Pour Freud, elle permet la symbolisation d'une perte. Ainsi, l'enfant reproduit dans ses jeux13 la présence/absence maternelle ou les événements traumatisants. Un jour, Freud observe le jeu de l’un de ses petitsfils Ernst en l'absence de sa mère. L'enfant de dix-huit mois jette une bobine en bois attachée à une ficelle hors de sa vue puis la fait réapparaître, tout en s'amusant de ces allers et retours répétés qu'il accompagne de ses o-o-o-o, fort (parti), et da, (voilà) ! Le jeu symbolise la disparition et la réapparition de la mère. Comparons cette observation avec le stade du miroir qui décrit le phénomène de reconnaissance de son image dans le miroir par l’infans14 autour de dix-huit mois. Pour le fort-da La bobine ne symbolise pas que la mère, mais aussi une partie du corps qui se détache de l'enfant – «objet a » selon Lacan - détachement qui contribue à mettre fin à son statut de toute-puissance fusionnelle avec la mère (même si le fil témoigne de la survivance du lien). En ce sens, la bobine représente à la fois l'enfant – son Je- et la mère absente, l'autre en tant que distinct de soi. Pour le stade du miroir Au stade du miroir, l'enjeu majeur est celui-ci : l’image du corps devient pour l’enfant symbolique de lui-même, représente son Moi idéal, aimé, désiré par l'autre. S'y adjoint une dimension de perte et de séparation, de sortie de l'imaginaire maternel. L'enfant doit découvrir qu'il ne fait plus un avec la mère et qu'il est seul. C'est ce que les psychanalystes appellent «castration ». Articulation fort-da/miroir 10 Lieu qui évoque le ventre de la mère. Trauma au sens d'une absence de représentations de certaines expériences vécues sous le signe de la violence dans le rapport à l'autre. 12 Pour Lacan, il s'agit de la castration ou interdit du retour dans le sein maternel. En fait, c'est l'interdit de l'inceste. 13 Jeu de la bobine sur lequel je reviens en page ? 14 Enfant d'avant la parole. Louise Grenier 4 11 Ces deux expériences sont des moments clés de la genèse de la psyché. Elles contribuent à la construction de l’identité. Le fort-da permet la symbolisation de l'objet manquant, et l'épreuve du miroir, la naissance d'une identité personnelle. La perte de la fusion initiale est symbolisée par cette traversée subjective du miroir et l'accès au langage par une symbolisation primitive de la présenceabsence de la mère, ou de soi-même. Freud montre la prévalence du pouvoir créateur du signifiant, par un acte d'invention du sujet. Ainsi ce jeu offre-t-il une compensation au manque maternel sous la forme d'une satisfaction d'une pulsion de maîtrise. Mais surtout l'enfant parvient à renverser la situation de façon symbolique : ce n'est plus la mère qui l'abandonne quand elle le quitte, c'est lui qui maîtrise son absence en la faisant partir par le rejet de la bobine en bois. Autrement dit, l'enfant s'est identifié à une mère symbolique via la bobine. o Versant imaginaire de la répétition Sous son versant imaginaire, la répétition consisterait à une mise en scène du fantasme ou scénario inconscient. La femme a tendance à choisir un partenaire avec qui la relance du «jeu de la bobine» est possible, tantôt ellemême traite l'homme comme une «bobine» -- alternance de rejet et de rapprochement – tantôt, elle occupe la place de la «bobine». Dans le premier cas, c'est elle qui tire la ficelle, et dans le second, c'est l'autre. L'un n'excluant pas l'autre, les deux peuvent jouer alternativement la place active ou passive. D'un point de vue libidinal, on peut dire qu'on est là dans un registre préœdipien sado-masochiste. Souffrir ou faire souffrir colore la relation amoureuse. À la fin, on s'entretue, s'entredéchire. De fait, la réparation échoue et tourne en pure violence. L'autre est attaqué, sadisé, détruit. On aimait une image de l'autre, et cette image elle-même est détruite. Dans cette forme de répétition névrotique, la femme rejoue dans la réalité un scénario amoureux conçu dans l'enfance. Ce scénario est constamment en quête de personnages, et son auteur est bien connu, c'est la petite fille «fixée» au stade œdipien et qui n'a pas renoncé à son père. Qu'en est-il pour Madeleine ? Dans ses relations amoureuses, Madeleine reprend le jeu du fort-da avec son partenaire, un partenaire complice bien sûr. Cela ne veut pas dire que le jeu se répète de façon identique car à chaque fois, elle peut introduire une petite différence, un léger trait distinctif qui s'additionne au précédent, puis un troisième qui ponctue la répétition et lui ouvre une multiplicité de significations 15. Elle échappe à la mort, physique et psychique, parce que dans l'après coup, elle 15 Lacan l'appelle «le trait unaire», celui-ci se définissant comme un repère symbolique – ou premier des signifiants — à l'origine d'une chaîne signifiante. Ce trait est une sorte de marque de l'existence de quelque chose d.absent. Lacan le compare à la coche du chasseur préhistorique qui inscrit sur l'os la nombre de ses proies. Jacques Lacan Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, p. 231 Louise Grenier 5 trouve une adresse pour en parler. De sa douloureuse expérience, elle tire matière à penser, à dire, à raconter. Elle transcende ainsi l'événement en l'inscrivant dans son histoire. Mais ce n'est pas tout. Pour comprendre le drame de ces expériences répétitives, il nous faut suivre une autre piste, celle de l'identification et de ses rapports avec la séparation. Louise Grenier 6 RÉPÉTITIONS, IDENTIFICATIONS ET SÉPARATIONS Qu'est-ce qu'un sujet ? Un sujet, ça s'identifie ; c'est cela la dimension du sujet16. L'inconscient se manifeste à travers la répétition d'actes, de situations et/ou de choix malheureux. Pour l'être de désir que nous sommes, il s'agit d'exister et de se faire reconnaître à travers la mise en acte de ce qui est oublié ou exclu en nous. La répétition est en fait, non une répétition de la même chose, mais d'un trait signifiant, d'un schème symbolique. C'est une sorte d'opération de marquage d'un lien affectif, par exemple la relation à un parent dans le complexe d'Œdipe. Pourquoi une femme s'arrange-t-elle pour se replacer dans des situations destructrices ? pourquoi choisit-elle toujours le même type d'hommes ? pourquoi une autre répète-t-elle le malheur de sa mère ? En fait, le sujet humain ne reproduit jamais exactement la même chose, mais au fond de toute répétition, il y a un dénominateur commun, un trait unique17 prélevé sur l'imago paternelle, maternelle ou fraternelle, et auquel l'enfant s'identifie. C'est ce que Lacan appellera un trait «unaire». Ainsi, le trait résulte de l'emprunt d'une caractéristique d'une attitude d'un premier autre aimé ou haï : voix, regard, expression, qualité, défaut, conduite, affect, etc. Élément identificatoire qu'on peut comparer avec Lacan aux coches indiquant sur les murs d'une caverne préhistorique le nombre de proies tuées par le chasseur. C'est ce trait distinctif de son être qu'une femme peut chercher – et trouver -- dans l'homme de sa vie. L'être aimé et/ou perdu, par quelque qualité ou défaut, l'attire et devient pour elle un représentant de ses imagos fondatrices, imagos qui ont contribué à la formation de son Moi. La répétition est une tentative -- souvent ratée -- d'exister, de se trouver. Pour en sortir, il est nécessaire que soit symbolisé le désir qui la motive, que l'objet qui est le support de ce trait identificatoire, soit arraché aux prises de l'imaginaire, à l'illusion de faire Un avec l'objet aimé ou haï. C'est cette séparation psychologique qui est nécessaire pour pouvoir exister en dehors des attentes de l'autre. Dans la répétition, nous ne faisons jamais que trouver et perdre le même objet plusieurs fois. C'est que la séparation d'avec cet objet ne s'est pas réalisée. Répétitions et séparation impossibles/possibles L'enfant apprend à se séparer à travers le geste de la répétition. Il apprend à symboliser l'absence de l'autre. À en faire un objet de désir, mais aussi un objet perdu. Ce qui est vrai pour l'enfant est vrai pour l'adulte. Ainsi, dans le jeu de la bobine lancée et reprise, il transforme la chose – la bobine – en élément signifiant le désir de la mère18. 16 Jacques Lacan, extrait du Séminaire de 1961/62 sur L'identification. Einziger Zug 18 Il faut entendre le désir de la mère au double sens de désir dans la mère et de désir pour la mère. Louise Grenier 17 7 La répétition n'a pas que des vertus négatives, oui, c'est mortifère et destructeur sous son versant réel, de répétition de la même chose, mais non dans son versant symbolique, de répétition du trait identificatoire (trait emprunté au père par exemple). Dans cette dernière acception, il s'agit de répéter pour arriver à symboliser la perte, et à chaque nouvelle fois, il s'agit d'introduire une petite différence. C'est dans l'intervalle des répétions que le sujet peut penser ce qui lui arrive, s'en souvenir et construire du sens. Je pense que la répétition devient morbide quand elle bute sur le silence de l'autre, des autres, sur leur refus d'entendre et de traduire le message qu'elle délivre. Car l'autre est nécessaire pour que le sujet reconnaisse son désir, pour qu'il distingue ce qui est du registre d'une identification et désir. C'est en nommant le désir qui sous-tend la répétition que s'effectue la séparation psychologique d'avec le trait unique qui a permis l'identification malheureuse du sujet et ses attachement destructeurs. Le jeu de la bobine, l'objet est arraché du rêve fusionnel. L'enfant élève son expérience à la puissance seconde, en fait un événement chargé de signification et crée son propre objet. Cet objet devient le symbole de son lien à l'autre, mais un autre perdu. C'est une répétition signifiante, non pas morbide, mais porteuse de vie symbolique. C'est la mise en mots, la mise en récits de ses répétitions qui permet au sujet d'échapper à la répétition dans le réel. Au lieu de répéter de situations dans la réalité le sujet apprend à en parler. Le sujet qui joue avec les symboles, avec les mots, se trouve libéré du poids d'une répétition qui désormais fait partie de son histoire subjective. J'en donnerai pour exemple un passage du livre de Madeleine Chapsal, Le retour du bonheur. La narratrice a sept ans quand son père lui chuchote «dans une sorte de sanglot : "Ta mère me chasse 19!"» Considérons ce mot « chasse » comme un signifiant ou un représentant du rapport au père qui rétroactivement donne sens à la relation à la mère tout en déterminant ses relations aux autres. Qu'est-ce cela veut dire ? Gardons à l'inconscient ne connâit pas le temps que le passé , le présent et l'avenir se côtoient, se croisent et se tissent autour de certaines lignes directrices – de chaînes symboliques-. Or,,ici un des maillons de cette chaîne est le mot « chasse » prononcé par le père qui fera écho au désir supposé à la mère de la chasser de son sein. La célèbre psychanalyste, Françoise Dolto, lui avait dit qu cours d'une entrevue : «Tu as eu peur de mourir dans le ventre de ta mère20.» Sa conception avait obligé ses parents à se marier et elle-même avait dû lutter pour sa vie dès le sein maternel. Elle avait commencé sa vie avec la peur d'être chassée de la mère. D'ailleurs, c 'est ainsi qu'elle vit la rupture amoureuse : comme si l'autre la chassait de sa vie, de son «sein». Autrement, les mots du père ont donné sens à une expérience indicible, ineffable dans ses liens affectifs, incluant la mère. «Chasse» a été élevé à la 19 Madeleine Chapsal, Le retour du bonheur, Paris, Fayard, 1990, p. 141. Ibd., p. 172. Louise Grenier 20 8 dimension de représentant du désir de la mère , soit être chassée, expulsée, tuée. Le «malheur» est que l'enfant s'est identifié à ce signifiant paternel – donné par le père – comme à «un trait distinctif», qui la distingue et nourrit son idéal du moi. Autrement dit, être chassée lui permet d'être comme son père – identification symbolique -- tout en lui permettant de poursuivre sa lutte avec la mère. Ainsi, se remet en scène le complexe d'Œdipe : identifiée à ce signifiant « chasse», Madeleine est chasseresse dans le rapport aux hommes de sa vie– séductrice -- avant que d'être chassée par eux. Ce que j'aimerais souligner ici c'est le rôle central de cette identification symbolique au père dans l'identification féminine et ses aléas dans la relation amoureuse. L'identification forme l'assise de son identité en tant qu'être de désir, en tant qu'être sexué. La fille ne peut désirer que de cette place-là, à partir d'une identification à un père défaillant, insuffisant à incarner l'idéal du moi maternel. En voici d'autres exemples : Maryse se souvient d'un père alcoolique, parfois brutal verbalement, peut-être dépressif, certainement un père qui investit l'alcool plus que sa femme et ses enfants. « Il n'a pas réalisé ce qu'il voulait de sa vie », dira Maryse qui a du mal à réussir la sienne et qui ne cesse de partir de partout où il va, elle a du mal à se poser, à rester là, dans un lieu ou dans une relation. Et si elle s'est identifiée à ce trait symbolique du père, ce n'est pas par hasard bien sûr, un jour elle l'a aimée, mais elle a oublié cet amour dont il ne reste plus que cette identification. En séance, elle se rappelle les larmes aux yeux qu'étant âgée de quatre ans, son père l'a «défendue» contre sa mère qui la grondait. Suivant la conception de Freud, l'identification à un trait symbolique remplace l'attachement à l'objet perdu : Lorsqu'on perd un être aimé, la réaction la plus naturelle est de s'identifier à lui, de remplacer, si l'on peut dire, du dedans21. Serait-ce le sort réservé à nos passions infantiles ? Devenus adultes, nous oublions que nous avons aimé ou haï intensément nos parents. L'identification au trait est une façon de garder le lien avec l'objet aimé/perdu. Maryse, comme Madeleine, ne se libérera de la répétition qu'à cette condition : reconnaître l'identification qui la sous-tend afin de lui restituer le souvenir de son attachement et/ou désir initial. D'emblée, Lucie présente son père comme un homme «effacé». Effacé comme son mari. Ce qui est effacé, c'est, non seulement le père réel, mais le père dans le discours de la mère. Le père ne compte pas, le père ne compte pour rien. «Effacé »agit ici aussi comme un signifiant qui renvoie pour Lucie à son propre sentiment d'être effacée, de ne pas compter pour l'autre et ultimement de rater sa vie affective. On l'efface, elle s'efface et à la fin, elle souhaite effacer tout le monde. Il faut en effet songer au double sens du mot 21 Sigmund Freud (1938), Abrégé de psychanalyse, Paris, PUF, 1985, p. 65. Louise Grenier 9 « effacer », qui signifie effacer l'autre, s'effacer, mais aussi dans sa version hostile meurtrière, il s'agit de tuer ou d'être tuée. Pourquoi est-elle psychotique plutôt que névrotique : parce que le signifiant père est exclu, forclos du discours maternel. La mère ets vue comme toute-puissante. Il faut prendre le terme « effacé» au sens fort réel, ici et non seulement symbolique. Il n'ay a pas eu symbolisation du désir de la mère, pas de castration maternelle, faute de ce signfiant paternelle. Il y a identification réelle plutôt que symbolique. Pour Lucie, il s'agit d'être la mère ou de n'être reine. Or, cette mère elle la déteste. Comment se séparer psychologiquement 22 quand l'être dont on veut se libérer est mêlé au tissu même de son être ? Cette assimilation ou identification psychique remonte aux rapports primitifs de l'enfant avec ceux qui en prennent soin. Mais à quoi ou à qui l'enfant, impuissant et dépendant, s'identifie-t-il ? et comment opère cette identification ou plutôt ces identifications qui le feront devenir une personne unique et reconnaissable entre toutes ? L'étude de l'identification aux imagos nous permettra d'éclairer cette question. Identifications et imagos Traces signifiantes de nos liens affectifs les plus anciens et les plus essentiels, les imagos sont les supports de nos identifications et donc de notre existence comme sujet. Comme symboles inconscients – ou signifiants -- de notre être le plus caché, à soi comme aux autres, les imagos organisent et déterminent nos rapports ultérieurs avec les autres. Dans l'identification aux imagos, il ne s'agit pas seulement d'une assimilation globale d'une structure relationnelle mais de l'assimilation virtuelle du développement qu'implique cette structure. C'est par cette dernière fonction de l'imago, fonction symbolique, qui m'intéresse ici. Le rôle des imagos dans la répétition L'imago désigne une survivance imaginaire, une trace mémorielle –imprimée dans la psyché- déformée et inconsciente, d'une relation vécue par l'enfant au sein de sa famille. Pour Freud, le terme d'imago désigne les liens sensuels au premier objet d'amour, la mère originelle qui chez les petites filles engendre des craintes d'empoisonnement23. Ce lien primitif avec la mère est élaboré par Mélanie Klein à propos de l'«enceinte du corps maternel», source de jouissance et de terreur. Chez Lacan, l'imago deviendra le symbole qui garde la trace d'expériences infantiles fondatrices de notre relation à autrui 24 et qui sera le support des identifications idéales de l'enfant. Autrement dit, ce que nous appelons notre Moi est le résultat de la somme de nos imagos. Les imagos ont 22 Il n'est jamais question ici de séparation physique, géographique, mais de séparation au sens de «défusion», de prise de conscience de son identité personnelle distincte de celle de l'autre. 23 Sigmund Freud (1932). «Sur la sexualité féminine», La Vie sexuelle, PUF, 1969. 24 Jacques Lacan, «Les complexes familiaux», tome VIII de l'Encyclopédie française, Paris,1938 Louise Grenier 10 ici une fonction structurante, organisatrice et déterminante de notre rapport au monde, et singulièrement de nos relations amoureuses. La famille occidentale, malgré ses variations de forme et de style, continue de jouer un rôle primordial dans la transmission de la culture. C'est à l'intérieur de sa famille que le petit humain puise la nourriture symbolique qui lui permet de constituer son «monde» et ses idéaux. Il y trouve aussi matière à fabriquer ses complexes25. Qu'est-ce qu'un complexe? C'est une inscription psychique qui vient fixer dans l’inconscient une certaine relation à l’autre et un certain mode de jouissance propre à un stade donné du développement psychique. Pour Lacan, un complexe représente l'effet sur une personne des relations entre individus d'une même famille. Il reproduit une réalité familiale de deux façons : d'une part, en représentant cette réalité familiale à une certaine étape du développement psychique de l'enfant ; d'autre part, en répétant certaines carences – affectives, narcissiques, communicationnelles - dans le rapport de l'enfant à son entourage. J'utiliserai cette notion pour rendre compte de la répétition de certains choix malheureux d'un objet26 d'amour en l'articulant à celle d'imago27. Afin de mieux saisir la fonction de l'imago dans la vie amoureuse, je reprendrai les cinq formes d'imagos repérées par Lacan, chacune étant reliée à un complexe particulier. Imago maternelle originaire (sein) et complexe du sevrage. Au stade oral le nourrisson vit dans une identification immédiate au sein maternel qu'il vit comme une partie de lui-même. Il s'agit d'une sorte de cannibalisme fusionnel, écrit Lacan, ineffable, sans objet identifié 28 et qui survit dans l'amour le plus évolué. Le sevrage, effet de la culture chez l'humain, est souvent un traumatisme psychique qu'il ne faut pas confondre avec la fin de l'allaitement. Il renvoie également à la rupture du lien de dépendance absolue à la mère et où du même coup l'infans 29 fait l'expérience de son impuissance absolue dans le rapport à l'environnement. Ce qui fait trama ici, ce n'est pas la naissance, ni le 25 Jacques Lacan, «Les complexes familiaux, dans l’Encyclopédie Française, tome VIII, Paris, 1938. 26 Objet devant s'entendre ici non comme chose ou bien de consommation, mais en référence à une personne, un idéal ou un lieu. Exemple : l'on parlera d'objet du désir pour désigner le sein maternel ou la mère. 27 « Le terme imago, qui appartient aussi au vocabulaire de la zoologie pour désigner l'état définitif des insectes à métamorphoses, a été adopté vers 1910 par celui de la psychanalyse (…) Le milieu freudien l'avait pris en particulière considération lors de la publication en 1906, sous le titre d'Imago, d'un roman de l'écrivain suisse Carl Spittelberg (1845-1924), qui devait recevoir le prix Nobel de littérature en 1919. L'auteur y décrivait l'histoire d'un poète, Victor, occupé à s'inventer une femme imaginaire répondant à ses désirs les plus profonds en lieu et place d'une trop prosaïque amoureuse réelle. La parution en 1903 de la Gradiva de Wilhelm Jensen avait déjà ouvert les psychanalystes à ce thème littéraire de la femme d'autant plus fascinante qu'elle est irréelle, ainsi qu'à l'art de s'en forger ou d'en cultiver l'image.» Charles Baladier dans http://robert.bvdep.com/public/vep/Pages_HTML/$EIDOLON2.HTM 28 À ce stade, l'enfant n'est pas un Moi, mais «une bouche» que le sein vient remplir par exemple. 29 Enfant d'avant la parole. Louise Grenier 11 sevrage du sein ou du biberon mais bien la dépendance absolue du petit humain. L'imago maternelle recueille les traces de ce traumatisme originel et constitue un pôle d'attraction parfois irrésistible pour le sujet30. Première crise pour le psychisme immature de l'enfant, le sevrage peut être accepté ou refusé, non pas au sens d'un choix puisque à ce stade, il n'y a pas de moi en mesure de décider quoi que ce soit, mais d'une intention rudimentaire, ambivalente, oscillante, contradictoire. C'est à cette ambivalence primitive que Lacan attribue l'anorexie mentale, la toxicomanie, des malnutritions, des troubles nerveux du système digestif, etc. Dans son abandon à la mort, écrit Lacan, le sujet essaie de retrouver l'imago de la mère, l'illusion fusionnelle des tout premiers débuts. De salutaire, l'imago maternelle devient facteur de mort dans la mesure où l'enfant résiste aux exigences de la culture qui pousse à la séparation et aux progrès de la personnalité. C'est le complexe d'Œdipe qui, avec l'instauration de l'imago paternelle, permettra la répression et la sublimation de cette imago originaire. Sublimée, elle explique la nostalgie du grand Tout dont il reste toujours quelque chose et certains rituels de sépulture qui symbolisent le retour dans la mère. Si l'Imago du sein maternel non sublimée est le vecteur de cette tendance vers la mort, sa contrepartie est l'imago du corps morcelé qui est la conséquence des pulsions agressives de l'enfant sevré et qui précèdent la constitution de l'imago du corps propre au stade du miroir. Imagos du rival vs le complexe de l'intrusion. Au déclin du sevrage, entre six mois et dix-huit mois, s'effectue la reconnaissance par l'enfant de son image dans le miroir. Image du double que le sujet idéalise et à laquelle il s'identifie. À ce stade, l'enfant vit dans un univers mental narcissique. C'est un monde sans autre, qui ne contient que le moi et ses doubles. L'imago du semblable, du frère ou de la sœur est la contrepartie de l'imago du corps propre. Alors que face au miroir – ou au regard de la mère – l'infans peut se voir comme un tout idéalisé31, l'autre enfant est perçue à la fois comme un modèle à imiter et un rival à exclure. Le complexe de l'intrusion rend compte de cette rencontre avec l'autre qui peut susciter jalousie et envie. Il suffit à cet égard d'observer les réactions de l'enfant à la vue de sa mère allaitant son petit frère ou sa petite sœur. L'enfant expérimente son désir d'être à la place de l'intrus ce qui implique des intentions hostiles et la fin de l'illusion fusionnelle. Le frère ou la sœur a donc un rôle traumatique auquel l'efnant pré-œdipien peut réagir par une régression et par une identification à ce modèle archaïque. Notons ici que Lacan introduit la figure du tiers entre la mère et l'enfant non pas par le père, mais par le frère ou le semblable. C'est 30 Être humain, soumis aux lois du langage qui le constituent, et qui se manifeste de façon privilégiée dans les rêves, les lapsus, les actes manqués et les symptômes. Le sujet, en psychanalyse, est le sujet du désir inconscient. 31 L'image du miroir ou image spéculaire lui offre une image idéalisée. Il ne se voit pas comme il est, à savoir dépendant et impuissant, mais en fonction du regard de sa mère qu'il intériorise. Louise Grenier 12 l'Œdipe qui permettra à l'enfant de passer de l'ordre de la mère à celui du père, de l'imaginaire au symbolique, ceci par l'intermédiaire de l'imago paternelle. Imago paternelle et complexe d'Œdipe L'imago paternelle est intégrée à la personnalité psychique – le Moi – au moment de l'instauration de la configuration œdipienne. L'assimilation de cette imago produit deux instances psychiques, le surmoi et l'idéal du moi. Le surmoi a une fonction de répression de l'imago maternelle 32 originaire alors que l'idéal permet la sublimation de cette même imago et une introjectionindemnisation secondaire- de l'imago du parent de même sexe. Il s'agit là d'un remaniement identificatoire qui tient compte de la différence des sexese et des générations. Pour Freud et Lacan, le complexe d'Œdipe définit particulièrement les relations psychiques dans la famille humaine, Rappelonsen les principales composantes : l'enfant de trois à cinq ans dirige ses pulsions sexuelles sur le parent de sexe opposé, pulsions qui ne peuvent qu'être frustrées, voire impossibles à satisfaire, mais cette impossibilité essentielle est attribuée non à son impuissance ou à sa prématuration psychologique, mais plutôt à la présence du tiers paternel. Autrement dit, l'enfant garçon ou fille a besoin de se heurter à un père castrateur qui exerce la fonction de l'interdit. Le conflit se résout par le refoulement de la tendance incestueuse jusqu'à la puberté, par l'idéalisation de l'objet parental désiré et la sublimation de la tendance sexuelle. L'Œdipe est essentiellement un conflit triangulaire chez l'enfant, qui a tous les accents d'une tragédie33, qui réactive les tendances à absorber le sein – donateur de vie-- ou à être absorbé par lui. Autrement dit, l'Œdipe est imprégné des pulsions primitives de fusion avec l'imago maternelle. Pour la fille, le conflit œdipien réactive ce mouvement de régression vers la mère d'avant le sevrage et facilite son identification à l'objet maternel. Le complexe de castration a une origine maternelle, pense Lacan qui le conçoit autrement que comme une menace de perte du pénis ou un préjudice imaginaire pour la fille. En effet, le fantasme de castration représente pour lui la défense du moi narcissique, identifié à l'image du miroir – son double – contre l'angoisse que le désir incestueux suscite. La crise œdipienne n'est pas tant due à l'irruption du désir sexuel infantile qu'au fait qu'elle réactualise l'objet maternel 32 Fantasme de retour au sein maternel que Lacan substitue à la pulsion de mort freudienne. D'où l'importance de la fonction paternelle dans sa théorie, en tant que l'avènement du père dans sa vie prémunit l'enfant contre la tendance au retour dans un état de fusion illusoire avec une mère archaïque. Précisons que celle-ci n'est pas la mère dans la réalité, ni même un objet promptement dit, c'est pourquoi Lacan la désigne sous le nom de Chose, -- das Ding -- , ce qui n'a pas de nom, n'est pas représenté, mais reste la cause d'une nostalgie indicible. 33 À cet égard, il faut relire Œdipe Roi de Sophocle qui a servi à Freud d'argument supplémentaire pour en souligner l'universalité. Impossible d'y échapper en fait ! Car, c'est par l'Œdipe que le petit humain s'humanise et entre dans la grande famille humaine. Sophocle, Tragédies – théâtre complet : Les Trachiniennes Antigone – Ajax – Oedipe-roi – Électre – Philoctète – Oedipe à Colonne – trad. MAZON (Paul), Société d’éd. « Les Belles Lettres », Le Livre de Poche, 1962 Louise Grenier 13 archaïque et les angoisses de mort (de morcellement, de fusion, d'anéantissement) qui lui sont associées. Autrement dit, l'Œdipe est essentiellement mise en scène du désir de fusion avec la mère originaire, ce qui est vécu par le sujet comme un «certain goût pour la mort». D'où les rites religieux et culturels, les interdits qui pèsent sur la sexualité infantile et qui fait barrage à ce mouvement régressif mortifère. Il s'agit d'empêcher le retour vers cet illusoire continuum premier que symbolise l'imago maternelle. Dans la vie psychique, cette fonction d'interdiction – ou prohibition de l'inceste -est imputée au surmoi qui assure ainsi le passage de l'imago maternelle à l'imago paternelle dans le moi 34 . Il y a donc équivalence entre imago et identification. À l'issue de l'Œdipe, l'enfant s'identifie symboliquement au parent en lui empruntant un ou des traits qui le représentent. Ces traits donnent forme particulière à ses relations humaines. Sa conduite révèle et répète inconsciemment la situation psychologique – oubliée -- où se trouvait le parent, objet d'identification, quand elle s'est produite. L'identification à un trait unique est «régressive» car elle est fondée sur un mode oral de relation à l'objet, l'incorporation. Elle est également symbolique car elle est la copie de la situation de l'objet aimé ou non aimé. Un seul trait prélevé sur l'objet réalise le premier marquage du sujet. Ainsi, se différencier, se compter, et peut-être surtout compter pour l'autre, sont des opérations essentielles pour la construction de son identité. Ce type d'identification s'articule avec l'idéal du moi et permet de marquer sa différence. À tire d'exemple, je m'inspirerai d'un texte extrait de La chambre claire de Roland Barthes 35 où il analyse la photographie de sa mère morte. Sa mère vient de mourir. Il cherche dans les photos « la vérité du visage » qu’il avait aimé. Aucune photo ne pourra rendre ce qu’il y a de plus fugitif et de plus essentiel chez la mère disparue. Barthes passe en revue les photographies de sa mère. Sa vérité lui échappe, ce n'est jamais tout à fait elle, ni tout à fait une autre, jusqu'au moment où elle advient de façon inattendue a grâce à un cliché de sa mère à l’âge de cinq ans (1898) dans un Jardin d’Hiver. Observant la petite fille, le narrateur trouve enfin sa mère : «La clarté de son visage, la pose naïve de ses mains, la place qu’elle avait occupée docilement sans se montrer ni se cacher, son expression enfin (…)36»Pour une fois la photographie rejoint l’intensité du souvenir et presque la réminiscence proustienne. Elle saisit, ici, ce que Lacan appelle «le trait unaire», ce trait unique et inqualifiable qui est l’essence d’un être. Devant la photo de sa mère enfant, il se dit : elle va mourir, et il souffre d'une catastrophe qui a déjà eu lieu. 34 Ce qui deviendra ensuite dans la théorie de Lacan, la métaphore paternelle, ou substitution du signifiant du désir de la mère par le désir du père. Un signifiant est ici ce qui représente l'enfant dans le désir de la mère, par exemple, l'enfant représente le phallus de la mère, le phallus étant tout ce qui peut satisfaire la mère. Dans ce livre, je me limite à trois cas de figure : l'enfant-miroir, l'enfant-phallus promptement dit, enfant- sujet. Voir p. 35 Roland Barthes, La chambre claire, notes sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma Gallimard, 1979 36 Ibid., p. 107. Louise Grenier 14 Et je la découvris. La photographie était très ancienne. Cartonnée, les coins mâchés, d'un sépia pâli, elle montrait à peine deux jeunes enfants debout, formant groupe, au bout d'un petit pont de bois dans un Jardin d'Hiver au plafond vitré. Ma mère avait alors cinq ans (1898), son frère en avait sept. Lui appuyait son dos à la balustrade du pont, sur laquelle il avait étendu son bras ; elle, plus loin, plus petite, se tenait de face ; on sentait que le photographe lui avait dit : «Avance un peu, qu'on te voie" ; elle avait joint ses mains, l'une tenant l'autre par un doigt, comme font souvent les enfants, d'un geste maladroit. Le frère et la sœur, unis entre eux, je le savais, par la désunion, qui devaient divorcer peu de temps après, avaient posé côte à côte, seuls, dans la trouée des feuillages et des palmes de la serre (c'était la maison où ma mère était née, à Chennevières-surMarne). " J'observai la petite fille et je retrouvai enfin ma mère 37.. Ce trait se distingue en ceci qu'il a pour l'enfant un effet de «dit premier». Il y a en effet des paroles de cette nature, auxquelles le sujet s'identifie et qui anticipent son destin. «Tu es la prunelle de mes yeux», «Tu seras mon bâton de vieillesse»», disait un père à sa fille. Ces paroles fonctionnent comme idéal inscrit, signifiant du désir du père qui décide implacablement de son destin. On voit là la puissance de la parole de l'autre – ou de son langage – dans la désignation de soi. Une identification symbolique nourrit l'idéal du moi pour faire apparaître ce qu'il pense ou être à la place de ce qu'il est. 37 Ibid., p. 107. Louise Grenier 15