Les élites hongroises et le changement de régime

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Les élites hongroises et le changement de régime
Ignác Romsics
Les élites hongroises et le changement de régime
Permettez-moi de commencer par quelques explications rapides sur les deux concepts clés de
ma présentation; d’une part, l’élite, d’autre part, le changement de régime.
Par changement de régime, j’entends un processus étalé sur plusieurs années, au cours
duquel ont eu lieu les transformations suivantes : d’une part, l’économie dirigée fondée sur la
propriété étatique et sociale a laissé la place à une économie de marché fondée sur une
propriété en grande partie privée ; d’autre part, à la dictature d’un parti unique s’est substitué
le multipartisme démocratique ; et enfin, l’hégémonie marxiste appliquée sur la vie
intellectuelle s’est effacée devant le pluralisme. Sans doute, des aspects liés à la politique
étrangère ont été essentiels dans l’activation du processus ; toutefois, je ne considère pas
l’entrée dans l’OTAN et dans l’Union Européenne comme des critères, à proprement parler,
du changement de régime.
Par le terme d’élite, j’entends les fractions supérieures de la société qui, soit par leur
fortune, soit par leurs fonctions, soit par leur influence participent à l’élaboration des grandes
décisions dont le ressort est la vie sociale dans son ensemble. D’un point de vue
fonctionnaliste ou structuraliste, je distingue au sein de l’élite – qu’elle fût d’avant ou d’après
le changement de régime – les trois principaux groupes suivants : (1) les hommes d’affaires
ou technocrates-managers, qui occupent et/ou ont occupé, en tant que propriétaire ou
gestionnaire, une position dirigeante dans l’économie ; (2) l’élite politique, c’est-à-dire les
hauts fonctionnaires, les cadres des partis politiques et les membres du Parlement ; (3) l’élite
culturelle, qui produit l’idéologie [dominante] et façonne l’opinion publique (c’est-à-dire les
éditorialistes, les chercheurs académiques, les professeurs universitaires, les écrivains, etc…).
Selon les canons de l’idéologie d’ancien régime, l’usage était de distinguer deux types
d’élites : d’une part, l’élite officielle, autrement dit l’élite du Parti ou nomenklatura, et d’autre
part, l’élite contestataire ou opposition. En vérité, le spectre était plus fractionné, avant même
le changement de régime ; cela dit, le fractionnement s’est encore accentué après le
changement. Dans la Hongrie d’aujourd’hui, on ne rencontre pas seulement une élite
conservatrice, libérale ou socialiste, mais aussi une élite de droite, radicale-nationale, ainsi
qu’une élite communiste-marxiste. Et les germes de cette situation étaient discernables dès les
années qui ont précédé le changement de régime.
Quand le changement de régime a-t-il commencé, comment a-t-il été mené à bien, et
dans quelle mesure ce processus a-t-il été lié à un renouvellement de l’élite ? Ce sont les
questions auxquelles je vais maintenant m’efforcer de répondre.
Considérons tout d’abord l’une des trois composantes du changement, la composante
économique. Les prémisses de la transformation économique sont apparues au cours de l’âge
d’or du régime Kádár. Le processus réformateur s’est progressivement développé, en spirale :
d’abord, (1) en 1968 fut mis en place le Nouveau Mécanisme Économique, dont le principe
était de réduire le rôle de la centralisation planificatrice et d’accroître l’indépendance des
entreprises, en introduisant la différentiation des prix et des salaires ; puis (2) entre 1978 et
1982 furent conduites un ensemble de réformes, dont la plus importante fut l'appui accordé
aux petites entreprises individuelles et aux associations économique (GMK, VGMK), ce qui
revint à légaliser ce que l’on appelait alors la deuxième économie ; et enfin, (3) en 1984, le
Comité Central du Parti Socialiste Ouvrier Hongrois prit la décision d’autoriser la création
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d’une « économie de marché dirigée », fondée sur un système où devaient cohabiter trois
types de propriétés : publique, coopérative et privée. Sur cette base fut amorcé en 1985 le
transfert de la propriété de l’État vers les Conseils d’entreprise, où siégeaient à parité les
dirigeants d’entreprise et les délégués des employés. En 1986, la loi sur les faillites,
applicable aux grandes entreprises non rentables, autorisa les liquidations ou restructurations.
Dès l’année suivante, des restructurations furent effectivement engagées. Le 1er janvier 1987
fut mis en place le système bancaire à deux niveaux, qui imposait de nouvelles règles
applicables aux ouvertures de crédit ; puis le 1er janvier 1988 fut introduit un impôt sur les
Société de même que l’impôt sur le revenu. L’ensemble de ces mesures fut couronné par la loi
du 10 octobre 1988 sur les Sociétés, qui entra en vigueur le 1er janvier 1989. Cette loi
autorisa la transformation des entreprises d’État en sociétés, le recours au capital étranger
ainsi que la création de petites et moyennes entreprises. Ce fut également le début des
« privatisations spontanées », autrement dit de l’appropriation personnelle de la propriété
d’État. C’est alors, au plus tard, que le changement de régime a commencé.1
Par le moyen de la privatisation spontanée, qui se propagea en dehors de tout contrôle
étatique ou social, les gestionnaires des entreprises publiques purent obtenir le droit de
propriété sur ces entreprises dans des conditions singulièrement avantageuses. Au cours de la
table ronde qui eut lieu en août et septembre 1989, les représentants de l’élite du Parti et de
l’opposition, réunis pour établir les principes de la transition politique, s’exprimèrent
relativement peu sur le processus économique en cours. Un représentant du Parti Socialiste
Ouvrier Hongrois décrivit la situation dans l’une de ses déclarations. D’après lui,
l’interruption des privatisations aurait provoqué une levée de bouclier parmi les dirigeants des
grandes entreprises, ce qui aurait mis en danger la transition pacifique2. Le sociologue Elemér
Hankiss, qui fut parmi les premiers à se pencher sur le contexte large des transformations, a
qualifié de « conversion de pouvoir » ce processus accompli dans les coulisses3, expression
qui, dans la langue moins recherchée, signifie tout simplement la sauvegarde des fortunes et
du pouvoir. Le gouvernement démocratiquement élu de József Antall mit fin à la privatisation
spontanée en été 1990. Dès lors, il ne fut possible de s’approprier ou transformer en société
les biens publics qu’au terme d’une évaluation conduite par des experts extérieurs et à au
terme d’un appel d’offres dûment organisé. Néanmoins, la privatisation demeura le terrain de
prédilection de la corruption ; les limites de la sphère des corrompus et corrupteurs devinrent
simplement un peu plus difficiles à localiser. En tout cas les rapports de propriété de
l’économie se sont transformés profondément pendant cette décennie. En 1989, les entreprises
publiques produisaient encore 80 % du PIB ; le secteur privé seulement 20 %. A la fin des
années 1990, la part du secteur public chuta à 30 %, tandis que l’économie privée se stabilisait
vers 70 %.4
Bénéficiant des avantages liés à son ancienne position, et grâce à la technique
d’appropriation employée au cours de la transformation économique, environ quatre
cinquième de l’élite économique et gestionnaire d’ancien régime est parvenue à se maintenir
en place jusqu’à ce jour. Les caractéristiques sociales de ce groupe ont été définies par Iván
Szelényi, en 1998, de la façon suivante : « ils ont été recrutés parmi les rangs moyens de la
1
Részletesen lásd erre Berend T. Iván: A magyar gazdasági reform útja. Budapest, 1988, Közgazdasági és Jogi
Könyvkiadó. A személyi jövedelemadóval és a gazdasági társaságokkal foglalkozó törvény releváns részeit
közli Magyar történeti szöveggyűjtemény. II. köt. Szerk. Romsics Ignác. Budapest, 2000, Osiris, 417-418. és
432-437.
2
Szalai Erzsébet: Szereppróba. Valóság, 1990/12. 24.
3
Hankiss Elemér: Kelet-európai alternatívák. Budapest, 1989, Közgazdasági és Jogi Könyvkiadó, 326-338.
4
A gazdasági átalakulás számokban, 1989-1997. Budapest, 1997, Pénzügyminisztérium. Kézirat gyanánt.
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nomenklatura de l’ère kadariste tardive. Ils ont environ 45 ans et avaient déjà atteint des
postes de direction dans les années 80. Une bonne partie d’entre eux, au moins la moitié,
étaient membres du Parti ; il est vrai qu’ils n’avaient pas rejoint le parti pour des raisons
idéologiques mais sur la base d’un intérêt pratique et pragmatique. […] Une grande partie
d’entre eux possède un diplôme technique ou économique. La plupart ne sont pas d’un
lignage intellectuel. Leurs parents faisaient partie de la classe ouvrière ambitieuse, ou parfois
de celle des paysans aisés ; parmi leurs grands-parents, on trouve aussi des petits-bourgeois,
des petits entrepreneurs. Dès les années 80, ils étaient fortement orientés vers le
pragmatisme ; ce sont eux qui pour la première fois […] ont reconnu qu’il était possible
d’orienter l’économie vers un système de type capitaliste, non sans s’assurer au préalable
que cette transformation pouvait aller à son terme sans heurter leurs intérêts, voire même
qu’ils pouvaient s’en servir dans leur propre intérêt. »5
Prenons l’exemple des deuxième et quatrieme hommes d’affaires les plus riches de
Hongrie actuellement : Sándor Démján et Gábor Széles, dont les parcours illustrent
parfaitement le type sociologique que je viens de décrire. Sándor Demján est né en 1943, il
commence sa carrière en province dans les années 60, en occupant des postes de direction au
sein d’une coopérative d’achats et de vente. En 1976, grâce à son esprit d’entreprise orienté
vers le profit, il devient le directeur du grand magasin indépendant Skála, à Budapest. Son
succès est tel qu’en 1986 lui est confiée la création de la première banque commerciale de
Hongrie, la Magyar Hitelbank (Banque Hongroise du Crédit). Le magasin Skála avait été le
pionnier du secteur commercial, la Magyar Hitelbank le fut tout autant dans le secteur
bancaire. Entre autres, elle joua un rôle clé dans l’attraction du capital étranger et dans la
privatisation des entreprises publiques. Depuis 1990, Demján dirige plusieurs sociétés
d’investissement internationales.6 Quant à Gábor Széles, il est né en 1945. Il obtient un
diplôme d’ingénieur et travaille pendant longtemps à l’Institut Géophysique de l’Université
Eötvös Loránd de Budapest. En 1981, il saisit l’occasion de créer, avec deux partenaires, la
Coopérative ouvrière Mûszertechnika. Acceptant les risques et dans l’espoir du gain, ils se
lancent dans la projection technique et la fabrication de diverses pièces détachées. En 1988,
lorsque la nouvelle loi permet de transformer son activité en société, l’entreprise compte déjà
600 employés. En 1989, il s’inscrit au parti du Forum Démocratique Hongrois (MDF, en
hongrois). En 1991, il achète Videoton, l’un des plus grandes entreprises hongroises
d’électronique. En 1996 et 1997, il renforce ses positions et en 1998, il rachète le seul
producteur d’autobus en Europe centrale (Ikarus). À la fin des années 90, ses trois entreprises
emploient 21 000 salariés.7
La transformation du système politique renvoie beaucoup moins aux antécédents du
régime Kádár. Dans ce domaine, on ne peut mentionner que la loi n° III de 1983, qui imposait
la présence d’au moins deux candidats dans chaque circonscription électorale, ainsi que la
possibilité de rappeler un élu, sur l’initiative des électeurs. Non seulement la présence de
plusieurs candidats mais aussi l’importance des rotations parmi les candidatures officielles
eurent pour conséquence un renouvellement des élus jamais vu depuis les élections de 1949.
Pas moins de 63 % des nouveaux législateurs siégaient pour la première fois, et parmi eux 10
% étaient des candidats dénommés locaux ou indépendants. Malgré tout, la direction du Parti
5
Szelényi Iván: Megjegyzések a posztkommunizmus hatalmi elitjéről és uralkodó ideológiájáról. In A magyar
elit természetéről. Szer. Müller Rolf, Takács Tibor. Debrecen, 1998, Kossuth Egyetemi Nyomda, 61.
6
Dalia László: Demján Sándor. In Magyarország évtized-könyve. A rendszerváltás 1988-1998. Szerk. Kurtán
Sándor, Sándor Péter, Vass László. II. köt. Budapest, 1998, Demokrácia Kutatások Magyar Központja, 839-842.
Alapítvány.
7
Uo. 868-874. (G. Barta Ágnes: Széles Gábor)
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sur le Parlement ne semblait pas en danger, puisque 75 % des députés en étaient membres.
Mais ceci n’empêcha finalement pas le Parlement de voter, à l’automne 1989, les lois
essentielles de la transition démocratique.8
En 1986 et 1987 furent développés plusieurs plans de réforme visant à la
transformation du système politique. Leurs principes essentiels étaient la séparation et la
meilleure définition des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires, jusqu’alors largement
confondus. Étaient considérés comme particulièrement importants la séparation du Parti et de
l’État, l’accroissement du pouvoir législatif du Parlement et le remplacement du Conseil
présidentiel, organe collectif et anonyme, par un Président de la République. Jusqu’à
l’automne 89 (de droit), ou jusqu’au printemps 90 (de fait), aucun de ces plans ne fut
concrétisé. En revanche, d’un côté, le Parti Socialiste Ouvrier Hongrois se divisa
progressivement en plate-formes ; de l’autre, l’opposition commença à se structurer. Au sein
du Parti se dessinèrent au moins trois courants : (1) les conservateurs, autrement dit les
anciens de l’époque Kádár ; (2) les modérés, ou technocrates réformateurs, groupés autour de
Károly Grósz ; (3) les réformateurs radicaux (aussi appelés : ‘réformcommunistes’, ou
‘réformsocialistes’), dont les leaders étaient Rezsô Nyers et Imre Pozsgay. De son côté,
l’opposition se scinda en deux camps clairement séparés, d’une part, l’opposition nationalepopuliste, d’autre part, l’opposition fondée sur les droits de l’homme et la démocratie. Les
premiers fondèrent en septembre 1987 le MDF (Forum Démocratique Hongrois). Sur leur
agenda figuraient en priorité la situation és des problemes des minorités hongroises à
l’étranger, de même que certaines particularités de la société hongroise, traditionnellement
considérées comme questions fondemantales de la nation (déclin démographique, alcoolisme,
fort taux de suicide, etc…). Les seconds se fondaient sur les décisions prises à Helsinki en
1975, en particulier celles qui concernaient les droits de l’homme et du citoyen. Ils fondèrent
à l’automne 1988 le SZDSZ (Alliance des Démocrates Libres). En plus de ces deux
protopartis, les jeunes étudiants et intellectuels insatisfaits par l’organisation des Jeunesses
Communistes fondèrent, le 30 mars 1988, le Fidesz (Alliance des Jeunes Démocrates). Entre
la fin 88 et le début 89 furent également reconstitués les anciens partis de la coalition d’apres
guerre, c’est-à-dire le Parti des Petits Propriétaires Indépendants, le Parti social-Démocrate, le
Parti Chrétien Démocrate, le Parti Populaire Hongrois. Au cours d’une Table ronde nationale
organisée en juin 1989, les représentants de ces partis d’opposition et ceux du Parti Socialiste
Ouvrier Hongrois établirent ensemble, sur le modèle polonais, un scénario pour la transition
pacifique. Le principal élément fut l’accord sur des élections libres à tenir en mars-avril 1990.
Après la signature de l’accord, le 18 septembre, furent encore fondés quelques autres partis.
Début octobre, le Parti Socialiste Ouvrier Hongrois se scinda en deux. La majorité forma le
Parti Socialiste Hongrois, inspiré par la social-démocratie. La minorité créa le Parti des
Travailleurs, d’idéologie marxiste-léniniste.9
Les élections libres tenues en 1990 attribuèrent 42 % des mandats au Forum
Démocratique Hongrois (MDF). L’Alliance des Démocrates Libres (SZDSZ) obtint 24 %, et
Le Parti Socialiste Hongrois seulement 9 %. Par rapport à la composition de la Chambre qui
avait siégé de 1985 à 1990, le renouvellement fut radical, puisque les élections remplacèrent
95 % des députés. La mutation concernant l’origine sociale de l’élite parlementaire fut
presque aussi totale que celle de son orientation politique. La proportion des anciens membres
du Parti Socialiste Ouvrier Hongrois chuta de 75 à 13 %, celle des anciens Secrétaires ou
8
Kukorelli István: Változások az Országgyűlés összetételében az 1985-ös választások nyomán. Medvetánc,
1987/3-4. 137-144.
9
A folyamatra részletesebben lásd Romsics Ignác: Volt egyszer egy rendszerváltás. Budapest, 2003, Rubicon,
71-86. , 98-106. és 126-181.
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titulaires d’autres fonctions officielles au sein du Parti, chuta de 15 à moins de 2 %. La part
des diplômés de l’enseignement supérieur s'éleva de 59 à 89 %. Parmi ces diplômés, la part
des compétences agricoles et techniques, habituellement favorisées au sein de l’élite
économique et politique de l’ère Kádár, chuta de 53 à 18 %, tandis que la part des diplômés
de droit ou des humanités grimpait de 23 à 51 %. Environ 70 % des nouveaux députés
faisaient partie des professions libérales ou assimilées (des chercheurs, des experts
économistes, des professeurs, des médecins, des avocats, des journalistes, des ingénieurs,
etc…). En revanche, la proportion des ouvriers ne dépassa pas 4 %, à comparer aux 22 % de
la Chambre précédente. Remarquons un fait significatif : la proportion des dirigeants
économiques de l’ancien régime, c’est-à-dire les directeurs d’entreprise, les ingénieurs
principaux, les présidents de Coopérative agricole (Kolkhoze) et autres agronomistes, chuta
de 32 % à 11 % ; alors que les nouveaux entrepreneurs ne représentaient que 2 %.10
En ce qui concerne les élus nationaux, le renouvellement de l’élite fut donc presque
total. Mais il nous faut aussi considérer l’administration publique et les collectivités locales,
où les modifications furent beaucoup moins substantielles. Fin 1990, seulement une centaine
parmi les 700 postes les plus haut placés de l’ancienne nomenklatura avaient connu un
changement de titulaire. Au sein des Ministères – József Antall y tenait – furent placés [un
certain nombre] d’hommes nouveaux. Toutefois, parmi les 71 personnes nouvellement
nommées, 29 avaient déjà occupé des positions haut placées avant le changement de régime.
Et aux niveaux des Chefs de Service, la continuité était encore plus frappante. De même, les
élections municipales organisées en septembre et octobre 1990 eurent pour résultat un
renouvellement limité. Un tiers des nouveaux élus avaient occupé un poste de direction avant
le changement de régime ; 55 % des maires de petites villes et 18 % de ceux des grandes
villes avaient déjà été membres d’un conseil local.11
Prise dans son ensemble, l’élite politique fut donc renouvelée de moitié au plus. Ceci
s’explique en partie par l’absence d’une élite alternative suffisante, en partie par le poids des
structures patriarcales villageoises. Les élections de 1994 compliquèrent encore l’état des
choses, puisqu’en confiant 54 % des mandats au seul Parti Socialiste Hongrois, elles eurent en
outre pour conséquence le rétablissement de la situation pré-changement dans la majorité des
Ministères. De ce point de vue, les élections suivantes, en 1998 et 2002, n’inspirent pas plus
l’idée de renouvellement d’élite politique mais plutôt celle de mouvement giratoire ou
alternatif. En guise d’illustration, mentionnons les personnalités qui se sont succédées au
poste de Premier Ministre. Miklós Németh fut le jeune réformcommuniste qui dirigea le pays
jusqu’en 1990. Dans cette année, József Antall accéda au pouvoir, intellectuel non inscrit au
Parti, de tendance libérale-conservatrice. En 1994 lui succéda Gyula Horn, qui avait été
Ministre des Affaires Étrangères sous le gouvernement Németh, en 1989-90, puis avait
occupé la direction du Parti Socialiste Hongrois de 1990 à 1994. En 1998, son successeur fut
Viktor Orbán, le président du Fidesz (Parti des Jeunes Démocrates), dont la ligne avait entre
temps évolué du libéralisme vers le conservatisme. Enfin, en 2002, lui succéda le socialiste
Péter Medgyessy, ancien Ministre des finances et Vice-Premier ministre sous les
gouvernements Grósz et Németh.12
L’assouplissement de l’hégémonie marxiste sur la vie de la pensée remonte aux
années 60, à peu près au même moment que les premières réformes de l’économie planifiée.
La politique intellectuelle, placée sous la haute main de György Aczél, fut désignée par
10
Uo. 251-252.
Tőkés Rudolf: Az új magyar politikai elit. Valóság, 1990/12. 9-12.
12
Romsics Ignác: Magyarország története a XX. században. 3. kiad. Budapest, 2003, Osiris, 557-561.
11
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l’appellation de « politique des trois T ». Il s’agissait (1) d’aider (támogat, en hongrois) les
œuvres marxistes ou émanant du Parti, (2) de tolérer (tür, en hongrois) les écrits non
marxistes, mais non ouvertement hostiles au marxisme, et (3) d’interdire (tilt, en hongrois) les
productions intellectuelles incontestablement antimarxistes ou malveillantes à l’égard du
régime. Dans ces conditions – en nous limitant à des exemples français –, furent traduits en
Hongrois non seulement les œuvres de Louis Aragon, Roger Garaudy et Jean-Paul Sartre mais
aussi quelques ouvrages de François Mauriac et Teilhard de Chardin, de même que les
Mémoires de guerre du général De Gaulle. En revanche, les livres de Raymond Aron furent
considérés jusqu’à la fin comme des fruits défendus. L’épanouissement d’une plus grande
liberté sous l’ère Kádár se manifesta dans la vie culturelle par la différentiation, en partie
visible, en partie occulte, des tendances créatrices ; c’est-à-dire par la formation d’un certain
pluralisme restreint de la pensée. Toutefois, les différentes lignes de pensées, les différentes
générations ou les groupes régionaux et autres écoles ne furent jamais en mesure de constituer
des organisations structurées et indépendantes. Quant aux Églises, leur liberté était, bien
entendu, strictement limitée. D’ailleurs, l’enseignement religieux à l’école était interdit depuis
1949.
Dans les années 80 se poursuivit la tendance à la libéralisation. À partir de 1981,
malgré son interdiction officielle fut publiée régulièrement la revue de l’opposition Beszélô
(en francais : à la fois parloir et celui qui parle). La Fondation pour une Société Ouverte de
Georges Soros (Open Society, en anglais), dont la mission était de soutenir l’opposition
antimarxiste, fut autorisée à fonctionner en Hongrie à partir de 1982, et même, à partir de
1984, en collaboration avec l’Académie des Sciences. L’opposition nationale-populiste
constitua sa propre fondation en 1985 (c’étaient la fondation Gábor Bethlen). Fin 86, la
Société des Écrivains renvoya de sa direction tous les protégés du parti, qui furent remplacés,
en majorité, par des personnalités de l’opposition. Fin 88 parut la revue Hitel (qui signifie à la
fois crédit et crédibilité), l’organe légal et indépendant de l’opposition nationale-populiste. En
1989 fut supprimée la Direction Générale de l’Édition, dont le rôle avait été d’autoriser la
publication des produits imprimés ; on supprima aussi l’obligation de l’enseignement du russe
à l’école ; on ouvrit les rayons interdits des bibliothèques, où avaient été, jusqu’alors,
soigneusement entreposés les ouvrages antimarxistes ou hostiles au régime ; on autorisa
l’enseignement religieux à l’école, et les ordres monastiques interdits depuis 1950 furent
autorisés à rétablir leurs activités sur le sol national.
La vigoureuse effervescence caractéristique de la vie intellectuelle dans la deuxième
partie des années 80 se concrétisa à la fois dans l’orientation générale de la direction
idéologique et dans le rôle politique direct joué par l’élite culturelle. Le niveau supérieur des
partis d’opposition provenait exclusivement des milieux de l’élite intellectuelle. Dans le
gouvernement de József Antall, à peu près la moitié des ministères fut occupée par des
professeurs universitaires ou des chercheurs de l’Académie des Sciences. Néanmoins, parmi
ceux qui restèrent dans leurs fonctions, la majorité soit demeura fidèle au Parti Socialiste, soit
rejoignit la constellation des partis libéraux. En effet, l’orientation nationale-conservatrice au
sein des cercles de l’élite culturelle était limitée, et même minimale au sein des media.
Toutefois, cette situation a largement évolué depuis. Dans les premières années de la décennie
90, plusieurs de leurs écoles furent rendus aux Églises, et – pour la première fois dans
l’histoire hongroise – furent fondées des Universités confessionnelles, une catholique et une
réformée. Dans le même temps, l’emprise socialiste et libérale sur les media s’atténua peu à
peu. Actuellement, le camp national-conservateur dispose d’un quotidien national (Magyar
Nemzet, c’est-à-dire : la ‘Nation hongroise’), de deux hebdomadaires (Héti Válasz et Magyar
Demokrata, c’est-à-dire : ‘La réponse de la semaine’ et ‘Le démocrate hongrois’), de
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plusieurs autres publications (Magyar Szemle, Valóság, Hitel, etc… c’est-à-dire : ‘La gazette
hongroise’, ‘Réalité’, ‘Crédit’), et enfin d’une radio et d’une télévision (Infó Rádió et Hír TV,
tous deux dédiés à l’information).
D’un point de vue idéologique et politique, l’élite culturelle hongroise a donc connu
une profonde transformation. Elle s’est fondue, pour l’essentiel, dans le nouveau spectre
politique. Par contre, en ce qui concerne les personnes, les renouvellements sont restés
modestes. Il s’agit, en partie, de la réhabilitation de ceux qui avaient été éloignés des Instituts
de recherche de l’Académie ou de l’Université, à cause de leurs activités jugées trop critiques
(par exemple : Ágnes Heller, Sándor Radnóti et György Bence). Et, en partie, du
renouvellement naturel des générations. Il faut remarquer qu’au cours du changement de
régime, il ne fut pas un seul académicien, professeur universitaire, prélat ou éditorialiste qui
fût renvoyé par voie hiérarchique. Et si parfois il y eu des mouvements, les personnes
concernées purent, à un poste différent mais comparable, maintenir leur position au sein de
l’élite culturelle. Le cas de l’élite culturelle est en cela proche de celui de l’élite économique,
il est peut-être même encore plus que ce dernier caractérisé par un phénomène de continuité.
Considérons la situation dans son ensemble : certes, le changement de régime en
Hongrie est indiscutable, mais je pense que l’on peut affirmer, sans exagération, que le
renouvellement d’élite n’a pas eu lieu, ou dans une mesure si faible qu’elle est insignifiante.
Et pourtant, les partis d’opposition aux élections de 1990 avaient promis un ‘grand lessivage
de printemps’ ; et pourtant, dans les rangs des partis vainqueurs, c’est-à-dire du Forum
Democratique Hongrois et du Parti des Petits Propriétaires, nombreux étaient les promoteurs
d’une épuration radicale au sein des administrations publiques et des institutions de la vie
économie et culturelle, à tous les niveaux et pour toutes les compétences. Cette intention est
illustrée par le plan appelé Justitia, préparé en 1990, qui recommandait d’éclaircir le passé de
tous les membres de l’élite économique, politique ou culturelle de l’après 56 ; ceci afin que
« soient demandés des comptes et lancées des procédures pénales contre ceux qui sont
responsables de la situation catastrophique dans laquelle se trouve le pays. » En outre, le
plan proposait aussi de contrôler toutes les pivatisations et « de prendre les mesures de tous
les dirigeant d’avant et d’alors ».13
Le plan Justitia ne trouva pas seulement un adversaire dans le Parti Socialiste
Hongrois, qui devait être le plus touché, mais il fut aussi repoussé par le SZDSZ (Alliance des
Démocraties Libres) et même par le Fidesz (Alliance des Jeunes Démocrates) dont les
membres étaient pourtant trop jeunes pour se sentir en danger. « Celui qui cherche des
responsables doit craindre de tomber sur une responsabilité collective, fit remarquer un
cadre du SZDSZ. »14 À la place du plan Justitia, le SZDSZ préconisait d’exclure de la vie
publique tous les ex-informateurs. D’après certaines suppositions, cette mesure aurait en
particulier décimé les rangs du MDF, à un tel point que la coalition parlementaire eût peutêtre été mise en danger. Le Premier ministre József Antall ne désirait pas cela, ni, non plus,
l’application du plan Justitia. Il considéra que les deux solutions – et leurs différentes
combinaisons – pouvaient trop facilement se transformer en chasse aux sorcières et ainsi
troubler la confiance placée par la société dans le système démocratique. Dans le monde
scientifique, le nouveau président de l’Académie des Sciences, Domokos Kosáry, approuva
cette position. En tirant l’enseignement des divers règlements de compte ayant eu lieu au XX°
13
Magyarország politikai évkönyve, 1991. Szerk. Kurtán Sándor, Sándor Péter, Vass László. Budapest, 1991,
Ökonómia-Economix Rt., 762-763.
14
Kőszeg Ferenc: Legyen Justitia – vesszen a világ. Beszélő, 1990/34. 4.
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siècle et de leurs conséquences contre-productives, il s’opposa à toute tentative de purger la
communauté scientifique, en fondant cette action sur des points de vue politique ultérieurs.
Outre la crainte d’une chasse aux sorcières, deux autres observations peuvent être
proposées pour expliquer la modération des règlements de compte et du renouvellement des
élites. Le politologue américain d’origine hongroise Rudolf Tôkés suppose qu’un « accord
tacite » a été conclu entre les réformcommunistes et l’opposition, « afin que nulles
représailles ne viennent toucher les anciens membres du Parti. » Autrement dit, on acheta la
transition pacifique contre l’annulation des demandes de comptes.15
De son côté, le sociologue Ferenc Gazsó met l’accent sur le fait que le changement de
régime « avait déjà été précédé, dans les années 80, par un renouvellement d’élite
drastique ». Le monde économique et culturel, mais aussi, en parti, le monde politique,
avaient été si bien fournis en intellectuels compétents qu’il aurait été irrationnel et injustifié
de procéder à un nouveau renouvellement radical ; de plus, l’absence d’une élite alternative
rendait le processus tout simplement impraticable.16
Quelle que soit l’importance respective de ces deux facteurs, chacun a contribué au
fait que l’économie de marché, la démocratie parlementaire et le pluralisme ont
paradoxalement trouvé leur place en Hongrie grâce à une élite post-communiste qui était – et
qui demeure de nos jours – en grande partie identique à l’élite communiste de l’ancien
régime.
15
Tőkés Rudolf: i.m. 10.
Gazsó Ferenc: Elitfolyamatok a rendszerváltozásban. In A magyar elit természetéről. Szerk. Müller Rolf,
Takács Tibor. Debrecen, 1998, Kossuth Egyetemi Kiadó, 50.
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