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Spéci a l t em p s d e s f êt e s
C’EST PAS DES CADEAUX!
L’économiste Joel Waldfogel mène une croisade contre les cadeaux, car
contrairement à ce que vous croyez, ce n’est pas l’intention qui compte.
Par Dominique Forget
BRUCE ROBERTS
S
’il n’en tenait qu’à Joel Waldfogel,
le père Noël et ses lutins seraient au chômage. Depuis plus
de 10 ans, cet économiste, professeur à l’université du Minnesota, mène des recherches très sérieuses sur
les cadeaux au pied du sapin. Selon son
analyse, cette tradition serait responsable
d’un gaspillage annuel de 25 milliards de
dollars à l’échelle planétaire. Une fortune,
dilapidée en vestes aux manches trop
longues que papa ne portera jamais, en
pantoufles à pompons choisies par grandmaman ou en disques compacts que fiston
n’écoutera surtout pas.
«Quand les Romains se sont mis à organiser des orgies, mangeant quand ils
n’avaient plus faim, se faisant vomir pour
mieux recommencer, on pouvait se douter
que Rome allait tomber. Quand je me promène dans les centres commerciaux pendant
la période des fêtes, j’ai le même sentiment»,
confie Joel Waldfogel.
Il était jeune professeur à l’université Yale
lorsqu’il a commencé, après les vacances
de Noël, à distribuer des questionnaires à
ses étudiants, les invitant à dresser la liste
des cadeaux qu’ils avaient reçus. Pour
chaque cadeau, il demandait de préciser le
lien qui unissait l’étudiant à la personne
qui l’avait offert. Les sondés devaient ensuite
estimer la valeur marchande du cadeau et,
enfin, inscrire le montant d’argent en
échange duquel ils auraient été prêts à y
renoncer. Par exemple : «Entre le dernier
CD de Lady Gaga, évalué à 18 $, et 10 $
en argent, j’aurais préféré recevoir les 10 $.»
Au fil des années, Joel Waldfogel a mené
plusieurs enquêtes du genre, qui ont étoffé
ses constats. Les grands-parents enregistrent les pires performances au chapitre
des achats de cadeaux. Pour chaque dollar
dépensé, ils ne génèrent que 75 ¢ de satisfaction chez leurs petits-enfants, soit un
rendement de 75%. Les oncles et les tantes
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X!
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font légèrement mieux, avec un rendement
de 80 %. Les amis obtiennent 91 %. Ils
sont devancés par les parents (97%) ainsi
que par les frères et sœurs (99 %).
Et les partenaires amoureux? Ce sont
les seuls qui arrivent à créer de la valeur
en jouant les pères Noël. Pour chaque dollar déboursé, ils procurent 1,02 $ de bonheur à leur douce moitié. « Ils arrivent à
trouver ce disque vinyle rare qui manquait
à la collection de leur chum ou ils offrent
à leur blonde la montre qu’elle désirait
depuis des mois sans oser se la payer »,
résume l’économiste, qui a signé un livre
sur le sujet : Scroogenomics : Why You
Shouldn’t Buy Presents for the Holidays
(Princeton University Press).
Globalement, si on considère l’ensemble
des cadeaux reçus par les individus sondés,
on obtient un rendement sous le sapin de
82 %. Autrement dit, 18 % de la valeur
du cadeau moyen part en fumée.
«Imaginez un programme gouvernemen-
main. « C’est difficile d’estimer combien
vaut ce temps, concède-t-il. Si les gens aiment magasiner, il n’y a pas de perte. Mais
pour ceux qui détestent ça, il y a un coût.»
M
agasiner? C’est bon pour
l’économie, non? Ne fait-on
pas vivre une horde de travailleurs d’usine, de capitaines de porte-conteneurs et de gérants de
boutiques en achetant des cadeaux, même
s’ils ne sont pas désirés? « Selon cette logique, on pourrait dire qu’une tornade
est excellente pour l’économie, rétorque
Joel Waldfogel. Elle détruit des routes, des
maisons et des hôpitaux, puis on embauche
des gens pour la reconstruction. Évidemment, il aurait été préférable d’investir cet
argent pour équiper l’hôpital d’appareils
de pointe. C’est la même chose pour le
temps des fêtes. Tout l’argent dépensé inutilement aurait pu servir à nous procurer
des biens que nous désirons vraiment.
à son enfant, mais l’inverse ne se fait pas.
On ne peut pas non plus faire un chèque à
sa petite amie.» Et puis, même lorsqu’il est
socialement acceptable, le cadeau en argent
engendre une perte! «Vous éprouvez probablement autant de plaisir à trouver
4 billets de 20 $ dans la rue qu’à recevoir
100 $ de votre tante, fait valoir M. Waldfogel. Le malaise créé par le cadeau en espèces sonnantes lui fait perdre de la valeur.»
Heureusement, il y a les cartes-cadeaux.
Cela revient bien sûr à offrir de l’argent
mais, pour une raison qui demeure mystérieuse, même aux yeux de Joel Waldfogel,
elles ne créent pas le malaise associé aux
billets. « Elles ne sont pas une panacée
pour autant », prévient-il. Environ 10 %
de la valeur des cartes-cadeaux ne serait
jamais réclamée. Aux États-Unis seulement, 8 milliards de dollars sont ainsi perdus annuellement. Les récipiendaires
égarent leurs cartes, les oublient ou laissent
un solde après s’est procuré un article.
«TOUT L’ARGENT DÉPENSÉ INUTILEMENT AURAIT PU SERVIR À NOUS
PROCURER DES BIENS QUE NOUS DÉSIRONS VRAIMENT.
NOËL, C’EST UNE TORNADE ROUGE.»
tal qui ne rapporterait, pour chaque tranche
de 100 millions de dollars investis, qu’un
bénéfice de 82 millions à la société, s’exclame
l’économiste. Ne seriez-vous pas en colère?
C’est exactement ce qui se passe à Noël.»
En 2011, les Canadiens auraient dépensé
collectivement 5,4 milliards de dollars en
cadeaux de Noël. « C’est comme s’ils
avaient jeté 972 millions de dollars à la
poubelle », calcule Joel Waldfogel. Dans
l’ensemble des pays de l’OCDE, les adeptes
du temps des fêtes dépenseraient 145 milliards pour acheter des cadeaux; une perte
nette de 25 milliards.
« Je ne compte même pas la valeur du
temps perdu à magasiner», poursuit l’économiste. Aux États-Unis, au mois de décembre, les femmes passeraient chaque
jour, en moyenne, 29 minutes de plus à
courir les magasins que pendant le reste
de l’année. Les hommes, sept minutes de
plus. En tenant compte de la population
états-unienne et de la proportion hommesfemmes, Joel Waldfogel estime que 2,8 milliards d’heures sont passées à chercher
une place de stationnement dans les centres-villes bondés, à affronter les foules et
à attendre à la caisse, carte de crédit en
Noël, c’est une tornade rouge. »
Le professeur se défend d’être grincheux.
« Je ne suis pas contre les cadeaux offerts
aux tout-petits, argumente-t-il. C’est seulement à partir de l’âge de 10 ans environ
qu’on commence à développer ses goûts
et qu’on vit des déceptions en déballant
des cadeaux. Et pour ajouter à la torture,
il faut feindre d’être content ! »
Le pire, estime-t-il, sont ces cadeaux destinés aux connaissances ou aux parents
éloignés auxquels on se sent
obligé d’offrir quelque chose,
sans connaître leurs goûts. Toute
une industrie est née pour combler ce vide : des tees de golf en
bronze aux chandelles parfumées
dans des verres à martini.
L’économiste admet pourtant
que, dans notre société, offrir
des cadeaux est un rite incontournable : «Il faut simplement
trouver une façon de le faire sans perdre
autant de valeur.» Grand-maman devraitelle se contenter de glisser quelques billets
de banque dans une enveloppe? «Il y a des
conventions sociales à respecter, nuance le
professeur. Un parent peut offrir de l’argent
Pour l’économiste, le don à un organisme
de bienfaisance au nom d’un ami « qui a
tout» reste souvent le meilleur cadeau. Un
exemple? «Un dollar investi dans l’achat
d’un filet moustiquaire en Afrique, qui
permettra d’économiser 5 $ en soins de
santé, procure un rendement de 500 %! »
Le sociologue Jacques T. Godbout, professeur émérite au Centre Urbanisation Culture Société de l’INRS, spécialiste du don
et auteur de plusieurs livres sur le sujet,
comme entre autres Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir,
rendre (Éditions du Seuil), n’est
pas aussi sévère quand il analyse
les rituels autour du sapin. «On
ne peut pas considérer les
échanges de cadeaux dans une
simple perspective marchande,
croit-il. Il faut tenir compte de
la valeur du lien que le cadeau
permet de tisser. Ce qui fait
plaisir avant tout, c’est de savoir que notre
belle-mère a pensé à nous.»
Joel Waldfogel préfère encore que sa bellemère s’abstienne de lui offrir quoi que ce
soit à Noël. «Je suis certainement, avoueQS
t-il, le pire gendre de l’humanité.» ■
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