Jeoffrey MICHEL- Antichrist Superstar

Transcription

Jeoffrey MICHEL- Antichrist Superstar
Marilyn Manson
Antichrist Superstar
lu par Jeoffrey Michel
Octobre 1996, un souffle bouillant traverse les États-Unis. Un
vent de terreur fait frissonner les croyants sur le parvis des églises.
On parle de l’Antéchrist. Pour la première fois dans le pays entier,
on murmure le nom de Marilyn Manson.
Antichrist Superstar, une œuvre majeure. Une œuvre ardente,
qui brûle et cautérise comme un fer éternellement chauffé au
rouge. Un album qui fait monde, un monde pourrissant qui, dans
un élan nihiliste, ne peut qu’être voué à la destruction pour
mieux recommencer son interminable échec. Un constat
fataliste ? Ou bien une incitation au dépassement de soi ?
Cycle I
Le Hiérophante
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Irresponsible Hate Anthem
C’est ici que déambulent les humains, ces singes qui refusent
d’être des animaux.
We hate love. We love hate.
Ainsi résonnent les pas. Ainsi vibre l’écho de ce qui est
imprononçable dans le monde du dessus, peuplé de silhouettes,
de masques, de lumière. Des sommets de la ville et de leur corps
s’écoule leur crasse qui se déverse jusque dans les tréfonds du
monde du dessous. La cité est à l’image de l’homme : la surface
qui nie la nature, les profondeurs enceintes des vérités
inavouables.
Je suis la frontière.
Grands, petits, jeunes, vieux, riches, pauvres, femelles, mâles,
tous sont unis dans la haine. Ils croient vivre, marchant d’un pas
cadencé au rythme de leur propre désœuvrement. Mort. Guerre.
Bêtise. C’est ce qui fait de l’audience. C’est par cette fascination
morbide que les écrans s’accaparent leurs interfaces humides et
fragiles qu’ils appellent visages. Humide, car elle suinte de la
détestation de l’autre. Fragile, car c’est toujours ce qui cède en
premier dans les recoins les plus sombres, où l’emprise de la
surface se relâche. Une lèvre qui éclate. Un nez qui craque. Un
œil crevé. Toujours, le sang qui vient me souiller.
Tandis que je bois cette sève poisseuse, quelque chose grandit
en mon sein. Un sinistre écho qui gronde dans mes entrailles.
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Lorsque vous souffrirez, sachez que je vous aurai trahis.
Né de la rue, né du goudron : voici l’avènement du Ver.
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The Beautiful People
— Qu’est-ce que tu fais là ? Il va falloir te remuer le train si tu
veux être choisi !
— Hein ?
Après trois jours de marche, ce premier contact était un peu
rude. Je venais d’arriver dans ce petit village et, éreinté, m’étais
assis au bord de la fontaine, dans ce qui semblait être la place
centrale du hameau. L’homme qui m’avait abordé avait un corps
épais et une tête ronde qui affichait un nez rougeaud et des lèvres
froncées.
— C’est aujourd’hui la cérémonie, grogna-t-il.
— Quelle cérémonie ? Je suis désolé, je viens d’arriver…
— Tu te trouves dans la vallée d’Holy Wood, où nous autres
les Laids vivons heureux.
Il pointa un doigt boudiné vers la colline au nord.
— Et le manoir là-haut, c’est Holy Wood. C’est là que résident
les Beaux. Tous les septièmes jours de la semaine, ils descendent
nous faire l’honneur de leur présence pour la cérémonie.
— Les Beaux ? Les Laids ? Je ne comprends pas très bien.
— Les Laids, c’est nous. Les Beaux, c’est eux. C’est pourtant
pas bien compliqué.
— Mais qui sont-ils ?
Les yeux pétillants, le Laid me raconta comment les Beaux
montraient aux Laids comment vivre pour être heureux. Ils
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étaient grands et charismatiques, ils savaient ce qui était bon pour
les Laids : se lever tôt, travailler dur, consommer, se reproduire.
C’étaient là les clefs du bonheur. Ne rien faire, c’était prendre le
risque de penser, et penser, c’était souffrir.
Emballé par la joie de l’homme, je lui demandai en quoi
consistait la cérémonie. Il m’expliqua que les Beaux descendaient
parmi les Laids pour donner un spectacle magnifique, avant de
choisir un Laid qu’ils emportaient avec eux sur les sommets
d’Holy Wood. On ne revoyait jamais les heureux élus. Certains
pensaient qu’ils étaient transformés en Beaux. D’autres
supposaient qu’ils étaient simplement récompensés pour leur
travail par une éternelle jouissance.
Curieux, je suivis le Laid à l’usine et m’insérai dans la chaîne
des travailleurs. Cet homme avait raison : ne plus penser était un
tel soulagement ! Pourquoi n’y avais-je pas songé plus tôt ? Ces
Beaux étaient vraiment des bienfaiteurs.
Le soir venu, nous nous rassemblâmes à la place centrale. Nous
attendions fébrilement les Beaux. Ce fut alors que je les vis. Vêtus
de longs et luxueux habits, perchés sur d’immenses jambes, un
visage parfait dessiné sur une tête sans cheveux. Ils étaient
magnifiques. L’un d’eux nous fit un discours galvanisant, pendant
qu’un autre nous fit marcher à pas cadencé. Les paroles qui
caressaient l’oreille, le rythme froid de notre défilé. Nous faisions
partie d’un tout.
Puis vint le moment de désigner l’élu. Cela se passa très vite.
Un Beau s’avança devant nous. Il sembla hésiter un instant, puis
brandit un doigt fin dans ma direction. Ils m’avaient choisi ! Au
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comble de la joie, je les suivis vers les sommets d’Holy Wood. Ils
m’ouvrirent les portes de leur manoir. Ils me servirent mets et
liqueurs qui, au palais, semblaient être de la joie comestible.
L’esprit comblé, je me laissai guider au cœur de la demeure. Ils
m’installèrent sur un matelas de bois. Je leur souriais. Ils s’assirent
autour de moi en me rendant mon sourire.
Puis je vis les couteaux et les fourchettes entre leurs doigts
squelettiques. La douleur fut insoutenable. Ils m’avaient trahi.
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Dried Up, Tied and Dead to the
World
Un cœur. Un petit cœur. Un petit cœur pincé. Un petit cœur
pincé dans un étau. Un petit cœur pincé dans un étau rouillé. Un
petit cœur pincé dans un étau rouillé pour contenir ses
battements. Un petit cœur pincé dans un étau rouillé pour
contenir ses pincements et le maintenir devant les écrans.
Il étouffe, mais il en veut encore. Il suffoque, mais il y croit
encore. Il râle, mais il consent toujours. Des aiguilles percent ses
artères pour le brancher au disjoncteur. Des prothèses
métalliques soutiennent sa chair palpitante comprimée entre les
serres corrodées.
Puis ça éclate. La pression : trop forte. Le sang gicle. Le sang
fuit. Et le petit cœur pincé s’étiole, le petit cœur pincé se délite,
asphyxié et comprimé par son échappatoire au monde. Sa prison.
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Tourniquet
Elle est ma chair. Elle est mon sang. Elle est faite de cheveux,
d’os et de petites dents. Je la nourris de ma peau, je l’abreuve de
mon souffle. C’est du sacrifice de mon corps qu’elle doit
l’existence du sien. Elle est ma création.
Dans un monde où l’humanité est pervertie, il m’était
impossible d’aimer. Il me fallait un être pur, vierge de toute
souillure. Je l’ai créée. Ma créature, croissant dans le cocon que je
lui ai préparé, préservée du monde et de sa violence, a pu grandir
en toute innocence. Dans sa beauté immaculée, j’ai enfin trouvé
quelque chose digne d’être aimé.
Mais je perçois dans son regard ce que j’espérais ne jamais y
voir. Quand elle me regarde, dans les yeux noirs qui habitent ses
orbites, j’y décèle de la haine. Cette haine que j’ai voulu fuir en
lui donnant naissance. Pourquoi me hais-tu ? Où ai-je échoué ?
C’est pourtant avec tendresse que je nettoie tes plaies. C’est
pourtant avec douceur que j’huile ta peau qui se dessèche. C’est
pourtant avec amour que je te préserve du monde extérieur.
Je cherchais la pureté, je n’ai trouvé que de la bile d’amertume.
Peut-être son ressentiment est-il l’expression la plus pure de la
haine ? Peut-être, en cultivant cette créature hors du monde, ai-je
mis le doigt sur l’horreur la plus intime qui s’incarne dans
l’humanité ?
Elle continue de dépérir. Elle poursuit sa pénible agonie. Son
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regard noir persiste. Toujours, je panse ses blessures. Toujours, je
bande ses flétrissures. Mais la décomposition est inéluctable : les
mouches ont pondu leurs œufs.
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Cycle II
L’Inauguration du Ver
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Little Horn
Le Loup se léchait les babines, savourant sa victoire. Il n’avait
plus à se terrer dans sa petite tanière des jardins d’Eden : les
jardins d’Eden étaient devenus sa tanière. Grâce à la ruse, la
manipulation, et une inépuisable avidité, il avait soumis tous les
autres animaux. C’était simple : il avait simplement eu à leur faire
croire qu’il était indispensable à leur vie. Dès lors, ils le servaient
avec diligence pendant qu’il leur apprenait à s’entre-dévorer. Son
triomphe était total. Son règne, sans partage.
Mais un soir, l’horizon rougit. Le ciel se mit à frémir. Puis la
terre se déchira en deux. Quelque chose de terrible surgit des
profondeurs, une Bête abominable : un Grand Dragon Rouge à
sept têtes et à dix cornes. Le sang du Loup se glaça à la vue
insupportable de ce monstre chimérique. La plus petite de ses
cornes possédait un visage : des yeux déments, un nez tordu par
la haine, une bouche hurlant à la mort. Comme accablé par les
ravages du temps, le Loup sentit son propre pelage pourrir sur sa
peau. Les animaux, eux, semblaient pris entre l’horreur et la
fascination. La Bête chargea.
Daniel se réveille en sursaut. Le front perlé de sueur, la gorge
nouée d’angoisse, il se précipite sur son carnet pour y consigner
son cauchemar. Ses rêves ne le trompent jamais : l’Antéchrist est
né.
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Cryptorchid
On tourne et se retourne. Le sommeil impossible, on s’agite
dans les draps comme les vers dans la boue, comme les aveugles
dans les ténèbres, comme les oubliés dans le néant du monde du
dessous. Dans notre éveil rêvé, nous levons nos visages vers les
nuages et pointons un doigt blafard vers la lune. Le temps
approche où celle-ci éclipsera le soleil. Et alors, lorsque nous
souffrirons, nous saurons qu’il nous aura trahis.
On tourne et se retourne. Lovés dans la fange, nous attendons
la main qui nous en extirpera. Nous attendons sa venue.
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Deformography
Le Ver se tortille dans le goudron. Il doit s’en dégluer,
s’arracher de ce terreau mortel avant qu’il ne l’engloutisse, comme
les autres pauvres hères du monde du dessous. Alors le Ver
décide de s’extirper pour s’insinuer dans les limons plus doux du
monde du dessus. Il doit montrer qu’il est possible de se déraciner
de la boue pour nager dans les eaux plus claires.
Il s’élance et s’injecte, tel un virus, dans la ruche des
dominants. Imposer la laideur parmi la beauté. Instaurer le chaos
au milieu de l’ordre. Dévoiler la violence au cœur du miel. Faire
pourrir le fruit. Son rôle n’a jamais été aussi clair : montrer la voie
aux ombres plongées dans la tourbe. Être un messie sans devenir
une icône. Devenir un Je contre le monde.
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Wormboy
J’ai contemplé la splendeur d’Holy Wood. Une beauté radieuse
et menaçante. Une magnificence céleste et effroyable. Dès
l’instant où j’y ai posé les pieds, j’ai regretté mon humide et tiède
bauge, où la vie était facile et presque agréable.
Mais le retour en arrière est impossible. J’ai suivi les sentiers de
la haine jusqu’ici, je n’ai d’autre choix que de poursuivre. Pour
m’adapter à ce milieu hostile, j’ai dû me taillader le dos afin de
permettre à mes ailes de pousser, j’ai dû me racler les genoux pour
me conformer à la grandeur inquiétante des lieux. Cependant,
mes plaies ne guérissent jamais : je ne peux m’empêcher de gratter
les croûtes.
Jusqu’au jour où mes membres sont devenus béquilles. Les
limites de mon corps frêle ont été dépassées. De Laid, j’ai évolué
en Beau.
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Mister Superstar
— Nous nous trouvons actuellement devant la salle de concert
où se produira ce soir ce nouvel artiste controversé qui n’hésite
pas à abuser de la provocation pour attirer tous les projecteurs sur
lui. Vous l’aurez compris, nous parlons de Mister Superstar, et
comme le témoigne la longueur de la file d’attente, son succès est
incontestable. Mais si le succès vient avec des milliers de fans, il
s’accompagne aussi de son lot de détracteurs, comme le montre
cette manifestation chrétienne qui tente de faire interdire le
concert. Nous avons déniché un admirateur de Mister Superstar
ainsi qu’un manifestant qui ont tous deux accepté de parler
devant nos caméras. Laissons d’abord la parole à Martine, qui
brandit fièrement sa pancarte « Jésus n’aime pas Mister
Superstar ». Pourquoi manifestez-vous ?
— Un peu de bon sens, mon garçon… Ce « Mister Superstar »
est l’incarnation du mal ! Il manipule les jeunes pour détruire
dans leurs esprits toutes les valeurs qui fondent notre beau pays.
C’est un agent du chaos et de la dépravation ! Avez-vous une idée
de ce qui se passe dans ces spectacles de dégénérés ? Je vais vous le
dire : ils se scarifient et torturent des animaux sur scène pendant
que le public se vautre dans des orgies sanglantes ! C’est un
théâtre de l’obscénité ! Il faut faire interdire ces concerts
diaboliques ! Il faut protéger nos enfants !
— Avez-vous été témoin de ces excès de débauche ?
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— Bien sûr que non ! Jamais je ne me rendrais à un tel
rassemblement de perversion !
— Je vois, merci de votre intervention. Donnons maintenant
la parole à… Comment vous appelez-vous, déjà ?
— The Lord of Darkness. C’est un pseudonyme, voyez.
— Je vois. Qu’avez-vous à répondre aux propos de Martine ?
— Vous savez, elle ne sait pas de quoi elle parle. Mister
Superstar nous apprend comment la société nous formate et
comment la religion nous empêche d’être nous-mêmes, voyez.
Nous ne serons plus oppressés par le fascisme du christianisme,
qui nous dit que c’est en étant nous-mêmes qu’on va en enfer.
Nous ne serons plus oppressés par le fascisme de la beauté, qui
nous dicte comment on doit être pour exister. Plus que jamais,
grâce à Mister Superstar, nous réapprenons à être nous-mêmes.
Voyez.
— Ces vêtements et ce maquillage que vous portez, c’est
exactement comme Mister Superstar, non ?
— Ouais, pourquoi ?
— Vous pensez être vous-mêmes en imitant quelqu’un
d’autre ?
— … Non mais c’est pas pareil.
— Merci pour votre réaction. Nous allons maintenant nous
rapprocher de… Tiens, il y a de l’agitation là-bas. Mister Superstar
vient de sortir pour saluer la foule. Ça alors, qu’est-ce que… Une
jeune fille s’approche de nous. Elle est armée ! Elle…
— Donne-moi cette caméra. Dépêche enculé ! Vous voyez ce
connard, là-bas ? C’est Mister Superstar. Et moi, je suis sa plus
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grande fan. Je vais à tous ses concerts. Personne ne l’aime plus
que moi, personne ! Mais la dernière fois, je suis allé le voir à la fin
du concert. Il a refusé de me baiser. Moi, sa plus grande
adoratrice ! Je me tuerai pour lui ! Je vous jure je le fais. Mais
avant ça, je vais buter cet enfoiré, devant tout le monde, pour
prouver à tous que c’est moi sa plus grande fan. Si je ne peux pas
l’avoir, personne ne l’aura.
PAN !
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Angel with the Scabbed Wings
Un ange aux ailes écorchées sur un trône de poudre et de
foutre. Prince de la boue au sommet d’Holy Wood ; Seigneur des
fous sous la lumière des projecteurs ; Roi des Laids au royaume
des Beaux.
Gratter les croûtes. Écorcher la peau. Le sang qui suinte et
jaillit comme un surplus de haine.
Ils n’ont rien compris.
Ils pouvaient devenir leurs propres maîtres. Ils avaient le choix
entre l’inspiration et l’avilissement. Mais ils ne veulent pas être
sauvés. Tout ce qu’ils désirent, c’est échanger un maître contre un
autre. C’est s’éblouir sous la lumière d’une star. Ils se complaisent
dans leur soumission d’esclaves.
Gratter les croûtes. Écorcher la peau. Le cuir qui se déchire en
même temps que la gorge.
C’est un échec.
Cette ascension n’a plus de sens. S’extirper du goudron pour
se propulser dans l’espace, l’infini vide où règne solitude et
vacuité. L’ange s’arrache ses ailes prothétiques : elles serviront de
parois pour sa chrysalide. Ils veulent une star ? Ils veulent un
maître ? Leur désir sera comblé jusqu’à ce que l’écœurement
écume sur leurs lèvres craquelées.
Gratter les croûtes. Écorcher la peau. La bile amère qui
remonte des entrailles pour brûler la trachée.
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L’Homme ne peut toujours récolter ce qu’il a semé.
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Kinderfeld
Le Ver a chaud, il est heureux, enroulé dans son tendre et
crasseux cocon. Plus de monde, plus de haine, il est seul avec luimême, avec son enfance, douce enfance évanouie, brouillée
derrière les regards, derrière les interfaces qui crachent leur
présence. Douce enfance et les bleus sur les genoux, parce qu’il
fallait croire et craindre Dieu. Douce enfance souillée d’une tache
indélébile, l’innocence qui a laissé derrière elle un trou en forme
de cri.
Le Ver tourne et se retourne. Il sait qu’il y a un monde dehors,
un monde qu’il ne veut plus voir. Il veut rester néant, mais
l’inconfort se fait sentir. Il devra percer les parois de sa chrysalide,
mais il a peur. Peur de Dieu, peur de lui-même. Mais s’il devenait
Dieu ? Il n’aurait plus que lui à craindre.
Le Ver s’agite. Sa vieille peau se craquelle. Des ailes diaphanes
déchirent doucement son dos. De l’inconfort, il est devenu fort.
Aucun retour possible. Il doit sortir et étirer ses nouveaux
membres. Il fissure sa chrysalide et se déploie.
Il n’a plus peur du monde : c’est le monde qui a peur de lui, car
il n’est plus rien d’humain. Voici l’avènement du Désintégrateur.
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Cycle III
L’Ascension du
Désintégrateur
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Antichrist Superstar
Il nous faut nous repentir.
Nous voulions une star pour nous divertir.
Nous voulions un maître pour nous décharger du monde.
Nous voulions un Christ pour dévorer nos péchés.
Nous avons Antichrist Superstar.
Nous l’aimons, nous le haïssons, il est notre création, le
monstre imprévisible produit par notre civilisation, le Grand
Dragon Rouge dont les sept têtes repoussent toujours.
On se bouscule pour le voir ; on se bouscule pour se vendre ;
on se bouscule pour n’être plus rien, aspirés dans sa gueule,
déchiquetés comme la Bible dans ses mains.
Nous pointons nos doigts ensanglantés vers la lune, car elle
éclipse le soleil. Sous les ailes du Désintégrateur, nous crions en
cœurs, nos corps palpitants dans la hargne de la foule, pendant
qu’un vent de braise hurle dans nos rues, pendant qu’un vent de
cendre se tasse dans nos poumons, pendant que le monde brûle.
Il nous faut nous repentir, car la douleur perce nos poitrines :
nous savons qu’il nous a trahis.
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1996
Il y a tant de pécheurs qu’une petite flamme pour chaque être
humain suffirait à embraser le monde.
Que brûle le monde du dessous ! Que brûle le monde du
dessus ! Je suis la réponse au désastre qu’est votre décadence. Je
vous hais autant que vous m’aimez, car je n’aime rien, car je hais
tout.
Que brûlent les Laids ! Que brûlent les Beaux ! Je suis la
gueule qui aspire au néant, la béance qui engloutit le monde. Je
vous aime autant que vous me haïssez, car vous n’êtes rien, car je
suis zéro.
Que brûle la lune ! Que brûle le soleil ! Je suis le dieu nihiliste
qui s’oppose à tout, qui ne créé rien. Les astres ne sont que des
sphères qui tournent dans le vide tandis que l’univers, dans son
expansion infinie, s’enflamme tout entier.
Que brûle Antichrist ! Que brûle Superstar ! Je suis la fin de
tout, la négation de l’être. Le trou en forme de Dieu.
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Minute of Decay
Chaque chose qui commence se rapproche de sa fin.
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The Reflecting God
Tu es pincé dans un étau rouillé. Coincé dans une étreinte
étouffante entre le paradis et l’enfer. Peu importe où tu iras,
puisque tu es déjà mort. Tu as été trompé par des parasites qui
t’ont condamné à la damnation.
Il est possible de s’échapper de ces limbes. En quête de lumière,
j’ai voulu regarder Dieu. Mais c’est moi que j’ai vu. Ton monde est
un mensonge. Il n’y a d’autre monde, de paradis, d’enfer, de Dieu,
que soi-même.
Contemple-toi dans le miroir et tire, car ton monde n’est que
mort. Réduis-le jusqu’à ce qu’il fasse la taille d’une balle, afin qu’il
puisse remplir son ultime but : annihiler un autre reflet.
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Man That You Fear
J’ai connu un monde, il fut un temps, lorsque le temps
signifiait quelque chose. Son ventre était chaud et gluant, un nid
douillet où naître en toute innocence. Puis il a fallu sortir, ouvrir
le goudron pour respirer l’air de la rue.
Je recevais les leçons du monde : aime ton prochain, viens en
aide aux démunis, travaille pour exister, écrase ton voisin pour
t’enrichir, le Christ a racheté tous nos péchés.
Un jour, j’ai trouvé quelque chose qui pourrissait dans une
poubelle. Mère m’a dit que c’était un morceau de viande
abandonné. Plus tard, elle m’avoua qu’il s’agissait des restes d’un
fœtus avorté. J’ai soudain grandi. Les croyances se sont
effondrées, et tout ce que m’avait enseigné le monde s’abîma dans
un puits sans fond.
Je me suis détaché du monde, le reniant pour en devenir la
négation. De l’enfant aimé par le monde, je suis devenu l’homme
dont il avait peur. Je l’ai pris entre mes mains pour écouter ses
hurlements de terreur. Le monde m’a voulu, je l’ai trahi.
Lorsque tous vos souhaits seront exhaussés, beaucoup de vos
rêves seront détruits.
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L’infini est l’impossibilité d’un commencement et d’une fin.
Toute création porte en germe sa destruction. Sa durée de
préservation n’est qu’une agonie destinée à s’évanouir dans
l’espace avant, qu’à nouveau, une nouvelle agonie ne prenne sa
place.
C’est ainsi que des cendres d’un monde mort naît toujours
l’embryon d’un autre. Il grossit, se forme, puis pousse ses premiers
vagissements, dont l’écho appelle la mémoire des derniers râles de
celui qui l’a précédé, de celui qui suivra, de lui-même. Puis la
mitose : un monde du dessous, un monde du dessus.
Et dans ses fraîches entrailles, un sinistre grondement s’agite :
Lorsque vous souffrirez, sachez que je vous aurai trahis.
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Écrire sur Antichrist Superstar : une épreuve que je savais
d’avance difficile. C’est une œuvre de vorace : elle se dévore en
même temps qu’elle vous engloutit tout entier. Je souhaitais la
déguster, morceau par morceau, pour la digérer dans des textes
autonomes qui retranscriraient les effets de la musique et
formuleraient une porte d’entrée pour un album qui n’est pas
toujours accessible.
En fin de compte, c’est l’album qui m’a grignoté. Impossible de
me sauver. J’étais pris au piège dans sa structure implacable, dans
sa narration morbide, dans la toile complexe qui relie chaque
pièce musicale. Englué dans ses rets, je n’ai pas été capable
d’écrire à partir de. Prisonnier de son goudron, je n’ai réussi qu’à
transcrire quelques infimes dimensions de l’œuvre qui a fait
connaître mondialement Marilyn Manson.
Je livre donc ici, contrecoup de la prétention de mon projet,
une humilité trop souvent ignorée : une frêle tentative d’écriture
sur une œuvre immensément monstre.
Mettre en jeu le corps, mettre en écho le cri, mettre en lumière
la couleur des ombres.
La peau qui s’arrache en même temps que la voix. Des spasmes
décharnés pour tracer des mots, sinueux comme les tripes d’un
cadavre éventré. Écorcher l’écorce, déchirer les muqueuses,
lacérer la chair, fissurer les os pour atteindre la moelle, la gorge de
la carcasse où vivote, fébrile et furieux, l’éclat le plus pur, les
murmures asphyxiés.
Libérer la viande de sa masse, faire surgir la puissance, dont
l’érection perce le derme pour se déployer, éclabousser,
contaminer le monde. Le sentir comme l’on se sent, imposer notre
présence comme il nous impose la sienne. Et enfin prendre
conscience que l’on est le monde autant qu’il est nous.