la banque coopérative peut-elle devenir une alternative à la
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la banque coopérative peut-elle devenir une alternative à la
LA BANQUE COOPÉRATIVE PEUT-ELLE DEVENIR UNE ALTERNATIVE À LA FINANCE CAPITALISTE ? Daniel Bachet Direction et Gestion (La RSG) | La Revue des Sciences de Gestion 2012/3 - n° 255-256 pages 97 à 102 Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.30.198 - 26/09/2012 15h14. © Direction et Gestion (La RSG) Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-des-sciences-de-gestion-2012-3-page-97.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Bachet Daniel, « La banque coopérative peut-elle devenir une alternative à la finance capitaliste ? », La Revue des Sciences de Gestion, 2012/3 n° 255-256, p. 97-102. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Direction et Gestion (La RSG). © Direction et Gestion (La RSG). 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La Revue des Sciences de Gestion, Direction et Gestion n° 255-256 – Finance La banque coopérative peut-elle devenir une alternative à la finance capitaliste ?* Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.30.198 - 26/09/2012 15h14. © Direction et Gestion (La RSG) L Daniel BACHET Professeur de sociologie à l’Université d’Évry, Chercheur au Centre Pierre Naville France es banques coopératives rassemblent dans les années récentes en Europe 37 millions de membres sociétaires, 100 millions de clients et 4000 banques locales, soit la moitié des établissements de crédit. Leur place est particulièrement importante en Allemagne (avec la DZ en tête de réseau) ou en France avec plus de 40 % de dépôts. Les banques issues de la tradition coopérative occupent en France aujourd’hui une place majeure dans la banque de détail tout comme dans la banque d’investissement. Ces banques ont vu confirmer leur statut « spécial » par la loi bancaire du 24 janvier 1984. Ce statut est celui de société coopérative bancaire de droit privé. Les clients qui sont des personnes physiques et/ou morales ont aussi le statut d’associés et détiennent le capital. Les banques Populaires, le Crédit Agricole et le Crédit Mutuel, pour ne citer que les plus connues, se constituent respectivement en 1878, 1894 et 1899 afin de rendre accessibles les services bancaires et le crédit aux populations qui en sont exclues (paysannerie pauvre, petite bourgeoisie, catégories ouvrières) et dont le seul recours possible était l’usure. Ces banques s’inscrivent dans le mouvement coopératif qui émerge d’abord en Allemagne au cours du XIXe siècle et se développe par la suite. Le Crédit Agricole (et sa filiale LCL, ex-Crédit Lyonnais), le groupe BPCE (issu de la fusion des Banques Populaires et des Caisses d’Épargne) ou le Crédit Mutuel sont progressivement devenus de véritables groupes financiers. Certains se sont engagés récemment dans les dérives de la finance libéralisée et en ont même été parfois les agents actifs. C’est le cas par exemple du Crédit Agricole et des Banques Populaires et Caisses d’Épargne avec Natixis, leur véhicule coté étant directement impliqué dans la crise des subprimes à travers sa filiale américaine CIFG. * Une version de cet article en langue anglaise sera publiée avec l’autorisation de notre revue dans l’ouvrage à paraître en 2013 sous la direction de William Barnett and Fredj Jawadi (Eds), International Symposia in Economic Theory and Econometrics: Recent Developments in Alternative Finance: Empirical Assessments and Economic Implications, Emerald Publishing, Bingley, UK, 2013. mai-août 2012 Dossier II Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.30.198 - 26/09/2012 15h14. © Direction et Gestion (La RSG) par Daniel Bachet La Revue des Sciences de Gestion, Direction et Gestion n° 255-256 – Finance Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.30.198 - 26/09/2012 15h14. © Direction et Gestion (La RSG) En principe, les finalités, les valeurs et la gouvernance de ces banques ne sont pas identiques à celles des banques capitalistes classiques orientées vers la seule maximisation du rendement financier à court terme. L’idée affichée depuis les origines du mouvement coopératif est profondément « démocratique » puisqu’un homme (une femme) = une voix et que le concept de « propriété collective » reste toujours d’actualité. Dès lors comment concevoir que certains dirigeants de ces établissements aient eu pour priorité ces dernières années de développer des stratégies de croissance avec pour seul objectif de devenir toujours plus puissants et de se verser des salaires comparables à ceux des dirigeants des grandes banques capitalistes ? Les revenus du directeur général du Crédit mutuel ont atteint en effet 1,370 million d’euros en 2007 et ceux du directeur général de Crédit Agricole SA ont été de 1,666 million d’euros en 2010. Qu’a-t-on fait du profit et le contrôle des processus de décision demeure-t-il dans les mains des sociétaires ? La question qui se pose est donc celle du mode d’organisation des pouvoirs et des processus de décision c’est-à-dire de la démocratie. C’est aussi la question de la véritable finalité institutionnelle des banques issues de la tradition coopérative dès lors que celle-ci ne semble plus toujours s’orienter vers un exercice alternatif du métier de banquier. 1. L es fondements de la banque issue de l’économie sociale La logique des banques de l’économie sociale et solidaire est étroitement liée à la philosophie de la coopérative. À l’origine de la mise en œuvre de la production des biens et des services se trouvent les différents membres du collectif. Ceux-ci sont aussi les bénéficiaires de la production. Ils sont propriétaires et bénéficiaires, c’est-à-dire sociétaires et usagers. La finalité n’est pas la rémunération du capital mais l’amélioration du sort des populations par la mise en commun de ressources. C’est la pérennité de l’entreprise qui est visée et la rentabilité ne s’exprime que sur le long terme. L’actionnaire n’a pas d’existence spécifique dans ce modèle puisque la création de valeur est destinée au collectif, les résultats étant réinvestis dans la coopérative. Le principe démocratique gouverne la gestion de ces organismes car les coopératives sont détenues et contrôlées par leurs sociétaires qui élisent leurs représentants dans les instances statutaires. Durant la crise de 2008, des flux importants de capitaux se sont un peu plus orientés vers les banques coopératives. On peut penser que la recherche moins exacerbée de profit que dans les banques classiques et la plus grande stabilité d’établissements dont l’objectif est la pérennité de l’organisation ont été les raisons principales de ces adhésions. Deux autres points majeurs méritent d’être soulignés. Dossier II D’une part, l’activité bancaire de type coopératif est plus engagée vers le financement de la production et de la commercialisation et d’autre part, le banquier s’implique davantage directement dans les activités de production ou bien construit une relation de proximité avec les entreprises concernées. Sandrine Ansart et Virginie Monvoisin rappellent ces dimensions structurantes des banques coopératives : « La place de la communauté, le développement d’une territorialité renforcent les liens, la fréquence des contacts, des échanges d’information, la compréhension des activités, une vision partenariale de la relation, l’établissement d’une confiance réciproque fondée a priori sur des principes communs » (S. Ansart et V. Monvoisin, 2011, p.205). Les modes de financement proposés par l’économie coopérative bancaire semblent en mesure de répondre à des besoins que la finance de marché ne peut satisfaire. Moins prisonnier du court terme et de la recherche d’une rentabilité démesurée, cette finance est en capacité de s’organiser selon des principes importés du modèle démocratique. Elle génère d’autres formes d’organisation productive et sociale. L’enjeu est de produire à l’endroit où les citoyens consomment et de consommer près des lieux de production. La coopération se développe localement, de manière décentralisée et horizontale au sein de circuits courts et distribués, afin de veiller à une meilleure réappropriation du produit. Compte tenu de ces valeurs et de ces pratiques de solidarité et de démocratie, pourquoi les dirigeants de grandes banques coopératives (Banques Populaires-Natixis, Crédit Agricole, Crédit Mutuel, Caisses d’Épargne-Natixis) ont-ils cédé à la tentation de copier les comportements des banques classiques en s’engageant dans des dérives financières totalement opposées à leur philosophie d’origine ? Conscients de ces dérives, des individus ou des groupes organisés se sont mis en mouvement pour recadrer les missions de ces banques. C’est ainsi qu’un collectif, « Agir pour une économie équitable », vient récemment de se créer en France pour entraîner ses électeurs à être présents et actifs dans les assemblées générales des banques coopératives et mutualistes. Il s’agit d’inciter les sociétaires à exiger de ces banques une utilisation de leurs dépôts et de leur épargne en faveur d’actions d’intérêt général, respectueuses de la dignité des personnes (S. Mayer et J.-P. Caldier, 2007). 2. L es dérives des banques coopératives La dérèglementation des marchés des biens et des services (libre-échange), la dérégulation financière (financiarisation de l’économie) et le nouveau gouvernement d’entreprise (corporate governance) qui donne tout pouvoir aux détenteurs de capitaux sont les trois composantes de la nouvelle configuration économique et sociale qui se met en place à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Dans cette nouvelle configuration, mai-août 2012 Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.30.198 - 26/09/2012 15h14. © Direction et Gestion (La RSG) Financer autrement ? 98 Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.30.198 - 26/09/2012 15h14. © Direction et Gestion (La RSG) liberté d’action. Les représentants des sociétaires ne pourront exprimer un désaveu à l’égard des professionnels que face à de mauvais résultats économiques. On peut comprendre que les dirigeants salariés agissent dans le sens des intérêts des sociétaires dès lors que les primes sont liées aux performances annuelles ou pluriannuelles. La « technostructure » salariée prend néanmoins de plus en plus d’importance au regard de la hiérarchie « politique ». Certes les conditions d’attribution des primes dépendent d’objectifs quantifiés et fixés au nom des sociétaires ou par le conseil d’administration. Elles ne dépendent pas des marchés financiers. L’entrée en bourse des groupes ou de leurs filiales va pourtant introduire une composante actionnariale et des liens plus étroits avec les marchés financiers. Cela a été le cas avec l’introduction du Crédit Agricole en 2001 ou avec la création de Natixis, filiale des Banques Populaires cotée en bourse. Le modèle coopératif en est déstabilisé car il y a bien introduction d’une société anonyme et apparition de nouveaux agents, les actionnaires. La croissance externe, en lien direct avec l’introduction en bourse, produit de nouveaux comportements et de nouvelles approches en termes d’organisation, de rapport au client, de portefeuille de produits proposés et de valeurs. Dans le prolongement de ces logiques, la question cruciale de l’évolution des fonds propres des banques coopératives a été soulignée par Sandrine Ansart et Virginie Monvoisin : « Les normes réglementaires et les nouveaux accords de Bâle III n’intègrent pas toutes les spécificités des banques coopératives et risquent de les plonger d’autant plus dans des exigences et des comportements similaires aux banques capitalistes » (S. Ansart et V. Monvoisin, op.cit., p.216). Pourtant, Philippe Naszályi a justement indiqué que les établissements mutualistes comme le Crédit Mutuel, les Banques Populaires ou le Crédit Agricole disposaient d’un ratio de solvabilité (ratio Cooke) supérieur à 10 % alors que la norme fixée est de 8 %. De même, le ratio de solvabilité dit « core tier one », présenté comme pivot de la réforme Bâle III s’établit à 9% pour le Crédit Agricole, 10% pour PBCE et 11,5% pour le Crédit Mutuel, soit bien au-dessus des seuils exigés (Ph. Naszályi, 2011). Cela montre que la forme bancaire coopérative et mutualiste apporte jusqu’à ce jour les garanties et les sécurités souhaitables. L’association Attac et Les Amis de la terre viennent de publier en novembre 2011 un rapport de notation citoyenne des banques. Ces dernières sont jugées sur leur comportement dans les cinq domaines d’impact de leur activité : la stabilité financière, leurs usages-clients, leurs salariés, l’environnement et les populations locales et la démocratie. « Deux petits établissements coopératifs, le Crédit Coopératif et La Nef (qui n’est pas encore une banque à part entière), se distinguent par leur fidélité à leurs idéaux coopératifs et solidaires. L’un comme l’autre sont loin devant le reste des banques, tant par leur prise en compte des conséquences sociales et environnementales de leurs pratiques, que par leurs politiques commerciales et de prise de risques. À noter que ces acteurs mai-août 2012 Dossier II Financer autrement ? les banques de l’économie sociale vont jouer elles aussi la carte de l’internationalisation. L’entrée en bourse du groupe ou de ses filiales et le développement par croissance externe constituent une forme de rupture avec les caractéristiques majeures du modèle coopératif bancaire. La banque coopérative était attachée au cercle de proximité, au collectif et à la communauté d’intérêts. Le sociétaire (ou l’adhérent) est en principe le personnage-clé du fonctionnement coopératif. Avec l’internationalisation des banques, les usagers ne sont plus tout à fait des sociétaires et s’ils le deviennent, ils ne respecteront pas pour autant les modèles de base du système coopératif. Dans le cadre d’une croissance des établissements qui s’accentue et qui dilue les pouvoirs, comment ces usager– sociétaires pourraient-ils continuer à exercer leur action lors des assemblées générales en respectant le principe un individu = une voix, en particulier lorsqu’il s’agit de définir les orientations stratégiques de la banque ? La participation aux votes des sociétaires dans les assemblées générales des caisses locales dépasse rarement 5 %. Seuls la Nef et le Crédit Coopératif en France ont un nombre de votants supérieur à 10 %. Ce taux de participation peu significatif s’explique par la faiblesse de la capacité des sociétaires à peser sur les décisions et à percevoir un impact immédiat sur la situation de chacun (A. Rousseau et Y. Regnard, 2011). De fait, la démocratie représentative l’emporte nettement sur la démocratie participative. Concernant le mode de gouvernement, les fonctions de présidence et de direction sont dissociées. Les sociétaires participent à l’élection de leurs représentants, c’est-à-dire les administrateurs, qui vont ensuite eux-mêmes élire un président. La coopérative peut également retenir dans ses statuts la mise en place d’un conseil de surveillance et d’un directoire, formule préconisée pour les sociétés de capitaux. Ce choix conduit le plus souvent à la professionnalisation très forte des fonctions de direction et de contrôle et atténue le caractère démocratique du système coopératif. Alors que le président est élu au sein d’une fédération parmi les sociétaires puis parmi les administrateurs, le directeur est désigné et il est salarié. Il dirige la structure salariée et organise les activités nécessaires pour mettre en œuvre les orientations fixées par la structure politique. Dans le cas des banques coopératives, le président n’est pas porteur de parts sociales. Il n’exerce pas une fonction ouvrant droit à une rémunération mais il peut recevoir une indemnité pour le temps et l’énergie déployés. Cette approche fondée sur le bénévolat ne correspond pas toujours à la réalité. Ainsi les montants perçus par le président du conseil d’administration du Crédit Agricole en 2006 se sont élevés à 288 000 € de rémunération fixe, 16 500 € de jetons de présence et 141 000 € d’avantages divers (C. Collette et B. Pigé, 2008). Les droits individuels permettent formellement à chaque sociétaire de faire entendre son point de vue mais ces droits ne lui donnent pas réellement la possibilité de contrôler les dirigeants salariés. Ce sont en fait ces professionnels qui disposent d’une grande 99 Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.30.198 - 26/09/2012 15h14. © Direction et Gestion (La RSG) La Revue des Sciences de Gestion, Direction et Gestion n° 255-256 – Finance La Revue des Sciences de Gestion, Direction et Gestion n° 255-256 – Finance sont cependant très différents l’un de l’autre : ainsi le Crédit Coopératif, quoiqu’assez exemplaire sur un certain nombre de ses politiques, est néanmoins membre du groupe BPCE, qui a refusé de répondre à notre questionnaire, et fait l’objet de nombreuses controverses quant à ses pratiques » (Attac et Les Amis de la terre, 2011, p.1). Ainsi, avec les nouvelles formes de rationalisation, il semble bien que l’évolution des structures bancaires ait conduit les technostructures dirigeantes à se professionnaliser. Celles-ci, faisant alliance avec les technostructures politiques, se sont adaptées aux finalités de l’économie marchande et aux réglementations imposées en faisant souvent passer au second plan les valeurs des élus et donc des sociétaires. 3. R evenir vers le projet coopératif et opérer des refondations indispensables Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.30.198 - 26/09/2012 15h14. © Direction et Gestion (La RSG) Le modèle coopératif bancaire français puise sa force et sa légitimité dans le contrôle mutuel des salariés-sociétaires qui avait su durant de longues périodes se dégager d’une domination actionnariale étouffante. Durant les quatre dernières décennies, la déréglementation de l’économie a donné la preuve que la concurrence généralisée n’était pas le meilleur moyen de créer des richesses et de les répartir. Elle a affecté et même déstabilisé le secteur de l’économie sociale et solidaire. C’est donc le mythe de la « concurrence » qu’il faut remettre en question mais aussi celui de l’agent libre et autodéterminé qui lui est associé. Il faut enfin revoir la conception de l’entreprise conçue comme un « nœud de contrats » dont les détenteurs de capitaux seraient en dernière analyse les seuls propriétaires. La crise économique et financière récente a produit des effets délétères qui interrogent l’approche économique standard dont Léon Walras avait en son temps formulé les grands principes. Depuis déjà longtemps il était pourtant devenu de plus en plus manifeste que l’autorégulation (ou l’auto-équilibration) des marchés ne relevait pas de la science mais plutôt d’un dogme. Les « marchés » ne sont pas des êtres naturels dans la mesure où ils sont le produit d’évolutions sociales et historiques complexes qui engagent de multiples agents porteurs d’intérêts particuliers mais aussi de nombreuses institutions. Pour garantir l’existence des marchés, il faut préalablement des arrangements institutionnels spécifiques. Une transaction entre deux ou plusieurs agents est d’abord un transfert légal de propriété avant d’être un transfert physique ou un échange de biens. Le transfert auquel donne lieu l’échange ne porte sur des objets que parce qu’il porte sur des droits. Autrement dit, le marché suppose que les agents acceptent l’existence de droits de propriété sur les biens qui font l’objet de l’échange. Ces droits sont codifiés par des institutions et dépendent de normes et de règles collectives qui s’imposent aux agents selon des modalités qui peuvent être diverses. Le marché est donc une Dossier II institution complexe, non réductible à des relations bilatérales et qui constitue une relation durable dans le temps. Loin d’être un fait naturel, il s’agit d’un construit social dont les formes peuvent être très variées (B. Coriat et O. Weinstein, 2005). Il en est de même de la notion de « concurrence » qui demande à être repensée et refondée. On sait que Léon Walras postule un équilibre entre les demandes des uns et la capacité des autres à y répondre. Avec Vilfredo Pareto, cet équilibre deviendra « par nature » à la fois économique et social. De plus, l’information doit être parfaite et complète comme si les agents étaient tous omniscients. Or, on sait aussi qu’il existe des imperfections et des asymétries dans l’information des agents. Dès lors que l’on admet que les marchés ne sont plus systématiquement efficients et que la concurrence est souvent déstabilisatrice, il faut admettre dans le même temps que l’intervention publique peut et doit devenir nécessaire. Enfin le modèle d’un « agent individuel », pivot de l’équilibre général dont les réactions seraient prévisibles dans tout contexte et dans toute situation a été invalidé depuis longtemps. En fait, nos préférences sont déterminées par le contexte du choix (le framing effect) ou par notre richesse matérielle (l’endowment effect). Notre système cognitif réagit plus à des pics qu’à des évolutions progressives, et l’introduction d’éléments nouveaux entraîne en permanence une reconfiguration de nos modèles de choix (J. Sapir, 2006). L’homo oeconomicus reste cependant une fiction nécessaire à l’idéologie de la concurrence libre et du marché autorégulateur. Comme l’écrit Jean-Luc Gréau : « il permet tout autant de maintenir l’illusion de la réciprocité que de raccommoder le marché avec la société démocratique » (J.-L.Gréau, 2008, p. 214). La confrontation quotidienne avec la réalité souligne pourtant le décalage entre le discours néoclassique et les faits. Les logiques économiques modernes propres au salariat ne sont pas compatibles avec la vision d’un monde d’individus libres et égaux. Dans le cadre du marché du travail par exemple, le salarié se situe dans un état de dépendance et de subordination vis-àvis de l’employeur qui achète son temps et sa force de travail. Pour valider l’idée selon laquelle les individus sont libres et rationnels, il fallait construire le personnage fictif de l’homo oeconomicus en faisant disparaître les agents concrets que sont les entrepreneurs, les capitalistes, les épargnants, les consommateurs ainsi que les salariés et les employeurs. À partir du moment où disparaissaient les agents de l’économie réelle, il était possible de construire des fictions et des abstractions c’est-à-dire des discours purement spéculatifs. La question pertinente est donc celle des règles et des conditions qui permettent à chaque individu concret de rechercher un intérêt qui soit convergent avec l’intérêt d’autrui et de favoriser les mobiles qui associent souci de soi et souci d’autrui. Replacer l’agent au cœur de l’économie signifie clairement que la liberté individuelle ne peut être le point de départ pour construire une société solidaire et humaine. Aucun individu ne fixe à partir de lui seul ses normes de pensée et ses comportements sociaux car aucun être humain n’est entièrement autodéterminé. mai-août 2012 Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.30.198 - 26/09/2012 15h14. © Direction et Gestion (La RSG) Financer autrement ? 100 Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.30.198 - 26/09/2012 15h14. © Direction et Gestion (La RSG) L’avenir du financement social et solidaire est indissociable de la finalité des structures productives qui créent les richesses (au sens de biens et de services et non de valeur financière), c’est-à-dire les entreprises. Refonder l’entreprise pour construire une véritable démocratie économique implique comme préalable d’assigner à l’entreprise une finalité institutionnelle qui n’est plus le profit, même si celui-ci reste un impératif puisqu’il faut bien rémunérer le capital utilisé par les entreprises, puis en tirer toutes les leçons en termes d’organisation des pouvoirs et de nouvelle efficacité économique et sociale. Le pouvoir dans l’entreprise ne peut plus provenir de la seule propriété des titres de capital émis par les sociétés commerciales servant de support juridique aux entreprises. Autrement dit, changer de logique économique et sociale suppose de laisser les droits de propriété sur les actions à leur place : le capital doit être rémunéré mais sa rémunération n’est pas la finalité de l’entreprise. Et dans la poursuite de cette finalité, c’est l’ensemble des coûts générés par les décisions qui doit être pris en compte, seule manière de décharger la collectivité du rôle qui lui est imposé aujourd’hui et auquel elle a du mal à faire face (D. Bachet, 2007). Après la présentation et l’analyse du fonctionnement des banques issues de l’économie sociale et solidaire mais aussi de leurs dérives, nous terminerons en indiquant les voies possibles d’une autre manière de financer l’économie et les entreprises. Ces banques pourraient être une source d’inspiration pour transformer la finance capitaliste. L’objectif serait alors de gérer au mieux l’épargne pour financer un développement plus harmonieux et durable tout en favorisant la création d’emplois utiles pour la collectivité. 4. Les conditions de la réussite Les alternatives à la manière de financer propres au néo-libéralisme se construisent dans la mise en place de banques sociales et solidaires plus démocratiques qui obéissent à des finalités moins orientées par le profit et dans l’impossibilité des uns de s’enrichir au détriment des autres. Mais elles sont potentiellement en œuvre également dans la remise en cause des finalités de la banque capitaliste, instrument privilégié du capitalisme financier. La financiarisation a transféré à une trentaine de banques géantes des États-Unis, de l’Europe et du Japon la responsabilité majeure dans la commande de la reproduction du système d’accumulation. Dans le cadre de l’oligopole bancaire, les « marchés » ne sont rien d’autre que les lieux où se déploient les stratégies de ces agents dominant la scène économique et sociale. Ce sont donc ces banques qui, avec leurs énormes capacités financières orientées vers les actionnaires et les dirigeants, structurent les rapports sociaux et économiques, c’est-à-dire les déterminants du travail et de l’emploi. C’est donc au cœur de ce système qu’il faut construire d’autres finalités institutionnelles pour les banques, d’autres critères de pilotage et une autre organisation des pouvoirs. mai-août 2012 Dossier II Financer autrement ? Cette liberté individuelle ne peut constituer que le résultat et la visée de tout projet collectif (J. Généreux, 2009). L’idéal d’autonomie des êtres humains est l’objectif à atteindre dans le cadre d’une construction sociale et politique. La liberté et la responsabilité ne sont pas des données de la nature humaine ; elles sont un projet et un effet de la société. Si l’agent cherche son intérêt comme le postule la théorie de l’homo oeconomicus, il ne faut pas oublier que celui-ci est indissociablement lié à l’intérêt d’autrui. Autrement dit l’enjeu est de mettre en place les règles et le contexte qui favorisent un arbitrage en faveur de la coopération et de la solidarité plutôt que de la compétition et de la concurrence. Dans la sphère économique, la concurrence n’est pas le meilleur moyen de créer des richesses et de les répartir. Celle-ci conduit rapidement à la constitution de groupes sociaux dominants ou d’oligarchies qui utilisent la prédation et la captation des richesses à leur seul avantage. Si les règles actuelles de l’économie ne correspondent plus aux attentes de l’humanité, ce sont ces règles de fonctionnement et ces finalités qu’il faut changer sur la base d’une démocratisation de toutes les institutions. Il n’est pas question de nier le besoin de compétition qui est probablement l’une des composantes de l’anthropologie humaine mais de le réorienter vers des émulations et des créativités pour mieux répondre à tous les besoins humains, matériels et culturels ou symboliques, au lieu de concurrences destructrices. Les forces du marché laissées à elles-mêmes poussent systématiquement vers une concentration du capital et ne seront contenues que par la puissance d’une contre-force analogue, orientée par une intervention démocratique redéfinissant les règles du jeu. La démocratie se construit dans la dynamique des rapports sociaux et d’échange. C’est elle qui permet d’étendre les relations de coopération et de transparence et le dépérissement corrélatif des logiques de concurrence. Or, c’est bien le modèle des institutions de l’économie sociale et solidaire qui est susceptible de dessiner les institutions cohérentes avec un tel projet. Les formes de financement propres à l’économie sociale et solidaire ne pourront donc prendre leur essor et leur plein développement que si la logique principale de nos sociétés n’est plus indexée exclusivement sur la logique du profit. Le profit est certes un impératif aussi bien pour une banque coopérative que pour une société coopérative de production (Scop) ou pour une société anonyme de capitaux. Mais alors que les institutions de l’économie sociale et solidaire assignent d’abord à l’entreprise une mission de production de biens et/ou de services répondant à des besoins sociaux, les sociétés privées continuent de privilégier le profit et la rentabilité des capitaux compte tenu de ce que sont les règles du jeu en vigueur. Ce sont donc ces règles du jeu qu’il faut refonder en assignant aux sociétés privées une autre logique institutionnelle que la recherche du seul profit. Cela implique de « faire exister » l’entreprise (structure productive) jusqu’à ce jour confondue avec l’entité juridique (la société) qui seule dispose d’une personnalité morale (J.-Ph. Robé, 1999 et P.-L.Brodier, 2001). 101 Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.30.198 - 26/09/2012 15h14. © Direction et Gestion (La RSG) La Revue des Sciences de Gestion, Direction et Gestion n° 255-256 – Finance La Revue des Sciences de Gestion, Direction et Gestion n° 255-256 – Finance Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.30.198 - 26/09/2012 15h14. © Direction et Gestion (La RSG) Ainsi, l’économiste Frédéric Lordon, après avoir montré la nécessité, dans un premier temps, de procéder à une nationalisation des banques, propose-t-il de reconnaître le principe même de la délégation-concession de l’émission monétaire et de la placer sous un principe de service public (F. Lordon, 2009). Les concessionnaires de l’émission monétaire ne sauraient être des sociétés privées par actions mais des organisations à profitabilité encadrée. Il serait alors possible d’envisager pour les banques un contrôle public local par les parties prenantes que sont les salariés, les entreprises, les associations, les collectivités locales et les représentants locaux de l’État. Ces agents et institutions n’auraient pas le pouvoir direct sur le crédit mais auraient un pouvoir de suivi, d’orientation, de validation et de recadrage de la stratégie bancaire.La multiplicité et l’autonomie opérationnelle des concessionnaires de l’émission monétaire inscriraient les parties prenantes dans des formes institutionnelles allongées relevant non plus d’un pôle unifié du crédit mais d’un système socialisé du crédit. Face à la concurrence-cupide impulsée par les forces irrésistibles des marchés financiers qui recherchent toujours le profit le plus élevé, les banques seraient tenues par un cadre règlementaire dans lequel la profitabilité serait limitée. Il s’agirait en fait de repolitiser dans l’univers économique ce qui avait été dépolitisé par les logiques capitalistes. Ce qui signifie clairement la remise en cause du suffrage censitaire qui a proportionné la possibilité d’intervention des agents à leur seule capacité patrimoniale. Conclusion Avec la socialisation du crédit et la transformation de la banque capitaliste en banque partenariale alternative, il serait possible d’introduire dans les organes de gouvernement le principe coopératif et démocratique (un homme ou une femme = une voix) à côté du principe plus classique et non démocratique (une action= une voix). À défaut de toucher ce centre névralgique, les rapports sociaux propres au capitalisme financier se reconstitueront en permanence dans tous les autres espaces de la vie économique et politique et parasiteront toute tentative de « financer, de produire et de consommer autrement ». On peut penser en effet que les rapports sociaux, économiques et politiques qui ont produit la banque capitaliste ne laisseront pas se développer pleinement les formes alternatives qui seraient susceptibles de s’épanouir avec la finance solidaire. Cette mutation ne pourra s’engager qu’avec la volonté politique d’étendre la mutation des banques et des entreprises capitalistes. On peut imaginer par exemple la création d’un fonds souverain coopératif qui soit en mesure de prendre le contrôle de nombreuses entreprises dans tous les secteurs industriels et d’assurer des augmentations de capital en vue de financer le nouveau système coopératif (A. Montebourg, 2010). Dossier II L’autre finance ne doit donc pas rester un domaine alternatif et marginal. Il faut s’inspirer des valeurs et des règles qu’elle porte pour reconstruire l’économie sur d’autres fondements, au service des hommes et des femmes et non plus à leur détriment. Bibliographie Attac et Les Amis de la terre, Les banques sous pression citoyenne, l’heure de rendre des comptes, Synthèses, novembre 2011. Ansart Sandrine et Monvoisin Virginie, « L’altération du métier du banquier », in Bachet Daniel et Naszályi Philippe (dir.), L’autre finance. Existe-t-il des alternatives à la banque capitaliste ?, Éd. du Croquant, octobre 2011. Bachet Daniel, Les Fondements de l’entreprise, Construire une alternative à la domination financière, Éditions de l’Atelier, 2007. Brodier Paul-Louis, La VAD, La Valeur Ajoutée Directe, Une approche de la gestion fondée sur la distinction entre société et entreprise, AddiVal, Montpellier, 2001. Collette Christine et Pigé Benoît, Économie sociale et solidaire, Gouvernance et contrôle, Dunod, 2008. Coriat Benjamin et Weinstein Olivier, « La construction sociale des marchés », La lettre de la régulation, septembre 2005. Généreux Jacques, L’autre société, À la recherche du progrès humain – 2, Éditions du Seuil, 2009. Gréau Jean-Luc, La trahison des économistes, Gallimard, Le débat, 2008. Lordon Frédéric, La crise de trop, reconstruction d’un monde failli, Fayard, Paris, 2009. Mercanti-Guérin Maria, Crise du secteur bancaire et portrait de la banque idéale : une étude menée auprès des jeunes consommateurs, La Revue des Sciences de Gestion, 2011/3-4, n°249-250, pages 55-61. I.S.B.N. 9782916490298 Naszályi Philippe, « L’autre finance bancaire » in Bachet Daniel et Naszályi Philippe (dir.), L’autre finance. Existe-t-il des alternatives à la banque capitaliste ?, Éd. du Croquant, octobre 2011. Mayer Sylvie et Caldier Jean-Pierre (sous la direction de), Le guide de l’économie équitable, Fondation Gabriel Péri, Paris, 2007. Montebourg Arnaud, Des idées et des rêves, Flammarion, 2010. Pareto Vilfredo, (1896/97), Cours d’économie politique, dans G.-H. Bousquet et G. Busino (ed.), Robé Jean-Philippe, L’entreprise et le droit, PUF, Que sais-je ? Paris, 1999. Rousseau André et Regnard Yann, « La gouvernance d’une banque coopérative », in Bachet Daniel et Philippe Naszályi (dir.), L’autre finance. Existe-t-il des alternatives à la banque capitaliste ?, Éd. du Croquant, octobre 2011. Sapir Jacques, « La concurrence, un mythe », Le Monde diplomatique, 2006. Walras Léon (1988), Éléments d’économie politique pure, vol. VIII des Oeuvres économiques complètes, préparé par C. Mouchot, Paris, Economica. mai-août 2012 Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.30.198 - 26/09/2012 15h14. © Direction et Gestion (La RSG) Financer autrement ? 102