Santé au travail et travail de santé
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Santé au travail et travail de santé
Santé au travail et travail de santé sous la direction de Florence DOUGUET Jorge MUÑOZ 2008 ÉDITIONS DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SANTÉ PUBLIQUE RSS Sante travail.indb 1 14/04/08 15:34:55 Liste des auteurs CRESSON Geneviève, sociologue ; Professeure de sociologie, Université de Lille 1, Centre lillois d’études et de recherches en sociologie et en économie (CLERSE), CNRS-UMR 8019. DEDESSUS-LE-MOUSTIER Nathalie, juriste ; Maître de conférences en droit privé, Université européenne de Bretagne (UEB), Université de Bretagne Sud (UBS-Lorient), Institut de recherche sur l’environnement juridique de l’entreprise (IREJ), EA3375. DOUGUET Florence, sociologue ; Maître de conférences en sociologie, Université européenne de Bretagne (UEB), Université de Bretagne Occidentale (UBO-Brest), Atelier de recherche sociologique (ARS), EA3149 et Université de Bretagne Sud (UBS-Lorient), Laboratoire en ergonomie des systèmes, traitement de l’information et comportements (LESTIC). DUMAS Marc, Maître de conférences en sciences de gestion, Université européenne de Bretagne (UEB), Université de Rennes 1, Centre de recherche en économie et management (CREM), UMR CNRS 6211. FILLAUT Thierry, historien ; Professeur d’histoire contemporaine, Université européenne de Bretagne (UEB), Université de Bretagne Sud (UBS-Lorient), Centre de recherches historiques de l’Ouest (CERHIO), CNRS-FRE 3004. FRIGUL Nathalie, sociologue ; Chercheure, Centre de recherche sur les enjeux contemporains en santé publique (CRESP), INSERM, Université Paris 13, EHESS, UMR 723. GRANDJEAN Isabelle, doctorante en sciences du comportement ; Université européenne de Bretagne (UEB), Université de Bretagne Sud (UBSLorient), Laboratoire en ergonomie des systèmes, traitement de l’information et comportements (LESTIC). GUÉGUEN Nicolas, psychologue ; Professeur de psychologie sociale, Université européenne de Bretagne (UEB), Université de Bretagne Sud (UBS-Lorient) ; Directeur du Laboratoire en ergonomie des systèmes, traitement de l’information et comportements (LESTIC). HERBOUT Virginie, doctorante en sciences du comportement sous convention industrielle de formation pour la recherche (CIFRE) à Arc International ; Université européenne de Bretagne (UEB), Université de 3 RSS Sante travail.indb 3 14/04/08 15:34:55 SANTÉ AU TRAVAIL ET TRAVAIL DE SANTÉ Bretagne Sud (UBS-Lorient), Laboratoire en ergonomie des systèmes, traitement de l’information et comportements (LESTIC). JOLIVET Annie, économiste ; Chercheure, Institut de recherches économiques et sociales (IRES). LORIOT Daniel, sociologue des organisations et préventeur ; Cabinet Socialconseil, Chargé de cours en master d’Ergonomie, Université Paris Sud 11, Campus Scientifique d’Orsay. MEINERI Sébastien, doctorant en sciences du comportement ; Université européenne de Bretagne (UEB), Université de Bretagne Sud (UBSLorient), Laboratoire en ergonomie des systèmes, traitement de l’information et comportements (LESTIC). MUÑOZ Jorge, sociologue ; Maître de conférences en sociologie, Université européenne de Bretagne (UEB), Université de Bretagne Occidentale (UBO), Atelier de recherche sociologique (ARS), EA 3149 et Institut d’études politiques de Rennes (université de Rennes 1), Centre de recherches sur l’action publique en Europe (CNRS-UMR 6051). PENNEC Simone, sociologue ; Maître de conférences en sociologie, Université européenne de Bretagne (UEB), Université de Bretagne Occidentale (UBO), Directrice de l’Atelier de recherche sociologique (ARS), EA 3149. RAYMOND Adeline, psychologue ; Maître de conférences en psychologie sociale, Université européenne de Bretagne (UEB), Université de Bretagne Occidentale (UBO), Centre de recherches en psychologie (CRPSY), JE 2455. THÉBAUD-MONY Annie, sociologue ; Directrice de recherche, Centre de Recherche sur les enjeux contemporains en santé publique (CRESP), INSERM, Université Paris 13, EHESS, UMR 723. VILBROD Alain, sociologue ; Maître de conférences en sociologie, Université européenne de Bretagne (UEB), Université de Bretagne Occidentale (UBO), Atelier de recherche sociologique (ARS), EA 3149. RSS Sante travail.indb 4 14/04/08 15:34:55 introduction Florence Douguet, Jorge Muñoz Pendant longtemps, les atteintes à la santé au travail n’ont guère été considérées en France comme un problème de santé publique, mais plutôt comme une question sociale relevant de la seule négociation entre les partenaires sociaux. Au cours d’une période plus récente, les questionnements relatifs aux risques au travail ont conquis du terrain, allant jusqu’à devenir l’une des préoccupations majeures des politiques de santé. Ces thèmes sont aussi largement relayés et traités par les médias. La catastrophe sanitaire liée à l’amiante (probablement à l’origine de 100 000 morts au total), le harcèlement moral, la souffrance au travail, et plus récemment les suicides attribués au stress professionnel, font l’objet de nombreux articles de presse, de reportages ou débats télévisés. Les évolutions de l’organisation du travail s’avèrent porteuses de nouveaux risques pour la santé physique et psychique des individus (Bué et al., 2004). Les mutations qu’ont connues les systèmes de production depuis trois décennies, les contraintes nouvelles que ces mutations entraînent sur l’activité de travail et, surtout, la combinaison de ces diverses contraintes (de qualité, de rythme, commerciales, etc.) compromettent des formes de préservation de soi habituellement élaborées par les travailleurs. On observe également une multiplication de prescriptions plus ou moins contradictoires et plus ou moins compatibles avec la réalité du travail. L’ensemble de ces évolutions expose les individus au travail à de multiples troubles de la santé 1. La diffusion de formes d’organisation innovantes transforme les enjeux de la santé au travail (Gollac, Volkoff, 2006) et incite les différentes disciplines composant le champ des sciences humaines et 1. En témoignent les différentes enquêtes statistiques nationales produites à ce sujet au cours des années 1990 et 2000. Voir par exemple l’enquête Estev (enquête santé, travail et vieillissement) et l’enquête Sumer (surveillance médicale des risques professionnels). 5 RSS Sante travail.indb 5 14/04/08 15:34:55 SANTÉ AU TRAVAIL ET TRAVAIL DE SANTÉ sociales à rendre compte de ces changements et de leurs effets. Les travaux déjà menés dans ce domaine ont contribué à dépasser une vision fortement mécanique des conditions de travail héritée des modes d’organisation taylorien et fordiste. De telles conceptions reposent sur l’illusion que le travail est uniquement défini « d’en haut », par la hiérarchie, sans prendre en considération la connaissance qu’en ont celles et ceux qui le réalisent au quotidien. Progressivement, s’est imposée la nécessité d’intégrer dans les analyses les dimensions sociales de l’activité réelle. Ces nouvelles postures de réflexion ont participé au développement de recherches en sciences humaines et sociales consacrées aux relations de travail ou encore à la fatigue professionnelle. Certains de ces travaux ont pu avoir des retombées importantes. Ainsi, les études traitant de la souffrance au travail (Dejours, 1993) ont accéléré, voire facilité, la prise en compte des situations de harcèlement moral dans l’univers professionnel. Mais les analyses sur la santé au travail menées dans le champ des sciences humaines et sociales sont loin d’être homogènes ; sur la base de constats comparables, elles parviennent à des conclusions quelquefois très différentes (Bué et al., 2004 ; Askenazy et al., 2006). Par exemple, s’il existe dans la littérature un consensus au sujet de l’augmentation récente de l’intensification du travail 2, les actions proposées pour réduire le phénomène sont en revanche assez divergentes. Pour certains chercheurs, à l’instar de M. Gollac et S. Volkoff (2000), un renforcement du rôle des syndicats permettrait de contrebalancer les effets des politiques internes des entreprises. D’autres auteurs plaident, à l’inverse, en faveur d’un certain libéralisme dans l’objectif d’inciter les entreprises à investir dans la prévention de la santé au travail (Askenazy, 2002). Sans prétendre à l’exhaustivité, l’ensemble des textes qui suivent propose d’aborder ces différents points de vue à travers une grande variété d’observations et d’analyses. Ce livre est en effet le fruit de la collaboration entre des chercheurs issus de différents champs disciplinaires, menant leurs travaux respectifs sur des thématiques communes. Sociologues, psychologues, économistes, juriste, historien et gestionnaire croisent ainsi leurs regards pour aborder la santé au travail. Cette approche pluridisciplinaire invite à saisir de manière conjointe les différentes dimensions qui traversent ce domaine. La première partie de l’ouvrage traite de la connaissance des liens entre la santé et le travail. Dans notre pays, les informations concernant les atteintes à la santé liées au travail proviennent principalement 2. Nous préciserons toutefois que la dernière enquête conditions de travail réalisée par la Direction de l’animation et de la recherche, des études et des statistiques du ministère du travail (DARES) indique une stagnation, voire une réduction, de la pénibilité au travail (cf. Bué et al., 2007). 6 RSS Sante travail.indb 6 14/04/08 15:34:56 INTRODUCTION de la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) qui assure et reconnaît les risques professionnels – accidents et maladies – et de l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS). Cependant, les données chiffrées produites par ce système ne parviennent pas à restituer l’ampleur et la réalité des effets du travail sur la santé des individus. Ainsi, les lois de financement de la Sécurité sociale reconnaissent explicitement la sousdéclaration des accidents et maladies professionnelles et s’appuient sur les rapports de la commission dite de l’article L.1.76.2 pour fixer un reversement de la branche accidents du travail et maladie professionnelle (ATMP) vers le régime général de l’assurance maladie (Askenasy, 2006). Les limites de l’appareil statistique amènent à souligner que la connaissance des liens entre santé et travail passe aussi, et surtout, par l’observation empirique, la description et la compréhension de l’activité et de l’expérience de travail. Les contributions de D. Loriot, de N. Frigul et A. Thébaud-Mony sont éclairantes sur ce point. À travers une analyse des mécanismes de reconnaissance des accidents du travail, D. Loriot réfléchit sur la construction et l’utilisation des sources statistiques dans le domaine de la santé au travail. Il souligne ainsi tout l’intérêt d’articuler les approches quantitatives et qualitatives (ici, des récits recueillis auprès de victimes d’accidents du travail) pour rendre compte des angles morts de la connaissance des accidents du travail (Daubas-Letourneux, Thébaud-Mony, 2001). Dans une perspective proche, N. Frigul et A. Thébaud-Mony s’attachent à décrire et comprendre les itinéraires de jeunes professionnels en lien avec la santé. Les auteures soulignent l’impact de la précarité et l’influence des différents statuts professionnels (stagiaire, intérimaire, salarié) sur la reconnaissance et le traitement des problèmes de santé provoqués par les conditions de travail. Les exigences du système productif ne permettent pas à ces jeunes de mettre en pratique les principes de prévention enseignés dans le cadre scolaire. Souvent, ils occupent des emplois sousqualifiés, y compris dans des secteurs ne correspondant pas à leur formation. Ces situations génèrent de nouveaux facteurs de risques, et plus largement, nuisent à la socialisation professionnelle à l’origine des métiers (Clot, 2002). Un métier n’est pas seulement une profession mais un collectif, doté d’une histoire, qui élabore continuellement ses propres règles professionnelles. Être accueilli dans un métier, c’est ne pas être seul pour construire une réponse à la multiplicité des prescriptions qui pèsent sur l’activité de travail : le collectif de métier transmet aux jeunes une palette de réponses possibles, le genre professionnel, tout en favorisant le développement des styles personnels. L’affaiblissement de ces transmissions intergénérationnelles 7 RSS Sante travail.indb 7 14/04/08 15:34:56 SANTÉ AU TRAVAIL ET TRAVAIL DE SANTÉ participe à la raréfaction des formes informelles et collectives de préservation de la santé au travail. En contrepartie, on assiste à la multiplication des prescriptions formelles relatives à la sécurité au travail. Les démarches qualité, de certification et d’accréditation, poussent à l’extrême cette transformation des arrangements issus de l’expérience collective en normes formelles. A. Raymond rend compte de ces transformations dans l’univers hospitalier. L’auteure constate que la démarche d’accréditation affecte les conditions de travail des salariés en induisant une formalisation, voire une standardisation, de l’activité de soin (augmentation du travail écrit, progression de l’usage de l’informatique, introduction des transmissions ciblées, renforcement du contrôle horaire…). Néanmoins, les effets de l’accréditation sur les conditions de travail demeurent fortement dépendants du statut juridique des établissements concernés par la procédure. Comparé aux autres secteurs, le secteur privé à but non lucratif apparaît le plus favorable sur le plan de l’environnement de travail. À l’inverse, ce sont les professionnels employés par les établissements privés à but lucratif qui décrivent les conditions de travail les plus pénibles. Tout se passe comme si ces personnels soignants avaient intériorisé les valeurs inhérentes à la productivité et fait le deuil de leur fonction sociale (Estryn-Béhar et al., 2003). Une telle variabilité montre que les bonnes conditions de travail et la santé au travail résultent aussi de processus dynamiques d’ajustement dans lesquels les travailleurs sont acteurs. Par ailleurs, la description des liens entre la santé et le travail implique de ne pas réduire la santé au travail à sa dimension institutionnelle et politique, mais de l’étendre aux pratiques profanes par lesquelles la population produit sa santé et appréhende les risques au travail qui la concerne. Une telle perspective conduit à interroger les frontières séparant le travail professionnel et le travail domestique, et de tenir compte des interactions entre la sphère professionnelle et la sphère privée. Comment concevoir la place du hors travail dans les liens entre travail et santé ? Le texte de G. Cresson est stimulant à cet égard. L’auteure propose de revisiter les notions de travail et de milieu de travail : l’entretien et la réparation de la santé sont appréhendés comme un véritable travail et l’univers privé est conçu comme un espace de travail à part entière. G. Cresson note également que les pratiques de soins profanes sont fortement ancrées dans les rapports sociaux de genre ; les femmes contribuent, dans la plus grande discrétion, à la réalisation de ces tâches au sein de la famille. La division sexuelle du travail de santé dans la sphère familiale vient prolonger la partition traditionnelle, dans l’univers du travail professionnel, entre les rôles féminins et masculins. Plus largement, ce type d’approche ouvre de nouvelles pistes de réflexion 8 RSS Sante travail.indb 8 14/04/08 15:34:56 INTRODUCTION pour rendre compte des modalités de prise en charge des travailleurs victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles. Les travaux d’A. Thébaud-Mony et L. Scavone (2001) soulignent, à juste titre, que les pratiques et les savoirs entourant la prévention et la réparation des atteintes professionnelles (ici liées à l’utilisation de l’amiante) doivent être analysées conjointement dans le cadre des institutions, des espaces sociaux, publics et privés. La seconde partie de l’ouvrage est consacrée aux politiques de protection de la santé au travail resituées dans le cadre de l’organisation du droit et de la protection sociale. Pendant longtemps, l’action sur les conditions de travail fut reléguée au second plan des priorités publiques, tant par les syndicats que par les pouvoirs publics français. De leur côté, les employeurs tendaient à penser que l’organisation du travail relevait de leur prérogative exclusive ; et la santé au travail ne constituait pas, à leurs yeux, une question prioritaire (Gollac, Volkoff, 2000). Au XIXe siècle, le développement industriel a conduit le législateur à intervenir pour édicter les premières mesures de protection au bénéfice des travailleurs les plus fragiles (les femmes et les enfants). La loi du 12 juin 1893 étendra le champ de protection à l’ensemble des industries et à toutes les catégories de salariés. Mais jusqu’aux années 1930, c’est bien le silence qui l’emporte au sein d’une entreprise perçue et définie comme un espace strictement privé (Le Goff, 2004). Il faudra attendre l’avènement d’un véritable droit du travail, au milieu du XXe siècle, pour que le salarié obtienne la parole au sein de l’entreprise (avec l’institution des délégués du personnel puis la création des comités d’entreprise). Aujourd’hui, l’employeur est devenu un acteur majeur de la prévention des risques professionnels. Il lui incombe de prendre toutes les dispositions nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs de l’établissement – y compris les travailleurs temporaires – sur la base d’une évaluation des risques présents dans son entreprise (document unique). Il veille personnellement au respect des dispositions légales et réglementaires dont il est responsable pénalement. Dans sa contribution, N. Dedessus-Le-Moustier décrit ainsi l’émergence progressive d’un droit de la santé au travail. Dans un contexte d’extension de la santé au travail, les modalités de définition des maladies professionnelles sont adaptées aux « nouveaux risques », en particulier aux risques psycho-sociaux qui touchent l’individu au travail (Périlleux, 2001). De nouvelles catégories juridiques font leur apparition (le harcèlement moral au travail) tandis que d’anciennes catégories sont élargies (le suicide d’un salarié sur son lieu de travail peut désormais être assimilé à un accident de travail). Ces innovations juridiques conduisent à interroger les logiques des dispositifs 9 RSS Sante travail.indb 9 14/04/08 15:34:56 SANTÉ AU TRAVAIL ET TRAVAIL DE SANTÉ publics ainsi que les rôles respectifs des institutions et des acteurs – internes et externes à l’entreprise – dans le domaine de la santé au travail (aux plans de la prévention, de la réparation, etc.). À cet égard, le champ de la santé au travail en France demeure encore relativement complexe et cloisonné et les modalités de collaboration entre ces différents intervenants s’avèrent plutôt délicates (Imbernon, Goldberg, 2006). Le texte de J. Muñoz restitue ces difficultés dans une perspective microsociologique, à partir de l’étude monographique d’une situation d’adaptation d’un poste de travail. En raison de l’absence de représentations communes de l’espace de travail, les choix effectués par les différents intervenants de la santé au travail (médecins et inspecteurs du travail, ingénieurs, ergonomes) entrent rapidement en conflit. L’auteur explore les conséquences en termes de sécurité, des nouvelles obligations faites aux individus et aux collectifs de travail qui, dans ce contexte, se retrouvent contraints d’adapter les normes, règles et procédures, voire de s’y soustraire, pour atteindre les objectifs attendus. Les études ergonomiques ont depuis longtemps montré que le travail n’est jamais une simple exécution des prescriptions : les individus se conforment à des dispositifs techniques prévus pour un fonctionnement théorique ; mais en réalité, ils ne peuvent assurer la production qu’au prix d’acrobaties quotidiennes. J. Muñoz signale que ces arbitrages, qui engagent la santé au travail, ne peuvent être ouvertement affichés, ni par les entreprises ni par les autorités de contrôle. Ces différents constats amènent à dire que la prévention des atteintes à la santé doit tenir compte des savoirs profanes déployés sur les postes de travail, ainsi que de l’influence que les salariés exercent eux-mêmes sur leur environnement de travail. La deuxième partie de l’ouvrage mobilise aussi des approches comparatives sur les plans historique et international. Le regard de l’historien permet de rendre compte de la mise en place, aussi bien que des évolutions, des dispositifs de prévention et de prise en charge de la santé au travail. Le chapitre de T. Fillaut retrace la genèse des lois sur l’alcool au travail dans notre pays. À la fin du XIXe siècle, cette législation de circonstance, selon l’auteur, se fonde sur une logique de contrôle social d’une classe ouvrière considérée alors comme dangereuse. Au début du XXe siècle, la réglementation reste redevable des représentations sociales de l’époque qui opèrent une distinction entre une consommation excessive d’alcools forts et un usage modéré d’alcools considérés comme naturels et bénéfiques pour la santé (cidre, bière, vin). T. Fillaut montre l’obsolescence de la législation actuelle qui demeure empreinte d’une vision ancienne et dépassée de la question de la consommation d’alcool sur le lieu du travail. Sur un autre versant, les comparaisons européennes s’avèrent 10 RSS Sante travail.indb 10 14/04/08 15:34:56 INTRODUCTION importunes pour apprécier la situation française. Depuis les années quatre-vingt, la construction communautaire est à l’origine de l’essentiel de l’actualisation des normes françaises et de la modernisation du système en matière de santé et de sécurité au travail. En outre, les différents pays de la Communauté européenne sont touchés par des évolutions démographiques comparables qui, en termes de politiques publiques, suscitent des réponses variables. Ainsi les États européens vieillissent et les conséquences de ce phénomène ont jusqu’à présent été examinées sous le seul prisme des retraites et des réformes (Guillemard, 2003). Le texte d’A. Jolivet permet de rompre avec cette vision réductrice, en s’attardant sur la question du maintien des salariés âgés au travail en lien avec le probable allongement de la durée de la vie active. À l’échelle européenne, les entreprises mettent en œuvre des dispositifs diversifiés de gestion des secondes parties et/ou des fins de carrière, des temps de la vie et des âges au travail. L’auteure porte une attention particulière aux mesures de réduction du temps de travail destinées aux travailleurs âgés et dresse un bilan mitigé de la participation au marché de l’emploi des quinquagénaires et sexagénaires. Le temps partiel peut participer à la préservation de la santé au travail des plus âgés, notamment par la diminution de la durée d’exposition aux conditions de travail les plus pénibles et par le dégagement de certaines contraintes (travail de nuit). La réduction du temps de travail en fin de carrière peut également faciliter la production de la santé hors de la sphère professionnelle, c’est le cas pour les salariés engagés dans un travail de soutien et de soin auprès de leurs parents dépendants. Mais de tels dispositifs sont aussi susceptibles de renforcer les processus d’exclusion et de stigmatisation des plus âgés, en les incitant à réduire leur temps de travail au profit des plus jeunes. De plus, dans les différents systèmes décrits, le retour au temps plein est rarement possible (par exemple, à la suite de l’entrée du proche dépendant en établissement ou de tout autre événement biographique). Finalement, dans les pays européens étudiés par A. Jolivet, le travail à temps partiel reste encore envisagé comme un simple moyen de transition vers la retraite. La troisième partie de l’ouvrage traite des régulations organisationnelles aux prises avec les impératifs de l’entreprise. Il s’agit ici de voir comment les formes de l’action publique s’articulent avec les formes d’action privée, en l’occurrence celles des entreprises et des individus qui la composent. Si les mécanismes collectifs apparaissent prépondérants dans les analyses présentées par N. Frigul et A. Thébaud-Mony dans la première partie de l’ouvrage, le point de départ de N. Guéguen, I. Grandjean, V. Herbout et S. Meineri est tout autre. En partant d’une démarche d’inspiration expérimentale 11 RSS Sante travail.indb 11 14/04/08 15:34:57 SANTÉ AU TRAVAIL ET TRAVAIL DE SANTÉ et de la théorie psycho-sociale de l’engagement (Joule, Beauvois, 2003), ces chercheurs décrivent les résultats de plusieurs expériences incitant les salariés à modifier leurs comportements afin d’adopter des attitudes préventives au travail (respect des règles de sécurité, réduction des comportements à risques, etc.). Cette approche montre que le niveau d’adhésion des salariés varie en fonction de leur mode d’engagement dans l’action entreprise. En l’occurrence, l’influence sociale aurait un bénéfice plus grand lorsque les sujets se sentent libres et non contraints. Par ailleurs, les auteurs du texte indiquent que ces procédures engageantes en matière de sécurité au travail s’accompagnent de retombées secondaires favorables pour l’entreprise (meilleure motivation et implication du personnel, régulation des conflits…). Ces constats conduisent à préciser que la santé au travail représente un enjeu économique majeur. Les coûts économiques ne sont pas seulement ceux liés directement aux atteintes à la santé (réparation financière, absentéisme). L’analyse des situations de travail montre en effet que les difficultés rencontrées par les travailleurs, et qui affectent leur santé, se traduisent aussi, souvent, par des défauts de qualité, des incidents de production, une insatisfaction des clients ou encore par des difficultés de recrutement, un absentéisme élevé, etc. Tout ceci peut aller jusqu’à menacer la viabilité de l’entreprise. La contribution de M. Dumas permet de saisir ces différentes dimensions. Comparant deux établissements ayant fait l’objet d’une démarche d’audit, l’auteur s’attache à décrire l’impact des conditions de travail sur l’absentéisme des salariés en lien avec plusieurs variables socio-démographiques (âge, sexe, statut parental). L’approche du gestionnaire envisage aussi des remèdes pour réduire un absentéisme jugé élevé et donc préjudiciable au bon fonctionnement de l’entreprise. Concernant cet aspect, les observations de l’auteur précisent que les sites étudiés ont adopté des politiques différentes : amélioration du climat social, adaptation des postes de travail, sanctions financières, etc. Au final, le texte de M. Dumas souligne la manière dont certains indicateurs (ici l’absence au travail) sont intégrés dans les outils de gestion qui orientent les décisions managériales. Si les approches de la santé au travail varient selon les types d’organisation et leurs styles de management (Guiol, Muñoz, 2007 ; Dwyer, 1991), elles varient aussi selon les statuts des travailleurs. Le chapitre de F. Douguet et A. Vilbrod s’attarde sur la situation d’une catégorie fortement féminisée de travailleurs indépendants : les infirmières libérales. Parce qu’elles sont en situation de concurrence par rapport à d’autres cabinets, et parce qu’elles sont dépendantes d’une clientèle, ces professionnelles doivent continuellement arbitrer leur activité, tant sur le plan de son volume que de son contenu. Ces ajustements concernent prioritairement la dimension sociale de leur travail, c’est-à-dire les multiples tâches non techniques 12 RSS Sante travail.indb 12 14/04/08 15:34:57 INTRODUCTION qui participent activement au maintien à domicile des personnes fragilisées. Certaines infirmières limitent leur investissement dans ces activités en raison de leur double dévalorisation, symbolique et économique (absence de rémunération). D’une certaine manière, cette possibilité de retrait (De Coninck, 2004) leur permet aussi de préserver leur propre santé au travail. En écho aux réflexions de G. Cresson sur la production familiale de la santé (cf. chapitre 4), les deux auteurs mettent également l’accent sur le flou des limites séparant la sphère des soins privés et la sphère des soins professionnels. Les activités infirmières observées, qui se situent entre savoirfaire domestiques et qualification professionnelle (Favrot-Laurens, 1996), mettent en évidence l’extrême variabilité des contextes de la division du travail de santé entre profanes et professionnels. Certaines entreprises ou secteurs d’activité sont fortement ancrés à l’échelle des territoires et il s’avère nécessaire de tenir compte de ces contextes locaux pour étudier les questions de santé au travail. S. Pennec s’attarde sur la situation des ouvriers d’État de la construction navale brestoise. L’auteure traite des questions de santé et d’emploi à travers le prisme des âges et des genres au travail. Le renouvellement d’une partie importante du personnel, à la suite des départs massifs à la retraite et/ou de restructurations d’entreprises, implique de grandes ruptures sur le plan générationnel. Ces conditions réduisent les possibilités de transmissions, entre anciens et jeunes salariés, des expériences (à travers le « matelotage » par exemple) et des identités professionnelles (celles des métiers « de l’arsenal »). Par ailleurs, les différences relevées entre hommes et femmes dans leurs rapports au travail (professionnel ou domestique), au corps et à la santé ont des conséquences notables aux plans des risques de santé au travail et des modalités de recours à la prévention et aux soins. L’adhésion au rôle sexué paraît un ressort important de l’acceptation de certaines conditions de travail. S. Pennec explore ainsi les rapports fortement différenciés, entre hommes et femmes, aux atteintes à la santé au travail et aux risques de l’amiante. Préoccupés par la lutte contre la ruine de l’entreprise, les hommes ont tendance à occulter les pertes de santé et les maladies imputables au milieu de travail. La perception des femmes est toute autre. Fortement engagées dans la lutte contre la ruine de la santé au travail et la défense des victimes de l’amiante, les femmes œuvrent à la mise en visibilité des conditions de travail à l’origine des atteintes à la santé. Le texte de S. Pennec présente l’intérêt d’éclairer les contraintes qui lient les conditions de travail et les conditions de vie hors travail, à travers notamment les sollicitations auxquelles les femmes sont confrontées en matière de soins familiaux ; et au final, de restituer l’influence réciproque des trajectoires familiales et professionnelles dans le domaine de la santé au travail. 13 RSS Sante travail.indb 13 14/04/08 15:34:57 SANTÉ AU TRAVAIL ET TRAVAIL DE SANTÉ Bibliographie Arnaudo B., Magaud-Camus I., Sandret N., Coutrot T., Floury M.-C., Guignon N., Hamon-Cholet S., Waltisperger D., (2004), « L’exposition aux risques et aux pénibilités du travail de 1994 à 2003. Premiers résultats de l’enquête Sumer 2003 », Premières synthèses, n° 52.1. Askenasy P., (2006), « Aspects économiques de la prévention et de la réparation des risques professionnels », Actualité et dossier en santé publique, n° 57, p. 41-43. 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RSS Sante travail.indb 15 14/04/08 15:34:57 table des matières Liste des auteurs ....................................................................................................................... Introduction ................................................................................................................................ 3 5 Première partie LA CONNAISSANCE DES LIENS ENTRE LA SANTÉ ET LE TRAVAIL ................................. Chapitre 1 : Que peuvent encore nous apprendre les accidents du travail ?, Daniel Loriot ..................................................................................................... Chapitre 2 : De la formation à l’emploi : quelles connaissances des risques ? Le cas d’un accident dans l’agro-alimentaire, Nathalie Frigul, Annie Thébaud-Mony........................................................................................ Chapitre 3 : Aides-soignantes et infirmières : une comparaison des conséquences de l’accréditation dans les établissements de santé, Adeline Raymond ................................................................................................................. Chapitre 4 : Soins à domicile et rapports sociaux de sexe, Geneviève Cresson ....................................................................................................................................... 17 19 27 43 55 Deuxième partie LES POLITIQUES DE PROTECTION DE LA SANTÉ AU TRAVAIL : UNE MISE EN ŒUVRE DÉLICATE .............................................................................................................................................. Chapitre 5 : Émergence d’un droit de la santé au travail, Nathalie Dedessus-Le-Moustier.......................................................................................................... Chapitre 6 : L’aménagement du poste de travail : une construction progressive des scénarios professionnels, Jorge Muñoz ......................... Chapitre 7 : L’interdiction de l’alcool au travail : aux origines d’une législation ancienne et inadaptée (1913-1923), Thierry Fillaut ......... Chapitre 8 : La réduction du temps de travail en fin de carrière : justifications et situation au sein de l’Union européenne, Anne Jolivet .......................................................................................................................................... 65 67 81 97 107 Troisième partie LES RÉGULATIONS ORGANISATIONNELLES : LA PRÉSERVATION DE LA SANTÉ AUX PRISES AVEC LES IMPÉRATIFS DE L’ENTREPRISE ................................................................... 119 Chapitre 9 : La théorie de l’engagement et l’adoption de comportements sécuritaires au travail, Nicolas Guégen, Isabelle Grandjean, Virginie Herbout et Sébastien Meineri ..................................................................... 121 171 RSS Sante travail.indb 171 14/04/08 15:35:21 SANTÉ AU TRAVAIL ET TRAVAIL DE SANTÉ Chapitre 10 : Absentéisme maladie et santé au travail : cause démographique et remèdes, Marc Dumas .................................................................... Chapitre 11 : Le travail à domicile des infirmières libérales : rendre ou ne pas rendre service aux patients ?, Florence Douguet, Alain Vilbrod ........................................................................................................................................ Chapitre 12 : Se battre contre la ruine de l’entreprise versus se ruiner la santé au travail : des luttes sociales sexuées, Simone Pennec.......... RSS Sante travail.indb 172 131 143 153 14/04/08 15:35:22