La poésie historico-légendaire: de l`intergénéricité à la confusion
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La poésie historico-légendaire: de l`intergénéricité à la confusion
La poésie historico-légendaire: de l’intergénéricité à la confusion terminologique ---------------------Mustapha El Adak Université d’Oujda/Lacnad, Inalco (Paris) Introduction Au cours de la dernière décennie, on peut constater que la question des genres est devenue un débat essentiel dans les études littéraire amazighes. Chaque fois les mêmes problèmes se posent : on se trouve inexorablement confronté à la problématique de l’intergénéricité qui est aussi consubstantielle à celle de la terminologie. L’une ne peut être envisagée sans l’autre, nous semblet-il. Apparemment, l’intérêt accordé à ce sujetn’a pas encore permis de déterminer adéquatement les genres littéraires héritées de la tradition orale et d’éclaircir les différentes formes d’interactions qui soustendent leur structure interne. Il en va sans doute de même pour la production écrite dite contemporaine où l’ambiguïté n’épargne pas l’œuvre de nombreux créateurs. De là à dire que seuls la multiplication et l’approfondissement des études visant la détermination des genres, leur classification et leur examen dans la perspective d’une comparaison interdialectale devraient permettre de remédier aux lacunes constatées. Il y a à vrai dire des productions qui mériteraient une attention toute particulière. C’est ce que nous voudrions souligner, dans le cadre de ce colloque, en abordant la confusion qui entoure la terminologie d’un type de poésie inspirée de la religion et qui consiste plus précisément à relater la vie du prophète et les faits héroïques de ses compagnons. Comme exemple d’illustration, nous avons choisi d’examiner un texte attesté dans trois dialectes : rifain 1 , kabyle 2 et 1 Le texte qui est donné ici en annexe est recueilli en 2009 auprès d’une femme âgée de 65 ans à Bouyafar, une tribu des Iqerɛeyyen située à 30 km de Nador. Selon elle, c’est une ṯḥajit« conte, histoire » sans titre.Il s’agit d’un texte rare qui semble avoir perdu quelques passages. Il a déjà fait l’objet d’une étude que nous avons publiée dans Revue des Etudes Berbères, vol. 8, Inalco, 2013, p 35. 2 M. Mammeri, Poèmes kabyles anciens, textes berbères et français, Paris, Maspero, 1980, p. 318. [148] touareg 1 , mais avec des variations de nature diverse sur lesquelles nous reviendrons dans une étude ultérieure. Sans s’attacher aux détails, il s’agit d’un récit court en vers où le prophète et les mécréants entrent en conflit au sujet d’une chamelle. L’intervention de l’imam Ali met fin au conflit et aboutit à une défaite cuisante des opposants du prophète. Seront ainsi examinés les termes amazighes (autochtones) et les termes empruntés à la langue française pour désigner un genre littéraire laissant apparaître un jeu d’interférence et de fusion entre l’historique, le religieux, le poétique, l’épique, etc. 1. Influence de l’islam et imaginaire religieux A l’instar d’autres littératures comme c’est le cas en Afrique et en Asie centrale, la littérature orale amazighe a subi une forte influence islamique. L’arabisation et l’islamisation rapide de la majorité des populations amazighes ont eu pour conséquence d’affecter leur héritage littéraire et culturel en l’orientant vers une nouvelle voie de valeurs. Ainsi, le renouveau culturel et idéologique favorisé par l’implantation progressive de l’islam se trouve porté par une production littéraire riche de l’apport religieux. En fait, dans un tel contexte, il va de soi que les genres littéraires préexistants se ramifient et que, dans certains récits comme le conte, des symboles et des éléments religieux se greffent sur des motifs profanes ancestraux. De quelque nature qu’elles soient, les nouvelles productions inspirées de la religion mettent en exergue la grandeur de l’islam et célèbrent les hauts faits du prophète et de ses compagnons. En voici quelques exemples : - récits relatant la vie des personnages ayant un statut prophétique comme Salomon, Moïse, Joseph, Job, etc. ; - récits relatant la vie des saints locaux comme Abdeslam Usalah, un saint de la tribu des Iqerԑiyyen très connu pour ses miracles, Cheikh Mohand qui a fait l’objet d’une légende hagiographique kabyle, Sidi Moussa « Boukabrine » dont la légende touareg rappelle celle de Joseph, etc. ; 1 M. Aghali-Zakara, 1997, « Baghirun, poème étiologique en berbère (touareg) », in Littérature Orale Arabo-Berbère, 25 (1997), p 231. [149] - récits en vers ou en prose relatant la victoire de l’islam et l’héroïsme d’Ali ; - zhid, dikr/adekker : poésie (mystico) religieuse axée sur l’amour de Dieu et du prophète. Elle est récitée aussi bien par les hommes que les femmes lors de différentes occasions telles que décès, mariage, baptême, etc.; - izlan ou poésie chantée et accompagnée de musique à l’exemple du répertoire de Moudrous (Rif), de Mokrane Agawa (Kabylie) et de Mehdi ben Mbark (Souss). L’éloge du croyant, la mort et le jugement dernier sont les principaux thèmes de cette poésie. - proverbes, adages, anecdotes, etc. Ce qui inspire essentiellement le genre de poésie qui nous intéresse ici, c’est l’islam populaire. Bien entendu, il n’est pas aisé d’identifier son origine et de dater son apparition avec exactitude. Toutefois, il serait possible de l’attribuer à l’inspiration maraboutique qui fut une caractéristique de la période de la décadence. C’est en effet à partir de cette époque que la ferveur religieuse commence à nourrir l’imaginaire populaire au sein des différentes confréries islamiques et que les croyances magiques et païennes connaissent leur plein essor en Afrique du Nord. A titre d’exemple, la vénération des saints est devenue une pratique désormais répandue dans les milieux populaires. Sans aucun doute, les pouvoirs politiques qui se sont succédé au cours des siècles ont joué un rôle déterminant dans l’implantation d’une telle pratique, ce qui est évidemment en totale contradiction avec l’islam qui est en principe une religion monothéiste. On comprend, dans cette perspective, que l'islam populaire a contribué de façon remarquable au développement d’une littérature nourrie d’imaginaire religieux. D’ailleurs, les différents récits où le prophète et ses compagnons s’illustrent par leur grandeur d’âme et leur bravoure laissent deviner qu’ils sont inspirés des récits al-maɣāzī « récits des expéditions arabo-musulmanes ». Par leur forme de diffusion discursive, ces récits - dans leur version écrite ou orale constituent des épopées héroïques qui ont marqué de leur empreinte la littérature populaire arabe et, par là même, la littérature orale amazighe et d’autres littératures à travers le monde. [150] Rappelons brièvement que les récits al-maɣāzī sont l’œuvre de l’historien Mohammed ben Omar Al-Wāqidi 1 (745-822). En s’inscrivant dans l’optique de son prédécesseur Ibn Isḥaq, il a pu faire de l’ensemble des expéditions militaires menées par le prophète et ses compagnons un genre littéraire à part. Cependant, les faits rapportés par al-maɣāzī n’étaient pas forcément bien accueillis par tous ses contemporains et ses successeurs. Nombreux sont ceux qui lui ont reproché d’avoir forgé des hadiths ou d’exagérer certains événements. De même, il n’est pas sans intérêt de souligner aussi que ce qui caractérise ces récits, c’est qu’ils ont perdu leur précision au fil du temps. C’est dire que leur contenu a fait sans cesse l’objet d’amplification et de détournement à caractère merveilleux. Ainsi voyons-nous se développer au fil du temps une littérature populaire où le religieux occupe une place majeure. En fait, il n’y a pas que les confréries islamiques et les récits al-maɣāzī qui ont insufflé un air de renouveau à la littérature orale amazighe. Le coran, le hadith et toutes sortes de dogmes nourris par l’islam populaire ne doivent pas être occultés. Ils ont tous contribué d’une manière ou d’une autre à faire du prophète et de ses compagnons des figures de légendes. D’où l’émergence de plusieurs formes littéraires comme il nous a été donné de le souligner plus haut. Il n’est pas inutile par ailleurs d’évoquer la tendance chiite du poème auquel nous nous consacrons ici. C’est d’ailleurs le cas d’une grande part de la poésie religieuse et mystique amazighe, plus particulièrement des textes héroïco-religieux. Saïd Doumane (2014 : 276) ne manque pas de souligner cette remarque en abordant les chants religieux kabyles : « Il existe bel et bien une sédimentation historique de faits religieux millénaires en Kabylie, même si la strate islamique est la seule reconnue et légitimée. Dans cette strate, si la tradition sunnite est affirmée, voire revendiquée, il n’est pas rare de voir affleurer la tradition chiite à travers des évocations et des faits relatant l’époque du khalife Ali, de sa femme Fatima fille du Prophète et de leurs enfants Hassan et Hocein ». En littérature, il est connu que cette tradition chiite évoquée par Doumane s’exprime essentiellement dans les récits al-maɣāzī. C’est ce qu’a bien vu déjà Mélikoff (1960 : 299) : « l’inspiration [y] est ostensiblement chiite ». 1 Al-Wāqidi s’est distingué par son ouvrage Kitab Al Tarikh wa Al-maɣāzī « Histoire et expéditions militaires du Prophète ». [151] Mais qu’est-ce qui fait, dans la poésie religieuse amazighe, qu’Ali acquiert une place importante et devient une figure héroïque exemplaire ? La réponse à cette question tient à plusieurs raisons. Outre sa bravoure et ses exploits guerriers contre les infidèles qui le constituent comme étant héros, il ne faut pas perdre de vue qu’il se distingue par des atouts majeurs : sa descendance de la lignée de l’envoyé de Dieu, son alliance avec le prophète en épousant sa fille Fatima, le fait qu’il est parmi les premiers hommes à être convertis à l’islam, sa générosité, son impartialité, son érudition, sa passion et sa capacité à sublimer l’instinct en lui-même, son assassinat, alors qu’il priait, etc. C’est là autant de vertus et de perfections qui dotent l’homme d’un grand charisme, un homme qui inspire le désir d’identification. Dans l’imaginaire collectif, Ali est donc magnifié grâce à plusieurs vertus. A l’image du héros des temps antiques, il semble bénéficier de toutes les qualités pour dépasser la condition humaine et se situer dans une configuration métaphysique. Que ce soit dans les représentations fondant les formes littéraires où il s’illustre ou bien dans les stéréotypes culturels qui se sont forgés à propos de sa grandeur constamment exaltée, son héroïsme s’avère une faveur divine. Bref, le statut légendaire de l’homme tient aussi bien à ses qualités intrinsèques qu’à sa conformité à l’idéal que prône sa communauté. La tendance chiite dont il est question ici est apparue nettement dans les propos de plusieurs informateurs auxquels nous avons fait appel pour voir ce qu’il en est de l’interprétation du poème. Certains sont allés jusqu’à entendre certains passages comme un blasphème envers le Prophète et l’islam sunnite. En effet, ces personnes reçoivent la parole du chef suprême des musulmans comme une expression désespérée d’un homme incapable de faire face à ses ennemis : Yenna-as: « ahnaci a Faṭima! ruḥ-ayi ɣar Ʃali In-as aqqac baba yenḏeğ, war ği wi ṯ-iɣaṯn. Il lui dit : « dépêche-toi, ô Fatima ! Va appeler Ali Dis-lui que mon père est humilié et que personne n’est venu à son secours ». Dans cette réplique adressée à Fatima, faisons remarquer l’usage de l’expression ahnaci « fais vite » qui traduit une situation [152] d’extrême urgence et la rhétorique de la syntaxe de la phrase ruḥ-ayi ɣar Ʃali « litt. va pour moi chez Ali » où l’intercalation du complément indirect ayi entre le verbe ruḥ et la préposition ɣar est révélatrice d’un ordre qui émane d’une autorité affaiblie et en difficulté dans son rapport à l’ennemi. En somme, il y a de bonnes raisons de soupçonner qu’une déclaration de ce genre ne peut être attribuée au Prophète. Comment admettre qu’un envoyé de Dieu, si puissant et si noble, ait pu s’exprimer de telle façon et reconnaître son humiliation ? A la différence de notre informatrice auprès de laquelle nous avons recueilli le poème et de quelques personnes illettrées auxquelles nous avons proposé de réagir à son contenu et qui n’ont émis aucun jugement critique, cinq de nos informateurs dont le niveau d’instruction est moyen ont interprété les propos ci-dessus comme un outrage au prophète. Pour certains d’eux, il s’agit d’un poème qui illustre explicitement la tendance au chiisme. Ils y voient, une glorification d’Ali au détriment de Mahomet. De même, la réplique suivante est considérée comme une grossièreté qui ne saurait être proférée par le prophète réputé pour sa décence et sa délicatesse : Yenna-asn: « llah yenɛer ddin-nwem Ddin-inu ma am wn nwem ? Mri xa-s ɣa nexxra, mri xa-s ɣa neyzem Mri xa-s ɣa narni ra ḏ min nuṛu nessyem ». Il leur répondit : « maudite soit votre religion Ma religion est-elle comme la vôtre? S'il faut s'exiler, nous nous exilerons, s’il faut mourir, nous mourrons Et s’il faut sacrifier notre progéniture, nous la sacrifierons ». En général, ce sont ces deux derniers passages qui sont interprétés comme une exaltation de l’islam chiite et une déchéance du Prophète Mahomet. 2. A la croisée des genres Compte tenu de sa forme et de son contenu, le poème analysé ici constitue un croisement discursif où la fiction est enrichie par ses multiples rapports avec la macro-sémiotique littéraire autant amazighe qu’arabe. Il en résulte un texte intégrant dans son corps plusieurs genres, à savoir qu’il mélange poésie, narration, histoire, épopée, [153] religion, etc., et ce dans le but de construire une vision mythique de la figure héroïque d’Ali. Sur le plan historique, on ne peut que constater que le récit met en scène des personnages constituant deux clans ennemis que la religion divise et engage dans une forte hostilité. D’un côté, les musulmans et de l’autre les non musulmans ou les mécréants. Les premiers sont représentés par trois figures clé de l’islam : le prophète Mahomet, son cousin et gendre Ali et sa fille Fatima (épouse d’Ali). Les seconds forment un groupe indéterminé de personnes. En tant que héros et représentant de sa communauté, Ali est sollicité par le prophète Mahomet pour lui porter secours et le délivrer d’une situation désespérée lors du conflit qui l’oppose aux mécréants. On est donc en présence d’une fiction qui en s’appuyant sur une discorde imaginaire évoque un conflit réel et bien connu du point de vue historique et religieux. Mahomet avait pour mission de répandre dans le monde les lois divines qui lui ont été révélées. Ce sont justement ces données historiques qui se transposent dans l’univers d’une création populaire faisant ressortir clairement la trame narrative d’un conte merveilleux. Une trame où l’on distingue une structure économe nettement caractérisée par la non multiplication des épreuves. Cela tient sans doute au fait que les événements rapportés doivent rester dans la sphère du réel, mais aussi à l’effet poétique qui a tendance à condenser le contenu de l’histoire et à confiner son étendue dans la concision et la poéticité des vers. En plus de cette caractéristique, soulignons aussi l’alternance du récit et du discours, la répétition des répliques des personnages, la fréquence du verbe ini « dire » introduisant leurs paroles, etc. Ainsi, les rôles et les relations régissant le récit répondent parfaitement au schéma actantiel de Greimas (1966), schéma connu traditionnellement par l’interaction entre les six actants : héros : Ali ; objet de conquête : la chamelle (chamelon) ; destinateur : le prophète Mahomet ; destinataire : l’islam qui triomphe et bénéficie de l’action du héros ; adjuvant : l’épée sacrée d’Ali ; opposants : les infidèles. [154] Par ailleurs, notons qu’à l’exception d’une narration qui manque d’envergure, le poème pourrait être reçu comme une épopée héroïque. A cet égard, il apparaît clairement qu’il réunit les principales caractéristiques du genre épique : récit rythmé, conflit et fait de guerre, acte de bravoure et exaltation de l’héroïsme du quatrième calife de l’islam. Donc, le réel que nous venons d’évoquer est converti en production anonyme qui ne saurait refléter les faits connus de la vie du prophète et de ses compagnons, mais elle est fortement ancrée dans le champ des figurations liées à la littérature orale. C’est en effet dans cette perspective qu’événements, personnages, lieux, objets, etc., servent de prétextes à de nouvelles perceptions du monde. Derrière l’arrière-plan religieux de l’histoire, apparaissent des représentations idéalisées et des modèles prototypiques structurant mythes, légendes et contes merveilleux. Dans cette perspective, l’action épique ne saurait exister sans poésie. La mise en forme du message à travers toute une série de procédés stylistiques suppose que le récepteur doit être aussi attentif à la sonorité des mots et des phrases qu’à leur signification. Comme nous l’avons pu constater lors des différentes récitations effectuées par notre informatrice, la variation de la hauteur et du volume, le marquage accentuel des syllabes, les pauses, sont autant de moyens qui visent à susciter l’émotion et l’admiration pour le héros et ses exploits.Quant aux images, il suffit d’observer les comparaisons mises en évidence dans la dernière strophe pour voir comment la poésie est au service d’une scène qui suscite la peur, mais aussi l’admiration pour l’exploit réalisé.De même, n’oublions pas qu’une forme versifiée de ce genre facilite la mémorisation et participe, par son rôle pédagogique, à la diffusion de l’information. 3. Quelle terminologie pour quel genre ? On aura déjà compris qu’il n’est pas facile d’attribuer à un poème de ce genre une terminologie non confuse. En effet, l’imbrication des critères définitionnels remet en question et les termes amazighs et les termes français qui le désignent dans les études soulignées plus haut. D’où la question suivante : pour quel classement opter et quelle dénomination devrait être offerte à un texte de tradition orale qui tisse un réseau de correspondances entre des éléments poétiques, contiques, merveilleux, épiques, historiques, religieux, etc. ? Le problème qui se pose est donc lié, d’abord, aux termes amazighs qui sont vagues en raison de leur polysémie, ensuite, [155] aux dénominations de la langue de travail, en l’occurrence le français, qui, en plus de leur prolifération, ne s’appliquent pas toujours aux productions littéraires amazighes. Commençons par le tarifit pour voir ce qui en est de cette confusion terminologique. Mais, avant d’en arriver là, il serait important de souligner que le poème dont il s’agit ici est très peu connu dans la région où nous l’avons recueilli et sans doute dans tout le Rif. Nombreuses sont les personnes âgées qui déclarent ne jamais l’avoir entendu. Parmi elles, figurent des imams et des hommes censés avoir une bonne connaissance des récits se rapportant à la vie du Prophète et à celle des grandes figures de l’islam. Lorsque nous l’avons recueilli auprès de notre informatrice qui dit l’avoir appris de sa mère dans les années 1950, nous croyions avoir affaire à un genre oral qui aurait une désignation spécifique. La raison en est qu’il englobe plusieurs composantes littéraires et qu’il est différent du conte populaire à plusieurs égards. Or, tel n’était pas le cas. Pour notre informatrice principale comme pour tous les autres informateurs, les seules désignations attestées et possibles sont ṯḥajit et ṯaqessist. D’ailleurs, il suffit d’observer le vers initial du poème pour se rendre compte que le terme ṯḥajit se manifeste à deux reprises sous forme verbale à l’impératif : Siwr siwr a yirs-inu, a mmi ḥaja-ayi-d Ḥaja-ayi-d x rḥujjaj-nni, iẓurn nnabi. Parle, parle, ô ma langue ! Raconte-moi Raconte-moi l’histoire des pèlerins qui rendirent visite au prophète. Ce qui laisse penser à une sorte de protocole d’ouverture consistant à lancer le récit et à attirer l’attention de l’auditeur sur l’intrigue à laquelle il l’invite. Donc, dès le début, on apprend qu’il s’agit d’une histoire à raconter et que tout conteur se prépare à cet acte par un jeu de mots comme s’il n’était pas la personne qui conte. Cette manière d’inaugurer le récit en s’y impliquant, plus précisément en parlant à sa « langue » qui est un organe de la parole, et puis en s’effaçant pour relater les faits et laisser la parole aux personnages est unique en son genre. On dirait une invitation au témoignage et une façon de vouloir créer l’effet de surprise. [156] En effet, ce qui pose problème dans ṯḥajit et ṯaqessist, c’est leur caractère générique. Le premier peut désigner un conte merveilleux ou facétieux, une histoire, une légende, une anecdote, une blague, etc. Quant au second - qui serait une altération du terme arabe al-qiṣṣa « histoire » -, il est employé pour signifier aussi bien un récit qu’un poème ou encore une chanson. Vus sous cet angle, ces deux termes ne sauraient donc rendre compte de toutes les composantes d’un poème hybride racontant une action héroïque très peu connue. Pour ce qui est du kabyle, cette action héroïque est rendue par le terme taqsiṭ. Mammeri la classe dans la catégorie de tiqsiḍin « légendes religieuses » où elle figure sous le titre taqsiṭ bbwelɣem « la légende du chameau », aux côtés d’autres légendes : « le sacrifice d’Abraham », « histoire de Joseph » et « la mort de Moïse ». Mais, Mammeri ne se contente pas d’un seul équivalent français pour traduire taqsiṭ. Dans l’analyse qu’il présente à ce sujet, on peut relever une cascade de dénominations : « poème religieux », « poème à sujet religieux », « poème d’inspiration maraboutique », « récit édifiant », « épopée », « petite épopée », « anecdote miraculeuse ou épique qui tient lieu d’histoire » et « geste ». Ce que l’on peut déduire de la totalité de ces désignations, c’est que taqsiṭ brasse dans son ensemble plusieurs genres dont il n’est pas facile de tracer les limites. Cependant, comme le précise Mammeri, dans le champ de la poésie religieuse auquel elle appartient, elle se distingue clairement des deux autres composantes que sont la poésie mystique personnelle et dikr. Précisons qu’en kabyle la forme signifiante de ce terme emprunté à l’arabe tend à camoufler1 deux notions distinctes : al-qiṣṣa « histoire » et al-qaṣîḍa « poème ». C’est d’ailleurs ce que montre le dictionnaire de Dallet (1982) où il apparaît sous les deux racines QSD et QSṬ, mais la définition à laquelle réfèrent les dénominations françaises citées par Mammeri est donnée sous la racine QSD : « taqsiṭ : ar. qaṣîda, tiqsidin // Histoire. Légende chantée : genre littéraire souvent traité en vers, et souvent réservé à la légende des saints personnages : taqsiṭ n sidna yebṛahim, la belle histoire de Notre Seigneur Abraham // Aventure. Evénement, fâcheux ou non. •ixedmay taqsiṭ meqqweṛet, il nous a fait une très grande histoire ! •teḥka-yas 1 Apparemment, il y a lieu de distinguer entre taqsidt<qaṣîḍa « poème » et taqsiṭ<qiṣṣa « histoire, récit ». En s’intégrant à la morphologie amazighe, taqsidt s’apparente à taqsiṭ par assimilation des deux phonèmes en contact : « d » et « t ». D’où, un seul terme qui renvoie à deux notions différentes. [157] taqsiṭ akken tella i meṛṛek es wadda, elle lui raconta l’histoire telle quelle d’un bout à l’autre, depuis le début ». En désignant essentiellement une forme de poésie religieuse, taqsiṭ aurait pris en kabyle un sens qui ne semble pas constituer une dominante sémantique dans le signifiédu terme arabe al-qaṣîḍaqui, lui, renvoie à toutes sortes de formes littéraires constituant une unité rythmique. En effet, al-qaṣîḍa comme d’ailleurs al-qiṣṣa 1 peuvent faire l’objet d’un sujet religieux, mais pas au point de l’évoquer en premier lieu. Même constat de confusion dans la version touarègue. M. Aghali-Zakara nous offre le titre suivant : « Baɣirun : poème étiologique en berbère (touareg) ». Parler de poème étiologique, c’est aussi référer à une notion très vague où l’on ne peut distinguer de prime à bord les composantes principales déjà citées (poésie, histoire, légende, religion, épopée, etc.). Dans sa présentation du poème, apparaissent également d’autres désignations comme : « texte hagiographique » et « poème historico-légendaire », lesquels, selon lui, relatent les faits et dits prophétiques. En touareg, de tels poèmes ou textes sont connus sous le nom de temmal n Annabi, voilàune autre désignation générique qui pose les mêmes difficultés que cellesusitées en tarifit et en kabyle. Ainsi, dans les trois variantes dialectales examinées, les termes utilisés pour désigner le poème en question sont génériques. En cela, les formes littéraires auxquelles ils renvoient pourraient être des récits fictifs ou factuels, en prose ou en vers, d’ordre religieux ou autre, etc.Par ailleurs, s’il n’y avait qu’une dénomination à retenir pour traduire ce fameux poème qui est tout un poème,nous estimons que « poème historico-légendaire »2 serait la plus convenable. Cela étant dit, elle évoque les principales composantes qui l’édifient. C’est pourquoi nous avons décidé après bien des tâtonnements, de l’adopter et même de l’utiliser comme titre de cet article. 1 Cf. Khadija Mouhsine, « Lqiṣt : genre narratif et genre poétique », Revue des Etudes Berbères, n°8, Inalco, Paris, 2013. 2 Comme notre enquête au sujet de la terminologie de ce genre littéraire n’est pas définitive, nous avons choisi de ne pas utiliser le terme ṯḥajit. [158] Conclusion De cette brève étude, retenons que seuls les termes génériques ou polysémiques sont employés autant en amazigh qu’en français afin de désigner le genre de poème abordé ici. Evidemment, ṯḥajit, taqsiṭ et temmal n Annabi sont tous des termes qui prêtent à confusion, et en tant que tels, ils ne rendent pas compte immédiatement de la dynamique générique qui le sous-tend.Cela prouve qu’on ne saurait reconnaitre la nature d’une forme littéraire en dehors des paramètres intervenant dans ses conditions d’énonciation et d’une étude minutieuse de sa structure interne sur tous les plans. Concernant la pléthore terminologique constatée en français,il semble que les chercheurs amazighs ont tendance à multiplier des terminologies abondantes dans le but de mieux expliquer leur sujet, mais peut être aussi dans le but d’affirmer leur originalité. Or, ces terminologies qui ne se distinguent parfois que par leur forme ne traduisent pas souvent adéquatement le référent littéraire concerné. Aujourd’hui, plus que jamais, la littérature amazighe est à la recherche d’une terminologie cohérente et sans ambiguïté pour la fixation des différents genres identifiés et classés au cours des dernières années. En effet, cet objectif ne sera atteint que si le classement des genres et l’ensemble de la terminologie en usage dans la littérature amazighe sont réexaminés. Ce qui signifie que la réflexion sur la terminologie devrait être conçue en parallèle avec le raffinement de l’analyse des genres et sous-genres existants. Annexe 1. Siwr siwr a yirs-inu, a mmi ḥaja-ayi-d Ḥaja-ayi-d x rḥujjaj-nni, iẓurn nnabi A ruḥn s umenɣi, arekwḥen-d s ubarqi Ṯireɣmin n nnabi, war ṯeqqim ra ḏ icten Ṯeqqim ij n ṯerɣemt, a ṯewsar ṯennehḏem Ṯejje-d ij n webɛir, beḥra yebḏa aḏ iym Ṣurn ḏay-s iṣeyyaḍn, bḏan a xa-s irarn Teggen xa-s ṯiɛurar, n yejḏi s uɛekkem Yenna arbbi yenna, uḏayn ḍermen-tn Arami ḏ tameddiṯ, ruḥn aḏ arekwḥen 2. Ṯarɣemt ṯarwer-d ɣar siḏi Nnabi . Usin-d nnan-as : « siḏi Nnabi a siḏi Arr-anɣ-d ṯarɣemt nneɣ, ṯenni d ɣar-k yarewren » [159] Yenna-asn : « llah yenɛer ddin-nwem Ddin-inu ma am wn nwem ? Mri xa-s ɣa nexxra, mri xa-s ɣa neyzem Mri xa-s ɣa narni ra ḏ min nuṛu nessyem » Nnan-as : « a siḏi Nnabi ! arr-anɣ ṯarɣemt-nneɣ Niɣ wc-anɣ Faṭima, umi yiɣɣra yism Niɣ wc-anɣ siḏna Ɛali, icarf war iḥezzem » 3. Yenna-as : « ahnaci a Faṭima, ruḥ-ayi ɣar Ɛali In-as aqqac baba yenḏeğ, war ği wi ṯ-iɣaṯn Ḥarcen-d zi bni Weḥjar, ḥarcen-d zi bni Ṣaym Ḥarcen-d zi bni Cifa, xelli ma ḏ bnaḏm » 4. Umi ṯruḥ Faṭima, ḏeg wenẓar nni ijehḏen Ṯufa Ɛali yeṭṭes, yegga am wi yenxerɛen Yenna-as : « min cm-yuɣin a Fatima ! a yeğis n ɛemmi ! In-ayi min cm itaɣn » Ṯenna-as : « aqqac baba yenḏeğ, war ği wi ṯ-iɣaṯn Ḥarcen-d zi bni Weḥjar, ḥarcen-d zi bni Ṣaym Ḥarcen-d zi bni Cifa, xelli ma ḏ bnaḏm » Yenna-as : « iwa ahnaci a Faṭima ! a yeğis n ɛemmi ! Sarreḥ-ayi-d I ssarḥani, ɛeḏr-as-d aḥezzem Ssif-inu menzul, itudum am ssem War ṯ-yeddiz uḥeddaḏ, war ṯ-yeggi remɛeğem » 5. Ṯenna-as umi yuyur Ɛali, yegga am wajjaj xmi yenhem Umi ḏay-sn yewṯa, am rbaz ḏeg (i)fiğusn Umi ḏay-sn ifarseɛ, am wuccen ḏeg (i)zmarn Ḥedd yenɛarq, ḥedd yenneɛreq, ḥedd yeḏwer-d aḏ yesrem Traduction 1. Parle, parle, ô ma langue ! Raconte-moi Raconte-moi l’histoire des pèlerins qui rendirent visite au prophète Ils partirent malgré eux, et rentrèrent déçus Les chamelles du prophète disparurent toutes Sauf, une vieille et meurtrie Elle met bas d’un chamelon qui commençant à peine à grandir Tomba entre les mains de brigands qui se mirent à le brusquer En le chargeant d’amas de sable encombrants Dieu dit que les Juifs les rudoyaient [160] Et à la nuit tombée, ils rentraient chez eux 2. La chamelle se réfugia auprès du prophète Ils vinrent lui dire : « ô notre prophète ! Rendez-nous notre chamelle, celle qui s’est réfugiée auprès de vous » Il leur répondit : « maudite soit votre religion Ma religion est-elle comme la vôtre? S'il faut s'exiler, nous nous exilerons, s’il faut mourir, nous mourrons Et s’il faut sacrifier notre progéniture, nous la sacrifierons » Ils lui dirent : « notre prophète ! Rendez-nous notre chamelle Ou donnez-nous Fatima qui jouit d’une grande réputation Ou donnez-nous notre seigneur Ali, ligoté et désarmé » 3. Alors, le prophète s’adressa à Fatima : « dépêche-toi, ô Fatima ! Va appeler Ali ! Dis-lui que mon père est humilié et que personne n’est venu à son secours Ils sont accourus de Bni Hjar, ils sont accourus de Bni Saym Ils sont accourus de Bni Chifa, c’est une véritable marée humaine » 4. Lorsque Fatima fut partie sous une pluie battante Elle trouva Ali plongé dans son sommeil, l’air effrayé Il lui dit : « qu’as-tu ô Fatima ! Ô ma cousine ! Dis-moi, qu’est-ce qui te préoccupe ? Elle répondit : « mon père est humilié et personne n’est venu à son secours Ils sont accourus de Bni Hajar, ils sont accourus de Bni Saym Ils sont accourus de Bni Chifa, c’est une véritable une marée humaine » Alors dépêche-toi, ô Fatima ! Ô ma cousine ! Selle bien mon cheval et prépare-le Mon épée est sacrée, elle dégouline de poison Elle n’est ni battue par un forgeron, ni conçue par un artisan 5. Alors, Ali partit comme un tonnerre rugissant Il s’abat sur eux comme le faucon sur les poussins Il les éparpilla comme le loup terrifiant les agneaux Certains s’enfuirent, d’autres s’exilèrent et le reste se convertit à l’islam. [161] Bibliographie • Aghali-Zakara, M. (1997), « Baghirun, poème étiologique en berbère (touareg) », in Littérature Orale Arabo-Berbère, 25 (1997), pp. 231-263. • Bounfour, A. (1995), Introduction à la littérature berbère. 1. La poésie, Peeters, Paris-Louvain. • Dallet, J.-M. (1982),Dictionnaire kabyle-français, Parler des At Mengellat, Paris, SELAF. • Doumane Said 2014, Le chant religieux au village d’Aït Atelli Versus femmes, Revue des Etudes Berbères, vol. 9, pp. 275-289. • El Adak, M. 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