Matière sordide - Les Cahiers de l`idiotie

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Matière sordide - Les Cahiers de l`idiotie
Gilles Lastra de Matias
L’article interroge la place significative de la merde dans plusieurs conditions
de réclusion, que sont la prison (un poème de César Vallejo), l’oflag (Georges
Hyvernaud), le camp d’Auschwitz (Joseph Bialot), un placard puis une ferme
(Raymond Federman). Il est question de mettre en résonance des textes
littéraires, textes de témoignage, au sens crucial du reste, de ce qui reste à dire, à
faire voir et entendre. Chacun intègre cette matière sordide, rétive à certaines
rhétoriques, à celle, en premier lieu, de l’indicible.
Nous portons tous dans notre corps une
manifestation de la mort : l’excrément.
Il se détache de nous tel un cadavre.
Bien qu’ayant toujours conservé sa propre
nature, étrangère à la nôtre, de ce qui n’a été que
transitoirement assimilé, il n’en reste pas moins
la résultante de nos fonctions vitales,
à la fois œuvre et déchet du corps.
Alfredo López Austin,
Une vieille histoire de la merde
À propos de l’auteur
Gilles Lastra de Matias est
hispaniste de formation et
anciennement affilié au groupe
Traverses de l'Université Paris 8
sur l'interférence des codes, des
langages et des arts. Il travaille
aujourd’hui en bibliothèque à
Lyon et poursuit sa recherche
dans une voie résolument
critique et pluridisciplinaire. Il
publie des textes notamment
sur l’esthétique d’Antoni
Tàpies et d’Eugenio d’Ors, sur
l’anthropologie de Fernando
Ortiz, sur l’œuvre de Josep
Renau, et de plus longue haleine,
une réflexion sur la pensée
et l’écriture de José Ferrater
Mora, philosophe espagnol
aussi imposant que singulier.
Il faudrait avant tout considérer
un continu, le continu entre le corps physique et
le corps social. La merde, ce qu’un corps évacue,
en fait fatalement partie. En somme, il faudrait
accepter ce radical continu, d’un corps qui existe
dans la concurrence physique de tous les corps,
avec la complexe économie symbolique qui en
résulte. Autrement dit, il y a une forte incidence
du corps physique sur les représentations et l’organisation collectives, de là un débordement sur
le corps social, une tentation notoire à biologiser.
Mais la merde s’inscrit dans un continu spécifique. Elle implique une transition intérieure
et un cycle. Elle est à la fois la matière et la
matérialisation, la digestion et le système digestif ; elle est un organe externe, l’anus ou les
fesses ; elle est un acte singulier, la défécation,
et le lieu de cet acte, assez souvent les cabinets.
Elle est tout cela, minimalement. Ainsi, dans
sa pièce Par-dessus bord (1972), Michel Vinaver
choisit l’entreprise de papier-toilette pour questionner l’univers de l’entreprise libérale, il met
un système à nu qui repose sur le gaspillage,
l’obsolescence et le rebut : ce système ne produit
pas ses déjections sans disposer de l’instrument
pour s’en laver. Voilà une défection généralisée,
institutionnalisée dès lors. La consommation
au sens propre et stercoral du terme1 . En ces
1
Dans les années quatre-vingt-dix, à Bogotá
(Colombie), l’indigent était couramment appelé
« desechable », le jetable. L’indigent marqué par
l’intensité de son exclusion dans l’espace public.
Le cycle de la consommation est plaqué sur le
cycle de la vie, considérée du strict point de vue
de l’utilité, de l’utilisation, de l’exploitation. Cet
exemple est éloquent, qu’il suffise de mentionner
le dénouement linguistique, car la répugnance
devait s’affubler en conséquence : le politiquement
correct, qui redéploie les préjugés non sans bonne
intention. L’indigent devint bientôt « habitante de
la calle », l’habitant de la rue.
temps encore récents de célébration, celle de la
chute du mur de Berlin, résonne la célébration
concomitante d’un modèle social-démocrate
(avec l’amalgame entre liberté, libéralisme et
démocratie) dont l’élément social sert assurément de papier-toilette au capitalisme consacré.
En outre, l’imaginaire totalisant ou totalitaire
du pouvoir fantasme la société unifiée, l’organisme sain ou malade. Alors, l’abdomen obtient
une forte charge symbolique, ce siège d’une
digestion impossible : un ennemi intérieur
inassimilable qu’il est urgent d’expulser. La
maîtrise du corps est le corollaire d’une maîtrise
de la société. Au-delà des laboratores de la tripartition platonicienne, c’est l’image frappante
du Léviathan d’après un certain Carl Schmitt,
le monstre terrassé de l’intérieur qui gît éventré.
L’excrément fécal est peut-être la sordes la plus
suggestive, la plus sordide. De là, sa potentialité
artistique et littéraire. En tout cas, quand il
est désigné en tant que « merde », d’abord par
l’usage du registre familier et même vulgaire,
il évoque d’autant plus explicitement, avec une
intention parfois provocatrice, provocatrice de
rire également, le rapport au corps, faussant
les sublimations. Cependant, l’acte est quotidien et intime, l’expérience et la contrainte
de quiconque. On pourra éluder ou amplifier
son importance, nous intéresse ici l’acte ordinaire dans une circonstance qui l’est beaucoup
moins, et comment il prend du fait même de
cette circonstance un sens autre, révélateur.
Circonstance qui a trait à la réclusion, rejet
d’un intérieur-extérieur. La première incursion
est poétique et une entrée en matière, matière
sordide : il s’agit d’un poème de César Vallejo.
Les trois autres auteurs considérés sont Georges Hyvernaud, Joseph Bialot et Raymond
Federman. Chacun témoigne à sa façon : fait
voir, fait entendre et fait échec à l’indicible, le
contredit. Le témoignage a pour condition le
reste, la constitution en reste, une expérience
à l’état irrévocable de reste. Lorsque le thème
de la merde est abordé, il est en prise sur ce
devenir-reste et ce devenir-mots.
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*
*
Quand bien même le thème de la merde
semble peu noble ou blasphématoire, il peut
avoir une portée fondatrice ou quasiment. Tout
hispaniste sait ce que la poésie et la langue espagnoles doivent au péruvien César Vallejo et
au recueil Trilce (1922). L’hermétisme contribue
à l’appréciation, car on aime à confondre l’hermétisme avec l’herméneutique, pour confondre
l’herméneutique avec une herméneutique, la
plus spéculative et universaliste. Le sens n’exis-
terait qu’enfermé, que profond et secret. Pourtant, le premier poème de Trilce pose sa lecture.
La poésie est resituée dans les poèmes, l’opacité
dans la lettre, dans sa physique, dans l’écoute.
Lecture que commande l’écriture qui est, on
l’oublie souvent, passage et présence du corps.
Écriture et lecture sont liées par homologie au
processus de la digestion, mais pointent vers
ce qui reste après s’être nourri, de la vie entre
autres, sans avoir à être magnifié par le concept
d’empreinte et de trace. Ce qui se comprend
face à la tradition rhétorique. Le Quintilien de
l'Institution oratoire ou le Sénèque des Lettres à
Lucilius, en écho aux théories hippocratiques,
nous parlent d’une digestion qui est un processus de cuisson (le principe masculin-paternel de
la chaleur) : que rien ne soit conservé comme
tel, cru, alienus et crudus.
La suggestion aussi est entrée dans la lettre.
Le premier poème de Trilce ne dit pas ce qu’il
désigne du début à la fin, en raillant par avance
les lectures qui ne nomment pas ce qui n’est
pas nommé. L’innommable merde. C. Vallejo
fut emprisonné entre novembre 1920 et février
1921 à Trujillo ; il se rendait aux latrines (letra
et letrina en espagnol) plusieurs fois par jour
accompagné d’un gardien. L’acte de création
est symbolisé, à l’évidence, en ce qu’il engage
l’intimité et suppose une intense gestation, un
besoin de faire pour ainsi dire. Les arguties et
les contorsions herméneutiques n’y changeront
rien, l’homologie fonctionne sans pour autant
évincer le témoignage, et l’excrément y acquiert
la vertu d’un engrais (guano, -ano, l’anus). En
effet, les couloirs et les galeries de la prison ont
quelque chose d’intestinal, aussi est-ce contre
la prison et ses sbires, contre l’ordre social apparenté que l’écriture défèque. Intestin contre
intestin. Le poème refait pour l’accuser l’éva-
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cuation par le silence. Double parturition, il
crée et permet de se créer contre ce qui menace
de tout digérer. Parce que le poème traite de
l’homme qui est atteint jusqu’au moment privé
de la défécation, de l’homme littéralement
réduit à de la merde. Nous voulions en venir à
cela précisément, nous contenter enfin de citer
et imparfaitement traduire les trois derniers
vers (sur les seize) ; l’adjectif « abozaleada » est
lourd de sens et d’implicite, il mobilise l’idée
de musellement, la muselière et le licou, la
contention et la secousse, l’idée de début et de
nouveauté, d’esclavage, l’esclave noir dit bozal,
le nouvel arrivé, emmuré dans le silence et mené
à la langue nouvelle :
Y la península párase
por la espalda, abozaleada, impertérrita
en la línea mortal del equilibrio
Vallejo, 1998 : 43
Et la péninsule campe
plein dos, emmuselée, imperturbable
sur la ligne mortelle de l’équilibre
*
*
*
C’est d’une autre captivité dont parle Georges Hyvernaud, la captivité dans l’oflag, le camp
allemand des prisonniers militaires pendant la
Seconde Guerre mondiale. L’oflag : des blocks,
quelques baraquements et ses chambrées (la
Stube), les latrines collectives au milieu. G.
Hyvernaud y a vécu cinq années désœuvrées,
minées par l’humiliation et le dénuement, par
les bassesses humaines.
Le second chapitre de La peau et les os,
« Tourner en rond », commence par ces mots :
« Le pire de tout, c’est les cabinets. Quand je
241
M at i è r e s o r d i d e
veux former une image dense et irréprochable
du bonheur, c’est à des cabinets que je pense. »
(Hyvernaud, 1993 : 45) Les cabinets apaisants
d’une intimité retrouvée. La captivité rejette
hors de la vie, elle est promiscuité, contagieuse :
être captif des autres, « captif des captifs »
(Hyvernaud, 1993 : 60). Tourner en rond et ne
plus pouvoir être seul, deux façons d’être vidé
de soi. Le prisonnier perd prise, il perd pied,
une saturation de présences et de répétitions.
La peau et les os parle d’un certain ordre de la
liquéfaction, ce dans quoi on se laisse couler et
amollir. L’action émolliente de la captivité est
destructrice dans la chambrée de l’oflag, repérable dans les rites familiaux et sociaux, dans
toutes les routines et les complaisances. À quel
effacement de soi, à quel enfermement chacun
peut consentir pour vivre en société ? Le wagon
à vaches le racontera. Au retour de l’oflag, « on
remet ça », on se glisse dans la vie d’avant. Si
l’intimité est retrouvée, elle est impartageable.
G. Hyvernaud s’applique à témoigner mais
sans l’Histoire des historiens : crûment. Le suc
de l’érudition historienne fera son travail, il
coulera les événements dans un moule livresque. On en coulera les statues fientées. Ce qui
est moins clair, « c’est l’homme dans l’Histoire ;
ou l’Histoire dans l’homme, si on préfère ; la
prise de possession de l’homme par l’Histoire.
L’homme complique tout » (Hyvernaud, 1993 :
101) – l’homme, en peau et en os, cet « énorme
et scandaleux incognito » des Carnets d’oflags.
Telle est l’Histoire prétendument remise en
perspective : « L’Histoire des historiens n’a
pas d’odeur. » (Hyvernaud, 1993 : 102) Les
événements sont pourtant entrés par les corps,
se sont logés dans les entrailles ; indispensable
clarification : l’Histoire a, pour dire vrai, une
odeur de cabinets. Par conséquent : « Quand les
écrivains feront des livres sur la captivité, c’est
les cabinets qu’ils devront décrire et méditer.
Rien que cela. Ça suffira. Décrire consciencieusement les cabinets et les hommes aux
cabinets. » (Hyvernaud, 1993 : 49) La remarque
se trouve au centre d’un passage qui a l’acuité
d’un morceau d’anthologie. C’est la promiscuité
extrême, jusqu’aux cabinets qui avaient représenté l’acte solitaire, isolé, caché. La merde a
subitement rapatrié l’homme dans le vivant et le
vivant dans les tripes ; l’homme n’a pas simplement franchi la frontière vers l’infrahumain, il
est instamment rappelé à sa condition humaine
(de simple être humain).
L’Histoire au-delà du vécu est comme
l’homme au-delà du corps :
Pour prendre pleinement conscience de ce qui
nous est arrivé, rien de tel que de s’accroupir
fesse à fesse dans les latrines. Voilà ce qu’ils ont
fait de nous. Et on s’imaginait qu’on avait
une âme, ou quelque chose d’approchant. On
en était fier. Ça nous permettait de regarder
de haut les singes et les laitues. On n’a pas
d’ âme. On a des tripes. On s’emplit tant bien
que mal, et puis on va se vider. C’est toute
notre existence.
Hyvernaud, 1993 : 48-49.
Et de citer plus loin la lettre de Paul
Valéry (mentionnée dans les Carnets d’oflag) qui
répond à un prisonnier, content que l’énergie
spirituelle le soutienne dans la souffrance endurée : « Seulement, l’énergie spirituelle, c’est
des choses qu’on met dans les livres. Ça n’existe
pas. Pas moyen de les prononcer, ces deux mots,
sans une grande envie de rigoler. Ici, dans les
cabinets. » Avec la merde, il est impossible de
trouver l’angle avantageux, l’image qui avantagera le fait, le mythe ne mordra pas sur le récit.
La merde ne triche pas avec le témoignage :
« On publiera de belles choses sur l’énergie
spirituelle des captifs. Et on ne dira rien des
cabinets. C’est pourtant ça l’important. Cette
fosse à merde et ce méli-mélo de larves. Toute
l’abjection de la captivité est là, et l’Histoire,
et le destin. » L’important ou l’essentiel, ce qui
reste, la merde – sa fosse et son odeur.
La douleur de digérer est le privilège des
vivants, des vies vidées, des vies passées à se
vider. Dehors, la nuit froide, et dedans « ça
pousse, ça force, dans la sourde nuit viscérale »
(Hyvernaud, 1993 : 72), le prisonnier de l’oflag
n’est plus qu’un « numéro sur un sac à tripes »
(Hyvernaud, 1993 : 82), compté et recompté indéfiniment dans la cour par l’officier allemand.
La saturation de présences et de répétitions a
lieu dans les corps : l’inlassable travail de la vie,
le cycle infernal de la digestion. La belle intériorité psychique et connaissante par laquelle
l’homme s’enorgueillit d’être homme est alors
dissoute. S’emplir et se vider : le rapport entre
l’intériorité et l’extériorité s’y résume. Encore
une fois, ce n’est pas le corps métaphysique
vidé de son âme, le corps-prison-de-l’âme. Le
corps est devenu l’envahissant, il est la prison
de l’existence, l’existence entière et le dévidoir
de l’existence.
La merde ne rend pas l’existence sordide, elle
la rend au sordide. Le sordide ou bien l’absurdité : « On a construit des philosophies là-dessus. Je sais. Mais j’en ai assez des philosophies.
L’absurdité ça ne se démontre pas, ça ne se raisonne pas, ça ne sert pas à faire des conférences
ou des articles dans les revues. On l’éprouve
dans tout son être. C’est une révélation vivante
qui, à de certains moments intenses, emporte
tout. » (Hyvernaud, 1993 : 110) On en oublie
parfois que l’existence précède l’existentialisme.
Jean-Paul Sartre devait bien le savoir, lui qui
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La merde a subitement rapatrié
l’ homme dans le vivant et le
vivant dans les tripes ; l’ homme
n’a pas simplement franchi la
frontière vers l ’ infrahumain,
il est instamment rappelé à sa
condition humaine (de simple
être humain).
a appuyé la publication de La peau et les os.
L’humain précède l’humanisme qui plus est.
L’homme armé de sa culture n’est pas à l’abri de
l’homme qu’il est vraiment, comme Faucheret
l’agrégé, le latinisant et l’hellénisant, Faucheret
fantoche, de ces hommes vus « jusqu’au fond :
comme ces bassins qu’on vide et qui avouent
leur boue verte et toutes ces molles saletés »
(Hyvernaud, 1993 : 36). Un Faucheret pleurnichard et chapardeur qui s’est rapidement
abandonné à la crasse et aux croûtes, au petit
jus rose qui en coule, son humanisme avec. Il est
à l’honneur dans les Carnets d’oflag, le premier
portrait, celui qui se gratte l’âme tout comme
il se gratte le genou, le même « pauvre jus de
honte, de remords et de misère ».
Dire la merde consiste à dire la captivité, des
captivités en chaîne qui vident le prisonnier de
sa personne. La promiscuité vide de soi, à tel
point qu’il n’y a plus qu’absence à soi une fois
seul. Pareillement, la folie d’un Percheval enseigne que la résignation finit par vider de soi, la
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volonté s’épuise dans la répétition du même et
l’automatisme, tout perd son sens, sa direction,
sa finalité. Indifférenciation et indifférence,
l’homme est à l’image de la « marmelade
d’hommes », autant la marmelade produite par
les hommes que les hommes produit d’une marmelade. Dans les oflags où les correspondances
sont soumises à la censure, G. Hyvernaud a
cherché un moyen de s’abstraire par l’écriture,
de retrouver la solitude ravie jusqu’aux cabinets. Dire la merde consiste à dire l’essentiel :
à d’autres la tâche de faire la part du feu pour
sacrifier à un essentiel substitutif, l’engrais de
la grandeur, de l’édification, de la célébration
voire du patriotisme. « Égalité et fraternité de
la merde. » (Hyvernaud, 1993 : 49)
*
*
*
Une remarque extraite des Carnets d ’oflag
servira de préambule au troisième exemple :
« La méfiance des littérateurs à l’égard de la
littérature vient de cette impression que les
choses vraiment vivantes, essentielles, échappent au langage, que c’est l’inexprimable seul
qui importe, que l’exprimable ne peut être que
superficiel, extérieur, stérile. » (Hyvernaud,
1987 : 78) Faire confiance à l’exprimable est
désacralisateur, il déconsidère l’espace incommensurable entre la chose et le mot, la tension
vers un mutisme qui serait gage d’authenticité.
L’exprimable ne fait pas le jeu de l’impuissance
du langage. Si les mots témoignent, ils font
voir ce qui a été vu dans le Lager, dans le camp
d’anéantissement. Non pas montrer par défaut,
au contraire, ménager une voie pour l’exprimable, pour l’indélébile. Dans C’est en hiver que
les jours rallongent, sans plus de détours par un
imaginaire qui déforme l’inimaginable, Joseph
Bialot témoigne d’Auschwitz presque soixante
ans plus tard : « C’est brut, au premier degré,
au niveau du coup de poing dans la gueule,
sans chercher d’explications, qu’il faut essayer
de rendre présent ce qui ne peut être regardé, de
montrer ce qui est impossible à dire. » (Bialot,
2002 : 14). Si l’horreur n’a pas de mots, il y a
des mots pour la dire, une certaine manière de
la dire, une littéralité qui évite la métaphore
ou tente d’invalider son propre mécanisme de
déportation, la déportation du sens. Le quotidien – subversion du mémorial et du mémorable
par la remémoration – est à même de rendre
sensible, de révéler et démasquer.
La libération du camp a été une nouvelle
naissance pour J. Bialot, né en Pologne une seconde fois. Il a vécu la mort dans la vie. La mort
aussi n’était plus la mort, arrachée à un cycle
naturel, ce n’était qu’une fabrication de la mort.
Giorgio Agamben est revenu sur cet aspect (Ce
qui reste d’Auschwitz. L’archive et le témoin). Sans
entrer dans un commentaire, on s’étonnera du
recours à Heidegger, à la fameuse conférence
de Brême (1949) qui, disjointe de la biographie et de l’œuvre, de leur lien insurpassable,
perd sa platitude, la platitude d’une marotte.
La fabrication de la mort dans les camps est
mise dans l’industrialisation pour y dénoncer
la raison technique-scientifique, et non la déraison, d’où le rapprochement entre la chambre
à gaz et l’industrie alimentaire motorisée. Ce
déterminisme avec son aboutissement dans
l’extermination est une dénégation de l’histoire,
celle de la haine envers les Juifs. Que le système
concentrationnaire éclaire en revanche sur la
société des hommes et l’exploitation invétérée
des uns par les autres, nul doute là-dessus.
En tout état de cause, le Lager fait se toucher les extrêmes, tout perd sens y compris la
vie et la mort ; l’homme vit dans sa chair l’état
d’excrément : l’homme vidé de l’homme. Au
dernier stade cachectique, il y a le « musulman »
(mousoulmane). Dans La station Saint-Martin
est fermée au public, pendant fictionnel de C’est
en hiver que les jours rallongent : « Au niveau
de la température la plus basse existant au
monde, lorsque les vibrations disparaissent et
que plus aucun échange de chaleur ne peut se
produire, le cœur cesse d’aimer. Le vide sidéral
se métamorphose alors en «mouzoulmanisme »
et crée son chef-d’œuvre : un homme vide. »
(Bialot, 2004 : 90) La fabrication de la mort
va de pair avec la fabrication du déchet, de
l’homme-excrément. Selon le renversement
nazi, la fabrication prétendait imiter la nature et
la contre-nature, fabriquer naturalisait. Robert
Antelme : « Il ne faut pas que tu sois : une machine énorme a été montée sur cette dérisoire
volonté de con. » (Antelme, 1957 : 83) Une
machine, une machination, ex machina : par le
moyen d’une volonté illusoire2 .
Les extrêmes se touchent, effectivement,
et dans le même temps tout est paroxysme ; le
microcosme des rejetés reproduit en son sein
les mécanismes du rejet, pris en charge par les
rejetés eux-mêmes : « La machine à exterminer
fonctionnait aussi avec cet objectif : diviser les
2
R. Antelme insiste sur la déchéance partagée,
renversée en libération pour tous, et la met en
relation avec le prolétaire, son « matérialisme
sordide » (Antelme, 1957 : 107). Cf. l’article de
Georges Perec, si instructif, « Robert Antelme ou
la vérité de la littérature », publié dans L.G. (une
aventure des années soixante). Par ailleurs, difficile
de ne pas penser en lisant C’est en hiver que les
jours rallongent aux olympiades de W.
244
taulards, avantager l’un pour rendre l’autre un
peu plus envieux, un peu plus soumis, faire
dévier la frustration et la haine de ses objectifs réels, les SS et la hiérarchie verte, pour
les détourner vers l’autodestruction. » (Bialot,
2002 : 156) La fabrication de la mort est totale
en créant les conditions d’une auto-fabrication :
« L’égalité n’existait qu’au stade final : le crématoire. » (Bialot, 2002 : 159).
La perte totale de sens est inaugurée dans
les cabinets. Aussitôt qu’il arrive à Birkenau,
J. Bialot est entassé avec trois cents autres dans
le hangar nommé Canada : « C’est dans les
chiottes de Birkenau que j’ai découvert qu’un
billet de banque pouvait parfaitement remplacer
le papier-toilette. » (Bialot, 2002 : 105). Il y retrouve Maurice qui lui dresse un état des lieux
et soudain, par reflexe, il se met à chercher le
papier-toilette. Il est là le vernis de civilisation,
qui se craquelle si aisément. Maurice se moque,
lui tend finalement un papier froissé, un billet
de banque ; J. Bialot hésite un moment : « Perché sur mon siège, j’admire mon billet de cinq
mille, le tourne, le regarde par transparence, je
lis machinalement l’avertissement usuel : « …
Le contrefacteur sera puni de travaux forcés
à perpétuité ». » (Bialot, 2002 : 108) Dans le
Lager, le coin des rencontres et des échanges
d’informations, le « coin «paradisiaque » n’était
autre que les chiottes collectives d’un groupe
contraint à une non-vie collective » (Bialot,
2002 : 103). Sur un chantier, il est possible d’y
reprendre son souffle, mais la cabane est gardée
par le « Maître des chiottes », il est « le Prince
Bleu, Sa Hauteur, Sa Splendeur, le Scheissmeister, un triangle vert », qui filtre les entrées, les
négocie pendant que les intestins et les cœurs
s’emballent – le roi et ses trônes : « Le Scheiss-
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meister est la parfaite incarnation du nazisme,
un métier de roi dans un royaume de merde, de
sang et de cendres. » (Bialot, 2002 : 104-105)
La merde comme quotidien, comme manifestation constante, avalisait la réduction
préalable d’une catégorie d’hommes à de la
merde : « Les hommes se vident à toute vitesse,
se liquéfient, meurent », les hommes ou la « section chiasse-merde-et-cadavres » (Bialot, 2002 :
100), car l’odeur de la mort est l’odeur de la
merde. Détail saisissant : dans les dortoirs, les
plus mourants dorment en général sur les lits du
bas pour ne pas déféquer sur les autres. Effet de
redondance que cette fabrication du cadavre à
l’intérieur de soi. Le corps soumis à la sous-alimentation n’engendre plus que l’obsession de la
faim, il n’est qu’un système de vidange maladif
(et J. Bialot s’est occupé de la construction d’un
tout-à-l’égout), boyau en concurrence insensée
avec l’autre boyau érigé du four crématoire. On
quitte le camp par l’anus et par la cheminée :
« […] chaque jour de nouveaux admissibles à la
chiasse mortelle occupent les lits libérés. » (Bialot, 2002 : 136). Au milieu de cela, la rumeur
se répandait, le mot résonne étrangement, de
l’ « évacuation », d’une libération probable ou
imminente. Lorsque le camp est enfin libéré, le
sous-alimenté se jette sur la nourriture et meurt
à présent de suralimentation : « Bien entendu,
la dysenterie revient et me tord de nouveau les
tripes. Je ne suis pas le seul et on commence à
ramasser les premiers morts de suralimentation.
Le comble de l’absurde : mourir d’indigestion
au pays de la faim. » (Bialot, 2002 : 201)
Être captif du corps (ne plus pouvoir faire
corps, les congénères, les émotions), de ce corps
anonyme et vidé de toute singularité par la faim,
c’est être réduit à la fabrique de sa merde, fabri-
que de mort et signe que de la vie est en cours
de fabrication. R. Antelme raconte la première
fois où il a vu mourir à Buchenwald ; un homme
( « matière à SS ») est sorti dans une couverture,
on le redresse sur ses deux bâtons violets : « Il
nous tournait le dos, il s’est baissé et on a vu
une large fente noire entre deux os. Un jet de
merde liquide est parti vers nous » – il ne doit
pas être mort : « C’était par la merde qu’on avait
su qu’il était vivant […]. » (Antelme, 1957 :
36) Toutefois, on sait aussi qu'un écoulement
anal est le dernier relâchement, l'équivalent
du dernier soupir. Le détenu n'était plus une
forme souffrante, il est d'emblée nié dans son
appartenance à l’unité indivisible de l’espèce, à
l’espèce humaine. R. Antelme témoigne de cet
absolu placé en son endroit, de ce séjour dans
l’expulsion, et ce n’est pas un hasard si L’espèce
humaine commence par les pissotières et les
chiottes.
L’ultime brouillage de la vie et de la mort est
le fait d’être « rescapé », survivant, un surplus
de vie, un reste du système concentrationnaire
et un reste de soi dont on assume tant bien que
mal l’avenir. Après avoir été mort vivant dans
un Lager, la vie est une vie dans la stricte mesure où la dent dévitalisée est une dent (l’image
est de J. Bialot dans La gare sans nom). Si le
crime contre l’humanité est imprescriptible,
il n’y a pas de prescription pour la mémoire
d’un survivant, avoir été libéré se transforme
en nouvel enfermement. Tandis que dans le
camp, l’horreur présente menaçait d’expulser du
temps : « Se souvenir… À tout prix… Se souvenir de soi et des autres, surtout des autres si l’on
veut rester soi, même si l’émotion a changé de
goût et baigne dans le déni, dans la détestation
de l’autre […]. » (Bialot, 2002 : 139) Rester soi
en restant inscrit dans le temps, dans sa vie, est
l’impératif face à l’anéantissement. Il faut, pour
soi, témoigner encore de soi.
*
*
*
La prison, l’oflag, le Lager, en dernière instance, un placard. Et le passé est bel et bien un
revenant, qui revient d’où la vie est morte, d’où
il a fallu renaître.
Pas un placard, un « cabinet de débarras »
exactement. Dans The Voice in the Closet / La
voix dans le débarras, en deux langues, pour
Raymond Federman, ce cabinet est un ventre et
un tombeau inextricablement. En juillet 1942,
il a treize ans, sa mère le met là (pourquoi lui ?)
en disant « chut », il échappe à la rafle du Vél
d’Hiv’. Le texte en son entier, enfermé en vingt
carrés pour l’anglais et vingt rectangles pour la
réécriture en français, est un flux sans ponctuation qui ne relève en rien du balbutiement apophatique. Par à-coups, par liaisons et déliaisons,
désarticulations et remembrement, c’est une
liquidation verbale de l’impossible liquidation
mémorielle. Une voix clame et réclame, depuis
l’obscurité.
La voix passée de l’enfant Federman est
abandonnée ici-encore-maintenant (n’avait-il
pas reçu l’injonction de se taire ?) dans le trou
vide du cabinet de débarras, elle se cherche une
place (sa place de « je », (d)énonciateur) ici-encore-maintenant-enfin, dans un Federman de
renaissance : « […] dans un grand fourneau à
gaz ma survivance une erreur qu’il n’accepte pas
le force à recommencer au conditionnel par une
autre forme de séquestration […]. » (Federman,
2008b : 42) La voix est en vie, elle a déjoué
la mort, a résisté : « […] je suis mort croit-il
me laisse en arrière mais je me redonne vie en
246
douce dans la mort au-delà de la porte ouverte
voilà ma condition présente les pieds déjà dehors dans le grand con humide de l’existence en
désarroi ma tête sortira la dernière sur le papier
étends les bras […]. » (Federman, 2008b : 44) 3
La voix est le non-dit qui rôde et maraude
dans l’œuvre qui s’écrit, halo d’une expurgation ou d’une amnésie plus ou moins volontaire. Elle a toujours tenté, depuis le débarras,
de se faufiler dans les écrits. Elle se refuse à
une mémoire qui fait sa propre « solution finale », la « mémoire tricheuse » (Federman,
2008b : 56) d’un Federman qui trie, une mémoire trich(i)euse au bout du compte, bonne à
des « paquets de tromperies excrémentielles »
(Federman, 2008b : 50). La voix est, avec ses
mots imprononcés, un excès, l’excès d’un rejet
fécal, non pas l’excès silencieux du dire dans le
dit. Plutôt l’excès d’un en-trop, l’inacceptable
plutôt que l’indicible. Un en-trop renversé en
surplus de vie. Contre le « non-sens excrément
d’un début dans le noir » (Federman, 2008b :
38), Chut entreprendra la récupération de
l’enfance morte dans le cabinet de débarras,
même si la remémoration est une fiction, la
mémoire oublie et invente, bouche ses trous
en inventant, radote puis s’amuse à radoter,
s’auto-plagie.
Il se trouve que le débarras a véritablement
fait office de cabinet(s). Durant de longues
heures dans le noir, jusqu’au lendemain matin,
R. Federman suce quelques morceaux de sucre
et défèque de peur dans un journal :
3
Samuel Beckett est immensément présent
dans ce texte de R. Federman (comme dans sa
vie), dans ce « grand con de l’existence », d’une
naissance par la mort, à rebours, par les mots
(Federman, 2006 : 88, 131, 155).
247
M at i è r e s o r d i d e
[…] accroupi comme un sphinx, se tenant
la quéquette avec deux doigts pour ne pas se
mouiller, il chia dans le journal, puis il en fit
un paquet, un paquet honteux dont il sentit
la chaleur et l’ humidité sur ses mains. Il le
plaça près de la porte, et le lendemain matin,
quand il osa sortir du débarras, il prit son
paquet de merde, grimpa la petite échelle qui
menait à la verrière, l’ouvrit, et déposa sa
peur sur le toit.
Federman, 2008a.
Le ventre de naissance est ce tombeau de
l’enfance, véritablement déféquée et délaissée
sur un toit à la merci des vents et des oiseaux.
Après la guerre, quand R. Federman retourne
à l’appartement de Montrouge, il va voir si le
« sale paquet » y est encore, il éclate en fou rire
désormais salvateur et dissimulateur. Dans The
Voice / La voix, être « au bord du précipice »
signifie l’acte de déféquer, le « chier ma peur »
rejoint le « chier l’énigme de ma naissance », le
recommencer en « chiant sa vie de revenant ».
Le cabinet de débarras a été indûment substitué
par le « cabinet d’écriture », puisque Federman
écrit à côté (il foire), un « merdier de mots »,
« mot-merde » de l’auto-expulsion4 .
Le « chut » de la mère de R. Federman,
le dernier mot qu’il a entendu d’elle, simple
onomatopée, impose la rétention de tous les
4
Ou « wordshit », terme qui revient à plusieurs
reprises dans The Voice / La voix et diversement
rendu. Présence de S. Beckett encore : de l’êtremot au merde-mot, la « merde verbale » des Textes
pour rien – « langage et excrément dans le même
emballage sonore » (Federman, 2006 : 151). On
est tenté d’établir un lien sonore et sémantique
entre « shit » et « chut », le silence impératif et
la défécation du cabinet de débarras, un silence
qui sera enfoui dans le fatras futur fictionnel des
mots.
sons, de tous les mots, dans toutes les langues.
Déni du silence de survie d’être tu, The Voice
/ La voix en est la logorrhée correspondante.
Situation grotesque que cette défécation qui a
lieu dans un contexte de rafle et de déportation,
défécation qui prend par là même une inévitable consistance symbolique, que renforcent
l’exercice d’écriture et le forçage de la mémoire.
Assurément, le reste fécal, celui du cabinet de
débarras davantage, participe de la métaphore
du roman à la fin de Chut : du tunnel que
l’auteur creuse et du déblayage que forment les
mots (Federman, 2008a : 219-220).
Dans Retour au fumier (récit nostalgique pour
mon vieux chien Bigleux), R. Federman raconte,
à mesure qu’il l’effectue et à soixante ans de
distance, son retour vers la ferme du Lot-etGaronne dans laquelle il a travaillé après être
sorti du cabinet de débarras, son sordide paquet
de peur à la main. De Montrouge à Montflanquin, trois années de souffrance sanctionnent
une renaissance. Dans une ferme, tout est mort
et sexe, mort et merde. Au réveil, l’une des premières besognes consiste à s’occuper du fumier ;
du cabinet de débarras à la ferme, le fumier est
le paradigme du recommencement :
D’abord on cultive la terre pour faire pousser
des trucs […], tout ce dont on a besoin pour
nourrir les animaux, les engraisser pour qu’ils
soient fin prêts pour l’abattoir et qu’on puisse
nous se gaver de leur viande. Mais avant
de mourir, ces animaux, ouahou ! qu’est-ce
qu’ils peuvent chier ! Bien sûr, nous les humains nous chions aussi après avoir dévoré
ces animaux, et éventuellement toute cette
merde retourne dans le sol pour l ’enrichir,
pour que les choses poussent plus vite dans
la terre, et qu’elles soient plus nourrissantes
et plus riches, et tout ça grâce au fumier. Et
ça continue comme ça sans arrêt. Quel beau
système que celui de la nature. Ça n’arrête pas
de recommencer grâce à la merde.
Federman, 2005 : 79-80.
R. Federman propose de remanier un vers
connu de P. Valéry (qu’il se récitait alors qu’il
écrivait à Cassis la version française de The
Voice) : « La mer[de] la mer[de] toujours recommencée. » En substance : « De la bouche au
cul non-stop, voilà comment se fait le fumier. »
(Federman, 2005 : 101) Le retour à la ferme
est le retour au fumier, le retour de la vie par la
mort, qui est le retour des souvenirs et peut-être
le retour en gésine de la voix du débarras. Le
fumier est la tâche d’un Sisyphe, la condition de
Job : « Comme Job, toujours enfoncé jusqu’au
cou dans le fumier, j’essayais de trouver un sens
à cette merde dans laquelle je me vautrais. »
(Federman, 2005 : 32). Parce que R. Federman
était traité « comme de la merde » et « littéralement dans la merde ». L’allusion biblique
est ensuite audible dans la référence au « tas de
cendres » (Federman, 2005 : 128) que lui n’est
pas devenu, dans l’interpellation désespérée à
l’adresse d’un Dieu dédaigneux (Federman,
2005 : 151-152) – moment nocturne où il se
soulage de Dieu.
*
*
*
R. Federman se disait volontiers auteur scatologique et de « textes merdeux » (avec la merde
au centre). Il a transformé littérairement la
merde qui a jalonné son existence. Il n’a pas été
déporté dans les camps mais dans le fumier.
Un camp de la survie et non un camp de la
mort, esclavage moyennant. Pour conclure
néanmoins, le contexte de la ferme l’illustre
explicitement, il est frappant que l’homme
réduit à de la merde, à sa merde, l’homme
déshumanisé et résumé à un corps exploitable
et jetable, un corps ou un système digestif, cet
homme s’est senti traité comme un animal. J.
Bialot l’a senti, et avoir senti cet outrage entre
dans son intense valorisation de la vie. Comme
un animal ? Non seulement le vivre-et-mourircomme-une-bête, pour marquer l’arrivée au
terme de toute illusion métaphysique, mais le
fait qu’être de la merde c’est connaître le sort
de l’animal, rien de moins qu’une part immense
du vivant dont l’homme est une infime partie
quoi qu’il en pense. La même indifférenciation :
la merde, l ’animal. Se profile une analogie qui
serait incongrue si elle n’avait été soulignée par
les survivants des camps d’extermination. Or,
au premier chef, il convient de ressaisir ce regard humain sur les animaux tel qu’il est rendu
limpide par le sordide. Ou de relire la scène
décrite par G. Hyvernaud des soldats rudoyés
sur les routes (Hyvernaud, 1993 : 32), celle du
massacre fermier vu par l’enfant déporté R.
Federman : « Non, j’ai pas souffert de la faim.
Mais j’ai souffert de voir tous ces animaux souffrir pour devenir de la nourriture pour nous. »
(Federman, 2005 : 121) ; et il imagine un court
instant la révolte des animaux domestiques,
dévorant leurs dévorateurs et faisant d’eux,
gageons-le, de la merde.
Bibliographie
ANTELME R. (1957) L’espèce
humaine, Paris, Gallimard.
BIALOT J. (2002) C’est en
hiver que les jours rallongent,
Paris, Éditions du Seuil.
BIALOT J. (2004) La station
Saint-Martin est fermée au
public, Paris, Fayard.
FEDERMAN R. (2005)
Retour au fumier (récit
nostalgique pour mon vieux
chien Bigleux), Romainville,
Éditions Al Dante.
FEDERMAN R. (2006) Le
livre de Sam (ou des pierres à sucer
plein les poches), Romainville,
Éditions Al Dante.
FEDERMAN R. (2008a)
Chut, Paris, Léo Scheer.
FEDERMAN R. (2008b)
The Voice in the Closet / La voix
dans le débarras, Bruxelles,
Les Impressions Nouvelles.
HYVERNAUD G. (1987)
Carnets d’oflag, proses et critique
littéraire, Œuvres Complètes,
tome 4, Paris, Ramsay.
HYVERNAUD G.
(1993) La peau et les os,
Paris, Le Dilettante.
VALLEJO C. (1998)
Trilce, Madrid, Cátedra.