Introduction
Transcription
Introduction
Attention ! Les indications en couleur ne sont qu’une aide à la lecture et ne doivent pas figurer dans votre rédaction. Introduction Des Lettres de mon moulin on connaît le plus souvent les contes souriants où se partagent l’humour et l’émotion, avec des personnages pittoresques comme ceux de « L’Élixir du révérend père Gaucher » ou le Dom Balaguère des « Trois messes basses ». « La chèvre de Monsieur Seguin » est plus en demi-teinte, avec son héroïne – une jolie chèvre – qui préfère affronter bravement le loup et la mort plutôt que de vivre sans connaître la liberté dans ©HATIER les alpages. « L’homme à la cervelle d’or » est un des contes les plus sombres et déroutants. C’est une œuvre hybride : hommage indirect à un ami disparu, elle se présente comme une lettre, se poursuit comme un conte fantastique et finit en apologue. Doué d’une cervelle en or, un homme dépense avec prodigalité ce trésor qui fait sa fortune mais cause aussi sa perte, puisque sa vie décline en même temps que s’épuise sa cervelle. Daudet accompagne ici les dernières années de l’homme dans un récit dramatique et pathétique, aux allures de conte fantastique. On peut être surpris par l’épilogue dans lequel Daudet, reprenant la parole, donne à son conte une portée allégorique. I. Un récit vivant, animé, rythmé L’extrait raconte la dernière épreuve de la vie de l’homme, peu après la trahison de son ami, de sa rencontre amoureuse à son ultime déchéance. Le récit suit une progression chronologique claire, aux étapes bien marquées, et soutient l’intérêt du lecteur par la variété des rythmes du récit, des descriptions, des registres et des points de vue du narrateur. 1. Des étapes bien marquées La première phrase, dans sa sécheresse, assure la transition avec l’épisode précédent situé à « quelque temps de là », indique le nouveau thème (« l’homme devint amoureux ») sans préciser les circonstances de cette rencontre amoureuse et, par une prolepse brutale, annonce sobrement le dénouement fatal (« et cette fois, tout fut fini… ») ; les points de suspension créent un effet d’attente auquel répond la suite du récit dont les principales étapes sont nettement articulées autour de nombreux repères temporels. Leur vie commune – lune de miel si menacée – « dura pendant deux ans » ; « puis, un matin » signale la mort de la femme, suivie de son enterrement ; « Alors » introduit le récit du dernier « soir » de l’homme… 2. Variété dans le rythme du récit Le récit s’accélère progressivement ; d’abord à l’imparfait de durée pour décrire les deux ans de vie commune pendant lesquelles l’homme épuise ses ressources pour satisfaire les caprices de « la petite femme », puis au passé simple pour marquer les derniers moments où son destin se précipite ; alors que les lignes qui décrivent sa vie avec la « mignonne créature » sont pratiquement dépourvues de verbes d’action – il est comme anesthésié par son amour, totalement dépendant de sa passion –, l’homme recommence à agir lorsque la petite femme « mourut » pour régler l’« enterrement » (« fit faire », « donna », « s’arrêta », etc.) puis lorsqu’il se met en route et délire devant les boutiques de mode. ©HATIER 3. Un mélange de descriptions, de dialogue, des points de vue variés Pour faire de ses protagonistes des types universels au service de la portée didactique de l’apologue, Daudet ne dit rien de l’apparence physique de « l’homme » et peu de choses sur sa femme, une « mignonne » « petite femme blonde ». En contrepartie, Daudet enrichit son récit par des descriptions d’objets qui prennent une valeur symbolique parce qu’ils éclairent les personnages et jouent un rôle dans l’action : ce sont par exemple « les pompons, les plumes blanches, les jolis glands mordorés battant le long des bottines » que l’on retrouve dans le dénouement, « deux bottines de satin bleu bordées de duvet de cygne », vraies métaphores de la femme « oiseau » et de sa coquetterie. L’« enterrement » est lui aussi décrit d’une façon très réaliste, avec tous les acteurs et les accessoires de la cérémonie (« cloches à toute volée […] »). La dernière scène se déroule comme un long travelling : Daudet nous emmène « dans les rues », puis s’attarde devant les « bazars » illuminés, s’immobilise devant la « vitrine » et son « fouillis » d’objets avant de décrire, par des jeux de scène et des attitudes très dramatiques, le face-à-face de l’homme et de la marchande. Enfin, quelques fragments de discours direct, – essentiellement des paroles mièvres, futiles de la jeune épouse gâtée – animent le récit des rares années de bonheur du héros. Daudet varie aussi le point de vue de la narration. Narrateur omniscient, il rapporte les pensées de l’homme à la cervelle d’or au style indirect libre (« Que lui importait son or maintenant ») ou au style direct (« Je sais quelqu’un […] se disait-il »). Parfois, il prend du recul, se fait narrateur externe quand il décrit l’errance du « veuf » : « Alors on le vit s’en aller […] ». 4. Variété des registres et des tonalités Bien que la remarque « tout fut fini », dans la première phrase de l’extrait, semble anéantir d’entrée de jeu tout suspense, Daudet réintroduit dans son récit de la tension dramatique par le rappel obsédant de l’épuisement de la cervelle d’or : « les piécettes fondaient », la femme-oiseau lui « mangeait le crâne », « le trésor touchait à sa fin » ; le champ lexical de la richesse rappelle constamment le motif merveilleux de la « la cervelle d’or », soit abstraitement (« bien riches, si riche, bien cher »), soit concrètement (« piécettes, sa fortune, le trésor »), soit, de façon plus pittoresque, par la mention de signes concrets d’aisance : de l’« or », de « jolis » glands mordorés, larmes d’argent dans le velours »… Le registre pathétique domine, associé à la présence de la mort – brutale et inattendue pour la femme, annoncée pour l’homme –, ce qui confine au ©HATIER tragique. Concourent à ce registre la souffrance de l’homme partagé entre son amour et le lent suicide qu’il s’inflige, sa remarque plaintive et lourde de sous-entendu « – Oh ! oui… bien riches ! », les réflexions apitoyées de Daudet sur ce « pauvre » homme et son « triste » secret. Daudet, en contraste, introduit une atmosphère de vrai conte fantastique ; il a – dès le début du conte – annoncé qu’il manquait d’informations sur l’aspect « technique » et pratique des prélèvements de cervelle ( ! ) et peut dès lors, presque jusqu’à la parodie des romans noirs, horrifier son lecteur avec les images du « crâne » et de « la cervelle » qui peu à peu s’épuise, de la « main sanglante » et « des raclures d’or au bout des ongles » de ce mort vivant. La description de ses derniers moments est orchestrée par le « grand cri » entendu par la « marchande » qui « recula de peur », « hébété(e) » : c’est indirectement, à travers l’intensité des réactions et du regard effaré de ce témoin, que Daudet fait mesurer au lecteur l’horreur du drame. Daudet soutient l’intérêt du lecteur par des moyens divers : la fin du conte suit une chronologie de plus en plus resserrée, et par là, plus poignante, et repose sur une série de contrastes qui se multiplient dans cette fin de conte : contraste entre l’amour un peu léger de l’une, absolu de l’autre, entre la douleur profonde de l’homme et la futilité enjouée de la femme, entre les exigences de l’une et la soumission douloureuse de l’autre. Le sérieux de cette « légende mélancolique » n’exclut cependant pas une certaine familiarité du ton de Daudet, quand il évoque par exemple les dépenses inconsidérées de la « petite femme » par une antiphrase : « les piécettes fondaient que c’était un plaisir », ou ses exigences capricieuses et futiles : « achetez-moi quelque chose de bien cher ». N’y aurait-il pas un peu d’humour pour Daudet à dédier ce conte qui ne donne pas une image très flatteuse des femmes à … une femme « qui demande des histoires gaies » ? II. La portée de l’apologue Le récit commence par la formule consacrée de tout conte « Il était une fois » et se déroule selon le schéma habituel du genre : un héros, doué d’une caractéristique exceptionnelle – une « cervelle d’or » – traverse des épreuves successives pour réaliser son destin, à la recherche d’un impossible bonheur. Daudet lui-même qualifie son récit de « légende » et de « conte fantastique » mais conclut par une morale qui rétrospectivement fait de ce conte un apologue… 1. Des protagonistes assez schématiques L’extrait raconte la rencontre amoureuse du héros, un des moments obligés du conte traditionnel, aboutissement exemplaire de la quête du héros par la ©HATIER perfection avérée de l’être aimé et la qualité de l’amour mutuel éprouvé ; cette relation est ici sous le signe de la médiocrité, du malentendu, dépourvue de toute dimension merveilleuse. Daudet, manifestement, prépare par cette schématisation de ses personnages, la morale qu’il entend donner à son conte. « Une petite femme » à la cervelle d’oiseau La femme est insignifiante, seulement « mignonne », sans qualité particulière mais sans défaut notable, à peine quelques « caprices », incapable d’amour. De l’« oiseau » auquel elle est toujours assimilée, elle n’a gardé que le peu de cervelle, la démarche sautillante et la fragilité… qui provoque sa mort prématurée. Elle ne remarque pas l’épuisement de son compagnon, s’en soucie vraisemblablement fort peu, tout absorbée par sa coquetterie et ses désirs de « plumes », « bottines » et autres colifichets. L’adjectif à valeur diminutive « petite » (ou « petit »), la métaphore « moitié oiseau, moitié poupée » qui en fait une miniature, sa blondeur – symbolique de candeur –, en font une créature naïve et artificielle, qui contraste violemment avec la cruauté involontaire de ses actions dévastatrices, exprimées sous la forme d’une métaphore réaliste : « [elle] lui mangeait le crâne innocemment »… C’est une version édulcorée, affadie de la femme diabolique et tentatrice de la Bible ou de l’imagerie médiévale, plus inconsciente et égoïste que perverse… une de ces femmes que l’on rencontre dans les Fables de La Fontaine comme « La jeune veuve » ou « Le lion amoureux », ou dans des contes de Voltaire comme Zadig. « L’homme » Cette femme – comme les autres personnages qui l’ont précédée dans le conte – est censée mettre en valeur « l’homme à la cervelle d’or » puisque cette histoire est un hommage à tous ceux qui, « par le monde, […] sont condamnés à vivre de leur cerveau ». Il faut pourtant reconnaître que ce « pauvre homme », en dépit ou à cause de sa cervelle d’or, ne brille pas par sa sagesse. Après avoir gaspillé en « festins » et en « débauche folle » sa richesse « merveilleuse », il s’assagit quelque temps, a des moments de lucidité (« la peur le prenait », « il avait des envies d’être avare »), mais fait preuve alors d’aussi peu de discernement pour choisir ses amis que ses amours. Éternelle victime, même son amour semble bien terne, et c’est finalement par sa mort, mélodramatique, qu’il précipite et provoque lui-même – c’est bien un suicide –, qu’il acquiert une dimension héroïque ! 2. Morale et « leçons » Après la mort suggérée de son héros, de narrateur Daudet redevient épistolier : il apostrophe à nouveau sa correspondante (« madame ») et ©HATIER prend du recul par rapport à sa « légende » ou à son « conte » et invite à interpréter cette allégorie. Comme pour mieux mettre l’accent sur la morale à en tirer, il sépare le dernier paragraphe du récit par un blanc. Il souligne alors un des apparents paradoxes de la littérature allégorique de fiction : pour ne pas être réel puisqu’elle comporte du merveilleux, elle n’en est pas moins « vraie ». Ces « sortes de feintes » comme dirait La Fontaine font mieux comprendre le monde et la leçon que le lecteur en tire est pleine de « vérité ». La généralisation : « de l’homme à la cervelle d’or » au « monde » Passant de la troisième personne du singulier au pluriel « pauvres gens » (plus loin, « ils, pour eux »), il généralise par la tournure impersonnelle « il y a par le monde », par le présent de vérité générale. On s’interroge alors sur les intentions de Daudet… Lorsqu’il écrit son conte, il est encore, dit-il, sous le coup de la « mort misérable » du « pauvre Charles Barbara » qui vient de se suicider après la mort de sa femme. Il faut cependant avouer que, si l’homme à la cervelle d’or représente Barbara et son sort tragique, ce n’est finalement pas très flatteur pour ce pauvre romancier et encore moins pour son épouse disparue. Certes, Daudet nous invite à prendre de la distance par rapport à son conte, mais tout cela reste bien vague : il élargit « au monde » la portée de son récit qui ne s’inscrit lui-même dans aucun cadre spatio-temporel précis. Le personnage tragique de l’artiste et de l’écrivain : la vraie « leçon » du conte Qui sont ces êtres « condamnés à vivre de leur cerveau » – et non plus de leur « cervelle » – ( la distinction n’est pas évidente : peut-être Daudet donne-t-il à « cerveau » un sens moins concret, plus cérébral) et pour lesquels, par des formulations pathétiques ( « douleur », « souffrir »), Daudet cherche à éveiller notre commisération ? L’auteur laisse même entendre, par sa dernière phrase laissée en suspens comme une sombre prophétie, qu’ils peuvent être tentés d’abréger leur souffrance par le suicide (« quand ils sont las de souffrir… »). Il s’agit donc d’une réflexion pessimiste sur le malheur de l’homme exceptionnel dans la société des hommes, légers, égoïstes et cupides, et plus précisément des artistes et gens de lettres qui mettent tant d’eux-mêmes (« leur moelle et leur substance ») dans leurs œuvres. Ils sont présentés comme victimes d’une fatalité que Daudet ramasse dans la phrase courte mais sans appel : « et cette fois, tout fut fini ». Daudet s’inscrit ici dans une conception romantique de l’artiste, telle qu’ont pu l’exprimer Gautier dans « Le Pin des Landes », Musset dans « Le Pélican » ou Baudelaire dans « L’Albatros » ; « La légende de l’homme à la ©HATIER cervelle d’or » ne pourrait-elle faire écho à ces vers du « Pin des Landes » écrits en 1845 ? « Lorsqu’il ( le poète) est sans blessure, il garde son trésor. Il faut qu’il ait au cœur une entaille profonde Pour épancher ses vers, divines larmes d’or. » Cependant, l’allégorie n’est pas très claire : Daudet ne précise nulle part en quoi consiste le génie créateur de son héros, et s’il s’agit d’un hommage à son ami disparu, il faut convenir que l’image que renvoie « l’homme à la cervelle d’or » n’est pas très flatteuse : en dehors de cet « or »… dont on ne sait trop en quoi il consiste, le personnage, bien naïf, ne semble pas avoir beaucoup de personnalité… L’amour et la richesse : les leçons implicites de bon sens Au-delà de ce sombre constat qui pour Daudet est primordial et sur lequel il attire l’attention de sa lectrice, cette fin de conte comporte, pour qui sait en tirer les leçons implicites, des constatations bien pessimistes sur la vie en général. Le bonheur existe certes : il est dans l’amour réciproque, aux côtés d’une « mignonne créature ». On pourrait croire qu’il se trouve dans la richesse, dont le champ lexical est abondant : « les jolis glands mordorés », « les piécettes », la « fortune »… Mais d’une part il n’est jamais sans mélange : l’homme « souriait avec amour », mais « quelquefois […] la peur le prenait » ; d’autre part ce bonheur ne saurait durer : « Cela dura ainsi pendant deux ans ». Le lecteur en tire des constats, somme toute assez banals, et peut en conclure que ni l’amour ni « l’argent » ne font le bonheur… Bien au contraire, ils semblent accélérer la chute vers le malheur et n’ont aucun poids face à la mort (« puis, un matin, la petite femme mourut… »). Conclusion Daudet définissait son talent comme un « singulier mélange de fantaisie et de réalité ». « L’homme à la cervelle d’or » répond tout à fait à cette définition. On pourrait être plus réservé sur le sens qu’il donne à cet apologue et ne pas nécessairement partager cette vision pessimiste de l’artiste – ou des hommes à « cerveau d’or » quels qu’ils soient –, qui peuvent recevoir tout autant qu’ils ont apporté à la société dans laquelle ils vivent, que ce soit dans le domaine artistique, scientifique ou dans une autre activité intellectuelle… ©HATIER