Capitalisme consommation, information. Une combinaison
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Capitalisme consommation, information. Une combinaison
CAPITALISME, CONSOMMATION, INFORMATION, UNE COMBINAISON FATALE ? Alain Tihon, chercheur-associé à Etopia Novembre 2009 222222 Page 2 sur 11 333333 Page 3 sur 11 Ava n t - p r o p o s Nous avons dépassé les limites physiques de notre planète. Tous les indicateurs sont au rouge. Or il semblerait que, devant l’urgence de l’action, nous restions saisis d’une étrange torpeur. Comment l’expliquer, si ce n’est que le nom de Dieu est « Consommation » et que nous soyons condamnés à ne vivre que pour elle ? Nous nous sommes soumis à l'État-providence, nous nous soumettons à l'idéologie1 du marché parce qu'ils changent les pierres en pains et que nous ne pouvons cesser de nous en rassasier. Angoissés par le cancer qui ronge notre Terre, coupables aussi, car il est notre œuvre, nous nous trouvons impuissants face à nos désirs contradictoires. Il nous faut changer... sans renoncer au pain. La démesure financière a catalysé les crises, économique, culturelle, sociale, environnementale. Nos sociétés sont malades et nous ne pouvons plus nous le cacher. Nous nous proposons dans ce texte d’explorer le lien qui s’est créé entre l’économie de marché, l’information et le conditionnement. Notre soumission et l’angoisse qui l’accompagne, sont liées à la « machine informationnelle » qui s’est progressivement constituée depuis la révolution néo-libérale de la fin des années 70. C’est une machine à conditionner, indissociable de l’« économie de marché » qui sert de paravent commode au capitalisme. Sans la machine, la consommation de masse serait impossible. L’attraction qu’elle exerce, aussi puissante soit elle, n’est cependant pas fatale. Nous devons nous dé-conditionner, imaginer d’autres modèles que celui d’un développement dominé par la consommation de masse, avatar sans issue du capitalisme. Pour ce faire nous proposons de raisonner en termes de « production sociétale globale » que nous définissons comme la combinaison de la production de quatre sphères interactives regroupant les activités humaines ce qui a l’avantage de restaurer l'importance du jeu démocratique fortement obéré par le conditionnement. Le management « hokus, pokus ! » des banques Nous introduisons notre réflexion sur la machine informationnelle par un détour du côté des banques. Leur exemple est intéressant à plus d’un titre. De par leur métier et la place qu’ils occupent dans l’économie, les banquiers sont supposés décider et se comporter rationnellement. Ils sont en outre de très gros consommateurs d’information qu’ils sont censés analyser objectivement. Telle est d’ailleurs l’image d’eux mêmes qu’ils se sont plus – et se plaisent encore – à projeter. Or la récente crise financière vient de nous exposer le tableau d’un monde financier frappé de folie entraînant tous les acteurs dans sa dérive. Mais jugeonsen plutôt. Il était une fois un comité de direction dans une très grande banque qui écoutait, dans un silence studieux, l'exposé sur les merveilles des produits financiers que donnait le plus jeune et le plus brillant de ses membres. « Je n'ai pas tout compris », avoua l'un d'eux à un collègue après la réunion. « Moi non plus », rétorqua l’autre « mais son résumé est en tous points remarquable: hokus, pokus, turluru et le risque a disparu ! ». « Une très belle synthèse en vérité », opina le premier. Or le risque est inhérent au métier du banquier. En effet, la banque est un intermédiaire entre les investisseurs et épargnants qui souhaitent investir leur argent et les entrepreneurs, porteurs de projets, qui recherchent les moyens financiers nécessaires pour les réaliser et les développer. Les banques font circuler l'argent en avançant des fonds au moyen d'opérations de crédit, en prêtant leur signature en garantie des opérations nouées par les parties, en aidant les entrepreneurs à couvrir les risques dus aux incertitudes de la vie des affaires et en conseillant les déposants dans leurs placements. Elles remplissent ainsi des fonctions essentielles à la vie économique. En exerçant son métier, la banque court des risques. D'une part, les bénéficiaires économiques de ses avances et garanties peuvent faillir à l'exécution de leurs obligations et, d'autre part, elle peut se tromper dans les conseils qu'elle donne à ses clients. Les banques se protègent en s'entourant de multiples précautions. Elles sont aussi tenues de respecter toute une batterie de coefficients entre, pour faire simple, les volumes et les durées de leurs créances et de leurs engagements. Le banquier est donc un spécialiste du risque économique2. Cette spécialisation est à la base de la confiance que lui accordent ses clients. Même s'il se fait aider 1 Dans ce texte, « idéologie » est pris au sens d’un système d’interprétation s’émancipe de la réalité en poursuivant la logique d’une idée. définitive du monde qui 444444 Page 4 sur 11 par divers outils de modélisation des risques, il ne peut échapper au devoir impérieux d'un examen critique et personnel de sa clientèle pour forger son intime conviction et estimer les risques qu'il est prêt à assumer. Les opinions d'autrui, aussi fondées et pertinentes soient-elles, ne servent qu'à l'éclairer mais ne peuvent se substituer à son propre jugement. Avec la révolutions néo-libérale de ces 30 dernières années et la dérégulation du monde financier3 dont elle fut le moteur, les banquiers ont jeté aux orties les fondements de leur métier. Nous avons assisté à une financiarisation mondialisée de l'économie entraînant le gonflement sans frein d'une économie financière qui s’est totalement déconnectée du service à l'économie réelle. L'avidité fut poussée à l'extrême. On a exigé des entreprises des taux de rentabilité incompatibles avec un exercice normal de l'activité. La seule perspective est devenue le profit immédiat des financiers, des actionnaires et des dirigeants alors qu’investir, c’est penser à moyen et long terme. Les quelques chiffres qui suivent sont éloquents quant à l'ampleur du gouffre qui a fini par séparer l'économie financière de l'économie réelle. Cette dernière, mesurée par le PIB mondial, représentait en 2006, 48.400 milliards de dollars (48,4 téradollars) face à une économie financière dans laquelle, en 2007, l'ensemble des transactions sur le marché des changes était de 3,2 téradollars par jour et les transactions en produits dérivés de 2,1 téradollars par jour. Une dizaine de jours suffisent donc pour que le volume des transactions financières dépasse le PIB mondial. Le volume des produits dérivés de crédit (Credit Default Swaps ou CDS) atteignait en 2006 quelques 62.000 milliards de dollars. Les institutions financières ont gagné des sommes pharamineuses en construisant un pareil « casino » financier qui repose sur une ingénierie financière dont le trait marquant fut de faire disparaître le risque en le noyant dans une chaîne inextricable d'interdépendances complexes entre produits et acteurs4. Les banquiers voulurent s’émanciper du service direct à l’économie et oublier que le risque est une réalité dure et opiniâtre. Perdus dans leurs mirages financiers, au bord des précipices béants sous leurs pas, ils poursuivirent leur course vers l’abîme. Le simple bon sens eût pourtant exigé qu'ils ne prêtent pas d'argent à des clients qui, dés le départ, étaient incapables de rembourser. Alors, lorsque cette incapacité s’est avérée, la vessie financière a bel et bien crevé. Et comme elle avait englouti l'économie réelle, celle-ci s'est également effondrée. Tétanisées, les banques ont cessé de faire circuler l'argent, paralysant ainsi l'économie. Il ne s'agit aucunement de faire ici, à posteriori, une analyse facile mais de souligner d'abord la forfaiture de l'industrie financière et ensuite le fait que les garde-fous existaient, que les dangers étaient connus et documentés, l'information présente en abondance avec les analystes capables d'en saisir la portée. Les avertissements n'ont pas manqué avec la survenance durant ce dernier quart de siècle de crises prémonitoires5, sans compter toutes les leçons tirées du krach de 1929, dont les mânes furent chaque fois invoqués6, mais en vain semble-t-il, pour conjurer les nouvelles et futures crises. Alors comment comprendre un tel aveuglement face au désastre? 2 Son domaine de compétence ne concerne pas les dangers du vent qui emporte les tuiles d'un toit, l'inondation, l'incendie ou les autres aléas de la vie. 3 La dérégulation s’est traduite par l’affaiblissement puis l'effacement des autorités responsables du contrôle des marchés financiers. 4 Sur le thème de la crise financière déclenchée par les subprimes, lire dans le New York Times « A Catastrophe Foretold » de Paul Krugman , NYT, 26 octobre 2007, de même que l'analyse de Edmund L. Andrews « Fed Shrugged as Subprime Crisis Spread », NYT, 18 décembre 2007. Lire également « Quand la finance prend le monde en otage » et « Comment protéger l’économie réelle? » de Frédéric Lordon, Le Monde diplomatique, septembre 2007 et « Comprendre la crise du crédit struturé » de Michel Aglietta dans La lettre du CEPII, N° 275 février 2008. Lire du même auteur « La crise », Éditions Michalon Paris, 2008. 5 1987, krach des marchés d’actions ; 1990, krach des junk bonds (obligations pourries) et crise des Savings & Loans (caisses d’épargne américaines) ; 1994, krach obligataire américain ; 1997, première tranche de crise financière internationale (Thaïlande, Corée, Hongkong) ; 1998, deuxième tranche (Russie, Brésil) ; 2001-2003, éclatement de la bulle Internet, Enron , puis finalement la crise des subprimes. 6 Pour l’analyse du krach de 29, qui présente bien des similitudes avec la crise financière actuelle, voir « La crise économique de 1929 » de J.K. Galbraith, Petite bibliothèque Payot, Paris 2008. 555555 Page 5 sur 11 Capitalisme et machine informationnelle La démesure (l’hubris) des banquiers, se nourrissant de l’excès de leurs libertés7, trompés par leurs propres discours, en s’y installant, les confortant et les amplifiant, explique en partie le phénomène. Elle a accru l’impact de facteurs plus techniques8. Mais il y a autre chose. Tous les acteurs, quels qu'ils soient, se sont enfouis la tête dans le sable face à l’exubérance de la financiarisation car elle leur convenait. En oubliant les risques sous-jacents, l’abondance de crédit a financé la prodigalité clinquante de la course à la consommation. celle-ci, jointe à la perspective de gains fabuleux, à l'exaltation de l'hédonisme couplée à un individualisme dont l’égoïsme n’est pas absent, ont constitué autant de tentations auxquelles il était facile de succomber. Elles s’inscrivent d’ailleurs dans la logique du système. La réalité est que nous vivons dans une économie capitaliste qui se cache derrière les termes commodes et aseptisés d’« économie de marché », nom donné à la théorie économique dominante, d'inspiration néo-classique ou néo-libérale, dont l’usage s’est imposé avec la révolution néo-libérale. Voici ce qu'en disait J.K. Galbraith9: « De toute évidence, le capitalisme, ça ne marchait pas. Sous ce nom là, il [le système économique] était inacceptable. On se mit donc ardemment en quête d’une dénomination plus douce. […] C’est ainsi qu’est apparue, dans la langue un peu savante, la formule ‘’économie de marché’’. Elle n’avait aucun passif historique, et d’ailleurs pas d’histoire du tout. Il eût été difficile, en fait, de trouver un nom plus vide de sens, et ce fut l’une des raisons de ce choix. » Nous verrons plus loin l’importance que revêt l’utilisation de ce terme. Très schématiquement, cette théorie enseigne que les agents10, parfaitement rationnels et disposant d'une information parfaite, guidés par la « main invisible » du marché (elle réalise l'équilibre entre l'offre et la demande), en cherchant à satisfaire leurs besoins personnels, les font converger automatiquement vers la satisfaction de l'intérêt commun, traduit dans l'utilisation optimale des ressources disponibles. Nombre d'économistes en font l’égale d’une religion révélée11, d’autres, par exemple J.K. Galbraith, J.E. Stiglitz, P. Krugman..., trouvent cependant peu pertinente cette vision mécaniste de l’économie et la questionnent à juste titre. Il faut néanmoins reconnaître que, poussé au départ par la recherche de l’intérêt et du profit ainsi que par les possibilités offertes par la révolution industrielle, le capitalisme s’est montré efficient pour offrir des biens et services à un coût raisonnable et répondre ainsi à une foule de besoins. Ce faisant, il a inscrit la relation entre l’offre et la demande sur une spirale croissante dans laquelle progrès, prospérité et croissance se sont progressivement interpénétrés en se confondant12. Elle est d’autant plus forte que la technologie et le processus d’innovation – la destruction créatrice – poussent à augmenter l’offre pour toujours plus de demande. Soulignons également que le rôle des banquiers est capital dans ce processus. Ils en sont les serviteurs honorés et efficients car, par leur travail d’intermédiation, ils l’alimentent en lui fournissant les moyens financiers nécessaires. Le maelström d'information dans lequel nous baignons nous pousse d'ailleurs sans relâche dans la dynamique de cette spirale de croissance. Le volume de la production d'information est effarant. Les chercheurs de l'université de Californie à Berkeley estiment que chaque année, 800 mégabytes d'information (tous supports confondus) sont produits dans le monde par habitant de la planète. Cela fait pratiquement 4,8 exabytes d'information par an, l'équivalent de quelques 480.000 bibliothèques du Congrès des États-Unis13-14. Un nombre limité de très grosses entreprises se partagent le gâteau. AOL, Time 7 Dans tous les domaines : rémunérations, formation de « monstres financiers » regroupant des activités dissemblables, exigences de taux rentabilité irréalistes vis-à-vis de leurs clients, vision à court terme, obstination à échapper aux règles et contrôles, … 8 Voir note 4 ci dessus. 9 « Les mensonges de l'économie », J.K. Galbraith, Essai, Grasset, 2004. 10 Personnes physiques, morales et associations de fait. 11 J.E. Stiglitz parle à ce propos du « fanatisme du marché ». 12 Voir « Prosperity without growth », Tim Jackson, Earthscan, London, 2009. 13 Un mégabyte = un million de bytes (106), un gigabyte = un milliard de bytes (109), un terabyte = mille milliards de bytes (1012), un exabyte = un milliard de milliards de bytes (1018). Un byte = un caractère. La bibliothèque du Congrès représente 19 millions de livres et 56 millions de manuscrits, soit 10 terabytes d'information. 14 In « World drowning in ocean of data » BBC News, October 31st 2003. 666666 Page 6 sur 11 Warner, Disney, General Electric, News Corporation (Murdoch), Viacom, Vivendi, Sony, Bertelsmann, AT&T, Liberty Media auxquelles s'ajoutent des Dassault, Berlusconi, Lagardère, Bouygues...15 en contrôlent largement plus des trois quarts. Pour compléter le tableau une poignée de firmes domine mondialement l'industrie de la communication16. Ces entreprises résultent des concentrations et consolidations qui se sont succédées depuis la révolution néolibérale de ces 30 dernières années. Elles regroupent et contrôlent sous toutes leurs formes (livres, films, TV, CD's, revues, journaux, câbles, satellites, éditeurs, imprimeries...) tant la production que la distribution de l'information. La mainmise sur les contenus leur donne une puissance incomparable. Elle a progressivement débouché sur la création d'une formidable et gigantesque « machine informationnelle17 » qui « fabrique du consentement18 ». Elle fait partie du sous-secteur de « l'info-spectacle », comme l'appelle Benjamin Barber19. Il comprend tous ceux qui créent et dominent « le monde des signes et des symboles, qui médiatisent l'ensemble de l'information, de la communication et des programmes ». On y trouve les publicitaires, les journalistes, les intellectuels, les écrivains, les créateurs de logiciels, les professeurs..., bref les créateurs de mots et d'images au service de l'âme humaine individuelle ou collective. Chomsky et Herman ont identifié cinq filtres au travers desquels la machine opère et qui lui donnent orientation et cohérence. Elle est propriété privée et fondamentalement orientée vers le profit et non vers l'information. Elle se laisse régler par la publicité et évitera généralement d'offenser trop gravement les puissants. Elle aura principalement recours aux sources officielles, celles des entreprises et des gouvernements. Enfin elle témoigne d'une foi aveugle dans l'économie de marché et s'oppose à tout ce qui viendrait la contrarier. Ces filtres ne sont pas explicites mais forment un consensus auquel adhère l'ensemble des acteurs. Son existence n'empêche pas la liberté d'expression, ni l'émergence de critiques et remises en question mais à condition qu'elles restent encadrées. Un fleuve coule bien vers la mer, quels que soient ses méandres, les tourbillons, les courants et contre-courants qui se forment en son sein. Du côté des récepteurs, la « clientèle » de la machine, il existe aussi des filtres que nous appelons « grappes informationnelles ». Nous les utilisons pour nous situer, pour comprendre notre environnement, les informations que nous en recevons, leur donner du sens et réagir. Ces grappes sont constituées de trois ensembles d'éléments qui mélangent des aspects implicites, c’est-à-dire intuitifs, sous-jacents, et des aspects explicites qui sont clairement définis et exprimés. Nous avons l'ensemble des concepts et idées que nous employons, les contextes dans lesquels nous les utilisons et enfin celui des informations liées aux deux premiers20. Les grappes sont influencées par l'éducation que nous avons reçue, notre milieu, nos expériences de vie, notre culture, le métier que nous exerçons, nos relations... La machine informationnelle va très subtilement s'attaquer aux ensembles, « contextes » et « informations » de nos grappes en les déstructurant et décontextualisant par la masse (perte des différences, d'une hiérarchisation dans l'information) et la fragmentation (perte de repères) pour les recomposer ensuite afin de satisfaire ses objectifs. En passant à travers les filtres, l'information produite sera réduite, fragmentée, décontextualisée avec une préférence 15 Voir Observatoire des médias http://www.observatoire-medias.info/rubrique.php3?id_rubrique=35, Le Monde Diplomatique http://www.monde-diplomatique.fr/cartes/atlas2006-medias, Project Censored http://www.projectcensored.org/censorship/corporate-media-ownership/, Free Press http://www.freepress.net/resources/ownership 16 Omnicom, WPP, and Interpublic Group. Ensemble ces firmes emploient de l'ordre de 165.000 personnes dans plus de 170 pays avec des connections directes dans les gouvernements, les think tanks , les multinationales et les institutions internationales. Leurs activités s'étendent des relations publiques (lobbying) à la publicité en passant par la gestion de crises. Omnicom: BBDO Worldwide, DDB Worldwide, and TBWA Worldwide, GSD&M, Merkley Partners, and Zimmerman Partners... WPP, conglomérat basé en Grande-Bretagne : Young and Rubicam, Burson-Marsteller, Ogilvy and Mather Worldwide, et Hill and Knowlton... Source : http://www.projectcensored.org/ 17 Nous employons le terme machine dans le sens d'un système complexe fonctionnant à l'intérieur d'un autre pour le contrôler ou l'orienter. 18 « La fabrication du consentement », Noam Chomsky et Edward Herman (1998, 2002), Nouvelle édition revue et corrigée, Agone 2008. 19 Dans « Djihad versus Mc World », Hachette, Littérature, 2001, Benjamin Barber distingue deux autres sous-secteurs dans l'industrie des services. Le sous-secteur traditionnel s'occupe du service matériel du corps humain (Horeca, transports, services sociaux...). Le sous-secteur au service des systèmes concerne le service matériel du corps social. Il permet le fonctionnement des systèmes économiques, sociaux et politiques (avocats, économistes, fonctionnaires, banquiers, opérateurs des ordinateurs, des réseaux...) 20 « Les attracteurs informationnels », Alain Tihon, Descartes & Cie, Paris , août 2005. 777777 Page 7 sur 11 marquée pour le sensationnel, l'émotionnel, l'événementiel. La machine privilégie l'image, le symbole, l'apparence et non la réalité, le contenu. Il s'agit d'inciter à paraître et non d'être21. Car la production réelle de la machine, soigneusement cachée, subliminale en quelque sorte, est le conditionnement à la consommation. Le capitalisme a en effet réalisé qu’il lui fallait à toute force maîtriser la dynamique de l’offre ET de la demande sous peine de voir s’affaiblir la spirale de croissance dont il dépend. Certes notre modèle de développement est depuis longtemps basé sur la consommation de masse mais elle s’est transformée sous l’effet de la machine. Les biens et services ont toujours été porteurs de significations différentes de leur réalité. C’est ainsi, par exemple, que les vêtements dans leur formes et couleurs servaient à différencier et affirmer les fonctions, les classes, les rôles des personnes dans la société. Mais il s’agissait de moyens de faire passer un « message »; ils sont désormais devenus des fins. L'important en effet n'est plus la réalité d'un bien ou d'un service, l'utilité qu'on retire de leur usage, ni leur nécessité, ni la disposition des ressources pour se les procurer mais uniquement l'image qu'ils véhiculent. Le choix n'est plus de consommer ou non mais de choisir entre les symboles qu'il faut posséder, les émotions qu'il faut vivre, les plaisirs auxquels il faut succomber. Comme l'écrit Benjamin Barber22, « Les besoins des corps sont vite comblés mais les désirs de l'âme sont infinis ». L'exacerbation de ces désirs est très précisément l'objet du secteur de l'info-spectacle. Notre âme est en manque, « consommez la contentera, le marché y pourvoira », nous chante la machine. L'information est piégée dans une chaîne de production de la demande indispensable et indissociable de l'offre23. La machine referme le piège en fabriquant un amalgame, une toile de fond générale, dans lequel l’économie de marché, implique progrès, croissance, prospérité, concurrence, libre entreprise, liberté, consommation, démocratie… Évoquer un terme quelconque de la liste en appelle automatiquement plusieurs autres, explicitement ou non. L'amalgame est « l'attracteur24 » de la machine informationnelle. Son discours globalisant entretient subtilement la confusion des valeurs et ramène insensiblement tout au concept global de l'économie de marché. L'offre, proclame-t-il, ne fait jamais que répondre à une demande (prétexte du consentement à la consommation). Les maîtres de l’info-spectacle veulent diriger la consommation du monde : le yuppie, le bobo, le banlieusard, l'altermondialiste et le nazillon portent des Levi's et sont chaussés de Nike, boivent une boisson célèbre au cola, l'ipod enfoncé dans une oreille, le mobile dans l'autre. Le 4X4 réunira les baroudeurs du Brabant wallon et les talibans d'Afghanistan. Le monde est devenu un village qui s’uniformise – tous consommateurs ! – en même temps qu’il se divise sous la pression des communautarismes. Conditionnés par le totalitarisme de la consommation les humains perdent leurs signifiants culturels25. Le secteur financier a financé ce jeu en bon serviteur du capitalisme. Mais il est tombé dans le piège de l’étendre à son propre domaine en s’érigeant en maître de l’offre et de la demande des ressources financières et en les détachant de la réalité des besoins. Renforçant son aveuglement, il a mélangé sa propre spirale à celle de la consommation de masse donnant à l’ensemble une énergie redoutable. Le masque aveuglant du capitalisme La pièce essentielle de l’amalgame au cœur de la machine informationnelle est donc l' économie de marché. En attirant l'attention sur le marché, et sur ses automatismes implicites, la formule, martelée continûment par la machine, a vite fait d'en faire la norme et la justification de l'économie aux yeux du plus grand nombre. Elle devient une idéologie qui exprime à elle seule toute la réalité et qui entraîne la soumission à ses « lois », celles du marché. Elle imprègne le discours des « faiseurs d'opinion » : politiques, chefs d'entreprises, médias spécialisés ou non... Se définir comme « économie de marché » ramène l'évaluation des activités humaines à l'aune unique de la quantité des marchandises et services produits, la performance économique (le PNB), provoquant par ce biais une marche obstinée vers la 21 « Information, néo-libéralisme et aliénation », http://www.etopia.be/article.php3?id_article=736 Barber, ibidem. 23 Il existe bien sur de nombreuses sources alternatives d’information qui refusent ce conditionnement. Il n’empêche que le système dominant est celui que nous décrivons. 24 Un attracteur est le descripteur d'un système d'information. Il rend compte de son fonctionnement. 25 Barber, ibidem. 22 888888 Page 8 sur 11 marchandisation. La nature, la santé, l'éducation, la culture, le social..., tout devient potentiellement – et souvent réellement – un objet de négoce. Elle instrumentalise à son profit les institutions car elles n’ont de valeur à ses yeux que si elles contribuent à asseoir son empire. L’intérêt général, le bien commun n’y trouvent pas place. Sous son emprise, la politique en est réduite à ne se préoccuper que de la préservation de la croissance et de la relance de la consommation à tout prix. La réalité des besoins ne lui importe qu’en apparence. En entretenant la frustration du toujours plus, l’économie de marché change les moyens en fin, en symboles qu’il faut posséder sous peine de déchoir. La science est subvertie et ses apports niés lorsqu’ils dérangent ses intérêts. Ainsi, « Le monde selon Monsanto26 » montre que la recherche en biologie n’a trouvé du capital à risque prêt à financer son travail que dans l'espoir de découvertes directement rentables, ce qui eut l'effet pervers de soumettre l'éthique scientifique aux impératifs économiques. De même, les travaux du GIEC nous obligent à faire face aux conséquences dramatiques du réchauffement climatique dont l'activité humaine est la cause. Pourtant d'aucuns continuent de minimiser ou en nient les conclusions : la déforestation continue, le renouvellement du protocole de Kyoto s'avère douloureux, les préoccupations environnementales des pays émergents sont négligées et, la crise étant là, on ne pense qu’à sauver l'auto et relancer la consommation. La formule masque en fait la réalité d’un capitalisme basé sur la consommation de masse qui détient les moyens de production de l'offre ET de la demande. Or, depuis la révolution de Thatcher et Reagan et la disparition du « contre-pouvoir » qu'était l'URSS, sous la pression de sa logique de croissance à tout prix, le capitalisme, devenu fou, manifeste ses limites : - en poursuivant systématiquement ses propres intérêts à court terme au détriment de l'intérêt général ; - en manipulant les institutions (appareils d'Etat et organismes internationaux) pour qu'elles les préservent et en privatisant les profits tout en socialisant les pertes (l'exemple éclatant de l’aléa moral avec les banques « trop grosses pour les laisser choir ») ; - en entretenant, grâce à sa machine informationnelle, la croyance dans une croissance matérielle et un progrès illimités aux dépens de l'environnement et du climat alors que les ressources SONT limitées27 ; - en sacrifiant aux rituels de la concurrence et du libre marché tout en cherchant avec férocité à s'assurer et défendre des positions oligopolistiques et monopolistiques ; - en manipulant l'information pour qu'elle chante ses louanges, justifie ses excès, dissimule ses contradictions et assure notre docilité de consommateurs. Il faut avouer que, quelque part, ce système nous arrange bien car le capitalisme se montre efficient pour assurer la prospérité matérielle, « changer les pierres en pains », et l’adhésion à sa logique. Cela vaut bien quelque complicité et mansuétude. Mais cette prospérité est devenue impayable et la complicité criminelle. En s'emparant mondialement de la fabrication de la demande grâce à une machine informationnelle qui nous pousse à la consommation insatiable de biens et services par le truchement des émotions, des images et des symboles, le capitalisme a provoqué une crise environnementale et climatique majeure car la consommation de masse, prédatrice des ressources, est en passe d'anéantir la capacité d'auto-réorganisation de la planète et obère notre survie. Il a entraîné une crise culturelle avec perte d'identité et de sens. Les moyens sont devenus des fins dont nous sommes les esclaves mi-consentants, mi-révoltés : mobile, ipod, voiture, vacances, Internet... hors la consommation pas de salut ! Enfin il y a crise sociale et morale : 3 milliards d'êtres humains disposent de moins de 3 dollars par jour et vivent dans une pauvreté insupportable. La mondialisation sauvage détruit solidarité et responsabilité. Elle fait du travail humain la valeur la moins prisée, confisque au profit de quelques-uns uns des biens communs à tous tels l'eau, l'air, le monde du vivant… 26 « Le monde selon Monsanto. De la dioxine aux OGM, une multinationale qui vous veut du bien », MarieMonique Robin, La Découverte, Arte Éditions, 2008 27 Les économies dirigées ont également entretenu ce mythe. 999999 Page 9 sur 11 Po u r u n e d y n a m i q u e d u c h a n g e m e n t Bref, et sans qu’il soit besoin de faire du catastrophisme, le précipice que nous avons nous mêmes creusé gît béant devant nous. Que nous le voulions ou non, il nous impose le changement, et non une simple transformation28. Il ne s’agit pas d’un processus simple, ni facile29, d’autant plus que l’urgence est là et les enjeux fondamentaux. Un bon point de départ consiste à voir la dynamique complexe à l'œuvre au cœur de nos sociétés – et de l'économie – au travers du principe de réalité et plus avec les yeux de l'idéologie. Nos sociétés ne sont pas réductibles au « marché » mais forment des systèmes complexes adaptatifs30 (SCA) constitués d'un réseau de nombreux agents31 en interaction les uns avec les autres et avec leur environnement. Le contrôle est dispersé, diffus dans l'ensemble du réseau avec émergence de leadership suite aux multiples interactions. Il existe de nombreux niveaux d'organisation, chaque agent à un étage quelconque constitue un bloc de construction pour un niveau plus élevé32. De plus de tels systèmes se réorganisent constamment au fur et à mesure qu'ils acquièrent de l'expérience. Ils anticipent le futur par des « plans » internes qui leur indiquent le comportement à adopter en fonction de tel ou tel concours de circonstances. Enfin ils comprennent des niches que s'empresse d'occuper l'agent qui s'y adapte. Une économie a de la place pour des programmeurs, des plombiers, des boulangers... à l'image d'une forêt pour les mousses, les papillons... Un système complexe adaptatif n'est donc jamais en équilibre car il évolue et change en permanence. Le phénomène des rendements croissants33 influence la direction de l'évolution du système. Un bien, un service, une technologie sont adoptés non pas parce qu'ils sont les meilleurs, qu'ils répondent mieux à la demande ou sont moins chers mais simplement parce que le hasard fait qu'un certain nombre d'agents les choisissent au départ. Et précisément parce qu'ils ont été choisis, d'autres agents vont à leur tour les acquérir34. De plus, l'option initiale entraîne des choix dérivés : tout un système s'est ainsi construit autour du moteur à explosion et du pétrole35. Une forme de leadership, technologique et/ou sociétal, émerge ainsi dans le contrôle du réseau et les réorganisations des agents et verrouille l'évolution du système En fait, la « machine informationnelle » a émergé d’un tel phénomène complexe. Au fur et à mesure que l'offre et la demande se développaient sous l'influence de divers facteurs tant idéologiques (libéralisme, capitalisme, socialisme…) que politiques (suffrage universel...), culturels (enseignement obligatoire...), sociaux (sécurité sociale, congés payés...) et technologiques (mise en œuvre des découvertes scientifiques, technologies de l'information…), la consommation de masse a fini par dominer. Pour la nourrir et la renouveler, elle exigeait la maîtrise de la production de la demande et, par conséquent, une orientation progressive de l'information vers le conditionnement. La « machine informationnelle » nous a ainsi « verrouillés » dans un système de développement orienté vers une croissance insoutenable : augmenter l’offre pour augmenter la demande et inversement. Penser en termes de SCA, d’émergence et de verrouillage, amène à réfléchir à d’autres alternatives en re-situant plus justement la place de l’économie. J.K. Galbraith36 donne de cette dernière la définition suivante : « J'emprunterai la définition d'Alfred Marshall( ... ) Il disait que l’économie n’est rien d’autre que l’étude de l’humanité dans la conduite de sa vie quotidienne. J'ajouterai à cela l’étude du rôle des organisations, de la manière que les hommes ont de faire appel aux 28 Une transformation est le passage d’un état à un autre. C’est aussi un changement mais l’inverse n’est pas vrai car un changement touche à la nature des choses. 29 Voir à ce propos « Au temps des catastrophes », Isabelle Stengers, Editions La Découverte, Paris, 2009, « Ethique de l’existence post-capitaliste » , Christian Arnsperger, Les Editions du Cerf, Paris, 2009 et « Prosperity without growth » cf. supra. 30 Voir « Complexity , The Emerging Science at the Edge of Order and Chaos » , M. Mitchell Waldrop, A Touchstone Book, 1992. 31 Les agents forment l'ensemble des éléments constitutifs du système. 32 Par exemple dans le cerveau un groupe de neurones forme le centre de la parole, un autre celui du mouvement, un autre celui de la vue. 33 Voir « Complexity , The Emerging Science at the Edge of Order and Chaos », ibidem. 34 Les exemples sont nombreux: le clavier QWERTY (ou AZERTY), le moteur à explosion, Windows... se sont imposés même si d'autres produits plus performants existaient. 35 « Repenser le rôle de l'économie politique », Kevin Marichal, Etopia n° 4, Juin 2008 36 Dans « Tout savoir ou presque sur l’économie », J.K.Galbraith et Nicole Salinger, Seuil, 1978 101010101010 Page 10 sur 11 grandes entreprises, aux syndicats et aux gouvernements pour satisfaire leurs besoins économiques; l’étude des buts poursuivis par ces organisations, dans la mesure où ils s'accordent ou s'opposent à l’intérêt général. Et enfin la manière de faire prévaloir l'intérêt de la collectivité » Cette définition possède comme avantages: - de remettre l'économie au service de l'homme - d'introduire la notion de bien commun - de faire réfléchir sur les interactions réelles entre les acteurs (sans exclure l'ambition, le pouvoir, les rapports de force...) - de questionner leurs rôles et fonctions - de souligner la nécessité d'un débat démocratique - d’inciter à partir d’une approche intégrée qui partirait d’une « production sociétale globale », le terme « production » étant ici compris comme le résultat d'une quelconque activité humaine. Le schéma qui suit n’a d’autre ambition que de visualiser les éléments constitutifs d’une telle « production » et d’offrir des pistes de réflexion, un regard différent sur nos activités pour sortir du carcan de la performance économique. La « production sociétale globale » est répartie en 4 sphères - la sphère autonome rassemble l'ensemble des activités qu'on réalise pour soi-même, sa famille, ses amis (lire, aider les enfants à leur devoirs, recevoir, visiter un musée, voyager...). C'est un lieu de plaisir personnel dont la mesure est la satisfaction individuelle ; - la sphère sociétale regroupe les activités exercées au service de la société qui contribuent à accroître le bien-être collectif . On y retrouve la « production » des organisations issues de la vie associative, de l'entrepreneuriat social, le social-business. Avec la sphère autonome, 111111111111 Page 11 sur 11 c'est l'espace le mieux adapté au vécu de la convivialité, ç’est à dire la ré-appropriation des outils. Sa mesure est l'accroissement du bien-être collectif ; - la sphère lucrative reprend l'ensemble des activités économiques exercées dans le but de maximaliser le profit tant des entreprises que des entrepreneurs. C'est le lieu du capitalisme et sa mesure est la performance économique ; - la quatrième sphère est celle de l'État. Elle comprend la production des institutions en charge des infrastructures collectives et des différents services prestés par le secteur public en faveur de la société. Sa mesure est la satisfaction du bien commun. Chaque sphère fonctionne, d’une part, sur elle-même et, d’autre part, en échange avec les autres. C’est ainsi que la sphère autonome offre sa force de travail au trois autres, que l’Etat collecte les impôts en provenance des autres sphères en échange des services aux personnes, entreprises et collectivités et de la mise à disposition des infrastructures, que les sphères lucratives et sociétales produisent biens et services qu’elles échangent entre elles et avec les deux autres. On s'aperçoit immédiatement que les frontières des quatre sphères se rejoignent et se recoupent et que nombre d'activités se retrouvent dans leurs zones d'intersection. Elles interagissent à la fois par la coopération et la concurrence qui résultent dans l'émergence de bien-être (par exemple et pour faire simple, la mise en place des protections sociales) et de tensions (la remise en cause de cette même protection par le néo-libéralisme). En fait cette vision des quatre sphères implique l'existence d'une cinquième : l'espace démocratique, lieu du débat entre citoyens capables de penser par eux-mêmes et de se forger des opinions indépendantes, c'est à dire arbitrer entre divers intérêts concurrents et réguler tant l'intérieur des sphères que leurs interactions. Il n'échappera pas dès lors que les poids respectifs des sphères sont différents et qu’ils peuvent varier dans le temps avec le danger très réel et fréquent qu'une sphère exerce une attraction trop forte et absorbe les autres. Telle est d'ailleurs la situation actuelle avec une sphère lucrative tellement triomphante qu’elle a phagocyté non seulement les trois autres mais s’est également assurée la maîtrise de la cinquième sphère. Une réaction des sphères « autonome » et « sociétale », jusqu'à présent les parentes pauvres, commence à se faire jour mais peine à se faire connaître. Une dynamique de changement se doit de conforter et amplifier cette réaction et limiter drastiquement la prégnance du capitalisme en déconstruisant l’amalgame pour échapper au conditionnement de la « machine informationnelle » et en réorientant la « production sociétale globale » vers le développement durable37. Elle implique nécessairement une revitalisation de l’espace démocratique. D é c o n s t r u i r e l ’a m a l g a m e Il convient de se doter d’outils de mesure différents. La production sociétale globale tient compte non seulement de la quantité de biens et de services mais aussi et surtout leur qualité, les process de production, leurs impacts sur l’environnement et le climat et leur contribution au bien-être individuel et collectif et au bien commun. Une condition indispensable à la déconstruction est de bâtir un « indicateur global », différent du PNB, qui intègre ces divers éléments et devienne la nouvelle norme38. Par ailleurs, en partant du schéma décrit précédemment, 4 domaines nous paraissent mériter une attention particulière pour rompre l’attraction du modèle actuel : le développement dans la sphère lucrative d’une réelle responsabilité sociétale des entreprises39 parallèlement à celui 37 Selon la définition proposée en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement dans le Rapport Brundtland, le développement durable est : « un développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept de « besoins », et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir. » 38 Ce nouvel indicateur pourrait servir au développement d’une « macro économie écologique » comme expliqué par Tim Jackson. Voir « Economy … », ibidem. 39 et non de laver plus vert ou plus social ! 121212121212 Page 12 sur 11 du « social business » dans la sphère sociétale, l’écono-diversité, la remise à plat des institutions et le déconditionnement de l’information. Nous les abordons très brièvement. L’entreprise socialement responsable intègre les dimensions du développement durable dans sa stratégie. En bref, elle a l’ambition d’apporter des solutions innovantes à des problèmes de société40. Cette approche originale dans la manière de faire des affaires revient en force et fait l’objet de nombreuses recherches et débats41. L’engagement de l’entreprise dans ce domaine peut se mesurer à plusieurs critères : l’existence d’une charte et des ressources consacrées à sa mise en œuvre, l’affectation des résultats, la culture de l’entreprise, son mode d’organisation, l’évaluation des résultats obtenus dans le rapport annuel… L’investissement socialement responsable participe à la même mouvance que l’idée du « social business » du Professeur Muhammad Yunus42 qui consiste à créer des entreprises qui ne réalisent pas de pertes ni ne distribuent de dividendes. Les profits sont réinvestis dans l'entreprise pour permettre d'améliorer la situation des bénéficiaires43. Un social business est « une activité économique totalement dédiée à la résolution de problèmes sociaux et environnementaux »44. Introduire de la responsabilité sociétale dans la sphère lucrative amènerait un certain nombre d’entreprises à sortir d’une logique purement capitaliste et enrichirait son intersection avec la sphère sociétale de façon à accroître l’efficience de cette dernière dans l’augmentation du bien être collectif. L’introduction de responsabilité sociétale contribuerait en outre à affirmer la nécessité de la reconnaissance du principe de l'inaliénation des ressources communes à l'humanité, telles que l'eau et l'air, et de l'environnement (climat) et, par conséquent, le droit de pouvoir y accéder, le devoir de les protéger et l’obligation pour les responsables d’en payer le prix lorsqu’elles sont consommées et celle de réparer quand elles sont endommagées ou détruites. Sous la pression démocratique, la sphère de l’Etat doit jouer un rôle essentiel pour accompagner et encourager cette démarche d’inclusion de valeurs sociétales dans la sphère lucrative. Le second domaine est celui de l’écono-diversité. Avec l'essor de la mondialisation et du néolibéralisme, nous avons assisté à une vague de fusions et de consolidations gigantesques, que ce soit dans les médias, la finance, l'informatique, l’acier, l'agroalimentaire, la chimie, les médicaments... débouchant sur des situations oligopolistiques et monopolistiques. De glorieuses armadas de fiers vaisseaux prirent ainsi le large dont nous découvrons maintenant avec horreur qu'ils sont autant de Titanic. L'exemple du secteur financier est particulièrement éloquent. Or on sait que la biodiversité est nécessaire à un écosystème. Plus elle se réduit, plus le système devient fragile. Il en va de même dans l'économie. L’excès de puissance qu’accompagne la concentration des moyens de production la déstabilise comme le montrent l’histoire des crises du capitalisme. Nous avons besoin de maintenir une plus grande diversité des opérateurs économiques. A l'image de la biodiversité, une « écono-diversité » est indispensable pour diminuer la fragilité du système et mieux garantir la variété, la créativité, la maximalisation des possibilités de choix. Elle ne peut émaner que de la sphère démocratique qui inciterait l’Etat à limiter, par des mécanismes appropriés, la tendance au regroupement des acteurs, un peu comme le bon jardinier qui veille à l’équilibre de son jardin. Grâce au jeu démocratique, les sphères autonomes et sociétales sont historiquement à l’origine des institutions (école, santé, protection sociale, culture…) dont elles sont principalement les bénéficiaires. Ces organisations ont évolué au fil du temps en vivant leur propre vie. Or l’autonomie et le bien-être collectif exigent la responsabilité, vertu qui a tendance à s’estomper à une époque où, sous l’emprise de la machine, l'accent ne cesse d'être mis sur l’individu en exaltant ses droits, ce qui a pour effet paradoxal de nous soumettre aux institutions qui les prennent en charge45. Il s’agit donc de pouvoir ré-expliciter maintenant les droits et les devoirs des bénéficiaires et des prestataires de ces services. La ré-ingénierie 40 Voir http://www.ashoka.org/social_entrepreneur. La documentation sur ce thème est particulièrement abondante et déborde du cadre de cet article. Voir un aperçu sur l’innovation responsable : http://www.lalibre.be/debats/opinions/article/517736/le-socialbusiness-prioritaire.html. Un cas éclairant est celui de la Banque Triodos : http://www.triodos.com/ et http://www.triodos.be/. 42 Créateur du micro-crédit et fondateur de la Grameen Bank au Bengladesh, Prix Nobel de la Paix 2006. 43 Exemple de la Grameen Danone fournissant aux enfants pauvres du Bengladesh une alimentation saine à un prix abordable. 44 « Vers un nouveau capitalisme », Muhammad Yunus, Éditions Edmond Lattès, 2008. 45 Voir également les ouvrages de Ivan Illich, notamment « La Convivialité », Seuil, 1973. 41 131313131313 Page 13 sur 11 des institutions, en soulignant les responsabilités de tous les acteurs, aurait pour objectif d’en re-faire des moyens et non des fins en évaluant l’usage qu’en font les bénéficiaires, la cohérence des prestataires avec leur raison d'être, leur efficience (rapport entre le résultat et les moyens employés), et décider des changements à opérer46. Une telle démarche ne pourrait que renforcer les deux sphères concernées. Dans ce cadre, les institutions par lesquelles s’organise la solidarité gagneraient beaucoup d’une telle remise à plat. Elle serait d’ailleurs l’occasion de reprendre le concept d’une allocation universelle47 nécessaire, croyons-nous, à la sphère autonome pour découpler autonomie et travail rémunéré et casser un peu plus le lien avec la performance économique. Enfin le déconditionnement de l’information est une tâche complexe, ardue mais indispensable à la déconstruction. Sans cela, tel un phénix, la gloutonnerie de la sphère lucrative renaîtra de ses cendres. Il n’existe pas de solution évidente si ce n’est que, dans ce domaine, restaurer la diversité des acteurs est essentiel. Il y faut une « information citoyenne », indépendante de son financement. Nous entendons par là une information qui mette le doigt sur les débats essentiels : le changement de paradigme qu'exige le développement durable et sa mise en valeur systématique, l’explicitation des enjeux, la remise de l’économie au service de l’homme, la promotion des idées, projets et expériences liés à une vision plus intégrée et réaliste de la société, l'entrepreneuriat social, les entreprises socialement responsables, le social-business, insister sur la nécessaire rénovation des institutions, sur la responsabilité et une défense vigoureuse de l'écono-diversité. C on c l u si on s Les avatars du capitalisme l’ont conduit à imposer un modèle de développement axé sur la consommation de masse, nourri et entretenu par une machine informationnelle oligopolistique dont l'objectif premier est le conditionnement à la consommation. Le concept aseptisé, vague mais commode de l'économie de marché sert de paravent à ses excès. Grâce à sa domination du secteur de l’info-spectacle, il produit la demande en même temps que l'offre pour la satisfaire. L'information, en focalisant les besoins sur les images et les symboles, engendre la frustration et nourrit le cycle suicidaire d'une consommation qui détruit non seulement la fabrique des sociétés mais aussi la Terre, garante de notre survie. L'entrelacs des crises nous incite à changer d'urgence de paradigme : adopter un principe de réalité en lieu et place d'idéologies et nous assumer comme insérés dans des systèmes complexes adaptatifs. Une information déconditionnée doit nous y aider en promouvant le développement durable, la rénovation des institutions et la défense de l'écono-diversité. Il est possible de subvertir le leadership actuel et construire une autre perspective que celle de la consommation de masse en partant d’une autre vision que celle d’une économie capitaliste toute puissante. On objectera peut être qu’il s’agit de théorie ou d’utopie. Pourtant la résonance de plus en plus fortes « des vérités qui dérangent » et les initiatives qui se multiplient en matière de développement durable, montrent que l'espace citoyen existe, que la machine de l'information peut fabriquer autre chose que le consentement au marché, que la subversion est réaliste. Puisse-t-elle nous réconcilier avec nous-mêmes, notre Terre et nous sauver. 46 La démarche est loin d’être aisée car toute institution oppose naturellement une résistance féroce à sa remise en cause. 47 Voir : http://www.basicincome.org/bien/.