BIO : la rançon de la gloire
Transcription
BIO : la rançon de la gloire
enquête BIO : la rançon de la gl 34 novembre 2008 terra economica PAR ANTOINE HEULARD (A BERLIN) Supermarché bio Bioluske à Berlin. dominik butzmann / laif-rea gloire Près d’un Allemand sur deux consomme régulièrement des produits biologiques. Pour faire face à ce succès, les magasins importent du monde entier. Du coup, la filière ne sait plus à quel saint se vouer : doit-elle viser toujours plus de parts de marché ou rester fidèle à ses origines de contestation de la société de consommation ? ’ai commencé à faire du bio par militantisme. » Parce qu’il était un étudiant « très engagé » dans la contestation sociale des années 1970, Meinrad Schmitt décide, il y a vingt ans, de vendre des produits biologiques. « On a commencé l’aventure à quatre au fond d’un hangar minuscule, raconte-t-il. C’était une façon de dire que nous n’étions pas d’accord avec la société capitaliste. » Aujourd’hui, l’homme est niché dans des bureaux flambant neufs à la périphérie de Berlin. Sous sa fenêtre défilent sans cesse des camions flanqués du logo de son entreprise. Terra Naturkosthandel est le troisième grossiste bio d’Allemagne. Fruits, légumes, shampoings, cosmétiques, plats préparés, plus de 10 000 références cohabitent dans un immense entrepôt. « L’économique a pris le pas sur l’idéologique, admet-il sans détour. Nous faisons des compromis que je n’aurais jamais envisagés à l’époque où j’ai commencé. » Comme, par exemple, vendre des tomates en hiver ou même des produits surgelés. Meinrad Schmitt s’est tout de même fixé quelques limites : « Nous ne vendons pas de fraises à Noël. » Surtout, il ne livre qu’aux magasins bio, pas aux supermarchés traditionnels ou aux discounteurs comme Aldi ou Lidl. « Edeka [importante chaîne allemande de supermarchés, ndlr] nous a récemment fait une proposition très intéressante, raconte le grossiste. Avec mes cadres, nous nous sommes enfermés pendant trois jours pour en débattre. terra economica novembre 2008 35 enquête Et finalement, nous avons décliné leur offre. » Préserver une certaine idée du bio au risque de stagner, ou gagner des parts de marché quitte à se trahir ? A l’image de Meinrad Schmitt, nombre d’acteurs du bio en Allemagne sont confrontés à ce dilemme. Car si le bio n’embrasse que 4 % du marché de l’alimentation outre-Rhin, sa croissance est vertigineuse : + 125 % ces six dernières années, + 100 % prévus d’ici à 2012. L’Allemagne constitue le premier marché bio en Europe, le deuxième au monde après les Etats-Unis. « Le bio n’est plus un produit de niche », résume Wolfram Dienel, du cabinet de conseil ÖkoStrategie Beratung. Dans la ferme d’agriculture biologique Nishikigawa, à Shanghai. romain degoul / rea Recettes de la grande distribution Acheter bio est devenu un acte banal : 47 % des Allemands le font au moins une fois par mois, notamment dans les grandes surfaces spécialisées qui fleurissent un peu partout. La première du genre a ouvert ses portes en 1998 à Munich. Depuis, pas moins de cinq enseignes se disputent ce marché porteur. « Le plus grand supermarché bio d’Europe » a ainsi été inauguré l’an dernier à Berlin. Deux escalators, des linéaires bien garnis et de volumineux chariots : le LPG a planté ses 1 600 m2 de tôle au cœur du Berlin Est branché. « Je voulais offrir aux gens ce qu’ils ont l’habitude de trouver dans leur 36 novembre 2008 terra economica Français et Américains ripaillent bio En France aussi la demande de produits biologiques est en hausse : plus de 4 Français sur 10 en consomment au moins une fois par mois. En 2003, ils n’étaient que 37 %. Preuve de ce dynamisme : depuis 1999, les dépenses consacrées au bio augmentent trois fois plus vite que les dépenses alimentaires « classiques ». Le marché bio se porte donc bien dans l’Hexagone : avec un chiffre d’affaires de 1,9 milliard d’euros, il est l’un des plus importants d’Europe. Pourtant, l’agriculture bio tricolore est à la traîne. Seules 2 % de surfaces cultivables lui sont consacrées. Plusieurs plans prévoyant des aides à la conversion tentent aujourd’hui de combler ce retard. Le Grenelle est très ambitieux en la matière puisqu’il vise 6 % des surfaces agricoles bios en 2012 et 20 % en 2020. De l’autre côté de l’Atlantique, les Etats-Unis constituent le plus vaste marché au monde pour le bio : près de 12 milliards d’euros dépensés en 2005. La demande est tellement forte que toutes les grandes marques d’agroalimentaire introduisent du bio dans leur gamme. Même McDonald’s s’y est mis en proposant, par exemple, du café bio... Mais aux Etats-Unis comme en Allemagne, la production ne suffit pas à satisfaire la demande et les importations bios explosent : 1,2 milliard d’euros en 2005, en provenance principalement d’Australie et de Chine, les deux principaux producteurs bios mondiaux. supermarché traditionnel, explique Werner Schauerte, son fondateur. Nous sommes les premiers, par exemple, à proposer des places de parking à nos clients. Au début, ça choquait mais maintenant, c’est devenu normal. » Cheveux ébouriffés, pull trop large et parka campagnarde : Werner Schauerte n’a pas l’allure d’un homme d’affaires. Mais ce nouveau venu dans le secteur ne dissimule pas ses intentions. « Mon objectif ? Gagner de l’argent. Avec le bio, j’étais convaincu de parvenir à mes fins. » Vendre davantage pour négocier de meilleurs prix auprès de ses fournisseurs : le directeur applique sans complexe les méthodes de la grande distribution. Dans son magasin, l’habitué des grandes surfaces traditionnelles n’est pas dépaysé : yaourts et confitures se déclinent en dizaines de parfums et l’aspect des légumes est irréprochable. « Auparavant, le client bio pouvait accepter de manger une carotte molle. Aujourd’hui, ça n’est plus possible », conclut le directeur. Car les supermarchés bios doivent aussi lutter contre la grande distribution traditionnelle qui surfe sans complexe sur la vague du bio. Aujourd’hui, 46 % des produits bios commercialisés en Allemagne Pour aller plus loin L’Agence bio, chargée de promouvoir l’agriculture biologique : www.agencebio.org Fédération française de l’agriculture biologique : www.fnab.org « Notre supermarché bio propose des places de parkings. Au début, ça choquait les clients. Maintenant, c’est devenu normal. » passent par les rayons des supermarchés traditionnels plutôt que par ceux des magasins spécialisés. La chaîne de hard discount alimentaire Aldi est même devenue le premier vendeur de pommes de terre bios du pays. Des hectares de blé en Bourse L’engouement des consommateurs est tel, que les producteurs allemands sont débordés par la demande. « En 2006, la croissance des surfaces agricoles bios a atteint son plus bas rythme historique : 2,3 %, c’est insuffisant pour couvrir la demande qui dans le même temps a augmenté de 20 % », déplore Felix zu Löwenstein, patron de la confédération du secteur. L’Allemagne importe donc à grand renfort de kérosène des laitues chinoises ou des concombres bulgares. Bios sans doute, écolos forcément un peu moins… Peu subventionné par rapport à l’agriculture conventionnelle, le secteur biologique cherche d’autres sources de financement. L’an dernier, Siegfried Hofreiter a ainsi garé son tracteur devant la Bourse de Francfort. « L’agriculture bio est une affaire rentable », déclare ce paysan à la tête de KTG Agrar, qui fédère 14 000 hectares de surfaces cultivables, principalement dans l’est du pays. Il consacre près de la moitié de ses terres au bio. Et, pour continuer à se développer et acheter davantage d’hectares, il est entré en Bourse. Une première. « Dans huit ans, 30 % à 40 % des denrées vendues en Allemagne seront estampillées bios », prophétise l’agriculteur. Objectif : produire du blé en grande quantité pour ensuite nourrir des élevages géants de poulets, eux aussi labellisés bios. Une agriculture certes sans pesticides, mais à grande échelle, loin de l’idéal des pionniers. Grand écart L’emblème de ce bio décomplexé est sans aucun doute la limonade 100 % naturelle : Bionade. Couleur attrayante, étiquette design et parfums exotiques, c’est la boisson à la mode. On terra economica novembre 2008 37 enquête la trouve partout, dans les boîtes de nuit branchées, comme dans les cafés alternatifs. Lors du G8 en Allemagne en juin 2007, la marque s’était opportunément proclamée « Bionade : la boisson d’un monde meilleur » le temps d’une campagne publicitaire fleurant l’utopie et les mouvements altermondialistes. Ce qui ne l’a pas empêchée de négocier en parallèle un partenariat de distribution avec McDo, le roi du hamburger. Cette alliance a fait s’étrangler quelques clients idéalistes, mais le patron du groupe Bionade assume : « Nous voulons être la boisson du peuple, assure Peter Kowalsky. Nous devons donc être présents là où se trouvent les gens. » Comprenez « partout ». Reste que ce type de grand écart n’est pas toujours possible. L’enseigne de supermarchés bios Basic, dont le slogan proclame « Du bio pour tous », l’a appris à ses dépens. L’an dernier, elle a annoncé un ambitieux plan de développement en partenariat avec le groupe de hard discount Lidl, emblème de la grande distribution agressive. Résultat : un tollé chez les clients et les fournisseurs qui menacent de boycotter et contraignent la direction à faire marche arrière. Josef Spanrunft, directeur de Basic, a pigé la leçon : « On ne peut pas vouloir grandir à n’importe quel prix. » — 38 novembre 2008 terra economica Pour aller plus loin Le groupe KTG Agrar, où le bio est devenu un commerce comme les autres (allemand et anglais) : www.ktg-agrar.de Le label bio allemand Demeter qui se présente comme la « Mercedes du bio » (anglais) : www.demeter.net l’impossible label mondial Faute d’une norme bio internationale, l’Union européenne a établi, en 1991, une réglementation pour ses Etats-membres. En France, c’est l’Agence Bio qui contrôle les exploitations ou les produits, via différents organismes de certification. Les marchandises importées dans l’UE sont soumises aux mêmes contraintes et contrôlées directement sur le lieu de production. Mais certains puristes estiment le cahier des charges de Bruxelles trop laxiste. Du coup, d’autres labels, plus stricts, sont apparus. Dans le domaine de l’élevage, ces derniers, par exemple, interdisent le recours au fourrage conventionnel alors que les 27 tolèrent un certain pourcentage. En Allemagne, 9 labels se disputent le créneau. Les producteurs français, très remontés contre la nouvelle réglementation européenne, pourraient faire de même. En effet, à partir du 1er janvier 2009, les produits bios pourront alors contenir des traces d’OGM : un moyen de protéger les producteurs de bio contre des contaminations accidentelles, affirme la Commission. Mais, pour les paysans bios, cette tolérance risque de jeter le discrédit sur leur production.