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Dossier No 35372 DEVANT LA Cour suprême du Canada EN APPEL D’UN JUGEMENT DE LA COUR D’APPEL DU QUÉBEC 500-10-004943-112 ENTRE : SA MAJESTÉ LA REINE APPELANTE (Appelante) ET : GUY AUCLAIR ET AL. (Voir liste jointe pour l’identité des Intimés) INTIMÉS (Intimés) MÉMOIRE DE L’APPELANTE (Version épurée) Me MARC CIGANA Me ANDRÉE VÉZINA Procureurs aux poursuites criminelles et pénales 450, boul. Gouin Ouest Montréal (Québec) H3L 3W3 Me JEAN CAMPEAU Procureur aux poursuites criminelles et pénales Bureau 1.230 17, rue Laurier Gatineau (Québec) J8X 4C1 Tél. : 514 832-1110 poste 53455 Téléc. : 514 864-1012 [email protected] [email protected] Tél. : 819 776-8111 Téléc. : 819 772-3986 [email protected] Procureurs de l’Appelante Correspondant de l’Appelante Thémis Multifactum inc. 4, rue Notre-Dame Est, bur. 100, Montréal (Québec) H2Y 1B7 Téléphone : 514 866-3565 Télécopieur : 514 866-4861 info@multifactum DEVANT LA Cour suprême du Canada Me CHRISTIAN DESROSIERS Me LOUIS BELLEAU Me ANNIE LAHAISE Bureau 503 480, boul. Saint-Laurent Montréal (Québec) H2Y 4B6 Tél. : 514 397-9284 Téléc. : 514 397-9922 [email protected] [email protected] [email protected] Procureurs des Intimés Thémis Multifactum inc. 4, rue Notre-Dame Est, bur. 100, Montréal (Québec) H2Y 1B7 Téléphone : 514 866-3565 Télécopieur : 514 866-4861 [email protected] GUY AUCLAIR, MARIO AUGER, DANIEL BEAULIEU, GEORGES BEAULIEU, BRUNO BELZILE, CLAUDE BERGER, JEAN-FRANÇOIS BERGERON, RENÉ BIBEAU, ALAIN BIRON, ROBERT BONOMO, ÉRIC BOUFFARD, VINCENT BOULANGER, LOUIS BROCHU, AURÈLE BROUILLETTE, MARIO BROUILLETTE, ROBERTO CAMPAGNA, CLERMONT CARRIER, PHILIPPE CARRIER, SALVATORE CAZZETTA, SYLVAIN CHALIFOUX, MICHEL CHARLAND, BENOÎT CHARRON, PIERRE CHAYER, JOHN COATES, STEVEN COLLARD, GAÉTAN COMEAU, ROCK CÔTÉ, LUC DALLAIRE, CHRISTIAN DANEAULT, GAÉTAN DAVID, ROCK DELANEY, CLAUDE DEMERS, LIONEL DESCHAMPS, MARCEL DESLOGES, MARIO DION, STEEVE DOUCET, GUY DUBÉ, JACQUES DUMAIS, GILLES DUMAS, ALAIN DURAND, JACQUES ÉMOND, JACQUES FILTEAU, PAUL FONTAINE, YVES FOREST, SIMON FORGUES, MICHEL FORTIER, BENOÎT FRENETTE, DANIEL GAGNÉ, SYLVAIN GAGNÉ, YVES GAGNÉ, MARTIN GAMACHE, MÉLANIE GAUTHIER, SERGE GAUTHIER, YANNICK GAUTHIER, PIERRE HAMILTON, ALAIN HARTON, MARC-ANDRÉ HINSE, MARC-ANDRÉ HOTTE, MAGELLA HOUDE, DANIEL HUDON, RICHARD HUDON, BENJAMIN HUDON-BARBEAU, BERTRAND JOYAL, DANIEL JUTRAS, NORMAND LABELLE, GILLES LAMBERT, KAVEN LANGLOIS, MICHEL LANGLOIS, ÉRIC LAPLANTE, ÉRIC LAROUCHE, CLAUDE LAVIGNE, SERGE LEBRASSEUR, YVES LEDUC, DAVID LEFEBVRE, GUY LEMOYNE, MARC LOISEAU, SYLVAIN LORD, STÉPHANE MAHEU, ÉMERY MARTIN, ÉRIC MARTIN, RÉGINALD MARTIN, PATRICK MASSICOTTE, CHRISTIAN MÉNARD, MARCEL MESSIER, RENÉ MONFETTE, DEAN MOORE, CLAUDE MORIN, DANIEL NORMAND, RICHARD OUELLET, PIERRE OUELLETTE, MARVIN OUIMET, RENÉ PEARSON, MARC PELLETIER, CLAUDE PÉPIN, JEAN-DAMIEN PERRON, ELLIOT PERRY, STÉPHANE PLOUFFE, BERNARD PLOURDE, STÉPHANE POITRAS, GAÉTAN PROULX, PATRICK PRUNEAU, STEVE RAINVILLE, JEAN-PAUL RAMSAY, MARC READMAN, MICHEL RIVARD, MARC ROBERGE, JONATHAN ROBERT, MARTIN ROBERT, KEVIN ROBERTSON, GILLES ROBIDOUX, PIERRE RODRIGUE, YVON RODRIGUE, DAVID ROULEAU, RICHARD ROUSSEAU, DANIEL ROYER, LOUIS RUEL, ALAIN RUEST, MAURICE SOUCY, YVON TANGUAY, NORMAND THÉORÊT, SYLVAIN THIFFAULT, FRANÇOIS VACHON, SYLVAIN VACHON, GHISLAIN VALLERAND, MICHEL VALLIÈRES, KARL VÉRONNEAU, BRUNO VILLENEUVE, JEAN-MARC VINCENT Thémis Multifactum inc. 4, rue Notre-Dame Est, bur. 100, Montréal (Québec) H2Y 1B7 Téléphone : 514 866-3565 Télécopieur : 514 866-4861 info@multifactum Intimés i Mémoire de l’appelante Table des matières MÉMOIRE DE L’APPELANTE Page PARTIE I – EXPOSÉ CONCIS DE LA POSITION ET DES FAITS ................... 1 1 - Survol .......................................................................................... 1 2 - Contexte factuel et procédures .................................................... 1 PARTIE II – EXPOSÉ CONCIS DES QUESTIONS EN LITIGE ........................... 9 PARTIE III – EXPOSÉ DES ARGUMENTS ...................................................................... 10 I - Le juge de première instance a commis une erreur de droit en considérant comme déraisonnables certains délais anticipés sans avoir tenu compte de certains facteurs applicables ......................................................................................... 10 1 – Conditions d’ouverture à un remède pour violations appréhendées ............................................................. 10 2 – Violation appréhendée de l’alinéa 11 b) de la Charte ........................................................................................ 11 2.1 – Les délais « anticipés » doivent être inévitables et non spéculatifs ............................................. 11 2.2 – La conclusion sur la « certitude » du premier juge quant aux délais déraisonnables est spéculative .......................................................................... 13 2.3 – L’impact sur le système de justice d’une reconnaissance des violations appréhendées (« anticipées ») de l’alinéa 11 b) de la Charte ................... 15 2.4 – La disponibilité d’un remède lorsque les délais deviennent déraisonnables ....................................... 16 3 – Facteurs de l’arrêt Morin.................................................... 17 3.1 – L’omission de considérer tous les facteurs ............ 17 3.2 – Les omissions relatives à l’évaluation du « préjudice » ....................................................................... 20 ii Mémoire de l’appelante Table des matières 3.3 – L’omission de pondérer les intérêts en cause ....................................................................................... 22 II – Le juge de première instance a commis une erreur de droit équivalant à un excès de compétence en créant une situation qui a affecté inéquitablement et irrémédiablement la position de la poursuite ................................................................. 23 1 – Les pouvoirs de gestion du juge d’instance et ses limites ........................................................................................ 23 2 – L’obligation du juge d’instance d’adopter des mesures préventives pour éviter des délais déraisonnables ........................................................................... 24 3 – L’exercice inadéquat du pouvoir de gestion équivalant à un excès de compétence ........................................ 25 PARTIE IV – ARGUMENTS AU SUJET DES DÉPENS .............................................. 29 PARTIE V – ORDONNANCES DEMANDÉES............................................................... 30 PARTIE VI – TABLE ALPHABÉTIQUE DES SOURCES.......................................... 31 PARTIE VII – EXTRAIT DE LOI ........................................................................................... 33 A Mémoire de l’appelante No 35372 DEVANT LA COUR SUPRÊME DU CANADA (EN APPEL D’UN JUGEMENT DE LA COUR D’APPEL DU QUÉBEC 500-10-004943-112) ENTRE : SA MAJESTÉ LA REINE APPELANTE (Appelante) ET : AUCLAIR ET AL. (Voir liste jointe pour l’identité des Intimés) INTIMÉS (Intimés) MÉMOIRE DE L’APPELANTE B Mémoire de l’appelante GUY AUCLAIR, MARIO AUGER, DANIEL BEAULIEU, GEORGES BEAULIEU, BRUNO BELZILE, CLAUDE BERGER, JEAN-FRANÇOIS BERGERON, RENÉ BIBEAU, ALAIN BIRON, ROBERT BONOMO, ÉRIC BOUFFARD, VINCENT BOULANGER, LOUIS BROCHU, AURÈLE BROUILLETTE, MARIO BROUILLETTE, ROBERTO CAMPAGNA, CLERMONT CARRIER, PHILIPPE CARRIER, SALVATORE CAZZETTA, SYLVAIN CHALIFOUX, MICHEL CHARLAND, BENOÎT CHARRON, PIERRE CHAYER, JOHN COATES, STEVEN COLLARD, GAÉTAN COMEAU, ROCK CÔTÉ, LUC DALLAIRE, CHRISTIAN DANEAULT, GAÉTAN DAVID, ROCK DELANEY, CLAUDE DEMERS, LIONEL DESCHAMPS, MARCEL DESLOGES, MARIO DION, STEEVE DOUCET, GUY DUBÉ, JACQUES DUMAIS, GILLES DUMAS, ALAIN DURAND, JACQUES ÉMOND, JACQUES FILTEAU, PAUL FONTAINE, YVES FOREST, SIMON FORGUES, MICHEL FORTIER, BENOÎT FRENETTE, DANIEL GAGNÉ, SYLVAIN GAGNÉ, YVES GAGNÉ, MARTIN GAMACHE, MÉLANIE GAUTHIER, SERGE GAUTHIER, YANNICK GAUTHIER, PIERRE HAMILTON, ALAIN HARTON, MARC-ANDRÉ HINSE, MARC-ANDRÉ HOTTE, MAGELLA HOUDE, DANIEL HUDON, RICHARD HUDON, BENJAMIN HUDON-BARBEAU, BERTRAND JOYAL, DANIEL JUTRAS, NORMAND LABELLE, GILLES LAMBERT, KAVEN LANGLOIS, MICHEL LANGLOIS, ÉRIC LAPLANTE, ÉRIC LAROUCHE, CLAUDE LAVIGNE, SERGE LEBRASSEUR, YVES LEDUC, DAVID LEFEBVRE, GUY LEMOYNE, MARC LOISEAU, SYLVAIN LORD, STÉPHANE MAHEU, ÉMERY MARTIN, ÉRIC MARTIN, RÉGINALD MARTIN, PATRICK MASSICOTTE, CHRISTIAN MÉNARD, MARCEL MESSIER, RENÉ MONFETTE, DEAN MOORE, CLAUDE MORIN, DANIEL NORMAND, RICHARD OUELLET, PIERRE OUELLETTE, MARVIN OUIMET, RENÉ PEARSON, MARC PELLETIER, CLAUDE PÉPIN, JEAN-DAMIEN PERRON, ELLIOT PERRY, STÉPHANE PLOUFFE, BERNARD PLOURDE, STÉPHANE POITRAS, GAÉTAN PROULX, PATRICK PRUNEAU, STEVE RAINVILLE, JEAN-PAUL RAMSAY, MARC READMAN, MICHEL RIVARD, MARC ROBERGE, JONATHAN ROBERT, MARTIN ROBERT, KEVIN ROBERTSON, GILLES ROBIDOUX, PIERRE RODRIGUE, YVON RODRIGUE, DAVID ROULEAU, RICHARD ROUSSEAU, DANIEL ROYER, LOUIS RUEL, ALAIN RUEST, MAURICE SOUCY, YVON TANGUAY, NORMAND THÉORÊT, SYLVAIN THIFFAULT, FRANÇOIS VACHON, SYLVAIN VACHON, GHISLAIN VALLERAND, MICHEL VALLIÈRES, KARL VÉRONNEAU, BRUNO VILLENEUVE, JEAN-MARC VINCENT Intimés 1 Mémoire de l’appelante Exposé concis de la position et des faits PARTIE I – EXPOSÉ CONCIS DE LA POSITION ET DES FAITS 1- Survol [1] À la faveur d’une requête recherchant un arrêt des procédures alléguant une multitude d’illégalités et de violations des droits des intimés, le premier juge arrête les procédures sur de nombreux chefs d’accusation uniquement sur la base de délais déraisonnables « anticipés ». La Cour d’appel du Québec, à la majorité, entérine cette conclusion. [2] Un tribunal peut-il arrêter les procédures pour des délais « anticipés » en vertu de l’alinéa 11 b) de la Charte canadienne des droits et libertés 1? [3] L’appelante soutient que cette Cour ne peut reconnaître la possibilité d’un arrêt des procédures pour délais déraisonnables que si ces délais sont écoulés ou doivent être considérés comme tels. [4] Au surplus, en établissant son ordre pour la tenue des procès des groupes d’accusés qu’il a déterminés suite à la séparation de l’acte d’accusation direct, le premier juge a excédé sa compétence en créant pour l’un de ces groupes des délais déraisonnables, causant ainsi un préjudice irréparable au ministère public par l’arrêt des procédures décrété en conséquence. 2- Contexte factuel et procédures [5] Les intimés faisaient face à un acte d’accusation direct comportant 29 chefs 2. 1 2 Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)]; ci-après citée : « Charte ». Acte d’accusation, Dossier de l’Appelante (ci-après « D.A. »), vol. II, p. 2. 2 Mémoire de l’appelante [6] Exposé concis de la position et des faits L’honorable juge Brunton a eu l’occasion, dans un jugement accueillant une requête pour remise en liberté d’un des intimés, M. John Coates, de résumer les faits et la nature des accusations en l’espèce 3. L’appelante reproduit ici les passages qu’elle estime utiles : « [1] On April 15, 2009, police authorities began to arrest accused named in a 29 count information. In all, 156 accused were sought. To date, approximately 135 have been arrested. [2] The counts, which include 22 charges of murder, charges of conspiracy to murder, conspiracy to traffic controlled substances, traffic of controlled substances and committing offences for the benefit of a criminal organization, cover a period ranging from May 1992 to April 2009. They represent an ambitious and unprecedented attempt by law enforcement officials and prosecutorial authorities to address the alleged Province-wide traffic of controlled substances and the protection and expansion of perceived selling zones by the Hell’s Angels (“H.A.”) over that period. [3] The 156 persons named in the information include all living, present or former Québec members of the H.A. during that period and various other individuals who would have provided their services to advance the alleged criminal activity. […] [6] The basis of the prosecution’s theory is that for nearly 20 years, the H.A. have been a criminal organization whose members traffic controlled substances and who have committed criminal offences – including murder – in order to consolidate and expand their areas of sale. […] [7] The H.A. chapters include : - Montréal – founded 05.12.77 - Sherbrooke – founded 05.12.84 - Québec City – founded 26.05.88 - Three-Rivers – founded 24.06.91 - South – founded 01.03.97 […] 3 Le juge de première instance a admis en preuve ce jugement Coates c. La Reine, 2009 QCCS 4011, sous la cote I-11, vol. 1, onglet 2; D.A., vol. XV, p. 171. 3 Mémoire de l’appelante Exposé concis de la position et des faits [15] In 1991, the H.A. wished to expand their trafficking realms. This led to conflicts with other trafficking groups including the Rock Machine, Dark Circle, the Pelletier clan, the Palmers and other independents. In 1993-1994, these latter groups joined forces under the name of the Alliance to combat the H.A. expansionist plans. On July 13, 1994, a series of attacks were launched against the H.A. [16] They responded by holding a series of meetings whose object was to obtain a consensus on a plan to launch an all-out war on the members of the Alliance and their supporters. According to the witness Boulanger, by the end of August 1994, all chapters in the province had voted unanimously to go to war. [17] The war would last until June 2002. Two major events led to its end. In December 2000, negotiations led to leading members of the Alliance becoming members of the H.A. The only remaining enemy was the Banditos (sic) motorcycle gang. This international group had profited from the chaos caused by the war to implant itself in Québec. In June 2002, most of its members were arrested for drug trafficking. Those who were not incarcerated left for Ontario. […] [23] The prosecution appears to have strong, as yet, untested evidence to establish the following points: - The H.A. are a well structured, hierarchical organization which was/is comprised of five to six chapters within the province of Québec; - The individual chapters were/are involved in the trafficking of controlled substances during the relevant time periods; - A « Biker War » did occur between approximately 1994 and 2002; - Without getting into details, most, if not all, of the alleged 22 murder victims were casualties of the war. » 4 [7] Le 6 mai 2010, les intimés déposaient une requête en « arrêt des procédures et en cassation de l’acte d’accusation direct pour abus de procédures, impossibilité de s’en défendre, délais déraisonnables et illégalité » 5. Le 28 octobre 2010, les intimés déposaient une requête amendée recherchant essentiellement les mêmes conclusions que la requête initiale 6. L’audition de cette requête étant à l’origine prévue le 4 5 6 Id. D.A., vol. II, p. 28. D.A., vol. II, p. 49. 4 Mémoire de l’appelante Exposé concis de la position et des faits 30 novembre 2010, l’appelante a présenté une requête visant à obtenir une remise. Cette requête a été rejetée par le premier juge. Le 23 novembre 2010, les intimés présentaient une requête en vue d’obtenir une remise de l’audition, laquelle a été accordée. Un des procureurs des intimés faisait valoir qu’ils ne seraient pas prêts à procéder avant le mois de février 2011. Le juge a donc fixé l’audition de la requête au 7 février 2011. Entre-temps, le 30 novembre 2010, les procureurs des intimés déposaient une nouvelle requête amendée recherchant les mêmes conclusions que celles du 28 octobre 2010 7. L’audition de cette requête a finalement débuté le 7 février 2011, soit 9 mois après le dépôt de la requête originale, pour se terminer le 15 avril 2011. [8] Il est difficile de cerner tous les griefs des intimés évoqués dans cette requête comportant 368 allégués. On peut, à tout le moins, énumérer les suivants : violation du droit à la liberté d’association; détention arbitraire; délais déraisonnables encourus; délais déraisonnables « anticipés »; violation du droit de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable; idée préconçue du Directeur des poursuites criminelles et pénales ayant mené à l’autorisation d’accusations sans analyse de la responsabilité de chaque accusé; non-respect des prescriptions de l’article 589 du Code criminel 8; acte d’accusation surchargé quant au nombre d’accusés et de chefs; absence de juridiction territoriale; insuffisance des détails à l’acte d’accusation; divulgation de la preuve trop considérable et comportant de nombreuses failles; violation des règles d’autrefois acquit, autrefois convict et chose jugée; acte d’accusation direct émis en violation des directives du Directeur des poursuites criminelles et pénales et des principes dégagés par la jurisprudence. 7 8 D.A., vol. II, p. 108. L.R.C. (1985) ch. 46. 5 Mémoire de l’appelante [9] Exposé concis de la position et des faits L’honorable juge de première instance a rejeté toutes ces prétentions, à l’exception du non-respect des prescriptions de l’article 589 du Code criminel et de la violation appréhendée du droit d’être jugé dans un délai raisonnable de certains groupes d’accusés qui subiraient leur procès selon l’ordre décidé par lui. [10] Avant d’évaluer le bien-fondé des griefs ci-devant mentionnés, le juge de première instance a cru devoir procéder à la séparation de l’acte d’accusation direct. Ainsi, il crée des groupes d’accusés qui devront subir leur procès ensemble. Les 31 accusés qui ne font pas face à des accusations de meurtres et/ou complot de meurtre devront subir leur procès séparément. Quant aux 124 autres (accusés de meurtres et/ou complot de meurtre), ils seront divisés en groupes, selon leur appartenance à l’un des cinq chapitres des Hells Angels 9. Chacun de ces derniers groupes devra subir deux procès, un pour les accusations de meurtres et/ou complot de meurtre, et un second pour les autres accusations en matière de drogues et de criminalité organisée. [11] Il vaut de noter que le juge a estimé avoir le pouvoir de séparer complètement l’acte d’accusation alors que toutes les parties ont fait valoir qu’il ne pouvait que créer un groupe qui subirait un procès devant lui, et que les autres accusés devraient être référés à la prochaine ouverture des Assises 10. [12] La division de l’acte d’accusation effectuée, l’honorable juge de première instance décide d’examiner les griefs non reliés à la question des délais 11. [13] Comme ci-devant mentionné, le seul de ces griefs que le juge retient est ce qu’il considère avoir été l’illégalité d’inclure à l’acte d’accusation les 31 personnes qui n’étaient pas accusées de meurtres et/ou complot de meurtre, compte tenu de son interprétation de l’article 589 du Code criminel. Il conclut cependant que le remède 9 10 11 Le jugement de première instance : Auclair c. La Reine, 2011 QCCS 2661, paragr. 36, D.A., vol. I, p. 17. Id., paragr. 33, D.A., vol. I, p. 16. Id., paragr. 6 et 7, D.A., vol. I, p. 9. 6 Mémoire de l’appelante Exposé concis de la position et des faits approprié est de séparer ce groupe du reste des intimés, ce qu’il avait déjà décidé de faire en début d’analyse. [14] Après avoir ainsi conclu qu’aucun de ces griefs ne saurait, ni individuellement ni par l’effet du cumul, justifier l’arrêt des procédures, le juge de première instance procède à l’examen de la question des délais. [15] Sur la question des délais actuels, il s’exprime comme suit : « [134] La Cour est d’avis que les délais actuels ne sont pas déraisonnables. Considérant l’ampleur de la preuve, la gravité et le nombre d’accusations et d’accusés, le processus qui est en marche depuis deux ans ne soulève pas de doute réel quant à son caractère raisonnable. »12 [16] Il s’interroge ensuite sur la possibilité que les délais futurs entraînent la violation du droit des intimés à un procès dans un délai raisonnable. Pour permettre l’analyse de cette question, il estime devoir déterminer l’ordre dans lequel les procès des onze groupes d’accusés, qu’il a lui-même créés, doivent procéder. Le ministère public avait énoncé sa position quant à l’ordre des procès suite à l’intention manifestée par le premier juge de diviser l’acte d’accusation direct en plusieurs groupes en fonction des chefs d’accusation. L’ordre choisi par le ministère public faisait en sorte que le groupe des 31 personnes non accusées de meurtres et/ou complot de meurtre subirait leur procès en premier, simultanément à un groupe de personnes accusées de meurtres et/ou complot de meurtre. Le ministère public précisait même que ce choix était motivé par sa préoccupation quant aux délais pour ce groupe des 31 13. Refusant de suivre la position exprimée par le ministère public à cet égard 14, il décide de son propre chef de l’ordre de la tenue des procès. Après avoir énoncé ce qu’il a compris être la durée estimée des éventuels procès selon les parties, il conclut que chaque procès durerait deux ans. Ceci l’amène au résultat décrit aux paragraphes 149 et 12 13 14 Id., paragr. 134, D.A., vol. I, p. 40. Représentations du ministère public, D.A., vol. XII, p. 43 et suiv. Représentations du ministère public, D.A., vol. XII, p. 45 et 46. 7 Mémoire de l’appelante Exposé concis de la position et des faits 150 du jugement de première instance. Il convient de reproduire ici le paragraphe 150 du jugement 15 : « [150] Ce calcul amène au résultat suivant : GROUPES DÉBUT PROCÈS FIN PROCÈS 1. Sherbrooke (meurtres) Juin 2011 Juin 2013 2. Québec (meurtres) Juin 2011 Juin 2013 3. South (meurtres) Juin 2013 Juin 2015 4. Trois-Rivières (meurtres) Juin 2013 Juin 2015 5. Montréal (meurtres) Juin 2015 Juin 2017 6. Groupe de 31 Juin 2015 Juin 2017 7. Sherbrooke (stupéfiants) Juin 2017 Juin 2019 8. Québec (stupéfiants) Juin 2017 Juin 2019 9. South (stupéfiants) Juin 2019 Juin 2021 10. Trois-Rivières (stupéfiants) Juin 2019 Juin 2021 11. Montréal (stupéfiants) Juin 2021 Juin 2023 » [17] Une fois cet ordre et ces délais par lui établis, le juge de première instance conclut que « [151] […] les requérants faisant partie des groupes 6 à 11 inclusivement ont établi une haute probabilité sinon la certitude que leur procès ne pourrait pas avoir lieu dans un délai raisonnable »16. [18] Il accueille donc la requête en partie, arrête les procédures sur tous les chefs à l’égard des 29 accusés du groupe « 6 » (31 moins 2 fugitifs qu’il qualifie d’« absents ») énumérés à l’annexe C 17 du jugement de première instance et arrête les procédures à l’égard de tous les autres accusés en ce qui a trait aux chefs 2 à 7. 15 16 17 Auclair c. La Reine, précité, note 9, paragr. 150, D.A., vol. I, p. 44. Id., paragr. 151, D.A., vol. I, p. 44-45. Id., D.A., vol. I, p. 86. 8 Mémoire de l’appelante Exposé concis de la position et des faits [19] Le 11 avril 2013, la majorité de la Cour d’appel confirme le jugement de première instance 18. L’honorable Jacques J. Levesque, pour sa part, aurait accueilli l’appel du ministère public, d’où le présent pourvoi de plein droit 19. 18 19 Le jugement dont appel : R. c. Auclair, 2013 QCCA 671, D.A., vol. I, p. 97. Id., paragr. 4, D.A., vol. I, p. 97-98. 9 Mémoire de l’appelante Exposé concis des questions en litige PARTIE II – EXPOSÉ CONCIS DES QUESTIONS EN LITIGE I - Le juge de première instance a commis une erreur de droit en considérant comme déraisonnables certains délais anticipés sans avoir tenu compte de certains facteurs applicables. II - Il a commis une erreur de droit équivalant à un excès de compétence en créant une situation qui a affecté inéquitablement et irrémédiablement la position de la poursuite. 10 Mémoire de l’appelante Exposé des arguments PARTIE III – EXPOSÉ DES ARGUMENTS I- Le juge de première instance a commis une erreur de droit en considérant comme déraisonnables certains délais anticipés sans avoir tenu compte de certains facteurs applicables [20] Le premier juge a considéré que les délais qu’il appréhendait s’écouleraient certainement. La Cour d’appel, à la majorité, a avalisé sa conclusion compte tenu de cette « certitude ». [21] L’erreur du premier juge réside essentiellement dans le fait d’avoir créé les conditions à l’appui de sa certitude en tenant pour acquis que des accusés de tous les groupes exigeraient la tenue d’un procès. 1– Conditions d’ouverture à un remède pour violations appréhendées [22] Il est acquis que les tribunaux peuvent accorder des remèdes pour des violations appréhendées de droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés 20. Cependant, le principe général est qu’un remède n’est accordé que lorsque la cour conclut à une violation déjà consommée 21. [23] Seuls de rares cas autorisent un tribunal à accorder un remède à une violation anticipée. Le fardeau que doit rencontrer le requérant est particulièrement lourd. La simple possibilité d’une atteinte éventuelle à un droit protégé ne peut donner ouverture au remède ultime qu’est l’arrêt des procédures 22. Qui plus est, la possibilité 20 21 22 Operation Dismantle Inc. c. Canada, [1985] 1 R.C.S. 441, Recueil des sources de l’appelante (ci-après « R.S.A. »), onglet 11; R. c. Vermette, [1988] 1 R.C.S. 985, R.S.A., onglet 17; Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97, R.S.A., onglet 12; R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, R.S.A., onglet 7; États-Unis d’Amérique c. Kwok, 2001 CSC 18, R.S.A., onglet 4. Kent W. ROACH, Constitutional remedies in Canada, 2e éd., Canada Law Book, 1994, feuilles mobiles, à jour au mois d’avril 2013, paragr. 5.620, R.S.A., onglet 21, p. 130; États-Unis d’Amérique c. Kwok, précité, note 20, paragr. 83, R.S.A., onglet 4, p. 31. R. c. Vermette, précité, note 20, paragr. 22-23, R.S.A., onglet 17, p. 115-116. 11 Mémoire de l’appelante Exposé des arguments d’obtenir un remède préventif est liée au droit précis bénéficiant d’une protection enchâssée dans la Charte 23. [24] Selon le professeur Roach, certains droits garantis par la Charte ne se prêtent peutêtre pas à l’octroi de remèdes préventifs 24. 2– Violation appréhendée de l’alinéa 11 b) de la Charte 2.1 – Les délais « anticipés » doivent être inévitables et non spéculatifs [25] Plus particulièrement en matière de violation à l’alinéa 11 b) de la Charte, la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a jugé qu’il n’était pas loisible à un tribunal d’arrêter les procédures pour cause de délais déraisonnables anticipés 25. [26] En l’espèce, la Cour d’appel a plutôt avalisé la conclusion du premier juge qu’il pouvait arrêter les procédures sur la base de délais déraisonnables anticipés. Écrivant pour la majorité, le juge Doyon reconnaît d’abord, à juste titre, la possibilité pour un tribunal d’accorder une réparation lorsqu’il y a risque assez grave qu’une violation alléguée se produira 26. [27] Il admet cependant qu’il « [84] [...] n’est pas dit que le raisonnement s’applique à tous les droits garantis par la Charte. »27. 23 24 25 26 27 États-Unis d’Amérique c. Kwok, précité, note 20, paragr. 67, R.S.A., onglet 4, p. 27; K. W. ROACH, Constitutional remedies in Canada, précité, note 21, paragr. 5.590, R.S.A., onglet 21, p. 129. K. W. ROACH, Constitutional remedies in Canada, précité, note 21, paragr. 5.630, R.S.A., onglet 21, p. 130. R. v. Porter, 1988 CarswellNS 406 (C.A.), paragr. 17, R.S.A., onglet 13, p. 90. R. c. Auclair, précité, note 18, paragr. 83 et suiv., D.A., vol. I, p. 122-123. Id., paragr. 84, D.A., vol. I, p. 123. 12 Mémoire de l’appelante Exposé des arguments [28] Il est toutefois d’avis : « [84] [...] que cette idée, selon laquelle il faut établir une forte probabilité de violation et de préjudice avant d’ordonner une réparation, peut s’appliquer à la protection du droit à un procès dans un délai raisonnable, même lorsque les délais sont anticipés. » 28 [29] La majorité de la Cour d’appel semble s’appuyer sur l’arrêt R. c. Smith 29 de cette Cour pour justifier cette position. Or, cet arrêt ne s’inscrit pas dans la lignée des arrêts de cette Cour en matière de violations appréhendées de droits garantis par la Charte. Dans cette affaire, il s’agissait de délais devant être considérés comme déjà écoulés 30. De sorte qu’il ne s’agit pas de délais « appréhendés » au sens où l’entend la majorité de la Cour d’appel. La portion des délais « anticipés » dans Smith était absolument inévitable puisque lors de l’audition de la requête présentée en vertu de l’alinéa 11 b) de la Charte, la date pour la tenue d’une enquête préliminaire avait déjà été fixée sans possibilité d’être rapprochée. D’ailleurs, il vaut peut-être de noter que dans cet arrêt, cette Cour ne cite aucun de ses précédents en matière de violations appréhendées de droits 31. [30] Le juge Doyon s’appuie également sur l’arrêt R. c. Brassard 32 de la Cour d’appel du Québec (renversé par cette Cour 33 sur une question non liée aux questions en litige dans le présent appel) pour justifier sa position 34. Dans cette affaire, le juge de première instance avait estimé que la durée totale du délai à examiner était de deux ans. De ce deux ans, une période de trois mois était « anticipée » en ce qu’elle était inévitable. Concrètement, le premier juge, confronté à la nécessité de remettre la cause le 20 juin 1989, avait constaté qu’il était impossible que le procès soit entendu 28 29 30 31 32 33 34 Id., D.A., vol. I, p. 123. [1989] 2 R.C.S. 1120, R.S.A., onglet 16. Id., paragr. 16, R.S.A., onglet 16, p. 110. Soit les arrêts Operation Dismantle Inc. c. Canada, précité, note 20, R.S.A., onglet 11 et R. c. Vermette, précité, note 20, R.S.A., onglet 17. [1993] R.J.Q. 23 (C.A.), R.S.A., onglet 2. R. c. Brassard, [1993] 4 R.C.S. 287. R. c. Auclair, précité, note 18, paragr. 82, D.A., vol. I, p. 122. 13 Mémoire de l’appelante Exposé des arguments avant septembre ou octobre au plus tôt. C’est dans ce contexte précis que la Cour d’appel a qualifié une période de trois mois de « inevitable anticipatory delay » 35. [31] De ce qui précède, il ressort que si un remède peut être accordé pour cause de délais déraisonnables « anticipés », il faut néanmoins que l’écoulement de ces délais soit réellement inévitable et non pas uniquement probable, ni même hautement probable. Autrement, les délais ne peuvent être considérés comme réellement écoulés. 2.2 – La conclusion sur la « certitude » du premier juge quant aux délais déraisonnables est spéculative [32] La majorité de la Cour d’appel a accepté la conclusion du premier juge sur sa « certitude » que les procès des groupes « 6 » à « 11 » n’auraient pas lieu avant des délais qui se matérialiseront et qui deviendraient par conséquent déraisonnables : « [82] [...] Tout dépend du degré de certitude qu’atteint le tribunal. En l’espèce, je rappelle que le juge de première instance écrit qu’il a la “certitude” que les délais deviendraient déraisonnables. En d’autres mots, le juge se dit certain que ces délais se matérialiseront et qu’ils causeront préjudice aux accusés. À mon avis, cela est suffisant. »36 [33] Avec égards, la majorité de la Cour d’appel entérine un raisonnement erroné du premier juge. En effet, ce dernier tient pour acquis que chacun des procès des groupes « 1 » à « 11 » aurait nécessairement lieu, ce qui l’amène à conclure, suivant son échéancier, à une date de péremption au-delà de laquelle la tenue de tout procès violerait l’alinéa 11 b) de la Charte. [34] Or, cette conclusion est fondée sur de la pure spéculation. Rien ne l’autorisait à être « certain » que tous les accusés visés choisiraient de subir un procès. Le premier juge a notamment escamoté complètement la possibilité que des accusés des groupes « 6 » 35 36 R. c. Brassard, précité, note 32, p. 11 de l’extrait (R.J.Q., p. 34), R.S.A., onglet 2, p. 13. R. c. Auclair, précité, note 18, paragr. 82, D.A., vol. I, p. 122. 14 Mémoire de l’appelante Exposé des arguments à « 11 » puissent enregistrer des plaidoyers de culpabilité avant que les délais prévus par lui ne se matérialisent et ne deviennent, par le fait même, déraisonnables. [35] Comme l’affirme le juge Levesque dans sa dissidence : « [156] Or, cette appréciation ignore l’expérience judiciaire, particulièrement celle acquise au cours de la dernière décennie, qui démontre que dans les procès impliquant un groupe d’accusés reliés à des groupes criminalisés, la plupart des accusés choisissent d’enregistrer un plaidoyer avant la tenue de leur procès ou pendant que celui-ci se déroule. On constate aussi que, généralement, aucun d’eux ne témoigne à son procès, lorsqu’il se tient. Cela a nécessairement un impact considérable, voire déterminant, sur la longueur des délais. Il ne deviendrait pas, ainsi, déraisonnable de penser que la tenue des procès des groupes 1, 2, 3 et 4 pourrait avoir un effet d’entraînement déterminant sur les procès des groupes 6 et 7 à 11. »37 [36] En cela le juge Levesque est appuyé par cette Cour qui estimait en 1982 dans l’arrêt R. c. Gardiner 38 que la plupart des accusés en matière criminelle avouaient leur culpabilité. [37] Plus récemment, dans l’arrêt R. c. Obadia 39, la Cour d’appel du Québec relevait que la majorité des dossiers se termine sans qu’un procès ne soit tenu. [38] En outre, selon le rapport de la Commission canadienne sur la détermination de la peine 40 ainsi qu’un article intitulé « Victim Participation in the Plea Negotiation Process : An Idea Whose Time Has Come? »41, il est estimé que dans 90 % des causes en matière criminelle, il y a plaidoyer de culpabilité. Dans un article récent intitulé « Striking a guilty plea » 42, l’honorable Richard A. Saull rappelle également 37 38 39 40 41 42 Id., paragr. 156, D.A., vol. I, p. 142. [1982] 2 R.C.S. 368, paragr. 97, R.S.A., onglet 6, p. 42. [1998] J.Q. no 2484 (C.A.) (LN/QL), paragr. 29, R.S.A., onglet 10, p. 66. COMMISSION CANADIENNE SUR LA DÉTERMINATION DE LA PEINE, Réformer la sentence: une approche canadienne, ministère de la Justice, Canada, février 1987, p. 449, R.S.A., onglet 19, p. 124. Simon N. VERDUN-JONES et Adamira A. TIJERINO, 2005 50 CLQ 190, 191, R.S.A., onglet 23, p. 152. Voir aussi : Richard A. SAULL, « Striking a guilty plea », National Criminal Law Program, Section U.3, Québec, juillet 2011, p. 1, R.S.A., onglet 22, p. 135. 15 Mémoire de l’appelante Exposé des arguments cette réalité, à savoir que la majorité des accusés en matière criminelle au Canada plaide coupable à l’un ou tous les chefs d’accusation portés contre eux. [39] Cela autorise d’ailleurs le juge Levesque à déclarer ce qui suit : « [158] Les conclusions du Juge en ce qui a trait aux délais déraisonnables anticipés m’apparaissent reposer sur une appréciation parcellaire, prématurée et fragile parce que fondée sur des spéculations. La réalité pourrait bien être tout autre. » 43 [40] En effet, les juges majoritaires de la Cour d’appel ainsi que le juge de première instance occultent complètement cette réalité maintes fois reconnue par les tribunaux et les auteurs ainsi que par l’expérience judiciaire dont fait état le juge Levesque. Le premier juge en a fait fi en présumant que tous les accusés choisiraient nécessairement de subir un procès, d’où sa « certitude » que les délais deviendront déraisonnables le moment venu. Il a agi de sa propre initiative, sans qu’aucun accusé ayant bénéficié d’un arrêt des procédures n’ait même demandé à ce qu’une date de procès ne soit fixée. 2.3 – L’impact sur le système de justice d’une reconnaissance des violations appréhendées (« anticipées ») de l’alinéa 11 b) de la Charte [41] Avec égards, il n’est pas difficile d’imaginer les conséquences fatales qu’engendrerait la transposition d’un tel exercice à toutes les causes inscrites aux rôles de l’ensemble des tribunaux du pays. Les calendriers judiciaires, les effectifs de cour, le nombre de salles d’audience et le nombre de juges sont déterminés en fonction de la réalité. Le système judiciaire actuel n’est manifestement pas à même de tenir des procès dans tous les dossiers sans exception. Il est évidemment conçu en fonction du fait que la grande majorité des accusés plaide coupable. Dans l’état actuel des choses, occulter cela conduirait les tribunaux à décréter l’arrêt des procédures pour cause de délais déraisonnables anticipés dans la grande majorité des causes. Pire, reconnaître la 43 R. c. Auclair, précité, note 18, paragr. 158, D.A., vol. I, p. 143. 16 Mémoire de l’appelante Exposé des arguments possibilité des délais anticipés sur cette base inciterait des accusés n’ayant aucune défense à faire valoir et qui reconnaissent leur responsabilité à ne pas enregistrer de plaidoyer de culpabilité. 2.4 – La disponibilité d’un remède lorsque les délais deviennent déraisonnables [42] Il est essentiel de rappeler qu’au moment de l’audition de la requête, le premier juge conclut que les délais ne sont pas déraisonnables : « [134] […] les délais actuels ne sont pas déraisonnables. Considérant l’ampleur de la preuve, la gravité et le nombre d’accusations et d’accusés, le processus qui est en marche depuis deux ans ne soulève pas de doute réel quant à son caractère raisonnable. » 44 La Cour d’appel confirme d’ailleurs cette conclusion 45. [43] Cette conclusion du premier juge aurait dû l’amener à cesser l’examen d’une violation de l’alinéa 11 b) de la Charte. L’arrêt R. c. Morin 46 énonce qu’un tel examen « [...] ne devrait être entrepris que si la période est suffisamment longue pour soulever des doutes quant à son caractère raisonnable. ». [44] Le premier juge aurait donc dû, après avoir constaté que la longueur des délais actuels ne soulevait pas de doute quant à son caractère raisonnable, inviter les intimés à présenter, à nouveau, leur requête lorsqu’ils pourraient espérer démontrer que les délais sont devenus déraisonnables. D’ailleurs, c’est précisément ce qu’il fait pour les accusés des groupes « 1 » à « 5 ». Ainsi, en commentant ce qu’il considère comme étant certaines lacunes dans la divulgation de la preuve, il précise sa pensée comme suit : « [86] Ceci dit, ces lacunes ne sont pas sans importance. Dans ce jugement la Cour arrivera à la conclusion que les délais actuels encourus 44 45 46 Auclair c. La Reine, précité, note 9, paragr. 134, D.A., vol. I, p. 40. R. c. Auclair, précité, note 18, paragr. 29, D.A., vol. I, p. 105-106. [1992] 1 R.C.S. 771, paragr. 36, R.S.A., onglet 9, p. 60. 17 Mémoire de l’appelante Exposé des arguments dans ce dossier ne sont pas déraisonnables. Le jour peut arriver par contre où un ou plusieurs requérants croiront que la déraisonnabilité (sic) des délais est atteinte. Rien ne les empêchera, alors, d’alléguer que les lacunes dans la communication de preuve ont contribué aux délais de préparation et devront être assumées (sic) par l’intimée dans le cadre de l’analyse qui s’ensuivra. » 47 [45] En effet, rien n’empêche un accusé s’étant vu refuser un remède dans ces circonstances de présenter à nouveau une requête demandant l’examen des délais ultérieurement. [46] Cette Cour a d’ailleurs réitéré dans l’arrêt R. c. La 48 le principe voulant qu’une demande de réparation en vertu de la Charte puisse être présentée après un premier rejet lorsqu’il y a changement important de circonstances. Au demeurant, le juge Doyon, s’exprimant pour la majorité de la Cour d’appel, évoque ce principe lors de son analyse des griefs des intimés rejetés par le premier juge et par les trois juges de la Cour d’appel 49. 3- Facteurs de l’arrêt Morin 3.1 - L’omission de considérer tous les facteurs [47] Subsidiairement, si l’appelante a tort dans la position qu’elle soutient sur l’impossibilité pour un tribunal d’arrêter les procédures pour délais « anticipés », il n’en demeure pas moins que le premier juge n’a certes pas tenu compte de tous les facteurs pertinents que cette Cour a énoncés dans l’arrêt Morin 50. [48] Tout d’abord, le premier juge établit l’ordre dans lequel se dérouleront les procès. Quant à l’évaluation de la durée des procès, il commence par énoncer ce qu’il 47 48 49 50 Auclair c. La Reine, précité, note 9, paragr. 86, D.A., vol. I, p. 29. [1997] 2 R.C.S. 680, paragr. 28, R.S.A., onglet 8, p. 50. R. c. Auclair, précité, note 18, paragr. 95, D.A., vol. I, p. 125. Précité, note 46, paragr. 31, R.S.A., onglet 9, p. 59. 18 Mémoire de l’appelante Exposé des arguments comprend être la position du ministère public sur cette question. Il semble considérer d’autre part la seule preuve produite par les requérants sur le sujet, une pièce produite sous la cote R-145 51, pour finalement déterminer la durée de chaque procès, arbitrairement et en partie sur la base d’une preuve admise illégalement. [49] En effet, la pièce R-145 52 constitue une projection, sous forme de tableaux, de ce que sera la durée du ou des procès ainsi que les délais qui y seront associés, dépendamment de la séparation des accusés et/ou des chefs d’accusation. Cette pièce a été confectionnée par un des avocats des intimés et est le fruit de sa propre réflexion. Malgré une objection de l’un des procureurs de l’appelante au dépôt de ce document, le premier juge en a permis la production en contravention des règles de preuve pénale 53. [50] L’évaluation du premier juge est arbitraire en ce qu’il décrète, sans analyse et sans preuve légalement admissible, que la durée de chaque procès sera de deux ans. Il fait totalement abstraction de la nature des accusations à être jugées dans chaque procès ainsi que du nombre d’accusés dans chacun de ces procès. Voici comment il justifie son évaluation des délais : « [149] Quelle est la durée anticipée des procès? L’intimée estime que chaque procès durera de 12 à 15 mois. Les requérants estiment qu’un procès impliquant 20 accusés durera un minimum de 32 mois (voir pièce R-145). La Cour va assumer (sic) que chaque groupe de deux procès prendra deux ans pour se terminer. Cette période comprend le temps nécessaire pour tenir un nombre important de conférences préparatoires; un temps alloué pour l’audition des requêtes hors jury; le choix du jury; la phase jury; les délibérations et prononcés des verdicts; le décalage du début de la phase jury entre le premier et le deuxième procès et une courte période de répit avant de débuter la prochaine série de deux procès. »54 51 52 53 54 D.A., vol. XV, p. 6. Id. Preuve des requérants, D.A., vol. IV, p. 61 à 64. Auclair c. La Reine, précité, note 9, paragr. 149, D.A., vol. I, p. 44. 19 Mémoire de l’appelante Exposé des arguments [51] Sur la foi de cette évaluation ainsi que du calendrier qu’il établit, le juge de première instance conclut automatiquement à une violation « anticipée » de l’alinéa 11 b) de la Charte justifiant l’arrêt des procédures pour les groupes « 6 » à « 11 ». Même à supposer que le premier juge ait eu raison de considérer les délais « anticipés » selon ce calendrier comme certains, ce que l’appelante conteste énergiquement, force est de constater que cette conclusion aurait dû l’amener à procéder par la suite à l’analyse de tous les facteurs énoncés par cette Cour dans l’arrêt Morin 55, soit la longueur du délai, la renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul, les raisons du délai et le préjudice subi par chaque accusé. [52] Voici tout ce qu’il écrit au sujet de son évaluation de ces facteurs : « [153] La Cour a considéré les facteurs suivants. Premièrement, si les requérants faisant partie des groupes 1 à 5 et 7 à 11 devaient subir deux procès, ce serait dû au choix de la poursuivante et à une contrainte statutaire. Ce ne sont pas les requérants qui ont créé cette situation en demandant la séparation des chefs. La Cour a considéré qu’en vertu de l’article 589 C.cr., un requérant pouvait consentir à être jugé sur tous les chefs lors d’un procès. Cette possibilité est plutôt théorique que réaliste dans le présent dossier. Pourquoi un requérant, faisant face à des accusations de meurtre au premier degré, adopterait-il une position qui permettrait qu’une preuve de mauvais caractère étalée sur deux ans avant le début des meurtres et durant sept ans après soit admise lors du procès? [154] La Cour a également considéré qu’il pourrait y avoir des règlements suite à des négociations entre les parties. xx xxx xxxx xxxxxx xxxxx xxxxx xxxxx xxxxx xxxxx xxxxx xxxxx xxxxx xxxxx xxxxx xxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxxx xxxxxxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx. Compte tenu de la nature des accusations, la longueur des procès ne serait pas radicalement réduite si, par exemple, elle impliquait cinq requérants plutôt que 25. 55 Précité, note 46, paragr. 31, R.S.A., onglet 9, p. 59. 20 Mémoire de l’appelante Exposé des arguments [155] La Cour a analysé la nature des accusations. Si toutes les accusations sont importantes, il est particulièrement nécessaire pour l’intérêt public que les chefs de complot de meurtre et de meurtre au premier degré soient jugés. C’est la raison pour laquelle la Cour n’est pas prête aujourd’hui à conclure qu’un délai allant jusqu’à 6 ans après les arrestations pour débuter le procès du groupe 5 soit déraisonnable, considérant la criminalité alléguée et son contexte. [156] L’opinion de la Cour n’est pas la même pour le groupe de 31 qui forme le groupe 6. Quoique importante, la criminalité et les peines anticipées pour les membres de ce groupe ne peuvent pas se comparer aux membres des groupes 1 à 5. La Cour reprend ses commentaires sur ce groupe qu’elle a écrit (sic) au paragraphe 146. [157] La Cour a également considéré le préjudice que subissent les requérants. Comme tous les accusés, ils sont présumés innocents. Compte tenu de la nature des accusations, la grande majorité sera détenue préventivement pour la durée des procédures. Pour ceux qui retrouveront leur liberté grâce à l’octroi d’un cautionnement, ils seront sujets à des conditions de mise en liberté contraignantes. »56 [53] Manifestement, le premier juge occulte la majeure partie des facteurs permettant l’analyse prescrite par cette Cour. [54] Notamment, il ne ressort du jugement qu’une analyse fort incomplète du troisième facteur de l’arrêt Morin 57. Le premier juge devait, à tout le moins, examiner les raisons des délais et en attribuer la responsabilité aux parties en fonction de leurs actes 58. 3.2 – Les omissions relatives à l’évaluation du « préjudice » [55] Quant au quatrième facteur, le premier juge ordonne l’arrêt des procédures à l’égard des intimés sans réelle analyse du préjudice subi par chaque accusé. Plus 56 57 58 Auclair c. La Reine, précité, note 9, paragr. 153 à 157, D.A., vol. I, p. 45 à 46. Le texte surligné en gris fait l’objet d’une ordonnance de non-publication. xxxxxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxx xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx. Précité, note 46, R.S.A., onglet 9, p. 61. Id., paragr. 40 à 46, R.S.A., onglet 9, p. 61 à 63. 21 Mémoire de l’appelante Exposé des arguments particulièrement, il est incapable d’identifier un préjudice subi par les intimés des groupes « 7 » à « 11 » 59. Il est en effet pour le moins difficile d’imaginer qu’ils puissent en subir un. Ces individus sont détenus ou en liberté sous conditions en attente de procès pour meurtres et/ou complot de meurtre suivant la séparation de l’acte d’accusation direct et l’ordre établi par le premier juge pour la tenue de leurs procès. Tant et aussi longtemps que leurs procès pour meurtres et/ou complot de meurtre ne seront pas terminés, aucun préjudice ne résulte de l’attente d’un autre procès. [56] L’évaluation du préjudice doit se faire par individu, plutôt que de façon collective. Le premier juge se devait de considérer l’existence d’un préjudice pour chacun des individus qu’il envisageait faire bénéficier du remède si draconien qu’est l’arrêt des procédures. C’est la même erreur que commet le juge Doyon lorsqu’il constate l’existence d’un préjudice collectif pour tous les accusés des groupes « 7 » à « 11 » 60. [57] À juste titre, le juge Levesque écrit : « [165] Je suis d’avis que le Juge a aussi commis une erreur de principe en considérant globalement la situation de tous les accusés formant les groupes 6 et 7 à 11, sans les individualiser. [166] Il me semble évident que le préjudice appréhendé pour les accusés composant les groupes 7 à 11 est différent de celui que pourraient encourir les accusés formant le groupe 6. Ceux-là, en effet, sont pour la plupart détenus en attendant que soit tenu leur procès pour meurtre ou de complot pour meurtre. L’évaluation individuelle de la situation de chacun des accusés formant le groupe 6 aurait pu permettre de considérer un autre remède, par exemple leur mise en liberté provisoire, compte tenu de la situation particulière de cette affaire. »61 59 60 61 Il convient de rappeler que ces groupes d’accusés faisaient face à des accusations en matière de drogues et de criminalité organisée. Il s’agit des mêmes individus que l’on retrouve au sein des groupes « 1 » à « 5 »; voir le paragraphe [10] du présent mémoire à la page - 5 -. R. c. Auclair, précité, note 18, paragr. 76, D.A., vol. I, p. 121. Id., paragr. 165-166, D.A., vol. I, p. 146. 22 Mémoire de l’appelante Exposé des arguments 3.3 – L’omission de pondérer les intérêts en cause [58] Le juge Levesque a également raison de conclure que l’exercice de pondération entre les différents intérêts opposés n’a pas été adéquatement effectué 62 puisque cette Cour a reconnu que les intérêts de l’accusé doivent être contrebalancés par les intérêts qu’a la société dans l’application de la loi. Ces mots du juge Sopinka s’appliquent particulièrement en l’espèce : « Plus un crime est grave, plus la société exige que l’accusé subisse un procès. Le rôle de cet intérêt est des plus évidents et son influence des plus apparentes lorsqu’on cherche à absoudre des personnes accusées de crimes graves simplement dans le but d’alléger le rôle. »63 [59] C’est certainement en ayant ces principes à l’esprit que le juge Levesque termine son analyse sur le sujet en tenant les propos suivants : « [169] La confiance du public envers l’administration de la justice serait grandement atteinte s’il était constaté que des décisions judiciaires prématurées ont pour effet de mettre fin, pour toujours, à des poursuites relatives à des infractions graves, que ce public réprouve dans la même mesure qu’il en est la victime. [170] En effet, ce public raisonnable et bien informé pourrait être enclin à penser que notre système de justice néglige de faire face aux nouveaux défis qui lui sont présentés par la tenue des grands et complexes procès que génère la criminalité organisée. Je suis d’avis que ce public nous invite plutôt à faire preuve d’ingéniosité et de détermination dans l’approche qu’il nous faut appliquer lorsque sont, comme ici, confrontés les droits individuels aux besoins fondamentaux et aux attentes légitimes de la société. »64 62 63 64 Id., paragr. 167 à 170, D.A., vol. I, p. 146. Précité, note 46, paragr. 30, R.S.A., onglet 9, p. 58. R. c. Auclair, précité, note 18, paragr. 169-170, D.A., vol. I, p. 146. 23 Mémoire de l’appelante Exposé des arguments II – Le juge de première instance a commis une erreur de droit équivalant à un excès de compétence en créant une situation qui a affecté inéquitablement et irrémédiablement la position de la poursuite 65 [60] Le premier juge, en omettant d’adopter des mesures pour éviter que les délais ne deviennent déraisonnables, a exercé de manière inadéquate son pouvoir de gestion. Ce faisant, il a commis une erreur de droit équivalant à un excès de compétence, ce que devait sanctionner la Cour d’appel. 1– Les pouvoirs de gestion du juge d’instance et ses limites [61] Il est désormais acquis qu’un juge d’instance ne doit plus se contenter de jouer un rôle passif. Au contraire, la jurisprudence lui reconnaît le pouvoir et le devoir de gérer l’instance. Il s’agit cependant d’un pouvoir qui doit être exercé avec parcimonie et prudence. La raison d’être de ce pouvoir est d’assurer le déroulement efficace et équitable des procédures. Il n’a pas pour but de créer un préjudice irréparable à l’une ou l’autre des parties, mais plutôt de le prévenir. Si en exerçant ce pouvoir le juge crée un tel préjudice, il commet un excès de compétence. Comme l’affirme le juge Rosenberg dans l’arrêt R. v. Felderhof 66 : « […] In my view, a trial judge does have and must have a power to manage the trial and that in exceptional circumstances that can even include a power to require the prosecution to call its evidence in a particular order. I also agree with the application judge (at para. 227) that only if “the prosecution has been unfairly or irreparably damaged” by the trial judge’s order could it be said that the trial judge has exceeded his jurisdiction. » [62] Traditionnellement, c’est au ministère public qu’il revient d’établir l’ordre des procès devant être tenus. Plus particulièrement, en ce qui concerne l’ordre des procès à être 65 66 Le juge Levesque semble appliquer le raisonnement qu’il développe sur l’excès de compétence à tous les accusés ayant bénéficié d’un arrêt de procédures, soit les accusés des groupes « 6 » à « 11 ». Avec égards, selon l’appelante, cet argument ne vaut que pour les intimés qui constituaient le groupe « 6 » (le groupe des 31). [2003] O.J. No. 4819 (C.A.) (LN/QL), paragr. 36, R.S.A., onglet 5, p. 35. 24 Mémoire de l’appelante Exposé des arguments tenus suite à une ordonnance de séparation, comme en l’espèce, la pratique veut que ce soit la Couronne qui décide lequel des procès aura lieu en premier 67. [63] Cependant, les pouvoirs de gestion d’un juge d’instance lui permettent de modifier l’ordre annoncé par le ministère public. Ceci dit, lorsqu’il y a risque que les délais deviennent déraisonnables, ce pouvoir doit être exercé de façon à éviter qu’ils ne le deviennent 68. 2– L’obligation du juge d’instance d’adopter des mesures préventives pour éviter des délais déraisonnables [64] Cette Cour reconnaissait déjà en 1987 que les tribunaux de première instance peuvent prendre des mesures préventives pour éviter des violations de l’alinéa 11 b) de la Charte 69. [65] Une illustration de l’exercice de ce pouvoir se retrouve dans un jugement rendu par le juge Doherty, alors qu’il était juge à la Ontario High Court of Justice, dans la cause de R. v. Ashman 70. Il s’agissait de l’appel d’un jugement de la Cour des poursuites sommaires ordonnant un arrêt des procédures. Le juge de première instance avait fixé la continuation d’un procès quatorze mois plus tard, alors que les parties suggéraient de continuer la cause au lendemain. Il s’était tout simplement plié au calendrier judiciaire tel qu’établi. Après avoir accepté et imposé ce long délai, il concluait à une violation de l’alinéa 11 b) de la Charte et ordonnait en conséquence un arrêt des procédures. 67 68 69 70 Eugene G. EWASCHUK, Criminal Pleadings & Practice in Canada, 2e éd., Aurora (Ont.), Canada Law Books, 1987, feuilles mobiles, à jour au mois de mai 2013, ¶ 9:13245, R.S.A., onglet 20; voir aussi R. v. Warren, [1973] N.S.J. No. 98 (C.A.) (LN/QL), R.S.A., onglet 18 et R. v. D.P.F., [2001] N.J. No. 60 (S.C.) (LN/QL), R.S.A., onglet 3. R. v. Schertzer, 2009 ONCA 742, paragr. 146, R.S.A., onglet 15, p. 106. R. v. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588, paragr. 50-51, R.S.A., onglet 14, p. 102. [1988] O.J. No. 1903 (LN/QL), R.S.A., onglet 1. 25 Mémoire de l’appelante Exposé des arguments [66] Accueillant le pourvoi du ministère public, le juge Doherty s’exprime ainsi : « […] there was a threat of violation of s. 11 b) of the Charter unless the trial judge acted to prevent that breach. This trial judge not only did not take any such step, but instead, held that his only option was to fix a date for the continuation of the trial which assured a violation of s. 11 b) of the Charter. [Nos soulignés] » 71 [67] Plus loin, il ajoute ceci : « […] Courts cannot acquiesce in adjournments which produce constitutional infringements. They must prevent them even at the risk of disrupting the court’s docket. The effect, if any, on other cases which may be scheduled for future dates, is speculative. The effect on the case at hand if measures were not taken to resume the case within a reasonable time, was certain; the accused would be denied his right to a trial within a reasonable time and the community, a trial on the merits. [Nos soulignés] »72 3– L’exercice inadéquat du pouvoir de gestion équivalant à un excès de compétence [68] L’appelante soutient que le reproche adressé au juge d’instance dans Ashman 73 peut être adressé au premier juge en l’espèce. Plutôt que de chercher des solutions en vue de réduire les délais, ses décisions ont eu pour effet de les multiplier. [69] En l’espèce, tel que mentionné au résumé des faits, afin d’analyser la question des délais déraisonnables, le premier juge procède tout d’abord à établir l’ordre chronologique des procès des onze groupes d’accusés qu’il a créés. Il convient de rappeler qu’il refuse d’adopter la position du ministère public, à savoir que le procès du groupe « 6 » (groupe des 31) soit tenu simultanément au procès du groupe « 1 ». 71 72 73 Id., paragr. 4, R.S.A., onglet 1, p. 2. Id., paragr. 6, R.S.A., onglet 1, p. 2. Id., R.S.A., onglet 1. 26 Mémoire de l’appelante Exposé des arguments [70] S’autorisant de délais non seulement hypothétiques, mais découlant en totalité de l’ordre qu’il a lui-même établi, il estime n’avoir d’autre choix que de constater une violation prospective de l’alinéa 11 b) de la Charte et de décréter un arrêt des procédures. Non seulement a-t-il ainsi créé les délais « anticipés », mais il laisse subsister une incohérence majeure. [71] En effet, il écrit : « [155] […] Si toutes les accusations sont importantes, il est particulièrement nécessaire pour l’intérêt public que les chefs de complot de meurtre et de meurtre au premier degré soient jugés. C’est la raison pour laquelle la Cour n’est pas prête aujourd’hui à conclure qu’un délai allant jusqu’à six ans après les arrestations pour débuter le procès du groupe 5 soit déraisonnable, considérant la criminalité alléguée et son contexte. [Nos soulignés] »74 [72] Si le premier juge avait suivi la position préconisée par le ministère public sur la nécessité de traiter le groupe « 6 » (groupe des 31) en priorité, ce procès aurait été tenu simultanément à celui du groupe « 1 » et les procès des groupes « 2 » et suivants s’en seraient trouvés décalés. En conséquence, le procès du groupe « 4 » aurait tout simplement lieu simultanément à celui du groupe « 5 », groupe pour lequel le premier juge a reconnu qu’il n’y aurait pas de délais déraisonnables 75. Tous les procès de meurtres et complot de meurtre auraient été terminés en même temps, même selon cet ordre. [73] Dans la mesure où les délais ne sont pas déraisonnables pour le groupe « 5 » et que, par voie de conséquence, ils ne l’auraient pas été pour un autre groupe visé par les mêmes accusations, le scénario du ministère public aurait permis d’éviter le pire. Le scénario du premier juge avait pour conséquence de faire en sorte que le procès du groupe « 5 » aurait eu lieu dans une des deux salles dédiées aux mégaprocès, alors que l’autre aurait été inutilisée. 74 75 Auclair c. La Reine, précité, note 9, paragr. 155, D.A., vol. I, p. 45. Id., paragr. 150, D.A., vol. I, p. 44. 27 Mémoire de l’appelante Exposé des arguments [74] Le juge Doyon réfute cet argument, en grande partie sur la base d’une méprise. Il écrit que: « [63] [...] [l]a question de la salle vide ne se pose que si le procès du groupe de 31 doit se tenir collectivement. »76. [75] Il affirme ensuite, erronément, que selon les conclusions du premier juge, « [64] […] un seul procès ne pourrait regrouper le groupe de 31. Il faudrait plutôt, selon lui, tenir un ensemble de plus petits procès. »77. [76] Or, avec égards, ceci n’est tout simplement pas la conclusion du premier juge. Il est vrai qu’il décide de séparer ces 31 personnes des autres accusés pour raison de non-conformité avec l’article 589 du Code criminel 78. Par ailleurs, dans un obiter dictum, que cite d’ailleurs le juge Doyon, le premier juge se montre pour le moins critique face à la décision même d’avoir accusé ensemble ces 31 personnes 79. [77] Cependant, en dépit de son opinion personnelle selon laquelle il eut été préférable de diviser dès l’origine le groupe des 31 en plus petits dossiers, il estime qu’un procès du groupe des 31 peut et doit se tenir, sous réserve de la seule question des délais déraisonnables « anticipés ». [78] Ainsi, il décide ce qui suit : « [126] En appliquant ces critères dans le présent dossier, la Cour est d’avis que la seule révision possible de la décision du Directeur de présenter un A.D.D. [acte d’accusation direct] découle de l’inclusion illégale du groupe de 31. À la face même de l’A.D.D., le Directeur aurait dû constater que la présence du groupe de 31 contrevenait à l’article 589 C.cr. Toutefois, comme la Cour l’a déjà noté, cette conclusion offre peu de gains aux requérants car le remède approprié n’est pas de casser l’A.D.D. mais d’ordonner que le groupe de 31 subisse un procès séparé. 76 77 78 79 R. c. Auclair, précité, note 18, paragr. 63, D.A., vol. I, p. 117. Id., paragr. 64, D.A., vol. I, p. 117-118. Auclair c. La Reine, précité, note 9, paragr. 27 à 30 et 36-37, D.A., vol. I, p. 14 à 15 et 17. Id., paragr. 145 et 146, D.A., vol. I, p. 42 à 43, cités au paragraphe 64 du jugement dont appel, R. c. Auclair, précité, note 18, D.A., vol. I, p. 117-118. 28 Mémoire de l’appelante Exposé des arguments […] [136] […] La séparation de l’A.D.D. a créé 11 groupes qui doivent subir chacun un procès. Quel groupe sera désigné pour subir son procès en premier? En dernier? Il est acquis que deux procès procéderont simultanément au Centre judiciaire Gouin, quoique le début du deuxième puisse être retardé pour s’assurer qu’il n’y aura pas de conflit dans la présentation des témoins. [Nos soulignés] »80 [79] La ratio decidendi du jugement de première instance sur cette question est donc clairement que tous les accusés formant le groupe des 31 doivent subir conjointement un procès. [80] Rien ne s’opposait donc à ce que le groupe des 31 subisse son procès simultanément au groupe « 1 ». L’insistance du premier juge à privilégier à tout prix les procès de meurtres et/ou de complot de meurtre de tous les accusés a eu pour effet de créer inutilement les délais qu’il qualifie lui-même de déraisonnables pour le groupe « 6 ». [81] C’est à juste titre que le juge Levesque écrit : « [178] Il faut constater que c’est en raison de choix faits par le Juge de tenir les procès des groupes 6 à 11 à compter du mois de juin 2015 qu’il a pu ultimement décréter l’arrêt des procédures en raison des délais en découlant et qui, à ses yeux, se justifiaient par la complexité de la situation et l’insouciance du Directeur des poursuites criminelles et pénales en regard de la capacité du système judiciaire de soutenir l’affaire. [Nos soulignés] »81 [82] La décision du premier juge a donc eu pour conséquence de : « […] unfairly or irreparably damage the prosecution. » 82. Ce faisant, il a manifestement excédé sa compétence. 80 81 82 Id., paragr. 126 et 136, D.A., vol. I, p. 38 et 40. R. c. Auclair, précité, note 18, paragr. 178, D.A., vol. I, p. 148-149. R. v. Felderhof, précité, note 66, paragr. 57, R.S.A., onglet 5, p. 37, cité par le juge Levesque au paragraphe 173 du jugement dont appel, précité, note 18, D.A., vol. I, p. 147-148. 29 Mémoire de l’appelante Arguments au sujet des dépens PARTIE IV – ARGUMENTS AU SUJET DES DÉPENS Cette partie est sans objet. 30 Mémoire de l’appelante Ordonnances demandées PARTIE V – ORDONNANCES DEMANDÉES POUR TOUS LES MOTIFS PRÉCÉDEMMENT EXPOSÉS, L’APPELANTE PRIE CETTE HONORABLE COUR : D’ACCUEILLIR le présent pourvoi; D’ANNULER le jugement de la Cour d’appel du Québec prononcé le 11 avril 2013; D’ANNULER toutes les ordonnances d’arrêt des procédures; D’ORDONNER que les intimés-accusés subissent un procès sur les chefs d’accusation ayant fait l’objet d’un arrêt des procédures; D’ORDONNER que les accusés formant le groupe « 6 » (groupe des 31) subissent leur procès avant tout autre procès non débuté au moment du prononcé du jugement de cette Cour; DE RENDRE toute autre ordonnance que la Cour pourrait juger appropriée. Montréal, le 3 juillet 2013 Andrée Vézina Procureure aux poursuites criminelles et pénales Procureure de l’appelante Marc Cigana Procureur aux poursuites criminelles et pénales Procureur de l’appelante 31 Mémoire de l’appelante Table alphabétique des sources PARTIE VI – TABLE ALPHABÉTIQUE DES SOURCES Jugements Onglets 1. Paragraphes R. v. Ashman, [1988] O.J. No. 1903 (LN/QL) ............................................ 65, 66, 67, 68 R. c. Brassard, [1993] 4 R.C.S. 287 .............................................................................. 30 2. R. c. Brassard, [1993] R.J.Q. 23 (C.A.) ........................................................................ 30 3. R. v. D.P.F., [2001] N.J. No. 60 (S.C.) (LN/QL) .......................................................... 62 4. États-Unis d’Amérique c. Kwok, 2001 CSC 18....................................................... 22, 23 5. R. v. Felderhof, [2003] O.J. No. 4819 (C.A.) (LN/QL) .......................................... 61, 82 6. R. c. Gardiner, [1982] 2 R.C.S. 368 .............................................................................. 36 7. R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562 ................................................................................. 22 8. R. c. La, [1997] 2 R.C.S. 680 ........................................................................................ 46 9. R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771 ........................................................... 43, 47, 51, 54, 58 10. R. c. Obadia, [1998] J.Q. no 2484 (C.A.) (LN/QL) ...................................................... 37 11. Operation Dismantle Inc. c. Canada, [1985] 1 R.C.S. 441 .................................... 22, 29 12. Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97 ........................................................................................ 22 13. R. v. Porter, 1988 CarswellNS 406 (C.A.) .................................................................... 25 14. R. v. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588 .................................................................................. 64 15. R. v. Schertzer, 2009 ONCA 742 .................................................................................. 63 16. R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 1120.................................................................................. 29 17. R. c. Vermette, [1988] 1 R.C.S. 985 .................................................................. 22, 23, 29 18. R. v. Warren, [1973] N.S.J. No. 98 (C.A.) (LN/QL)..................................................... 62 32 Mémoire de l’appelante Table alphabétique des sources Doctrine Onglets Paragraphes 19. COMMISSION CANADIENNE SUR LA DÉTERMINATION DE LA PEINE, Réformer la sentence: une approche canadienne, Ministère de la Justice, Canada, février 1987......................................................................................... 38 20. EWASCHUK, E. G., Criminal Pleadings & Practice in Canada, 2e éd., Aurora (Ont.), Canada Law Books, 1987, feuilles mobiles, à jour au mois de mai 2013 ................................................................................................................... 62 21. ROACH, K. W., Constitutional remedies in Canada, 2e éd., Canada Law Book, 1994, feuilles mobiles, à jour au mois d’avril 2013 ....................... 22, 23, 24 22. SAULL, R. A., « Striking a guilty plea », National Criminal Law Program, Section U.3, Québec, juillet 2011 .................................................................................. 38 23. VERDUN-JONES, S. N., TIJERINO, A. A., « Victim Participation in the Plea Negotiation Process : An Idea Whose Time Has Come? », 2005 50 CLQ 190 .......................................................................................................... 38 33 Mémoire de l’appelante Extrait de disposition constitutionnelle PARTIE VII – EXTRAIT DE DISPOSITION CONSTITUTIONNELLE 1. Charte canadienne des droits et liberté, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R. U.)] Article 11, alinéa b) 11. Tout inculpé a le droit : 11. Any person charged with an offence has the right : [...] [...] b) d'être jugé dans un délai raisonnable; (b) to be tried within a reasonable time;