Actualité de la démocratie grecque - Reseau
Transcription
Actualité de la démocratie grecque - Reseau
En cy cl o p é d ie d e l’h o n n ê te h o mme çons de l’Histoire — Les leçons de l’Histoire — Les leçons de l’Histoire — Les leçons de l’Histoire — laïcité « Rien n’échoue comme le succès ». Chesterton « La démocratie survivra-t-elle à son triomphe ? » Gauchet Actualité de la démocratie grecque M on sujet, c’est la démocratie grecque, l’antique, pas l’actuelle. Mais ma perspective n’est pas historique : je vais essayer de dégager entre la démocratie grecque et nos modernes démocraties, des ressemblances, des jeux d’échos, des permanences, si bien que l’on peut parler d’un éternel démocratique comme on parle d’un éternel féminin. Et puis, dans les démocraties il y a des pathologies : sont-elles accidentelles – embardées à corriger –, ou sont-elles essentielles, les démocraties sécrétant leurs propres toxines et succombant à leurs propres tropismes ? dement et de l’obéissance, étaient soucieux du bien commun, respectueux des lois, liés aux traditions, etc. Des penseurs comme Marcel Gauchet et Pierre Manent pensent que la démocratie moderne est caractérisée par l’individualisme de déliaison (Gauchet) ou l’organisation des séparations (Manent) et que les citoyens grecs échappaient à ces maux par leur sens civique. Ainsi Manent : « les citoyens grecs convergent vers l’agora, s’y rassemblent, le mouvement du civisme athénien est le contraire d’une séparation. Les citoyens modernes se retirent dans l’isoloir ». La cité grecque est le foyer originel de la politique européenne, qui en a tiré son nom : polis, la cité qui se gouverne elle-même, et démocratie, de démos le peuple, et cratein : exercer le pouvoir. Les étymologies sont éclairantes : monarchie et démocratie ne sont pas seulement des régimes différents, voire antagonistes, dans “monarchie” il y a “archie”, de arché : commencement, fondement, commandement : la fonction du roi relevait d’une légitimité. Cratos est le pouvoir nu, fondement sans fondement hors de lui-même. Cela relève largement du mythe : chez les anciens Grecs comme chez nous, on peut dégager des tendances lourdes de la démocratie ; nos problèmes étaient déjà les leurs. On peut les résumer en 3 points qui constitueront mes 3 parties : On a trop tendance à voir dans la cité grecque l’âge d’or de la démocratie, où les citoyens pratiquaient l’alternance du comman- 3- Le problème de la guerre : les démocraties ont-elles une propension naturelle à la guerre, et pourquoi ? Référence : 2Bk11 1- Les problèmes liés au nombre, à l’identité des électeurs, à l’aveuglement populaire. 2- Les problèmes liés à la nature de la loi : y at-il des lois naturelles auxquelles il faut se soumettre, ou la loi est-elle uniquement l’expression de la volonté populaire ? ** cf. le glossaire PaTer version 2 - mis en ligne : 06/ 2 013 Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain 1/5 Auparavant, il est nécessaire de dire quelques mots du fonctionnement de la démocratie grecque. Gustave Glotz, auteur d’un ouvrage de référence sur la cité grecque, définit ainsi la situation démocratique : « l’État ne connaît pas de familles, mais uniquement des individus qui se valent tous ». A la différence de la nôtre, la démocratie grecque est une démocratie directe, c'est un système où le corps des citoyens possède la souveraineté, l'exerce en assemblée délibérative, la délègue à dix stratèges élus au suffrage universel, et chargés du pouvoir exécutif. Le pouvoir législatif appartient au peuple qui se réunit quatre fois par mois sur la colline de la Pnyx, en assemblée, c’est l’Ecclesia, pour légiférer, voter les alliances, la paix et la guerre. Les projets de loi sont soumis à l'assemblée par la Boulè, conseil de 500 membres, tirés au sort parmi les citoyens, pour un an. La justice est confiée un tribunal populaire, l’Héliée, constitué de 1000 à 6000 jurés tirés au sort parmi les citoyens. En outre, Athènes gardera longtemps une instance non démocratique, chargée de la surveillance et du respect des lois : l'Aréopage, constitué des archontes, (magistrats) sortis de charges et inamovibles. I – Le problème du nombre La cité d'Athènes, comptait de 200 à 400 000 âmes. Ni les esclaves, qui représentaient un quart de la population, ni les métèques, très nombreux étrangers domiciliés à Athènes, ni, bien sûr, les femmes et les enfants, ne votaient. Restaient environ 25 à 30 000 citoyens. C'est dire que la démocratie athénienne était en grande partie une fiction. À cela, s'ajoute le problème de l'abstention. Il n'y avait pas de quorum requis, en dehors de Référence : 2Bk11 la procédure d'ostracisme, qui permettait de bannir pour 10 ans un personnage politique, et qui exigeait 6 000 suffrages exprimés. Et les paysans d’Attique, n'avaient pas envie de perdre une journée de travail pour aller légiférer. Si bien que l’État était livré à une minorité d'oisifs urbains. Contre l'abstentionnisme, on imagina divers moyens : L'intervention d'une sorte d'agents de police, composés d'archers Scythes, chargés de rabattre les récalcitrants vers la Pnyx, avec une corde enduite de vermillon, ce qui était stigmatisant. Et puis, au 4ème siècle, Périclès attribua une indemnité de séance équivalant à une journée de travail. On était donc payé pour aller voter. Le problème du nombre, posait celui de la citoyenneté. Les citoyens étant minoritaires dans la cité, fallait-il élargir la citoyenneté, et selon quels critères ? En 594 avant Jésus-Christ, Solon avait posé les premiers jalons de la démocratie en supprimant l'esclavage pour dettes, jusque-là pratiqué. Par ailleurs, les métèques tentèrent de ruser avec la loi et de gagner leurs galons de citoyenneté en multipliant les mariages mixtes avec des citoyens et des citoyennes. C'est alors que Périclès endigua le flot en restreignant la définition de la citoyenneté : seul est citoyen, celui qui est né de père et de mère athéniens alors que jusque-là un seul parent suffisait. Droit du sang contre droit du sol, le problème n'est pas nouveau et toujours récurrent. Dans le sens de Périclès, Platon célébrant les héros morts à la guerre, fait ainsi l'éloge de l'autochtonie et du droit du sang avec la conviction qu’eux seuls permettent une communauté de destin ou mieux, une communauté de responsabilité. « Leur bonne naissance a eu pour premier fondement l'origine de leurs ancêtres, qui, au lieu d'être des immigrés et de faire de leurs descendants des métèques dans le pays où ils version 1.1 - mis en ligne : 06/ 2 013 Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain 2/10 seraient eux-mêmes venus du dehors, étaient des autochtones, habitant et vivant vraiment dans leur patrie, nourris, non comme les autres, par une marâtre, mais par la terre maternelle qu'ils habitaient et qui ont permis à leurs fils de reposer morts, aujourd'hui, dans les lieux familiers de celle qui les mit au monde, les nourrit et leur offrit son sein. » Le règne du nombre pose ainsi l'éternel problème du bien commun, que les Grecs appelaient le koïnon. La pente de toutes les démocraties – et Athènes ne fait pas exception – est de préférer l'intérêt particulier à l'intérêt public. Aristophane dans les cavaliers se moque de l'Assemblée qui oublie tout souci des affaires quand elle apprend que le prix des anchois a baissé. Et Périclès, pour être approuvé, doit montrer que la prospérité de l'État est indispensable à la prospérité des particuliers : « je pense que l'État sert mieux l'intérêt des particuliers, en étant d'aplomb dans son ensemble que prospère en chacun des citoyens, mais chancelant collectivement. » Un État au service de l'intérêt particulier et non plus les particuliers au service du bien commun, on assiste déjà aux prémisses de ce que seront la moderne sacralisation de l'individu et l'érosion ou l'effacement du politique. Autre problème lié au nombre : le risque de démagogie. À la Pnyx, théoriquement, tout le monde peut prendre la parole. Mais, dès le milieu du 5ème siècle, apparaissent des orateurs de métier, très souvent démagogues. Pourquoi ? C'est qu'il n'était pas facile, devant plusieurs milliers de citoyens, de prendre la parole, car la foule, quand elle était mécontente, se manifestait bruyamment en chahutant les orateurs, en leur envoyant tomates ou olives, ou objets plus contondants. Aristophane moque le règne de la flatterie : « jadis, les députés des cités confédérées, Référence : 2Bk11 quand ils voulaient vous duper, avant toute chose, vous appelaient le peuple couronné de violettes… Quelqu'un, pour chatouiller votre vanité, parlait-il de la brillante Athènes, il obtenait du même coup tout ce qu'il voulait, en vous appliquant un qualificatif propre aux sardines. » Le même Aristophane moque aussi la contagion de la bêtise par la foule : « il faut se rendre à la Pnyx. Ah malheureux je suis perdu. Car ce vieillard est chez lui le plus fin des hommes, mais dès qu'il siège sur cette pierre il a la bouche bée comme s’il tassait des figues sèches. » Problème supplémentaire, les Grecs se méfiaient de l'élection qui leur semblait un procédé plus aristocratique que démocratique. Pour la Boulè et le tribunal de l’Héliée, ils préféraient le tirage au sort, à l'aide de fèves noires ou blanches, à l'élection. À l'origine, ce tirage au sort était considéré comme un jugement des dieux : l'élu ne l'était pas par hasard, il était l'élu des dieux. Mais quand cette croyance se perd, apparaît l'absurdité du tirage au sort. Platon se moque de l'incompétence des magistrats « désignés par la fève » et remarque que personne ne consentirait à employer un pilote, un architecte, un médecin, désignés par le sort. –––– Les problèmes posés à la démocratie athénienne par le nombre nous éclairent, par ressemblance ou par contraste, sur nos propres problèmes. D’abord, la sottise et l’aveuglement : « Le grand nombre, c’est-à-dire les sots » disait le duc de Saint-Simon. Vient aussi l’homogénéisation des pensées et des discours dans le sens de la médiocrité et du politiquement correct. Richard Millet, devenu écrivain maudit depuis son Éloge littéraire d’Anders Breïvik, fustigeait version 1.1 - mis en ligne : 06/ 2 013 Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain 3/10 ce qu’il appelait « l’hallalisation de la littérature ». La démocratie conçue comme l’addition d’individus qui se valent tous est grosse du totalitarisme. Hannah Arendt en définissait les conditions : « les mouvements totalitaires avaient moins besoin de l’absence de structure d’une société de masse, que des conditions spécifiques d’une masse atomisée et individualisée ». L’atomisation compromet le bien commun. Ce qu’on appelait naguère la patrie devient un espace de coexistence où chaque individu est surtout mû par son intérêt, qui n’a pas grandchose à voir avec une communauté de citoyens libres. Le problème de la citoyenneté que résolvait de manière drastique Périclès rejoint celui de l’identité nationale. Platon faisait l’éloge de l’autochtonie et du droit du sang. Mais les exigences électorales conduisent aujourd’hui à privilégier ceux qui, comme dit Platon, sont venus du dehors : ainsi le vote musulman fut déterminant pour l’élection du Président de la République. Une vraie communauté de destin unit-elle aujourd’hui ceux qui vivent sur le sol de France, et les mots de majorité et de minorité, visibles ou non, ont-elles encore un sens ? Richard Millet, se définissant comme « Français de souche, de race blanche, hétérosexuel, catholique » disait se sentir en France « minoritaire, exilé de l’intérieur ». Nicolas Domenach, de Marianne, lui faisait écho en traitant la foule des manifestants du 13 janvier de « France blanche, provinciale, catholique ». C’était une manière de ringardiser, de délégitimer l’immense foule de familles françaises, la réduire à un communautarisme comme un autre, Référence : 2Bk11 communautarisme honteux puisque, selon Domenach, l’avenir est au métissage. II – Le problème de la loi J'en viens au second point qui plombe la démocratie : le problème de la loi. Télescopons les époques et rappelons les articles 3 et 6 de la déclaration des droits de l'homme de 1 789. Article 3 : « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation, nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. » Article 6 « la loi est l'expression de la volonté générale ». Poussée à bout, la logique de ce principe incite à nier toute autorité naturelle indépendante du suffrage, toute loi morale et transcendante qui primerait la volonté populaire. Chez les Grecs, la loi apparaît sous un double aspect, contradictoire : • D’un côté c’est une chose sainte et immuable, un don des dieux. • d’un autre côté, c’est une œuvre humaine, que vote l’eccclesia, et donc sujette à changement. Le mot nomos, qui désigne la loi, désigne aussi toute monnaie qui a cours. La théorie de la démocratie athénienne est simple : le peuple est souverain (kurios) qu’il siège à l’Assemblée ou dans les tribunaux, il est souverain absolu de tout ce qui concerne la cité. Au 4ème siècle avant Jésus-Christ on ira jusqu’au bout du principe : « le peuple a le droit de faire ce qui lui plaît ». Au 5ème siècle, il admet une limite à son bon plaisir. Hérodote : « Libres, ils n’ont pas la liberté absolue. Car au-dessus d’eux il y a un maître : la loi ». version 1.1 - mis en ligne : 06/ 2 013 Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain 4/10 Les choses se dégradent en -462. Jusque-là, les lois fondamentales étaient protégées par l’Aréopage, qui en assurait le respect. En -462, Ephialtès, le chef du Parti démocratique, lui retire ses pouvoirs qui passent à l’Assemblée du peuple, à la Boulé et aux tribunaux de l’Héliée. Plutarque applique à Ephialtès le mot de Platon sur « les mauvais échansons qui enivrent les citoyens de liberté pure ». Et Platon compare l’État à un bateau ivre sans gouvernail. Arrivé au pouvoir après la mort d’Ephialtès, Périclès (-461/-429) conjura ce danger d’étrange façon : il institua la graphé paranomon, action criminelle en illégalité selon laquelle un citoyen pouvait en accuser un autre d’avoir proposé une loi illégale. Un tribunal de citoyens, se réunissait alors, pour examiner la question : le peuple était en quelque sorte l’instance d’appel suprême contre lui-même. Entre les lois fondamentales, tirées de ce que nous appellerions la loi naturelle, et la loi du bon plaisir populaire, il y a conflit potentiel. Il éclate dans l’Antigone de Sophocle. En 441, Sophocle est élu stratège aux côtés de Périclès. La raison de cette élection, a-t-on dit, était l’impression produite par la tragédie d’Antigone sur les Athéniens. Preuve que le théâtre, à Athènes, avait une fonction politique. La pièce de Sophocle oppose la loi à la loi : Créon, prince légitime de Thèbes après l’exil d’Œdipe, interdit à quiconque d’enterrer Polynice, considéré comme traître à la patrie. Mais Polynice est fils d’Œdipe et frère d’Antigone. Au nom des lois divines et du culte des morts, Antigone désobéit à l’ordre de Créon, et meurt de cette désobéissance. S’opposent ici deux lois. La loi de Créon qu’il appelle nomos, loi établie, loi légitime, mais loi humaine qui se confond avec la raison Référence : 2Bk11 d’État. « On doit obéissance, dit-il à son fils Hémon, et dans ce qui est juste, et, dans ce qui ne l’est pas ; il n’est pas de fléau pire que l’anarchie ». Pour lui, mieux vaut une injustice qu’un désordre. Le prince se situe en hors-jeu social et divin. Antigone, elle, obéit à Zeus Olympien, protecteur des droits du sang et à « la justice, assise à côté des dieux infernaux ». Leurs lois dit-elle, « sont des lois non écrites, imprescriptibles, valables pour toujours ». Antigone ne symbolise pas la conscience individuelle et rebelle contre l’État, mais, comme le dit Charles Maurras, elle est « la Vierge-mère de l’ordre » qui se dresse contre le désordre établi de Créon, tenté par une dérive totalitaire dont il sera à son tour victime. Selon Fernand Robert, qui fut mon professeur à la Sorbonne, Sophocle avait écrit sa pièce sous la pression d’une démocratie devenue dangereuse parce que le peuple pouvait sans garde-fous faire et défaire les lois. Il fallait donc réhabiliter le culte des morts et les lois non écrites. Si l’on osait deux anachronismes, on dirait qu’en Créon, César investit le champ de Dieu : il empiète sur un domaine qui n’est pas le sien, celui de la vie privée et celui des morts qui appartiennent aux dieux d’en bas. Et l’on dirait aussi que Chirac, lorsqu’il disait que la loi morale ne prime pas la loi civile, prenait le parti de Créon contre Antigone. Dans l’histoire réelle de la Grèce, un épisode tragique illustre les dérives de la loi comme droit donné au peuple de faire ce qui lui plaît. En 406, on fit un procès aux généraux vainqueurs aux Iles Arginuses, parce qu’ils n’avaient pas pu récupérer les corps de leurs marins morts dans la tempête. Or – voyez Anversion 1.1 - mis en ligne : 06/ 2 013 Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain 5/10 tigone – il était impératif d’enterrer rituellement les morts. Quelques membres du tribunal, dont Socrate, protestent contre la mise aux voix. En vain : la foule s’écrie qu’il est « monstrueux d’ôter au peuple le pouvoir de faire ce qu’il veut » : la résolution est adoptée, les accusés sont condamnés à mort et exécutés. Du côté de la littérature, Aristophane, dans « les Nuées », montre que dans la logique démocratique poussée à l'extrême, il n'y a plus de bien et de mal, et plus d'autorité naturelle indépendante du suffrage. Il imagine un fils Phidipide, qui convainc son père Strepsiade, du droit des fils de rendre les coups à leur père. Strepsiade : « mais nulle part la loi ne permet de traiter ainsi son père. » Phidippide : « n'étaitil pas un homme celui qui le premier établit cette loi, un homme comme toi et moi, et n'estce pas par la parole qu'il persuadait les anciens ? Serait-il moins permis à moi d'établir également pour l'avenir une loi nouvelle d'après laquelle les fils pourront battre les pères à leur tour ? » De son côté, Platon, avec des accents très modernes, moque les gouvernants qui ont l'air de gouvernés parce qu'ils ont peur d’eux, et les éducateurs qui faisaient déjà du « jeunisme » en ayant avec leurs élèves des rapports de copains à copains. « Le père prend l'habitude de se rendre semblable à l'enfant et d'avoir peur de ses fils ; le fils, de son côté, prend l'habitude de se rendre semblable au père et de ne respecter ni craindre ses parents… Les jeunes tiennent tête aux vieux qui, pleins de condescendance pour les farces de la jeunesse, se gorgent de badinage à l'imitation de cette jeunesse, afin de ne point passer pour des gens moroses, ou pour des despotes… » La loi Référence : 2Bk11 égale le fils au père et l'élève au maître, et ruine ainsi la justice en rendant, dit Platon, « égal ce qui est inégal » –––– Rendre égal ce qui est inégal, rendre pareil ce qui est différent, il n’est pas difficile d’actualiser les propos de Platon : la meilleure illustration ne semble être la question cruciale du mariage homosexuel. Elle me permettra de montrer que : • La démocratie n’est plus conçue comme une technique de gouvernement, un procédé, de l’ordre des moyens, mais comme un processus, de l’ordre des fins, toujours en mouvement, jamais définitivement acquis. • La démocratie peut aller jusqu’au déni du réel, pourvu qu’une majorité d’élus en manifeste le désir. 1- Pour le premier point, rappelons Vincent Peillon. Alors qu’Éric Delabarre, secrétaire de l’Enseignement catholique, invitait les chefs d’établissement à susciter des débats à l’école sur le mariage gay, Peillon a aussitôt répliqué en appelant les recteurs à « la plus grande vigilance » et à « ne pas importer dans l’école, des débats qui doivent avoir lieu dans la société ». Or, à l’école, tout ou presque, est matière à débat. Alors pourquoi interdire celui-là ? Parce qu’il n’y a pas là matière à débat. Najat Vallaud Belkacem l’a rappelé dans un collège du Loiret : « le mariage homosexuel est une extension des droits, une avancée, un progrès de l’égalité ». Et donc indiscutable. Et donc les opposants ne sont pas des adversaires légitimes, ils entravent le mouvement démocratique des choses. version 1.1 - mis en ligne : 06/ 2 013 Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain 6/10 La démocratie ne relève plus de la politique, mais de l’histoire. Transférer la démocratie de la politique à l’histoire réduit le débat à un affrontement entre le passé et le futur, les forces de la nuit et la promesse des matins. Christiane Taubira se félicitant du vote du projet à l’Assemblée nationale, a dit qu’il s’agissait d’une étape importante, mais que ce n’était pas la dernière. Aveu que le Pacs n’était pas un aboutissement, mais une étape vers le mariage, luimême étape vers l’adoption par PMA et GPA, avec comme perspective, comme le dit Alain Finkielkraut, « l’Empire du même et l’indifférenciation ». 2- Pour le deuxième point, la loi comme droit de faire ce qui plaît, peut pratiquer le déni du réel. Le mariage homosexuel est sous tendu par la théorie du genre selon laquelle, comme disait Simone de Beauvoir, « On ne naît pas femme, on le devient ». L’idéologie du genre va plus loin. Elle distingue le sexe biologique, le choix de l’identité, l’orientation sexuelle. Et ces deux derniers, qui sont subjectifs, priment sur le sexe réel qui est objectif. Caroline Fourest a dit que « prétendre qu’un enfant naît d’un père et d’une mère, c’est arrogant ». Il y a ainsi une arrogance du réel à laquelle l’éducation prétend s’opposer. Ainsi, Najat Vallaud Belkacem dit à la presse people que « mère de 2 jumeaux de 4 ans, fille et garçon, elle s’emploie chaque jour à déconstruire les stéréotypes féminins et masculins ». Il y a là une véritable inversion du vocabulaire : ce qui est naturel et donné de départ, être fille et garçon, devient un stéréotype, c’estRéférence : 2Bk11 à-dire une idée toute faite, le contraire de ce qui est naturel. Grand pourfendeur de ceux qu’il appelle « les ayatollahs du genre » Denis Tillinac moque la parlementaire socialiste (Sandrine Mazetier) qui propose de changer le nom des écoles maternelles (trop genré). Tillinac propose à son tour de débaptiser les maternités, ce mot “genré“ à l’extrême, laissant accroire que l’accouchement est l’apanage des femmes. Plus sérieusement, la loi naturelle, la nature humaine sont niées au profit de la volonté constructiviste d’un être humain qui se choisit lui-même, veut pouvoir être ce qu’il veut, ou ce que sont ses envies. Au fond de cette volonté il y a, je crois, une obscure raison théologique, que Sartre définit clairement : « L’homme n’a pas de nature humaine parce qu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir ». Et donc « l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait ». Il y a là plus qu’un germe de totalitarisme. Prétendre que le mariage est, non pas le couronnement d’un fait de nature, mais un droit induit par une orientation sexuelle qui se baptise amour, c’est empiéter sur le domaine intime et privé, et seuls les totalitaires pénètrent dans les alcôves. III - La propension guerrière des démocraties J’en viens au dernier point : ce qui a plombé et finalement détruit la démocratie grecque, c’est sa propension guerrière. Charles Maurras faisait remarquer que les démocraties sont naturellement belliqueuses. Alors que l'Ancien Régime faisait la guerre en dentelles, limitée à des portions de territoire, la Révolution française fit la guerre à l'Europe sous prétexte d'y exporter son modèle politique, clés version 1.1 - mis en ligne : 06/ 2 013 Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain 7/10 en main. Napoléon prit la relève avec éclat et il fallut les règnes réparateurs de Louis XVIII et Charles X pour calmer, stabiliser la France. Remontant le temps jusqu'à la Grèce et jusqu'à Rome, Charles Maurras écrivait : « la démocratie fut toujours un principe guerrier. Le parti de démos à Athènes était le parti de la guerre. La République romaine n'a jamais cessé de guerroyer. Son temple de la guerre ne fut fermé que deux fois, sous le roi Numa et l'empereur Auguste. » En Grèce, prenons pour exemple la longue guerre qui de -431 à -404, opposa la démocratique Athènes à l'oligarchique Sparte, et qui paradoxalement s'acheva par la défaite d'Athènes sur mer, là ou elle avait acquis une réputation d'invincibilité. La responsabilité de la guerre incombe à Athènes et s'inscrit dans la logique démocratique. L'origine en est idéologique. Dans un discours qu’il prête à Périclès prononçant l’oraison funèbre des soldats morts pour la patrie, Thucydide fait dire au stratège : « La constitution qui nous régit n’a rien à envier aux autres peuples ; elle leur sert de modèle et ne les imite point. Son nom est démocratie parce qu’elle vise l’intérêt, non d’une minorité, mais du plus grand nombre ». Conclusion du discours : « Athènes est l’éducatrice de la Grèce (en grec : Tès Hellados païdeusin) », et son modèle doit être exporté clés en mains aux cités qui ne jouissent pas encore de la démocratie. Le philosophe Anaxagore, ami de Périclès, répand l’idée que l’esprit (le nous) « chose infinie et maîtresse absolue, imprime le mouvement à un point donné pour l’étendre plus avant et encore plus avant ». Cette conception prend un sens politique : Athènes, supérieure aux auRéférence : 2Bk11 tres cités, doit être à leur tête ; pour accomplir sa destinée, Athènes doit être impérialiste. D’abord démocratie à taille humaine, Athènes favorise ensuite une large confédération de cités alliées, puis sujettes et soumises à une lourde contribution, et c’est finalement à Athènes que revient le soin de régler les affaires de la Confédération. La guerre de Péloponnèse éclate en -431. Mais elle est prévisible dès -440, alors qu’Athènes veut imposer à l’ile de Samos, l’une de ses alliées non encore sujettes, une constitution démocratique dont Samos ne veut pas. Samos se révolte, puis capitule et passe au rang de ville sujette. Périclès jalonne la route du Pont Euxin de possessions athéniennes. Politique lourde de conflits et qui fut l’amorce de la longue et ruineuse guerre de Péloponnèse. Selon Thucydide, la cause profonde en fut l'impérialisme athénien, l'extension de sa puissance dans une vaste confédération qui groupait ces cités alliées. Plus tard, Démosthène expliquera l'origine idéologique des guerres démocratiques : « aux démocraties vous faites la guerre pour une portion de territoire, aux oligarchies, vous la faites pour le régime et la liberté. » Même opposition qu’entre les guerres d'Ancien Régime et les guerres révolutionnaires. Par ailleurs, notons que la démocratie athénienne dura moins de deux siècles, s'amorça en 594 avec la suppression de l'esclavage pour dettes par Solon, et s'acheva en 404 avec la fin de la guerre du Péloponnèse, où Sparte imposa à Athènes un gouvernement de 30 tyrans. Elle disparaît ensuite devant les envahisseurs et les dominateurs étrangers pendant plus de 2000 ans. Pourquoi ? Orateurs et philosophes expliquent la défaite d'Athènes lors de la guerre du Péloponnèse par la versatilité et la légèreté du version 1.1 - mis en ligne : 06/ 2 013 Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain 8/10 peuple athénien, alors que Sparte se caractérisait par le sérieux, le civisme, la permanence des lois. Thucydide remarque en outre que pendant cette guerre, les deux socles, les deux remparts de la cité : le respect des dieux, l'honorabilité des mœurs, s'écroulent, s'effondrent. Plus tard en 360, Philippe est roi de Macédoine. Son père ayant voulu intervenir dans les affaires intérieures de la Grèce, Philippe avait été emmené en exil à Thèbes. Il mit à profit cet exil en observant les Grecs, leurs faiblesses et leur incapacité à s'unir durablement. Il vit qu'il était facile d'y entretenir une cinquième colonne. Comme César le fera plus tard en Gaule, il joua des dissensions entre les cités grecques pour y assumer le rôle d'arbitre, en attendant d'en être le maître incontesté. La démocratie fugitivement rétablie à Athènes, joua un grand rôle dans cette mainmise de Philippe, puis de son fils Alexandre sur la Grèce. D'un côté un Philippe qui sait ce qu'il veut, qui peut ce qu'il veut, et ne s'embarrasse pas de l’avis des Macédoniens. Du côté athénien, une démocratie décadente, des citoyens versatiles, qui tergiversent, sont à la remorque des événements, et des démagogues stipendiés par Philippe. Démosthène à cette phrase terrible : « jamais vous ne viendrez à bout des ennemis du dehors, tant que vous n'aurez pas châtié les ennemis du dedans ». Ce qui est en cause, c'est la question de l'identité, de la cohésion de la cité, de son unité, symbolisée par le fait que, dès la guerre du Péloponnèse, Athènes, pour l'armée, fait appel à des mercenaires, alors que Philippe combattait lui, avec une armée nationale. Si Athènes mourut de ses guerres, elle mourut aussi de sa démocratie, et de ce qui lui était consubstantiel : l'émiettement des responsabiliRéférence : 2Bk11 tés, l'amollissement des volontés, la perte du sens du sacrifice et du service. L'éclatement, en somme, de la notion de bien commun. Pour que la démocratie grecque fût sauvée d'elle-même, il lui aurait fallu des garde-fous, des instances non démocratiques. Les intellectuels grecs les ont nommés : c'était l'institution de l'aréopage, c'était la croyance aux dieux, à des lois divines supérieures aux lois humaines, c'étaient les mœurs, c'était le souci du bien commun. Quand, les uns après les autres, ces verrous sautent, la cité grecque devient la proie offerte au vainqueur. –––– L’impérialisme athénien et ses raisons, la conviction de la supériorité du régime démocratique, on le retrouve dans la Révolution française, mais aussi dans la politique américaine de George Bush en Irak. Même si sa politique avait des raisons inavouables – comme le contrôle des réserves pétrolières au MoyenOrient, il y avait aussi l’idée messianique selon laquelle l’Amérique aurait pour vocation (manifest destiny) de guérir l’humanité de ses démons en lui offrant, fût-ce par la force, son modèle démocratique. Même premier enthousiasme des Européens face aux révolutions arabes, qui instaurent, par voie démocratique, la loi islamique, la charia. L’idée qui sous-tend ces interventions et cet enthousiasme, c’est que la démocratie, c’est le Bien majusculaire. Quand on dit d’un pays qu’il se démocratise, c’est qu’il va vers le mieux, et ensuite vers le Bien. Au XXIème siècle, le mot Démocratie est grevé d’une charge affective qui en fait un absolu. Pour Charles Maurras c’était le mal et la mort, pour la plupart de nos contemporains c’est le principe inoxydable du Bien. version 1.1 - mis en ligne : 06/ 2 013 Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain 9/10 Conclusion En conclusion, on peut se demander si les maladies de la démocratie sont, comme le pensait Tocqueville, des maladies d’enfance, et dans ce cas, la démocratie, en grandissant, peut être son propre médecin, ou si elles sont constitutives de la démocratie, et dans ce cas il faut sortir de la démocratie, ou du moins se référer à des instances non démocratiques, pour la sauver d’elle-même. Thucydide, pour la Grèce ancienne, et Tocqueville, pour l’époque moderne, avaient des pensées similaires. Pour Thucydide, la ruine d’Athènes à la suite de la guerre du Péloponnèse, venait aussi de l’effondrement des deux socles, des deux remparts de la cité : le respect des dieux, l’honorabilité des mœurs. Pour Tocqueville, les deux remèdes aux maladies de la démocratie sont la liberté grâce à la décentralisation, et la religion. Le double problème est que : 1- la centralisation est la tendance naturelle des démocraties ; on l’a vu avec Athènes soumettant les cités alliées, puis sujettes. 2- « les siècles démocratiques ressentent un dégoût presque invincible pour le surnaturel », comme le dit Tocqueville lui-même. La raison en est simple : l’homme démocratique veut être la mesure de toutes choses, et la démocratie est une religion de substitution, qui a ses dogmes, ses hérétiques, ses rites, sa liturgie. « l’attachement aux termes père et mère est chamanique et biblique ». Si bien que la démocratie, si elle suit sa propre logique, conduit au déni du réel et à son autodestruction. Ce qui suscitait deux remarques similaires de Chesterton et de Gauchet. Chesterton : « Rien n’échoue comme le succès ». Gauchet : « La démocratie survivra-telle à son triomphe ? » On est conduit à une aporie : pour être sauvée d’elle-même, la démocratie doit admettre au-dessus d’elle des instances non démocratiques, mais par définition, la démocratie n’admet rien au-dessus d’elle. Ou du moins, et c’est un phénomène spécifique de notre époque et qui n’apparaissait pas dans la Grèce antique, une instance supérieure à la démocratie la plombe et la menace : c’est ce que l’on peut appeler la postdémocratie, et que le journaliste Christopher Booker appelle, dans le Daily Telegraph, « ces institutions européennes de l’ombre qui gouvernent nos vies ». En étudiant, depuis 2010, les textes du Conseil de l’Europe et de la Cour européenne des droits de l’homme, il montre que le mariage gay, par exemple, n’est d’abord ni une revendication des peuples, ni une revendication de leurs dirigeants, mais une directive européenne. Ainsi se dessine ce que Pierre André Taguieff appelait « le pouvoir du peuple sans pouvoir, ni peuple. Une impossible démocratie sans démos ni cratos ». Danièle Masson D’autre part, j’ai essayé de montrer que la démocratie est un processus, toujours mouvant, jamais achevé, et qui ne se donne pour borne ni la loi naturelle, ni un législateur surnaturel. Il faut prendre en compte la boutade : « la démocratie sera parfaite quand les enfants éliront leurs parents », et le mot d’Erwan Binet : Référence : 2Bk11 version 1.1 - mis en ligne : 06/ 2 013 Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain 10/10