la banque coopérative peut-elle devenir une alternative à la

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la banque coopérative peut-elle devenir une alternative à la
LA BANQUE COOPÉRATIVE PEUT-ELLE DEVENIR UNE
ALTERNATIVE À LA FINANCE CAPITALISTE ?
Daniel Bachet
Direction et Gestion (La RSG) | La Revue des Sciences de Gestion
2012/3 - n° 255-256
pages 97 à 102
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Bachet Daniel, « La banque coopérative peut-elle devenir une alternative à la finance capitaliste ? »,
La Revue des Sciences de Gestion, 2012/3 n° 255-256, p. 97-102.
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Financer autrement ?
La Revue des Sciences de Gestion, Direction et Gestion n° 255-256 – Finance
La banque coopérative
peut-elle devenir une alternative
à la finance capitaliste ?*
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L
Daniel BACHET
Professeur de sociologie à l’Université d’Évry,
Chercheur au Centre Pierre Naville
France
es banques coopératives rassemblent dans les années
récentes en Europe 37 millions de membres sociétaires,
100 millions de clients et 4000 banques locales, soit la
moitié des établissements de crédit. Leur place est particulièrement importante en Allemagne (avec la DZ en tête de réseau)
ou en France avec plus de 40 % de dépôts.
Les banques issues de la tradition coopérative occupent en
France aujourd’hui une place majeure dans la banque de détail
tout comme dans la banque d’investissement. Ces banques ont
vu confirmer leur statut « spécial » par la loi bancaire du 24 janvier
1984. Ce statut est celui de société coopérative bancaire de
droit privé. Les clients qui sont des personnes physiques et/ou
morales ont aussi le statut d’associés et détiennent le capital.
Les banques Populaires, le Crédit Agricole et le Crédit Mutuel,
pour ne citer que les plus connues, se constituent respectivement
en 1878, 1894 et 1899 afin de rendre accessibles les services
bancaires et le crédit aux populations qui en sont exclues (paysannerie pauvre, petite bourgeoisie, catégories ouvrières) et dont
le seul recours possible était l’usure. Ces banques s’inscrivent
dans le mouvement coopératif qui émerge d’abord en Allemagne
au cours du XIXe siècle et se développe par la suite.
Le Crédit Agricole (et sa filiale LCL, ex-Crédit Lyonnais), le groupe
BPCE (issu de la fusion des Banques Populaires et des Caisses
d’Épargne) ou le Crédit Mutuel sont progressivement devenus de
véritables groupes financiers. Certains se sont engagés récemment dans les dérives de la finance libéralisée et en ont même
été parfois les agents actifs. C’est le cas par exemple du Crédit
Agricole et des Banques Populaires et Caisses d’Épargne avec
Natixis, leur véhicule coté étant directement impliqué dans la
crise des subprimes à travers sa filiale américaine CIFG.
* Une version de cet article en langue anglaise sera publiée avec l’autorisation
de notre revue dans l’ouvrage à paraître en 2013 sous la direction de William
Barnett and Fredj Jawadi (Eds), International Symposia in Economic Theory
and Econometrics: Recent Developments in Alternative Finance: Empirical
Assessments and Economic Implications, Emerald Publishing, Bingley, UK,
2013.
mai-août 2012
Dossier II
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par Daniel Bachet
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En principe, les finalités, les valeurs et la gouvernance de ces
banques ne sont pas identiques à celles des banques capitalistes
classiques orientées vers la seule maximisation du rendement
financier à court terme.
L’idée affichée depuis les origines du mouvement coopératif est
profondément « démocratique » puisqu’un homme (une femme)
= une voix et que le concept de « propriété collective » reste
toujours d’actualité.
Dès lors comment concevoir que certains dirigeants de ces
établissements aient eu pour priorité ces dernières années
de développer des stratégies de croissance avec pour seul
objectif de devenir toujours plus puissants et de se verser des
salaires comparables à ceux des dirigeants des grandes banques
capitalistes ? Les revenus du directeur général du Crédit mutuel
ont atteint en effet 1,370 million d’euros en 2007 et ceux du
directeur général de Crédit Agricole SA ont été de 1,666 million
d’euros en 2010.
Qu’a-t-on fait du profit et le contrôle des processus de décision
demeure-t-il dans les mains des sociétaires ?
La question qui se pose est donc celle du mode d’organisation
des pouvoirs et des processus de décision c’est-à-dire de la
démocratie. C’est aussi la question de la véritable finalité
institutionnelle des banques issues de la tradition coopérative
dès lors que celle-ci ne semble plus toujours s’orienter vers un
exercice alternatif du métier de banquier.
1. L es fondements de la banque
issue de l’économie sociale
La logique des banques de l’économie sociale et solidaire est
étroitement liée à la philosophie de la coopérative. À l’origine
de la mise en œuvre de la production des biens et des services
se trouvent les différents membres du collectif. Ceux-ci sont
aussi les bénéficiaires de la production. Ils sont propriétaires
et bénéficiaires, c’est-à-dire sociétaires et usagers. La finalité
n’est pas la rémunération du capital mais l’amélioration du sort
des populations par la mise en commun de ressources. C’est
la pérennité de l’entreprise qui est visée et la rentabilité ne
s’exprime que sur le long terme.
L’actionnaire n’a pas d’existence spécifique dans ce modèle
puisque la création de valeur est destinée au collectif, les résultats
étant réinvestis dans la coopérative. Le principe démocratique
gouverne la gestion de ces organismes car les coopératives sont
détenues et contrôlées par leurs sociétaires qui élisent leurs
représentants dans les instances statutaires.
Durant la crise de 2008, des flux importants de capitaux se sont
un peu plus orientés vers les banques coopératives. On peut
penser que la recherche moins exacerbée de profit que dans
les banques classiques et la plus grande stabilité d’établissements dont l’objectif est la pérennité de l’organisation ont été
les raisons principales de ces adhésions. Deux autres points
majeurs méritent d’être soulignés.
Dossier II
D’une part, l’activité bancaire de type coopératif est plus engagée
vers le financement de la production et de la commercialisation
et d’autre part, le banquier s’implique davantage directement
dans les activités de production ou bien construit une relation
de proximité avec les entreprises concernées.
Sandrine Ansart et Virginie Monvoisin rappellent ces dimensions
structurantes des banques coopératives :
« La place de la communauté, le développement d’une territorialité renforcent les liens, la fréquence des contacts, des
échanges d’information, la compréhension des activités, une
vision partenariale de la relation, l’établissement d’une confiance
réciproque fondée a priori sur des principes communs » (S. Ansart
et V. Monvoisin, 2011, p.205).
Les modes de financement proposés par l’économie coopérative bancaire semblent en mesure de répondre à des besoins
que la finance de marché ne peut satisfaire. Moins prisonnier
du court terme et de la recherche d’une rentabilité démesurée,
cette finance est en capacité de s’organiser selon des principes
importés du modèle démocratique. Elle génère d’autres formes
d’organisation productive et sociale. L’enjeu est de produire à
l’endroit où les citoyens consomment et de consommer près des
lieux de production. La coopération se développe localement, de
manière décentralisée et horizontale au sein de circuits courts
et distribués, afin de veiller à une meilleure réappropriation du
produit.
Compte tenu de ces valeurs et de ces pratiques de solidarité
et de démocratie, pourquoi les dirigeants de grandes banques
coopératives (Banques Populaires-Natixis, Crédit Agricole, Crédit
Mutuel, Caisses d’Épargne-Natixis) ont-ils cédé à la tentation de
copier les comportements des banques classiques en s’engageant dans des dérives financières totalement opposées à leur
philosophie d’origine ?
Conscients de ces dérives, des individus ou des groupes organisés
se sont mis en mouvement pour recadrer les missions de ces
banques. C’est ainsi qu’un collectif, « Agir pour une économie
équitable », vient récemment de se créer en France pour entraîner
ses électeurs à être présents et actifs dans les assemblées
générales des banques coopératives et mutualistes. Il s’agit
d’inciter les sociétaires à exiger de ces banques une utilisation
de leurs dépôts et de leur épargne en faveur d’actions d’intérêt
général, respectueuses de la dignité des personnes (S. Mayer
et J.-P. Caldier, 2007).
2. L es dérives des banques
coopératives
La dérèglementation des marchés des biens et des services
(libre-échange), la dérégulation financière (financiarisation de
l’économie) et le nouveau gouvernement d’entreprise (corporate
governance) qui donne tout pouvoir aux détenteurs de capitaux
sont les trois composantes de la nouvelle configuration économique et sociale qui se met en place à la fin des années 1970
et au début des années 1980. Dans cette nouvelle configuration,
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liberté d’action. Les représentants des sociétaires ne pourront
exprimer un désaveu à l’égard des professionnels que face à
de mauvais résultats économiques. On peut comprendre que
les dirigeants salariés agissent dans le sens des intérêts des
sociétaires dès lors que les primes sont liées aux performances
annuelles ou pluriannuelles. La « technostructure » salariée
prend néanmoins de plus en plus d’importance au regard de la
hiérarchie « politique ».
Certes les conditions d’attribution des primes dépendent d’objectifs quantifiés et fixés au nom des sociétaires ou par le conseil
d’administration. Elles ne dépendent pas des marchés financiers.
L’entrée en bourse des groupes ou de leurs filiales va pourtant
introduire une composante actionnariale et des liens plus étroits
avec les marchés financiers. Cela a été le cas avec l’introduction
du Crédit Agricole en 2001 ou avec la création de Natixis, filiale
des Banques Populaires cotée en bourse. Le modèle coopératif
en est déstabilisé car il y a bien introduction d’une société
anonyme et apparition de nouveaux agents, les actionnaires. La
croissance externe, en lien direct avec l’introduction en bourse,
produit de nouveaux comportements et de nouvelles approches
en termes d’organisation, de rapport au client, de portefeuille
de produits proposés et de valeurs.
Dans le prolongement de ces logiques, la question cruciale de
l’évolution des fonds propres des banques coopératives a été
soulignée par Sandrine Ansart et Virginie Monvoisin :
« Les normes réglementaires et les nouveaux accords de Bâle III
n’intègrent pas toutes les spécificités des banques coopératives
et risquent de les plonger d’autant plus dans des exigences et des
comportements similaires aux banques capitalistes » (S. Ansart
et V. Monvoisin, op.cit., p.216).
Pourtant, Philippe Naszályi a justement indiqué que les établissements mutualistes comme le Crédit Mutuel, les Banques
Populaires ou le Crédit Agricole disposaient d’un ratio de solvabilité
(ratio Cooke) supérieur à 10 % alors que la norme fixée est de 8
%. De même, le ratio de solvabilité dit « core tier one », présenté
comme pivot de la réforme Bâle III s’établit à 9% pour le Crédit
Agricole, 10% pour PBCE et 11,5% pour le Crédit Mutuel, soit bien
au-dessus des seuils exigés (Ph. Naszályi, 2011). Cela montre
que la forme bancaire coopérative et mutualiste apporte jusqu’à
ce jour les garanties et les sécurités souhaitables.
L’association Attac et Les Amis de la terre viennent de publier en
novembre 2011 un rapport de notation citoyenne des banques.
Ces dernières sont jugées sur leur comportement dans les cinq
domaines d’impact de leur activité : la stabilité financière, leurs
usages-clients, leurs salariés, l’environnement et les populations
locales et la démocratie.
« Deux petits établissements coopératifs, le Crédit Coopératif
et La Nef (qui n’est pas encore une banque à part entière), se
distinguent par leur fidélité à leurs idéaux coopératifs et solidaires.
L’un comme l’autre sont loin devant le reste des banques,
tant par leur prise en compte des conséquences sociales et
environnementales de leurs pratiques, que par leurs politiques
commerciales et de prise de risques. À noter que ces acteurs
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les banques de l’économie sociale vont jouer elles aussi la carte
de l’internationalisation. L’entrée en bourse du groupe ou de ses
filiales et le développement par croissance externe constituent
une forme de rupture avec les caractéristiques majeures du
modèle coopératif bancaire.
La banque coopérative était attachée au cercle de proximité,
au collectif et à la communauté d’intérêts. Le sociétaire (ou
l’adhérent) est en principe le personnage-clé du fonctionnement
coopératif. Avec l’internationalisation des banques, les usagers
ne sont plus tout à fait des sociétaires et s’ils le deviennent, ils
ne respecteront pas pour autant les modèles de base du système
coopératif. Dans le cadre d’une croissance des établissements
qui s’accentue et qui dilue les pouvoirs, comment ces usager–
sociétaires pourraient-ils continuer à exercer leur action lors des
assemblées générales en respectant le principe un individu =
une voix, en particulier lorsqu’il s’agit de définir les orientations
stratégiques de la banque ?
La participation aux votes des sociétaires dans les assemblées
générales des caisses locales dépasse rarement 5 %. Seuls la
Nef et le Crédit Coopératif en France ont un nombre de votants
supérieur à 10 %. Ce taux de participation peu significatif
s’explique par la faiblesse de la capacité des sociétaires à
peser sur les décisions et à percevoir un impact immédiat sur
la situation de chacun (A. Rousseau et Y. Regnard, 2011). De
fait, la démocratie représentative l’emporte nettement sur la
démocratie participative.
Concernant le mode de gouvernement, les fonctions de présidence
et de direction sont dissociées. Les sociétaires participent à
l’élection de leurs représentants, c’est-à-dire les administrateurs,
qui vont ensuite eux-mêmes élire un président. La coopérative
peut également retenir dans ses statuts la mise en place d’un
conseil de surveillance et d’un directoire, formule préconisée
pour les sociétés de capitaux. Ce choix conduit le plus souvent
à la professionnalisation très forte des fonctions de direction
et de contrôle et atténue le caractère démocratique du système
coopératif.
Alors que le président est élu au sein d’une fédération parmi
les sociétaires puis parmi les administrateurs, le directeur est
désigné et il est salarié. Il dirige la structure salariée et organise
les activités nécessaires pour mettre en œuvre les orientations
fixées par la structure politique. Dans le cas des banques
coopératives, le président n’est pas porteur de parts sociales. Il
n’exerce pas une fonction ouvrant droit à une rémunération mais
il peut recevoir une indemnité pour le temps et l’énergie déployés.
Cette approche fondée sur le bénévolat ne correspond pas
toujours à la réalité. Ainsi les montants perçus par le président
du conseil d’administration du Crédit Agricole en 2006 se sont
élevés à 288 000 € de rémunération fixe, 16 500 € de jetons
de présence et 141 000 € d’avantages divers (C. Collette et
B. Pigé, 2008).
Les droits individuels permettent formellement à chaque sociétaire
de faire entendre son point de vue mais ces droits ne lui donnent
pas réellement la possibilité de contrôler les dirigeants salariés.
Ce sont en fait ces professionnels qui disposent d’une grande
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La Revue des Sciences de Gestion, Direction et Gestion n° 255-256 – Finance
La Revue des Sciences de Gestion, Direction et Gestion n° 255-256 – Finance
sont cependant très différents l’un de l’autre : ainsi le Crédit
Coopératif, quoiqu’assez exemplaire sur un certain nombre de
ses politiques, est néanmoins membre du groupe BPCE, qui
a refusé de répondre à notre questionnaire, et fait l’objet de
nombreuses controverses quant à ses pratiques » (Attac et Les
Amis de la terre, 2011, p.1).
Ainsi, avec les nouvelles formes de rationalisation, il semble bien
que l’évolution des structures bancaires ait conduit les technostructures dirigeantes à se professionnaliser. Celles-ci, faisant
alliance avec les technostructures politiques, se sont adaptées
aux finalités de l’économie marchande et aux réglementations
imposées en faisant souvent passer au second plan les valeurs
des élus et donc des sociétaires.
3. R
evenir vers le projet coopératif
et opérer des refondations
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Le modèle coopératif bancaire français puise sa force et sa
légitimité dans le contrôle mutuel des salariés-sociétaires qui
avait su durant de longues périodes se dégager d’une domination
actionnariale étouffante. Durant les quatre dernières décennies,
la déréglementation de l’économie a donné la preuve que la
concurrence généralisée n’était pas le meilleur moyen de créer
des richesses et de les répartir. Elle a affecté et même déstabilisé le secteur de l’économie sociale et solidaire. C’est donc le
mythe de la « concurrence » qu’il faut remettre en question mais
aussi celui de l’agent libre et autodéterminé qui lui est associé. Il
faut enfin revoir la conception de l’entreprise conçue comme un
« nœud de contrats » dont les détenteurs de capitaux seraient
en dernière analyse les seuls propriétaires.
La crise économique et financière récente a produit des effets
délétères qui interrogent l’approche économique standard dont
Léon Walras avait en son temps formulé les grands principes.
Depuis déjà longtemps il était pourtant devenu de plus en plus
manifeste que l’autorégulation (ou l’auto-équilibration) des
marchés ne relevait pas de la science mais plutôt d’un dogme.
Les « marchés » ne sont pas des êtres naturels dans la mesure où
ils sont le produit d’évolutions sociales et historiques complexes
qui engagent de multiples agents porteurs d’intérêts particuliers
mais aussi de nombreuses institutions.
Pour garantir l’existence des marchés, il faut préalablement
des arrangements institutionnels spécifiques. Une transaction
entre deux ou plusieurs agents est d’abord un transfert légal
de propriété avant d’être un transfert physique ou un échange
de biens. Le transfert auquel donne lieu l’échange ne porte sur
des objets que parce qu’il porte sur des droits. Autrement dit,
le marché suppose que les agents acceptent l’existence de
droits de propriété sur les biens qui font l’objet de l’échange.
Ces droits sont codifiés par des institutions et dépendent de
normes et de règles collectives qui s’imposent aux agents selon
des modalités qui peuvent être diverses. Le marché est donc une
Dossier II
institution complexe, non réductible à des relations bilatérales et
qui constitue une relation durable dans le temps. Loin d’être un
fait naturel, il s’agit d’un construit social dont les formes peuvent
être très variées (B. Coriat et O. Weinstein, 2005).
Il en est de même de la notion de « concurrence » qui demande
à être repensée et refondée. On sait que Léon Walras postule un
équilibre entre les demandes des uns et la capacité des autres
à y répondre. Avec Vilfredo Pareto, cet équilibre deviendra « par
nature » à la fois économique et social.
De plus, l’information doit être parfaite et complète comme si les
agents étaient tous omniscients. Or, on sait aussi qu’il existe des
imperfections et des asymétries dans l’information des agents.
Dès lors que l’on admet que les marchés ne sont plus systématiquement efficients et que la concurrence est souvent déstabilisatrice, il faut admettre dans le même temps que l’intervention
publique peut et doit devenir nécessaire. Enfin le modèle d’un
« agent individuel », pivot de l’équilibre général dont les réactions
seraient prévisibles dans tout contexte et dans toute situation
a été invalidé depuis longtemps.
En fait, nos préférences sont déterminées par le contexte du choix
(le framing effect) ou par notre richesse matérielle (l’endowment
effect). Notre système cognitif réagit plus à des pics qu’à des
évolutions progressives, et l’introduction d’éléments nouveaux
entraîne en permanence une reconfiguration de nos modèles
de choix (J. Sapir, 2006).
L’homo oeconomicus reste cependant une fiction nécessaire à
l’idéologie de la concurrence libre et du marché autorégulateur.
Comme l’écrit Jean-Luc Gréau : « il permet tout autant de maintenir
l’illusion de la réciprocité que de raccommoder le marché avec
la société démocratique » (J.-L.Gréau, 2008, p. 214).
La confrontation quotidienne avec la réalité souligne pourtant
le décalage entre le discours néoclassique et les faits. Les
logiques économiques modernes propres au salariat ne sont
pas compatibles avec la vision d’un monde d’individus libres et
égaux. Dans le cadre du marché du travail par exemple, le salarié
se situe dans un état de dépendance et de subordination vis-àvis de l’employeur qui achète son temps et sa force de travail.
Pour valider l’idée selon laquelle les individus sont libres et
rationnels, il fallait construire le personnage fictif de l’homo
oeconomicus en faisant disparaître les agents concrets que
sont les entrepreneurs, les capitalistes, les épargnants, les
consommateurs ainsi que les salariés et les employeurs.
À partir du moment où disparaissaient les agents de l’économie
réelle, il était possible de construire des fictions et des abstractions c’est-à-dire des discours purement spéculatifs.
La question pertinente est donc celle des règles et des conditions qui permettent à chaque individu concret de rechercher un
intérêt qui soit convergent avec l’intérêt d’autrui et de favoriser
les mobiles qui associent souci de soi et souci d’autrui.
Replacer l’agent au cœur de l’économie signifie clairement que la
liberté individuelle ne peut être le point de départ pour construire
une société solidaire et humaine. Aucun individu ne fixe à partir
de lui seul ses normes de pensée et ses comportements sociaux
car aucun être humain n’est entièrement autodéterminé.
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L’avenir du financement social et solidaire est indissociable de
la finalité des structures productives qui créent les richesses
(au sens de biens et de services et non de valeur financière),
c’est-à-dire les entreprises.
Refonder l’entreprise pour construire une véritable démocratie
économique implique comme préalable d’assigner à l’entreprise
une finalité institutionnelle qui n’est plus le profit, même si celui-ci
reste un impératif puisqu’il faut bien rémunérer le capital utilisé
par les entreprises, puis en tirer toutes les leçons en termes
d’organisation des pouvoirs et de nouvelle efficacité économique
et sociale. Le pouvoir dans l’entreprise ne peut plus provenir de
la seule propriété des titres de capital émis par les sociétés
commerciales servant de support juridique aux entreprises.
Autrement dit, changer de logique économique et sociale suppose
de laisser les droits de propriété sur les actions à leur place :
le capital doit être rémunéré mais sa rémunération n’est pas
la finalité de l’entreprise. Et dans la poursuite de cette finalité,
c’est l’ensemble des coûts générés par les décisions qui doit
être pris en compte, seule manière de décharger la collectivité
du rôle qui lui est imposé aujourd’hui et auquel elle a du mal à
faire face (D. Bachet, 2007).
Après la présentation et l’analyse du fonctionnement des banques
issues de l’économie sociale et solidaire mais aussi de leurs
dérives, nous terminerons en indiquant les voies possibles d’une
autre manière de financer l’économie et les entreprises. Ces
banques pourraient être une source d’inspiration pour transformer
la finance capitaliste. L’objectif serait alors de gérer au mieux
l’épargne pour financer un développement plus harmonieux et
durable tout en favorisant la création d’emplois utiles pour la
collectivité.
4. Les conditions de la réussite
Les alternatives à la manière de financer propres au néo-libéralisme se construisent dans la mise en place de banques sociales
et solidaires plus démocratiques qui obéissent à des finalités
moins orientées par le profit et dans l’impossibilité des uns de
s’enrichir au détriment des autres. Mais elles sont potentiellement
en œuvre également dans la remise en cause des finalités de la
banque capitaliste, instrument privilégié du capitalisme financier.
La financiarisation a transféré à une trentaine de banques géantes
des États-Unis, de l’Europe et du Japon la responsabilité majeure
dans la commande de la reproduction du système d’accumulation.
Dans le cadre de l’oligopole bancaire, les « marchés » ne sont
rien d’autre que les lieux où se déploient les stratégies de ces
agents dominant la scène économique et sociale.
Ce sont donc ces banques qui, avec leurs énormes capacités
financières orientées vers les actionnaires et les dirigeants,
structurent les rapports sociaux et économiques, c’est-à-dire les
déterminants du travail et de l’emploi. C’est donc au cœur de ce
système qu’il faut construire d’autres finalités institutionnelles
pour les banques, d’autres critères de pilotage et une autre
organisation des pouvoirs.
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Cette liberté individuelle ne peut constituer que le résultat
et la visée de tout projet collectif (J. Généreux, 2009). L’idéal
d’autonomie des êtres humains est l’objectif à atteindre dans
le cadre d’une construction sociale et politique. La liberté et la
responsabilité ne sont pas des données de la nature humaine ;
elles sont un projet et un effet de la société.
Si l’agent cherche son intérêt comme le postule la théorie de
l’homo oeconomicus, il ne faut pas oublier que celui-ci est indissociablement lié à l’intérêt d’autrui.
Autrement dit l’enjeu est de mettre en place les règles et le
contexte qui favorisent un arbitrage en faveur de la coopération et
de la solidarité plutôt que de la compétition et de la concurrence.
Dans la sphère économique, la concurrence n’est pas le meilleur
moyen de créer des richesses et de les répartir. Celle-ci conduit
rapidement à la constitution de groupes sociaux dominants ou
d’oligarchies qui utilisent la prédation et la captation des richesses
à leur seul avantage. Si les règles actuelles de l’économie ne
correspondent plus aux attentes de l’humanité, ce sont ces règles
de fonctionnement et ces finalités qu’il faut changer sur la base
d’une démocratisation de toutes les institutions.
Il n’est pas question de nier le besoin de compétition qui est
probablement l’une des composantes de l’anthropologie humaine
mais de le réorienter vers des émulations et des créativités pour
mieux répondre à tous les besoins humains, matériels et culturels
ou symboliques, au lieu de concurrences destructrices.
Les forces du marché laissées à elles-mêmes poussent systématiquement vers une concentration du capital et ne seront
contenues que par la puissance d’une contre-force analogue,
orientée par une intervention démocratique redéfinissant les
règles du jeu. La démocratie se construit dans la dynamique des
rapports sociaux et d’échange. C’est elle qui permet d’étendre
les relations de coopération et de transparence et le dépérissement corrélatif des logiques de concurrence. Or, c’est bien le
modèle des institutions de l’économie sociale et solidaire qui
est susceptible de dessiner les institutions cohérentes avec
un tel projet.
Les formes de financement propres à l’économie sociale et
solidaire ne pourront donc prendre leur essor et leur plein
développement que si la logique principale de nos sociétés n’est
plus indexée exclusivement sur la logique du profit. Le profit est
certes un impératif aussi bien pour une banque coopérative que
pour une société coopérative de production (Scop) ou pour une
société anonyme de capitaux. Mais alors que les institutions de
l’économie sociale et solidaire assignent d’abord à l’entreprise
une mission de production de biens et/ou de services répondant
à des besoins sociaux, les sociétés privées continuent de privilégier le profit et la rentabilité des capitaux compte tenu de ce
que sont les règles du jeu en vigueur. Ce sont donc ces règles
du jeu qu’il faut refonder en assignant aux sociétés privées une
autre logique institutionnelle que la recherche du seul profit. Cela
implique de « faire exister » l’entreprise (structure productive)
jusqu’à ce jour confondue avec l’entité juridique (la société) qui
seule dispose d’une personnalité morale (J.-Ph. Robé, 1999 et
P.-L.Brodier, 2001).
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La Revue des Sciences de Gestion, Direction et Gestion n° 255-256 – Finance
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Ainsi, l’économiste Frédéric Lordon, après avoir montré la nécessité, dans un premier temps, de procéder à une nationalisation
des banques, propose-t-il de reconnaître le principe même
de la délégation-concession de l’émission monétaire et de la
placer sous un principe de service public (F. Lordon, 2009). Les
concessionnaires de l’émission monétaire ne sauraient être des
sociétés privées par actions mais des organisations à profitabilité
encadrée. Il serait alors possible d’envisager pour les banques
un contrôle public local par les parties prenantes que sont les
salariés, les entreprises, les associations, les collectivités locales
et les représentants locaux de l’État.
Ces agents et institutions n’auraient pas le pouvoir direct sur le
crédit mais auraient un pouvoir de suivi, d’orientation, de validation et de recadrage de la stratégie bancaire.La multiplicité et
l’autonomie opérationnelle des concessionnaires de l’émission
monétaire inscriraient les parties prenantes dans des formes
institutionnelles allongées relevant non plus d’un pôle unifié du
crédit mais d’un système socialisé du crédit. Face à la concurrence-cupide impulsée par les forces irrésistibles des marchés
financiers qui recherchent toujours le profit le plus élevé, les
banques seraient tenues par un cadre règlementaire dans lequel
la profitabilité serait limitée.
Il s’agirait en fait de repolitiser dans l’univers économique ce
qui avait été dépolitisé par les logiques capitalistes. Ce qui
signifie clairement la remise en cause du suffrage censitaire
qui a proportionné la possibilité d’intervention des agents à leur
seule capacité patrimoniale.
Conclusion
Avec la socialisation du crédit et la transformation de la banque
capitaliste en banque partenariale alternative, il serait possible
d’introduire dans les organes de gouvernement le principe
coopératif et démocratique (un homme ou une femme = une
voix) à côté du principe plus classique et non démocratique (une
action= une voix).
À défaut de toucher ce centre névralgique, les rapports sociaux
propres au capitalisme financier se reconstitueront en permanence
dans tous les autres espaces de la vie économique et politique
et parasiteront toute tentative de « financer, de produire et de
consommer autrement ».
On peut penser en effet que les rapports sociaux, économiques
et politiques qui ont produit la banque capitaliste ne laisseront
pas se développer pleinement les formes alternatives qui seraient
susceptibles de s’épanouir avec la finance solidaire.
Cette mutation ne pourra s’engager qu’avec la volonté politique
d’étendre la mutation des banques et des entreprises capitalistes. On peut imaginer par exemple la création d’un fonds
souverain coopératif qui soit en mesure de prendre le contrôle
de nombreuses entreprises dans tous les secteurs industriels
et d’assurer des augmentations de capital en vue de financer le
nouveau système coopératif (A. Montebourg, 2010).
Dossier II
L’autre finance ne doit donc pas rester un domaine alternatif
et marginal. Il faut s’inspirer des valeurs et des règles qu’elle
porte pour reconstruire l’économie sur d’autres fondements, au
service des hommes et des femmes et non plus à leur détriment.
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citoyenne, l’heure de rendre des comptes, Synthèses, novembre
2011.
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Gouvernance et contrôle, Dunod, 2008.
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mai-août 2012
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