L`amour des commencements : « une préface à l`avenir »

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L`amour des commencements : « une préface à l`avenir »
Marie-Françoise Bonicel
L’amour des commencements :
« une préface à l’avenir »1
D’où nous vient l’amour des commencements sinon du commencement de l’amour ? De celui qui sera sans suite
et peut-être par là sans fin.
L’amour des commencements. J-Bertrand Pontalis.
J’ai cédé, je l’avoue, à la sonorité du mot et à l’enthousiasme inaugural de celui qui le
formulait. Puis à l’ivresse des commencements qui se conjugue avec l’élan du désir, les
balbutiements des premiers mots retrouvés, le tohu-bohu primitif, le jaillissement d’une
image, le frémissement d’une sensation prometteuse. Je me suis livrée à un vagabondage
dans les mots qui ont fait irruption comme autant d’étincelles qui sentent bon la découverte,
l’inattendu, la surprise, le big-bang, l’éveil, la source ou l’horizon du futur. Mots du
commencement affadis par l’usure du quotidien, et à réveiller comme autant de
recommencements.
Y a-t-il des commencements s’interroge la philosophie face à cette question ontologique ? « Il
n’y a plus de commencements » se désole Georges Steiner (in Grammaire de la création).
Et s’il y en a comment bien les commencer ? Où finit le commencement ? Dans un exercice
du genre de celui dans lequel je me suis laissé entraîner, je serais tentée de répondre in fine :
« quand arrive la question de savoir quoi faire de cet élan tout neuf ! »
On sait que les grands découvreurs ont parcouru les chemins familiers de la science de leur
temps, mais en faisant « un pas de côté » selon l’expression de Michel de Certeau 2 - cet
« outsider du dedans » comme le qualifiait Paul Ricœur- , dans la marge des jours ou des
idées, afin de changer d’angle de vue et laisser le surgissement du neuf faire son œuvre
d’étonnement : découverte de la roue ou de l’imprimerie, usage de la perspective ou
révolution copernicienne, physique quantique ou nanotechnologies, comme les artistes qui se
sont échappé du savoir académique pour inaugurer d’autres visions du réel, en peinture,
sculpture, musique, architecture ou dans l’art de mouvoir le corps humain dans la danse..
Les créateurs littéraires, n’ont cessé de revisiter les idées, les sensations, les sentiments
familiers en ré-agençant des mots connus, dans une nouvelle harmonie, pour créer un
poème, un roman ou une pièce de théâtre, inventant parfois un nouveau mot, le temps d’un
récit. Commencer, recommencer...
« Chaque jour je commence », affirmait saint Antoine du désert, ce grand ermite du III eme
siècle, qui inspira Bosch, Breughel autant que Flaubert et qui disposait d’une sagesse de vie
enracinée dans l’expérience d’une exceptionnelle longévité. Elle ouvre une vision du monde
qui, telle « une ondulation vivante », nous invite à une escapade dans la nuée des mots qui
disent tous les débuts.
J’ai tenté de mettre de l’ordre dans ce vocabulaire jailli spontanément pour en configurer les
mots et les agencer en les passant au filtre des axes du temps et de l’espace qu’ils suggèrent
le plus souvent. Les balbutiements, l’annonce, l’éveil, le petit matin, le neuf, la généalogie,
l’ère nouvelle, la filiation, l’avènement, la déclaration d’amour, les préludes, la demande en
mariage, l’éclosion, la naissance évoquent spontanément le temps. Le seuil, la marge, (sans
1
BAUDRY (G), Présent intérieur, précédé de poèmes choisis 1984-1998, ED.Rougerie, 1998.
Cette expression se retrouve dans les rites maçonniques qui invitent le compagnon à des pas vers le but de référence, mais avec des pas de
côté pour exercer son libre arbitre, imprimer sa propre marque, sans toutefois dévier de l’objectif.
2
1
compter la marge d’erreur riche de créativité et de découverte), la bordure, la frange 3, la
frontière, la lisière, le péage, la porte, font surgir l’espace comme l’orée dont François
Cassingena-Trévedy proclame qu’il est un mot « sans doute l’un des plus enchantés de notre
langue.»4
Mais d’autres bruissent des représentations conjuguées des moments et des lieux et effacent
les clivages temporels ou spatiaux par ce qu’ils inaugurent, comme les racines, la rupture du
silence, l’épiphanie d’un visage ou la résurrection réelle ou symbolique d’une terre brûlée ou
d’un homme. La page blanche, la préface, le préambule, le prologue, l’avant Ŕ propos,
l’incipit disent les prémices du livre à venir face au temps de la création, mais aussi les
surfaces à noircir, les espaces à compter, les limites de la page, les marges à choisir, le format
à prévoir.
Le premier coup d’archet nous fait entrer dans le temps musical, mais s’entend autrement s’il
s’agit d’une salle de concert, l’espace réduit d’une voiture ou l’écoute intime d’un salon. Les
trois coups au seuil de la pièce de théâtre suggèrent l’émotion et l’attente de la première
réplique, mais investissent aussi le lieu et les décors de velours rouge de l’agencement du
théâtre à l’italienne.
La source évoque autant l’amont du fleuve à venir ou la montagne familière des vacances,
que les lieux nourriciers réels ou symboliques de notre inspiration. Les anti-pasti nous
entraînent non seulement vers le plat de pâtes annoncé, mais tout autant dans les ruelles de
Venise. Les semailles, nous immergent dans le cycle des saisons, mais aussi sur les terres
labourées de la Beauce, comme les racines nous font voyager dans notre généalogie autant
que vers la face cachée des arbres de nos jardins.
Quand le sculpteur Shelomo Selinger5 guette dans le granit « la première lumière » ou inscrit
dans la pierre la mémoire de son peuple, le clivage du temps et de l’espace s’abolit et le poète
Claude Vigée affirmant : « Pour moi, être juif, c’est participer à la mémoire du
commencement du monde », fait se rejoindre aussi un temps et un lieu originaire.
Il y avait la terre/ Il y avait les fleuves/Il y avait les fleuves énormes/Il y avait le fleuve
Amour...
Il y avait la terre entière au bout des amarres.
Œuvre poétique.
Xavier Grall.
J’avais imaginé aussi avec vanité pouvoir séparer les mots des commencements en ce qu’ils
relèvent de l’action ou de « l’état » pour celui qui le vit, comme le Dieu de la Genèse séparait
la terre et les eaux. Mais la distinction m’a paru peu compatible avec ma conception de la
responsabilité. L’oiseau qui éclot, l’enfant qui naît sont co-auteurs de leur manière d’entrer
dans la vie comme les hommes sont bien co-responsables de la genèse du monde inscrite à
chaque instant dans le présent de la planète, de ses maltraitances et de ses espoirs. 6
J’avais encore envisagé de constituer une sorte d’alphabet des mots du commencement, que la
richesse de notre langue rendait aisé, mais certaines lettres font figure de parents pauvres pour
décliner la beauté des commencements. J’ai donc abandonné les livres de comptes au profit de
ceux qui font place aux contes enchanteurs, débutant par les magiques « il était une fois », où
il est question de chrysalides, de métamorphoses, ou de rites initiatiques, et dont les fins sont
des débuts : « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ». Contes où se côtoient nomades,
3
On peut voyager dans les entre-deux, les marges et les bordures dans le livre superbe et tout neuf arrivé de SCHOLTUS (R), Une saison
dans les limbes, Ed. Bayard, 2010.
4
CASSINGENA-TREVERDY (F), Etincelles III, Ed, Ad Solem, 2010.
5
BONICEL (MF),SELINGER (R), L’univers du sculpteur Shelomo Selinger, Ed.Ferré, 1999,diffusé par l’artiste.
6
On peut se référer pour cette réflexion aux différents ouvrages de GUILLEBAUD (JC), notamment Le commencement d’un monde, Ed.
Seuil, 2008, ainsi qu’au livre dirigé par l’infatigable prophète optimiste des temps modernes Mgr Marc Stenger, Planète vie, planète mort,
L’heure des choix, préfacé par Nicolas Hulot, ED.Cerf, 2005, et qui s’emploient à réenchanter le monde.
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pèlerins, saltimbanques, colporteurs, chemineaux, ou « marcheurs blessés », (F.Dosse)7, aux
destins d’éternels recommençants.
Il y a de l’enfance dans l’amour des commencements, un principe de plaisir que n’aurait pas
désavoué Freud, un moment inaugural renouvelé, une illusion aussi qui fait errer don Juan
d’une conquête à l’autre pour conjurer son destin de mortel dans une sorte de bégaiement
compulsif ou de « quintes passionnelles ». (G.Haldas)
Au lieu de m’en tenir au fait de naître comme le bon sens m’y invite, je me risque, je me
traîne en arrière, je rétrograde de plus en plus vers je ne sais quel commencement, je passe
d’origine en origine. Un jour, peut-être, réussirai-je à atteindre l’origine même, pour m’y
reposer, ou m’y effondrer.
De l’inconvénient d’être né. Emile Cioran
Ce n’est pas autre chose que nous dit Philippe Rahmy8, atteint par la maladie des os de verre,
qui nous fait traverser les fractures et déchirures de son corps dans une sorte de sorte de
« genèse à rebours ». Corps de toutes les cicatrices depuis la toute première celle de l’ombilic,
trace de cette séparation originelle dont on ne guérit jamais vraiment: « aucune douleur ne se
compare à la douleur de naître »,
Mais les mots de la fin ne sont-ils pas aussi ceux d‘un autre recommencement ?
« L’aube à la nuit se fiance », nous confie le poète Jean Mambrino, nous ramenant aux
polarités de l’existence, à ses entrelacements, à ses ambiguïtés : l’agonie ouvre la porte d’un
autre mystère, la perte du cocon inaugure une nouvelle étape de l’existence comme chaque
âge de la vie... Les commencements ne portent ils pas en eux-mêmes leur destin final ? Que
serait l’alpha sans l’oméga qui le borne ?
Pourtant, l’esthétique de l’inachevé - non finito - a donné lieu à des chefs d’œuvre,
notamment chez Michel-Ange, comme « Les prisonniers », jamais aboutis, qui ne font
qu’émerger de leur gangue de pierre, « laissant le reste sommeiller dans le marbre ». Si l’on
exclut les œuvres inachevées pour des raisons matérielles, il y a en effet dans les ébauches une
puissance parfois difficile à conserver sur la durée.
Je questionnais mon entourage sur les nuances entre l’aurore et l’aube: mon petit-fils a fait
surgir le phénix que je n’avais pas pensé à convoquer au pays des commencements, image
pourtant porteuse d’une genèse éternelle : « Comme pour le phénix, chaque fin est l’aurore
d’un commencement » m’a t -il déclaré, tandis que son père me faisait remarquer que le
condamné à mort, redoutait lui, une aube chargée de donner le signal de son exécution et non
l’aurore porteuse de lumière !
Ni phénix, ni condamnés à mort, mais bien sursitaires destinés à mourir un jour, que faisonsnous de cette réalité existentielle ? Que faire de nos commencements ? L’écrivain Francesco
Alberoni, dans son célèbre « Choc amoureux », comparait le coup de foudre à l’état naissant
d’une révolution sociale qui mobilise le cœur et les énergies, mais qui risque de s’enliser
ensuite dans l’usure du quotidien conjugal ou dans les méandres de structures
postrévolutionnaires. Garder la vitalité qui anime l’état naissant, ne va pas de soi.
L’amour des commencements est la réponse au chagrin et à la peur des phases terminales.
Thierry Groussin.
Ne pas résister à ce petit ouvrage de SYLVAIN (P), Julien Letrouvé, colporteur, Ed.Verdier, 2007, bouleversant itinéraire d’un colporteur
de livres, illettré, fait de commencements initiatiques ou tout commence avec le chaud souvenir d’une « liseuse ».
8
RAHMY (P), Le mouvement par la fin, ED. Cheyne, 2005.
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3
Cette parole réaliste mais d’apparence pessimiste, nous introduit aux « renoncements
nécessaires » (J. Viorst) qui jalonnent toute vie : fin d’une gestation, de l’enfance ou de l’âge
adulte aux contours et bornages improbables, fin d’un amour, de nos responsabilités
professionnelles, de notre résistance inoxydable... autant d’occasions de faire un travail de
deuil, selon la belle expression de Paul Ricœur. Lignes de vie en pointillés qui nous
achemineront un jour vers un point final auquel les croyants de tous bords tentent de donner
un sens.
Etienne Klein, physicien au CEA rappelle que « si l’horloge ne mesure qu’un avatar du
temps.../ en mesurant de la durée, on mesure les effets du temps, mais pas le temps. » Et
quand il ajoute que l’horloge ne fait que « transformer l’horloge en un mouvement spatial »,
il rend définitivement caduque ma velléité du début qui consistait à séparer les mots du temps
et de l’espace.
Ce rappel qui relève de la physique et de la métaphysique donne à chaque instant la valeur
d’un fragment d’éternité et nous invite à le vivre comme un autre commencement, sans pour
autant faire l’impasse sur l’entre-deux ou le vide, espaces de transition nécessaires pour en
lisser les fins.9
Les mots des commencements, je les ais distillés et dispersés tout au long de cette méditation
partagée, mais il me plairait surtout que nous puissions les introduire ou les réintroduire dans
nos vies familiales, professionnelles, associatives pour nous sauver de l’usure et de la
lassitude, en faisant du neuf et pas seulement du nouveau vite obsolète. Réveiller le désir,
mettre de la fantaisie dans le quotidien, innover, re-motiver. Etre suffisamment insensé pour
vouloir irriguer nos vies de sang neuf. Dans le labyrinthe de nos existences, réinventer des
projets et mobiliser autour d’eux des énergies où le sens du collectif se conjugue avec
l’espérance sans laquelle il n’y a pas d’avenir possible.
Et commencer à tout instant. Dès aujourd’hui.
Grâce à Dieu ou à ses anges, iI y a toujours un poète embusqué derrière les mots du désir et
prêt à nous réenchanter avec son alphabet de la création...
Ainsi commence le bonheur,
Un silence où les mots s’accordent
La vie, la mort sont les deux lèvres du soleil,
La terre éclose en nos visages,
Ô bouche ouverte à la naissance !
Le chant et l’ombre. Armen Tarpinian10
Marie-Françoise Bonicel est enseignant-chercheur de l’Université de Reims, docteur en
psychologie sociale clinique, diplômée de sciences politiques et économiques, gestaltthérapeute, formatrice, coach, consultante. Co-auteure de plusieurs ouvrages collectifs et
auteur de Entre mémoire et avenir, Essai sur la transmission. Ed. Palio, 2010.
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Un de ces lieux intermédiaires déjà sollicités par Robert Scholtus et JB.Pontalis , cités précédemment, est évoqué dans le beau roman de
ROBINSON (M), Chez nous, Actes Sud, 2007, où elle évoque le grenier « sorte de limbes » , où s’entassent des objets remisés, mais
susceptibles de renaître à de futures et hypothétiques utilisations.
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TARPINIAN (A), Le chant et l’ombre, Ed. La part commune, 2009.
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