Présences explicites et implicites des interjections et des
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Présences explicites et implicites des interjections et des
Teodor Florin Zanoaga (Université Paris IV) Présences explicites et implicites des interjections et des onomatopées dans un corpus de littérature antillaise contemporaine Les interjections et les onomatopées sont souvent traitées d’une manière incomplète dans la lexicographie générale francophone. Les premières sont des formes figées et invariables qui possèdent une grande autonomie syntaxique. Ainsi, elles peuvent former des énoncés à elles seules ou faire partie d’une phrase. La liste des termes reconnus comme interjections et leurs dénominations varient selon les grammaires. Dans Grevisse / Goosse 1989: 332, par exemple, les interjections sont appelées mots-phrases subjectifs. Quant aux onomatopées, jusqu’à la parution du dictionnaire élaboré par Pierre Enckell et Pierre Rézeau (2003 et 2005), elles étaient traitées d’une manière plus ou moins superficielle dans des dictionnaires dont le contenu n’était plus d’actualité ou qui n’avaient pas d’ambition lexicographique. Cette catégorie de l’interjection émise pour simuler un bruit particulier associé à un être ou à un animal par l’imitation des sons que ceux-ci produisent, bénéficie ainsi, dans le dictionnaire de Pierre Enckell et de Pierre Rézeau d’un traitement exhaustif. Dans l’introduction de cet ouvrage, le lecteur apprend que ce dictionnaire peut être lu d’un bout à l’autre avec curiosité et plaisir et que ses sources documentaires correspondent essentiellement au français de France. Même si plusieurs écrivains appartenant à d’autres aires francophones ont été cités, les auteurs du dictionnaire regrettent dans une note en bas de page le fait de ne pas avoir «pris en compte le français des départements et des territoires d’outre-mer, dont la richesse en ce domaine mériterait une étude particulière.» (Enckell / Rézeau 2005: 17). Nous avons l’intention d’essayer de remplir cette lacune avec au moins quelques interjections et onomatopées spécifiques au français régional antillais, sans avoir la prétention d’épuiser le sujet et dans le but de sensibiliser encore davantage le monde des chercheurs et de montrer les bénéfices que la lexicographie francophone différentielle pourrait tirer de l’exploration de ce domaine. Comme toute autre partie du discours, certaines interjections représentent des particularités lexico-grammaticales dans diverses variétés de français régional. Ainsi, certaines onomatopées usuelles en français de France, le sont beaucoup moins ou pas du tout dans d’autres aires francophones. Citons un exemple tiré de l’Introduction du dictionnaire que nous venons de citer: «pour un Québécois, pinpon est une onomatopée étrangère (de France, en l’occurrence) et timbre remplace parfois bip sonore dans le discours des répondeurs téléphoniques» (Enckell / Rézeau 2005: 18). Présences explicites et implicites des interjections et des onomatopées dans un corpus de littérature antillaise contemporaine Il y a aussi des interjections ou des onomatopées qui se rencontrent seulement dans certaines aires géographiques francophones. C’est le cas, entre autres, de l’aire caraïbe. La question des interjections et des onomatopées spécifiques au français régional antillais n’est pas mieux traitée dans le discours lexicographique. La seule étude consacrée à ce domaine de la lexicographie diférentielle francophone que nous avons réussi avec peine à trouver à la Bibliothèque nationale de France est un article paru dans la revue Mofwaz, n° 2 / 1977: «Analyse structurale des onomatopées du créole guadeloupéen» (avec illustration par la bande dessinée en vue d’une application pédagogique). Les auteurs Donald Colat-Jolivère, Robert Fontes, Dannyck Zandronis, probablement enseignants dans l’Éducation Nationale à cette époque-là, proposent une classification sommaire des onomatopées propres notamment au créole guadeloupéen et observent que ces mots invariables peuvent devenir, par changement de catégorie grammaticale, des substantifs, des adverbes ou des verbes. Un autre essai de classification des interjections en fonction de l’intention exprimée apparaît dans la Grammaire créole de Robert Germain. Toutefois, la classification de ce linguiste est simpliste et quelques données qui devraient expliquer leur origine sont hasardées ou insuffisamment argumentées. Les autres grammaires créoles ne traitent pas non plus les onomatopées et les interjections d’une manière unitaire, dans un chapitre à part, mais se contentent de donner de temps en temps quelques exemples. C’est même le cas des grammaires rigoureuses comme celle d’Albert Valdman, Le créole: structure, statut, origine (1978). Quelques onomatopées sont inventoriées dans le Guide de lexicologie des créoles guadeloupéen et martiniquais (2002), écrit par Serge Colot, un jeune chercheur antillais, mais le problème est loin d’être épuisé. Nous nous proposons donc, d’étudier la présence de cette partie de discours dans un corpus de littérature antillaise contemporaine, formé de trois romans, les plus représentatifs de l’écrivain guadeloupéen Ernest Pépin: L’Homme-au-bâton (1992), pour lequel l’écrivain a remporté le prix des Caraïbes, Tambour-Babel (1996), qui a obtenu le prix RFO du livre et L’Envers du décor (2006). Nous pouvons constater dès le début que la présence des mots qui nous intéressent dans le corpus est: explicite (onomatopées et interjections en tant que telles); implicite (onomatopées et interjections qui ont constitué le point de départ dans la formation d’autres mots qui sont eux aussi des particularités antillaises). Cette double présence constitue le plan de notre article. I. Interjections et onomatopées explicites. Pour exprimer le mécontentement, le doute, l’étonnement ou l’insolence de ses personnages, Ernest Pépin utilise l’interjection hon. Nous en avons répertorié trois occurrences dans le roman L’Homme-au-bâton. Présences explicites et implicites des interjections et des onomatopées dans un corpus de littérature antillaise contemporaine «Ŕ Et c’est pourquoi hon?» Pépin 1992: 17. «Ah bon! Qu’est-ce que tu faisais là, hon?» Pépin 1992: 48. «Mais pour qui se prennent-elles, hon?» Pépin 1992: 72. La première phrase est prononcée par la servante d’un docteur appelé Socrate. Celleci, à l’arrivée de Mme Denise qui cherchait rapidement un docteur pour Lisa, sa fille, lui répond avec insolence. Hon marque, donc, dans ce cas, l’insolence de la servante qui, malgré le fait qu’il s’agissait d’une affaire urgente, ne se dépêche pas de donner l’information demandée. Dans la deuxième phrase, hon marque plutôt l’ironie d’une femme de la foule qui se précipite vers la rue Vatable de Pointe-à-Pitre, lorsqu’une autre femme, Man Tata, prétend avoir vu là un être surnaturel, l’homme-au-bâton; la première demande ironiquement à Man Tata, qui prétend avoir vu l’homme-au-bâton le soir, du côté de Basde-la-Source, ce qu’elle faisait à cette heure-là dans un tel endroit qui d’habitude n’était pas trop fréquenté. Finalement, dans la troisième phrase prononcée par les institutrices d’une école, hon marque l’étonnement et l’indignation de celles-ci qui voient les cuisinières commencer de s’habiller plus élégamment qu’elles pour attirer l’attention du directeur de l’école. Dans les trois cas, hon sert à renforcer une interrogation, comme hein du français de référence (qui, pour nous, est le français représenté dans des ouvrages de lexicographie comme le Trésor de la langue française ou les dictionnaires Robert). Dans une perspective différentielle qui devrait mettre en évidence le statut de diatopisme de cette interjection, il est important de noter qu’en français de référence, elle est considérée comme vieille et sortie de l’usage. V. pour cela TLFi (s.v. hon): «Cette interj. n’est plus usitée; on ne relève pas d’attest. postérieure à Feuillet. Les dict. du XXe s. l’illustrent à l’aide d’ex. antérieurs au XIXe siècle, notamment tirés de Molière.»). En revanche, aux Antilles, selon le témoignage du poète martiniquais Hector Poullet (courriel du 1er août 2009), elle est courante, mais utilisée surtout par les campagnards. Dans les sources lexicographiques créoles, nous l’avons trouvée seulement en créole marie-galantais (v. Barbotin 1995: 167 et Tourneux / Barbotin 1990: 161). Pour exprimer le mépris, la colère, la contrariété de ses personnages, Ernest Pépin utilise l’interjection tchip. Ainsi, il l’emploie pour décrire la relation souvent tendue entre Hermancia, la femme d’Éloi, le joueur de tambour, et son disciple, Basile, qui est pour elle une source de colère et de contrariété: «Éloi m’appelait «mon fi» [mon fils] sans se rendre compte de notre duel silencieux, lames de coups d’yeux, détonations de tchiiip, paroles à double sens catapultées par-dessus les oreilles naïves, huile bouillante des mots sales, ou bien tout simplement la massue d’un silence et le poison du faire-honte.» Pépin 1996: 51. Tchip exprime aussi la contrariété d’un personnage, victime d’un concours de circonstances qui l’accusent à tort du meurtre involontaire de Sam Dopie, un guadeloupéen très populaire dans sa communauté: Présences explicites et implicites des interjections et des onomatopées dans un corpus de littérature antillaise contemporaine «Le blanc-pays [Antillais non issu du métissage, descendant des premiers colons blancs] ayant d’instinct la hantise d’une pareille situation ne savait trop quoi faire sinon blêmir et pousser des «tchip! tchip» pour exprimer sa contrariété.» Pépin 1992: 126. Le tchip serait une production buccale sonore partagée par la majorité des cultures noires (africaines, caribéennes ou américaines). Toutefois, nous pensons qu’elle devrait apparaître dans la nomenclature d’un glossaire différentiel de particularités antillaises qui ne devrait pas se limiter aux mots propres à la variété antillaise, mais qui devrait inclure aussi les mots que cette variété a en commun avec les français régionaux d’Afrique ou de l’Océan Indien, ce qui prouverait qu’en francophonie ces aires linguistiques ne sont pas complètement isolées. Cette onomatopée est produite par un mouvement de succion des lèvres contre les dents parallèlement à un mouvement opposé de la langue. Toute la bouche participe à la réalisation du tchip et même tout l’ensemble du visage car un bon tchip ne saurait se faire sans l’expression adéquate qui doit l’accompagner. Dans l’émission Karambolage diffusée le 25 octobre 2009 sur la chaîne de télévision franco-allemande ARTE TV et consacrée aux particularités linguistiques des Afrofrançais, la réalisatrice a précisé, en se basant sur quelques enquêtes faites dans des milieux sociaux afro-français, que le tchip répond à des codes bien précis qui suivent la voie hiérarchique. En effet, on peut se tchiper entre amis ou tchiper un subordonné; mais il ne viendra jamais à l’idée de tchiper un aîné ou un employeur, par exemple. Il y a plusieurs manières de réaliser le tchip: le tchip court et sec qui équivaut à «Tu dis des bêtises» ou «Arrête un peu!», mais aussi un tchip long et souvent méprisant, comme dans le premier exemple de notre corpus. Dans le 2 e exemple, l’interjection est renforcée par la répétition. Ernest Pépin rajoute d’ailleurs que ce geste a été fait par le personnage «pour exprimer sa contrariété». Faute d’espace, nous ne présentons que très brièvement les autres diatopismes interjectionnels rencontrés chez Ernest Pépin, en fonction de l’intention formulée. Ainsi, pour exprimer l’étonnement, Ernest Pépin emploie l’interjection foutre, accompagnée de l’adverbe oui ou du mot wouaye dont la valeur morphologique est ambiguë (variante de l’adverbe oui ou interjection, dans ce dernier cas wouaye foutre étant une interjection composée): «Aujourd’hui qu’il avait atteint l’âge d’une tête-coton [fruit du cotonnier], la ressemblance étonnait et, oui foutre, plus d’un plongeait dans la gêne devant lui.» Pépin 1996: 18; «Jojo, notre Jojo à nous, donné pour poussière de cimetière, pour trompette d’os, pour dessert des vers, Jojo bien djok [vigoureux], bien gaillard, bien debout sur ses ergots, apostrophant de toutes ses forces les journalistes, les colonialistes, la Mafia et les armées de Lucifer. Wouaye foutre!» Pépin 1996: 229. La particularité de ce diatopisme d’origine interjectionnelle qui existe à MarieGalante (v. Barbotin 1995: 225) est le deuxième élément de sa structure. Aux Antilles, il est beaucoup moins grossier qu’en France où sa connotation est très vulgaire (v. Roumain 2003: 252, la note en bas de page). Pour exprimer le bruit d’une chute brutale, l’auteur emploie le diatopisme interjectionnel blip: Présences explicites et implicites des interjections et des onomatopées dans un corpus de littérature antillaise contemporaine «Un homme qui descend n’est pas un arbre qui tombe blip! en un seul fracas avec tout le désordre de ses branches et tout le pleurer de ses feuilles sèches.» Pépin 1996: 39. «Ses bras montaient haut et s’affaissaient-blip!» Pépin 1996: 108. Cette onomatopée se retrouve dans presque toutes les régions de l’aire amérocanocaraïbe (Guadeloupe, Martinique, Haïti, Guyane; v. Tourneux / Barbotin 1990: 56, Confiant 2007: 209, Peleman 1978: 23, Valdman 2007, Barthèlemi 2007: 77). Ayant une valeur adverbiale, elle est parfois liée au verbe qu’elle détermine par un trait d’union (v. le deuxième exemple de notre corpus). Les interjections qui lui correspondent en FR seront: badaboum, bam, ban, bang, beng, brou (cf. Enckell / Rézeau 2005). Pour imiter un bruit sourd ou chuintant, Ernest Pépin utilise l’onomatopée ouache: «Déserter très tôt le lit, balayer le devant de la porte à petits coups secs et rapides, ouache! ouache! […] Ouache! Ouache!» Pépin 1992: 174. L’onomatopée qui lui correspond le mieux en FR est schlac (v. Enckell / Rézeau 2005). Pour demander le secours, l’interjection employée est ouayayaye. Ainsi, quand les gens d’une ville guadeloupéene apprennent qu’un homme qui jouissait de beaucoup de popularité parmi eux a été emprisonné, tout le monde se mobilise pour l’aider: «Ouayayaye! An moué! Sauvez Jojo!» Pépin 1996: 202. Du point de vue sémantique et pragmatique, le nombre d’apparitions de la syllabe ya dans la structure de cette interjection est un indice de l’intensité du message que cette interjection transmet. Du point de vue grammatical, l’interjection peut contribuer à qualifier le degré d’intensité d’une caractéristique, dans des structures à valeur de superlatif absolu, où elle joue le rôle de terme comparant: «Une petite, noire comme hier au soir [très noire], laide comme ouayayaye [très laide], les jambes arquées comme les morceaux d’un cerceau, un nez plat comme caca-bœuf [bouse de vache] sous la pluie mais vicieuse, oui, vicieuse, tu m’entends!» Pépin 1996: 80. Dans une situation agaçante, les personnages d’Ernest Pépin emploient l’interjection fouink: «Mais la vie ne se laisse pas faire comme ça! Quand elle a décidé de mettre une bonne grattelle sur la peau des nègres, il faut qu’elle aille jusqu’au bout. Alors elle invente, elle imagine, elle improvise et sa scélératesse est sans fond! Fouink!» Pépin 1996: 106. La première attestation de cette interjection dans une source créole est en 1856 sous la forme graphique foinque (v. Hazaël-Massieux 2008: 169). La variante graphique mafouinque au sens de «ma parole» est déjà attestée entre 1720 et 1740 (v. HazaëlMassieux 2008: 63, 64, 65). Ses équivalents utilisés en Métropole appartiennent au registre familier, argotique, vulgaire (mince!, merde!, bordel!). Présences explicites et implicites des interjections et des onomatopées dans un corpus de littérature antillaise contemporaine Finalement, pour exprimer l’admiration, la surprise et l’enthousiasme de ses personnages, Ernest Pépin emploie l’interjection woye, avec la variante roye. Le rinitial dans cette dernière forme peut s’expliquer par une tendance à l’hypercorrection à partir de la forme créole woye. Dans le roman Tambour-Babel, cette interjection ainsi que sa variante sont répétées trois fois, la répétition étant un procédé employé pour accentuer l’intention de la communication: «Woye! Woye! Woye! Deux ou trois anciens combattants, en très mauvais état, remontèrent les ressorts de leurs vieux corps et s’enflammèrent à l’idée d’aller sauver la France.» Pépin 1996: 223. «La première fois, nous sommes allés au Centre des arts de Pointe-à-Pitre pour écouter Kassav. Roye! Roye! Roye! La musique a coulé comme l’eau de la Grande-Rivière.» Pépin 2006: 123. II. Présences implicites des interjections / onomatopées. Les diatopismes interjectionnels ou onomatopéiques changent parfois de catégorie grammaticale ou représentent le point de départ dans la création de nouveaux mots par dérivation ou composition. Six exemples qu’on présentera par ordre alphabétique ont attiré notre attention. Bankoulélé. Dans la structure de ce nom masculin attesté à la page 29 du roman L’Homme-aubâton, on reconnaît facilement l’onomatopée créole ouélélé au sens de “désordre” (v. Tourneux / Barbotin 1990: 425, Barthèlemi 2007: 393) ou “tumulte, vacarme” (v. Confiant 2007: 1385). Le segment bank- de sa structure pourrait être une altération de l’onomatopée bang exprimant le bruit d’une explosion, avec le passage de la consonne sonore [g] à la consonne sourde [k] (cf. «fè bank: faire du tapage, vacarme, briganday» Peleman 1978: 18). Dans le roman Tambour-Babel, le lecteur aura la surprise de constater que l’onomatopée ouélélé est employée aussi en tant que nom, au sens de “bruit”: «Le djimbé [une sorte de tambour] souleva un ouélélé d’applaudissements parmi nos partisans.» Pépin 1996: 208. L’emploi substantival de cette interjection se rencontre en créole guadeloupéen et martiniquais. V. pour cela Germain 1980, Jourdain 1956: 300 et Ludwig 2002: 329. Chacha. En tant que nom masculin, il désigne un instrument musical antillais, également appelé maracas, confectionné à partir d’un tube cylindrique rempli de grains durs et Présences explicites et implicites des interjections et des onomatopées dans un corpus de littérature antillaise contemporaine percé de trous afin de permettre une bonne sonorité, ou à partir d’une calebasse, un fruit qui est évidé et séché. Ernest Pépin emploie ce mot dans le roman Tambour-Babel, dans un passage où d’autres noms d’instruments musicaux sont énumérés: «Malgré les accords de la guitare, les fantaisies d’un banjo, les miaulements d’accordéon, l’obsédant raclement d’un syak, la pulsation du chacha, le délicat vibrato d’un violon, la voix d’Éloi se détachait comme une pleine lune.» Pépin 1996: 22. L’auteur antillais Joseph Zobel, emploie dans son roman La rue Cases-Nègres la graphie shasha (v. Thibault 2008). Le nom de l’instrument s’explique sans doute par le bruit que font les graines secouées à l’intérieur des calebasses ou du tube en métal. L’origine de ce mot est donc fort probablement onomatopéique. Dans la même citation tirée du roman Tambour Babel ainsi qu’à la page 36 du même roman, on peut lire le nom d’un autre instrument musical typiquement antillais: le syak. Marie-Christine Hazaël-Massieux l’inclut dans une liste de mots particulièrement intéressants qui prouvent la richesse du dictionnaire du créole marie-galantais de Maurice Barbotin (v. Hazaël-Massieux 2004). Ce type lexical n’est d’ailleurs attesté (dans la lexicographie) qu’à Marie-Galante (v. Tourneux / Barbotin 1990: 375 et Barbotin 1995: 207). Une définition en bas de page a le but d’attirer l’attention du lecteur sur le fait qu’il s’agit d’un antillanisme et de lui expliquer un peu son sens: «Instrument fabriqué à partir d’un morceau de bambou où sont creusées des entailles. Par un raclement sec et rapide, il marque le rythme des doubles croches». Les gloses en bas de page sont un procédé d’explication largement employé dans les romans francophones pour familiariser le lecteur exogène avec quelques particularités lexicales qui devraient lui poser des problèmes de compréhension; ainsi celui-ci ne doit pas interrompre sa lecture pour feuilleter un dictionnaire, ce qui aurait nui au plaisir du texte. Le nom de cet instrument doit être d’origine onomatopéique, syak, syak évoquant le bruit répété produit par le frottement du bois contre le bambou. Le poète martiniquais Hector Poullet nous a témoigné dans son courriel du 21 janvier 2009 que jouer du syak consiste à frotter un bout de bois lisse et dur sur les aspérités dessinées sur le bambou creux en montant, puis en descendant, pour marquer ainsi le rythme de la musique. Il a rajouté que cet instrument est le symbole de la vitalité des esclaves venus d’Afrique qui inventaient des instruments et qui avaient l’habitude de chanter et de jouer même quand ils vivaient les plus grandes difficultés. Il n’y a, donc, rien d’étonnant à ce que le nom de ces instruments soit aussi inventé. Foufou / fou-fou. En tant que nom masculin, il entre dans la structure du nom composé oiseau-foufou qui désigne l’oiseau colibri. Nous avons réussi à trouver deux attestations dans notre corpus: «Ses mains battaient en ailes d’oiseau-fou-fou.» Pépin 1996: 114. «L’accordéon haletant soulève de petits pas d’oiseau-foufou.» Pépin 1996: 191. Présences explicites et implicites des interjections et des onomatopées dans un corpus de littérature antillaise contemporaine Le type lexical foufou est répertorié en français régional des Antilles (v. Telchid 1997: 86) et dans les créoles des Petites Antilles (v. Germain 1980, Tourneux / Barbotin 1990: 139, Barbotin 1995: 95, Ludwig 2002: 133, Confiant 2007: 503). Son origine devrait être l’onomatopée de même forme, qui évoque le battement d’ailes d’un oiseau. Dans le nom composé à valeur explicative de notre corpus, il joue le rôle d’hyponyme et particularise le premier élément du composé, qui est plus général. Les composés nominaux formés d’un hypéronyme et d’un hyponyme sont assez fréquents chez Ernest Pépin (v. oiseau-Piade, par ex.). L’auteur essaie ainsi d’expliquer à un lecteur exogène le fait que foufou est le nom d’un oiseau. Ploum-ploum. Ce mot masculin désigne un parfum bon marché. Il est formé par conversion et par répétition à partir de l’interjection ploum qui fait probablement allusion au bruit produit au moment de la pulvérisation et qui a commencé à s’appliquer à tout type de parfum qui ne coûte pas cher. Le lecteur rencontre ce mot dans un passage descriptif du roman L’Homme-au-bâton, à la page 83: «De lourdes odeurs de sirop-batterie [boisson préparée dans les chaudières à partir du sirop de canne à sucre], de sueurs et de ploum-ploum flottaient dans l’air.». Le mot est attesté sporadiquement dans GRL. La première attestation trouvée dans cette base de recherche est assez récente: «[…] des femmes à casque, fleurant la vaseline et le cheveu brûlé, à robes rouges et souliers blancs 45 à talons, parfumées au ploum-ploum […].» Chamoiseau 1988: 58. L’auteur Ernest Pépin nous a témoigné dans son courriel du 28 juillet 2009 avoir vu cette marque de parfum pendant son enfance. Dans l’absence d’une étude sociolinguistique rigoureuse, il nous est impossible de savoir pour l’instant si le mot est utilisé encore de nos jours aux Antilles. Les quelques indices dont nous disposons ne nous permettent pas de tirer des conclusions fermes à ce sujet. Ainsi, le poète martiniquais Hector Poullet nous a transmis le 1er août 2009 dans un courrier électronique qu’il ne connait pas la signification de ce mot. Pourtant, le mot d’origine onomatopéique apparaît dans la nomenclature du dictionnaire de Raphaël Confiant dont la rédaction s’appuie sur quelques enquêtes sociolinguistiques réalisées dans l’espace antillais: «parfum bon marché (du nom de marque Ploumploum)» Confiant 2007: 1103). C’est d’ailleurs la seule attestation du mot que nous avons pu trouver dans les dictionnaires créoles consultés. L’origine du mot serait donc, selon cette source, une marque de parfum, ce qui n’exclut pas notre hypothèse (le nom de la marque pourrait faire allusion au bruit produit au moment où l’on pulvérise le parfum). En français de référence, ploum-ploum désigne un bruit de fredonnement d’un air de musique (v. Enckell / Rézeau 2005: 378). Toutefois, nous pensons que ce sens n’a pas forcément de rapport avec l’explication génétique du mot antillais. Présences explicites et implicites des interjections et des onomatopées dans un corpus de littérature antillaise contemporaine Rara. Ce nom masculin qui désigne la crécelle, est employé par l’auteur dans le roman Tambour-Babel dans un contexte figuré, en référence à une personne qui parle inutilement: «[…] ceux qui, […], secouaient le rara de leurs paroles inutiles devant lui, ceux dont les yeux torves ressemblaient à des couleuvres en torche, ceux qui prennent la vie pour une profitation [injustice].» Pépin 1996: 89. ainsi que dans la locution verbale parler comme rara de semaine sainte, à l’égard d’un personnage qui parle beaucoup et en faisant un bruit insupportable: «Vieil homme d’une auguste bonhomie qui parlait comme rara de semaine sainte tout en agitant le cliquetis de ses ciseaux.» Pépin 1992: 13. Le mot a sans doute son origine dans l’onomatopée qui décrit le bruit que fait le frottement de la languette de bois contre la roue dentée lorsqu’on tourne vite l’instrument. Il existe dans toutes les zones de l’aire américano-caraïbe: Guadeloupe (la grande île), Marie-Galante, Martinique, Haïti, Guyane et Louisiane. V. pour cela Germain 1980, Jourdain 1956a: 300, Tourneux / Barbotin 1990: 342, Confiant 2007: 1156, Pompilus 1961: 177-178, Faine 1974, Peleman 1978: 164, Valdman 1998, Barthèlemi 2007: 321). Quant à la locution parler comme rara de semaine sainte, elle existe en créole en tant que proverbe (V. Mauriol 2009: 16 «I ka palé con an rara lasimenn sent.»). Son sémantisme s’explique par le fait que la crécelle était autrefois utilisée aux Antilles pour annoncer durant la semaine sainte les offices religieux, parce que les cloches des églises ne sonnaient plus à partir du jeudi saint, au soir. Le diatopisme rara se rencontre aussi dans la structure du verbe intransitif rarater qui désigne l‛action de parler beaucoup et avec bruit: «Or donc, à la rue Frébault, toujours tourmentée par son yen-yenage [agglomération] de gens occupés à choisir, à acheter, à rarater de la langue entre deux coups de marteaux des ressemeleurs, les agaceries des Syriens, les cris de Déterville en train de vendre des journaux, les appels des marchandes de topinambours, survint sous le soleil un léger incident.» Pépin 1992: 125. Ce verbe est formé donc à partir de rara “crécelle” avec l’interfixe -t- et la dés. -er. Le verbe apparaît aussi dans Confiant 2000 en tant que définition du néologisme ressasser (donc, il faut sous-entendre réciproquement que rarater aurait le sens de ce verbe, c’est-à-dire “revenir sans cesse sur les mêmes choses”, acception qui est légèrement différente de celle de notre corpus). Pourtant, Ernest Pépin nous a témoigné dans son courriel du 27 juillet 2009 que c’était lui qui avait inventé ce mot dans le roman L’Homme-au-bâton (paru en 1992, donc postérieur au livre de Raphaël Confiant) et qu’il lui a attribué le même sens que celui de l’expression parler comme rara de semaine sainte. Le mystère de la ‛paternité’ de ce mot persiste donc, mais il est évident que son origine est le diatopisme onomatopéique rara. Présences explicites et implicites des interjections et des onomatopées dans un corpus de littérature antillaise contemporaine Ti-tac. Cet adverbe entre dans la locution adverbiale par ti-tac qui indique la progression d’une action degré par degré. Ainsi, dans le roman Tambour-Babel, le narrateur affirme à propos du personnage principal, le joueur de tambour Éloi, qu’il «[…] avançait par ti-tac, par petits brins, soucieux de ne rien bousculer pour ne pas faire chavirer la barque fragile de son approche.» Pépin 1996: 21. Le type lexical est bien attesté dans les Petites Antilles: Guadeloupe (la grande île), Marie-Galante, Martinique (v. Ludwig 2002: 309; Germain 1980: 294; Tourneux / Barbotin 1990: 398; Pinalie 1992 s.v. peu; Jourdain 1956b: 122; Confiant 2007: 1305) ainsi qu’en Haïti (v. Pompilus 1961: 26). Son origine est sans doute onomatopéique et évoque le tic-tac de la montre. Conclusions. 1. Les interjections et les onomatopées présentées sont des particularités du français littéraire de l’écrivain Ernest Pépin, en particulier. Leurs attestations sous la même forme ou sous une forme apparentée dans les sources créoles ou de français régional nous permettent d’affirmer que leur emploi dépasse les frontières de la littérature et qu’elles se rencontrent dans la langue orale des Antillais. Toutefois, des enquêtes sociolinguistiques dans la région des Petites Antilles seront plus que nécessaires pour avoir la certitude de notre conclusion et surtout pour enrichir l’analyse des mots avec des marques d’usage. 2. Les onomatopées constituent une source d’enrichissement lexical et sont le point de départ dans la création d’autres mots qui peuvent être considérés eux-mêmes comme des diatopismes (formés par dérivation, composition et changement de catégorie grammaticale). 3. L’inventaire des interjections et des onomatopées présentées n’est pas exhaustif. Chez Ernest Pépin on peut trouver encore de nombreuses onomatopées qui mériteraient des commentaires, surtout celles qui imitent les coups frappés sur le tambour. D’autres structures lexicales de nature interjectionnelle, quoique très intéressantes pour notre étude, ont été délibérément laissées de côté car elles bénéficient déjà de commentaires exhaustifs. C’est le cas des diatopismes d’origine gallo-romane (yé) cric! (yé) crac! (var. yé misticric! yé misticrac!) et titim!...bois sec!, formules rappelant les contes créoles qui ont le rôle d’interpeller le lecteur. Celles-ci ont déjà été traitées dans l’article «Les régionalismes dans La rue Cases-Nègres (1950) de Joseph Zobel» écrit par André Thibault et paru dans le vol. Richesse du français et géographie linguistique (2008). Présences explicites et implicites des interjections et des onomatopées dans un corpus de littérature antillaise contemporaine 4. Pour marquer un degré supérieur d’intensité de ce qu’elles expriment, les interjections ou les onomatopées sont parfois répétées. Il y a des cas où l’on préfère répéter seulement une voyelle de leur structure. 5. Les interjections, les onomatopées et les mots dont elles constituent le noyau d’origine sont tous attestés dans les sources écrites (sources créoles ou de français régional). 6. Dans un glossaire différentiel, elles posent quelques problèmes de technique lexicographique. La lemmatisation. Dans le cas des interjections qui ont dans leur structure des voyelles ou des consonnes répétées, nous pensons que dans la lemmatisation, la répétition ne devrait pas nécessairement être prise en compte. Par exemple, dans le cas des formes tchip et tchiiip, un seul mot-vedette devrait apparaître dans la nomenclature d’un glossaire ou d’un dictionnaire: tchip. Les définitions des onomatopées et des interjections ne sont pas parfaitement substituables dans les contextes (elles sont métalinguistiques, métalexicales). Le commentaire historique et les premières attestations. Dans le cas des interjections et des onomatopées du français antillais, on rencontrera souvent des problèmes à ce sujet, étant donné que les sources écrites anciennes ne sont pas très nombreuses pour cette variété régionale, le français antillais et le créole ayant eu une existence essentiellement orale jusqu’à une date récente). 7. Elles rendent le style d’Ernest Pépin plus proche du style oral. Le lecteur a ainsi l’impression que les personnages évoluent devant lui, d’une façon authentique dans leur milieu social. Souvent, dans les manuels, la place des interjections est réduite à quelques pages, les dernières, après le traitement des autres parties du discours. Le peu d’espace qui leur est attribué dans ce genre d’ouvrages n’est pas proportionnel à l’intérêt qu’elles peuvent susciter non seulement pour les grammairiens, mais aussi pour les étymologistes et pour tous les linguistes qui œuvrent dans le domaine de la lexicographie différentielle. Références bibliographiques Archives personnelles (correspondance avec l’auteur guadeloupéen Ernest Pépin et le poète martiniquais Hector Poullet depuis décembre 2007 jusqu’à présent). ATILF: Le Trésor de la langue française informatisé. Disponible en ligne à l’adresse suivante: http://atilf.atilf.fr/tlf.htm. Barbotin, Maurice (1995): Dictionnaire du créole de Marie-Galante. Hamburg: Helmut Buske Verlag. 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