Notes de lecture - Cahiers du Genre
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Notes de lecture - Cahiers du Genre
Cahiers du Genre, n° 35/2003 Notes de lecture Marie-Hélène Bourcier – Queer zones. Politiques des identités sexuelles, des représentations et des savoirs (2001). Paris, Balland, 247 p. Impeccable introduction à la praxis queer, Queer zones superpose les objets (le post-porno postféministe, le sang lesbien, le SM, les théories queers…) avec les angles d’attaques et les styles rhétoriques. Analyses filmiques (Despentes, Breillat, Bruce LaBruce, Monika Treut), enquête de terrain (les lesbiennes d’Eremos), veine polémiste et critique acérée d’auteurs « classiques » comme Simone de Beauvoir (pour accorder une fonction critique à la seule homosexualité féminine des femmes hétérosexuelles), Michel Foucault (pour ne reconnaître qu’un seul genre, le masculin homoérotique antique), Leo Bersani (pour la confusion entre le SM et le sadomasochisme freudien), ou Florence Tamagne (pour son histoire straight des lesbiennes). Et pour finir, approche didactique au scalpel de la performativité chez Butler, de la queerisation de Foucault par Halperin et du développement des (micro) politiques (sexuelles), entre autres. Cette brève récapitulation, non exhaustive des multiples ressources que contient le livre, ne doit pas laisser penser que celui-ci consisterait en un inventaire hétéroclite d’objets « hirsutes », de méthodes louches et de savantes exégèses. Queer zones n’est pas un essai sur le queer. C’est un essai queer. Ce bizarre composé est de la dynamite. Une opération performative de dénaturation, donc de repolitisation des identités de genre et des identités sexuelles, d’où son caractère fortement désorganisateur (et non désorganisé). La cible en est le binarisme oppositionnel comme éteignoir de la pensée politique, attaqué ici sous sa forme la plus instituée : la croyance ferme en la « différence sexuelle ». Ou pour le « resignifier » autrement : MarieHélène Bourcier a des couilles. Elle parle de cul, sans le cache-sexe du jargon savant, à partir d’une sexualité « subalterne », le SM lesbien, dans une perspective définitivement dépathologisée. En déstigmatisant le SM lesbien ainsi que la lesbienne butch, c’est-à-dire celle qui dérange le plus du fait de son mauvais genre, le genre camionneur ou masculin prolo, elle jette un trouble, crée un topos de résistance dont on trouve peu d’équivalents dans la pensée française actuelle, un topos d’affirmation de soi sans complexe et sans culpabilité. 238 Qu’est-ce qu’une femme masculine ? Dans le système de pensée hétérocentrée, la réponse est simple : c’est une femme qui adopte le genre masculin. Un choix qui ressortirait, peu ou prou, à un trouble de l’identité. Le système hétérosexuel ne connaissant que deux positions, une femme qui agit dans le genre masculin est censée devenir psychiquement comme un homme, et n’aurait donc rien à nous apprendre de nouveau (ce que l’on sait sur les hommes est suffisant pour comprendre le masculin). Mais si l’on suit Judith Butler, comme nous y invite MarieHélène Bourcier, « Il n’y a pas de statut ontologique du genre mis à part les actes divers qui constituent sa réalité ». La structure du genre est imitative. Il n’y a que des performances de la masculinité et de la féminité. Pendant qu’une femme féminine imite le genre « comme il faut », les skins se travestissent « en homme dans une économie des corps masculins », etc. Nous sommes tous des travestis. Aussi le travestisme est-il à ranger parmi les « technologies du genre », au côté d’autres plus ordinaires, comme la chirurgie esthétique par exemple. L’inadéquation femelle/masculinité n’est ni plus ni moins vraie ou authentique, pathologique ou immorale, que l’adéquation mâle/masculinité. Surtout, la masculinité féminine n’est pas la répétition de la masculinité des hommes. La radicalisation de la sexualité lesbienne (sexe vs homosensualisme), révèle une sexualité Notes de lecture autre. Or, c’est précisément cela, l’abjection de la femme masculine : être explicitement un sujet sexuel. Cf. les analyses que Bourcier consacre à la protestation virile chez Simone de Beauvoir et au travestissement dans les ateliers drag king for a day 1 ; lesquels ne sont encouragés et valorisés que s’ils sont au service d’une promotion sociale et non à des fins d’excitation sexuelle. Ne pas s’exciter masculinement ? Ne pas s’exciter… tout court ? La resexualisationpolitisation de la sexualité féminine, via le post-porno postféministe, le SM lesbien et la butch, jette une lumière crue sur le déni qui recouvre massivement l’activisme sexuel féminin dans toute la gamme de ses variations ou « orientations ». D’objet devenir sujet. Entre la butch définie par elle-même et la femme masculine définie par les autres, la pile des hiérarchies sociales s’est émiettée, les frontières entre les sexualités, les genres, les identités se sont faites douteuses et la lumière des concepts se situe entre chien et loup. Le positionnement queer se méfie du caractère totalisant des définitions, en particulier des définitions identitaires : « Renverser la position de ‘l’homosexuel’ qui d’objet devient sujet, c’est donc mettre à disposition des lesbiennes et des gais 1 Il s’agissait d’apprendre à se faire passer pour un homme afin de sortir en ville et de faire l’expérience des changements d’attitudes et des privilèges conférés par la masculinité. Notes de lecture un nouveau type d’identité sexuelle, caractérisé par un manque de contenu définitionnel clair […]. L’identité (homo) sexuelle peut désormais se constituer non en substance mais de manière oppositionnelle, non pas à partir de ce qu’elle est, mais en tenant compte de où elle est, ainsi que de la manière dont elle opère. Ceux qui occupent sciemment un tel lieu marginal, qui assument une identité déessentialisée et de pure position sont à proprement parler queer et non gais » 2. On peut se demander, conclut Marie-Hélène Bourcier, « si un relatif manque de sécurité définitionnelle ‘à l’identique’ n’est pas l’ultime gage d’une plus grande potentialité oppositionnelle finalement moins oppressive ». Distanciation, parodie et autoparodie (le livre est dédié « À mon grand bull ») desserrent l’étau normatif du rapport à l’identité. Grand merci. Il semble toutefois que l’on ne puisse se passer d’identité, stratégiquement selon Bourcier — et j’ajouterai, psychologiquement. On se dit alors que le concept d’identité devrait pouvoir être modifié, pour désigner le vecteur d’une position tangente, à la fois convoitée et intenable, une position de « frottement » entre assujettissement et résistance. Ce que suggèrent certaines pistes prometteuses bien qu’à peine esquissées. C’est le cas, en particulier, à propos du film de 2 Citation de David Halperin, traduite par Marie-Hélène Bourcier, soulignée par moi. 239 Bruce LaBruce, Skin Flick, de l’opposition tracée entre « les identités totalitaires ou identités mercantilisées » et « l’identité positive » attribuée par LaBruce à la « femmelette » (pussy boy) qui échoue à construire une identité totale de skin. La femmelette réalise son identité involontairement, à travers les échecs de l’affirmation identitaire. « Celui qui voulait apprendre à casser du pédé, n’apprend qu’à se casser la gueule. » L’échec de la femmelette signe la résistance de la subjectivité au traitement disciplinaire des identités. Ce que révèlent nos « chutes », pour reprendre la belle expression de Bourcier, est la béance entre notre subjectivité et les identités que nous convoitons. Ce serait quand même un comble que la résistance s’initie depuis une position de radicale impuissance, là où le sujet, s’efforçant à l’assujettissement dans la discipline identitaire, se fait doubler par sa propre subjectivité et « se casse la gueule ». Le sujet queer est un sujet politique. Bourcier est sur ce point complètement convaincante. Déchu de son promontoire ou inapte à s’y installer, ne cherchant pas sa propre cohésion dans l’affirmation identitaire contre l’ennemi commun, il est et il se sent bizarre, singulier, instable. Le premier sujet politique à reconnaître « se casser la gueule » serait-il aussi le premier à nous ressembler un peu ? Pascale Molinier Psychologue Laboratoire de psychologie du travail et de l’action – CNAM 240 Danielle Chabaud-Rychter et Delphine Gardey (eds) – L’engendrement des choses. Des hommes, des femmes et des techniques (2002). Paris, Archives Contemporaines, 328 p. Ce recueil d’articles va devenir la référence majeure en France sur la question des rapports croisés du genre et des techniques dans le travail productif. Son traitement d’une vieille question, celle du travail, et des étapes qui y mènent (« jouer », « apprendre » et « travailler » sont les trois parties qui regroupent les contributions) est particulièrement original en France puisqu’il prend en compte à la fois le rôle des rapports de genre, mais aussi des techniques. Certes, en France, il existe déjà avec le MAGE 3 et le GERS 4 des travaux sur « genre et travail », mais ce nouveau recueil de contributions décale le regard sociologique sur un autre objet, à savoir la façon dont les techniques véhiculent des constructions du genre dans le travail productif. Or, ce type d’objet est davantage étudié dans le monde anglo-saxon qu’en France, comme en témoignent l’excellente bibliographie générale et les deux revues de la littérature, par Judy Wajcman en sociologie, et par Nina Lerman en histoire. Dans leur introduction, Danielle Chabaud-Rychter et Delphine Gardey cherchent à ancrer cette 3 Groupement de recherche Marché du travail et genre. 4 Genre et rapports sociaux (ex-Groupe d’études sur la division sociale et sexuelle du travail), CNRS-Université Paris 8. Notes de lecture nouvelle problématique dans le contexte théorique français, en privilégiant le dialogue avec la sociologie de l’innovation de Bruno Latour et Michel Callon, et la sociologie pragmatique de Nicolas Dodier et Laurent Thévenot. L’ambition principale de l’ouvrage est dès lors posée : il s’agit de tester la capacité de ces théories pragmatiques des techniques à absorber le genre comme outil analytique. Or, comme l’illustre ici un article d’Isabel George sur le travail cognitif des opératrices du téléphone, inspiré des travaux de Laurent Thévenot, la perspective des auteurs français a jusqu’alors beaucoup limité la place du genre, en l’intégrant uniquement dans la mesure où il est mobilisé par les acteurs. Intégrer le genre dans une théorie pragmatique des techniques, est-ce en modifier la version qui a été jusque-là formulée en France ? En suivant le dialogue théorique proposé par Danielle ChabaudRychter et Delphine Gardey, et pour trancher cette question, on peut tirer des « prédictions » de ces théories, en essayant de deviner ce qu’elles auraient à dire du genre au travail. On en dénombre deux principales. Premièrement, si la technique est bien co-construite avec le social, comme le dit Latour, on peut supposer que des représentations de genre sont toujours « attachées » aux techniques, et que la mobilisation des techniques dans l’action s’insère toujours dans des modes d’organisation genrés du travail : la technique ne fonc- Notes de lecture tionne pas en dehors du social ou en dehors des rapports de genre. Deuxièmement, si la technique est bien, comme le dit Latour, un « actant » comme un autre, on peut supposer que les techniques peuvent ériger des différences de genre, stabiliser des hiérarchies sexuelles en naturalisant certaines compétences. La première prédiction établit donc une causalité du genre vers l’innovation technique alors que la seconde suppose une causalité réciproque de la technique vers le genre. Quelles conclusions peut-on tirer de la lecture des contributions, quant au dialogue possible avec les théories pragmatiques françaises des techniques ? À propos de la première « prédiction », plusieurs auteurs montrent bien comment la technique fonctionne à condition qu’elle soit « encastrée » dans les rapports de genre existants dans le monde du travail. Delphine Gardey met en évidence par exemple comment certains objets comme la machine à écrire et le téléphone réussissent leur entrée dans le monde productif en s’appuyant sur des représentations conventionnelles du genre, opposant une féminité docile, patiente, médiatrice, et une masculinité conquérante et pressée, ainsi que sur un mode d’organisation genré du travail, séparant le monde masculin de la direction, du commandement et des cadres, et le monde des secrétaires et des ouvrières. La technique n’existerait donc que portée par des représentations culturelles et 241 des modes d’organisation genrés du travail. Le propos va même plus loin avec l’analyse de Nicolas Auray qui montre comment le « masculin » s’attache aux phases « techniques » de l’innovation d’un objet technique particulier : les jeux électroniques. Le caractère désigné comme purement « technique » de l’innovation est réservé au moment « masculin » (et non pas neutre) de l’innovation ; et inversement, lorsque les femmes interviennent dans la construction d’un objet, les changements introduits sont dès lors désignés comme « esthétiques » et non plus « techniques ». Cet exemple s’ajoute aux nombreux cas présentés dans l’excellente synthèse de Judy Wajcman, qui établissent que l’innovation d’un objet technique (le four à microonde par exemple) s’appuie sur des relations genrées conventionnelles, définies par un double rapport d’interdépendance et de dénégation, avec d’un côté des ingénieurs « productifs », qui masculinisent la technique et, de l’autre, des utilisatrices, dont les qualités d’innovation sont sollicitées puis déniées expost, en étant présentées comme des qualités « domestiques » et non comme des compétences « techniques ». Il semble que quelques auteurs soient prêts à passer de l’idée d’une causalité du genre vers la technique à l’idée que la technique stabilise, ou durcit, en fait, la domination d’un genre sur l’autre. Mais est-ce à dire qu’elle la produit ? 242 Souligner que la technique a un genre, ou qu’elle stabilise des frontières de genre, ne revient pas à dire qu’elle « produit » les catégories de genre au travail, ou qu’elle les reproduit « mieux » que d’autres facteurs. Sur ce point, les auteurs contredisent en partie la prédiction qu’on pourrait tirer de Latour (cité à ce propos p. 251), selon laquelle les objets techniques stabiliseraient mieux les rapports de genre que les modes d’organisation sociale et que les « structures culturelles » (au sens de Jeffrey Alexander) dont ils émanent. Les auteurs évitent ce glissement, qui reviendrait à donner a priori à la variable « technique » un plus fort poids explicatif qu’aux autres variables socioculturelles. Certes Delphine Gardey montre que les objets sociotechniques introduits dans l’usine produisent des relations de domination de genre qui laissent peu d’espérance de changement, en réduisant les femmes à des « maillons de dispositifs qu’elles alimentent sans cesse » (p. 263), retrouvant là la définition qu’Halbwachs 5 faisait du prolétaire, celui qui, séparé du monde des relations sociales, n’a de ressources d’action que face à la machine, et dont la souffrance tout autant que la « virtuosité ordinaire » doit se vivre en silence (comme Isabel George le montre parfaitement). Mais organisation sociale, technique, et représentations peuvent s’articuler de façon changeante, 5 Halbwachs Maurice (1912). La classe ouvrière et les niveaux de vie. Paris, Alcan. Notes de lecture et leur évolution n’est pas forcément soumise au rythme des innovations techniques. La comparaison exemplaire de la division sexuelle du travail en usines d’assemblage, par Kurumi Sugita, montre comment celle-ci peut changer dans deux contextes différents, en France et au Japon, même lorsque les machines sont identiques. La perspective d’une histoire de longue période est ici essentielle si on veut sérieusement analyser cette question de la production technique du genre. Plusieurs histoires longues attestent que ce n’est pas la technique qui meut toujours l’histoire des changements de représentation du genre. MarieHélène Zylberberg-Hocquard met bien en lumière que si le féminin et la couture entretiennent ainsi une relation privilégiée sur le long terme, longtemps médiatisée par l’aiguille, objet genré par excellence (l’apprentissage de la maîtrise de l’aiguille étant en même temps l’apprentissage de la féminité, et l’entrée dans un monde de femmes), l’entrée en scène au milieu du XIXe siècle d’un nouvel objet technique, la machine à coudre, ne déstabilise pas complètement et ne reconfigure pas les rapports de genre qui sont inscrits dans les modes d’organisation et les structures culturelles qui définissent le travail de la couturière : le travail féminin, même « industrialisé » par la machine à coudre, reste un travail largement domestique, non reconnu comme métier, qui échappe donc aux régulations nouvelles du tra- Notes de lecture vail qui s’inventent dans le monde industriel. D’une certaine façon, avec Delphine Gardey, on pourrait dire que plus les objets changent, plus les structures culturelles trouvent à se reproduire, sans qu’il y ait là aucun déterminisme, ni aucune vision mécaniste. Et, inversement, les représentations culturelles peuvent changer sans que les objets aient à être remplacés. Michel Manson dépeint les décalages sur la longue période entre histoire genrée des objets (aux filles, la poupée ; aux garçons, le tambour, puis Polichinelle) et histoire de leur représentation culturelle. La leçon est brillante, reflétant la haute qualité du livre, et l’apport théorique qu’il propose. Grégoire Mallard Sociologue Princeton University, ENS-Cachan Sylvie Schweitzer – Les femmes ont toujours travaillé. Une histoire du travail des femmes aux XIXe et XXe siècles (2002). Paris, Odile Jacob « Histoire », 336 p. Grâce à ce livre de vulgarisation, c’est-à-dire accessible à tout esprit curieux, et qui ne prétend pas être autre chose, l’auteure espère mettre un terme à la sempiternelle affirmation : « Depuis que les femmes travaillent [...] » ; en étudiant à la fois les femmes au travail depuis deux siècles, l’occultation de ce travail, et l’amnésie contemporaine face à ce phénomène du temps passé. Dans ce but, elle cherche d’abord à rendre caduques quelques idées reçues : les femmes ne sont 243 pas plus une armée de réserve convoquée ponctuellement sur le marché du travail, qu’elles ne sont des voleuses d’emplois, puisque longtemps elles exercèrent des « métiers féminins » – notion qui n’a pas disparu aujourd’hui – et qu’essentiellement « leur place s’est forgée dans l’innovation et non dans la substitution ». Plus qu’à une première partie, qui peut sembler indispensable à l’auteure pour replacer le travail féminin dans son contexte politique, social et juridique, mais qui tourne parfois au catalogue, faisant regretter qu’elle n’ait pas été remplacée par quelques tableaux plus clairs, on s’intéressera aux chapitres traitant vraiment du travail. On peut y voir, en chiffres, la place des femmes dans la production des biens et de services, même si, ayant été longtemps ignorée, elle n’est pas toujours accessible à l’historien. Surtout ces chapitres, allégrement menés, nous montrent la réalité du travail. Sylvie Schweitzer sait, en quelques pages, planter un décor. Elle nous donne à voir la ferme et le travail de reproduction et de production des paysannes, qui deviennent aussi au XIXe siècle des ouvrières, en particulier par l’intermédiaire d’une proto-industrie qui se prolonge en France. Avec une grande richesse de détails, elle présente le travail à domicile qui, au début du troisième millénaire est loin d’être en voie de disparition, tant il a de « qualités » : il reflète et renforce les rapports sociaux de sexes, il est 244 un moyen de mettre en place une flexibilité difficile à contester. En un chapitre dense, elle montre l’évolution des métiers traditionnellement féminins, ceux qui relèvent de la vocation, ce qui évita, évite encore, de parler pour eux de juste rémunération. Pour compléter un tableau qu’elle trouve désolant de l’histoire des femmes et de leurs métiers (je me permets de ne pas partager cette « désolation », d’ailleurs le livre lui-même montre combien le travail rémunéré, aliénant bien sûr, misérable parfois, peut être facteur d’émancipation), elle passe à une étude de ce que l’on peut désormais appeler des professions, dont l’exercice, par les femmes, est lié à la levée des inégalités, en particulier celle des formations ; elle n’en néglige pas pour autant la pérennité du « plafond de verre ». L’intérêt de ces différents chapitres est surtout de résumer, en quelques pages très claires, des recherches multiples ; cependant, le livre présente aussi des approches originales du travail des femmes et qui sont par là vraiment heuristiques. Dans son étude historique, après avoir décrit des « travaux féminins » éternels pourrait-on dire, grâce à une problématique et une présentation originales, Sylvie Schweitzer renouvelle l’approche des métiers moins licites, ceux qui s’exercent « à l’extérieur de chez soi et contre un salaire, qui émancipe potentiellement du conjoint » ; en effet, elle les classe en deux catégories qui les différencient et en même Notes de lecture temps les rapprochent : ceux qui s’exercent au service de la machine, ceux qui gèrent les papiers. On comprend mieux alors les continuités et les ruptures qui marquent l’histoire du travail féminin. On pourrait regretter que l’auteure n’ait pas réellement intégré le travail domestique à son étude, elle en aurait été encore enrichie. Dans sa conclusion, avec une innocence feinte, sans doute pour faire d’un livre d’histoire qui instruit une œuvre qui arme pour les combats futurs, Sylvie Schweitzer exprime son étonnement et son indignation après ce survol d’un des aspects majeurs de la condition féminine. Cependant, il faut se méfier d’une vision trop noire et trop manichéenne du passé (par exemple, l’Enseignement primaire supérieur ne fut pas seulement créé pour éloigner les filles du baccalauréat et donc de l’Enseignement supérieur, mais surtout pour le réserver aux notables) ; elle risque toujours de nous faire accepter le présent trop facilement ; il est tellement moins désespérant. Certes le droit de vote, dont les conséquences furent longues à se mettre en place, est essentiel, certes la contraception a relégué dans le passé la plus pesante des contraintes biologiques, mais si le travail salarié reproduisait et renforçait les rapports sociaux de sexes existants, il contribuait aussi à leur destruction ; et n’estce pas ce que montre ce livre ? Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard Historienne – GERS Notes de lecture Éliane Gubin et Valérie Piette (eds) – « Domesticité » (2001). Sextant, n° 15/16. Université libre de Bruxelles, 372 p. Revue bisannuelle belge du groupe interdisciplinaire d’études sur les femmes, Sextant a consacré en 2001 un numéro thématique, coordonné par Eliane Gubin et Valérie Piette, à la domesticité féminine en Europe. Ce numéro, qui réunit les contributions de chercheurs et chercheuses en sciences sociales présentées lors d’un colloque international ouvert à la comparaison avec le Canada sur le même thème, propose une histoire, une sociologie et une démographie du service domestique entre la fin du XIXe et la fin du XXe siècles. Ce sont plus particulièrement les conditions de traitement, les évolutions d’un statut aux contours incertains, les modalités d’entrée en service ainsi que, lorsque l’histoire est convoquée, les différentes formes d’encadrement de jeunes femmes « placées », mises en œuvre par des réseaux associatifs et caritatifs, qui sont analysées dans ce numéro. C’est d’ailleurs autour de cette trame thématique commune que la majeure partie des articles a été construite, chaque auteur(e) explorant, à partir d’un pays d’Europe, ces différents aspects d’une réalité sociale déclinée au féminin, devenue tardivement un objet d’investigation pour les sciences sociales francophones. Ce volume est introduit par un texte d’Antoinette Fauve-Chamoux 245 qui pose le cadre problématique de ce numéro et procède à un état des savoirs sur le service domestique et servile à partir d’un bilan de l’historiographie internationale. Un premier groupe de textes traite ensuite des transformations touchant à « l’organisation des emplois domestiques » (p. 58) dans l’entredeux guerres ainsi que des modes d’entrée en domesticité (mais aussi de sortie) de jeunes filles et de femmes migrantes venues grossir les rangs des travailleuses ancillaires puisque ce métier de femmes seules, issues des classes dominées est, comme le montrent les contributions, profondément lié au fait migratoire, qu’il s’agisse de migrations de l’intérieur, transfrontalières ou encore internationales en ce qui concerne la période contemporaine. Parmi ces articles, certains centrent plus particulièrement leurs propos sur les diverses tentatives qui ont été menées, dans différents états, par le législateur, des associations ou encore des militantes socialistes ou catholiques afin d’inscrire le statut de ces travailleuses, qui relevaient du monde pluriel et éclaté de la domesticité, dans le noyau dur du salariat et ce, en le rapprochant des normes de travail, d’emploi, voire de formation alors en construction d’un salariat émergent et, rappelons-le, plutôt masculin. Les textes portant sur la période contemporaine traitent, dans la même veine, des transformations actuelles de ce que les auteures s’entendent à nommer un « modèle de domesticité » ou encore un 246 « système de la domesticité ». Le premier d’entre eux propose un état des lieux de la situation de la domesticité en Belgique depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Cet essai de définition et de cadrage fait apparaître un groupe profondément hétérogène tant en termes de statut, de condition d’emploi et de travail ou encore de parcours que la catégorie générique administrative « travailleurs domestiques » ne restitue pas (p. 237). Le second met en lumière les liens qui rattachent, en France, les aides à domicile au monde de la domesticité, tandis que le troisième met en exergue la construction d’un marché international des services domestiques à partir de la lecture des projets et parcours migratoires de femmes philippines venues « se placer » en France auprès de familles de milieux aisés. Le dernier texte part, quant à lui, de l’analyse « d’un parcours de vie de femme au travail » ainsi que des catégories et logiques de représentations des « travailleuses du domicile » (p. 322) afin d’interroger la construction d’un modèle de domesticité. Fruit d’une fructueuse collaboration entre des chercheuses venues d’horizons divers, réunies depuis 1996 dans le cadre du réseau Servant project, l’ambition collective de ce groupe était de rompre le silence de l’historiographie, et plus largement des sciences sociales (francophones), sur un phénomène alors peu étudié et pourtant résolument constitutif, pour les Notes de lecture membres du réseau, de la formation et des transformations des sociétés européennes dites modernes : la mise en domesticité d’une maind’œuvre, parfois masculine, et surtout quasi exclusivement féminine et jeune. C’est chose faite. Avec ce numéro, c’est également un prolongement des savoirs que ces auteures offrent aux lecteurs et lectrices, en faisant porter leurs analyses sur le XXe siècle qui fut une période charnière et pourtant encore peu explorée. Ce faisant, c’est un nouvel aspect de l’histoire et de la réalité contemporaine de la mise au travail salarié et domestique des femmes et des jeunesses laborieuses féminines qui est ici éclairé. De même, elles participent au travail de rupture, auquel contribuent de plus en plus de chercheurs et chercheuses, avec les approches masculinistes. Le choix de l’approche comparative permet par ailleurs une lecture tout à fait stimulante en termes de changements et surtout de continuité, dans le temps mais aussi, ce qui est plus rare et d’autant plus heuristique, dans l’espace, d’un phénomène encore aujourd’hui constitutif des modalités de mise au travail des femmes : les formes de (néo) domesticité. La réunion de ces contributions met ainsi parfaitement en lumière l’émergence et la transformation, sur près d’un siècle, d’un « système de la domesticité », puisque « les constantes l’emportent sur les différences », à la fois hérité des formes de domesticité relevées en période précapitaliste et s’en Notes de lecture détachant résolument à partir de l’entre-deux-guerres. On voit par exemple plus particulièrement dans quelle mesure c’est toujours par la mobilité géographique de femmes jeunes et seules que la domesticité fut et continue d’être construite et alimentée, les aires géographiques de provenance s’étant diversifiées et élargies dans le temps. Par ailleurs, si le personnel domestique fut et reste un personnel quasi exclusivement féminin, la mise en perspective historique et la comparaison internationale montrent dans quelle mesure il s’agit d’« autres » groupes de femmes. On voit également dans quelle mesure la référence récurrente à des qualités féminines naturelles constitua un espace d’assignation professionnelle et un frein à la reconnaissance de ce que différents législateurs ou des réseaux associatifs de femmes tentèrent d’organiser et d’instituer comme emploi et métier. À ce titre, l’article de Denyse Baillargeon sur le projet de création des aidesmaternelles au Québec par des organisations maternalistes de femmes est tout à fait intéressant. Un autre apport de ce numéro est de proposer une lecture tout en nuances des modalités d’entrée en domesticité et des conséquences d’un passage par la condition ancillaire. Si des rapports de domination et d’exploitation étaient et sont encore fondamentalement en jeu dans le rapport entre employeuse et employée (il s’agit plus précisément d’un rapport femmesfemmes doublé d’un rapport de 247 classe), les textes montrent également, grâce à la prise en compte du vécu et des projets, dans quelle mesure l’embauche comme domestique pouvait et continue de relever d’une stratégie afin d’échapper à la pénibilité du travail des champs ou en usine, pouvait être appréhendée comme une voie de mobilité sociale tout en permettant de se soustraire au contrôle familial, ou encore comme un outil de réalisation d’un projet à plus long terme. On peut parfois regretter l’accent mis, notamment dans la partie historique, sur l’analyse des discours et pratiques des classes dominantes, alors que l’on aurait aimé davantage « entendre » la parole de celles qui ont été domestiques. Si les contributions apportent un éclairage là encore tout à fait intéressant sur les origines sociales ainsi que sur les parcours de celles qui occupèrent ces emplois grâce au traitement de données souvent inédites, la question des conditions de travail aurait pu être plus présente. Quelques contradictions ou des postures divergentes non explicitées d’un article à l’autre dans l’analyse des recensements peuvent également être relevées, ce qui brouille quelque peu la lecture. Ces quelques remarques n’enlèvent cependant rien à la portée de ce travail qui, à l’heure de la valorisation de ce que le discours politique et médiatique ont appelé les « nouveaux emplois de proximité », s’avère être un formidable outil d’interrogation des tendances et Notes de lecture 248 freins actuels rencontrés dans leur mise en œuvre. Il apparaît également comme un outil de dévoilement des impensés et des nondits en termes de stéréotypes de sexe, de rapports sociaux de sexe qui organisent la construction de ces gisements d’emplois. Les textes font en effet largement écho à ce que nous observons dans les difficiles (impossibles ?) émergence et professionnalisation de cette nébuleuse construite et traversée par la division sexuelle du travail que sont les emplois dits de proximité, lesquels auraient pu constituer un gisement de nouveaux métiers. Emmanuelle Lada Doctorante en sociologie au GERS ATER à l’IUFM de Créteil Rose-Marie Lagrave, Agathe Gestin, Éléonore Lépinard, Geneviève Pruvost (eds) – Dissemblances. Jeux et enjeux du genre (2002). Paris, L’Harmattan « Bibliothèque du féminisme », 238 p. Pour celles qui en ont dirigé la publication, la première raison d’être de ce livre était de donner l’occasion à de jeunes chercheuses et chercheurs en cours de doctorat de présenter les résultats de leurs travaux dans le domaine des études sur le genre. Par le titre, elles ont aussi voulu marquer une volonté de comparaison. À la lecture, l’ensemble de l’ouvrage apporte surtout la démonstration de la valeur heuristique des conceptualisations du genre et des rapports sociaux entre les sexes, et cela d’une double façon : d’une part, le livre témoigne que les bases théoriques sur lesquelles se fondent les contributions qui le composent, des bases construites antérieurement par d’autres, sont aujourd’hui solides et suffisamment clarifiées pour être maîtrisées par des chercheuses et chercheurs en formation. D’autre part, l’ouvrage montre comment, du fait même de cette solidité du cadre théorique, des explorations nouvelles et des audaces sont possibles, en termes de terrain ou d’angle d’approche. Les quatorze textes de l’ouvrage portent pour la plupart sur la France contemporaine, quelques-uns sur différentes cultures et aires géographiques. Quelques articles abordent des périodes historiques peu travaillées dans le domaine du genre : Moyen Âge et guerre coloniale en Algérie pour la France, partage des territoires après la création de l’État d’Israël pour le Moyen-Orient. C’est donc à travers l’espace et le temps que les « dissemblances » et, par conséquent, aussi, les ressemblances dans le jeu des rapports sociaux entre les sexes, sont ici collectivement présentées. Le livre, organisé en trois regroupements autour de questions devenues des classiques du « genre », joue d’emblée la carte de l’interdisciplinarité. Il présente en effet une sélection de communications faites lors de journées d’étude doctorales interdisciplinaires sur « les constructions des sexes et des sexualités » animées en particulier par RoseMarie Lagrave. Notes de lecture Dans la présentation générale, celle-ci souligne que les conditions de la transmission des savoirs, dans le domaine du genre comme ailleurs, ne sont pas uniquement une question de pédagogie, mais bien d’abord de constitution d’un savoir initial. Concernant le genre, ce savoir a dû s’imposer de haute lutte contre les catégories naturalistes du savoir jusque-là en vigueur. Les textes présentés ici, qui explorent « le travail du genre », c’est-à-dire de la société en train de créer ses classements, sont bien signés des héritières de ces déconstructions critiques. Mais la transmission des savoirs c’est aussi la confrontation entre deux générations : ainsi le concept de genre constitue-t-il pour ces jeunes chercheuses et chercheurs autant un point de départ établi que l’objet d’une nouvelle discussion théorique. Point de départ établi : le fait social de la domination masculine n’a plus à être démontré ni justifié. Ce qui permet d’aller plus directement au cœur des questions abordées. Ce qui permet aussi d’examiner les mille et une manières par lesquelles cette domination et les catégorisations savantes ou profanes qu’elle génère se confortent ou se déforment pour mieux renaître sous de nouveaux aspects. C’est particulièrement flagrant en ce qui concerne les textes sur l’homosexualité et le transsexualisme qui constituent les objets traités dans la première partie. Deux études des repré- 249 sentations de l’homosexualité en France dans les populations de culture maghrébine d’une part, guadeloupéenne de l’autre, montrent les relations triangulaires qui s’établissent entre la hiérarchie sociale des sexes, le rejet ou la tolérance de l’homosexualité (masculine et féminine) et la définition de l’honneur masculin. Bien que par des chemins différents, dans les deux cas le système repose sur le déni de la réalité de l’homosexualité et sur l’impossibilité radicale de penser une sexualité féminine autonome. Un autre article montre ce que la société française d’aujourd’hui est prête à concéder en matière d’état civil des transsexuel(le)s, dès lors que ceux-ci ou celles-ci acceptent que leur sexe biologique soit mis en conformité avec leur sexe ressenti et leur identité sociale souhaitée, c’est-à-dire à la condition qu’ils ou elles en passent par une opération chirurgicale. Cette condition révèle que la société préfère faire violence aux corps plutôt que d’intégrer la réalité de l’inadéquation du sexe et du genre. La sexualité, thème jusqu’ici assez peu exploré par les études féministes françaises, constitue à l’évidence un espace social où se révèle de façon particulièrement claire l’enjeu de la catégorisation de sexe et les limites de ce qu’une société où règne la domination masculine peut supporter en termes de brouillage des frontières entre les genres. La deuxième partie du livre 250 prend appui sur la division des tâches et des statuts qui a cours dans le monde du travail pour montrer, dans différents contextes, le travail du genre dans les processus de définition des statuts féminins et masculins dans la sphère professionnelle. On retiendra en particulier l’exemple du « terrain » original des « caritats », ces organisations professionnelles de la fin du Moyen Âge dans le Languedoc, pour lequel sont ici reconstruits les processus d’infériorisation du statut professionnel des femmes, en lien avec leur statut familial. Le cas, contemporain cette fois, de la police française, institution qui a utilisé l’entrée des femmes dans la profession pour promouvoir une police de proximité, permet de revenir sur ce que d’autres chercheuses ont pu montrer dans les travaux sur les articulations entre travail professionnel et vie familiale : le genre n’est pas donné une fois pour toute. Selon les caractéristiques que les représentations sociales attribuent aux différentes tâches du métier de policier (de l’accueil aux interpellations « musclées »), il s’opère, pour une même personne et au sein même du métier, des déplacements de frontières entre le masculin et le féminin, et donc, là aussi, un brouillage de la division sexuelle du travail policier. Une étude de presse concernant les représentations d’une retraite « réussie » selon que l’on est un homme ou une femme témoigne, quant à elle, de la prégnance, au-delà de la Notes de lecture cessation d’activité, des normes attachées à la division sexuelle du travail professionnel et domestique. La troisième série d’articles revient sur les enjeux politiques des luttes féministes, à travers différentes situations de conflit politique où le point de vue féministe doit en découdre avec d’autres priorités : lutte coloniale en Algérie, identités nationalistes au MoyenOrient, pragmatisme dans la lutte pour le droit à l’avortement libre et gratuit au Mexique, parité politique en France ou encore accès à la parole pour les « sans-voix » dans la Roumanie post-communiste. Dans ses choix politiques, le féminisme doit souvent se contraindre à un travail sur ses propres théories et priorités pour dépasser les paradoxes dans lequel l’enferme l’intérêt immédiat des plus démunis, qui, précisément, sont quasi universellement les plus démunies. Un des aspects les plus intéressants des sciences sociales féministes n’a-t-il pas été de montrer l’étroite imbrication de la domination masculine avec les autres types de domination, socioéconomique, coloniale ou politique ? Dilemme et paradoxe des théorisations féministes constituent donc une autre trame de l’ouvrage. Or, travailler sur les situations empiriques où ces théorisations sont mises en question constitue sans doute une prise de risque intellectuel, celui d’une certaine déstabilisation des acquis. Sans doute, fautil, pour s’y atteler, bénéficier non seulement de la distance qu’offre Notes de lecture 251 l’éloignement culturel, géographique ou historique, mais aussi du recul rendu possible par le fait que le mur auquel on s’adosse a de solides fondations. Anne-Marie Devreux Sociologue Cultures et sociétés urbaines IRESCO-CNRS Houria Alami M’Chichi – Genre et politique au Maroc. Les enjeux de l’égalité hommes-femmes entre islamisme et modernisme (2002). Paris, L’Harmattan « Histoire et perspectives méditerranéennes », 155 p. À partir du débat qui a eu lieu autour du projet de « Plan d’action pour l’intégration des femmes au développement » en 1999, Houria Alami M’Chichi tente de mettre en lumière les blocages à la participation politique des femmes au Maroc. L’auteure questionne d’abord l’apport de « l’approche genre » à la question de la participation politique féminine au Maroc. Elle montre en quoi l’approche « genre et politique » a changé l’analyse du politique, notamment en ce qui concerne la séparation public/privé, et a ainsi élargi la conception de la démocratie et de la citoyenneté. Au Maroc, cette problématique a été marquée par le débat qui a eu lieu autour du projet de Plan. Présenté par le pouvoir, ce projet synthétisait les revendications des ONG « féminines » 6 quant au statut 6 Malheureusement, l’auteure ne distingue pas clairement les associations féministes de celles qui se disent « féminines », et des femmes, et réclamait notamment la révision du Code de statut personnel (CSP) qui consacre l’inégalité entre les sexes. Le CSP étant considéré comme d’essence religieuse, le projet a été attaqué comme « atteinte à la personnalité musulmane », notamment par les mouvements islamistes. Elle retrace ensuite l’histoire de la « citoyenneté féminine » au Maroc. Le pouvoir, depuis l’indépendance, a proclamé l’égalité entre les sexes, mais « les rapports de pouvoir, institutionnalisés par un système politique fondé sur le patriarcat, restent présents dans la conception et l’exécution de toutes les règles juridiques » (p. 60). Le système politique marocain se base sur un double référentiel, islam/modernité, qui se répercute sur le statut des femmes : égales aux hommes dans le droit public, elles leur sont subordonnées dans le droit privé. Au nom du caractère islamique du CSP, tous les litiges qui en relèvent échappent aux principes d’égalité contenus dans la Constitution et réaffirmés dans les conventions internationales ratifiées par le pays. Est ensuite analysé le discours des mouvements dits islamistes qui, au nom de la « complémentarité entre les sexes », rejettent l’idée d’égalité, qu’ils attribuent à une « idéologie occidentale », représentée, entre autres, par les féministes occidentales. Ils ne qui n’ont pas forcément une visée politique. 252 rejettent pas la participation politique des femmes, mais celle-ci est subordonnée, à leurs yeux, à l’accomplissement prioritaire de leurs « responsabilités familiales ». De plus, leur référentiel principal est l’islam, siège de l’identité qu’il faut défendre contre les attaques de l’Occident, tâche principalement dévolue aux femmes, par l’intermédiaire de leur rôle dans la famille. Remettre en cause ce rôle, c’est donc attaquer l’islam et, par voie de conséquence, « l’identité ». « Comme à l’époque coloniale, le discours sur l’émancipation féminine reste étroitement limité par sa focalisation excessive autour de la religion, ce qui bloque toute velléité de réflexion et de débat. » (p. 68-69). Cette logique, clairement énoncée par les islamistes, est néanmoins, explicitement ou implicitement, partagée par bon nombre d’hommes politiques, « traditionalistes » ou plus « à gauche ». Les « modernistes » 7, quant à eux, admettent, au niveau des principes, l’égalité entre les sexes, notamment dans le champ politique, mais partagent les représentations décrites ci-dessus sur le rôle social des femmes dans la famille, et refusent de considérer les choses en termes de rapports de pouvoir. Ils imputent ainsi l’absence des femmes dans le champ politique à un « retard » qu’il faut combler, notamment en 7 On remarquera la difficulté de l’auteure à délimiter ce groupe. Notes de lecture matière d’éducation des filles. Les difficultés des modernistes à se positionner sur la question du genre trouvent leur origine dans la tension, dans leurs représentations, entre le référentiel de la modernité et celui de la famille. Pour eux aussi, la famille est le centre de la structure sociale et les femmes sont le centre de la famille, idéologie qui trouve son assise dans le système patriarcal exprimé par la religion. Ces tensions révèlent la place de la religion dans le système politique marocain, le pôle monarchieislam étant la référence centrale de ce système, ce qui a empêché les partis politiques de formuler une revendication claire de la laïcité. Enfin, Houria Alami M’Chichi évoque, trop rapidement malheureusement, la difficulté pour les modernistes de remettre en cause l’ordre établi pour assumer leur modernité ; en insistant sur le rôle des femmes dans la famille, « cellule où s’enracine et se perpétue l’ordre social qui distribue les rôles et les positions sociales hiérarchiques », ils assurent en effet la préservation des intérêts de ceux qui ont déjà le pouvoir (p. 101), et par conséquent leurs propres intérêts. L’auteure essaye par ailleurs de résumer les effets du débat, en montrant la dynamique que cela a imprimé au champ politique marocain. On assisterait ainsi à l’émergence de la question de genre dans sa globalité, notamment à travers la dimension politique. Mais le lien Notes de lecture établi, par les islamistes, entre identité nationale (liée selon eux à la religion) et statut des femmes, interdit aux modernistes toute velléité de réaction : « Nous sommes tous des musulmans » répliquentils dans une position défensive. De fait, les débats se sont focalisés autour de la religion, et la question de l’ijtihad (effort encouragé par la tradition islamique pour comprendre et interpréter les textes) a été invoquée comme moyen pour réviser le Code de statut personnel. Finalement, l’auteure fait le point sur le réseau d’associations « féminines » et son influence sur une redéfinition du politique qui intègrerait le point de vue et l’expérience des femmes. Elle note qu’elles hésitent, également, entre la référence religieuse et la revendication de sécularisation du droit de la famille. Elle s’interroge par ailleurs sur les femmes des mouvements islamistes, qui revendiquent une visibilité et une reconnaissance de leurs spécificités (en tant que musulmanes) et critiquent le point de vue de la théorie du genre qui les exclut ; comme les femmes noires aux États-Unis, elles invitent donc à d’autres formes de connaissance et de savoir sur la « question des femmes ». Mais, à la différence de ces dernières, les femmes islamistes ne cherchent pas à mettre l’accent sur la forme particulière que prend la domination des femmes dans leur culture, puisqu’elles ne reconnaissent pas l’existence de 253 rapports de pouvoir entre hommes et femmes. Cependant, on ne peut pas nier l’investissement du champ politique par ces femmes. L’auteure reconnaît que leur dénonciation des risques d’ethnocentrisme contenu dans la mondialisation n’est pas dénuée de sens, mais, conclut-elle : « Les femmes ne peuvent pas se soumettre à la subordination au nom de la défense de l’identité construite sur une base sexuée. » (p. 140-141). Nous touchons ici à un problème qui traverse tout le livre sans être jamais attaqué de front : l’omniprésence dans les discours de l’association identité/islam d’une part et identité/femmes (à travers leur rôle dans la famille) d’autre part. Cela explique que l’on ne conçoive pas de changement dans le statut des femmes en dehors de la référence religieuse. C’est ce dernier point que l’auteure de ce livre tente de déconstruire, prônant une réelle laïcisation de la politique marocaine et des débats autour des droits des femmes. Mais, n’ayant pas questionné la double association citée ci-dessus, elle n’y parvient pas. En effet, comme l’évoque l’auteure très rapidement vers la fin de son livre, la culture marocaine « n’est pas seulement [musulmane]. Son histoire est berbère, arabe, marocaine et aussi largement marquée par l’influence occidentale » (p. 118). Ensuite, l’association femmes/ identité n’est pas propre au Maroc, et on peut comparer, par exemple, 254 les discours islamistes actuels à ceux tenus par les administrateurs français pendant la colonisation. Les autorités coloniales ont ainsi évité la « question des femmes » (selon les termes utilisés) en la rejetant dans la sphère de la « vie privée », donc intouchable 8. Mais il ne faut pas oublier que ces colonisateurs étaient, eux aussi, issus d’une société patriarcale et que la lutte contre la domination masculine, dans les colonies comme en France, n’était pas leur priorité. Ceci nous amène à une seconde critique concernant cet ouvrage : les revendications féministes au Maroc sont présentées comme issues de « valeurs universelles » véhiculées par les conventions internationales sur les droits des femmes et non comme le résultat des luttes féministes dans les pays dits « occidentaux ». Or cela laisse penser qu’il s’agit de valeurs dominantes dans ces pays, ce qui va dans le sens des idées véhiculées par les mouvements islamistes. Aujourd’hui, le discours dominant au Maroc est en effet qu’en Occident l’égalité des sexes est une chose acquise, et qu’actuellement l’Occident essaie d’imposer cette valeur aux autres cultures, ou aires religieuses. Cette idée légitime le rejet de ces revendications, qui seraient l’expression de la domination occidentale. C’est donc en montrant que ces revendications sont le fruit de luttes contre l’ordre 8 Cf. Fatima Mernissi (1983). Sexe, idéologie, islam. Paris, Tierce. Notes de lecture établi, en rappelant les inégalités persistantes « là-bas » aussi, que l’on peut déconstruire cette argumentation. Ainsi, on verrait que la domination externe (exercée par l’Occident), réelle par ailleurs, est invoquée par certains pour masquer la domination interne dont ils sont les tenants (et cela s’applique aussi bien aux « modernistes » qu’aux « islamistes », pour reprendre les termes utilisés dans ce livre). Il aurait donc fallu, pour mener à bien cette réflexion, questionner l’opposition tradition/modernité qui est, à mon sens, à la base de ces représentations faisant obstacle à toute avancée de l’égalité entre les sexes au Maroc. Meriem Rodary Doctorante en anthropologie à l’EHESS Laboratoire d’anthropologie sociale Colette Guillaumin – L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel (2002). Paris, Gallimard, 378 p. L’idéologie raciste constitue, en France, la première étude sociologique approfondie du phénomène raciste et demeure une œuvre de référence. Publié pour la première fois en 1972 et réédité trente années plus tard, l’ouvrage, riche d’enseignements, reste d’actualité. Son objectif est l’analyse du système de pensée qui sous-tend les théories et les conduites racistes. L’argumentaire s’appuie sur de nombreuses références bibliographiques (romans, essais, récits d’explorateurs, presse…) que Notes de lecture l’auteure a le souci d’analyser et de resituer dans le contexte sociohistorique. L’auteure situe l’émergence de la théorie raciste, c’est-à-dire de la « forme explicite de l’idéologie raciste », au XIXe siècle. Auparavant, le racisme était légitimé par la religion : l’appartenance au genre humain était définie par l’ordre divin, ceux qui n’avaient pas d’âme étant simplement exclus de l’humanité. Au cours du XIXe siècle, la conception du genre humain se modifie radicalement sous l’influence des sciences naturelles qui affirment l’existence de diverses « races » humaines et de l’évolution des espèces – dont l’espèce humaine – selon un schéma temporel. Les groupes sont alors pensés comme des groupes clos et étanches, la « race » devenant une catégorie perceptive prioritaire. Le terme lui-même change de signification : il ne renvoie plus à la lignée, mais au groupe humain. Si l’anthropologie physique est la première à lui donner un contenu scientifique, il n’en demeure pas moins que la différenciation des groupes humains est opérée selon des critères d’ordre physique. Même les sciences humaines témoignent de la difficulté à appréhender les faits socioculturels indépendamment des phénomènes biophysiques, puisque le terme « race », employé au XIXe siècle et au début du XXe siècle, est remplacé par le terme « ethnie », ethnos en grec qui signifie « peuple », « nation », mais aussi 255 « race »… Si la « race » désigne en premier lieu des groupes « raciaux », toute catégorie peut être « racisée » en fonction de l’attribution d’un caractère biologique. Ainsi, les femmes, les ouvriers de même que les homosexuels et les catégories « légales » (comme les « aliénés » ou les « hors-la-loi ») sont constitués en groupes altérisés, leur différence perçue étant sous-tendue par un caractère somatique qui apparaît comme signifiant d’une altérité radicale, cette altérité essentielle justifiant les conduites racistes. Les différents groupes dominés partagent, d’une part, les mêmes formes d’oppression et, d’autre part, la conscience d’appartenir à une minorité (alors que les membres de la société majoritaire n’ont pas conscience de leur situation). Toute conduite raciste – qui englobe des relations hostiles ainsi que des attitudes positives comme l’admiration – comporte un invariant : le souci du maintien de la particularité de l’autre et de l’enfermement de l’autre dans cette différence, contenue dans la marque physique indélébile. Le racisme se définit donc comme « toute conduite de mise à part revêtue du signe de la permanence » (p. 110). Au XX e siècle, les minorités prennent la parole au travers des revendications nationalistes et des protestations internes (mouvement des femmes, des ouvriers, négritude…), engendrant une certaine forme de prise de conscience au sein de la société majoritaire. 256 Cependant, en France, cette prise de conscience s’accompagne d’une attitude de déni et de silence, témoins du refoulement de sa culpabilité : les médias ne se font nullement l’écho des problèmes des minorités et, alors que l’antisémitisme est une « constante culturelle », on l’associe systématiquement au passé nazi. Par ailleurs, la décolonisation permet aux populations anciennement colonisées d’accéder à la parole et à l’existence en tant que groupes nommés, mais elles sont maintenues dans un état de domination économique et ne peuvent de ce fait prétendre à l’indépendance et à l’existence réelles. Le système de pensée raciste demeure : il passe simplement d’une expression ouverte à une négation. L’argumentaire général du livre repose sur l’analyse du langage courant – tant au niveau de l’explicite que de l’implicite – et de la manière dont s’y manifeste le « sens raciste ». L’analyse qualitative de textes écrits (notamment des articles parus dans cent-dix-huit numéros du quotidien France Soir) et de discours (conversations, émissions radiophoniques et télévisées, cinéma…) permet à l’auteure de mettre en évidence le « mécanisme » et les « constituants centraux » de l’idéologie raciste (p. 201). L’étude couvre la période de l’immédiat après-guerre à 1960. D’une part, il apparaît que les « autres » sont pensés selon les caractéristiques de leurs groupes et sont dépourvus de particula- Notes de lecture rités propres, et donc d’humanité, alors que le dominant se pense en tant qu’individu doté de qualités individuelles. D’autre part, les « autres » sont systématiquement désignés, de manière explicite ou implicite, tandis que le « moi » le dominant n’est jamais nommé. C’est ainsi que l’on évoque la couleur noire, alors que la mention de la couleur est inexistante pour les blancs ; on ne désigne jamais les « jaunes » ou les « juifs » comme tels mais on cite leur nom et on utilise à leur endroit des référents d’ordre physique ou comportemental qui constituent des signifiants implicites. De même, s’agissant des catégories d’âge ou de sexe, les enfants, les jeunes, les vieillards, ainsi que les femmes, sont toujours désignés comme tels. À l’inverse, les adultes et les hommes ne le sont jamais puisqu’ils portent la connotation du général et incarnent le non-dit ou l’implicite des catégories d’âge et de sexe. Si le majoritaire ne se nomme ni ne se définit jamais, ses caractéristiques apparaissent en creux des discours portés sur les minorités. Le groupe adulte, blanc, de sexe mâle, catholique, de classe bourgeoise, sain d’esprit et de mœurs, est donc celui qui ne se définit pas comme groupe mais qui catégorise les autres. La place et le statut des catégories altérisées évoluent avec le temps (certaines naissent, disparaissent ou sont remplacées par d’autres), mais l’organisation perceptive raciste reste inchangée : les autres chan- Notes de lecture gent, le mode d’appréhension de l’altérité est constant. Trente ans après la première publication de cet ouvrage, les processus d’appréhension et d’essentialisation de l’altérité, tels que les a analysés Colette Guillaumin, demeurent, comme en témoignent les discriminations religieuses, sexuelles et raciales qui ont cours en France et dans le monde. À ce titre, l’ouvrage de Colette Guillaumin constitue une référence incontournable. Dolorès Pourette Anthropologue Laboratoire d’anthropologie sociale Michel Sonya, Mahon Rianne (eds) – Child Care Policy at Crossroads : Gender and Welfare State Restructuring (2002). New York, Londres, Routledge. En matière de politiques de la petite enfance, les pays développés se trouvent tous, peu ou prou, à la croisée des chemins. Alors que l’érosion du modèle de « Monsieur Gagne-pain » génère une demande accrue de prise en charge des jeunes enfants hors du foyer, les Étatsprovidence, sous l’emprise de la transition postindustrielle, la globalisation et la montée des idéologies néo-libérales, connaissent une restructuration synonyme de contrôle et de limitation des dépenses. Face à une telle complexité, les réponses varient. Qu’elles soient égalitaires ou rétrogrades, elles sont parfois en rupture avec les ancrages institutionnels des nations examinées dans ce volume. 257 Quelles nouvelles voies et réponses empiriques voit-on émerger au Japon, en Amérique du Nord, en Australie, dans divers pays de l’Union européenne, y compris l’un de ses nouveaux membres – la Pologne ? Quelles configurations ou justifications idéologiques, président à la mise en place des mesures adoptées ? Et pour quels résultats ? Les politiques de la petite enfance constituent un analyseur de choix pour l’étude des effets sexués de la restructuration des États-providence, saisis ici dans treize études de cas. Quatre types de contextes politiques émergent, selon que la mise en œuvre des politiques d’accueil de la petite enfance s’y caractérise par : la faiblesse du féminisme (Japon, Espagne, Pologne) ; l’idéologie du libre choix (Australie, Belgique flamande, Pays-Bas, France) ; l’impact du néo-libéralisme (Italie, Canada, Angleterre, États-Unis) ; la mise en place ou le maintien de l’universalisme (Suède, Danemark, Québec). Comme Rianne Mahon le rappelle dans son introduction, cette typologie ne correspond pas à celle qu’Esping Andersen a dessinée des régimes d’États-providence, mais elle donne à voir des évolutions très variées. Ainsi, l’Australie, qui s’est dotée d’un système national de prise en charge de la petite enfance dès les années 1970, constitue une exception parmi les régimes libéraux. Aujourd’hui c’est au tour du Québec de s’en distinguer, avec une politique universaliste à contre- 258 courant de celles de ses voisins nord-américains. De leur côté, les politiques de garde en France et en Belgique sont plus proches de celles pratiquées par les régimes sociaux-démocrates nordiques que par les régimes conservateurs, cependant que, parmi ces derniers, une réponse originale est en voie d’expérimentation aux Pays-Bas… La première qualité de ce recueil d’articles réside dans la cohérence des objectifs partagés par les auteur(e)s – on est loin du patchwork hétérogène qu’offre parfois ce type d’ouvrage. Deuxièmement, il est constitué d’une série d’exemples incluant des pays atypiques ou moins connus, comme le Japon (analysé par Ito Peng), la Pologne (Jacqueline Heinen) et l’Australie (Deborah Brennan). Côté théorique, signalons la contribution originale de Monique Kremer, qui rend compte de l’influence des modèles culturels dans son analyse comparative des Pays-Bas et de la Belgique flamande. Enfin, le lecteur hexagonal pourra goûter le « regard distant » de l’Américaine Kimberly Morgan sur le cas français, qualifié de compromis empreint de pragmatisme élitiste. L’impossible « conciliation » La contribution d’Ito Peng met en lumière l’histoire des politiques d’accueil au Japon. L’État y a longtemps prôné une orientation dualiste se caractérisant par l’idéologie de la femme au foyer pour les classes moyennes et par une politique de garde d’enfants plus « réaliste » Notes de lecture en direction des mères seules ou défavorisées. Mais la surcharge que représente la prise en charge des enfants et des parents vieillissants pour les unes et les autres a fait éclater ce modèle dans les années 1990, sous la forme d’une chute de la fertilité et d’une montée des divorces. Malgré un « mea culpa » gouvernemental, la mise en place de congés parentaux, et le développement de la capacité d’accueil à cette époque, la sauce nataliste n’a pas pris, en l’absence d’une réelle volonté de transformation des rapports sociaux de sexe au foyer, dans les entreprises et dans la vie politique. À l’instar des Japonaises (mais aussi des Espagnoles, des Italiennes et des Allemandes), les Polonaises limitent aujourd’hui leur descendance, un phénomène comparé à une « grève des ventres » par Jacqueline Heinen. Elle relève la chute brutale de la capacité d’accueil dans ce pays qui était déjà le parent pauvre des pays de l’Est en matière de crèches sous le régime communiste. Sans doute s’agit-il de l’unique mode de « conciliation » qui reste aux Polonaises, lesquelles maintiennent aujourd’hui, contre toute attente et en dépit du traditionalisme de l’Église catholique, des discriminations multiformes et de la défaillance du secteur social, un taux d’activité élevé, mais en ayant moins recours aux congés d’éducation – la plupart du temps non rémunérés. « L’institution de la grand-mère » contribue sans doute à une telle stratégie, tout Notes de lecture comme en Espagne, pays dont Celia Valiente montre qu’il s’efforce néanmoins de développer le nombre de places dans les écoles maternelles. Les limites du « libre choix » Dans une approche théorique originale, Monique Kremer rend compte du rôle de prescripteur moral, « de prêtre », que revêt l’État-providence. L’auteure souligne les différences importantes observées entre deux régimes conservateurs – les Pays-Bas et la Belgique flamande – pourtant proches sur le plan géographique et linguistique. Certes le facteur économique et le décalage historique auront joué : les Flamands bénéficient depuis longtemps d’un financement public substantiel pour faire face à la bi-activité de nombreux couples, alors que la prospérité économique exceptionnelle des Hollandais a contribué à ce que l’idéal de la maternité à temps plein domine encore à l’orée des années 1990. Mais il demeure que, l’heure des choix venue, les options des deux voisins diffèrent. L’importance accordée à une prise en charge maternelle – qu’il s’agisse de la « vraie » mère ou d’une mère de « remplacement », la nourrice –, inhibe, selon Kremer, le taux d’activité des mères flamandes, quand bien même le taux des modes de garde publics y avoisine celui de la Suède. Aux Pays-Bas, l’idéal nouveau est qualifié par Kremer « d’anti-scandinave » : c’est aux parents, et non aux institutions ou aux personnes extérieures, d’as- 259 surer l’essentiel de la prise en charge des jeunes enfants. Le gâchis économique et humain représenté par des mères éduquées et inactives conduit à inciter les individus des deux sexes à travailler à temps partiel, les hommes étant exhortés à assumer leurs responsabilités paternelles : grâce aux dispositions légales, 16 % des hommes travaillent à temps partiel (7 % des pères contre une moyenne de 1 % dans les pays de l’Union européenne). Toutefois, les structures d’accueil sont principalement financées par les employés et les employeurs, ce qui implique une inégalité sociale devant les différentes formes de garde – un écueil que ni les Français ni les Australiens, autres « champions du libre choix », n’ont su résoudre à ce jour. Par ailleurs, il s’agit d’un « choix » illusoire puisque la responsabilité morale de la prise en charge des enfants continue à incomber aux mères. Néo-libéralisme versus universalisme Parmi les régimes ayant appliqué des recettes néo-libérales, les pays anglophones – ce n’est pas une surprise – sont fortement représentés. Rianne Mahon et Susanne Phillips évoquent les rendez-vous manqués des Canadiens, cependant que Vicky Randall se demande « Comment restructurer l’inexistant ? » à propos de la Grande-Bretagne, tout en soulignant le caractère positif du changement de perspective en cours. Sonya Michel et Denise Urias 260 Levy, elles, analysent la situation aux États-Unis. Il ressort qu’au cours des trois dernières décennies, et malgré une augmentation des financements, les politiques étatiques de ces trois régimes libéraux ont été axées sur le workfare et sur l’aide aux mères élevant seules leurs enfants. De son côté, Vincent Della Sala traite du néolibéralisme et de la globalisation à l’italienne, perçus comme instruments de modernisation institutionnelle. À l’opposé des politiques centrant les mesures sur des catégories de mères en situation difficile, sont présentées les options de deux pays, chantres de l’universalisme, et qui ont plus ou moins maintenu leur cap : ici la Suède (Christina Bergqvist et Anita Nyberg) et le Danemark (Anette Borchorst). Last but not least, en guise de happy end à cette série de contributions, Jane Jenson rend compte de l’embellie québécoise, mélange d’une politique d’accueil des jeunes enfants de type universel (au coût modeste de 5 dollars par jour), d’une politique familiale de distribution verticale et d’une promesse de congés parentaux étendus et mieux compensés. Dans l’ensemble, il apparaît que le laborieux et lent développement des politiques d’accueil ne peut être imputé à la seule restructuration de l’État-providence. La crise financière, réelle, a parfois servi de paravent aux hésitations et oppositions idéologiques, en fonction d’attentes variées. En revanche, un consensus fort semble Notes de lecture entourer l’éducation en tant que facteur favorable au développement de l’enfant et de l’égalité sociale – d’où un investissement considérable des États dans les institutions préscolaires pour les enfants âgés de 3 à 7 ans, cependant que les droits des plus jeunes enfants, âgés de 0 à 3 ans, restent limités. Par ailleurs, la revendication de congés parentaux a trouvé un écho dans la plupart des pays. Mais comme le souligne Sonya Michel, le développement de telles mesures, dans une optique féministe, exige qu’existent préalablement des services d’accueil de qualité accessibles à tous les enfants, que ces congés soient correctement rémunérés, qu’ils soient assortis de droits sociaux équitables (droit à la retraite notamment) et qu’ils donnent lieu à un réel partage entre les parents des deux sexes – autant de conditions qui sont encore loin d’être remplies à l’heure actuelle et sans lesquelles on peut difficilement parler de « libre choix ». Heini Martiskainen Sociologue PRINTEMPS-Université Versailles Saint-Quentin en Yvelines Philippe Zarifian – À quoi sert le travail ? (2003). Paris, La Dispute, 187 p. Dans cet ouvrage riche et stimulant, Philippe Zarifian apporte sa contribution aux redéploiements actuels de la sociologie du travail ; aux conceptions, selon lui dominantes, qui tendent à considérer l’individu au travail comme étant réductible à sa fonction dans la Notes de lecture division du travail ou à la domination qu’il subit de la part de sa hiérarchie, il oppose, en utilisant des concepts élaborés par Foucault et Deleuze et en s’appuyant sur des observations effectuées dans différents espaces de travail, l’idée selon laquelle le travail est avant tout un cadre dans lequel les individus expriment ce qu’il appelle leur « puissance de pensée et d’action » et mettent en œuvre leur inventivité. Ainsi, Philippe Zarifian regrette la tendance à ne voir dans le travail qu’une simple succession d’opérations ; selon lui, le travail est gorgé d’événements face auxquels les individus doivent inventer – qu’il s’agisse de « grandes » ou de « petites » inventions. Il montre ainsi de manière convaincante que, même dans le cas de travaux que l’on pourrait avoir tendance à considérer comme relativement répétitifs, les individus sont très souvent amenés à faire face à des événements imprévus et, afin de bien faire leur travail, à inventer, et à « contre-effectuer ces événements » (Il emprunte ce concept à Deleuze) ; et que s’affranchir des procédures prescrites par la hiérarchie est souvent une condition à ce que les salariés parviennent à donner du sens à leur travail et à le faire bien. L’auteur développe aussi l’idée selon laquelle la conception habituelle du temps est inapte à saisir efficacement le travail concret. S’appuyant sur le « devenir » deleuzien, il oppose ainsi le « temps 261 spatialisé » au « temps-devenir ». Le temps spatialisé est celui qui encadre le travail et le contraint, en mesure la durée ; mais c’est un temps abstrait, qui ne permet pas de bien appréhender les événements constitutifs du travail, la tension entre passé et devenir, entre mémoire et anticipation, qui caractérise tout travail. Le temps spatialisé est le temps de travail. Le temps du travail concret, selon Philippe Zarifian, peut être appréhendé par le concept de « tempsdevenir », qui permet de saisir les anticipations, les visées éthiques, les prises de risques effectuées par les individus. Philippe Zarifian évoque également l’éclatement à l’œuvre actuellement de l’« unité théâtrale » (unité de temps, unité de lieu, unité d’action) de la société industrielle, et propose une interprétation originale des implications de l’éclatement de l’unité d’action. Selon lui, le travail aujourd’hui est de moins en moins une fraction de la division du travail, et s’apparente de plus en plus souvent à une « monade », une totalité en soi, d’où l’usage répandu de termes comme « autonomie » ou « responsabilité ». L’auteur, prenant pour exemple le cas de conseillers financiers à La Poste, s’intéresse à la dimension solitaire du travail. Pour une part, explique-t-il, le travail tend à devenir plus individuel (les salariés ont des situations à gérer individuellement, dans une certaine solitude) ; et pour une autre part, le travail est plus pro- 262 fondément collectif au sens où les échanges entre salariés, s’ils sont irréguliers, sont fortement chargés de sens, de considérations d’ordre éthique. L’auteur identifie trois temps principaux qui structurent l’activité professionnelle des salariés : un moment de concentration individuelle, un moment d’échanges d’informations au sein de l’équipe ou du réseau, et un moment d’échanges de sens au sein des relations intersubjectives. Et il décrit les espaces spatiotemporels nécessaires à la mise en œuvre efficace de ces moments. Philippe Zarifian consacre plusieurs passages aux rapports sociaux de sexe. Ainsi, évoquant, dans une perspective « foucaldodeleuzienne » de l’histoire, le passage de la « société disciplinaire » à la « société de contrôle », il analyse, à l’aide du concept de « modulation » qu’il préfère à celui de flexibilité, les formes de domination et les potentialités d’émancipation qu’elle comporte et remarque que celles-ci sont déjà bien connues, car, vécues, par les cadres, certes, mais aussi par les enseignants et les femmes. L’auteur développe aussi l’idée selon laquelle le culte d’une intellectualité pure, désincarnée, coupée des sens et des affects, est au fondement des rapports de domination dans la société de contrôle. En effet, dans cette société, les individus autonomes sont censés s’automobiliser. Or, dans cette optique, et dans le cadre des rapports de genre actuels, les femmes, consi- Notes de lecture dérées comme étant asservies par leur « nature », leurs passions, leurs affects, leurs sentiments voire, plus prosaïquement, par leur(s) enfant(s), sont suspectes, supposées ne pas être disponibles pour s’autoengager. L’auteur analyse également le fait que, alors qu’il avait forgé le concept de rapports sociaux, Marx n’ait fait aucune tentative pour conceptualiser les rapports sociaux de sexe. Selon Philippe Zarifian, la subordination, dans la pensée de Marx, de tous les rapports sociaux à celui entre exploitants et exploités peut se comprendre comme une conséquence de la difficulté – voire d’un certain renoncement – de Marx à penser concrètement les mouvements d’émancipation. Dans ce livre très dense, Philippe Zarifian annonce aussi « la disparition du marché » ; propose, en s’appuyant sur les concepts de « temps-devenir » et d’« événement », des modalités alternatives de mesure de la productivité ; et critique la notion de « société de la connaissance ». On ressort de l’ouvrage de Philippe Zarifian avec le sentiment agréable d’avoir lu un livre riche et fourmillant d’idées, mais aussi avec une gêne. Le travail et son organisation ont connu des évolutions importantes en France ces dernières années et décennies, évolutions analysées par Philippe Zarifian à l’aide des concepts de monade, d’engagement subjectif, de solitude, ou encore de modulation. Or, l’auteur ne propose Notes de lecture pas d’éléments d’explication de ces évolutions, n’explicite pas ce qu’ont pu en être les logiques ou les matrices, ce qui donne l’impression qu’il les considère comme inéluctables, qu’il ne s’agirait pour les salariés que de les accompagner ou de les « contre-effectuer », que toute résistance serait vaine, n’ouvrirait pas « des pistes de devenirs valables » (p. 134). Cette présentation des choses garantit au moins à Philippe Zarifian de ne pas se faire accuser d’archaïsme ou de nostalgie passéiste ; mais on regrette qu’il ne confronte pas son approche avec celles d’auteurs 9 qui se sont attachés à montrer les liens entre certains objectifs patronaux (déstructuration des collectifs de travail, neutralisation/récupération de la « critique artiste » du capitalisme) et l’éclatement de l’unité théâtrale – et du même coup des cadres collectifs – du travail. 9 Ils sont nombreux. On peut citer notamment Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme (Gallimard, 1999). 263 Car on peut affirmer, sans crainte de se tromper, que cet éclatement doit certes beaucoup aux évolutions techniques, mais qu’il est étroitement lié aussi à une volonté de la part des employeurs d’affaiblir les capacités de lutte des salariés. Or cet aspect des choses devrait amener selon nous à ne pas invalider trop rapidement la question des résistances à cet « éclatement ». Mais cette réserve n’enlève rien à l’intérêt de cet ouvrage vivifiant, tonique et stimulant, qui ouvre et explore des pistes innovantes et prometteuses pour la recherche en sociologie du travail. Jean-Robin Merlin Doctorant en sociologie CEMS/EHESS 264 Notes de lecture