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Noël QS décembre 2013fin_Layout 1 13-11-08 11:24 AM Page 32 Spéci a l t em p s d e s f êt e s C’EST PAS DES CADEAUX! L’économiste Joel Waldfogel mène une croisade contre les cadeaux, car contrairement à ce que vous croyez, ce n’est pas l’intention qui compte. Par Dominique Forget BRUCE ROBERTS S ’il n’en tenait qu’à Joel Waldfogel, le père Noël et ses lutins seraient au chômage. Depuis plus de 10 ans, cet économiste, professeur à l’université du Minnesota, mène des recherches très sérieuses sur les cadeaux au pied du sapin. Selon son analyse, cette tradition serait responsable d’un gaspillage annuel de 25 milliards de dollars à l’échelle planétaire. Une fortune, dilapidée en vestes aux manches trop longues que papa ne portera jamais, en pantoufles à pompons choisies par grandmaman ou en disques compacts que fiston n’écoutera surtout pas. «Quand les Romains se sont mis à organiser des orgies, mangeant quand ils n’avaient plus faim, se faisant vomir pour mieux recommencer, on pouvait se douter que Rome allait tomber. Quand je me promène dans les centres commerciaux pendant la période des fêtes, j’ai le même sentiment», confie Joel Waldfogel. Il était jeune professeur à l’université Yale lorsqu’il a commencé, après les vacances de Noël, à distribuer des questionnaires à ses étudiants, les invitant à dresser la liste des cadeaux qu’ils avaient reçus. Pour chaque cadeau, il demandait de préciser le lien qui unissait l’étudiant à la personne qui l’avait offert. Les sondés devaient ensuite estimer la valeur marchande du cadeau et, enfin, inscrire le montant d’argent en échange duquel ils auraient été prêts à y renoncer. Par exemple : «Entre le dernier CD de Lady Gaga, évalué à 18 $, et 10 $ en argent, j’aurais préféré recevoir les 10 $.» Au fil des années, Joel Waldfogel a mené plusieurs enquêtes du genre, qui ont étoffé ses constats. Les grands-parents enregistrent les pires performances au chapitre des achats de cadeaux. Pour chaque dollar dépensé, ils ne génèrent que 75 ¢ de satisfaction chez leurs petits-enfants, soit un rendement de 75%. Les oncles et les tantes 32 Québec Science | Décembre 2013 X! Noël QS décembre 2013fin_Layout 1 13-11-08 11:24 AM Page 33 font légèrement mieux, avec un rendement de 80 %. Les amis obtiennent 91 %. Ils sont devancés par les parents (97%) ainsi que par les frères et sœurs (99 %). Et les partenaires amoureux? Ce sont les seuls qui arrivent à créer de la valeur en jouant les pères Noël. Pour chaque dollar déboursé, ils procurent 1,02 $ de bonheur à leur douce moitié. « Ils arrivent à trouver ce disque vinyle rare qui manquait à la collection de leur chum ou ils offrent à leur blonde la montre qu’elle désirait depuis des mois sans oser se la payer », résume l’économiste, qui a signé un livre sur le sujet : Scroogenomics : Why You Shouldn’t Buy Presents for the Holidays (Princeton University Press). Globalement, si on considère l’ensemble des cadeaux reçus par les individus sondés, on obtient un rendement sous le sapin de 82 %. Autrement dit, 18 % de la valeur du cadeau moyen part en fumée. «Imaginez un programme gouvernemen- main. « C’est difficile d’estimer combien vaut ce temps, concède-t-il. Si les gens aiment magasiner, il n’y a pas de perte. Mais pour ceux qui détestent ça, il y a un coût.» M agasiner? C’est bon pour l’économie, non? Ne fait-on pas vivre une horde de travailleurs d’usine, de capitaines de porte-conteneurs et de gérants de boutiques en achetant des cadeaux, même s’ils ne sont pas désirés? « Selon cette logique, on pourrait dire qu’une tornade est excellente pour l’économie, rétorque Joel Waldfogel. Elle détruit des routes, des maisons et des hôpitaux, puis on embauche des gens pour la reconstruction. Évidemment, il aurait été préférable d’investir cet argent pour équiper l’hôpital d’appareils de pointe. C’est la même chose pour le temps des fêtes. Tout l’argent dépensé inutilement aurait pu servir à nous procurer des biens que nous désirons vraiment. à son enfant, mais l’inverse ne se fait pas. On ne peut pas non plus faire un chèque à sa petite amie.» Et puis, même lorsqu’il est socialement acceptable, le cadeau en argent engendre une perte! «Vous éprouvez probablement autant de plaisir à trouver 4 billets de 20 $ dans la rue qu’à recevoir 100 $ de votre tante, fait valoir M. Waldfogel. Le malaise créé par le cadeau en espèces sonnantes lui fait perdre de la valeur.» Heureusement, il y a les cartes-cadeaux. Cela revient bien sûr à offrir de l’argent mais, pour une raison qui demeure mystérieuse, même aux yeux de Joel Waldfogel, elles ne créent pas le malaise associé aux billets. « Elles ne sont pas une panacée pour autant », prévient-il. Environ 10 % de la valeur des cartes-cadeaux ne serait jamais réclamée. Aux États-Unis seulement, 8 milliards de dollars sont ainsi perdus annuellement. Les récipiendaires égarent leurs cartes, les oublient ou laissent un solde après s’est procuré un article. «TOUT L’ARGENT DÉPENSÉ INUTILEMENT AURAIT PU SERVIR À NOUS PROCURER DES BIENS QUE NOUS DÉSIRONS VRAIMENT. NOËL, C’EST UNE TORNADE ROUGE.» tal qui ne rapporterait, pour chaque tranche de 100 millions de dollars investis, qu’un bénéfice de 82 millions à la société, s’exclame l’économiste. Ne seriez-vous pas en colère? C’est exactement ce qui se passe à Noël.» En 2011, les Canadiens auraient dépensé collectivement 5,4 milliards de dollars en cadeaux de Noël. « C’est comme s’ils avaient jeté 972 millions de dollars à la poubelle », calcule Joel Waldfogel. Dans l’ensemble des pays de l’OCDE, les adeptes du temps des fêtes dépenseraient 145 milliards pour acheter des cadeaux; une perte nette de 25 milliards. « Je ne compte même pas la valeur du temps perdu à magasiner», poursuit l’économiste. Aux États-Unis, au mois de décembre, les femmes passeraient chaque jour, en moyenne, 29 minutes de plus à courir les magasins que pendant le reste de l’année. Les hommes, sept minutes de plus. En tenant compte de la population états-unienne et de la proportion hommesfemmes, Joel Waldfogel estime que 2,8 milliards d’heures sont passées à chercher une place de stationnement dans les centres-villes bondés, à affronter les foules et à attendre à la caisse, carte de crédit en Noël, c’est une tornade rouge. » Le professeur se défend d’être grincheux. « Je ne suis pas contre les cadeaux offerts aux tout-petits, argumente-t-il. C’est seulement à partir de l’âge de 10 ans environ qu’on commence à développer ses goûts et qu’on vit des déceptions en déballant des cadeaux. Et pour ajouter à la torture, il faut feindre d’être content ! » Le pire, estime-t-il, sont ces cadeaux destinés aux connaissances ou aux parents éloignés auxquels on se sent obligé d’offrir quelque chose, sans connaître leurs goûts. Toute une industrie est née pour combler ce vide : des tees de golf en bronze aux chandelles parfumées dans des verres à martini. L’économiste admet pourtant que, dans notre société, offrir des cadeaux est un rite incontournable : «Il faut simplement trouver une façon de le faire sans perdre autant de valeur.» Grand-maman devraitelle se contenter de glisser quelques billets de banque dans une enveloppe? «Il y a des conventions sociales à respecter, nuance le professeur. Un parent peut offrir de l’argent Pour l’économiste, le don à un organisme de bienfaisance au nom d’un ami « qui a tout» reste souvent le meilleur cadeau. Un exemple? «Un dollar investi dans l’achat d’un filet moustiquaire en Afrique, qui permettra d’économiser 5 $ en soins de santé, procure un rendement de 500 %! » Le sociologue Jacques T. Godbout, professeur émérite au Centre Urbanisation Culture Société de l’INRS, spécialiste du don et auteur de plusieurs livres sur le sujet, comme entre autres Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre (Éditions du Seuil), n’est pas aussi sévère quand il analyse les rituels autour du sapin. «On ne peut pas considérer les échanges de cadeaux dans une simple perspective marchande, croit-il. Il faut tenir compte de la valeur du lien que le cadeau permet de tisser. Ce qui fait plaisir avant tout, c’est de savoir que notre belle-mère a pensé à nous.» Joel Waldfogel préfère encore que sa bellemère s’abstienne de lui offrir quoi que ce soit à Noël. «Je suis certainement, avoueQS t-il, le pire gendre de l’humanité.» ■ Décembre 2013 | Québec Science 33