fonctionnaires-managers ». Etude de l`intériorisation

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fonctionnaires-managers ». Etude de l`intériorisation
Congrès AFSP Strasbourg 2011
Section thématique 25 – Les administrations en réforme(s) : une
comparaison Allemagne-France.
Quéré Olivier – IEP de Lyon – Triangle UMR 5206 – [email protected]
Légitimer les réformes de l’administration française en formant des « fonctionnairesmanagers »
Etude de l’intériorisation des normes managériales dans les Instituts régionaux
d’administration.
Comment l’Etat forme-t-il ses fonctionnaires ? Nous avons le projet de répondre en partie à
cette question par l’étude de la formation et d’une certaine forme de socialisation des attachés
d’administration, dans les Instituts régionaux d’administration (IRA). Les IRA sont créés dans
les années 1970 à Lille (1970), Lyon (1970), Nantes (1972), Metz (1973) et Bastia (1979)
dans le but d’unifier la formation de ces cadres intermédiaires. Les lauréats du concours
d’entrée, qu’ils soient internes ou externes, suivent une formation d’une année, sanctionnée
d’un classement de sortie déterminant dans le choix des postes : sur le mode de l’ENA, les
élèves choisissent leur poste dans l’ordre croissant du classement lors d’un « amphi de
garnison » qui a lieu en fin d’année. Ces postes d’attachés peuvent appartenir à
l’administration centrale (AC), l’administration territoriale de l’Etat (ATE) ou
l’administration scolaire et universitaire (ASU), qui comprend elle-même des postes de
gestionnaires comptables des établissements publics locaux d’enseignement (EPLE).
Depuis leur création, les IRA ont pour objectif de rendre les élèves « aptes à exercer les
fonctions qui leur seront confiées dans les administrations dans lesquelles ils seront
affectés »1. Il s’agit ainsi, sans préjuger des pratiques effectives des « irarques »2 une fois en
poste dans l’administration, d’interroger en pratique cette mission, afin de rendre compte des
principes qui la sous-tendent et de ses transformations que la lecture des textes officiels ne
permet pas toujours de saisir.
Le dispositif de formation proposé par ces instituts a été fortement remodelé lors d’une
réforme de la scolarité en 2007. L’objectif de cette communication est de faire l’étude de la
socialisation des élèves au sein de ce dispositif rénové – qui vient en réalité institutionnaliser
une évolution plus ancienne mais aussi plus diffuse. L’entrée par le dispositif de formation –
c'est-à-dire ce qui est considéré comme faisant partie des techniques et des savoirs jugés
constitutifs de la définition du « bon fonctionnaire » – permet de comprendre comment leur
formation les conduit à endosser certaines pratiques et certains schèmes de représentation. Or
1
Décret n°70-401 du 13 mai 1970 relatif aux instituts régionaux d’administration.
2
Selon le terme indigène en référence à l’ENA, parfois – mais pas toujours – prononcé par les élèves avec un
soupçon de dérision.
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la formation dispensée dans les IRA – qu’il s’agisse de savoirs formels ou davantage
informels – contribue à ce que les futurs fonctionnaires intériorisent des normes de type
managérial jusqu’à incarner eux-mêmes la promotion de la réforme de l’Etat et des
transformations des administrations publiques.
Pour ce faire, nous partons de l’étude de la profonde réforme de la scolarité qu’ont connue les
IRA en 2007, qui propose un dispositif de formation alliant un environnement contraignant à
un corpus managérial désormais institutionnalisé (1). Mobilisés au sein de ce dispositif, les
élèves tendent à intérioriser des normes managériales qui contribuent à les construire en tant
que « fonctionnaires managers », les conduisant ainsi à endosser la vision d’une
administration en réforme (2).
I. La réforme de la scolarité en 2007 : l’institutionnalisation d’une formation
« professionnalisante » et la promotion des savoirs managériaux.
Le projet d’une réorganisation de la scolarité des IRA, qui selon un calendrier initial devait
précéder une réforme du concours d’entrée3, est mis sur l’agenda politique en 2004. Un débat
intense a alors animé la conception de cette réorganisation, particulièrement à partir de 2005.
Ce débat n’a trouvé un terme qu’en 2007, la réforme ayant été mise en œuvre à la hâte. En
effet, les décrets et arrêtés d’application ne sont parus qu’au mois d’août 2007 pour une entrée
en vigueur effective en septembre.
1. Le débat sur les modalités de la réforme : le compromis de la « professionnalisation ».
Les principaux protagonistes de ce débat sont les acteurs légitimes à définir les orientations de
la fonction publique et de la formation des fonctionnaires : le Premier Ministre et ses
conseillers, notamment Dominique Antoine, les directeurs généraux de la fonction publique
(DGAFP), Jacky Richard puis Paul Pény, le ministre de la fonction publique Christian Jacob,
son directeur de cabinet Jean-François Verdier – actuel DGAFP, et les directeurs des cinq
IRA, tous énarques et ayant parfois été camarades de promotion.
L’idée de la réforme de la scolarité naît sur la base d’un constat qu’ont fait les directeurs des
IRA et par leur biais la DGAFP, et qui constitue le nœud du débat : la formation à
l’administration scolaire et universitaire (ASU) dans les IRA n’est pas suffisamment et
spécifiquement adaptée aux postes à pourvoir au sein de l’éducation nationale, et de ce fait
ces postes proposés en ASU sont délégitimés par rapport aux postes en administration centrale
ou en administration déconcentrée. Ce constat se fonde sur le résultat d’enquêtes commandées
à un prestataire extérieur (l’IFOP pour ces dernières années) par le réseau des écoles du
service public (RESP) et plus particulièrement par les IRA. Ces enquêtes, qui recueillent les
points de vue d’anciens élèves sur la formation en IRA, mettent en évidence les carences de la
formation en termes de « professionnalisation », notamment en ce qui concerne les postes de
l’éducation nationale : les anciens élèves considèrent souvent que l’IRA ne « prépare pas
assez à la prise de poste » en ce qui concerne l’éducation nationale4. La direction des IRA a
3
Sur la base générale d’un allégement des épreuves : mise en place de QRC (questions à réponses courtes),
introduction de la reconnaissance des acquis et de l’expérience professionnelle (RAEP)… Finalement, la réforme
du concours d’entrée a été postérieure (2008) à la réforme de la scolarité (2007).
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Selon un ancien élève par exemple, « pour ceux qui vont dans un EPLE, la formation n’est vraiment pas
suffisante quand on connaît les exigences comptables et les responsabilités », IFOP, Les représentations
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également forgé ce constat à partir du point de vue des employeurs des établissements publics
locaux d’éducation (EPLE) sur l’adaptation des anciens élèves à leur administration : en 2007,
77,1% des employeurs jugent que l’adaptation des anciens élèves de l’IRA de Lille « s’est
faite facilement », mais seulement 58,6% en ce qui concerne les employeurs des EPLE – soit
un écart de 18,7 points par rapport à la moyenne – contre 93,8% pour les employeurs des
administrations centrales5. Ces résultats, publiés juste avant la réorganisation de la formation
mais dont les grandes lignes ont peu changé depuis le début des années 2000, ont participé à
justifier l’idée d’une réforme globale de la formation. Car les problèmes spécifiques de la
formation aux postes en ASU apparaissent comme un prétexte à une critique plus large de la
formation des IRA. De cette façon, dans un contexte où l’adaptation au poste est valorisée par
les administrations qui recrutent, la formation dispensée dans les IRA est apparue à la fois
trop généraliste dans sa formation et trop diversifiée dans le recrutement qu’elle propose
(allant des postes d’attachés en administration centrale aux gestionnaires comptables des
EPLE).
Plus généralement, ce sont les missions générales et traditionnelles des IRA qui sont remises
en cause avec la conception de cette réforme, puisque elle se fonde sur l’idée de former les
élèves à des techniques spécifiques, notamment de comptabilité pour les futurs gestionnaires
comptables de l’éducation nationale, et non plus seulement à former des attachés généralistes
aptes à se conformer à tout type d’administration. Ainsi, avec l’idée de la réforme de la
scolarité des IRA est né un vif débat qui opposait les tenants d’une vision traditionnelle de
l’administration et de la formation de ses professionnels, et les tenants d’une conception
renouvelée de l’administration. La première vision conçoit en creux une administration où
doit régner le service public et l’intérêt général, les fonctionnaires devant être formés a
minima à cet esprit, a maxima à chaque type d’administration : l’adaptation des fonctionnaires
se fonde précisément sur le caractère général de leur formation. La seconde vision, dans
l’esprit des recommandations du rapport Silicani sur l’avenir de la fonction publique, alors en
construction et paru en 2008, considère que les IRA visent désormais à former non plus à une
culture administrative devenue « sclérosée » qui donne lieu à une « fonction publique
cloisonnée » 6 et à une « gestion uniforme et administrative des carrières »7, mais à des
« métiers » : la formation doit être « professionnalisante ».
Dans le détail, le débat a porté sur l’éventualité de déléguer à l’éducation nationale la
formation de ses propres attachés – hypothèse rejetée notamment par l’Ecole supérieure de
l’éducation nationale car elle impliquait des coûts d’entrée et de fonctionnement trop
importants – et sur la possibilité de remodeler la formation autour de deux grandes sections –
une section spécifique « éducation nationale » pour la formation des gestionnaires d’EPLE et
une section générale « administration de l’Etat ». Pour les tenants de la vision d’une
administration renouvelée, cette seconde option présentait l’avantage de la cohérence avec le
mouvement de fusion des corps prescrits par la RGPP, mais d’autres acteurs s’y sont opposés,
notamment les directeurs des IRA, dans la mesure où cette solution tendait à renforcer la
hiérarchie implicite entre l’administration centrale, l’administration déconcentrée et
l’administration scolaire, stigmatisant davantage encore la formation propre aux attachés de
d’anciens élèves des IRA de Lille et Nantes sur l’évolution de la fonction publique et leur formation, Rapport
d’analyse, octobre 2008.
5
IFOP pour l’IRA de Lille, Evaluation de la formation initiale de l’IRA de Lille, octobre 2007.
6
Livre blanc sur l’avenir de la fonction publique (rapport Silicani), 2008, p. 97.
7
Ibid., p. 108.
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l’éducation nationale. De plus, cette solution présentait le risque d’un démembrement des
structures traditionnelles de la formation dans les IRA.
Le débat sur la réorganisation de la formation a finalement débouché sur une solution de
compromis qui présente le double avantage de ne pas entrer en contradiction avec les
principes qui fondent la formation des fonctionnaires dans les IRA depuis leur création et de
respecter la philosophie des nouvelles recommandations sur « l’avenir de la fonction
publique ».
Le compromis a consisté, littéralement, à couper la poire en deux : à partir de 2007, la
scolarité est divisée en deux périodes de six mois, une période de « tronc commun » et une
période de « spécialisation ». La période de tronc commun propose un enseignement
généraliste, tandis que la période d’approfondissement est divisée en trois « univers
professionnels », qui correspondent aux trois administrations concernées par l’offre de
postes : administration centrale, administration territoriale de l’Etat, administration scolaire et
universitaire. Ces deux périodes de formation sont entrecoupées d’un classement
intermédiaire, publié après six mois de formation sur la base d’une première série d’épreuves
dites de « classement » (stage, oral de classement, rédaction d’une note de service…). Ce
premier classement est déterminant dans le choix des « univers » : en fonction de sa place
dans le classement, chaque élève choisit un univers de spécialisation. Le second classement,
dit « classement final », qui a lieu à l’issue de la formation, permet le choix du poste. Ce poste
appartient nécessairement à l’univers professionnel préalablement choisi.
Avec la création d’une période de spécialisation, on assiste en 2007 à la mise en œuvre d’une
logique dite de « professionnalisation » de la formation, où l’on reconnaît l’influence des
tenants de la vision « moderne » de l’administration : la seconde partie de la scolarité
notamment a pour objectif de former plus directement au poste – en tout cas à
« l’univers professionnel » dans lequel le poste s’inscrit. L’idée est ainsi de former à des
techniques, par exemple de comptabilité pour les futurs gestionnaires comptables d’EPLE ou
d’encadrement d’équipe, par le biais de mise en situation à l’aide de comédiens pour les futurs
cadres en administration centrale, voire de former à un métier administrativement spécifique –
et non à un métier spécifiquement administratif. Dans le même temps, le fait de conserver
l’existence d’un tronc commun de formation pendant la moitié de la scolarité d’une part, et
d’autre part de ne pas pousser le processus de fusion des corps jusque dans la formation – les
trois formes d’administration sont conservées comme telles, ce qui implique une formation à
chacune spécifiquement – permet de rester conforme aux objectifs initiaux des IRA qui est de
former des attachés généralistes. On assiste donc davantage à un mouvement de
« professionnalisation » de la formation que les élèves et la direction des IRA appellent de
leurs vœux, plutôt qu’à un mouvement de fusion des corps et des administrations.
2. Une réforme des enseignements : une « professionnalisation » qui n’est pas neuve.
Cependant, ce mouvement de « professionnalisation » perceptible à travers l’organisation de
la scolarité n’est ni isolé ni nouveau. La réforme de l’organisation de la scolarité se double
d’une volonté de « professionnalisation » de la formation via la transmission des savoirs
formels. Ainsi, la réorganisation scolaire a été considérée par les directeurs des IRA comme
une opportunité pour modifier la forme et le fond des enseignements proposés. En effet, si les
grandes lignes des enseignements sont fixées par décrets, arrêtés puis circulaires (grands axes
de la formation, seuils horaires…), les directeurs des IRA disposent d’une marge de
manœuvre importante dans la conception de ces enseignements par le truchement du choix
des intervenants, permettant ainsi de donner un contenu concret aux enseignements. De cette
manière, les savoirs méthodologiques prennent une place prépondérante dans la formation,
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comme peuvent le laisser entendre les intitulés de certains cours (« techniques budgétaires »,
« techniques comptables », « rédaction administrative », « communiquer et prendre la
parole », « animer et organiser une réunion » …), tous encadrés par des professionnels en
poste8. De plus, les enseignements portant de manière directe9 ou indirecte10 sur le
« management » ont pris une place considérable dans les programmes de formation.
Mais la réforme de la formation en 2007 n’est pas une rupture nette dans l’évolution des
contenus de la formation : elle s’inscrit en réalité dans une évolution plus profonde et plus
ancienne autour d’un processus de « méthodologisation » de la formation rendu plus lisible et
qui s’inscrit davantage dans les schèmes institutionnels. Ce processus est justifié par les
promoteurs de la réforme comme une « professionnalisation » de la formation : pour eux,
mettre l’accent sur la transmission de savoirs méthodologiques permet de concevoir une
formation qui prépare mieux aux techniques jugées nécessaires à l’exercice du métier
d’attaché.
En faisant l’étude rapide de l’évolution des programmes de formation depuis la création des
IRA, il est possible de repérer une mutation progressive des savoirs théoriques enseignés. Les
savoirs d’ordre académiques portant sur les principes et les valeurs de l’action de l’Etat et de
son administration11, prépondérants dans les premiers programmes, perdent petit à petit leur
place dans les programmes et leur légitimité dans la pratique au profit de savoirs théoriques
sur la pratique – i.e. des savoirs méthodologiques sur les différentes techniques qu’un attaché
est légitimement attendu de maîtriser. L’exemple le plus significatif de cette évolution est
l’exercice du « rapport sur commande ». Réunis en groupes de sept ou huit tirés au sort, les
élèves doivent, pendant la première partie de la scolarité, produire un rapport sur une
commande d’une administration portant sur un thème précis. L’évaluation, qui se fait à l’oral
devant un jury, porte notamment sur la capacité du groupe à travailler « en équipe »,
composante jugée essentielle du travail d’un attaché d’administration. Ce rapport collectif,
inventé par l’IRA de Bastia à la fin des années 1990 sous forme d’exercice artificiellement
professionnel (les thèmes des rapports émanant de la direction des études) devient un exercice
réel dans certains IRA notamment à Lille (les administrations font une demande aux IRA en
fonction de leurs besoins, et peuvent utiliser les conclusions de ce rapport), avant qu’il ne soit
institutionnalisé par les nouveaux programmes de formation parus en 2007, devenant même la
« marque de fabrique » de la réforme. Ainsi, l’effet d’aubaine permettant la réforme des
enseignements attenants à la réorganisation de la scolarité en 2007 opère davantage un travail
de labellisation des enseignements méthodologiques qu’un « tournant » dans le caractère
« professionnalisant » de la formation.
8
Dans un IRA en particulier, cela est considéré comme un choix délibéré de ne pas faire intervenir des
professeurs d’université dans la formation : « Si on veut pas que ce soit la prolongation de ce qu’ils ont fait avant
d’entrer, notamment pour les externes, il faut professionnaliser aussi le tronc commun. Ce qui fait que ça a
conduit d’ailleurs… en tout cas ici on n’a plus un seul universitaire qui enseigne en tronc commun. Ce n’est pas
un choix contre les universitaires, simplement de dire tous les enseignements sont assurés par des professionnels
ou par des cabinets pour des savoirs spécialisés ou des choses comme ça », directeur, entretien.
9
Le terme apparait dans les programmes pour la première fois en 1984. Aujourd’hui, un module de formation
porte exclusivement sur le thème du management, décliné en cours généraux (amphi) et en groupes restreints
(type TD).
10
Souvent en groupes réduits, sous forme de TD : « Techniques de gestion d’équipes », « Le rôle du cadre »,
« Qu’est-ce qu’un cadre », parfois avec des mises en situations à l’aide de comédiens.
11
Selon les époques, les programmes mettent l’accent sur l’explicitation de différents thèmes censés caractériser
l’action de l’Etat : « les structures verticales et horizontales de l’administration » et « connaissance du milieu
social » en 1970 ; « les types d’interventions ; le cadre de cohérence : le Plan et les comptes de la nation » et
« l’action de l’Etat sur les entreprises : les objectifs, l’action directe, les contrôles » en 1984.
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De plus, ces savoirs, davantage méthodologiques, sont de plus en plus tournés vers la
« gestion », puis le « management » : ce terme fait son apparition pour la première fois dans
un décret de 1984, avant de se retrouver au centre des programmes de formation dès la fin des
années 1990. Le mouvement vers la « professionnalisation » de la formation des
fonctionnaires s’accompagne donc d’un mouvement de « managérialisation » de leur profil.
La réorganisation de la scolarité des IRA en 2007, qui s’est accompagnée d’un remaniement
des enseignements, opère donc une action d’institutionnalisation d’un mouvement plus ancien
qui promeut sous la bannière de la « professionnalisation » de la formation des savoirs et
savoir-faire managériaux. Comment, en pratique, les élèves sont-ils conduits à adhérer à ces
savoirs ?
II. Un dispositif d’intériorisation des normes managériales et de légitimation de la réforme
administrative.
La réforme a transformé le dispositif de formation qui allie désormais une certaine
organisation de la scolarité à la transmission d’enseignements spécifiques. Etudier comment
les élèves évoluent dans ce dispositif permet de mieux comprendre comment l’Etat forme ses
fonctionnaires, et ainsi quelle définition est donnée de ce qu’est un « bon fonctionnaire »,
légitime à porter la vision d’une administration en réforme.
1. Les élèves évoluent dans un dispositif de formation qui allie des savoirs formels et
implicites.
Au centre de ce dispositif d’inculcation des savoirs et des pratiques se trouve la « logique
infernale du classement »12, notamment depuis l’institution du classement intermédiaire. En
effet, les enjeux individuels liés au classement intermédiaire sont moins liés à l’obtention d’un
poste prestigieux (affaires étrangères, cabinet du premier ministre…) ou particulièrement
rémunérateur, qu’à des critères d’ordre géographique : il apparaît que les futurs attachés
cherchent, au moment du choix du poste, à revenir près du lieu où ils ont fait leurs études ou
commencé leur carrière, ou à ne pas trop s’éloigner d’un(e) conjoint(e) déjà en poste. Or le
classement intermédiaire est décisif dans la constitution de cet enjeu, dans la mesure où le
choix des « univers » se traduit par un choix géographique. En effet, les postes en
administration centrale se trouvent uniquement à Paris et les postes en administration
territoriale de l’Etat se trouvent en préfectures ou sous-préfectures. Quant à l’univers
administration scolaire et universitaire, l’immense majorité des postes proposés en fin de
scolarité sont des postes de gestionnaires comptables dans toutes les communes accueillant un
établissement scolaire13, ce qui est redouté par les élèves à la fois pour le poste (la
comptabilité a mauvaise presse à l’IRA) et pour la localisation de ce poste.
12
Eymeri-Douzans Jean-Michel, La fabrique des énarques, Paris, Economica, coll. Etudes politiques, 2001,
pp.155 et suiv.
13
Il est à noter que l’univers ASU reproduit en quelques sortes à lui tout seul la structure de l’organisation de la
scolarité par univers : chaque année, quatre ou cinq postes sont proposés dans l’administration centrale de
l’éducation nationale, disponibles uniquement via l’univers ASU. Certains élèves font donc le paris de choisir
ASU plutôt que ATE à l’issu du classement intermédiaire (par exemple s’ils n’étaient pas suffisamment bien
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Cet enjeu est particulièrement visible à l’IRA de Lille qui, du fait de sa proximité avec l’Ilede-France, attire beaucoup d’élèves parisiens qui souhaitent y retourner : les enjeux autour de
l’univers AC s’en trouvent exacerbés, et l’on peut remarquer la constitution, en début de
scolarité, d’un groupe de « parisiens », ayant l’habitude de se côtoyer dans le train, et qui
élaborent de manière commune une stratégie de placement dans le classement.
Aux savoirs formels, qui font le plus souvent appel à la notion de « management », s’ajoute
ainsi la transmission d’un autre type de savoirs, davantage implicites, visibles à travers le
rythme imprimé par l’organisation de la scolarité autour des deux classements. Pour le dire
autrement, la situation d’apprentissage que proposent les IRA allie l’existence d’un
« curriculum réel » – ce qui est effectivement transmis et « institutionnellement prescrit selon
un ordre déterminé de programmation »14 – à un « curriculum caché », qui permet de désigner
l’ensemble des pratiques et schèmes de représentations acquises par « une inculcation diffuse
plutôt que par le biais de procédures pédagogiques explicites et intentionnelles »15.
Dans le contexte des IRA, les élèves sont pris dans un dispositif de transmission implicite de
certaines normes et valeurs via notamment l’organisation de la scolarité. Ainsi, les élèves
apprennent aussi à user de stratégie de placement et de présentation de soi, au sein d’un
environnement fortement institutionnalisé16. Cela fait évidemment naître une ambiance de
« pression » et de « tension » que les élèves n’hésitent pas à mettre en avant en entretiens ou
lors de discussions informelles.
En arrivant à l’IRA, les fonctionnaires en formation se trouvent au centre de ce dispositif
constitué d’une scolarité sanctionnée par un processus de classement autour duquel se jouent
des enjeux personnels, et des savoirs fortement teintés des outils et méthodes hérités des
principes managériaux.
2. Un dispositif scolaire qui favorise l’intériorisation des savoirs managériaux.
Dans le processus de classement, le respect de certaines règles est souvent valorisé, en
premier lieu de manière explicite par les jurys de classement, notamment lors de la soutenance
du rapport sur commande et des deux oraux de classement : la « forme » et la « présentation »
sont mises en valeur, « l’équilibre » est attendu dans les prises de décision et les jugements, la
« neutralité » des compositions est nécessaire à l’obtention d’une bonne appréciation. Mais
sont également valorisés le travail en équipe, la gestion d’équipe ou de collègues
« difficiles », la disponibilité, la franchise et toutes les qualités attendues de ce qui est
considéré comme un « bon manager » de la fonction publique. En plus de l’orientation donnée
par les jurys de classement, le choix des intervenants, laissés à la discrétion de la direction de
chacun des IRA, fait partie intégrante du dispositif de formation, en ce qu’il détermine en
partie l’orientation du contenu qui est donné aux cours. On retrouve ainsi deux types
d’intervenants : des intervenants issus du secteur privé (cabinets de conseils notamment en
management), et des praticiens issus du secteur public mais le plus souvent formés aux
nouvelles méthodes de management public. Lors des cours en groupes réduits notamment, les
classés pour choisir centale) , pour continuer d’espérer se retrouver à Paris, mais avec le risque important de se
retrouver en EPLE si le classement final le décide.
14
Forquin Jean-Claude, Sociologie du curriculum, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 8.
15
Ibid, p. 8.
16
Pour une analyse complète et systématique du caractère « total » des IRA, et du « dressement » que cette
institution implique, avec toutes les nuances nécessaires à l’utilisation de ces termes repris à Goffman et
Foucault, voir Eymeri-Douzans JM, ibid, pp. 191-203.
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valeurs propres à la bonne gestion des outils et des hommes sont très régulièrement mises en
avant. Souvent même, la référence au management, considéré alors comme une discipline à
part entière17, est explicite. Ces valeurs sont érigées en normes scolaires – i.e. internes à
l’école et jugées dans ce cadre : respecter ces règles internes, ressassées par les intervenants et
jugées par les jurys, revient à montrer dans l’école sa capacité à évoluer de la manière
attendue une fois en poste.
La valorisation des normes internes à l’IRA est justifiée par la reproduction des règles de
l’administration dans l’école. L’IRA est considérée comme une administration au sein de
laquelle les élèves doivent évoluer en situation administrative. Autrement dit, le respect des
règles est également valorisé de manière implicite par le biais de la direction et surtout de la
direction des études et des stages (DES) qui apparaît comme le premier interlocuteur des
élèves au sein des IRA. Ces normes concernent davantage la posture attendue par la DES de
ce qu’est un « bon » attaché d’administration, notamment l’habillement (costume pour les
hommes et tailleurs pour les femmes sont vus d’un bon œil18) et le langage (vouvoiement et
Monsieur/Madame de rigueur à l’oral, même parfois entre élèves). Ces règles sont justifiées
de manière unanime par les équipes qui encadrent la scolarité des IRA par la volonté d’avoir
affaire à des collègues plus qu’à des élèves19, et relèvent d’une transposition de ce qui est
considéré comme les normes et les valeurs en vigueur dans l’administration. L’idée ainsi
véhiculée et relayée par les élèves20 est que la conformation à ces règles est nécessaire à
l’obtention d’une bonne place dans le classement, par un processus de d’institutionnalisation
du « curriculum caché » - pour reprendre les termes de Forquin.
Dans un contexte où prédomine l’enjeu du classement et où la conformation à certaines règles
est considérée comme décisive, l’intériorisation du contenu des savoirs et savoir-faire
managériaux au sein de l’école est plus forte. En effet, en se conformant aux pratiques et
valeurs qui permettent, selon eux, d’avoir de bons résultats dans le processus de classement,
les élèves sont amenés à intérioriser les contenus formels et informels des enseignements, et à
développer des savoirs, savoir-faire et savoir-être managériaux. Ils tendent de cette manière à
construire une « bonne volonté managériale », faite « d’équilibre » dans les mises en situation
et de « gestion » des outils et des hommes, en vue de l’obtention de bons résultats, voire d’une
stratégie de placement dans le classement.
Les IRA proposent donc un dispositif qui allie un corpus managérial à une organisation de la
scolarité qui se cristallise autour du classement, au sein duquel l’élève fonctionnaire se trouve
légitimé, lors de sa formation, à porter une certaine vision de son propre travail selon laquelle
le cadre de la fonction publique est un « fonctionnaire manager ». C’est dans ce sens que les
17
A titre d’exemple, lors de la formation de tronc commun, un module porte sur le thème du management. Ainsi,
tous les élèves de la scolarité suivent un amphi de trois heures intitulé « le management ».
18
A l’inverse, la DES d’un IRA n’hésitera pas à m’expliquer, au cours d’un entretien, qu’il lui arrive
régulièrement de demander à tel ou tel élève « d’enlever un piercing » ou de « changer de tenue [qui] est trop
indécente », en conformité avec le règlement intérieur. D’ailleurs, la réception de chacun des élèves par la DES
en début d’année, conçue comme un exercice de rapprochement et de compréhension d’élèves « collègues » par
la direction, est plutôt envisagé comme une volonté de la part de la direction de normer les comportements du
point de vue de plusieurs élèves.
19
« A partir du moment où ils sont là, les élèves, ce sont comme des collègues », une DES, entretien ;
« J’applique aux élèves, là, qui sont des collègues, je leur dit bien au début, ce qui implique des droits et des
obligations, c’est pour moi des collègues, donc je leur applique la même politique – mais ça c’est mon style
managérial – que j’applique avec mes collaborateurs », un directeur.
20
Sans juger de la véracité de ce qu’ils avancent, les élèves, en entretien, sont nombreux à faire part d’un
sentiment d’être jugé sur d’autres critères que les procédés « officiels » et « neutres » d’évaluation par des jurys
indépendants de la direction.
8
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concepteurs de la formation et des enseignements, depuis le ministère jusqu’à la direction des
études et des stages de chacun des IRA, définissent ce qui est considéré comme un « bon
fonctionnaire » : un fonctionnaire apte à exercer de la manière attendue ses fonctions en
administration – pour paraphraser le décret de mission des IRA paru en 1970.
3. Un fonctionnaire légitime à porter la vision d’une administration en réforme.
Le nouveau dispositif de formation favorise l’inculcation d’une certaine vision de
l’administration : une administration en réforme et qui restreint les dépenses publiques. Cela
est particulièrement visible à travers les cours de mise en situation à l’aide de comédiens.
L’exemple du cours intitulé « qu’est-ce qu’un cadre ? » est particulièrement éclairant en ce
qu’il concentre ces deux pans de la vision de l’administration véhiculée dans les murs de
l’école. Lors de cette mise en situation, l’élève, projeté en gestionnaire d’une école
d’ingénieur, a pour objectif de faire comprendre à un professeur d’université21 que ses frais de
déplacement à des congrès ne peuvent plus être pris en charge, et qu’il a délégué abusivement
100 heures d’enseignements à un ATER sur les 192 heures appartenant à sa charge. Dans ce
scénario, l’élève est le collaborateur direct de la directrice des études qui doit « mener une
réforme des études, donc l’ambiance n’est pas au beau fixe », « mener une restriction des
budgets de 10% pour les labos de recherche, ce que les directeurs de labos ne comprennent
pas » et, du fait de « sa surcharge de travail liée à la décentralisation des traitements, le
service comptabilité fait la tête », elle « décharge cette situation délicate sur [l’élève mis en
situation] ». A travers les données de cette mise en situation à l’aide de comédiens, où les
initiatives et les réactions de l’élève vont être observées et analysées, est véhiculée l’idée
d’une administration « en réforme » au sein de laquelle on attend de l’« irarque » qu’il
légitime les coupes budgétaires, le manque de personnel et les conflits d’intérêts.
Ainsi, selon ce cours de mise en situation censé « rendre concrètes les techniques du
management »22 , et sans présumer du fonctionnement administratif réel, il est possible
d’éclairer la définition que donnent les formateurs de ce qu’est un « bon manager » de la
fonction publique : savoir incarner – et le faire comprendre aux fonctionnaires sous l’autorité
administrative du cadre – une administration en réforme, ce qui passe par la restriction des
budgets.
Au final, l’étude de la formation proposée par les IRA permet d’envisager la manière dont est
conçue la formation des fonctionnaires par les promoteurs de la réforme qui se trouvent aux
postes clés de la définition de ce que doit être la fonction publique. Passer par une étude de la
socialisation des élèves dans le dispositif de formation créé par la réorganisation de la
scolarité permet de voir que les fonctionnaires sont formés aux méthodes et aux principes du
management et de la réforme de l’Etat.
La formation des fonctionnaires contribue à instiller des normes managériales dans la
définition de l’administration française, et à créer les conditions de possibilité d’une
mobilisation efficiente de ces normes. Dans la mesure où la transmission des savoirs est liée à
des enjeux individuels, les futurs fonctionnaires, évoluant dans un dispositif de formation
21
L’intervenante décrit ce personnage, joué par un comédien, comme un « professeur d’université, et il le sait. Il
a fait des études, il a la tête qui penche un peu et ça veut tout dire », observation. Les citations suivantes sont
extraites de la même observation.
22
Selon l’intervenante : « Ce n’est pas un jeu de rôle, c’est une véritable situation de travail. J’insiste sur ce
point. Quand on parle des techniques de management, il y a des choses comme l’écoute active qui est à la mode.
Mais on va voir aussi qu’il y a autre chose, des gestes, des comportements concrets », observation du cours
« Qu’est-ce qu’un cadre ? ».
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contraignant qui appelle l’intériorisation de normes managériales, tendent à incarner ces
normes, et sont ainsi rendus légitimes à devenir les promoteurs de la réforme de l’Etat.
En éclairant ce type particulier de socialisation au sein des instituts de formation des attachés
d’administration, il est possible d’avancer que « l’institutionnalisation de la réforme de
l’Etat », dont il est ici question, passe en pratique par l’intériorisation des formes et des
contenus managériaux de cette réforme en période de formation.
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Bibliographie indicative
BEZES Philippe, Réinventer l’Etat, les réformes de l’administration française (1962-2008),
Paris, PUF, 2009.
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corps des Ponts et Chaussées, Thèse pour le doctorat de science politique, IEP de Lyon, 2007.
LAHIRE Bernard, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Hachette, coll. Pluriel,
2006.
Rapport Silicani – livre blanc sur l’avenir de la fonction publique.
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