Extrait de Persuasion (1817), Jane Austen (1775

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Extrait de Persuasion (1817), Jane Austen (1775
Extrait de Persuasion (1817), Jane Austen (1775-1817), chapitre XII
[…] On ramena les Harville chez eux, puis on voulut revoir une dernière fois le Cobb1. Anne vit
Benwick se rapprocher d’elle à nouveau. Lord Byron et ses « mers bleues » ne pouvaient pas manquer d’être
cités en présence de la mer2 ; mais bientôt leur attention fut attirée ailleurs. On descendait les marches raides
de l’escalier menant au bas du Cobb, et tous passèrent l’abrupte rampe précautionneusement, sauf Louisa ;
elle voulait à tout prix sauter comme elle l’avait déjà fait avec l’aide de Wentworth. Dans toutes leurs
promenades, elle lui avait demandé de la faire sauter des échaliers ; la sensation la remplissait de plaisir. Il
résista d’abord : elle insista et obtint ce qu’elle voulait, et fut bien reçue dans ses bras. Pour montrer sa joie,
elle remonta les marches et voulut sauter de nouveau. Cette fois, le capitaine résista davantage, car il trouvait
le saut dangereux, mais en vain ; elle sourit et lança : « On ne m’empêchera pas de sauter » ; il avança les
mains, mais elle s’élança trop vite d’une fraction de seconde, et tomba sur le pavé de la partie inférieure du
Cob ; on la releva sans vie.
Ni blessure, ni sang, ni hématome visible ; mais ses yeux étaient fermés, elle ne respirait plus, et son
visage avait la pâleur de la mort ! — L’horreur du moment pour tous les présents !
Le capitaine Wentworth qui l’avait relevée, s’agenouilla en la tenant dans ses bras ; aussi pâle qu’elle, il
la regardait, muet de douleur. « Elle est morte ! Elle est morte ! », hurla Marie, saisissant le bras de son
mari, augmentant ainsi son sentiment d’horreur au point qu’il en fut pétrifié ; l’instant d’après, Henriette
s’évanouissait et serait tombée si Benwick et Anne ne l’avaient retenue.
« Personne ne viendra-t-il m’aider ? » s’écria Wentworth d’un ton désespéré :
Aidez-le, aidez-le ! Pour l’amour de Dieu, aidez-le, s’écria Anne. Je peux tenir Henriette toute seule.
Frottez-lui les mains, les tempes ; tenez, voici des sels. »
Benwick obéit, et Charles se dégageant de sa femme en un instant, ils soulevèrent Louisa, la soutinrent
entre eux deux et on fit tout ce qu’Anne avait dit, mais en vain ; Wentworth chancelant s’appuyait contre le
mur, et s’écriait dans le plus profond désespoir :
« Mon Dieu ! Son père et sa mère !
— Un médecin », dit Anne.
Ces mots semblèrent l’électriser, et se contentant d’un « Oui, oui, un médecin, immédiatement », il
s’élançait déjà, quand Anne dit vivement :
« Capitaine Wentworth, ne vaudrait-il pas mieux que ce fût le capitaine Benwick ? Il sait où demeure le
docteur. »
A tous ceux qui pouvaient encore raisonner, l’observation parut si juste, qu’en un instant, tout ceci se
passant très vite, Benwick confia le pauvre corps évanoui à son frère Charles et partit pour la ville dans la
plus extrême hâte.
Quant au groupe resté sur place, il serait difficile de dire lequel des trois qui n’avait pas perdu la tête
était le plus malheureux, de Wentworth, d’Anne ou de Charles, ce dernier, qui aimait vraiment ses sœurs,
penché sur Louisa et sanglotant, ne pouvant que porter les yeux sur son autre sœur évanouie, ou voir que sa
femme, au comble de l’hystérie, implorait une aide qu’il ne pouvait donner.
Anne, tout en s’occupant d’Henriette avec toute la force, le zèle, et la réflexion, que l’instinct lui
suggérait, s’efforçait aussi de consoler les autres par moments, essayait de calmer Marie, d’inspirer Charles,
d’apaiser les sentiments du capitaine. Ces deux derniers semblaient attendre d’elle de savoir ce qu’ils
devaient faire.
« Anne, Anne, s’écria Charles, que peut-on faire maintenant, au nom du ciel, que peut-on faire ? »
Les yeux du capitaine étaient eux aussi tournés vers elle.3
— Ne vaudrait-il pas mieux la porter à l’auberge ? Oui, j’en suis sure, portez-la doucement à l’auberge.
— Oui, oui, à l’auberge, répéta Wentworth qui, se reprenant apparemment, semblait désireux de faire
quelque chose. Je vais la porter moi-même ; Charles, prenez soin des autres. »
Le bruit de l’accident s’était bientôt répandu, et des bateliers et des ouvriers du Cobb se tenaient
rassemblés près d’eux, pour se rendre utiles au besoin, ou pour profiter au moins du spectacle d’une jeune
morte, et même de deux, la nouvelle étant deux fois plus intéressante qu’espéré. Henriette, qui bien que
partiellement revenue de son évanouissement se sentait encore impuissante, fut confiée à ceux de ces braves
hommes qui faisaient bonne impression. C’est ainsi que Anne, marchant aux côtés de Louisa, et Charles
soutenant sa femme, ils reprirent, emplis de sentiments qu’ils n’auraient su dire, le chemin qu’ils venaient
tout juste de suivre si joyeux, un moment auparavant. […]
1
Jetée-débarcadère courbe qui s’avance dans la mer à Lyme-Regis, au centre sud de l’Angleterre.
Benwick s’intéresse à la poésie romantique, celle de Wordsworth, Coleridge, Byron et Keats.
3
Wentworth était, et sera bientôt à nouveau le futur époux d’Anne, qui jusqu’à la présente scène est toujours placée en retrait.
2