2910 Pierre-Edmond ROBERT様
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2910 Pierre-Edmond ROBERT様
111 « Filmographie proustienne » Du texte à l’image : Marcel Proust et À la recherche du temps perdu à l’écran Pierre-Edmond ROBERT Observer les tentatives, menées à bien ou non, d’adaptation cinémato‑ graphique d’À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, c’est les comparer avec les adaptations d’autres romans français de la première moi‑ tié du vingtième siècle. Ces adaptations d’œuvres littéraires qui sont donc antérieures sinon à l’invention du cinéma du moins à son essor accompagnent son développement. Devenu le « huitième art », ses progrès techniques — notamment le parlant succédant au muet à la fin des années 1920 —, ont permis depuis ces années-là l’inclusion du texte original, sous forme de dialogues ou de voix hors-champ. Chez les romanciers contemporains de Marcel Proust, André Gide a vu sa Symphonie pastorale (1919) adaptée à l’écran par Jean Delannoy en 1946. Ce film en noir et blanc a obtenu la même année la Palme d’or au festival de Cannes et Michèle Morgan le prix d’interprétation féminine pour le rôle de Gertrude, la jeune fille aveugle qui recouvre la vue. Dans la génération suivante, en restant chez les romanciers français les plus re‑ connus, les projets d’adaptation de Voyage au bout de la nuit (1932) de Louis-Ferdinand Céline n’ont pas abouti, tandis qu’au contraire L’Espoir, roman d’André Malraux publié en 1937, est aussitôt devenu un film : Espoir, sierra de Teruel, tourné en 1938 par Malraux sur les lieux de l’action — la Catalogne de la guerre civile en Espagne. Ce film en noir et blanc, où certains des acteurs jouent leur propre rôle, sorti en 1945 (Prix Louis-Delluc la même année), est un cas particulier d’adaptation immédiate. D’autres exemples permettraient de répertorier les situations intermédiaires : adaptations plus ou moins différées dans le temps, du vivant de l’auteur(avec sa collaboration ou non)ou posthume, adaptations fidèles ou réécritures complètes du roman source. 112 Deux projets d’adaptation de la Recherche du temps perdu de Proust ont vu le jour au tout début des années 1970, c’est-à-dire au moment où Proust est devenu le sujet favori de la critique littéraire ou nouvelle critique littéraire, et cela à l’occasion du centenaire de sa naissance(1871)et du cinquantenaire de sa mort (1922), entraînant un regain d’intérêt pour l’œuvre. En 1971, Luchino Visconti (1906-1976) qui venait de terminer Mort à Venise, sorti la même année, avait formé avec Nicole Stéphane le projet, resté inabouti, de porter le roman de Proust à l’écran. Le scénario, dont il s’était chargé avec Suso Cecchi d’Amico, devait rassembler la partie centrale de la Recherche du temps perdu. Visconti avait commencé des repérages dans les décors réels du roman de Proust : hôtels particuliers parisiens, paysages et villas de la Côte normande. Des clichés en noir et blanc, pris à l’époque par le photographe Claude Schwartz et publiés en 2002 par les Éditions Findakly, attestent de ce travail préparatoire. En 1972, une autre tentative infructueuse : Harold Pinter (1930-2008), qui était alors l’auteur à succès de pièces telles que Old Times(1970)et déjà le scénariste pour le réalisateur américain Joseph Losey (1909-1984) de The Servant et The Go-Between(1971), a écrit pour le même Losey un scénario pour une adaptation de la Recherche du temps perdu. Le scénario de Pinter a été mis en scène au National Theatre de Londres, en 2000, et sa traduction française a été publiée en 2003 aux Éditions Gallimard. Le film, reprenant la plupart des épisodes du roman, aurait eu une durée de plus de cinq heures. Si Losey et Visconti ne sont pas allés au bout de leur projet, d’autres après eux ont relevé le défi, même si l’on peut constater que l’entreprise n’a pas tenté les réalisateurs français. Un amour de Swann, film (1984) de Volker Schlöndorff, le réalisateur allemand du Tambour et le plus français des réalisateurs allemands puisqu’il a été l’assistant d’Alain Resnais (L’Année dernière à Marienbad, 1961, scénario d’Alain Robbe-Grillet) et de Louis Malle (Le Feu follet, 1963, d’après le roman de Pierre Drieu la Rochelle)a été le premier. Malgré ses qualités, l’adaptation d’Un amour de Swann n’a pas entièrement convaincu la critique, et en particulier la critique proustienne, lors de sa sortie, ce qui ne l’a pas empêché de trouver un public, notamment 113 grâce aux rediffusions de la télévision. Il s’agit d’une adaptation soigneuse de cette partie de Du côté de chez Swann. « Un amour de Swann » qui a souvent été publié à part est un roman psychologique dans la tradition des dernières années du dixneuvième siècle. Les décors et les costumes minutieusement reconstitués sont ceux du monde parisien, des années 1870 à 1913 : salon bourgeois des Verdurin, aristocratique des Guermantes. Les personnages correspondent à des fonctions répertoriées : les amants (Swann et Odette de Crécy, interprétés par Jeremy Irons et Ornella Mutti — voix doublées en français), le rival (Forcheville), l’ami (le baron de Charlus qui offre à Alain Delon, à qui on a fait la tête de Robert de Montesquiou dans son portrait par Giovanni Boldini, sans doute l’un de ses meilleurs rôles). Schlöndorff a enrichi l’épisode par une série de renvois et d’échos prélevés dans le reste de la Recherche du temps perdu qui en donnent une image assez complète, puisque Du côté de chez Swann annonce La Prisonnière et Albertine disparue. Swann se superpose ainsi au narrateur de la Recherche du temps perdu : dans la première scène, on le voit écrire assis dans son lit et dans un des derniers plans trébucher comme par anticipation sur les pavés de l’hôtel des Guermantes du Temps retrouvé. Le Temps retrouvé, film(1999)du cinéaste chilien Raul Ruiz, avec pour le scénario la collaboration de Gilles Taurand, musique originale de Jorge Arriagada, (2 h. 42), est une adaptation brillante du dernier tome de la Recherche du temps perdu. S’y ajoutent des épisodes, des répliques, des situations qui figurent dans d’autres volumes (notamment À l’ombre des jeunes filles en fleurs et La Prisonnière)ou qui appartiennent à la vie de leur auteur. C’est ainsi que le film débute par l’agonie de Proust, dictant à sa gouvernante, Céleste Albaret, des additions destinées aux passages décrivant la maladie et la mort de Bergotte, additions qui n’ont été transcrites et publiées qu’en 1988 lors de la réédition de La Prisonnière dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Proust y est joué par un acteur qui ressemble aux portraits que Helleu et Dunoyer de Segonzac ont fait de lui sur son lit de mort, un acteur différent de celui qui incarne le narrateur de la Recherche du temps perdu : celui-là un extraordinaire sosie de Proust plus jeune, Marcello, le bien nommé, Mazzarella. En utilisant des acteurs correspondant aux différents âges de l’auteur et de son narrateur, de l’en- 114 fance et l’adolescence à la maturité, Ruiz révèle efficacement la structure complexe du roman de Proust. À partir des derniers ajouts de l’auteur mourant, Ruiz présente Le Temps retrouvé dans l’ordre de sa chronologie, du séjour que le narra‑ teur du roman fait à Tansonville en compagnie de Gilberte, née Swann (Emmanuelle Béart), jusqu’au « Bal de têtes », scène essentielle, crépusculaire, annoncée dès les premiers séquences du film grâce à des enchaînements d’images oniriques. Les décors sont précisément restitués, mais Ruiz sait les faire passer du réel au surréel. Ainsi, les chapeaux haut-de-forme que les mondains dans les salons avaient l’habitude de poser, renversés et contenant leurs gants, à côté de leur siège, dans les salons, deviennent-ils, rangés en quinconce sur le carrelage en damier du vestibule d’un hôtel particulier, l’allégorie de leur mort. Comme Schlöndorff, Ruiz a prélevé dans l’ensemble de la Recherche du temps perdu des scènes, des situations destinées à éclairer les passages mis en scène, quand il n’a pas inventé de toutes pièces des épisodes qui ne figurent pas dans le roman de Proust(comme la tasse cassée par le narrateur chez Gilberte à Tansonville). Reconnaître de telles modifications ou interprétations suppose une connaissance de l’œuvre avant son visionnage à l’écran, sans pour autant l’interdire. Il en est de même par exemple pour les nombreuses adaptations cinématographiques des pièces de Shakespeare, parmi les plus connues. Il suffit pour s’en convaincre de comparer Hamlet de et avec Laurence Olivier (1948) et la version de Kenneth Branagh (1997) dé‑ placée dans l’Autriche-Hongrie de la fin du dix-neuvième siècle, ou encore la version de Michael Almereyda(2000), située à New-York. Et que dire des adaptations du Marchand de Venise(de Michael Radford en 2004, avec Al Pacino dans le rôle de Shylock, en costume d’époque), des différents Richard III(de Laurence Olivier encore, en 1955, et de Richard Loncraine, en 1995, qui l’a transposé dans les années 1930) ou bien de Roméo et Juliette, aux multiples versions tournées dès les débuts du cinéma, modernisées ou non, ou encore de Macbeth, respectivement par Orson Welles (1948), et par Akira Kurosawa(Le Château de l’araignée, 1957)ou Roman Polanski(1971) ? 115 À l’écran(et on avait déjà pu le vérifier avec le film de Schlöndorff)la cruauté de Proust se trouve soulignée, comme la dérision des rapports sociaux. Ruiz paraît avoir laissé à ses acteurs une plus grande liberté sans doute que Schlöndorff aux siens. Parmi eux, Catherine Deneuve (Odette), Vincent Perez (Morel), Pascal Greggory (Saint-Loup) et John Malkovich (voix partiellement doublée), jouant avec force le baron de Charlus qui ne se résume pas en effet à sa caricature (on aperçoit aussi . Certains Alain Robbe-Grillet en Edmond de Goncourt chez les Verdurin) lecteurs de Proust qui avaient bien sûr leur propre vision des personnages ont critiqué non sans naïveté la distribution : Catherine Deneuve n’est-elle pas trop élégante pour Odette, Pascal Greggory n’accentue-t-il pas trop la vulgarité qui affleure pourtant chez Saint-Loup ? Élégance, vulgarité : c’est toute la matière d’un discours convenu d’autojustification, toute la dialectique du cant. En l’occurrence, il suffit de se reporter au texte. Surtout, la narration cinématographique de Ruiz rejoint celle de Proust, mosaïque des images par-dessus celle des mots, suscitant l’émotion. Les acteurs choisis par la réalisatrice Chantal Akerman pour son film : La Captive : Stanislas Merhar, Sylvie Testud, Olivia Bonamy, Liliane Rovère n’ont pas suscité de réserves lors de sa sortie en septembre 2000. Pourtant, dans La Captive, outre le titre de Proust(La Prisonnière), Chantal Akerman a changé le nom des personnages : Stanislas Merhar est non pas « Marcel » mais Simon et Sylvie Testud n’est pas Albertine mais Ariane, Marcel et Albertine étant « trop mythiques », selon Chantal Akerman. Andrée, Léa, Françoise qui « ne sont pas mythiques » pouvaient en re‑ vanche conserver leur nom. La grand-mère du héros, bien qu’elle soit déjà morte à ce moment-là du roman de Proust, figure dans le film. L’Île aux morts de Rachmaninov rythme le film. On l’entend au début et au milieu ; elle colle aux images de Simon poursuivant Ariane. On la retrouve à la fin quand Simon perd Ariane. Extrême originalité de cette adaptation ramassée (1 h. 48) de La Prisonnière, puisqu’elle s’affranchit du titre de ce volume de la Recherche du temps perdu, comme d’une partie de sa structure romanesque et notamment de la soirée chez les Verdurin qui en occupe le centre, ainsi que de son contexte historique. Chantal Akerman (réalisatrice de films « art et essai », entre autres de Portrait d’une jeune fille de la fin des années 60 116 à Bruxelles et de Un divan à New-York), a choisi cette partie de l’œuvre de Proust parce qu’elle était pour elle un merveilleux souvenir de lecture. Éric De Kuyper, co-scénariste, a travaillé dans ce même sens. C’est à partir de leurs propres souvenirs de Proust qu’ils ont repris la seule situation du livre : les rapports des deux protagonistes, hors les mondanités : la soirée Verdurin et les après-midi chez la duchesse de Guermantes dans La Prisonnière. C’est le découpage qu’avait fait Marcel Proust, raccourcissant pour une pré-publication sous le titre de Précaution inutile, La Prisonnière. Il n’avait conservé que les deux premières des journées qui structurent le roman, coupant près de 300 pages pour enchaîner sur sa con‑ clusion. Le film est resitué dans le monde contemporain, mais un contemporain qui englobe subtilement tout un demi-siècle, de 1950 à 2000, c’est-à-dire la vie de la réalisatrice. Si les dialogues reprennent Proust, c’est insciemment, puisqu’ils n’ont pas été tirés du texte ni vérifiés sur lui. Liberté assumée donc(« Adapter un livre c’est l’adopter. Ou se faire adopter par lui. », selon la formule d’Éric De Kuyper). La gageure est tenue : le film témoigne d’une réelle fidélité à l’esprit du huis clos où s’enferment les deux protagonistes, une fidélité paradoxale en raison du décalage chronologique, de l’écart avec la lettre du texte. La réalisatrice ne s’est pas préoccupée de ses devanciers : elle a déclaré de pas avoir vu le film de Schlöndorff et seulement la dernière heure du Temps retrouvé de Ruiz. Elle ne s’est pas préoccupée non plus du contexte historique ni du réalisme pour montrer tout au long du film l’univers de plus en plus resserré des personnages, à l’image de leur destin. Elle a enfin, comme Schlöndorff et Ruiz, emprunté des scènes dans le reste de la Recherche du temps perdu : les séjours du héros à Balbec, dans À l’om‑ bre des jeunes filles en fleurs et dans Sodome et Gomorrhe, grâce au film de vacances (une trouvaille !) de la première scène, et inséré des fragments d’Albertine disparue(la mort d’Albertine, la recherche d’une jeune femme qui ressemble à Albertine), c’est-à-dire tout l’épisode : le roman d’Albertine. Dix ans après le film de Chantal Akerman une autre réalisatrice, Nina Companeez(scénariste du Hussard sur le toit de Jean-Paul Rappeneau en 1995, réalisatrice de divers films et en particulier de séries pour la télévision) , a commencé en 2010 une adaptation de la Recherche du temps perdu 117 pour France Télévisions et la chaîne culturelle franco-allemande Arte sous la forme de deux parties de 105 minutes chacune. Les décors : Paris et Cabourg, bien sûr. Les acteurs : Dominique Blanc(Mme Verdurin) , Didier Sandre(Charlus), Bernard Farcy(le duc de Guermantes). Si la mise en image de l’œuvre ne cesse de se révéler délicate, reste la vie de l’auteur. La télévision a contribué, avec ses moyens, aux biographies de Proust, remplissant souvent avec bonheur une mission pédagogique. Le Portrait-Souvenir de Roger Stéphane qui avait filmé en noir et blanc, en 1962, ces témoins du temps de Proust depuis longtemps disparus : François Mauriac, Jean Cocteau, Paul Morand, Jacques de Lacretelle en est le premier exemple. Claude Santelli, réalisateur de la série télévisée « Les cent livres des hommes », au début des années 1970, y a inclus un Proust, mêlant présenta‑ tion de l’œuvre et dramatisation(un premier rôle pour Isabelle Huppert). Dans la série de FR3 « Un siècle d’écrivains », un autre exemple : le Proust de Pierre Dumayet, vétéran des émissions littéraires télévisées comme Claude Santelli, réalisé par Robert Bober en 1995, est moins une présentation de l’auteur que de son regard. Proust vivant, film de Jérôme Prieur, en 2000, plus court(25’)que celui de Dumayet, est un portrait de Proust en « tombeau », forme artistique ici reprise au pied de la lettre car il débute par des vues des bustes et des statues funéraires filmées au Père-Lachaise, et l’évocation de l’enterrement de Proust en novembre 1922. Sa seconde partie qui présente les moments de la vie de Proust sans plus d’analepses narratives est un objet d’enseignement utile et efficace. Autre mise en image qui privilégie le contexte de l’œuvre : le Céleste de l’Allemand Percy Adlon (1982), dont c’était le premier film (1 h. 46). Percy Adlon n’a pas adapté le roman de Proust mais a recréé la vie quotidienne de Céleste Albaret, au service de « Monsieur Proust » dans l’appartement du 102, boulevard Haussmann, où il a vécu de 1906 à 1919, et où il a écrit l’essentiel de la Recherche du temps perdu. C’est elle le personnage principal (rôle tenu par Eva Mattes) et non lui (Jürgen Martin). Parce qu’il parvient à recréer les circonstances de l’écriture et d’une vie consacrée à l’écriture, le foisonnement d’une œuvre progressant de l’inté- 118 rieur par ajouts successifs comme sur ses manuscrits raturés, ce film a été salué par la communauté des proustiens, plus unanimes à son sujet que sur la qualité des adaptations de Schlöndorff et de Ruiz. Enfin, le plus original des films inspirés par l’œuvre de Proust est aussi le plus rare car il n’a pas été distribué en France à ce jour, en dépit d’un « prix de l’innovation », décerné au Festival des films du monde de Montréal en 2003. Il a été réalisé cette même année 2003 par l’italien Fabio Carpi sous le titre : Le intermittenze del cuore (Les intermittences du cœur). Ce titre est un de ceux que Proust avait envisagés avant de choisir À la recherche du temps perdu. Les intermittences du cœur sert finalement de titre à une partie de Sodome et Gomorrhe II. Fabio Carpi(né en 1925 à Milan) , d’abord romancier, nouvelliste et scénariste, a collaboré avec Vittorio de Sica, Dino Risi, entre autres, avant de réaliser plusieurs films, dont Il quartetto Basileus, film également primé à Nice et à Paris, Nel profondo paese straniero, Nobel (prix Fellini 2003 pour le scénario). Les Intermittences du cœur n’est pas une adaptation du roman de Proust, mais l’histoire d’un projet de film. Saul(Hector Alterio) , un réalisateur italien vieillissant, connu pour les documentaires qu’il a réalisés pour la télévision, est sollicité par un producteur français, Baumann (Michel Aumont), pour tourner un film sur Proust. Tandis que Saul rassemble la documentation nécessaire, visite Illiers-Combray et Cabourg pour des repérages, les souvenirs de sa propre vie, de sa jeunesse pendant la Seconde Guerre mondiale, refont surface à travers des conversations avec son fils, David(Alessandro Averone) . Sur l’écran de sa mémoire, Saul apparaît tel qu’il était jeune homme (Clément Sibony, dans le rôle de Saul jeune), se cachant pendant les derniers mois de la guerre dans un sanatorium alpin qui évoque celui de La Montagne magique de Thomas Mann. Le pré‑ sent et le passé s’interpénètrent alors que reviennent ses amours de jeunesse : Fiammetta (Vahina Giocante), Paola Dalai-Clara (Florence Darel). Baumann, le producteur, meurt soudainement : il n’y aura pas de film. Dans son bureau, Saul remplace alors les photos de Proust qu’il avait épinglées au mur par les siennes. Il a suivi le conseil que Proust donne à ses lecteurs dans Le Temps retrouvé : il est devenu le lecteur de luimême, au moment où il va mourir, non d’une maladie diagnostiquée par 119 erreur mais d’une crise cardiaque soudaine, devant la fenêtre d’un compartiment de train à travers laquelle on aperçoit, non la Vue de Delft du peintre Vermeer que contemple Bergotte en mourant, mais le paysage alpin de la jeunesse de Saul. Son film est maintenant terminé : c’est celui que nous venons de voir. Celui-ci est sans doute plus proustien que les adaptations de la Recherche du temps perdu, car il contient tout son système romanesque — à la fois récit et commentaires théoriques, réalité et autofiction — dans son écriture même et l’émotion qu’il communique. Faut-il en conclure que transposer Proust à l’écran est une mission impossible ? L’examen des différents films tirés de la Recherche du temps perdu nous conduit plutôt à comprendre comment chaque réalisateur a tenté de résoudre les difficultés que posent les dimensions de l’œuvre et son absence d’intrigue dans le sens habituel. Losey n’a pu filmer la totalité de la Recherche du temps perdu, ou du moins l’essentiel de ses trois mille pages, pas plus que Visconti dans le format plus réduit qu’il avait envisagé. Choisir « Un amour de Swann », comme Schlöndorff, Le Temps retrouvé, comme Ruiz, La Prisonnière comme Chantal Akerman, c’est-àdire des parties de l’œuvre qui forment des ensembles cohérents plus ou moins indépendants, quoique liés au reste de l’œuvre que chaque paragraphe réfracte, est une solution efficace. L’enseignant, l’auteur de manuels de littérature, tous les passeurs à leur tour, sont confrontés aux mêmes choix sur les mêmes critères d’intelligibilité et de durée. Chacun des réalisateurs a su restituer la narration particulière d’un récit aux voix multiples : Ruiz en multipliant les figures du narrateur, Chantal Akerman en prenant la narration à son compte. Mais c’est en s’éloignant du texte de la Recherche du temps perdu que le réalisateur Fabio Carpi parvient à en transmettre l’esprit et en mettant en image cette « psycho‑ logie dans le temps », que Proust annonçait lors de la sortie de Du côté de chez Swann, et qui est, avec un ensemble de réflexions allant de l’art et des sciences humaines aux sciences de la nature, la leçon principale de son livre. (Professeur à l’Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III)