Jeoffrey MICHEL- Antichrist Superstar
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Jeoffrey MICHEL- Antichrist Superstar
Marilyn Manson Antichrist Superstar lu par Jeoffrey Michel Octobre 1996, un souffle bouillant traverse les États-Unis. Un vent de terreur fait frissonner les croyants sur le parvis des églises. On parle de l’Antéchrist. Pour la première fois dans le pays entier, on murmure le nom de Marilyn Manson. Antichrist Superstar, une œuvre majeure. Une œuvre ardente, qui brûle et cautérise comme un fer éternellement chauffé au rouge. Un album qui fait monde, un monde pourrissant qui, dans un élan nihiliste, ne peut qu’être voué à la destruction pour mieux recommencer son interminable échec. Un constat fataliste ? Ou bien une incitation au dépassement de soi ? Cycle I Le Hiérophante 5 Irresponsible Hate Anthem C’est ici que déambulent les humains, ces singes qui refusent d’être des animaux. We hate love. We love hate. Ainsi résonnent les pas. Ainsi vibre l’écho de ce qui est imprononçable dans le monde du dessus, peuplé de silhouettes, de masques, de lumière. Des sommets de la ville et de leur corps s’écoule leur crasse qui se déverse jusque dans les tréfonds du monde du dessous. La cité est à l’image de l’homme : la surface qui nie la nature, les profondeurs enceintes des vérités inavouables. Je suis la frontière. Grands, petits, jeunes, vieux, riches, pauvres, femelles, mâles, tous sont unis dans la haine. Ils croient vivre, marchant d’un pas cadencé au rythme de leur propre désœuvrement. Mort. Guerre. Bêtise. C’est ce qui fait de l’audience. C’est par cette fascination morbide que les écrans s’accaparent leurs interfaces humides et fragiles qu’ils appellent visages. Humide, car elle suinte de la détestation de l’autre. Fragile, car c’est toujours ce qui cède en premier dans les recoins les plus sombres, où l’emprise de la surface se relâche. Une lèvre qui éclate. Un nez qui craque. Un œil crevé. Toujours, le sang qui vient me souiller. Tandis que je bois cette sève poisseuse, quelque chose grandit en mon sein. Un sinistre écho qui gronde dans mes entrailles. 6 Lorsque vous souffrirez, sachez que je vous aurai trahis. Né de la rue, né du goudron : voici l’avènement du Ver. 7 The Beautiful People — Qu’est-ce que tu fais là ? Il va falloir te remuer le train si tu veux être choisi ! — Hein ? Après trois jours de marche, ce premier contact était un peu rude. Je venais d’arriver dans ce petit village et, éreinté, m’étais assis au bord de la fontaine, dans ce qui semblait être la place centrale du hameau. L’homme qui m’avait abordé avait un corps épais et une tête ronde qui affichait un nez rougeaud et des lèvres froncées. — C’est aujourd’hui la cérémonie, grogna-t-il. — Quelle cérémonie ? Je suis désolé, je viens d’arriver… — Tu te trouves dans la vallée d’Holy Wood, où nous autres les Laids vivons heureux. Il pointa un doigt boudiné vers la colline au nord. — Et le manoir là-haut, c’est Holy Wood. C’est là que résident les Beaux. Tous les septièmes jours de la semaine, ils descendent nous faire l’honneur de leur présence pour la cérémonie. — Les Beaux ? Les Laids ? Je ne comprends pas très bien. — Les Laids, c’est nous. Les Beaux, c’est eux. C’est pourtant pas bien compliqué. — Mais qui sont-ils ? Les yeux pétillants, le Laid me raconta comment les Beaux montraient aux Laids comment vivre pour être heureux. Ils 8 étaient grands et charismatiques, ils savaient ce qui était bon pour les Laids : se lever tôt, travailler dur, consommer, se reproduire. C’étaient là les clefs du bonheur. Ne rien faire, c’était prendre le risque de penser, et penser, c’était souffrir. Emballé par la joie de l’homme, je lui demandai en quoi consistait la cérémonie. Il m’expliqua que les Beaux descendaient parmi les Laids pour donner un spectacle magnifique, avant de choisir un Laid qu’ils emportaient avec eux sur les sommets d’Holy Wood. On ne revoyait jamais les heureux élus. Certains pensaient qu’ils étaient transformés en Beaux. D’autres supposaient qu’ils étaient simplement récompensés pour leur travail par une éternelle jouissance. Curieux, je suivis le Laid à l’usine et m’insérai dans la chaîne des travailleurs. Cet homme avait raison : ne plus penser était un tel soulagement ! Pourquoi n’y avais-je pas songé plus tôt ? Ces Beaux étaient vraiment des bienfaiteurs. Le soir venu, nous nous rassemblâmes à la place centrale. Nous attendions fébrilement les Beaux. Ce fut alors que je les vis. Vêtus de longs et luxueux habits, perchés sur d’immenses jambes, un visage parfait dessiné sur une tête sans cheveux. Ils étaient magnifiques. L’un d’eux nous fit un discours galvanisant, pendant qu’un autre nous fit marcher à pas cadencé. Les paroles qui caressaient l’oreille, le rythme froid de notre défilé. Nous faisions partie d’un tout. Puis vint le moment de désigner l’élu. Cela se passa très vite. Un Beau s’avança devant nous. Il sembla hésiter un instant, puis brandit un doigt fin dans ma direction. Ils m’avaient choisi ! Au 9 comble de la joie, je les suivis vers les sommets d’Holy Wood. Ils m’ouvrirent les portes de leur manoir. Ils me servirent mets et liqueurs qui, au palais, semblaient être de la joie comestible. L’esprit comblé, je me laissai guider au cœur de la demeure. Ils m’installèrent sur un matelas de bois. Je leur souriais. Ils s’assirent autour de moi en me rendant mon sourire. Puis je vis les couteaux et les fourchettes entre leurs doigts squelettiques. La douleur fut insoutenable. Ils m’avaient trahi. 10 Dried Up, Tied and Dead to the World Un cœur. Un petit cœur. Un petit cœur pincé. Un petit cœur pincé dans un étau. Un petit cœur pincé dans un étau rouillé. Un petit cœur pincé dans un étau rouillé pour contenir ses battements. Un petit cœur pincé dans un étau rouillé pour contenir ses pincements et le maintenir devant les écrans. Il étouffe, mais il en veut encore. Il suffoque, mais il y croit encore. Il râle, mais il consent toujours. Des aiguilles percent ses artères pour le brancher au disjoncteur. Des prothèses métalliques soutiennent sa chair palpitante comprimée entre les serres corrodées. Puis ça éclate. La pression : trop forte. Le sang gicle. Le sang fuit. Et le petit cœur pincé s’étiole, le petit cœur pincé se délite, asphyxié et comprimé par son échappatoire au monde. Sa prison. 11 Tourniquet Elle est ma chair. Elle est mon sang. Elle est faite de cheveux, d’os et de petites dents. Je la nourris de ma peau, je l’abreuve de mon souffle. C’est du sacrifice de mon corps qu’elle doit l’existence du sien. Elle est ma création. Dans un monde où l’humanité est pervertie, il m’était impossible d’aimer. Il me fallait un être pur, vierge de toute souillure. Je l’ai créée. Ma créature, croissant dans le cocon que je lui ai préparé, préservée du monde et de sa violence, a pu grandir en toute innocence. Dans sa beauté immaculée, j’ai enfin trouvé quelque chose digne d’être aimé. Mais je perçois dans son regard ce que j’espérais ne jamais y voir. Quand elle me regarde, dans les yeux noirs qui habitent ses orbites, j’y décèle de la haine. Cette haine que j’ai voulu fuir en lui donnant naissance. Pourquoi me hais-tu ? Où ai-je échoué ? C’est pourtant avec tendresse que je nettoie tes plaies. C’est pourtant avec douceur que j’huile ta peau qui se dessèche. C’est pourtant avec amour que je te préserve du monde extérieur. Je cherchais la pureté, je n’ai trouvé que de la bile d’amertume. Peut-être son ressentiment est-il l’expression la plus pure de la haine ? Peut-être, en cultivant cette créature hors du monde, ai-je mis le doigt sur l’horreur la plus intime qui s’incarne dans l’humanité ? Elle continue de dépérir. Elle poursuit sa pénible agonie. Son 12 regard noir persiste. Toujours, je panse ses blessures. Toujours, je bande ses flétrissures. Mais la décomposition est inéluctable : les mouches ont pondu leurs œufs. 13 14 Cycle II L’Inauguration du Ver 15 Little Horn Le Loup se léchait les babines, savourant sa victoire. Il n’avait plus à se terrer dans sa petite tanière des jardins d’Eden : les jardins d’Eden étaient devenus sa tanière. Grâce à la ruse, la manipulation, et une inépuisable avidité, il avait soumis tous les autres animaux. C’était simple : il avait simplement eu à leur faire croire qu’il était indispensable à leur vie. Dès lors, ils le servaient avec diligence pendant qu’il leur apprenait à s’entre-dévorer. Son triomphe était total. Son règne, sans partage. Mais un soir, l’horizon rougit. Le ciel se mit à frémir. Puis la terre se déchira en deux. Quelque chose de terrible surgit des profondeurs, une Bête abominable : un Grand Dragon Rouge à sept têtes et à dix cornes. Le sang du Loup se glaça à la vue insupportable de ce monstre chimérique. La plus petite de ses cornes possédait un visage : des yeux déments, un nez tordu par la haine, une bouche hurlant à la mort. Comme accablé par les ravages du temps, le Loup sentit son propre pelage pourrir sur sa peau. Les animaux, eux, semblaient pris entre l’horreur et la fascination. La Bête chargea. Daniel se réveille en sursaut. Le front perlé de sueur, la gorge nouée d’angoisse, il se précipite sur son carnet pour y consigner son cauchemar. Ses rêves ne le trompent jamais : l’Antéchrist est né. 16 Cryptorchid On tourne et se retourne. Le sommeil impossible, on s’agite dans les draps comme les vers dans la boue, comme les aveugles dans les ténèbres, comme les oubliés dans le néant du monde du dessous. Dans notre éveil rêvé, nous levons nos visages vers les nuages et pointons un doigt blafard vers la lune. Le temps approche où celle-ci éclipsera le soleil. Et alors, lorsque nous souffrirons, nous saurons qu’il nous aura trahis. On tourne et se retourne. Lovés dans la fange, nous attendons la main qui nous en extirpera. Nous attendons sa venue. 17 Deformography Le Ver se tortille dans le goudron. Il doit s’en dégluer, s’arracher de ce terreau mortel avant qu’il ne l’engloutisse, comme les autres pauvres hères du monde du dessous. Alors le Ver décide de s’extirper pour s’insinuer dans les limons plus doux du monde du dessus. Il doit montrer qu’il est possible de se déraciner de la boue pour nager dans les eaux plus claires. Il s’élance et s’injecte, tel un virus, dans la ruche des dominants. Imposer la laideur parmi la beauté. Instaurer le chaos au milieu de l’ordre. Dévoiler la violence au cœur du miel. Faire pourrir le fruit. Son rôle n’a jamais été aussi clair : montrer la voie aux ombres plongées dans la tourbe. Être un messie sans devenir une icône. Devenir un Je contre le monde. 18 Wormboy J’ai contemplé la splendeur d’Holy Wood. Une beauté radieuse et menaçante. Une magnificence céleste et effroyable. Dès l’instant où j’y ai posé les pieds, j’ai regretté mon humide et tiède bauge, où la vie était facile et presque agréable. Mais le retour en arrière est impossible. J’ai suivi les sentiers de la haine jusqu’ici, je n’ai d’autre choix que de poursuivre. Pour m’adapter à ce milieu hostile, j’ai dû me taillader le dos afin de permettre à mes ailes de pousser, j’ai dû me racler les genoux pour me conformer à la grandeur inquiétante des lieux. Cependant, mes plaies ne guérissent jamais : je ne peux m’empêcher de gratter les croûtes. Jusqu’au jour où mes membres sont devenus béquilles. Les limites de mon corps frêle ont été dépassées. De Laid, j’ai évolué en Beau. 19 Mister Superstar — Nous nous trouvons actuellement devant la salle de concert où se produira ce soir ce nouvel artiste controversé qui n’hésite pas à abuser de la provocation pour attirer tous les projecteurs sur lui. Vous l’aurez compris, nous parlons de Mister Superstar, et comme le témoigne la longueur de la file d’attente, son succès est incontestable. Mais si le succès vient avec des milliers de fans, il s’accompagne aussi de son lot de détracteurs, comme le montre cette manifestation chrétienne qui tente de faire interdire le concert. Nous avons déniché un admirateur de Mister Superstar ainsi qu’un manifestant qui ont tous deux accepté de parler devant nos caméras. Laissons d’abord la parole à Martine, qui brandit fièrement sa pancarte « Jésus n’aime pas Mister Superstar ». Pourquoi manifestez-vous ? — Un peu de bon sens, mon garçon… Ce « Mister Superstar » est l’incarnation du mal ! Il manipule les jeunes pour détruire dans leurs esprits toutes les valeurs qui fondent notre beau pays. C’est un agent du chaos et de la dépravation ! Avez-vous une idée de ce qui se passe dans ces spectacles de dégénérés ? Je vais vous le dire : ils se scarifient et torturent des animaux sur scène pendant que le public se vautre dans des orgies sanglantes ! C’est un théâtre de l’obscénité ! Il faut faire interdire ces concerts diaboliques ! Il faut protéger nos enfants ! — Avez-vous été témoin de ces excès de débauche ? 20 — Bien sûr que non ! Jamais je ne me rendrais à un tel rassemblement de perversion ! — Je vois, merci de votre intervention. Donnons maintenant la parole à… Comment vous appelez-vous, déjà ? — The Lord of Darkness. C’est un pseudonyme, voyez. — Je vois. Qu’avez-vous à répondre aux propos de Martine ? — Vous savez, elle ne sait pas de quoi elle parle. Mister Superstar nous apprend comment la société nous formate et comment la religion nous empêche d’être nous-mêmes, voyez. Nous ne serons plus oppressés par le fascisme du christianisme, qui nous dit que c’est en étant nous-mêmes qu’on va en enfer. Nous ne serons plus oppressés par le fascisme de la beauté, qui nous dicte comment on doit être pour exister. Plus que jamais, grâce à Mister Superstar, nous réapprenons à être nous-mêmes. Voyez. — Ces vêtements et ce maquillage que vous portez, c’est exactement comme Mister Superstar, non ? — Ouais, pourquoi ? — Vous pensez être vous-mêmes en imitant quelqu’un d’autre ? — … Non mais c’est pas pareil. — Merci pour votre réaction. Nous allons maintenant nous rapprocher de… Tiens, il y a de l’agitation là-bas. Mister Superstar vient de sortir pour saluer la foule. Ça alors, qu’est-ce que… Une jeune fille s’approche de nous. Elle est armée ! Elle… — Donne-moi cette caméra. Dépêche enculé ! Vous voyez ce connard, là-bas ? C’est Mister Superstar. Et moi, je suis sa plus 21 grande fan. Je vais à tous ses concerts. Personne ne l’aime plus que moi, personne ! Mais la dernière fois, je suis allé le voir à la fin du concert. Il a refusé de me baiser. Moi, sa plus grande adoratrice ! Je me tuerai pour lui ! Je vous jure je le fais. Mais avant ça, je vais buter cet enfoiré, devant tout le monde, pour prouver à tous que c’est moi sa plus grande fan. Si je ne peux pas l’avoir, personne ne l’aura. PAN ! 22 Angel with the Scabbed Wings Un ange aux ailes écorchées sur un trône de poudre et de foutre. Prince de la boue au sommet d’Holy Wood ; Seigneur des fous sous la lumière des projecteurs ; Roi des Laids au royaume des Beaux. Gratter les croûtes. Écorcher la peau. Le sang qui suinte et jaillit comme un surplus de haine. Ils n’ont rien compris. Ils pouvaient devenir leurs propres maîtres. Ils avaient le choix entre l’inspiration et l’avilissement. Mais ils ne veulent pas être sauvés. Tout ce qu’ils désirent, c’est échanger un maître contre un autre. C’est s’éblouir sous la lumière d’une star. Ils se complaisent dans leur soumission d’esclaves. Gratter les croûtes. Écorcher la peau. Le cuir qui se déchire en même temps que la gorge. C’est un échec. Cette ascension n’a plus de sens. S’extirper du goudron pour se propulser dans l’espace, l’infini vide où règne solitude et vacuité. L’ange s’arrache ses ailes prothétiques : elles serviront de parois pour sa chrysalide. Ils veulent une star ? Ils veulent un maître ? Leur désir sera comblé jusqu’à ce que l’écœurement écume sur leurs lèvres craquelées. Gratter les croûtes. Écorcher la peau. La bile amère qui remonte des entrailles pour brûler la trachée. 23 L’Homme ne peut toujours récolter ce qu’il a semé. 24 Kinderfeld Le Ver a chaud, il est heureux, enroulé dans son tendre et crasseux cocon. Plus de monde, plus de haine, il est seul avec luimême, avec son enfance, douce enfance évanouie, brouillée derrière les regards, derrière les interfaces qui crachent leur présence. Douce enfance et les bleus sur les genoux, parce qu’il fallait croire et craindre Dieu. Douce enfance souillée d’une tache indélébile, l’innocence qui a laissé derrière elle un trou en forme de cri. Le Ver tourne et se retourne. Il sait qu’il y a un monde dehors, un monde qu’il ne veut plus voir. Il veut rester néant, mais l’inconfort se fait sentir. Il devra percer les parois de sa chrysalide, mais il a peur. Peur de Dieu, peur de lui-même. Mais s’il devenait Dieu ? Il n’aurait plus que lui à craindre. Le Ver s’agite. Sa vieille peau se craquelle. Des ailes diaphanes déchirent doucement son dos. De l’inconfort, il est devenu fort. Aucun retour possible. Il doit sortir et étirer ses nouveaux membres. Il fissure sa chrysalide et se déploie. Il n’a plus peur du monde : c’est le monde qui a peur de lui, car il n’est plus rien d’humain. Voici l’avènement du Désintégrateur. 25 26 Cycle III L’Ascension du Désintégrateur 27 Antichrist Superstar Il nous faut nous repentir. Nous voulions une star pour nous divertir. Nous voulions un maître pour nous décharger du monde. Nous voulions un Christ pour dévorer nos péchés. Nous avons Antichrist Superstar. Nous l’aimons, nous le haïssons, il est notre création, le monstre imprévisible produit par notre civilisation, le Grand Dragon Rouge dont les sept têtes repoussent toujours. On se bouscule pour le voir ; on se bouscule pour se vendre ; on se bouscule pour n’être plus rien, aspirés dans sa gueule, déchiquetés comme la Bible dans ses mains. Nous pointons nos doigts ensanglantés vers la lune, car elle éclipse le soleil. Sous les ailes du Désintégrateur, nous crions en cœurs, nos corps palpitants dans la hargne de la foule, pendant qu’un vent de braise hurle dans nos rues, pendant qu’un vent de cendre se tasse dans nos poumons, pendant que le monde brûle. Il nous faut nous repentir, car la douleur perce nos poitrines : nous savons qu’il nous a trahis. 28 1996 Il y a tant de pécheurs qu’une petite flamme pour chaque être humain suffirait à embraser le monde. Que brûle le monde du dessous ! Que brûle le monde du dessus ! Je suis la réponse au désastre qu’est votre décadence. Je vous hais autant que vous m’aimez, car je n’aime rien, car je hais tout. Que brûlent les Laids ! Que brûlent les Beaux ! Je suis la gueule qui aspire au néant, la béance qui engloutit le monde. Je vous aime autant que vous me haïssez, car vous n’êtes rien, car je suis zéro. Que brûle la lune ! Que brûle le soleil ! Je suis le dieu nihiliste qui s’oppose à tout, qui ne créé rien. Les astres ne sont que des sphères qui tournent dans le vide tandis que l’univers, dans son expansion infinie, s’enflamme tout entier. Que brûle Antichrist ! Que brûle Superstar ! Je suis la fin de tout, la négation de l’être. Le trou en forme de Dieu. 29 Minute of Decay Chaque chose qui commence se rapproche de sa fin. 30 The Reflecting God Tu es pincé dans un étau rouillé. Coincé dans une étreinte étouffante entre le paradis et l’enfer. Peu importe où tu iras, puisque tu es déjà mort. Tu as été trompé par des parasites qui t’ont condamné à la damnation. Il est possible de s’échapper de ces limbes. En quête de lumière, j’ai voulu regarder Dieu. Mais c’est moi que j’ai vu. Ton monde est un mensonge. Il n’y a d’autre monde, de paradis, d’enfer, de Dieu, que soi-même. Contemple-toi dans le miroir et tire, car ton monde n’est que mort. Réduis-le jusqu’à ce qu’il fasse la taille d’une balle, afin qu’il puisse remplir son ultime but : annihiler un autre reflet. 31 Man That You Fear J’ai connu un monde, il fut un temps, lorsque le temps signifiait quelque chose. Son ventre était chaud et gluant, un nid douillet où naître en toute innocence. Puis il a fallu sortir, ouvrir le goudron pour respirer l’air de la rue. Je recevais les leçons du monde : aime ton prochain, viens en aide aux démunis, travaille pour exister, écrase ton voisin pour t’enrichir, le Christ a racheté tous nos péchés. Un jour, j’ai trouvé quelque chose qui pourrissait dans une poubelle. Mère m’a dit que c’était un morceau de viande abandonné. Plus tard, elle m’avoua qu’il s’agissait des restes d’un fœtus avorté. J’ai soudain grandi. Les croyances se sont effondrées, et tout ce que m’avait enseigné le monde s’abîma dans un puits sans fond. Je me suis détaché du monde, le reniant pour en devenir la négation. De l’enfant aimé par le monde, je suis devenu l’homme dont il avait peur. Je l’ai pris entre mes mains pour écouter ses hurlements de terreur. Le monde m’a voulu, je l’ai trahi. Lorsque tous vos souhaits seront exhaussés, beaucoup de vos rêves seront détruits. 32 33 99 L’infini est l’impossibilité d’un commencement et d’une fin. Toute création porte en germe sa destruction. Sa durée de préservation n’est qu’une agonie destinée à s’évanouir dans l’espace avant, qu’à nouveau, une nouvelle agonie ne prenne sa place. C’est ainsi que des cendres d’un monde mort naît toujours l’embryon d’un autre. Il grossit, se forme, puis pousse ses premiers vagissements, dont l’écho appelle la mémoire des derniers râles de celui qui l’a précédé, de celui qui suivra, de lui-même. Puis la mitose : un monde du dessous, un monde du dessus. Et dans ses fraîches entrailles, un sinistre grondement s’agite : Lorsque vous souffrirez, sachez que je vous aurai trahis. 34 Écrire sur Antichrist Superstar : une épreuve que je savais d’avance difficile. C’est une œuvre de vorace : elle se dévore en même temps qu’elle vous engloutit tout entier. Je souhaitais la déguster, morceau par morceau, pour la digérer dans des textes autonomes qui retranscriraient les effets de la musique et formuleraient une porte d’entrée pour un album qui n’est pas toujours accessible. En fin de compte, c’est l’album qui m’a grignoté. Impossible de me sauver. J’étais pris au piège dans sa structure implacable, dans sa narration morbide, dans la toile complexe qui relie chaque pièce musicale. Englué dans ses rets, je n’ai pas été capable d’écrire à partir de. Prisonnier de son goudron, je n’ai réussi qu’à transcrire quelques infimes dimensions de l’œuvre qui a fait connaître mondialement Marilyn Manson. Je livre donc ici, contrecoup de la prétention de mon projet, une humilité trop souvent ignorée : une frêle tentative d’écriture sur une œuvre immensément monstre. Mettre en jeu le corps, mettre en écho le cri, mettre en lumière la couleur des ombres. La peau qui s’arrache en même temps que la voix. Des spasmes décharnés pour tracer des mots, sinueux comme les tripes d’un cadavre éventré. Écorcher l’écorce, déchirer les muqueuses, lacérer la chair, fissurer les os pour atteindre la moelle, la gorge de la carcasse où vivote, fébrile et furieux, l’éclat le plus pur, les murmures asphyxiés. Libérer la viande de sa masse, faire surgir la puissance, dont l’érection perce le derme pour se déployer, éclabousser, contaminer le monde. Le sentir comme l’on se sent, imposer notre présence comme il nous impose la sienne. Et enfin prendre conscience que l’on est le monde autant qu’il est nous.