Le Parlement dans la Constitution Jean
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Le Parlement dans la Constitution Jean
Le Parlement dans la Constitution Jean-Raphaël GIULIANI Le Révolution tunisienne, qui a provoqué la fuite de l’ancien Président Zine El Abidine Ben Ali le 14 janvier 2011 puis mené à la transformation profonde du système institutionnel tunisien, avait pour mot d’ordre le rétablissement de la « dignité ». La contestation populaire se fondait sur des considérations d’ordre économique et social, et visait à la remise en question d’un modèle de société marqué par de profondes disparités géographiques, économiques, sociales, et générationnelles. Les revendications ont cependant rapidement pris une tournure plus institutionnelle : le peuple tunisien, et notamment sa jeunesse, ne voulaient plus rester à l’écart de décisions l’affectant directement. Il souhaitait pouvoir contribuer à la direction du pays, et surtout disposer des outils lui permettant de remettre en question l’action du pouvoir politique. Celui-ci ne devrait ainsi plus jamais être accaparé par un individu seul, ou une élite demeurant à l’écart de tout contrôle populaire. Les discussions envisageant la modification des institutions tunisiennes, au début de l’année 2011, eurent ainsi pour objectif, outre d’assurer l’éradication du système généralisé de corruption et de supprimer la mainmise d’un petit nombre de privilégiés sur les richesses et l’économie du pays, d’établir un régime équilibré permettant l’existence de contre-pouvoirs efficaces, ainsi que d’instaurer des mécanismes permettant d’imposer aux institutions de l’Etat de rendre des comptes au peuple. La Constitution promulguée le 27 janvier 2014, reconnue à l’extérieur pour sa nature éminemment moderne et démocratique, rétablit ainsi le peuple tunisien comme source de légitimité unique de l’exercice de tout pouvoir politique. Comment ? Tout d’abord, à travers ses représentants. La Tunisie exprime son attachement profond au principe de la démocratie représentative, même si, ça et là, quelques touches de démocratie directe émergent, conformément à l’air du temps. Le nom du parlement monocaméral institué, « l’Assemblée des représentants du peuple », en rappelle le principe à chaque instant. Ainsi, dès l’article 3 de la constitution, il est affirmé que « le peuple est le dépositaire de la souveraineté et la source des pouvoirs, qu’il exerce à travers ses représentants ou par référendum ». L’ordre même des chapitres de la constitution rappelle que le constituant a voulu insister sur la primauté accordée au Parlement : le chapitre III sur le pouvoir législatif vient directement après ceux consacrés aux « principes généraux » et aux « droit et libertés », avant ceux traitant des autres pouvoirs, et notamment du pouvoir exécutif. Quel est donc le mandat de ce nouveau parlement créé par la Constitution de 2014 ? Quelles sont ses fonctions précises et quels sont les outils à sa disposition selon la norme fondamentale tunisienne ? Comment doit-il fonctionner en application de celle-ci ? Une constitution est un instrument éminemment dynamique ; son analyse ne prend souvent un sens qu’à la lecture de la pratique qui en est faite par les principaux acteurs institutionnels du pays. Or, la IIème République tunisienne est jeune, et sa mise en application connaît une évolution rapide. La compréhension du texte constitutionnel tunisien se développera ainsi au cours du temps, et avec elle, celle du rôle du parlement. 483 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives Cet article vise en premier lieu à présenter comment le parlement est défini par le texte constitutionnel, et quels principes peuvent se dégager de celui-ci. Il passera donc largement sous silence les éléments de la pratique déjà connus de l’Assemblée des représentants du peuple, et notamment la substance des dispositions du règlement intérieur de la Chambre, ou encore l’interprétation, elle-même en devenir, de la Constitution que feront les différentes juridictions. Par ailleurs, les différentes étapes du processus d’élaboration du texte constitutionnel, notamment les crises politiques et leurs modes de résolution, essentiels pour comprendre le processus dans son ensemble, ne seront qu’évoqués à des fins d’explication. Enfin, « l’économie générale » de la Constitution, et l’analyse des autres pouvoirs constitués ne sera envisagée dans cet article qu’à travers le prisme du Parlement. D’autres articles du présent recueil y sont consacrés. Nous verrons donc tout d’abord comment le processus constitutionnel a consacré le Parlement comme l’institution centrale de la démocratie dans la IIème République tunisienne (I), ensuite comment la Constitution de 2014 a institué une Assemblée des représentants du peuple forte, autonome et disposant des moyens nécessaires à l’exercice de son mandat (II), enfin comment elle permet au parlement d’assurer la représentation des citoyens, contrôler l’exécutif, légiférer et voter le budget (III). *** I. Le processus constitutionnel consacre l’Assemblée comme le pivot institutionnel de la démocratie en Tunisie Le fonctionnement de l’Assemblée nationale constituante entre 2011 et 2014 (1), ainsi que le débat au sein de celle-ci sur la nature du régime institutionnel et sur le rôle du parlement (2), ont permis le développement d’un parlement fort, au cœur du système institutionnel tunisien. I.1. Le développement d’une pratique parlementaire démocratique et moderne: le fonctionnement de l’Assemblée nationale constituante (2011-2014) Lorsque la question de définir les modalités du processus constitutionnel se posa dès les premiers mois de l’année 2011, deux options procédurales furent un moment considérées : celle d’une simple modification de la Constitution de 1959, ou celle d’une nouvelle constitution rédigée par un groupe d’experts. Ces deux scenarios présentaient l’inconvénient majeur de ne pas symboliser suffisamment le changement attendu par les Tunisiens. De fait, sous la pression populaire, et particulièrement à la suite des deux sit-in dit de la « Kasbah »1, la revendication d’une constitution entièrement nouvelle, tâche qui incomberait à une Assemblée nationale constituante élue au suffrage universel direct, s’est rapidement imposée comme seule susceptible de voir se réaliser les objectifs de la Révolution. Fin février 2011, quelques jours avant la démission du gouvernement de Mohamed Ghannouchi et la formation du premier gouvernement de Beji Caïd Essebsi, une première ébauche de scenario de transition est entérinée. Une Assemblée constituante sera élue en juillet de la même année, avec pour tâche de donner au pays une nouvelle 1 Pour une description des mouvements de la Kasbah et de leurs revendications, voir notamment Éric Gobe, « Tunisie an I : les chantiers de la transition », L’Année du Maghreb, VIII | 2012, 433-454. 484 norme fondamentale. Cette élection est finalement repoussée à octobre 2011 afin de garantir son organisation technique et logistique dans des conditions optimales2. L’Assemblée nationale constituante (ANC) élue le 23 octobre 2011, a certes pour objectif premier la rédaction d’une nouvelle constitution. Mais elle est aussi, aux termes de la loi constituante n° 2011-6 du 16 décembre 20113, le Parlement de transition de la Tunisie. Son article 2 dispose ainsi que l’ANC « a aussi, notamment les attributions de l’exercice du pouvoir législatif et (…) du contrôle de l’action du gouvernement ». Cette double fonction a eu, durant la période de fonctionnement de l’ANC, un impact notable sur le fonctionnement de l’Assemblée, notamment sur la gestion de son calendrier de travail. Chacune de ces tâches était considérable et ce cumul a contribué en partie à la durée du processus constitutionnel, qui s’est poursuivi au-delà du délai d’un an originellement imparti4. Le fait que l’ANC ait fonctionné comme un parlement à part entière a en outre eu pour effet de permettre le développement d’une nouvelle pratique parlementaire démocratique en Tunisie, qui a nourri le développement du nouveau système institutionnel. Politiquement tout d’abord, le mode de scrutin proportionnel, choisi pour l’élection de l’Assemblée nationale constituante, fut à l’origine d’un éclatement de la représentation politique au sein de l’ANC, exigeant la formation d’une coalition permettant d’appuyer la constitution d’un gouvernement susceptible de recueillir la confiance de la Chambre5. Ce phénomène a contribué à conférer un rôle important aux groupes parlementaires. Trois des quatre premiers partis à l’issue des élections du 23 octobre 2011, Ennahdha, le Congrès pour la République (CPR) et Ettakatol, ont ainsi formé la coalition gouvernementale de la « Troïka », et ont, chacun, obtenu la présidence de l’une des trois institutions principales de la période transitoire. La Présidence de la République fut ainsi attribuée au Président du CPR, Moncef Marzouki, la présidence du gouvernement au secrétaire général du mouvement Ennahdha, Hamadi Jebali, et la présidence de l’ANC au Président du parti Ettakatol, Moustafa Ben Jaafar. Cette distribution des rôles, ainsi que les divergences politiques et idéologiques entre les partis composant la Troïka – un parti islamiste (Ennahdha), un parti de centre gauche adhérant à l’internationale socialiste (Ettakatol) et un parti composite rassemblant des éléments issus essentiellement de la gauche nationaliste arabe (le CPR), a poussé au développement de trois pôles institutionnels devant collaborer et se contrôler mutuellement, au risque par ailleurs de se neutraliser en cas de crise institutionnelle. Ce système, souvent qualifié de celui des « trois présidences », a eu pour effet de renforcer le rôle et l’importance du Parlement vis-à-vis des deux autres « pôles » de l’exécutif, phénomène éminemment nouveau en Tunisie. Institutionnellement et administrativement ensuite, le choix naturel qui fut fait d’installer l’Assemblée nationale constituante au sein du Palais du Bardo, l’ancien 2 Pour une analyse de la phase de la période transitoire précédant l’Assemblée nationale constituante, voir « La Révolution tunisienne dans ses manifestations constitutionnelles », Y. Ben Achour, au sein de ce même ouvrage. 3 Loi sur « l’organisation provisoire des pouvoirs publics » ou OPPP. 4 Pour une brève présentation du débat sur la légalité de la durée du mandat de l’ANC, qui fut important au cours du processus constitutionnel, voir notamment Jean-Philippe Bras, « Le peuple est-il soluble dans la constitution ? Leçons tunisiennes », L’Année du Maghreb, VIII | 2012, 103-119. 5 Le gouvernement devant obtenir la confiance de la majorité des membres de l’ANC aux termes de l’article 15 de la loi constituante sur l’OPPP du 16 décembre 2011. 485 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives palais du Bey, siège de la première Assemblée constituante tunisienne de 1956 à 1959, mais aussi de l’Assemblée nationale puis de la Chambre des Députés de 1959 à 2011, et de lui adjoindre l’administration de cette dernière, a eu pour conséquence d’assurer une certaine continuité institutionnelle dans le fonctionnement du Parlement. Cela a nécessité de surmonter le défi relatif au rétablissement de la confiance entre les Constituants et les fonctionnaires de l’administration – la majorité d’entre eux ayant occupé les mêmes fonctions sous l’ancien régime – mais a permis à l’institution de ne pas connaître de « temps-mort », puisqu’une structure administrative existait déjà et pouvait donc appuyer le travail de l’Assemblée d’un point de vue juridique, technique et logistique. Par ailleurs le secrétariat de l’Assemblée, et particulièrement les « conseillers des commissions », ont pleinement contribué aux travaux menés sur le régime institutionnel, notamment ceux concernant les attributions du Parlement. Cela lui a permis d’être opérationnel dès les premiers jours de l’établissement de l’Assemblée des Représentants du Peuple, le nouveau parlement de la deuxième République. I.2. Le débat constitutionnel sur la nature du régime et le rôle du Parlement L’autre dimension du travail de l’Assemblée nationale constituante qui a eu un impact direct sur la place du Parlement dans la nouvelle Constitution est, bien entendu, le débat qui s’y est déroulé sur la nature du régime et les prérogatives constitutionnelles des différentes institutions. Ces questions furent au cœur des discussions en raison des divergences de conception entre les différents acteurs politiques représentés au sein de l’ANC, y compris entre ceux composant la coalition gouvernementale. Les différentes positions exprimées furent le produit complexe d’un ensemble de facteurs mêlant considérations idéologiques, positionnement vis-à-vis du régime institutionnel de la 1ère République, et raisonnement plus prosaïque sur l’équilibre politique au sein du pays au moment de la rédaction de la Constitution. Certains acteurs politiques, et en premier lieu le mouvement Ennahdha, se sont ainsi exprimés très tôt en faveur de l’inscription dans la Constitution d’un régime parlementaire pur, au sein duquel la légitimité politique résulterait exclusivement de l’Assemblée, le pouvoir exécutif n’étant qu’une émanation de celle-ci. Cette position, très tôt formulée par le parti6 doit être considérée à travers le prisme de son histoire, et notamment sa défiance profonde à l’égard d’un régime, celui de la première République, qui l’a combattu et au sein duquel, dès l’origine, le Président de la République concentrait l’essentiel du pouvoir. Par ailleurs, un certain nombre de cadres du mouvement, à commencer par Rached Ghannouchi, passèrent une partie non-négligeable de leur exil en Grande Bretagne et développèrent ainsi une réelle attirance pour le modèle institutionnel de Westminster. D’autres partis, tout en se démarquant clairement des détournements présidentialistes de la première République, se sont prononcés en faveur d’un régime mixte, souvent appelé « présidentiel », au sein duquel la légitimité électorale serait partagée entre le Parlement et un Président de la République, tous deux issus du suffrage universel. L’équilibre des pouvoirs aurait alors été assuré par un système de contre-pouvoirs garantissant contre le présidentialisme, l’instabilité et l’inefficacité d’un régime d’assemblée. L’on a pu y percevoir en filigrane une certaine inspiration de systèmes 6 Programme politique du mouvement Ennahdha présenté au Palais des Congrès à Tunis, 14 septembre 2011. 486 institutionnels continentaux européens, et notamment des systèmes portugais ou français de la Vème République. Enfin, la réalité du contexte politique et partisan en Tunisie durant le processus de rédaction a joué un rôle important. Chacun poursuivait ses buts propres. Ainsi Ennahdha, tout en estimant pouvoir s’appuyer sur un large soutien de la population lors d’élections législatives7, ne s’est pas directement intéressé à l’élection présidentielle; alors que d’autres, notamment le CPR, Ettakatol et Al Joumhouri, se sont largement construits comme des forces politiques dont l’un des objectifs déclarés était d’appuyer la candidature de leur chef à la magistrature suprême8. Les acteurs politiques tunisiens, afin de surmonter leurs différences et de préserver la nature pacifique du processus de transition démocratique, ont largement eu recours au consensus durant la rédaction de la Constitution. C’est d’ailleurs, pour de nombreux observateurs, l’une des caractéristiques principales et l’un des grands succès de l’expérience tunisienne9. Le régime mis en place par la constitution de 2014, compromis reprenant des éléments désirés par les uns ou les autres des acteurs, est ainsi largement original. Conformément au souhait révolutionnaire de ne plus voir un système institutionnel s’éloigner trop vite – et trop loin – du contrôle populaire, le parlement monocaméral, élu au suffrage universel direct au scrutin proportionnel, jouit d’un rôle central. L’exécutif bicéphale ne dispose que d’outils limités d’encadrement du Parlement, essentiellement dans le cas où le parlement ne parviendrait pas à s’accorder sur la confiance à accorder au gouvernement. Pour autant, même très encadrés, ces outils de contrôle existent. De plus, l’ARP devra partager avec le président la légitimité démocratique issue de l’élection au suffrage universel : le régime n’est ni présidentiel, ni parlementaire, et emprunte des modes de fonctionnement propres à ces deux systèmes : il est résolument « mixte ». * Dans la Constitution tunisienne de 2014, le centre de gravité institutionnelle se rapproche ainsi clairement du parlement après plusieurs décennies de limitations de son rôle au profit du pouvoir exécutif, ce que l’étude des moyens mis à dispositions de l’Assemblée des représentants au sein de la constitution permet de mettre en évidence. II. L’Assemblée des représentants du peuple : une Assemblée forte qui dispose des moyens de son action L’Assemblée des Représentants du Peuple de la deuxième République tunisienne est une Assemblée résolument forte, à laquelle le constituant a pris soin de donner les moyens d’exercer son mandat dans le respect du principe de la séparation des pouvoirs. L’ARP doit pouvoir en effet, continuant en cela la pratique de l’Assemblée nationale constituante, se démarquer fortement du parlement bicaméral de la 7 Le mouvement Ennahdha a obtenu 37,04% des voix aux élections de 2011 à l’Assemblée nationale constituante ; le parti arrivé second aux élections, le Congrès pour la République, a obtenu 8,71% des voix. Données Instance Supérieure Indépendante pour les Elections, 2011. 8 Lors des élections présidentielles de décembre 2014, ces trois partis (CPR, Ettakatol et Al Joumhouri) présentèrent ainsi un candidat, ce qui ne fut pas le cas d’Ennahdha. 9 Voir notamment Éric Gobe et Larbi Chouikha, « La Tunisie politique en 2013 : de la bipolarisation idéologique au « consensus constitutionnel » ? », in L’Année du Maghreb, 11 | 2014, 301-322 ; ou encore The Carter Center, « Le processus constitutionnel en Tunisie – Rapport final 2011-2014 », p. 12. 487 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives première République, dont le rôle s’est souvent cantonné à celui d’une « chambre d’enregistrement » de décisions prises en dehors de ses enceintes. II.1. Un représentant du peuple indépendant et intègre La Constitution fixe tout d’abord les règles relatives à l’élection et au mandat des représentants du peuple. Elle leur garantit l’indépendance et la liberté nécessaire à leur action politique, tout en exigeant d’eux l’exemplarité. La durée du mandat parlementaire est de cinq ans (arti. 56). Pour être élu membre de l’Assemblée, il faut être citoyen tunisien depuis dix ans au moins, être âgé d’au moins vingt-trois ans et jouir de ses droits civiques (art. 53). La Constitution permet donc aux citoyens naturalisés ayant prouvé leur intention durable de s’intégrer dans le pays de se présenter aux élections législatives. Celles-ci se déroulent au « suffrage universel, libre direct, secret, honnête et transparent ». Le corps électoral est composé de tous les citoyens âgés de plus de 18 ans (art. 54). En outre, la Constitution prend soin de mentionner spécifiquement les membres de la diaspora tunisienne, en leur garantissant le droit de vote et une représentation. Elle institue donc l’obligation pour l’Etat de maintenir des circonscriptions électorales à travers le monde. Fidèle en cela à une conception classique de la séparation des pouvoirs, la Constitution garantit en son article 68 au député tunisien une immunité judiciaire absolue pour toute prise de position, toute opinion ou proposition formulée, ou encore tout acte effectué dans le cadre de l’exercice de ses fonctions parlementaires. En revanche, la Constitution encadre étroitement l’immunité pénale dont bénéficie le parlementaire10 pour ses autres activités. Celui-ci devra faire valoir son immunité pénale par écrit s’il veut pouvoir en bénéficier. Seule l’Assemblée peut décider de la lever. En cas de flagrant délit, un parlementaire peut être arrêté. Dans ce cas le Président de l’Assemblée est immédiatement informé, le bureau de l’Assemblée pouvant requérir sa libération. Cette inversion de la procédure – ce n’est dans ce cas pas au juge de demander la levée de l’immunité mais au parlementaire voire en dernière extrémité à l’Assemblée de la faire valoir – peut sembler surprenante au regard de la volonté de garantir l’indépendance du député, particulièrement dans un contexte de transition démocratique succédant à un régime policier. Il faut cependant replacer cette mesure dans le contexte de la Tunisie postrévolutionnaire, au sein de laquelle prime la volonté d’empêcher tout détenteur d’un mandat politique à se prévaloir de celui-ci pour s’écarter du droit. C’est encore cette intention d’introduire l’exemplarité au sein du personnel politique que l’on retrouve à l’article 11 de la Constitution, qui dispose que le représentant, au même titre que les autres titulaires de toute « haute fonction », devra déclarer ses biens à sa prise de fonctions. Le parlementaire est ainsi largement protégé, mais non pas exempt de suivre les règles d’intégrité s’imposant à tous. Le représentant, une fois élu et après avoir prêté serment11, devra régulièrement se 10 Article 69 : « Si un député fait prévaloir son immunité pénale par écrit, il ne peut ni être poursuivi, ni arrêté durant son mandat parlementaire, dans le cadre d’un procédure pénale, tant que son immunité n’a pas été levée. Toutefois, en cas de flagrant délit, il peut être procédé à son arrestation. Le Président de l’Assemblée est immédiatement informé et l’arrestation prend fin si le bureau le requiert. » 11 Article 58 de la Constitution : « Lors de sa prise de fonctions, chaque membre de l’Assemblée des Représentants du Peuple prête le serment suivant : « Je jure par Dieu Tout-Puissant de servir la patrie avec dévouement, je m’engage à respecter les règles de la Constitution et d’être d’une loyauté sans faille envers la Tunisie » ». 488 rendre dans la capitale, la Constitution prévoyant que son vote au sein de l’Assemblée est personnel et ne peut pas être délégué (art. 60). II.2. Une Assemblée autonome et dotée des moyens de son action L’Assemblée jouit de l’autonomie administrative et financière, le constituant ayant pris soin de rappeler à la fois que celle-ci s’exprime « dans le cadre du budget de l’Etat », et que ce dernier doit mettre « à la disposition de l’ARP les ressources humaines et matérielles nécessaires au député pour la bonne exécution de ses fonctions » (art. 52). Cette autonomie constitutionnalisée est une grande avancée qui, là encore, garantit que l’institution n’est pas soumise à l’exécutif dans le cadre de la gestion de son fonctionnement interne, et qu’elle disposera des moyens nécessaires à l’exercice de son mandat. Il s’agit notamment des ressources matérielles et techniques dont les parlementaires, mais aussi les groupes constitués par ceux-ci, doivent disposer. Il s’agit encore d’une fonction publique parlementaire dédiée, qui n’existait pas sous la première République, mais dont le développement est seul à même de garantir que l’administration de la chambre n’est pas soumise à l’influence du pouvoir exécutif, qui contrôle la fonction publique d’Etat. L’ARP, fixe elle-même son règlement intérieur à la majorité absolue de ses membres, celui-ci étant soumis au contrôle obligatoire, de la Cour constitutionnelle (art. 120). La Chambre dispose ainsi d’une grande latitude dans son organisation (Bureau, vicePrésidents, Conférence des Présidents, groupes parlementaires) mais la Constitution énonce quelques règles obligatoires. Son Président doit impérativement être élu au cours de la première séance plénière (art. 59). Celui-ci joue un rôle particulier dans l’architecture institutionnelle développée par la Constitution. L’existence d’un « bureau de l’Assemblée » est par ailleurs évoquée à l’article 69 concernant l’immunité pénale des députés, la Constitution ne s’exprimant ni sur sa composition ni sur la nature de son mandat. L’article 59 exige, de plus, la création de commissions permanentes et de commissions spéciales, en prenant le soin d’évoquer que leur composition et le partage des responsabilités en leur sein seront répartis en application du principe de la représentation proportionnelle. Cette disposition doit être précisée par le règlement intérieur, et traduit le rôle important attribué aux groupes parlementaires – expression organique de la diversité politique au sein de la chambre. Si le Règlement intérieur devra définir le nombre de commissions parlementaires permanentes et spéciales, et quel sera le mandat de chacune, certaines d’entre-elles sont d’ores et déjà constitutionnalisées : ainsi, la « Commission chargée des finances » et la « Commission chargée des Relations extérieures », dont la présidence de la première et la fonction de rapporteur de la seconde sont attribuées de droit à l’opposition parlementaire (art. 60); ou encore une « commission spécialisée » chargée des contrats d’investissement relatifs aux ressources naturelles (article 13 de la Constitution), ainsi qu’une « commission compétente » pour discuter du budget du Conseil supérieur de la magistrature (article 113). L’ARP siège chaque année en une session ordinaire unique, qui se déroule d’octobre à juillet (art. 57), le détail précis de son calendrier étant laissé à la discrétion de la Chambre. L’Assemblée peut par ailleurs se réunir en session extraordinaire à la demande du Chef de l’Etat, du Chef du Gouvernement ou du tiers de ses membres. 489 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives En dehors de circonstances exceptionnelles, l’Assemblée des représentants du peuple siège à Tunis (art. 51). II.3. Une opposition parlementaire consacrée par la Constitution Dans la perspective de se démarquer des pratiques autoritaires du passé, la Constitution consacre le rôle de l’opposition parlementaire. Il s’agit de l’un des grands acquis du processus de transition démocratique en Tunisie, l’un de ceux qui furent âprement discutés et réclamés par la population tunisienne au cours du processus constitutionnel12. L’opposition devient ainsi, aux termes de l’article 60 de la Constitution « une composante essentielle de l’Assemblée des représentants du peuple » ; sa représentation « adéquate et effective dans toutes les instances de l’Assemblée ainsi que dans ses activités internes et externes » est garantie. Cela impose notamment d’inclure au moins un député de l’opposition dans chacun des organes de l’ARP et dans chaque délégation parlementaire qui sera envoyée sur le territoire tunisien ou à l’étranger. L’opposition aura de plus la possibilité de former et présider une commission d’enquête par an. Par ailleurs la fonction de Président de la Commission des finances, ainsi que celle de rapporteur de la Commission des relations extérieures, lui sont réservées. Ce que la Constitution en revanche ne dit pas, c’est comment l’opposition sera définie. Ceci revient au règlement intérieur. Dans une Assemblée relativement diverse car élue au scrutin proportionnel, et qui ne connait donc pas le phénomène bipartisan, la question peut s’avérer complexe. L’opposition est-elle composée des députés qui n’appartiennent à aucun groupe parlementaire composant la majorité gouvernementale ? Quid alors des indépendants, ou des parlementaires élus sur la liste d’un parti ayant rejoint le gouvernement, mais membres d’un autre groupe parlementaire ? Ou bien le statut d’opposant doit-il être déduit du vote contre la confiance au gouvernement ? Il s’agit bien sûr de trouver un compromis entre une définition trop restrictive, réduisant l’opposition à la portion congrue, et une autre trop large, rassemblant des parlementaires appartenant à des horizons politiques différents, sans objectif commun au sein de la chambre. Le rôle de l’opposition parlementaire est en effet essentiel en cas de « majorité concordante », c’est à dire lorsque le parti dont est issu le Président de la République est aussi le parti majoritaire en sièges au Parlement. Il reviendrait alors à l’opposition parlementaire de garantir le contrôle effectif de l’exécutif à travers notamment l’usage des questions parlementaires, des auditions ou des commissions d’enquête. Rempart contre le retour de l’autoritarisme, l’opposition pourra alors s’appuyer sur son statut constitutionnel et les droits qui lui sont attribués. Parmi ceux-ci figure notamment la possibilité ouverte en application de l’article 120 de la constitution à trente membres de l’ARP de saisir la Cour constitutionnelle pour se prononcer sur la constitutionnalité d’un projet de loi, et ce, jusqu’à sept jours après son adoption par l’ARP. 12 Voir notamment à ce sujet les comptes rendus des réunions décentralisées qui se sont tenues dans le cadre du Dialogue national sur le projet de constitution entre décembre 2012 et mars 2013, « Dialogue National sur le projet de la Constitution : rapport général », Programme des Nations Unies pour le Développement, mars 2013, p. 35. 490 II.4. Une Assemblée au cœur de l’équilibre institutionnel Seule institution au sein de laquelle l’opposition politique est obligatoirement représentée, l’Assemblée des représentants du peuple s’inscrit donc résolument au cœur de l’architecture constitutionnelle. Caution démocratique, elle est impliquée dans de nombreux processus institutionnels et les pouvoirs de l’Exécutif à son encontre sont limités. II.4.1 Le Parlement, caution démocratique du système institutionnel L’Assemblée des représentants du peuple est directement impliquée dans la formation ou la composition des institutions de l’Etat où le pluralisme doit être garanti. Ainsi, l’ARP doit approuver à la majorité absolue de ses membres la nomination du gouverneur de la Banque centrale par le Président de la République, et peut le révoquer à la demande d’un tiers de ses membres, après un vote à la majorité absolue de ses membres (article 78). Par ailleurs, l’ARP élit à la majorité qualifiée quatre membres (soit un tiers) de la Cour constitutionnelle (article 120), ainsi que l’ensemble des membres des cinq instances constitutionnelles indépendantes du chapitre VI (article 125). Enfin, les membres de l’ARP peuvent parrainer les candidats à l’élection présidentielle (article 74). II.4.2 Le Président de l’Assemblée des représentants du peuple : un rôle de coordination Le Président de l’ARP dispose d’un rôle particulier au sein de la Constitution tunisienne, qui le mentionne plus de vingt fois. En dehors de ses fonctions au sein de la Chambre, qui seront identifiées et précisées par le Règlement intérieur, le Président de l’ARP, « primus inter pares », se voit attribuer des fonctions, qu’il exerce au nom de l’Assemblée, de « coordination » garantissant une certaine fluidité des relations interinstitutionnelles. Le Président transmet les informations institutionnelles entre le Parlement et les autres pouvoirs. C’est à lui que le Président de la République transmet la décision d’inconstitutionnalité d’un projet de loi par la Cour constitutionnelle (art. 66) ; c’est lui qui est chargé de transmettre le règlement intérieur de l’ARP à la Cour pour contrôler sa conformité avec la Constitution (art. 120). C’est encore lui qui est informé de l’arrestation d’un membre de l’ARP en cas de flagrant délit (art. 69), informé de la délégation provisoire des pouvoirs du Président de la République au Chef du gouvernement (art. 83) ou de la démission du Chef du gouvernement (art. 98) ; à lui que sont transmis les rapports annuels produits par la Conseil supérieur de la magistrature (art. 114), la Cour de Cassation (art. 115), le Tribunal administratif supérieur (art. 116), ou la Cour des Comptes (art. 117). C’est de nouveau au Président de l’ARP que reviendra la charge de soumettre les propositions de révision de la Constitution à la Cour constitutionnelle pour vérifier que celles-ci ne portent pas sur les matières déclarées intangibles par la Constitution (art. 144). Enfin, la motion de censure du gouvernement, ou celle visant au retrait de la confiance à l’un des membres du gouvernement, est déposée auprès du Président de l’ARP (art. 97). Outre ce rôle, certaines tâches qui lui sont attribuées relèvent d’une logique plus active, dans le cadre de la garantie de l’équilibre des pouvoirs. Ainsi, au-delà de trente jours après le début des « circonstances exceptionnelles » de l’article 80 de la Constitution, période durant laquelle l’Assemblée est déclarée en état de réunion permanente, le Président de l’ARP peut saisir la Cour constitutionnelle afin de contrôler que les circonstances exceptionnelles perdurent. Il partage cette capacité avec les membres 491 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives de l’Assemblée, dès lors que deux tiers d’entre eux en expriment le souhait. Le Président de l’ARP est aussi membre de droit du Conseil de sécurité nationale, et doit donner son accord (ainsi que le Chef du gouvernement) lorsque le Président de la République décide d’envoyer des troupes à l’étranger (art. 77). Si la déclaration de guerre doit être approuvée par trois cinquièmes des députés cette disposition revêt un sens particulier dans le contexte actuel, où l’essentiel des interventions militaires prend la forme d’interventions ponctuelles et limitées souvent décidées loin de l’enceinte parlementaire. Le Président de la République ne pourra donc pas en prendre la décision sans l’approbation du Président du parlement. Par ailleurs, en cas de vacance définitive de la présidence de la République, le Président de l’ARP sera immédiatement investi des fonctions de Président de la République de manière provisoire, au titre de l’article 84 de la Constitution. C’est, enfin, au Président de l’Assemblée sortante que revient le devoir de convoquer la première réunion de la nouvelle Assemblée, dans les quinze jours suivant la proclamation définitive des résultats des élections législatives (article 57). II.4.3 Les limites posées à l’influence de l’Exécutif sur le Parlement Afin de conserver au Parlement ce rôle central tout en limitant la capacité de l’Exécutif à influer sur lui, la Constitution organise la protection de ses prérogatives. Ainsi la possibilité qu’a le Président de la République de dissoudre l’Assemblée en application des articles 89 et 99 de la Constitution est-elle très étroitement encadrée, et limitée au cas où le Parlement ne parviendrait pas à accorder sa confiance à un nouveau gouvernement. Par ailleurs, cette dissolution est impossible dans les six mois suivant le vote de confiance au premier gouvernement issu des élections législatives, ou dans les six derniers mois de la législature ou du mandat présidentiel (article 66), ainsi que dans les circonstances exceptionnelles de l’article 80. Dans les faits, les conditions de la dissolution seront donc rarement remplies. Enfin, la possibilité donnée par l’article 65 à l’Exécutif d’émettre exceptionnellement des normes règlementaires dans le domaine réservé de la loi au moyen des décretslois est elle aussi très étroitement encadrée. Des conditions temporelles et matérielles strictes sont imposées et un contrôle a posteriori du législateur lui-même est instauré. * L’Assemblée des représentants du peuple est donc un parlement résolument fort. L’indépendance du député est garantie, l’autonomie administrative et financière de l’institution constitutionalisée. En outre, la Constitution garantit une implication pleine et entière de la Chambre au cœur du système institutionnel, tout en la protégeant des pressions de l’Exécutif. Le Parlement dispose ainsi des outils nécessaires à l’exercice de son mandat, qu’il convient de préciser. III. Le mandat de l’Assemblée des représentants du peuple L’Assemblée des représentants du peuple est le Parlement de la deuxième République tunisienne. Elle est, à cet égard, investie des fonctions de représentation des citoyens, de contrôle de l’Exécutif et d’élaboration de la loi. Elle dispose par ailleurs du pouvoir budgétaire. III.1. Une Assemblée qui représente les citoyens La Constitution de la IIème République exprime le profond attachement du constituant 492 à la démocratie représentative. Ce principe est exprimé dès l’article 3, qui, tout en indiquant que « le peuple est le dépositaire de la souveraineté et la source des pouvoirs », rappelle aussi qu’il « les exerce à travers ses représentants élus ». La fonction de représentation est ainsi tout à la fois la source de légitimité et le fondement de l’existence des différentes fonctions parlementaires, et, au-delà, des autres pouvoirs constitués. La notion de représentation est à ce point consubstantielle à celle de l’existence du Parlement que l’on n’en trouve pas une énonciation unique dans la Constitution. Elle se retrouve dans l’ensemble du texte. La fonction de représentation est celle autour de laquelle s’articule la relation entre les citoyens et le Parlement : « les parlements tiennent leur autorité du peuple, et la préservation de cette autorité les oblige à évoluer et à s’adapter constamment aux attentes du peuple13 ». La conception moderne du parlementarisme s’est clairement distanciée de la notion de mandat impératif. Le constituant de 2014 a donc pris soin de fixer certaines règles permettant de garantir l’indépendance des parlementaires, en se prononçant notamment pour un vote personnel du député qui ne peut être délégué, et en consacrant son immunité civile et pénale pour les positions qu’il exprime dans le cadre de son mandat. Cependant, le parlementaire exerçant son mandat au nom du peuple, il est essentiel qu’il maintienne et développe ses liens avec les citoyens au cours du temps au-delà de la période d’échange et de débat qui est celle de la campagne électorale. La représentation des citoyens peut se concevoir selon deux perspectives : celle, individuelle, du député, ainsi que celle, collective, de l’institution parlementaire prise dans sa globalité. A titre individuel, le parlementaire interagit avec les citoyens, tout particulièrement au sein de sa circonscription. Il s’y rend régulièrement, s’implique dans la vie de la communauté, recueille les opinions et les doléances des citoyens vis-à-vis de la politique mise en œuvre par le gouvernement. Il informe par ailleurs les citoyens sur les orientations prises par les institutions. Ces moments privilégiés, qui sont rendus possibles par des « semaines de circonscription » établies par le règlement intérieur de l’Assemblée, sont par ailleurs l’occasion pour le député de présenter son action personnelle au sein du Parlement. A titre institutionnel, la représentation des citoyens revêt différentes formes, toutes aussi importantes dans le fonctionnement du Parlement. Afin de renforcer les liens entre l’institution et les citoyens, il est tout d’abord essentiel que ceux-ci en comprennent le rôle. L’existence d’une information claire, précise et concise sur le rôle institutionnel et le fonctionnement de l’Assemblée, ainsi que sur son travail quotidien, sera un facteur décisif de la confiance que les citoyens porteront à l’institution. Cette information doit pouvoir s’appuyer sur un ensemble d’outils mêlant campagnes de sensibilisation, usage des technologies de l’information et de la communication (existence d’un site internet, présence sur les réseaux sociaux), outils de communication classique (communiqués, conférences de presse), l’organisation de l’ouverture des locaux parlementaires, de manière permanente (participation des citoyens aux sessions plénières et aux sessions des commissions) ou ponctuelle (visites, journées portes ouvertes), etc. Le Parlement, institution de l’Etat, est soumis aux obligations constitutionnelles de transparence et d’accès à l’information qui s’appliquent à toutes les administrations de l’Etat, 13 Voir « Rapport parlementaire mondial : l’évolution de la représentation parlementaire », Programme des Nations Unies pour le Développement et Union Inter-Parlementaire, avril 2012, p. 25. 493 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives en application des articles 15 et 32 de la Constitution. Le Règlement intérieur de l’Assemblée veillera par ailleurs à établir des mécanismes permettant l’établissement d’un dialogue avec les citoyens et la société civile, afin d’organiser des échanges réguliers et d’alimenter le travail parlementaire par les considérations et les attentes de la société tunisienne, dans ses différentes composantes. Ces mécanismes peuvent notamment prendre la forme de consultations sur des thèmes généraux ou des projets de loi spécifiques, ou encore d’auditions, organisées par exemple dans le cadre du travail des commissions parlementaires. Enfin, il est une dimension qui se retrouve en filigrane dans le texte constitutionnel, dès le quatrième alinéa du préambule de la Constitution14, il s’agit du fait que l’Assemblée représente le pluralisme du peuple tunisien, et donc sa diversité politique. L’une des conditions de la confiance que portera le peuple à l’institution parlementaire, tout particulièrement à l’issue d’une transition démocratique qui a jeté à bas un système autoritaire fondé sur la toute-puissance d’un parti unique, sera sa capacité à structurer durablement la représentation des différentes tendances politiques en son sein. La Constitution pose ainsi les bases de ce principe lorsqu’elle consacre le statut de l’opposition (article 60), et impose la répartition de la composition et des responsabilités au sein des commissions parlementaires à la représentation proportionnelle (article 59). Le Règlement intérieur de l’ARP a ainsi la tâche essentielle de déterminer le statut, le rôle et le fonctionnement des groupes parlementaires, qui sont l’expression de la structuration de la diversité politique au sein de l’Assemblée. III.2. Une Assemblée qui contrôle le pouvoir exécutif Si la fonction de représentation repose sur l’articulation des relations entre les citoyens et le parlement, elle dispose d’un corollaire, qui repose lui sur l’articulation des relations entre le Parlement et le pouvoir exécutif : il s’agit du contrôle parlementaire. L’Assemblée, vecteur privilégié de transmission des attentes de la population, exerce en effet un contrôle de l’action de l’Exécutif, de son administration et des politiques qu’il met en place. Dans la Constitution tunisienne, ce contrôle s’exerce à l’égard des deux « têtes » d’un Exécutif bicéphale, le Président de la République et le gouvernement. III.2.1 Formation et contrôle de l’action du gouvernement par l’Assemblée Le gouvernement est directement issu de la majorité parlementaire : au termes de l’article 89 de la Constitution, « le Président de la République charge le candidat du parti politique ou de la coalition électorale ayant obtenu le plus grand nombre de sièges au sein de l’Assemblée des représentants du peuple, de former le gouvernement ». Cependant, d’un point de vue organique, le gouvernement se détache de l’Assemblée après sa formation. Il doit, certes, lui présenter un « bref exposé de son programme d’action », et obtenir la confiance de la Chambre à la majorité de ses membres. Mais, il prête serment devant le Président de la République (article 89) et les fonctions de membre du gouvernement et de représentant ne pourront être cumulées – ce qui 14 Alinéa 4 du préambule de la Constitution : « En vue d’édifier un régime républicain démocratique et participatif, dans le cadre d’un Etat civil dans lequel la souveraineté appartient au peuple, par l’alternance pacifique au pouvoir à travers des élections libres et sur le fondement du principe de la séparation des pouvoirs et de leur équilibre, un régime dans lequel le droit de s’organiser reposant sur le pluralisme, la neutralité de l’administration et la bonne gouvernance, constitue le fondement de la compétition politique », […]. 494 limite théoriquement les échanges de personnel politique entre les deux institutions. Tout en garantissant des rapports étroits entre gouvernement et le Parlement, ces dispositions éloignent ainsi le système mis en place par la Constitution tunisienne de 2014 d’un régime parlementaire « pur », ce dernier conservant un lien organique fort entre parlement et gouvernement. Une fois formé et tout au long de son action, le gouvernement est responsable devant l’Assemblée des représentants du peuple (article 95). Cette responsabilité politique s’exprime dans le cadre de la reddition des comptes, c’est à dire notamment à l’occasion de l’exercice, par les parlementaires, de leur droit constitutionnel à questionner le gouvernement (article 96) sur l’orientation de sa politique et les moyens mis en œuvre pour y parvenir. Si le gouvernement, ou son administration, ignore les questions, les mises en cause ou orientations des parlementaires, ceux-ci peuvent faire tomber le gouvernement dans son ensemble - c’est la « motion de censure » – ou provoquer la démission d’un membre du gouvernement uniquement – il s’agit du « retrait de confiance ». Un tiers des parlementaires peut ainsi présenter une motion motivée au Président de l’Assemblée, recourant à l’une ou à l’autre de ces procédures (article 97). Afin d’affirmer sa légitimité auprès du parlement, le Chef du gouvernement lui-même peut solliciter le renouvellement de la confiance de l’ARP. Le gouvernement sera réputé démissionnaire en cas d’échec du vote de confiance, qui s’exerce aussi à la majorité absolue de la Chambre. Le Président de la République peut, lui aussi, demander à l’ARP de renouveler sa confiance au gouvernement, dans des conditions qui seront évoquées plus loin. III.2.2 La destitution du Président de la République par l’Assemblée Le Président de la République, Chef de l’Etat, est garant de sa continuité et « veille au respect de la constitution » (article 72 de la Constitution). Il dispose d’une relation particulière avec l’Assemblée des représentants du peuple, relation qui participe étroitement à l’équilibre des pouvoirs mis en place par la norme fondamentale. Après son élection, il prête ainsi serment devant l’Assemblée15. Il peut par ailleurs, au cours de son mandat, s’adresser à la Chambre aux termes de l’article 79 – sans que ne soit précisée la nature, orale ou écrite, de ces communications. Le président de la IIème République tunisienne n’est pas, loin s’en faut, le chef de l’Etat impuissant d’un régime parlementaire : un certain nombre de responsabilités lui échoient directement aux termes de la Constitution. C’est le cas, notamment, de la déclaration sur l’existence de « circonstances exceptionnelles », décrites à l’article 80, et qui permettent de déroger à la normalité constitutionnelle en attribuant à l’Exécutif des pouvoirs accrus. La Constitution a cependant prévu un ensemble de dispositions permettant un contrôle du Chef de l’Etat par le Parlement. Si le texte dispose formellement que le Président ne peut répondre politiquement devant la chambre de ses actes accomplis dans le cadre de ses fonctions, elle prévoit en revanche une procédure de destitution dans les cas les plus extrêmes de « violation de la Constitution » (article 88) : une initiative motivée doit être présentée par une majorité des membres de l’ARP, puis adoptée par les deux tiers de ses membres. Si l’initiative est adoptée, la décision ultime de destituer 15 Article 76 de la Constitution : Le Président de la République élu prête devant l’Assemblée des représentants du peuple le serment suivant : « Je jure par Dieu Tout-Puissant de sauvegarder l’indépendance de la Tunisie et l’intégrité́ de son territoire, de respecter sa Constitution et ses lois, de veiller à ses intérêts et lui être loyal ». 495 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives le Président reviendra à la Cour constitutionnelle qui tranchera à la majorité des deux tiers de ses membres. Cette procédure, proche de l’« impeachment » existant au sein du système présidentiel des Etats Unis d’Amérique, est une forme de contrepartie à l’immunité garantie à l’article 87 de la Constitution. C’est en quelques sorte un garde-fou juridique érigé par le constituant, qui garde en mémoire les dérives présidentielles de la Ière République. III.2.3 Les outils constitutionnels de rationalisation du parlementarisme Afin de limiter les excès éventuels de l’usage par le Parlement de ses outils de contrôle, dont pourrait résulter une forte instabilité gouvernementale, un ensemble de dispositions constitutionnelles vient l’encadrer, instaurant un régime équilibré au sein duquel chaque pouvoir dispose de moyens d’agir sur l’autre. Tout d’abord, la motion de censure à l’encontre du gouvernement ne peut être adoptée par la Chambre que si, lors du même vote, elle s’accorde sur le nom d’un nouveau chef de gouvernement. La Constitution tunisienne instaure ainsi un système de censure dite « constructive », similaire à celui mis en œuvre par la constitution de la République fédérale d’Allemagne. La Tunisie ne peut donc être privée de gouvernement en raison d’une motion de censure parlementaire. En outre, aucune motion de censure ne peut être présentée au cours des six mois suivant l’échec d’une première motion (article 97), ou bien durant la période très particulière d’une présidence de la République exercée par interim (article 86) durant laquelle la stabilité des institutions doit être préservée. Par ailleurs, le Président de la République peut demander à l’Assemblée de renouveler sa confiance au gouvernement, et ce, à deux reprises au maximum durant son mandat. Si le gouvernement n’obtient pas la confiance de l’Assemblée, et que le nouveau gouvernement composé par la personnalité désignée par le Président de la République n’obtient pas la confiance dans les trente jours suivants, le Chef de l’Etat peut dissoudre l’ARP et provoquer des élections législatives anticipées. Cette mesure permet à l’Exécutif de conserver un moyen de pression sur le Parlement, notamment dans les cas où l’Assemblée pourrait exprimer une tendance à entraver l’action gouvernementale, sans pour autant aller jusqu’à la censure. Le Président peut ainsi forcer l’ARP à s’engager politiquement, soit en affirmant son soutien au gouvernement actuel, soit en le forçant à la démission et en acceptant ainsi la formation d’un nouveau. Cet outil mis à la disposition du Président de la République est cependant à double tranchant, et le titulaire de la Présidence devra l’utiliser avec parcimonie. En effet, si la confiance de l’Assemblée au gouvernement est renouvelée à deux reprises selon ces modalités, c’est lui qui doit démissionner (article 99 de la Constitution). III.3. Une Assemblée qui légifère et approuve les traités « Le peuple exerce le pouvoir législatif à travers ses représentants à l’Assemblée des représentants du peuple ou par voie de référendum » (article 50 de la Constitution). Fonction parlementaire classique s’il en est, la discussion et le vote de la loi occupent une place centrale dans le travail de l’ARP. La Constitution distingue entre proposition de loi, présentée par au moins dix députés, et projets de loi qui émanent du Président de la République ou du Chef du gouvernement (art. 62). Bien que ces derniers soient examinés en priorité, la Chambre conservera le contrôle de son ordre du jour, selon les règles qui seront définies par son règlement intérieur. Enfin, seul le Chef 496 du gouvernement est compétent pour présenter des projets de loi concernant la ratification des traités internationaux ou les projets de loi de finances. III.2.4 Lois ordinaires, lois organiques : le domaine de la loi La Constitution distingue entre lois ordinaires, qui seront votées à la majorité des membres présents, à condition que celle-ci ne soit pas inférieure au tiers des membres de l’ARP, et lois organiques, pour lesquelles la majorité absolue des membres de l’Assemblée est requise (art. 64). Tout en garantissant ainsi que les sujets considérés comme les plus délicats par la Constitution disposent d’un large appui du Parlement, et ne souffriront ainsi pas d’une remise en cause de leur légitimité, cette disposition permet à la Chambre de réunir une majorité simple dans le cadre de son travail sur les lois ordinaires, même en cas d’absentéisme parlementaire. L’article 65 de la Constitution présente une liste des matières relevant du domaine de la Loi, en précisant celles qui prennent la forme d’une loi ordinaire, et celles qui doivent être adoptées comme lois organiques. Les matières qui ne sont pas mentionnées relèvent du pouvoir règlementaire. Si le recours à ce procédé pourrait théoriquement contribuer à limiter le champ législatif (puisqu’il s’agit d’une liste finie), la forme prise par l’énumération paraît assez large et devrait donc plutôt, en pratique, contribuer à restreindre les incursions règlementaires. On y retrouve en effet, aux côtés de dispositions classiques – relatives aux libertés publiques et individuelles, à la nationalité, à la détermination des crimes et délits et des sanctions afférentes, à l’impôt et au budget, à la mise en œuvre de dispositions institutionnelles, à la décentralisation, l’organisation de l’armée, un certain nombre de mentions beaucoup plus vastes qui pourraient contribuer à élargir le champ d’action du législateur16. 16 Article 65: Sont adoptés sous forme de lois ordinaires, les textes relatifs à: - La création des catégories des établissements et des entreprises publics et les procédures organisant leur cession ; - La nationalité ; - Les obligations civiles et commerciales ; - Les procédures devant les différents types de juridictions ; - La détermination des crimes et délits et des sanctions leur correspondant, ainsi que les infractions entraînant une privation de liberté ; - L’amnistie générale ; - La délimitation de l’assiette de l’impôt, de ses taux et de ses procédures de recouvrement, sauf délégation accordée au Chef du Gouvernement en vertu des lois de finances ou des lois à caractère fiscal ; - Le régime d’émission de la monnaie ; - Les crédits et les engagements financiers de l’État ; - La détermination des hautes fonctions ; - La déclaration du patrimoine ; - Les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires ; - Le régime de ratification des traités ; - Les lois de finances, la clôture du budget et la ratification des plans de développement ; - Les principes fondamentaux du régime de propriété, des droits réels, de l’enseignement, de la recherché scientifique, de la culture, de la santé publique, de l’environnement, de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme, de l’énergie, du droit du travail et de la sécurité sociale. Les textes qui prennent la forme de lois organiques sont ceux relatifs à : - La ratification des traités ; - L’organisation de la justice et de la magistrature ; - L’organisation de l’information, de la presse et de l’édition ; - L’organisation des partis, des syndicats, des associations, des organisations et ordres professionnels et de leur financement ; - L’organisation de l’armée nationale ; - L’organisation des forces de sécurité intérieure et des douanes ; 497 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives La Constitution prévoit certes, en son article 70, la possibilité d’intervention du pouvoir règlementaire dans des secteurs relevant normalement du domaine législatif en usant de « décrets-lois », mais cette éventualité est strictement encadrée et limitée à deux cas de figure : lorsque le pouvoir législatif ne siège plus car l’ARP a été dissoute et dans ce cas les décrets-lois pris par le président de la République uniquement seront soumis à l’approbation de la Chambre lors de la session ordinaire suivante, ou lorsque l’ARP a elle-même délégué au chef du gouvernement le pouvoir de promulguer des décretslois relevant normalement du domaine de la loi. La double condition est cependant que l’objet de la délégation soit circonscrit et que la durée de cette délégation n’excède pas deux mois. Dans ce cas encore, les textes promulgués par le gouvernement sont soumis à l’approbation de la Chambre à l’expiration de cette période. Cette exception qui permet au pouvoir exécutif de se substituer au pouvoir législatif doit ainsi être perçue comme la volonté du constituant d’éviter l’incapacité de produire de nouvelles normes, que ce soit en raison de l’absence temporaire du pouvoir législatif ou en raison de l’encombrement de celui-ci, tout en conservant la procédure sous un contrôle ultime a posteriori du législateur. Par ailleurs, de nombreux articles de la Constitution précisent expressément que certaines matières relèvent du domaine législatif. C’est le cas de nombreux domaines évoqués par les articles du chapitre I sur les principes généraux de la Constitution, du chapitre II réservé aux droits et libertés, ou encore du chapitre V sur le pouvoir judiciaire. C’est enfin le cas de l’article 49, qui détermine le régime général des restrictions qui pourront être appliquées seulement par la loi aux droits et libertés constitutionnelles, « sans porter atteinte à leur essence ». Celles-ci ne pourront être décidées que dans les cas de « nécessité exigée par un état civil et démocratique, et dans l’objectif de protéger les droits d’autrui, la sécurité publique, la défense nationale, la santé publique ou la morale publique, en respectant le principe de la proportionnalité des restrictions à l’objectif recherché », sous le contrôle des instances juridictionnelles, et en premier lieu de la Cour constitutionnelle. Enfin, et bien que le Parlement dispose par ailleurs du mandat d’approuver la loi de finances, cette dernière s’impose à toutes les institutions une fois adoptée: la Constitution précise ainsi que les « propositions de lois et d’amendements présentés par les députés ne sont pas recevables s’ils portent atteinte aux équilibres financiers arrêtés dans la loi de finance ». III.2.5 L’approbation des traités internationaux par l’Assemblée L’Assemblée des représentants du peuple approuve la ratification des traités internationaux (article 92). Cette approbation consiste en l’adoption d’un projet de loi - La loi électorale ; - La prorogation de la législature conformément aux dispositions de l’article 56 ; - La prorogation du mandat présidentiel conformément aux dispositions de l’article 75 ; - Les libertés et les droits de l’Homme ; - Le statut personnel ; - Les devoirs fondamentaux de la citoyenneté ; - Le pouvoir local ; - L’organisation des instances constitutionnelles ; - La loi organique de budget. Toutes les matières qui ne relèvent pas du domaine de la loi sont du domaine du pouvoir réglementaire général. 498 présenté par le Chef du gouvernement, qui a la responsabilité de conclure « les traités internationaux à caractère technique ». Le traité ainsi approuvé par le Parlement entre en vigueur après ratification par le Président de la République (art. 77) et publication au Journal officiel, a une valeur supérieure à la loi et inférieure à la Constitution dans la hiérarchie des normes tunisiennes (art. 20). III.2.6 L’encadrement constitutionnel du pouvoir législatif Le Parlement, au cours de l’exercice du pouvoir législatif, doit composer avec les autres pouvoirs dans le cadre d’un système institutionnel établissant un ensemble de contrôles et de contre-pouvoirs. - Le contrôle de constitutionnalité Ainsi en va-t-il tout d’abord du contrôle de constitutionnalité des lois par la Cour constitutionnelle. La Cour peut être saisie par le Président de la République, le Chef du gouvernement ou trente membres de l’ARP dans un délai de sept jours après adoption d’un texte de loi (art. 120). Dans le cas où la Cour dispose d’un délai de quarante cinq jours pour rendre sa décision (art. 121) et renvoie le texte au Président de la République, qui le transmet à l’Assemblée pour modification (art. 122). - Le renvoi à l’Assemblée pour seconde lecture avant promulgation Le Président de la République promulgue la loi adoptée, et ordonne sa publication au Journal officiel de la République tunisienne. Cependant, l’article 81 de la Constitution lui attribue aussi la capacité de renvoyer un texte de loi adopté par l’Assemblée devant celle-ci pour une seconde lecture, dans un délai de cinq jours après expiration du délai de recours pour inconstitutionnalité. La décision du renvoi doit être motivée. Le renvoi a pour effet d’exiger un nouveau vote – avec ou sans modification du texte originel – qui se fera avec des règles de majorité plus contraignantes qu’en première lecture, soit la majorité absolue pour les projets de lois ordinaires et une « super-majorité » des trois cinquièmes pour les lois organiques. On notera cependant que l’Assemblée pourra passer outre l’avis du Chef de l’Etat, qui ne dispose donc pas d’un droit de veto et devra impérativement promulguer une loi adoptée après deux lectures de la chambre. - Le recours au référendum populaire L’article 3 de la Constitution le mentionne d’emblée, « le peuple est le dépositaire de la souveraineté et la source des pouvoirs qu’il exerce à travers ses représentants ou par référendum ». Le principe du partage du pouvoir législatif entre le peuple et le Parlement est rappelé à l’article 50 consacré au pouvoir législatif. Au cours du délai de renvoi d’un texte de loi, c’est à dire treize jours maximum après son adoption par l’Assemblée des représentants du peuple (soit sept jours pour le délai du recours en inconstitutionnalité auxquels s’ajoutent les cinq jours du délai de renvoi), le Président de la République a ainsi la capacité de soumettre le projet de loi au vote populaire, s’il concerne l’approbation des traités internationaux, les droits de l’Homme et les libertés ou le statut personnel (art 82). L’usage du référendum est ainsi très étroitement encadré dans le temps, dans la substance et dans le « moment institutionnel » – puisque le texte soumis au référendum doit d’abord avoir été discuté et voté par les représentants. Tout en introduisant ainsi une part de démocratie directe, le constituant semble ainsi avoir voulu écarter le risque d’une utilisation plébiscitaire du référendum : s’il permet en quelque sorte de vérifier la conclusion d’un débat parlementaire directement auprès du peuple, il ne permet en aucun cas au Président de la République de court-circuiter 499 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives le parlement. III.2.7 La révision de la Constitution Il est un type d’activité législative qui revêt une signification particulière : la modification de la Constitution. Le chapitre VII de la Constitution lui est réservé. Aux termes de l’article 143, l’initiative d’une proposition de révision appartient à la fois au Président de la République et à un tiers des membres de l’Assemblée des représentants du peuple, celle du président ayant priorité. L’article 144 encadre de manière très stricte la procédure afin que celle-ci ne puisse être détournée pour modifier ce qui a été déterminé par le constituant comme élément fondamental du contrat social. Tout d’abord, le Président de l’ARP devra soumettre la proposition à la Cour constitutionnelle afin de contrôler que celle-ci ne porte pas sur les matières intangibles du texte et en premier lieu, les articles 1 et 2 sur la nature de l’Etat, et les articles du chapitre II concernant « les acquis en matière de droits de l’Homme et de libertés », conformément à l’article 49. Un double vote est ensuite prévu au sein de l’ARP ; tout d’abord sur le principe d’une révision, qui doit être approuvé à la majorité absolue (le texte ne le dit pas, mais on suppose, en raison de l’importance de la procédure, qu’il s’agit de la majorité des membres de l’Assemblée, et non seulement des membres présents) ; ensuite sur le contenu de la proposition elle-même, qui requiert cette fois l’approbation des deux tiers des membres de l’ARP. Toute proposition de révision aura donc besoin d’un large soutien au sein de la Chambre pour avoir une chance d’être approuvée. Le Président de la République pourra certes soumettre la révision au référendum populaire, mais il ne pourra le faire qu’après un vote de l’Assemblée. III.4. Une Assemblée qui vote le budget et contrôle son exécution Suivant en cela une conception classique du rôle du parlement, la Constitution tunisienne attribue à l’Assemblée des représentants du peuple la fonction de discuter et voter le budget de l’Etat. La chambre vote les lois de finances initiales et rectificatives, ainsi que la clôture du budget. L’article 66 encadre la procédure, notamment en termes de délais, tout en se référant à la loi organique du budget qui devra venir préciser les conditions d’exercice de cette fonction. III.4.1 Le vote du budget La fluidité de la transmission des informations par le pouvoir exécutif est essentielle au bon exercice de la fonction budgétaire ; par ailleurs, l’existence d’un budget validé en début d’année conditionne le fonctionnement normal des institutions de l’Etat. Les délais formulés par l’article 66 sont donc à la fois très précis, et plus courts que ceux réservés au processus législatif habituel. Le projet de loi de finances doit ainsi être présenté au plus tard le 15 octobre à l’ARP, qui dispose de moins de deux mois (jusqu’au 10 décembre) pour l’adopter. De même, pour ce texte, procédure de renvoi pour deuxième lecture par le Président de la République, comme procédure de recours devant le conseil constitutionnel sont accélérées17. Ultime précaution, l’article 17 Le Président dispose de deux jours pour renvoyer le texte en deuxième lecture, et l’ARP disposera de trois jours pour le second examen du texte ; le délai de recours en inconstitutionnalité sera de trois jours et la Cour devra se prononcer dans les cinq jours de la date de recours (article 66 de la Constitution). 500 66 établit que « dans tous les cas de figure, la promulgation [de la loi de finances] se fait au plus tard le 31 décembre », et précise que si cela ne pouvait être le cas, il est possible de l’exécuter par tranche de trois mois renouvelable par décret présidentiel. III.4.2 Le contrôle de l’exécution du budget La fonction budgétaire de l’Assemblée va, bien sûr, bien au-delà du travail sur la loi de finances annuelle. Dans une démocratie représentative moderne, le rôle du parlement est essentiel pour garantir la bonne gouvernance en matière de finances publiques. Plus encore, à travers son rôle de détermination des recettes et des dépenses de l’Etat, le parlement oriente les politiques publiques, contrôle leur bonne exécution au fur et à mesure de leur réalisation, et examine les résultats au terme de l’année budgétaire. La fonction budgétaire représente ainsi, en quelque sorte, un « fil conducteur » pour les autres fonctions parlementaires que sont celles de la représentation et du contrôle. C’est à travers elle que le parlement dispose d’une capacité d’influence directe et régulière pour orienter l’action du pouvoir exécutif. Le contrôle budgétaire constitue un outil d’autant plus important qu’il s’exerce dans un pays en transition démocratique à la suite d’un soulèvement populaire traduisant l’attente de résultats concrets en matière de développement économique à l’échelle nationale, mais aussi dans les territoires. Le constituant évoque d’ailleurs la ratification des plans de développement comme relevant du domaine de la loi, au même alinéa que la loi de finances. Certes, la Constitution ne s’étend pas sur les modalités du contrôle budgétaire exercé par l’Assemblée des représentants du peuple. L’article 117 mentionne, parmi les rôles attribués à la Cour des comptes, celui d’ « aider les pouvoirs législatifs et exécutifs à contrôler l’exécution de la loi de finances et la clôture du budget ». Le Parlement peut donc compter sur la Cour et devra renforcer sa collaboration avec elle, notamment afin d’obtenir les informations nécessaires à l’exercice de son contrôle. La Commission des finances, l’une des rares évoquées par la Constitution, occupe un rôle central à cet égard, en coordination avec les autres commissions parlementaires dans leur domaine spécifique. L’article 113 de la Constitution sur le Conseil supérieur de la magistrature évoque ainsi le rôle de la « commission compétente » de l’ARP, devant laquelle le Conseil doit discuter son budget. L’Assemblée, à travers notamment ses différentes commissions parlementaires, peut faire usage de l’article 95 de la Constitution18 pour exiger le partage des informations nécessaires, et convoquer ministres ou fonctionnaires des différentes institutions de l’Etat pour venir justifier, lors d’auditions, de l’utilisation des crédits publics. Les députés peuvent, par ailleurs, faire usage des droits personnels que constituent les questions parlementaires orales ou écrites de l’article 96. Conclusion L’Assemblée des représentants du peuple, le Parlement monocaméral de la IIème République tunisienne, est ainsi une ssemblée forte et moderne, disposant à la fois des instruments nécessaires à son bon fonctionnement et de la capacité d’influer sur les autres pouvoirs constitués. L’ARP est au cœur du système institutionnel tunisien. Elle dispose des fonctions de 18 Article 95 : « Le gouvernement est responsable devant l’Assemblée des représentants du peuple ». 501 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives représentation des citoyens, de contrôle du pouvoir exécutif, d’élaboration de la loi, de vote du budget de l’Etat et du contrôle de son exécution. L’Assemblée est le lieu dans lequel se matérialise la diversité politique de la Tunisie, l’institution au sein de laquelle l’opposition politique dispose d’un rôle et d’un statut constitutionnels. Les représentants du peuple possèdent les garanties leur permettant d’exercer leurs fonctions en toute quiétude, protégés – mais non sans contrôles – des pressions extérieures. La Constitution prévoit par ailleurs des limitations des outils institutionnels dont dispose le pouvoir exécutif pour influer sur le Parlement. Enfin, la Constitution donne à l’Assemblée un rôle général de facilitateur voire de caution démocratique dans l’architecture institutionnelle du pays. La Constitution tunisienne de 2014 marque ainsi, à bien des égards, une rupture. Tout d’abord, en raison bien sûr des conditions de son élaboration, à la suite d’une révolte populaire contre un régime autoritaire, inégalitaire et dysfonctionnel. Mais aussi d’un point de vue substantiel : elle consacre de nombreux droits et libertés individuels, et redonne le rôle central au parlement dans un système institutionnel, qualifié de mixte, dont les évolutions durant la seconde moitié du XXème siècle ont plutôt eu tendance à limiter le rôle de l’institution parlementaire au profit de celui de l’Exécutif. Remettre le Parlement au cœur des institutions, c’est avant tout remettre le peuple et les citoyens au centre de celles-ci. C’est donc une volonté de mieux répondre aux attentes et revendications croissantes, exprimées par les Tunisiens dans un contexte général de défiance croissante à l’égard du personnel politique. La Tunisie, son peuple et ses institutions, sont en effet confrontés à des défis multiples. Celui de la mise en œuvre du texte constitutionnel, de sa pratique et de l’interprétation qui en sera faite ; mais aussi un contexte économique et social difficile, et un environnement international complexe. La Tunisie, qui a déjà suscité l’admiration pour la manière dont elle a su conduire la première phase de sa transition démocratique, doit trouver les ressources lui permettant de les relever avec succès. Sa Constitution promulguée le 27 janvier 2014, et les institutions que celle-ci instaure, le lui permettent. 502