Strategic spatial planning: striking back?

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Strategic spatial planning: striking back?
La planification territoriale stratégique : une illusion nécessaire ?
Strategic spatial planning: striking back?
Résumé – La planification territoriale stratégique fait un retour remarqué dans de nombreux pays.
Comment expliquer ce retour malgré toutes les critiques formulées à l’encontre d’une planification
toujours écartelée entre deux tensions, celle d’être une mise en récit des différents « coups partis »
ou celle de présenter un avenir radieux déconnecté des réalités territoriales ?
La planification stratégique territoriale est toujours une triple illusion : elle ne donne pas à voir le
territoire mais une mise en récit de celui-ci, elle n’est pas un moment d’élaboration d’une stratégie
mais un exercice tactique d’articulation de stratégies diverses, elle « planifie » moins qu’elle tente
d’orienter, de guider, d’inciter, voire de justifier les dynamiques territoriales. Mais elle paraît
toujours nécessaire car elle répond à des fonctions très diverses : elle peut conforter des institutions
nouvelles, rassurer les investisseurs publics et privés, favoriser la mise en cohérence de politiques
publiques au nom d’idéaux, parfois peu définis, comme le développement durable ou la cohésion
sociale. C’est à l’analyse de ce paradoxe apparent, celui d’être à la fois illusoire et nécessaire, que ce
numéro souhaite contribuer.
Christophe DEMAZIÈ[email protected]
(Université François-Rabelais, Tours, UMR CITERES)
Xavier [email protected]
(Université Paris-Sorbonne, UMR ENEC
Mots-clés : Planification, développement durable, gouvernance, décentralisation, action publique.
Abstract – Strategic spatial planning is put in practice in many countries. How to explain this come
back despite all the critics? Strategic spatial planning is sometimes described as a “storytelling” of
the ongoing urban projects, sometimes it is seen as an unrealistic and utopian discourse. We argue
that it conceals a triple illusion: it does not deal with spatial dynamics, but only about an image of it;
it is not a moment for developing a strategy, but rather a tactical device to articulate various
strategies; it does not “plan” but it tries to steer, guide, encourage or justify on going dynamics. But
spatial planning still seems necessary because it fulfills very different functions: it can strengthen
new institutions, secure the public and private investors, foster the coherence of public policies in
the name of ideals – sometimes poorly defined – as sustainable development or social cohesion. This
special issue would like to contribute to the analysis of this apparent paradox, that of being both
illusory and necessary.
Keywords: planning, sustainable development, governance, public policies, decentralization.
Il y a un quart de siècle, paraissait en France un numéro des Annales de la recherche
urbaine3Annales de la recherche urbaine. (1991). La planification stratégique et ses doubles, n° 51
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consacré à « la planification stratégique et ses doubles ». Dans l’article ouvrant cette publication,
François Ascher écrit : « La planification urbaine avait peu fait parler d’elle pendant de nombreuses
années. Mais depuis quelque temps, l’État comme les collectivités locales semblent en redécouvrir la
nécessité (…). Par contre, en France, on dénombre fort peu de recherches et de publications
scientifiques récentes sur le thème de la planification urbaine, alors que le début des années 1970
avait connu une production plutôt abondante. Pourtant, de nouvelles méthodologies de planification
urbaine se font jour, dont il importerait d’analyser les présupposés et les références » (Ascher, 1991,
p. 54Ascher F. (1991). Projet public et réalisations privées, Annales de la recherche urbaine,
p. 5-15.). En proposant un dossier consacré à la planification spatiale, la Revue internationale
d’urbanisme suit résolument le sillon tracé par François Ascher.
Dans nos sociétés réglementées, le plan a partie liée avec les pratiques de l’urbanisme, mais
l’activité de planification demeure certainement trop discrète, dans l’ombre du projet opérationnel.
Si l’élaboration de plans directement opposables aux demandeurs de permis de construire (en
France, les plans locaux d’urbanisme), fait l’objet d’un large consensus social, la planification
stratégique territoriale fait l’objet de critiques nombreuses. Ses objectifs seraient multiples, souvent
pompeux et grandioses (la mixité sociale, le développement durable, la réduction des émissions de
gaz à effet de serre), et il est aisé de mesurer l’écart entre ces ambitions et les transformations
réelles qui suivent ces annonces. Elle paraît terne, reposant sur des études nombreuses, des
diagnostics longs, rébarbatifs et fastidieux. Elle serait obsolète avant même d’avoir été adoptée :
n’est-elle pas également toujours en retard d’un cycle économique, d’une mutation sociologique,
d’une innovation technologique ou encore d’une bifurcation stratégique ? La complexité actuelle du
monde « signe la fin des plans d’urbanisme », nous dit Antoine Grumbach, architecte et grand prix
de l’urbanisme5Grumbach A. (2016). Pour une exposition universelle du XXIe siècle à Paris, Le
Monde, mardi 3 mai. , s’inscrivant dans la longue tradition des critiques de la planification. Ces
critiques ne sont en effet pas nouvelles6Hall P. (2014). ‘And one fine morning –‘: reflections on a
double centenary, Town Planning Review, n° 85(5), p. 557-561. . Ceux qui se méfient des régulations
collectives ont bien sûr toujours critiqué le plan. Ceux qui observent un recul de la décision politique
et la montée en puissance des grandes entreprises dans la définition des intérêts collectifs (ce qu’on
a appelé la « gouvernance ») ont décrit ou prédit la mort ou le déclin du plan au profit du « projet »
(Pinson, 20097Pinson G. (2009). Gouverner la ville par projet. Urbanisme et gouvernance des villes
européennes, Presses de Science Po, février, 420 p.). Enfin, la critique de la planification par
l’architecte est une constante. Comme le rappelle à regret Francis Beaucire (2003, p. 458Beaucire F.
(2003). Planification : table-ronde, Urbanisme, n° 329, p. 39-48.), pour beaucoup et « depuis un
certain nombre d’années déjà… la planification, c’est fini, c’est du passé, c’est ringard ».
Cependant, malgré tous ces défauts supposés, déjà dénoncés dans les années 1990, la planification
territoriale connaît, dans de nombreux pays, un retour en grâce certain. Comment l’expliquer ?
Souvent la planification territoriale accompagne les réformes institutionnelles, notamment
l’émergence de pouvoir d’agglomération9Lefèvre C, Roseau N, Vitale T. (2013). De la ville à la
métropole, les défis de la gouvernance, L’Œil d’or. . Planification stratégique et groupements
intercommunaux se renforcent mutuellement : la planification stratégique est l’occasion d’élaborer
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une vision commune à l’échelle de dizaines de municipalités. En France, l’association des nouveaux
pouvoirs locaux semble une condition de la mise en œuvre des orientations de la planification
stratégique. Par ailleurs, au cours des dernières décennies, le territoire semble être devenu la
« clé » pour résoudre un ensemble très vaste de problèmes publics : la consommation de ressources
naturelles, la solidarité locale, le développement économique. « Désormais le territoire partout, il est
la réponse à tout, dans un singulier pluriel » (Vanier, 2015, p. 810Vanier M. (2015). Demain les
territoires, capitalisme réticulaire et espace politique, Éditions Hermann.). La planification
stratégique est un moment privilégié pour exprimer cette « résolution territoriale » des problèmes.
Ainsi, au-delà de la situation française, on observe une relance de la planification stratégique
territoriale dans l’ensemble de l’Europe et dans de très nombreux pays dans le monde.
Toutefois, que signifie ce renouveau de la planification territoriale ? Dans un contexte marqué par la
crise ou l’aléa, le planificateur peut-il prétendre assurer l’avenir de territoires en constante
mutation ? Le plan permet-il la mise en cohérence des politiques sectorielles ? Ou bien son objet estil de mettre en scène des « coups partis », des projets urbains définis dans d’autres arènes ?
Le renouveau des analyses, souhaité par François Ascher, a indéniablement eu lieu. À l’issue de
travaux comparatifs à l’échelle internationale, certains chercheurs ont distingué un modèle
traditionnel de planification spatiale, dont l’objectif est la régulation de l’usage des sols par la
production de cartographies et de règlements, de la planification stratégique, qui se focalise sur la
réalisation d’objets particuliers dans le cadre de partenariats public/privé (Novarina, 200311
Novarina G. (2003). Plan et projet. L’urbanisme en France et en Italie, Paris, Anthropos-Économica. ;
Douay, 200712Douay N. (2007). « La planification urbaine à l’épreuve de la métropolisation : enjeux,
acteurs et stratégies à Marseille et à Montréal ». Montréal et Aix-en-Provence, université de
Montréal/université Paul Cézanne (Aix-Marseille 3), thèse de doctorat en urbanisme.). De son côté,
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Patsy Healey (1997 Healey P. (1997). Collaborative Planning, Shaping Places in Fragmented
Societies, Vancouver, University of British Columbia Press.) met en avant la planification stratégique
spatialisée, « effort collectif pour imaginer (ou ré-imaginer) une ville, une région urbaine ou un
territoire plus important, et transformer cette nouvelle vision spatiale en termes de coordination des
politiques publiques et des réalisations des acteurs privés » (cité par Motte, 2006, p. 4514Motte A.
(2006). La notion de planification stratégique spatialisée en Europe (Strategic Spatial Planning)
(1995-2005), Paris, PUCA.).
Assiste-t-on aujourd’hui à un retour en grâce de la planification, tant chez les décideurs qu’au sein
de la communauté des chercheurs ? Plusieurs arguments dessinent cette perspective : la
redécouverte des « grands » territoires, la recherche d’une coordination locale des politiques
sectorielles, le souci des effets de la planification. Tout en documentant cette approche dans
différents contextes nationaux, ce dossier vise aussi à construire un regard critique sur le « tournant
stratégique » supposément pris par les pratiques de planification.
Certains arguments favorables au retour de la planification découlent de mutations spatiales telles
que la métropolisation. Sur le plan démographique, socio-économique ou environnemental, tout
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La planification territoriale stratégique : une illusion nécessaire ?
pousserait à l’agrégation de territoires longtemps pensés comme ayant des caractéristiques les
distinguant nettement, ce qui permettait un traitement séparé. Les travaux français sur la « ville
émergente » (Chalas, Dubois-Taine, 199715 Chalas Y, Dubois-Taine G. (1997). La ville émergente, La
Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube.), comme ceux menés en Angleterre sur les city-regions (Davoudi,
200816Davoudi S. (2008). Conceptions of the city-region: a critical review, Urban Design and
Planning, vol. 161, n° 2, p. 51-60.), ou en Italie sur la città diffusa (Indovina, 199017Indovina F (dir.).
(1990). La città diffusa, Venise, IUAV.), annoncent depuis vingt ans l’avènement d’une ville
discontinue, dynamique sur le plan économique et résidentiel, englobant en son sein de larges
enclaves agricoles et naturelles. Dans les aires métropolitaines, l’idée traditionnelle d’un système de
planification ordonné et hiérarchique correspondant à différents niveaux de gouvernement a été
profondément contestée, et de nouveaux outils de planification ont été expérimentés (Zepf et
Andrès, 201118Zepf M, Andrès L (dir.). (2011). Enjeux de la planification territoriale en Europe,
Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes.). Ceux-ci sont souvent fondés sur la
capacité à communiquer et à impliquer les acteurs, plutôt que sur le pouvoir d’imposer des objectifs
et des politiques du haut vers le bas (Albrechts et al., 200319Albrechts L, Healey P, Kunzmann K.
(2003). Strategic Spatial Planning and Regional Governance in Europe, Journal of the American
Planning Association, vol. 69, n° 2. ; Healey, 200720 Healey P. (2007). Urban Complexity and Spatial
Strategies: Towards a Relational Planning for our Times, Londres, Routledge. ; Motte, 200621Motte
A. (2006), op. cit.). Face à des espaces fonctionnels aux limites fluctuantes selon les indicateurs,
mais constitués de dizaines d’institutions communales ou supracommunales, une démarche de
planification spatiale pose la question de la coordination des stratégies entre des territoires
interdépendants mais distincts institutionnellement (Desjardins et Leroux, 200722Desjardins X,
Leroux B. (2007). Les schémas de cohérence territoriale : des recettes du développement durable au
bricolage territorial, Flux, n° 69, p. 6-20. ; Serrano et al., 201423Serrano J, Demazière C, Nadou F,
Servain S. (2014). La planification stratégique spatialisée contribue-t-elle à la durabilité territoriale ?
La limitation des consommations foncières dans les schémas de cohérence territoriale à MarseilleAix, Nantes Saint-Nazaire, Rennes et Tours, Développement durable et territoires, vol. 5, n° 2.)24En
France, il s’agit notamment des métropoles, communautés urbaines, d’agglomération ou de
communes, dont un point commun est d’avoir comme premières compétences obligatoires
l’aménagement de l’espace et le développement économique.. La planification stratégique est alors
vue comme un processus permettant de prendre en compte la diversité des acteurs et des intérêts
présents sur un « grand » territoire, tout en soutenant les initiatives de bottom-up urbanism qui
contribuent à son « habitabilité » (Balducci, 201025Balducci A. (2010). Strategic planning as a field of
practices, dans Cerreta M, Concilio G, Monno V (dir.), Making Strategies in Spatial Planning,
Dordrecht, Springer.). Il est intéressant de noter que ce mouvement vers la planification stratégique
est survenu au sein de traditions nationales très différentes de la planification européenne (Cerreta
et al., 201026Cerreta M, Concilio G, Monno V. (dir.). (2010). Making Strategies in Spatial Planning,
Dordrecht, Springer. ; Zepf et Andrès, 201127Zepf M, Andres L (dir.). (2011), op. cit.).
La planification contemporaine se veut également plus intégrée, visant une meilleure articulation
entre les secteurs d’intervention auxquels renvoie l’organisation de l’espace : transport, habitat,
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développement économique… Malgré la promotion des principes de « cohérence territoriale » ou de
« développement territorial durable », jusqu’à quel point les pratiques de planification se
transforment-elles ? Stéphane Nahrath et al. (200928Nahrath S, Varone F, Gerber JD. (2009). Les
espaces fonctionnels : nouveau référentiel de la gestion durable des ressources ? VertigO, vol. 9, n°
1, p. 1-14.) considèrent que l’intégration des principes de durabilité dans les politiques territoriales
impliquerait une redéfinition, voire une rehiérarchisation, des différentes politiques sectorielles à
incidence territoriale. Or le système d’action publique coexistant avec la planification peut
constituer une force d’inertie considérable (Filion, 201029Filion P. (2010). Reorienting urban
development? Structural obstruction to new urban forms, International Journal of Urban and
Regional Research, vol. 34, n° 1, p. 1-19.). Ainsi, selon les acteurs, mais aussi selon les exercices de
planification, les terres agricoles ou les espaces naturels entourant les agglomérations sont l’objet
de représentations différenciées : ressource sol pour la production agricole, espace favorisant la
biodiversité, ou espace en attente d’urbanisation (Serrano et al., 201430 Serrano J, Demazière C,
Nadou F, Servain S. (2014), op. cit.).
On peut qualifier la planification de « stratégique » dans la mesure où elle est capable de prendre en
compte un contexte économique et urbain en transformation et des changements inattendus, issus
de demandes sociales nouvelles. Mais en modifiant le processus de planification et ses livrables,
parvient-on pour autant à accompagner les évolutions de la société ? L’intégration de l’incertitude
ne pose-t-elle pas la question de la pertinence des données sur lesquelles on s’appuie ? Quelle est
l’incidence réelle d’une planification « flexible » sur le système d’action en matière de production de
logements ou de transports ?
Par ailleurs, comment situer la planification stratégique spatialisée par rapport à la
norme juridique ? Peut-on vraiment considérer que les processus d’échange entre acteurs
l’emportent sur les documents produits ? Suivant les approches nationales du droit, quelle est la
place faite à la négociation ou à l’application de la règle ? La planification stratégique spatialisée
est-elle de l’ordre de l’expérimentation ou est-elle appelée à incarner le droit commun ? Doit-on
considérer que certains modèles de planification favorisent ou inhibent l’expression d’intérêts
spécifiques ?
En abordant un ou plusieurs de ces points, les différents articles de ce numéro dessinent les
nouveaux visages de la planification stratégique spatialisée et dégagent les enjeux de sa mise en
débat par les chercheurs en urbanisme. Les contributions s’appuient sur des exemples nordaméricains, français ou du Maghreb. Des approches comparatives transnationales sont proposées,
comme des contributions basées sur des études de cas, qui permettent de faire retour sur les
théories de la planification.
Différentes contributions relient l’évolution des pratiques de planification aux questions de
gouvernance des agglomérations et des régions urbaines. Ainsi, Olivier Roy-Baillargeon montre que
l’élaboration du plan métropolitain d’aménagement et de développement du grand Montréal
constitue une tentative pour surmonter une opposition entre pouvoirs suburbains et urbains à
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La planification territoriale stratégique : une illusion nécessaire ?
l’œuvre au sein de la Communauté Métropolitaine de Montréal. En écho, côté français, Juliette
Maulat ou Christophe Demazière et ses coauteurs illustrent les tensions entre des groupements de
municipalités périurbaines et des institutions d’agglomération qui doivent réaliser ensemble un
schéma de cohérence territoriale. En réaction au procès en rigidité qui lui est fait, la planification
tend alors à abandonner délibérément le registre de l’expertise technique. Des deux côtés de
l’Atlantique, une optique communicationnelle est adoptée, ciblant les élus municipaux, qu’il s’agit
d’amadouer. Les élus locaux semblent constituer les destinataires principaux des forums et ateliers
qui sont mis en place. D’un côté, il s’agit de partir des perceptions et points de vue territorialisés des
élus, de l’autre, la mise en œuvre du plan stratégique se heurte inévitablement au respect de
l’autonomie des municipalités dans moult champs d’action. Juliette Maulat montre que les élus
locaux se prêtent au jeu du grand Meccano de la planification, mais avec des objectifs bien précis. Il
s’agit d’assouplir les règles pouvant limiter le développement futur ou, dans d’autres cas, d’intégrer
une commune éloignée à la catégorie de « ville intense » pour lui permettre un développement en
rapport. Ces petits arrangements entre pairs jettent-ils le discrédit sur la planification des grands
territoires ? Pas forcément : Olivier Roy-Baillargeon reprend fort justement la formule de MarcUrbain Proulx (200831Proulx MU. (2008). 40 ans de planification territoriale au Québec, dans
Gauthier M, Gariépy M, Trépanier MO (dir.), Renouveler l’aménagement et l’urbanisme :
planification territoriale, débat public et développement durable, Montréal, Presses de l’Université
de Montréal.), selon laquelle la planification à grande échelle fait deux pas vers l’avant, un pas vers
l’arrière. Au final, la planification contribuerait à l’organisation des relations entre institutions
locales au sein d’un même espace fonctionnel. La démarche peut sembler limitée au regard
d’éléments objectifs (artificialisation des sols à rythme soutenu, croissance démographique à l’écart
des nœuds de transports collectifs, destruction du paysage rural…) qui imposent, du point de vue
des États, une ambition plus forte. Mais cette limite semble inhérente à des systèmes démocratiques
décentralisés.
En faisant un pas de côté par rapport à la planification stratégique spatialisée, deux articles en
soulignent implicitement les vertus. Dans le cas de la Côte d’Opale, au Nord de la France, Philippe
Deboudt et Didier Paris montrent l’émergence d’un grand territoire au gré d’opportunités offertes
par de nouveaux dispositifs nationaux ou supranationaux. Il s’agit de la gestion intégrée des zones
côtières, de l’appel à coopération métropolitaine, ou encore des pôles métropolitains découlant de la
loi de réforme des collectivités territoriales. Certains grands élus saisissent ces opportunités de
fabrique d’un grand territoire littoral. Mais il n’y a pas, à cette occasion, de redéfinition des échelles
d’intervention, ni de modification de la hiérarchie des priorités locales, plutôt élargissement d’un fief
ou renforcement de liens de vassalité. Au Maroc, Zineb Sitri et Mohamed Hanzaz mettent en
évidence la persistance de l’approche technicienne dans la planification et surtout la mise à l’écart
par l’État des municipalités en matière de décision sur les grandes orientations. Les collectivités
locales élues n’ont qu’un rôle consultatif dans le cadre des procédures d’établissement des
documents de planification spatiale. De plus, les autorisations d’urbanisme dont elles sont
signataires restent soumises à l’avis conforme d’agences pilotées par l’État. Héritier de la période
coloniale, ce corset semble bien trop rigide pour assurer la fourniture des services de base en phase
avec l’urbanisation du pays et pour limiter les déséquilibres entre le littoral et l’intérieur. Au final, si
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La planification territoriale stratégique : une illusion nécessaire ?
les nouveaux modes de planification analysés en France et au Québec sont loin d’être parfaits, ils
marquent cependant une progression.
L’ouverture faite par la planification à la société civile a été célébrée par des théoriciens tels que
Louis Albrechts (201332Albrechts L. (2013). Reframing strategic spatial planning by using a
coproduction perspective, Planning Theory and Practice, vol. 12, n° 1, p. 46-63.), Patsy Healey
(201033Healey P. (2010). Making Better Places: The Planning Project for the Twenty-first Century,
Basingstoke, Palgrave Macmillan.) ou Jean Hillier (200734Hillier J. (2007). Stretching Beyond the
Horizon: A Multiplanar Theory of Spatial Planning, Aldershot, Ashgate.). Mais au vu de certains
articles présentés ici, elle semble timide et limitée dans ses effets. Christophe Demazière, Nicolas
Douay et José Serrano exhument certains travaux menés en science régionale sur la notion de
territoire, entendu comme construit social permanent, nourri des échanges entre des groupes
d’intérêt divers (collectivités territoriales, chambres consulaires, administrations, associations…).
Comme dans le courant communicationnel en planification, ces travaux lient la circulation de
l’information et la cohérence des objectifs de développement. Mais on constate, par exemple à
travers l’expérience des pays « Voynet », que malgré l’intensité des réflexions, l’inscription dans
l’espace des stratégies de développement reste souvent un impensé. La planification serait donc un
dispositif à privilégier pour des débats ouverts ayant un impact sur l’aménagement des territoires
urbanisés.
Dans le cadre de la planification métropolitaine, quels que soient les pays considérés, il semble que
l’ouverture à la société civile soit bien plus visible. Comment l’expliquer ? On pourrait invoquer un
haut niveau de capital social (nombre d’organisations, niveau d’éducation…) permettant de conférer
plus de profondeur aux débats et de définir des objectifs en adéquation avec des styles de vie
émergents. Cependant, Olivier Roy-Baillargeon montre que, dans l’effort pour faire émerger l’aire
métropolitaine de Montréal dans les représentations collectives, les techniciens de la planification,
les élus et les organisations de la société civile organisée à l’échelle métropolitaine se légitiment l’un
l’autre, plus qu’ils ne définissent des objectifs ambitieux. À Montréal, le débat public a forcé les
pouvoirs publics à s’engager à créer une trame verte et bleue, mais en matière de transport et
d’aménagement, les objectifs n’ont pas été transformés par les forums citoyens. À Rennes, ce sont
les « champs urbains », censés concilier les avantages de l’urbain dense et de la campagne, qui sont
mis en avant dans le schéma de cohérence territoriale et par les promoteurs immobiliers
(Demazière, Douay et Serrano). Dans les deux cas, il semble bien que c’est le volet le plus visible du
développement territorial durable – les espaces verts, les bois, les champs… – qui est revendiqué au
nom de la qualité de vie, alors que l’économie circulaire appliquée à la construction de logements et
bureaux, les déplacements, la maîtrise de la demande en énergie ou l’artificialisation des sols
seraient considérés comme des sujets arides. On peut noter que, dans ces domaines, les mesures qui
doivent être énoncées dans les plans sont porteuses de contraintes plus ou moins fortes pour les
ménages et les entreprises, ce qui peut retarder la publicisation de ces enjeux.
Pourtant, ces dernières décennies, la montée des disparités socio-spatiales, la reconnaissance d’une
« dépendance automobile » ou d’une artificialisation accrue des sols ont appelé une évolution
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nécessaire dans l’aménagement des territoires urbanisés. Dans de nombreux pays, ceci a été un
motif puissant de réforme des outils de planification spatiale (Demazière, 201535Demazière C.
(2015). Les enjeux de la planification spatiale en Angleterre et en France : regards croisés, Espaces
et sociétés, n° 160-161, p. 67-84.). Étant donné son caractère holiste, la notion de développement
durable a souvent été mobilisée pour favoriser le décloisonnement entre les différents secteurs de
l’action publique. Pour autant, certains articles relativisent la transformation supposée des objectifs
de la planification spatiale. Ainsi, Juliette Rochmann et Corinne Siino rappellent qu’au Québec la
durabilité a un sens plus large que dans la planification française, puisqu’elle englobe non seulement
la préservation de l’environnement mais aussi les conditions économiques et sociales censées
assurer le bien-être de la population. Explorant les secteurs périurbains de Montréal et de Toulouse,
ces deux chercheuses montrent que les efforts d’intégration du développement durable dans la
planification se traduisent différemment selon les échelles de référence des institutions et des
acteurs. L’arbitrage entre le développement futur et la dimension environnementale est source de
tensions plus ou moins fortes, selon la position des espaces périurbains dans la région urbaine et
selon les choix de développement opérés localement. Pour différents types de territoires périurbains,
Juliette Rochmann et Corinne Siino mettent en exergue le rôle important des élus communaux pour
concilier la présence ou la venue d’activités économiques avec la préservation du cadre de vie. La
dimension environnementale n’est plus ignorée, elle est même mobilisée pour obtenir que des
entreprises polluantes respectent les normes les plus strictes quand elles s’implantent sur un
territoire, ou pour pratiquer le zonage dans l’aménagement. Ceci permet de limiter les conflits et
d’accroître l’acceptabilité des projets de développement, dans un contexte où les processus de
planification mais aussi de projet comprennent le débat avec les résidents et les agriculteurs sur les
options de localisation d’activités logistiques ou industrielles. Au final, la substance de la
planification spatiale ne se modifie pas par l’injonction législative (ce que soulignent également
d’autres articles) mais par la négociation entre élus et promoteurs de projets, de mesures
compensatoires, de l’utilisation de matières premières recyclées ou de l’adoption de normes en
matière de bâtiment et d’aménagement de sites d’activités. Mais s’il s’avère possible d’œuvrer pour
un développement plus durable à l’échelle de projets circonscrits, la cohérence d’ensemble à
l’échelle d’une région urbaine – du développement économique aux transports, de l’habitat aux
services – reste à établir. De même, l’addition de plans locaux qui mobilisent des éléments de
durabilité ne fait pas un plan stratégique à l’échelle d’une aire métropolitaine.
Deux articles proposent de développer une analyse précise de deux thématiques majeures de la
durabilité territoriale : l’articulation entre urbanisation et transport ferroviaire par Juliette Maulat,
et la gestion foncière des zones d’activités par Nicolas Douay et Fabien Nadou. Il est intéressant
d’observer les différences dans le traitement de ces deux questions « intersectorielles ». Juliette
Maulat montre qu’à Toulouse, les différents techniciens des collectivités locales ou de l’État peuvent
s’appuyer sur un ensemble de discours et de solutions bien diffusés dans les milieux professionnels
en faveur d’un « urbanisme orienté rail ». Les élus vont donc se saisir de cet enjeu, notamment pour
construire de nouvelles formes de coopération entre les communes et renforcer l’articulation entre
le plan et les différents projets. L’articulation entre « chemin de fer » et « urbanisation » est loin
d’être parfaite, notamment parce que la répartition du financement des déficits d’exploitation des
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La planification territoriale stratégique : une illusion nécessaire ?
services ferroviaires n’est pas clairement débattue entre la Région et l’autorité organisatrice des
transports urbains. Néanmoins, il est remarquable de voir qu’une question relativement mineure
dans l’agglomération toulousaine il y a deux décennies prend une place nouvelle, notamment grâce
aux exercices de planification territoriale. Tout autre est la place de la gestion foncière des zones
d’activités. Nicolas Douay et Fabien Nadou montrent que dans les régions marseillaise et nantaise,
une plus forte densité des zones d’activités n’apparaît pas comme une orientation forte du plan
d’aménagement. D’un côté, les décisions relatives à l’installation des activités les plus importantes
ne sont pas prises à l’occasion des exercices de planification territoriale, de l’autre, les discours
« mécaniques » sur la nécessité de laisser du foncier disponible pour le développement d’activités
économiques ne semblent pas rencontrer localement de contre-arguments convaincants. La situation
n’évolue-t-elle pas ? Un peu, certes, mais principalement par des mesures non liées à la planification
locale : l’évolution du financement des collectivités territoriales (qui les conduit à une plus grande
vigilance en cas de suroffre de foncier économique équipé) ou encore les règles, nationales, qui
visent à éviter ou au moins à réduire et à compenser, les impacts sur les milieux naturels, prises à la
suite du Grenelle de l’environnement.
Planifier, cela consiste bien sûr à anticiper les changements à venir. Geneviève Zembri-Mary analyse
finement comment les maîtres d’ouvrage essaient de réduire les diverses incertitudes qui peuvent
peser sur leurs projets en termes de faisabilité politique (les décisions d’aujourd’hui engagent-elles
les citoyens de demain ?), environnementale (comment anticiper tous les impacts sur les milieux ?),
et socio-économique (en fonction de l’évolution de la demande et des usages). Elle s’appuie sur deux
exemples : la ligne à grande vitesse entre les Pays de la Loire et la Bretagne, et l’opération de
réaménagement du quartier de la gare de Rennes. Cet article montre la variété des techniques
utilisées pour réduire les incertitudes. Mais jusqu’où aller dans la réduction des incertitudes, sans
compromettre la capacité des citoyens à réorienter le projet ? Par ailleurs, cherche-t-on toujours à
réduire les incertitudes ou à opérer un transfert de risques, notamment depuis les acteurs privés
vers les acteurs publics ?
La planification territoriale a incontestablement opéré un retour. Alors que pour beaucoup, ce retour
devait passer par une réaffirmation du rôle de l’État36Voir à cet égard : Merlin P. (1992).
L’urbanisme : conditions nouvelles, missions pérennes, dans Genestier P. Vers un nouvel urbanisme,
La documentation française, p. 5-10. Dans ce court article, il propose également une lecture critique
de l’urbanisme pratiqué au cours des Trente Glorieuses., celui-ci s’est réalisé dans un contexte de
décentralisation approfondie. Cette planification territoriale est aujourd’hui confrontée à de
redoutables défis. Elle semble peu armée de certitudes fortes, mais qui peuvent se révéler fausses
comme au cours des Trente Glorieuses. Toutefois, elle est dominée par de très nombreuses
certitudes molles sur la durabilité, la résilience ou encore l’intérêt d’une approche territoriale. Un
enjeu pour les décennies à venir est certainement de réussir à dépasser ces certitudes molles pour
construire un savoir pratique. Si la planification territoriale a permis d’accompagner l’évolution des
périmètres institutionnels, elle doit aujourd’hui montrer sa capacité à orienter, non seulement la
construction du pays « légal » mais aussi celle du pays « réel ».
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La planification territoriale stratégique : une illusion nécessaire ?
Notes
1. ↵ [email protected]
2. ↵ [email protected]
3. ↵ Annales de la recherche urbaine. (1991). La planification stratégique et ses doubles, n° 51
4. ↵
Ascher F. (1991). Projet public et réalisations privées, Annales de la recherche urbaine,
p. 5-15.
5. ↵
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6. ↵
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7. ↵
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20. ↵
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21. ↵ Motte A. (2006), op. cit.
22. ↵
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développement durable au bricolage territorial, Flux, n° 69, p. 6-20.
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La planification territoriale stratégique : une illusion nécessaire ?
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contribue-t-elle à la durabilité territoriale ? La limitation des consommations foncières dans
23. ↵
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Développement durable et territoires, vol. 5, n° 2.
En France, il s’agit notamment des métropoles, communautés urbaines, d’agglomération ou
24. ↵ de communes, dont un point commun est d’avoir comme premières compétences obligatoires
l’aménagement de l’espace et le développement économique.
25. ↵
Balducci A. (2010). Strategic planning as a field of practices, dans Cerreta M, Concilio G,
Monno V (dir.), Making Strategies in Spatial Planning, Dordrecht, Springer.
26. ↵
Cerreta M, Concilio G, Monno V. (dir.). (2010). Making Strategies in Spatial Planning,
Dordrecht, Springer.
27. ↵ Zepf M, Andres L (dir.). (2011), op. cit.
28. ↵
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30. ↵ Serrano J, Demazière C, Nadou F, Servain S. (2014), op. cit.
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31. ↵ M, Trépanier MO (dir.), Renouveler l’aménagement et l’urbanisme : planification territoriale,
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32. ↵
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35. ↵
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Voir à cet égard : Merlin P. (1992). L’urbanisme : conditions nouvelles, missions pérennes,
dans Genestier P. Vers un nouvel urbanisme, La documentation française, p. 5-10. Dans ce
36. ↵
court article, il propose également une lecture critique de l’urbanisme pratiqué au cours des
Trente Glorieuses.
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