En 2000, l`UNESCO a inscrit au patrimoine mon

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En 2000, l`UNESCO a inscrit au patrimoine mon
Entre Genève
eT BellinzonE
Des châteaux universels
Par Joëlle Kuntz
E
n 2000, l’UNESCO a inscrit au patrimoine mondial de l’humanité les trois châteaux de Castelgrande, Montebello et Sasso Corbaro, ainsi que
la muraille qui ceinture la ville. Oeuvre des
Lombards sur un site imprenable entre des voies de communication Est-Ouest et Nord-Sud exploitées depuis les
Romains, cet ensemble de fortifications est considéré
comme un témoignage unique d’évolution de l’art militaire depuis le Moyen-Âge jusqu’au seizième siècle, quand
Bellinzone est devenue confédérée. C’est aujourd’hui un
haut lieu du tourisme de la Suisse italienne.
Marchant entre les châteaux, on pense à la guerre entre les
Suisses, Uri, Schwytz, Unterwald, et les ducs de Milan. On
ressent par la puissance de la construction l’importance
des enjeux qui les divisaient. On est confondu de savoir
que «l’humanité», par sa représentation dans l’UNESCO,
voit ici sa propriété collective. Ce ne sont plus des châteaux
suisses mais des châteaux universels, à l’égal des temples
d’Abu Simbel ou de la Grande muraille de Chine.
Cet élargissement de la perspective culturelle doit un peu
à Genève. L’UNESCO, fondée à Paris en 1946, s’est en effet
bâtie sur des concepts élaborés à Genève à l’époque de la
Société des Nations.
L’idée de l’éducation comme facteur de paix était alors
promue par Edouard Claparède et son Institut Rousseau,
créé en 1912. Rousseau avait été le premier à donner de la
valeur à l’enfant: il ne s’agissait plus de le corriger et le battre
pour qu’il devienne l’adulte désiré mais de l’accompagner
en respectant le temps de l’enfance pour qu’il développe
par lui-même ses propres potentialités. L’institut portant
son nom allait former des éducateurs et donner naissance
en 1925 au Bureau international de l’éducation, dont Jean
Piaget serait le directeur pendant quarante ans.
Parallèlement, la Société des Nations créait en 1922 à
Genève une «Commission internationale de coopération
intellectuelle» (CICI), formée de 12 à 19 personnalités, sous
la présidence de Henri Bergson. Elle visait à promouvoir
les échanges d’idées entre les nations et susciter
parmi elles la formation d’un esprit international pour
consolider l’action de la SdN en faveur de la paix. Les plus
grands savants et philosophes en firent partie: Einstein,
Marie Curie, Thomas Mann, Gilbert Murray, Paul Valéry,
formant vastes réseaux internationaux d’experts et de
professionnels de la science, des arts et de la culture. Elle
fut avec le Bureau international de l’éducation l’ancêtre
direct de l’UNESCO.
En 1954, celle-ci adoptait une convention sur la protection
des biens culturels en cas de conflits armés. C’était
l’aboutissement de démarches des sociétés savantes qui
avaient imaginé bien avant la Première guerre mondiale
une Croix-Rouge pour les grandes œuvres de l’humanité.
Dans les années 1920, le peintre théosophe russe Nicolas
Roerich avait élaboré un Pacte qui devait protéger par une
bannière les «monuments de l’Esprit». Adopté par les Etats
américains en 1935, le «Pacte Roerich» fut refusé par les
Européens, préoccupés en priorité d’empêcher la guerre.
S’appuyant sur les promesses d’une éducation généralisée
et d’une coopération culturelle telle que la préconisait
la SdN, ils cherchaient surtout à sensibiliser les peuples
au respect des œuvres produites au cours des âges.
Contre le nationalisme qui réduisait l’histoire de l’art à
l’exaltation du génie propre d’une nation, ils fondaient
l’obligation morale de respecter le patrimoine de l’ennemi
en temps de guerre sur l’idée que les peuples n’étaient
pas les propriétaires mais les dépositaires d’un héritage
commun, que les chef-d’œuvre étaient le produit des
échanges fécondés aux carrefours des cultures.
La convention suivante de 1972 sur la protection du
patrimoine mondial, a généralisé l’idée pour le temps
de la paix, quand la menace n’est plus la guerre mais
l’industrialisation et l’urbanisation: elle a fait de chacun
de nous des citoyens du monde, en charge du maintien de
près d’un millier d’œuvres et de sites répertoriées dans
plus de 150 Etats.
Elle a fait de Bellinzone un témoignage de l’histoire
universelle. Genève s’en réjouit en toute complicité.