Conversion et Perversion dans l`oeuvre d`Alphonse Daudet

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Conversion et Perversion dans l`oeuvre d`Alphonse Daudet
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Conversion et Perversion dans l’œuvre de Daudet
La conversion est-elle une perversion ? Ou au contraire un remède aux perversions du
siècle ? Il s’agit moins de jouer sur une paronomase que de souligner une ambiguïté liée à la
représentation du phénomène religieux dans la littérature réaliste du second XIX° siècle. Ce
motif littéraire implique d’abord une précision lexicale. Les conversions stricto sensu –
l’accès à une religion pour un athée ou le changement de religion – sont assez rares dans une
France largement rechristianisée. Les romans de mœurs – qui privilégient le sujet moderne,
contemporain - utilisent le terme de conversion pour raconter le retour aux sacrements,
confession et communion, souvent à l’occasion de grandes fêtes liturgiques ce que la langue
populaire exprime sous l’expression « faire ses Pâques ». La conversion du cœur - in articulo
mortis - permet quant à elle de recevoir l’extrême onction.
La représentation de convertis et de convertisseurs est un sujet très vaste, trop vaste
car il conduirait à s’interroger sur la place de la religion dans le roman réaliste. Je le
restreindrai donc à l’œuvre de Daudet et ce sont les marges du Petit Chose – une espèce
d’autobiographie1 – qui permettent d’évaluer la dimension biographique de la conversion de
l’auteur au scepticisme. Trois œuvres de jeunesse sont pertinentes dans cette optique : La
Double Conversion, Les Ames du paradis et Le Confesseur. Mais il conviendra évidemment
d’étudier L’Evangéliste – roman publié en 1883 – et de se demander en quoi le roman de
Daudet apporte - après Madame Gervaisais et La Conquête de Plassans - une réponse
singulière à une question qui est dans l’air du temps.
Conversion et biographie
Daudet nous invite à lire Le Petit Chose comme un récit de formation
autobiographique. Le petit Daniel est élevé dans une famille ultra catholique. Ruinée, celle-ci
s’exile à Lyon,
une ville très religieuse ; l’enfant, trop pauvre pour bénéficier d’une
éducation payante, est inscrit dans une manécanterie où il reçoit – outre quelques cours de
latin – une éducation poussée d’enfant de chœur. Son frère, prêtre, meurt de phtisie au
séminaire. Après un bref passage au lycée comme boursier, le héros est nommé répétiteur
dans le collège religieux de Sarlande. Brimé et méprisé, il en est chassé et gagne Paris pour y
1
Le Petit Chose, Histoire de mes Livres, éd. Pléiade t. I, p. xxx
2
devenir poète. Il y mène une vie de bohème, échoue dans sa vocation littéraire et devient tout
à fait indifférent à la religion.
Cette lecture naïve du Petit Chose est à la fois juste et fausse ; elle tient de ce que les
scénaristes américains appellent le Story telling. Si le roman ne peut être mis de côté sans
examen, il appelle une relecture attentive qui inscrive le récit dans la biographie de l’auteur
comme dans le contexte religieux historique et sociologique. Notons d’emblée qu’il minimise
les crises religieuses et évacue le problème de la conversion qui s’est posé à Daudet à la fin
de son adolescence. L’écrivain a été élevé dans un milieu religieux, a participé à des rites
démonstratifs typiques d’un Midi ultramontain que décrit Taine en 1863 ; il a grandi à Nîmes
où la pratique catholique est d’autant plus ostentatoire que la ville compte une importante
minorité protestante. Sa mère était très pieuse et son père, ardent royaliste, était catholique à
la manière des provençaux décrits par Daudet dans Numa Roumestan :
le Provençal catholique, qui ne pratique pas, ne va jamais à l’église que pour chercher
sa femme à la fin de la messe, reste dans le fond près du bénitier de l’air d’un papa à
un spectacle d’ombres chinoises, ne se confesse qu’en temps de choléra, mais se ferait
pendre ou martyriser pour cette foi non ressentie, qui ne modère en rien ni ses
passions ni ses vices. 2
A son arrivée à Lyon, Daudet est entré à la manécanterie de l’église Saint Pierre des
Terreaux. Il confiera à Goncourt que sa piété d’alors est une légende. Le Petit Chose met en
scène un enfant de chœur espiègle écho fidèle du jeune Alphonse tel que le décrit Ernest
Daudet dans Mon frère et moi où il raconte une blague un peu forte – une charge explosive
déposée dans l’armoire des soutanes. Qu’importe que l’anecdote soit tout à fait exacte, le
romancier pose un regard bien moqueur sur l’histrionisme des enfants de chœur et
accessoirement des desservants...
3
On retrouve ce regard boulevardier sur l’actualité
religieuse dans un sonnet Le Martyr de Saint Labre4, entièrement en vers disyllabiques ou
dans La Diligence de Beaucaire où le boulanger et son gindre se querellent à propos de
l’Immaculée Conception dont les statues concurrencent celles de la Bonne Mère5.
Dans Histoire de mes livres, une longue préface que Daudet donne à son roman vingtcinq ans plus tard, il s’étonne d’avoir gardé le silence sur les crises religieuses :
Comment ai-je pu, tandis que je notais les étapes de mon adolescence, ne pas dire un
mot des crises religieuses qui entre dix et douze ans secouèrent cruellement le Petit
Chose, de ses révoltes contre l’absurde et le mystère auxquels il fallait croire, révoltes
2
Numa Roumestan, éd. Pléiade, t. II, p. 29
Le chapitre « Les Babarottes » dans Le Petit Chose, insiste sur le peu de spiritualité des enfants de chœur et sur leur
plaisir de servir dans une liturgie théâtrale.
4
Le Parnassiculet contemporain, 1867 in OCNV, t. I. p. 72.
5
Lettres de mon moulin, éd. Pléiade, t. I, p. 250-251
3
3
suivies de remords, de désespoirs qui prosternaient l’enfant en des coins d’église
déserte où, furtivement, il se glissait, honteux et tremblant d’être vu ?6
Le biographe peut s’étonner d’un autre oubli, sinon gênant, du moins signifiant. Dans
la fiction, le frère aîné – l’abbé - meurt prêtre ; or le frère aîné, Henri Daudet, a du quitter le
séminaire sans prononcer ses vœux, dévoré par les doutes et les scrupules. Pourquoi Daudet,
romancier attentif à la psychologie et qui – de son propre aveu – prend ses sujets de romans
dans sa vie a-t-il renoncé à cette expérience spirituelle douloureuse ?
Tous les souvenirs et toutes les confidences de l’écrivain insistent sur sa précocité
sexuelle et son sensualisme. Le conflit entre la morale catholique et les exigences de la chair
a sans doute été tranché très tôt avant même l’arrivée à Paris et les expériences de la vie de
Bohème. Dans une lettre à sa fiancée, son frère Ernest écrit qu’Alphonse est devenu « un
poète païen dans toute l’acception du terme, un charmant païen mais il l’est.» ; il voit en lui
un génie qui a « l’âme malade et surtout le cœur » et se déclare tout à fait impuissant à
exercer sur lui quelque influence : « il faut laisser la nature faire son œuvre en lui jusqu’au
jour où Dieu mettra la main à l’ouvrage. »7
Hypocrisie ou duplicité, besoin d’argent ? A la même époque, le jeune païen est
chroniqueur dans un journal belge très catholique L’Universel fondé par les Jésuites où il
signe sous le pseudonyme de "Pierre et Paul" des articles qui font l’apologie des missions ou
les louanges du Curé d’Ars.8
Le jeune homme a sans douté éprouvé des remords et des scrupules de conscience;
ses biographes font état d’au moins une tentative de conversion. Auguste Largent9 – un ami
des frères Daudet – a raconté au père Delaporte, bien des années plus tard, qu’il obtint un ou
plusieurs rendez-vous pour Alphonse Daudet avec le R.P. Félix S.J., qui avait prêché les
sermons de carême à Notre Dame et il précise :
Alphonse avait promis à une parente, sinon de faire ses Pâques, du moins de voir un
prêtre. Au cours du Temps pascal de 1858, je le menai au père Félix. Il n’y eut qu’un
entretien ; rien de plus. Alphonse sortit content du père Félix qui lui l’était moins, j’en
suis sûr, mais qui néanmoins me remercia chaudement... 10
6
Le Petit Chose, Histoire de mes Livres, éd. Pléiade t. I, p. 139-140.
J.H. Bornecque Les Années d’apprentissage d’Alphonse Daudet, Nizet 1951. p. 278. JH B cite Ernest Daudet Souvenirs
de mon temps, p. 212-213.
8
Sur cette collaboration, voir J.H. Bornecque, op. cit. p. 203 et sq.
9
Les frères Daudet ont fréquenté un jeune écrivain Augustin Largent, qui « touché par la grâce » avait renoncé à la
prêtrise, mais non à l’apologétique. Ernest Daudet rappelle les conversations et les correspondances où Largent lui expose
les « moyens pour se sanctifier » alors qu’il traverse des crises mystiques. On a tout lieu de penser qu’il a exercé le même
rôle auprès d’Alphonse qui lui a dédié plusieurs poèmes des Amoureuses.
10
Confidences de Largent rapportées par le père Delaporte S.J. dans Etudes et Causeries littéraires, p. 27, et citées par J.H. Bornecque, op. cit .p. 136.
7
4
Ces souvenirs sont confirmés par Daudet qui raconte à Goncourt beaucoup plus tard le 28
décembre 1894.
Une rechute religieuse comme ça moi aussi ça m’est arrivé. C’était dans les premiers
temps que j’écrivais au Figaro, vers mes dix-sept ans. Je ne sais ce qui m’avait pris ;
mais voici qu’un jour je m’en vais trouver le père Félix et je lui demande de me
confesser et de me donner l’absolution. Il s’y refusa m’imposant de lire avant quatre
gros volumes de ses conférences. Ma foi les volumes étaient bien reliés, et, les jours
suivants mon accès religieux étant un passé et ayant faim, je vendais les quatre
volumes du père Félix, ce qui me donnait à manger deux trois jours ...[...] 11
En 1860, Daudet entre chez le duc de Morny comme secrétaire. La fréquentation de
ce milieu mondain, sa vie sentimentale dissolue achèvent de le détacher de la religion. La
mort brutale du duc de Morny le frappe et agit comme un exemple de vertu. L’écrivain
revient souvent sur le courage de ce parfait sceptique : « Je n’ai jamais vu quelqu’un s’en
aller de la vie aussi stoïquement que cet épicurien. [...] Tout avoir et tout perdre... A l’instant
même son parti fut pris. »12
La maturité confirme une incroyance plus enracinée que ne le laisserait supposer la
réaction d’un jeune homme bridé dans ses plaisirs. En dépit de légendes posthumes, jamais
Daudet ne s’est converti ; dans ses causeries avec Goncourt, il déclare n’avoir aucune
croyance dans une survie « je suis un et puis plus rien ». Ce grand malade – condamné et le
sachant - au plus dur de la souffrance reste un agnostique, un épicurien au sens presque
philosophique du terme. Dans La Doulou, journal intime de sa maladie, il note, refusant les
illusions consolantes : « Tout ce qui nous manque est le divin. »
Daudet n’a jamais fait montre d’anti-cléricalisme. A l’instar de Morny qui a accepté
la visite de l’archevêque de Paris à son lit de mort pour ne scandaliser personne, il lui semble
qu’il faut suivre les coutumes de son temps et de son milieu social. Il s’est marié à l’église et
a fait baptiser ses enfants. Mais il n’a fait aucune objection au mariage civil de Léon avec
Jeanne Hugo, exprimant même son agacement devant l’intolérance de certains membres de
sa famille.
Les marges du Petit Chose donnent accès au non-dit des inquiétudes spirituelles. On
ne peut que conjecturer sur les raisons de ce silence. Le roman donne à lire l’abandon des
velléités de retour à la religion de son enfance. L’étude de son œuvre poétique,
11
E. et J. de Goncourt, Journal, 28 décembre 1894. Daudet poursuit en racontant il écrivit pour un journal Lyonnais un
article « Le Père Félix et Rigolboche » [ célèbre danseuse canaille du bal Mabille] qui choqua beaucoup. Ibid.
12
A. Daudet, « La Mort du duc de M*** , Robert Helmont, Études et paysages, éd. Pléiade t. I, p. 868.
5
contemporaine de la crise, confirme cette conversion à l’agnosticisme et esquisse le credo
d’un épicurien.
La Double Conversion et les Ames du paradis : un contrepoint fantaisiste à la poésie
spiritualiste
Comme tous les jeunes gens de son époque, Daudet a commencé par la poésie. Ses
tout premiers poèmes font alterner les thèmes religieux et amoureux. Mais très tôt – dès son
premier recueil Les Amoureuses - la religiosité post-romantique se mêle à l’ironie au point
que l’irrévérence du ton fait porter la suspicion sur la réalité des crises mystiques évoquées
par la biographie. Est-ce de lui ou de son frère qu’il se moque lorsqu’il évoque la religiosité
des débuts poétiques de Jacques dans le Petit Chose ?
Que voulez-vous ? les poèmes ont leurs destinées : il parait que la destinée
de Religion ! Religion ! poème en douze chants, était de ne pas être en douze chants
du tout. Le poète eut beau faire, il n’alla jamais plus loin que les quatre premiers
vers.13
Un poème qui a porté successivement les titres suivants : « La Croyance, Scepticisme,
Fanfaronnade » donne le ton de l’incrédulité désinvolte qui caractérise le jeune poète :
Je n’ai plus ni foi ni croyance !
Il n’est pas de fruit défendu
Que ma dent n’ait un peu mordu [...]
..........
C’est moi qui me suis interdit
Toute croyance par système
Et, voyez ! Je ne crois pas même
Un seul mot de ce qu j’ai dit.
Le motif de la conversion apparaît dans trois œuvres: La Double conversion (1860),
Les Ames du Paradis, Mystère en deux tableaux (1862) et dans un poème inédit « Le
Confesseur ».
La Double conversion, publié au Figaro est un conte en vers à la manière de Musset
sur un sujet plaisant. Deux jeunes gens s’aiment d’un amour contrarié par la religion : André
est le fils du bedeau et Sarah la fille de la bedelle de la synagogue. Chacun des amants
cherche d’abord à convertir l’autre dans « une scène de théologie amoureuse ». C’est en
apparence un échec puisque chacun reste sur ses positions ; mais leur désir de se revoir
13
Le Petit Chose, éd. Pléiade, t. I, p. 24.
6
pousse les amants à se convertir, en secret l’un de l’autre. Au rendez-vous suivant, ils sont
donc à nouveau séparés par la religion et décident de se passer du rabbin comme du prêtre et
d’aller s’aimer dans la libre nature.
Laissons faire l’amour mignonne, [...]
C’est à Dieu de nous pardonner
Si besoin est qu’on nous pardonne ;[...]
Nous allons courir par les bois ;
Et nous fuirons comme la peste.14
La théologie et le reste.
Le genre est trop léger pour accueillir des discours apologétiques ; ils sont pourtant
présents sous une forme parodique qui renvoie un écho des débats du temps. En effet, sous le
Second Empire, le clergé insiste sur la nécessité d’employer les journaux pour atteindre ceux
qui ne vont pas au sermon, d’user de causeries familières au moins autant que de
conférences. L’apologiste doit emprunter les chemins de la séduction, il s’agit plus de plaire
que d’inquiéter. En même temps, la presse fait une campagne pour acclimater en France la
science des religions15.
C’est à la lumière de ce contexte qu’il faut apprécier le second degré dans les discours
de conversion tenus par les deux jeunes gens. La dimension parodique est évidente quand il
s’agit des références au besoin de plaire ou à la nécessité d’être érudit et de lire l’hébreu.
L’esprit d’examen, si dangereux et si redouté, est l’objet de persiflage :
Le pauvre enfant se demanda
Si l’on n’aurait pas d’aventure
Tronqué notre sainte Écriture ;
Et comme sur ce vieux dada,
Qu’entre tous l’Église redoute,
On marche vite sur la route
De la méfiance et du doute,
Il s’avoua que somme toute
Sarah pouvait avoir dit vrai,
Et qu’il n’était pas démontré
Que la religion chrétienne
Fut à la hauteur de la sienne.
L’ethos de l’orateur accroît sa capacité de convaincre ce que rappelle le vers « une
maîtresse prêche toujours mieux qu’un rabbin » et le plaisir d’être ensemble explique que
« un très long sermon » soit jugé bien bref. La Double Conversion démontre la puissance de
persuasion de l’amour mais la chute est un irrévérencieux pied de nez : la conversion est un
14
15
La Double conversion, OCNV, t I, p. 95
Voir article de xxx
7
obstacle au bonheur. Le lecteur est invité à adhérer à cette profession de foi, à rebours : la
religion est bien inutile pour ceux qui suivent les lois de la nature.
La conversion in articulo mortis forme le point de départ des Ames du Paradis,
mystère en deux tableaux. Le
premier tableau se passe dans la chambre d’un couple
adultère : ils s’adorent et elle ne ressent aucun remords de son bonheur. Mais la jeune femme
est à l’agonie ; averti, le prêtre de la paroisse se présente et lui fait peur. Il ne consent à lui
donner l’extrême onction que si elle renie son amant et voit dans leur amour un crime. Elle
cède. Le deuxième tableau se déroule dans l’au-delà : l’amant suicidé par désespoir se
retrouve en enfer. Tous les ans, l’enfer s’entrouvre et les damnés voient passer le cortège des
élus. L’amant est transporté de bonheur à l’idée d’apercevoir son aimée. Mais, lorsque celleci passe elle l’a oublié et refuse de le reconnaître alors que les supplications déchirantes de
l’amant font pleurer jusqu’à Saint Pierre lui-même. Le malheureux s’écrie alors dans un
sursaut de révolte : « j’aime mille fois mieux cet enfer où l’amant se souvient que le paradis
où la maîtresse oublie. »16
Pas d’humour ici, la tonalité est anti-religieuse avec la figure négative du confesseur
qui use de la peur pour convertir ; la clef du conte est dans cette révolte contre une dévotion
inhumaine qui s’oppose à l’amour, tenu pour une vertu essentielle. Daudet réaffirme sous une
forme plus sentimentale et dramatique l’assertion qui clôt la Double Conversion.
Le poème inédit « Le Confesseur »17 met en scène une femme que le sacrement
n’empêchera pas de pécher à nouveau. Le poète s’interroge sur la responsabilité du créateur.
La religion la juge coupable au nom d’une morale qui condamne la sensualité, pourtant :
Si sa nature est imparfaite, [...]
Elle est telle que Dieu la faite
Et c’est là son plus gros péché.
Le genre du conte en vers dont ce poème constitue un fragment n’est pas un cadre
approprié pour débattre sérieusement de l’argument troublant de la liberté et du mal. Dieu
est-il méchant ou pervers puisqu’il exige de la créature qu’elle agisse contre nature ? Par
ailleurs, il faut rappeler que Daudet ne s’intéresse pas à la science religieuse, il réagit, non en
fonction de connaissances théologiques, mais avec son éducation religieuse du catéchisme,
son expérience de la dévotion populaire méridionale et des pratiques liturgiques de l’enfant
de chœur qu’il a été.
16
17
Les Ames du paradis, OCNV, t. I. p. 52.
« Le Confesseur », voir OCVV, t. I, p.106-107
8
Le motif de la conversion – si légèrement traité qu’il soit – met en évidence le credo
du jeune homme : les lois de la nature sont celles de l’amour et elles prévalent sur les codes
religieux. On songe à la réplique de Mistral que Daudet rapporte dans le chapitre d’Histoire
de mes Livres consacré aux Lettres de mon Moulin :
[...] s’il se trouvait une vieille marmotteuse d’oraisons pour critiquer nos gaietés de
libre allure, le beau Mistral fier comme le roi David, lui disait du haut de sa grandeur :
« Laissez, laissez la mère... les poètes, tout leur est permis... » Et, confidentiellement,
clignant de l’œil à la vieille qui s’inclinait, respectueuse, éblouie : « Es nautré qué
fasen li saumé ...C’est nous qui faisons les psaumes... »18
Tonalités anticléricales et scepticisme du roman réaliste de la conversion
A une époque où la question religieuse divise les positivistes, héritiers des Lumières
et les artisans de la reconquête religieuse, il n’y a rien d’étonnant à constater l’omniprésence
du thème de la religion dans la littérature romanesque des années 1850-1880. Le motif de la
conversion a un caractère romanesque qui permet de traiter de façon dramatique les conflits
moraux, les pratiques religieuses sacramentelles et la liturgie. La conversion offre des
potentialités dramatiques qui ne sont pas sans analogie avec le motif de la prise de voile à
l’époque romantique. On peut noter qu’elle est toujours associée aux personnages féminins ;
au lendemain du naturalisme, une crise des consciences provoquera la vogue des conversions
d’hommes et le roman proposera des héros tourmentés par des inquiétudes spirituelles dont le
plus notable est le Durtal de Huysmans.
En 1869, dans Madame Gervaisais, les frères Goncourt racontent la conversion d’une
femme du monde, agnostique, élevée dans la tradition aristocrate des salons libre-penseur
qui se rend à Rome, avec son fils pour y soigner sa phtisie. Cet itinéraire de conversion est
présenté comme une véritable dégradation : l’héroïne séduite par la beauté de Rome, puis par
les sermons d’un jésuite, s’adonne enfin aux formes les plus superstitieuses et obscures de la
dévotion romaine. Le roman met en évidence le caractère mortifère de la religion qui conduit
l’être humain à renier sa nature. Madame Gervaisais, d’abandons en dépouillements, perd
son intelligence et en vient même à renier sa maternité.
Le roman souligne la dimension pathologique d’une telle évolution en la liant à
l’avancée de la tuberculose. Les auteurs partent d’un fait réel – la conversion et la mort de
leur tante à Rome- mais ils font aussi écho à une doxa médicale et positiviste de leur temps.
18
Histoire de mes Livres, Lettres de mon moulin, éd. Pléiade, t. I, p. 410.
9
Les frères Goncourt sont les commensaux des dîners Magny, surnommés les dîners
d’athées, et les lecteurs de Sainte-Beuve dont le Port-Royal attaque l’ultramontanisme, de
Renan et de Michelet dont ils partagent les thèses défendues dans Le Prêtre, la femme, la
famille. Il est donc possible – même si cette approche est réductrice car il faut considérer le
livre comme un voyage initiatique vers la beauté romaine - de faire une lecture anticléricale
d’un roman dont Marc Fumaroli souligne les enjeux : « la conversion d’une femme
supérieure au catholicisme, d’une Parisienne moderne à la religion romaine, c'est-à-dire aux
yeux des Goncourt, solidaires d’une tradition familiale, mais surtout tenants d’une modernité
littéraire liée au progrès des sciences historiques et physiques, l’histoire d’une chute. »19
La figure de la dévote hystérique, le topos de la religion comme névrose sont très
courants à l’époque. Les ouvrages médicaux traitant des maladies mentales font de la névrose
religieuse une pathologie féminine. L’utilisation littéraire de ces données est banale – Zola se
documente dans les traités du docteur Moreau de Tours - et la religion est d’ailleurs souvent
associée à une forme de guerre civile au sein du couple mal assorti du libre penseur et de la
dévote.
En 1874, Emile Zola fait un emploi politique du motif de la conversion en racontant
dans La Conquête de Plassans comment un prêtre manipule l’épouse d’un républicain librepenseur pour rallier la ville à l’Empire. Le roman, manichéen, montre la lutte entre le mari
respectueux des convictions de sa femme et l’abbé sans scrupules qui suscite et exploite les
fragilités psychologiques de Marthe. Le roman se termine sur la mort du républicain et
l’internement de l’épouse.
La conversion est souvent présente dans les romans réalistes de Daudet. Elle apparaît
dans des peintures de mœurs où elle constitue parfois une commodité romanesque : dans le
Nabab, la conversion de l’épouse musulmane d’Hemmerlingue, ouvre au ménage les portes
des salons catholiques, celle de Mme Fenigan dans Petite Paroisse permet de dénouer
l’intrigue. Dans Numa Roumestan, Daudet évoque une anti-conversion. Rosalie, à la puberté,
éprouve une répugnance pour la confession et décide de ne plus pratiquer pour échapper à
l’hypocrisie. Cette attitude sincère tranche sur celle d’Audiberte, la paysanne provençale qui
[...] ne manquait pas un office et communiait aux jours convenus. »20 mais que cette religion
« [...] n’entravait en rien, rouée, menteuse, hypocrite, violente jusqu’au crime, ne puisant
19
20
Madame Gervaisais, éd. Folio, préface de Marc Fumaroli. P. 29
Numa Roumestan, éd. Pléiade t. III, p. 115
10
dans les textes que des préceptes de vengeance et de haine. »21. La religion n’est un des
éléments envisagés dans ce roman centré sur l’opposition du Nord et du Sud.
Dans L’Evangéliste, en revanche, le problème de la conversion est central. Paru en
1883, ce roman reprend un motif d’époque mais comme souvent dans la création
daudétienne, il a pour source une histoire vraie qui est arrivée à la répétitrice d’allemand de
Léon Daudet, dont la fille a été embrigadée dans une secte protestante. L’écrivain a été très
ému par ce fait divers qu’il transpose dans son roman : Eline, une jeune danoise, est
manipulée par une dame de la haute société protestante, fondatrice d’une œuvre, que les
lecteurs pouvaient aisément identifier et qui était inspirée par l’Armée du Salut. La jeune
fille, complètement et progressivement fanatisée, rompt ses fiançailles et quitte sa mère.
La ligne de l’intrigue est simple mais Daudet développe le thème dans une
composition qui multiplie les symétries entre les personnages et les situations, comme autant
de variations. Le couple principal – le bourreau et sa victime - est composé d’Eline Ebsen et
de Jeanne Autheman – l’évangéliste - ; le romancier expose les itinéraires de l’une et de
l’autre dans des analyses qui éclairent leur fragilité psychologique. Les personnages
secondaires sont autant de miroirs des deux principales protagonistes : Henriette la catholique
« affolée » courant de couvent en couvent et même Magnobos, devenu le « prêtre de la libre
pensée », l’orateur vedette des enterrements civils. Face à eux, en diptyque, les victimes : la
mère, l’époux qui – convertis ou devenus sympathisants - n’échappent pas davantage à
l’influence mortifère d’une religion inhumaine.
La dédicace « A l’éloquent et savant professeur J.-M. Charcot, médecin à la Salpêtrière,
je dédie cette Observation. », inscrit le roman dans la filiation de la pensée positiviste et
médicale Les analyses psychologiques sont réécrites à la lumière des pathologies : une
déception amoureuse a fait de Jeanne une hystérique frigide ; Eline a une fragilité nerveuse
qui se révèle à l’occasion d’un deuil et tourne à la névrose ; Henriette est une agitée
chronique.
Le roman s’attarde à décrire les étapes d’une conversion dans des scènes qui démontent
la manipulation, la captation. L’évangéliste exploite les failles des personnalités sensibles ; sa
stratégie consiste à profiter du désarroi traumatique lié au deuil pour inquiéter la jeune fille
en suggérant que la tiédeur religieuse de la grand-mère lui vaut l’enfer ; elle suscite chez elle
un sentiment de culpabilité, fait naître l’angoisse d’une mort prochaine de sa mère. Elle
exaspère le nervosisme des recrues, elle joue des ressorts provoqués par les scènes d’hystérie
21
Ibid.
11
collective, mis en évidence par les études sur les revivals. Elle brise les résistances par des
jeûnes, des privations de sommeil, sous prétexte de retraites et de prières nocturnes se faisant
thuriféraire d’un ascétisme mortifère. Cette "conversion" n’est rien d’autre qu’une atteinte à
l’intégrité de l’individu et à sa liberté de conscience.
La finalité de ces souffrances est de détacher les êtres des affections du monde en
brisant les liens familiaux : des moyens pervers sont mis en œuvre pour un résultat criminel.
La dévotion qu’elle prône est condamnée à plusieurs instances. Sur le plan moral, elle repose
sur la misanthropie et induit un comportement égoïste et improductif puisque les ouvrières
de cette œuvre n’ont pas pour mission de soulager les misères sociales, mais de provoquer
des conversions de même ordre dans une perverse réitération.
Le roman est également une satire des hypocrisies religieuses de tous ordres car la
conversion est monnayée : grossièrement, quand les paysans profitent des largesses des
dames d’œuvre en assistant aux offices ; plus subtilement, quand une conversion semble
l’ultime moyen de pression sur l’être aimé. La grimace religieuse est un vice éternel ; on a
toujours montré la dimension mercantile de certaines dérives sectaires. Mais l’évangéliste est
sincère dans ses convictions et d’autant plus redoutable dans le roman. Daudet dénonce la
"folie prédicante" venue d’Angleterre qui inspire et soutient ces croisades missionnaires
modernes mais sa cible n’est pas le seul protestantisme. Il englobe toute déviance mystique
dans la même opprobre : les couvents catholiques sont des « prisons » et il rappelle une
antique « affaire » où les jésuites avaient détourné de sa famille un jeune homme. L’épisode
de Magnobos a pour fonction de montrer que la libre pensée engendre une véritable religion.
Daudet, qui affiche volontiers son manque de formation philosophique et sa défiance
des systèmes n’a pas une approche intellectuelle de la religion. Toute dévotion qui nie les
valeurs de solidarité - en particulier vis-à-vis des enfants - lui apparaît une déviance, dont il
convient de se défier. L’univers de L’Evangéliste est sombre parce qu’il n’y a pas de fin
heureuse : la mère et la fille irrémédiablement séparées souffriront chacune dans la solitude.
Le roman privilégie le point de vue des victimes pour accentuer la dimension pathétique. Le
but de l’auteur n’est pas de faire un roman anticlérical mais d’émouvoir. Si la conversion
d’Eline est condamnable c’est qu’elle a détruit sans retour possible le fragile équilibre du
bonheur. L’écrivain – socialement conservateur – n’est en rien hostile à la religion, mais il la
souhaite "raisonnable". C’est ce qui explique la dimension positive du personnage du pasteur
Aussandon. En choisissant de prêcher sur le sermon sur la montagne, l’orateur souligne
l’indispensable retour à la simplicité évangélique, essentielle dans une religion qui se
12
rappelle que « l’Ecriture [est] le livre des Nomades et du plein air ».22 et que les vertus
d’amour du prochain sont essentielles. Le roman de Daudet prend donc acte d’une évolution
religieuse marquante au XIX° siècle qui a conduit d’une religion théocratique et
révérencieuse à une dévotion christocentrique fondée sur l’amour de Dieu.
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Le traitement par Daudet du thème religieux, dont la conversion constitue un exemple
d’autant plus intéressant qu’il se prête à un récit dramatique, illustre une caractéristique
fondamentale de sa pensée. L’écrivain apporte toujours une réponse morale à des questions
philosophiques. Sceptique en tout, « sans boussole », ce grand lecteur de Montaigne fonde la
morale sur la diversité des expériences humaines. Il combine un épicurisme de « l’amour de
la vie » sans transcendance à un sentiment très vif de la responsabilité venu avec l’âge qui le
conduira à écrire à la fin de sa carrière des romans d’idées. « Comme tu es de sang
catholique » lui disait son fils Léon, que je voudrai citer pour conclure :
En résumé, je crois que cette empreinte de la race, si forte en lui, avait marqué les
formes morales de la foi catholique ; je pense qu’il eût souhaité cette foi, que
l’athéisme et le matérialisme absolu lui étaient odieux ; mais que son amour puissant
et doux de la vie pour la vie, de la justice sans récompense et de la pitié qui s’ignore
lui remplaçaient les conceptions étroites d’un monde ultérieur et mieux organisé.23
Son credo relève alors de ce que j’appellerai volontiers un agnosticisme héroïque « Je ne sais
qu’une chose, crier à mes enfants « Vive la vie ». Déchiré de maux comme je suis, c’est
dur. »24 Sa morale refuse l’attente chrétienne chargée d’espérance des moralistes classiques,
elle rompt avec les illusions d’un avenir meilleur et se limite à la recherche d’un mieux vivre
dans une lucidité conquise.
Anne-Simone Dufief
Université d’Angers, CERIEC EA 922
22
L’Evangéliste, éd. Pléiade, p.378
Léon Daudet, Alphonse Daudet, p. 177, Fasquelle, 1898.
24
La Doulou ,p. 62 éd. Fasquelle.
23