« Aujourd`hui, on reconnaît davantage l`importance des liens du

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« Aujourd`hui, on reconnaît davantage l`importance des liens du
15 NOV 13
Hebdomadaire
OJD : 33038
Surface approx. (cm²) : 917
1 RUE EUGENE ET ARMAND PEUGEOT
92856 RUEIL MALMAISON CEDEX - 0 825 300 302
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rencontre
Les débats sur la parenté se focalisent
bien souvent sur le lien biologique
et la filiation juridique. Il existe pourtant
une troisième dimension, celle du quotidien.
C'est ce que montre Florence Weber,
sociologue et anthropologue, dans
un ouvrage où elle propose des pistes
pour repenser la parenté.
Florence
Weber
« Aujourd'hui,
on reconnaît
davantage
l'importance des
liens du quotidien »
Les travaux sur la parenté étudient
traditionnellement le lien biologique et
la filiation juridique. Vous ajoutez
une troisième dimension : la parenté
quotidienne. Comment la définissez-vous ?
C'est l'ensemble des activités non marchandes réalisées
au quotidien entre des individus avec une forte dimension affective, sur la longue duree. Cette dimension
n'est pas encadrée par le droit maîs est souvent liée,
quoique pas nécessairement, à celles du lien biologique
et de la filiation juridique. C'est aussi ce que l'on appelle
en droit la « possession d'état », qui qualifie juridiquement des eléments ou des relations de fait, qu'il s'agisse
de prise en charge domestique ou d'éducation.
Pour quelle raison cette parenté du
quotidien est-elle plus visible aujourd'hui ?
Elle n'est pas si nouvelle que cela. Je pense aux nourrices, dont l'existence est très ancienne et qui entretenaient assez souvent des relations affectives fortes
avec les enfants qui leur étaient confiés sans qu'il existe
entre eux un lien biologique ou juridique. Ce qui a
changé aujourd'hui, ce sont les transformations de la
conjugalité, avec la montee des naissances hors mariage
et l'augmentation des familles recomposées, qui créent,
dc fait, des situations où la parenté du quotidien prend
ULM
7877028300503/LAL/AHR/3
plus d'importance. On est passé à des formes de plunparentahtés où l'on fait parfois comme si le parent du
quotidien était le parent reconnu juridiquement. Ce
qui peut d'ailleurs être vécu de façon assez violente. Maîs
au XIXe siècle, il existait déja beaucoup de familles
recomposées, le plus souvent en raison du décès de
l'un des deux parents. La famille nucléaire, où les trois
dimensions de la parenté se juxtaposent exactement,
n'est donc pas aussi traditionnelle qu'on le pense.
Dans les politiques publiques, cette parenté
quotidienne n'apparaît pas vraiment...
Elle est prise en compte surtout dans les politiques
sociales avec les situations de concubinage. Un concubin existe au regard de l'Etat social, maîs pas en ce qui
concerne l'héritage ou l'autorité parentale. Il est en
outre souvent disqualifié lorsqu'il y a conflit entre les
parents génétiques. Il y a une dizaine d'années, le
débat sur la parenté était focalisé essentiellement sur
la génétique. On débattait aussi beaucoup autour du
droit, estimant qu'il ne s'adaptait pas assez rapidement
aux evolutions scientifiques et sociétales. Aujourd'hui,
on reconnaît davantage l'importance des liens du
quotidien. Quelques faits divers ont sans doute marque les esprits. Je pense à l'histoire de cette fille, dans
le Midi, victime à sa naissance d'une substitution
d'enfants à la maternité. Cette erreur n'avait été découverte que bien plus tard, et cette jeune fille considérait
que ses parents étaient ceux qui l'avaient élevée - ses
parents du quotidien -, non ses parents génétiques.
Vous avez étudié des cas de dissociation
de la parenté. De quoi s'agit-il ?
Ce sont des cas exceptionnels dont l'observation aide
à penser ce qui se passe dans des situations plus ordinaires. Par exemple, pour dcs raisons d'accidents biographiques, un enfant se retrouve avec trois pères qui
se posent en concurrents. J'évoque aussi dans l'ouvrage des cas où il existe un doute sur la paternité, ou
encore un conflit entre la mère du quotidien et la mere
officielle. De façon inattendue, lorsque je faisais des
conférences pour expliquer ce travail, il était fréquent
que des gens viennent me parler de leur famille. Sur une
salle de 40 personnes, il y en avait toujours une ou deux
qui se reconnaissaient dans ce que je racontais. Cela
montre que ces situations sont beaucoup plus courantes
qu'on ne le pense. Simplement, elles sont souvent tues.
Vous utilisez dans l'ouvrage le terme
de «maisonnée». Que recouvre-t-il?
La « maisonnée », c'est le groupe de la parenté quotidienne, au-delà du seul ménage, qui est l'unité utilisée
dans les statistiques et les textes officiels. Celle-ci fonctionne pour les situations habituelles, maîs la notion de
maisonnée est plus efficace pour designer les relations
de parenté en dehors d'une cohabitation. Ce n'est pas
non plus la famille élargie, qui est constituée de proches
n'ayant parfois aucune relation au quotidien. La « maisonnée », ce sont les gens qui s'occupent les uns des
autres de façon régulière et investie. De ce point de vue,
je m'inscris dans la lignée des travaux sur le care, même
si, pour moî, ce n'est pas simplement de la sollicitude
Eléments de recherche : ÉDITIONS RUE D'ULM : uniquement la maison d'éditions de Normale Sup' ou ENS de Paris, toutes citations
15 NOV 13
Hebdomadaire
OJD : 33038
Surface approx. (cm²) : 917
1 RUE EUGENE ET ARMAND PEUGEOT
92856 RUEIL MALMAISON CEDEX - 0 825 300 302
ou un soutien affectif ou moral. Ce sont des liens beaucoup plus forts, comme le fait de passer deux fois par
]our voir une personne âgée pour vérifier que le fngo
est plein et que tout va bien. Il s'agit de relations pragmatiques qui demandent un investissement matériel,
pas seulement des sentiments.
Les professionnels de l'aide à domicile
font-ils partie de cette maisonnée ?
C'est un vrai débat. La professionnahsation des
métiers de l'aide à domicile passe par un certain refus
des affects avec les usagers J'obseive pourtant que,
assez souvent, ce qui se pratique sur le terrain va à
['encontre de ce qui est enseigne dans les ecoles. Là
où il existe des relations sur une longue durée, l'établissement d'un lien affectif est indéniable. De mon
point de vue, il s'agit bien d'une forme de parenté quotidienne. Le professionnel n'est pas interchangeable.
S'il n'est pas là, on ne peut pas le remplacer par un
intérimaire. Maîs il est vrai que ça peut ètre un piege
pour lui. Il peut se sentir prisonnier de cette relation.
Tout le problème est donc de mettre des limites à têt
investissement pourtant necessaire.
Les psychologues insistent sur l'importance
de s'inscrire dans une généalogie familiale.
La parenté du quotidien ne vient-elle pas
perturber ce lien ?
Une certaine psychanalyse a en effet beaucoup mis l'accent sur les liens du sang ou juridiques, peut-être sans
prendre suffisamment au sérieux les liens du quotidien,
estimant qu'ils viennent brouiller les cartes A l'inverse,
pour d'autres psychologues ou psychanalystes, les
relations quotidiennes s'inscrivent pleinement dans
l'histoire familiale Comment une parenté pourrait-elle
être éducative en l'absence de tout lien quotidien ?
C'est ce qui se passe dans la vie de tous les ]ours qui
construit la personne. Pour ma part, j'observe qu'il
existe plusieurs légitimités, et il ne m'appartient pas
de choisir l'une ou l'autre. Maîs pour les gens qui
vivent des situations de dissociation de la parenté,
c'est souvent difficile à vivre Mon propos est donc
d'essayer de voir dans quelle mesure ces trois dimensions peuvent cohabiter de façon harmonieuse.
Faut-il aller vers une meilleure
reconnaissance de la parenté du quotidien
en instaurant un statut du beau-parent
ou de l'aidant ?
Je n'en suis pas certaine, d'autant qu'il existe un dispositif dans le domaine sanitaire qui pourrait aisément être transposé. Il s'agit de la personne de
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Florence Weber
enseigne la
sociologie et
l'anthropologie
sociale a
l'Ecole normale
superieure
ou elle dirige
le departement
de sciences
sociales. Elle
coordonne
des iecherches
collectives dans
le cadre du
collectif Medips
et de la chaire
« Handicap
psychique et
décision pour
autrui» (EHESPCNSA). Elle
publie Penser
ta pas enté
aujourd'hui
Ls force du
quotidien (Ed
Rue d'Ulm,
2013)
« La "maisonnée'^ ce sont les gens gui
s'occupent les uns des autres de façon
régulière et investie. [,„] Comme le fait
de passer deux fois par jour voir
une personne âgée pour vérifier gué
le frigo est plein et que tout va bien »
ULM
7877028300503/LAL/AHR/3
confiance qui est une disposition de la loi de 2002
sur le droit des patients, prévue pour faciliter les
relations des patients avec l'hôpital. Ce système pourrait tout a fait être étendu, notamment aux personnes âgées. La seule contrainte est que la personne
concernée puisse désigner elle-même, à l'administration, cette personne de confiance. Ce qui est une
difficulté en matière de protection de l'enfance. Car
qui va décider ? La personne titulaire de l'autorité
parentale ? Le travailleur social '
La reconnaissance de cette parenté
du quotidien ne risque-t-elle d'autoriser
les pouvoirs publics à se défausser sur
les proches des personnes vulnérables ?
En réalité, il n'y a pas besoin d'invoquer la parenté
quotidienne pour renvoyer les gens à leurs obligations familiales. La parente juridique et ses obligations actuelles suffisent. En revanche, là où il
existe un risque, c'est lorsque la parente quotidienne
ne se déroule pas de façon harmonieuse. Par
exemple, si mon frère est parti habiter loin et que
je reste seule à m'occuper de ma mère, c'est moî la
parente quotidienne Si l'on donne un cadre réglementaire ou législatif à la parente quotidienne, on
durcit aussi les rapports de forces. Ce qui n'est pas
une bonne chose. Le problème pour les, institutions
est de considérer comme stables et officielles des
relations qui, par definition, sont provisoires et
instables. On pourrait donc accorder simplement
une legitimite provisoire a la personne de confiance
car si l'on ne peut pas changer de parents, on peut
parfois changer de parents du quotidien. MI Propos
recueillis par Jérôme Vachon
Eléments de recherche : ÉDITIONS RUE D'ULM : uniquement la maison d'éditions de Normale Sup' ou ENS de Paris, toutes citations