Du cœur à l`ouvrage. Les artisans d`art en France, A. Jourdain. Belin

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Du cœur à l`ouvrage. Les artisans d`art en France, A. Jourdain. Belin
Comptes rendus / Sociologie du travail 58 (2016) 80–114
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elles aujourd’hui mobilisées par ceux qui prennent part à l’artisanat? Plus largement, si l’on
accepte le parti-pris premier de l’ouvrage — l’étude des artisans à partir du secteur des métiers —,
comment le recouvrement entre une catégorie juridique d’entreprises et un « groupe professionnel » s’est-il stabilisé ?
L’ouvrage esquive ces interrogations et demande d’accepter le postulat de recouvrement total:
le groupe des artisans serait le résultat d’une définition « officielle ». Dès lors, le propos se replie
sur un horizon unique : la forme et la segmentation de l’hétérogène artisanat sont les sous-produits
des mutations des conditions d’accès à l’indépendance dans le secteur des métiers, et toute modification de cette frontière juridique est à considérer comme une menace à la « tradition » et au
« métier ».
Références
Weber, M., 1991. Histoire économique. Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société [ouvrage traduit
par Christian Bouchindhomme]. Gallimard, Paris.
Zarca, B., 1986. L’artisanat français. Du métier traditionnel au groupe social. Economica, Paris.
Thomas Collas
Centre de sociologie des organisations (CSO), UMR 7116 CNRS et Sciences Po,
19, rue Amélie, 75007 Paris, France
Adresse e-mail : [email protected]
Disponible sur Internet le 20 janvier 2016
http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2015.12.014
Du cœur à l’ouvrage. Les artisans d’art en France, A. Jourdain. Belin, Paris (2014). 352 pp.
Céramiste, ébéniste, verrier, créateur de bijoux, maroquinier... Telle est la variété des métiers
qu’Anne Jourdain nous propose de découvrir dans son ouvrage, fruit de l’enquête conduite durant
sa thèse, dans laquelle elle analyse avec une grande rigueur les efforts de construction d’un marché
de l’artisanat d’art en France depuis la fin du xixe siècle. En s’appuyant sur un matériau riche et
varié, l’auteur analyse l’institutionnalisation du monde de l’artisanat d’art et propose une étude
fine de l’articulation entre la construction collective d’un groupe et d’un marché de l’artisanat
d’art, et la construction individuelle des parcours et des entreprises des artisans d’art.
Les premiers chapitres permettent de comprendre pourquoi les représentations et pratiques de
l’artisanat d’art se structurent aujourd’hui selon un clivage entre « artisans d’art de tradition » et
« artisans d’art de création ». Ainsi, le « détour par le passé » proposé dans le chapitre 1 revient sur
la double genèse de la catégorie des métiers d’art en analysant « la façon dont les luttes politiques
et institutionnelles passées pèsent sur l’héritage contemporain de la catégorie “métiers d’art” et
compliquent aujourd’hui son institutionnalisation en tant que catégorie d’intervention publique et
catégorie professionnelle » (p. 21). Les chapitres 2 et 3 sont consacrés à la diversité des représentations de l’artisanat d’art à partir de trois niveaux d’analyse. Le premier est celui des « identifications
problématiques » d’une catégorie homogène d’artisans d’art dans les nomenclatures officielles ou
dans les définitions qu’en donnent les instances de représentation professionnelle, qui s’opposent
autour de ce qui fait le « métier » ou la « qualité » des productions. Le second niveau d’analyse
est celui des « images sociales » qui, en étant les reflets des intérêts de ceux qui les produisent,
entraînent une méconnaissance qui place les professionnels dans une position entre fascination et
relégation. Le troisième niveau d’analyse, développé dans le chapitre 3, renvoie aux appartenances
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sociales et aux stratégies identitaires des artisans d’art qui, en endossant la distinction entre art
et artisanat, dessinent la morphologie floue des « mondes de l’artisanat d’art » au sein desquels
l’auteur identifie quatre façons d’être professionnel : du côté du pôle qualifié d’« artisanal », on
distingue les artisans d’élite à la réputation (inter)nationale, et les fabricants à la réputation locale ;
du côté « artistique », on retrouve les artistes réputés, et les créatrices (puisque l’auteur indique
que ce sont quasi-exclusivement des femmes), plus insérées localement. Sans qu’elles recouvrent
totalement la première, deux autres typologies identifient — à travers une série de portraits et
de trajectoires qui donnent corps au propos — les différentes façons de devenir artisan d’art et
d’exercer le métier, décrivant la progressive socialisation professionnelle à une éthique du métier
entendue ici comme l’orientation des comportements des artisans en fonction de l’attachement à
certaines tâches constitutives de leur métier.
Les chapitres 4 et 5 prolongent l’analyse de la socialisation professionnelle en donnant à voir,
pour le premier, la formation à l’artisanat d’art, qui se fait essentiellement à travers l’incorporation
des gestes et de la culture du métier, et qui place la créativité, l’indépendance et la fabrication
au cœur de sa définition, et, pour le second, la manière dont se fabrique, au gré de tâtonnements
et d’engagements, la « compétence commerciale » des artisans d’art. Ce cinquième chapitre est
toutefois l’occasion pour A. Jourdain de déplacer son analyse d’une sociologie des professions
classique — qu’elle cite toutefois relativement peu — vers une sociologie de l’économie qui
propose d’étudier ce qui se joue dans l’échange marchand.
L’analyse de l’encastrement social du marché est poursuivie au fil des trois derniers chapitres de
l’ouvrage, dans lesquels l’auteur montre comment l’éthique du métier oriente les comportements
économiques des acteurs. Le chapitre 6 développe l’argument de la nécessaire conciliation entre
éthique du métier et réalité économique qui, dans la pratique quotidienne de leur activité, obligerait
les artisans d’art à faire « des concessions à l’économique », selon ce que Max Weber appelle une
« rationalité budgétaire » — notion que l’auteur mobilise de manière très stimulante. Les artisans
d’art seraient ainsi dans le « déni de l’économique », dans la mesure où leur éthique s’opposerait
à l’orientation capitaliste de leur entreprise considérée comme du « sale boulot », contraire aux
« choix de vie » qu’ils ont opérés en s’engageant sur ce marché : indépendance, créativité, refus
du profit, importance du « faire », conciliation entre la vie familiale et la vie professionnelle. Cette
éthique ne les empêche toutefois pas de recourir à des stratégies entrepreneuriales de réalisation de profits pour pérenniser leur activité. Deux stratégies sont alors étudiées, qui permettent à
A. Jourdain de développer une sociologie de l’entrepreneuriat intéressante : la stratégie de singularisation des produits d’artisanat d’art (chapitre 7) et la stratégie, plus risquée d’un point de vue
éthique, de diversification de la production et des prix (chapitre 8).
Si l’analyse minutieuse du fonctionnement du marché de l’artisanat d’art est exemplaire, on
est toutefois un peu gêné par la place accordée par l’auteur à ce « déni de l’économique » et à la
« vocation esthétique » — qui paraissent parfois proches du discours indigène — comme principes
d’explication aussi déterminants des comportements marchands et entrepreneuriaux des artisans
d’art. Par ailleurs, A. Jourdain propose en fin d’ouvrage d’interroger « la place de l’artisanat d’art
dans le capitalisme contemporain » (p. 215). Or, l’analyse de ce marché en tant que laboratoire pour
appréhender le développement d’une « critique métier » du système capitaliste n’est pas poussée
à son terme. Présentée comme une alternative à la « critique artiste » désormais classique d’un
capitalisme qui nie la liberté, l’autonomie et la créativité des individus, cette « critique métier »
serait liée à l’hybridation entre une éthique de métier et l’esprit du capitalisme, et consisterait
à privilégier « le travail bien fait [...] plutôt que la réalisation de profits monétaires » (p. 307).
L’auteur suggère alors de rechercher systématiquement les « affinités électives » entre esprit du
capitalisme et éthique du métier pour chaque communauté professionnelle. On voit comment
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cette suggestion peut être mise en œuvre dans des cas polaires : on la suit aisément quand elle
avance que les banquiers et les traders ont une éthique professionnelle davantage en conformité
avec l’esprit du capitalisme que les journalistes ou les artisans d’art. Répondre à cette invitation
devient toutefois plus complexe dans des cas intermédiaires, et donc peut-être plus intéressants :
comment en effet mesurer le degré d’hybridation entre éthique de métier et esprit du capitalisme
dans des situations comme celles des ingénieurs, des avocats ou d’artisans comme les plombiers
ou les menuisiers ? Anne Jourdain ne propose pas de solutions méthodologiques systématiques
pour répondre à cette question, mais elle nous pose ainsi un défi à la fin d’un ouvrage dense
et précis qui constitue une analyse exemplaire des relations entre métiers et marchés, et dans la
conclusion duquel elle a le courage de se confronter à la question délicate de la prospective.
Carine Ollivier
Centre interdisciplinaire d’analyse des processus humains et sociaux (CIAPHS), Université de
Rennes 2, Place du recteur Henri Le Moal, Bâtiment S, 35043 Rennes Cedex, France
Adresse e-mail : [email protected]
Disponible sur Internet le 21 janvier 2016
http://dx.doi.org/
La banlieue du « 20 heures ». Ethnographie de la production d’un lieu commun journalistique, J. Berthaut. Agone, Marseille (2013). 432 pp.
Pourquoi les médias portent-ils pour l’essentiel un regard négatif sur les quartiers populaires ?
Comment des journalistes, même lorsqu’ils en sont eux-mêmes issus, contribuent-ils à produire et
à diffuser des stéréotypes assez éloignés des situations ordinaires qui y ont cours ? Ces questions
constituent le point de départ de l’enquête de Jérôme Berthaut au sein de la rédaction de France 2.
Issu d’un doctorat soutenu en 2012, son ouvrage repose sur trois stages d’observation réalisés entre
mars 2003 et janvier 2007, ainsi que sur une trentaine d’entretiens avec les journalistes côtoyés
lors de ces stages. De prime abord, le propos pourrait paraître rude. Certains discours recueillis
par l’auteur laissent en effet le lecteur un peu interloqué — par exemple lorsque Laurent, le chef
de service des informations générales, explique :
« On s’est aperçu qu’il y avait une part du territoire français dont on ne comprenait plus
la langue, la géographie, la sociologie... Ils ne comprennent pas ce qu’on dit et on ne
comprend pas ce qu’ils disent. [...] Puisque nous sommes à l’étranger lorsque nous sommes
en banlieue, faisons ce que nous faisons à l’étranger, payons-nous les services de fixeurs »
(p. 179).
Heureusement, J. Berthaut évite une ligne de pente qui aurait facilement pu s’avérer normative, pour livrer un solide travail ethnographique éclairant les mécanismes de fabrication de
l’information pour le journal télévisé. À juste distance d’une interprétation de cette production
en termes idéologiques — comme reflet des préférences politiques des rédacteurs en chef — et de
celle donnée par les journalistes eux-mêmes — comme représentation « objective » et « neutre »
de la réalité —, il prend le parti de s’intéresser au journalisme en train de se faire. Il suit ainsi la
réalisation des reportages, de leur commande à leur diffusion, en passant par les différentes étapes
de leur production. Il apporte un regard bien documenté sur les multiples pratiques d’écriture journalistique, s’intéressant tout autant aux angles de vue choisis pour un reportage qu’aux multiples
petits « trucs » mobilisés lors du montage.