Notes de lecture - Cahiers du Genre

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Notes de lecture - Cahiers du Genre
Cahiers du Genre, n° 35/2003
Notes de lecture
Marie-Hélène Bourcier – Queer
zones. Politiques des identités
sexuelles, des représentations et
des savoirs
(2001). Paris, Balland, 247 p.
Impeccable introduction à la
praxis queer, Queer zones superpose les objets (le post-porno postféministe, le sang lesbien, le SM,
les théories queers…) avec les angles
d’attaques et les styles rhétoriques.
Analyses filmiques (Despentes,
Breillat, Bruce LaBruce, Monika
Treut), enquête de terrain (les
lesbiennes d’Eremos), veine polémiste et critique acérée d’auteurs
« classiques » comme Simone de
Beauvoir (pour accorder une fonction critique à la seule homosexualité féminine des femmes
hétérosexuelles), Michel Foucault
(pour ne reconnaître qu’un seul
genre, le masculin homoérotique
antique), Leo Bersani (pour la
confusion entre le SM et le sadomasochisme freudien), ou Florence
Tamagne (pour son histoire straight
des lesbiennes). Et pour finir,
approche didactique au scalpel de
la performativité chez Butler, de
la queerisation de Foucault par
Halperin et du développement des
(micro) politiques (sexuelles), entre
autres.
Cette brève récapitulation, non
exhaustive des multiples ressources
que contient le livre, ne doit pas
laisser penser que celui-ci consisterait en un inventaire hétéroclite
d’objets « hirsutes », de méthodes
louches et de savantes exégèses.
Queer zones n’est pas un essai sur
le queer. C’est un essai queer. Ce
bizarre composé est de la dynamite.
Une opération performative de
dénaturation, donc de repolitisation
des identités de genre et des
identités sexuelles, d’où son caractère fortement désorganisateur (et
non désorganisé). La cible en est
le binarisme oppositionnel comme
éteignoir de la pensée politique,
attaqué ici sous sa forme la plus
instituée : la croyance ferme en la
« différence sexuelle ». Ou pour
le « resignifier » autrement : MarieHélène Bourcier a des couilles. Elle
parle de cul, sans le cache-sexe du
jargon savant, à partir d’une sexualité
« subalterne », le SM lesbien, dans
une perspective définitivement dépathologisée. En déstigmatisant le
SM lesbien ainsi que la lesbienne
butch, c’est-à-dire celle qui dérange
le plus du fait de son mauvais genre,
le genre camionneur ou masculin
prolo, elle jette un trouble, crée
un topos de résistance dont on
trouve peu d’équivalents dans la
pensée française actuelle, un topos
d’affirmation de soi sans complexe
et sans culpabilité.
238
Qu’est-ce qu’une femme masculine ? Dans le système de pensée
hétérocentrée, la réponse est simple :
c’est une femme qui adopte le
genre masculin. Un choix qui ressortirait, peu ou prou, à un trouble
de l’identité. Le système hétérosexuel ne connaissant que deux
positions, une femme qui agit dans
le genre masculin est censée devenir psychiquement comme un
homme, et n’aurait donc rien à
nous apprendre de nouveau (ce
que l’on sait sur les hommes est
suffisant pour comprendre le masculin). Mais si l’on suit Judith
Butler, comme nous y invite MarieHélène Bourcier, « Il n’y a pas de
statut ontologique du genre mis à
part les actes divers qui constituent sa réalité ». La structure du
genre est imitative. Il n’y a que
des performances de la masculinité
et de la féminité. Pendant qu’une
femme féminine imite le genre
« comme il faut », les skins se travestissent « en homme dans une
économie des corps masculins »,
etc. Nous sommes tous des travestis.
Aussi le travestisme est-il à ranger parmi les « technologies du
genre », au côté d’autres plus ordinaires, comme la chirurgie esthétique par exemple. L’inadéquation
femelle/masculinité n’est ni plus
ni moins vraie ou authentique, pathologique ou immorale, que l’adéquation mâle/masculinité. Surtout,
la masculinité féminine n’est pas
la répétition de la masculinité des
hommes. La radicalisation de la
sexualité lesbienne (sexe vs homosensualisme), révèle une sexualité
Notes de lecture
autre. Or, c’est précisément cela,
l’abjection de la femme masculine : être explicitement un sujet
sexuel. Cf. les analyses que Bourcier
consacre à la protestation virile
chez Simone de Beauvoir et au
travestissement dans les ateliers
drag king for a day 1 ; lesquels ne
sont encouragés et valorisés que
s’ils sont au service d’une promotion sociale et non à des fins d’excitation sexuelle. Ne pas s’exciter
masculinement ? Ne pas s’exciter…
tout court ? La resexualisationpolitisation de la sexualité féminine, via le post-porno postféministe, le SM lesbien et la
butch, jette une lumière crue sur
le déni qui recouvre massivement
l’activisme sexuel féminin dans
toute la gamme de ses variations
ou « orientations ».
D’objet devenir sujet. Entre la
butch définie par elle-même et la
femme masculine définie par les
autres, la pile des hiérarchies sociales s’est émiettée, les frontières
entre les sexualités, les genres, les
identités se sont faites douteuses
et la lumière des concepts se situe
entre chien et loup. Le positionnement queer se méfie du caractère totalisant des définitions, en
particulier des définitions identitaires : « Renverser la position de
‘l’homosexuel’ qui d’objet devient
sujet, c’est donc mettre à disposition des lesbiennes et des gais
1
Il s’agissait d’apprendre à se faire passer
pour un homme afin de sortir en ville et de
faire l’expérience des changements d’attitudes et des privilèges conférés par la
masculinité.
Notes de lecture
un nouveau type d’identité sexuelle,
caractérisé par un manque de
contenu définitionnel clair […].
L’identité (homo) sexuelle peut
désormais se constituer non en
substance mais de manière oppositionnelle, non pas à partir de ce
qu’elle est, mais en tenant compte
de où elle est, ainsi que de la manière dont elle opère. Ceux qui
occupent sciemment un tel lieu
marginal, qui assument une identité déessentialisée et de pure position sont à proprement parler
queer et non gais » 2.
On peut se demander, conclut
Marie-Hélène Bourcier, « si un
relatif manque de sécurité définitionnelle ‘à l’identique’ n’est pas
l’ultime gage d’une plus grande
potentialité oppositionnelle finalement moins oppressive ». Distanciation, parodie et autoparodie (le
livre est dédié « À mon grand
bull ») desserrent l’étau normatif
du rapport à l’identité. Grand merci.
Il semble toutefois que l’on ne
puisse se passer d’identité, stratégiquement selon Bourcier — et
j’ajouterai, psychologiquement. On
se dit alors que le concept d’identité devrait pouvoir être modifié,
pour désigner le vecteur d’une position tangente, à la fois convoitée
et intenable, une position de
« frottement » entre assujettissement
et résistance. Ce que suggèrent certaines pistes prometteuses bien qu’à
peine esquissées. C’est le cas, en
particulier, à propos du film de
2
Citation de David Halperin, traduite par
Marie-Hélène Bourcier, soulignée par moi.
239
Bruce LaBruce, Skin Flick, de
l’opposition tracée entre « les identités totalitaires ou identités mercantilisées » et « l’identité positive »
attribuée par LaBruce à la
« femmelette » (pussy boy) qui
échoue à construire une identité
totale de skin. La femmelette réalise son identité involontairement,
à travers les échecs de l’affirmation identitaire. « Celui qui voulait apprendre à casser du pédé,
n’apprend qu’à se casser la gueule. »
L’échec de la femmelette signe la
résistance de la subjectivité au traitement disciplinaire des identités.
Ce que révèlent nos « chutes »,
pour reprendre la belle expression
de Bourcier, est la béance entre
notre subjectivité et les identités
que nous convoitons. Ce serait
quand même un comble que la résistance s’initie depuis une position de radicale impuissance, là où
le sujet, s’efforçant à l’assujettissement dans la discipline identitaire, se fait doubler par sa propre
subjectivité et « se casse la gueule ».
Le sujet queer est un sujet politique.
Bourcier est sur ce point complètement convaincante. Déchu de son
promontoire ou inapte à s’y installer, ne cherchant pas sa propre
cohésion dans l’affirmation identitaire contre l’ennemi commun, il
est et il se sent bizarre, singulier,
instable. Le premier sujet politique
à reconnaître « se casser la gueule »
serait-il aussi le premier à nous
ressembler un peu ?
Pascale Molinier
Psychologue
Laboratoire de psychologie
du travail et de l’action – CNAM
240
Danielle Chabaud-Rychter et
Delphine Gardey (eds) – L’engendrement des choses. Des hommes,
des femmes et des techniques
(2002). Paris, Archives Contemporaines,
328 p.
Ce recueil d’articles va devenir
la référence majeure en France sur
la question des rapports croisés du
genre et des techniques dans le travail productif. Son traitement d’une
vieille question, celle du travail, et
des étapes qui y mènent (« jouer »,
« apprendre » et « travailler » sont
les trois parties qui regroupent les
contributions) est particulièrement
original en France puisqu’il prend
en compte à la fois le rôle des rapports de genre, mais aussi des techniques. Certes, en France, il existe
déjà avec le MAGE 3 et le GERS 4
des travaux sur « genre et travail »,
mais ce nouveau recueil de contributions décale le regard sociologique sur un autre objet, à savoir
la façon dont les techniques véhiculent des constructions du genre
dans le travail productif. Or, ce
type d’objet est davantage étudié
dans le monde anglo-saxon qu’en
France, comme en témoignent
l’excellente bibliographie générale
et les deux revues de la littérature,
par Judy Wajcman en sociologie,
et par Nina Lerman en histoire.
Dans leur introduction, Danielle
Chabaud-Rychter et Delphine
Gardey cherchent à ancrer cette
3
Groupement de recherche Marché du
travail et genre.
4
Genre et rapports sociaux (ex-Groupe
d’études sur la division sociale et sexuelle
du travail), CNRS-Université Paris 8.
Notes de lecture
nouvelle problématique dans le
contexte théorique français, en privilégiant le dialogue avec la sociologie de l’innovation de Bruno
Latour et Michel Callon, et la
sociologie pragmatique de Nicolas
Dodier et Laurent Thévenot.
L’ambition principale de l’ouvrage
est dès lors posée : il s’agit de
tester la capacité de ces théories
pragmatiques des techniques à absorber le genre comme outil analytique. Or, comme l’illustre ici un
article d’Isabel George sur le
travail cognitif des opératrices du
téléphone, inspiré des travaux de
Laurent Thévenot, la perspective
des auteurs français a jusqu’alors
beaucoup limité la place du genre,
en l’intégrant uniquement dans la
mesure où il est mobilisé par les
acteurs. Intégrer le genre dans une
théorie pragmatique des techniques,
est-ce en modifier la version qui a
été jusque-là formulée en France ?
En suivant le dialogue théorique
proposé par Danielle ChabaudRychter et Delphine Gardey, et
pour trancher cette question, on
peut tirer des « prédictions » de ces
théories, en essayant de deviner
ce qu’elles auraient à dire du genre
au travail. On en dénombre deux
principales. Premièrement, si la
technique est bien co-construite
avec le social, comme le dit Latour,
on peut supposer que des représentations de genre sont toujours
« attachées » aux techniques, et
que la mobilisation des techniques
dans l’action s’insère toujours dans
des modes d’organisation genrés
du travail : la technique ne fonc-
Notes de lecture
tionne pas en dehors du social ou
en dehors des rapports de genre.
Deuxièmement, si la technique est
bien, comme le dit Latour, un
« actant » comme un autre, on peut
supposer que les techniques peuvent ériger des différences de genre,
stabiliser des hiérarchies sexuelles
en naturalisant certaines compétences. La première prédiction établit donc une causalité du genre
vers l’innovation technique alors
que la seconde suppose une causalité réciproque de la technique vers
le genre.
Quelles conclusions peut-on tirer de la lecture des contributions,
quant au dialogue possible avec
les théories pragmatiques françaises
des techniques ? À propos de la
première « prédiction », plusieurs
auteurs montrent bien comment
la technique fonctionne à condition qu’elle soit « encastrée » dans
les rapports de genre existants dans
le monde du travail. Delphine
Gardey met en évidence par
exemple comment certains objets
comme la machine à écrire et le
téléphone réussissent leur entrée
dans le monde productif en s’appuyant sur des représentations conventionnelles du genre, opposant une
féminité docile, patiente, médiatrice, et une masculinité conquérante et pressée, ainsi que sur un
mode d’organisation genré du travail, séparant le monde masculin de
la direction, du commandement et
des cadres, et le monde des secrétaires et des ouvrières. La technique
n’existerait donc que portée par
des représentations culturelles et
241
des modes d’organisation genrés
du travail.
Le propos va même plus loin
avec l’analyse de Nicolas Auray
qui montre comment le « masculin »
s’attache aux phases « techniques »
de l’innovation d’un objet technique particulier : les jeux électroniques. Le caractère désigné comme
purement « technique » de l’innovation est réservé au moment
« masculin » (et non pas neutre)
de l’innovation ; et inversement,
lorsque les femmes interviennent
dans la construction d’un objet, les
changements introduits sont dès lors
désignés comme « esthétiques »
et non plus « techniques ». Cet
exemple s’ajoute aux nombreux
cas présentés dans l’excellente
synthèse de Judy Wajcman, qui
établissent que l’innovation d’un
objet technique (le four à microonde par exemple) s’appuie sur des
relations genrées conventionnelles,
définies par un double rapport
d’interdépendance et de dénégation,
avec d’un côté des ingénieurs
« productifs », qui masculinisent la
technique et, de l’autre, des utilisatrices, dont les qualités d’innovation
sont sollicitées puis déniées expost, en étant présentées comme
des qualités « domestiques » et
non comme des compétences
« techniques ».
Il semble que quelques auteurs
soient prêts à passer de l’idée d’une
causalité du genre vers la technique à l’idée que la technique stabilise, ou durcit, en fait, la domination d’un genre sur l’autre. Mais
est-ce à dire qu’elle la produit ?
242
Souligner que la technique a
un genre, ou qu’elle stabilise des
frontières de genre, ne revient pas
à dire qu’elle « produit » les catégories de genre au travail, ou qu’elle
les reproduit « mieux » que d’autres
facteurs. Sur ce point, les auteurs
contredisent en partie la prédiction
qu’on pourrait tirer de Latour (cité
à ce propos p. 251), selon laquelle
les objets techniques stabiliseraient
mieux les rapports de genre que les
modes d’organisation sociale et
que les « structures culturelles » (au
sens de Jeffrey Alexander) dont ils
émanent. Les auteurs évitent ce glissement, qui reviendrait à donner
a priori à la variable « technique »
un plus fort poids explicatif qu’aux
autres variables socioculturelles.
Certes Delphine Gardey montre
que les objets sociotechniques introduits dans l’usine produisent des
relations de domination de genre
qui laissent peu d’espérance de
changement, en réduisant les femmes à des « maillons de dispositifs
qu’elles alimentent sans cesse »
(p. 263), retrouvant là la définition
qu’Halbwachs 5 faisait du prolétaire, celui qui, séparé du monde
des relations sociales, n’a de ressources d’action que face à la machine, et dont la souffrance tout
autant que la « virtuosité ordinaire »
doit se vivre en silence (comme
Isabel George le montre parfaitement). Mais organisation sociale,
technique, et représentations peuvent s’articuler de façon changeante,
5
Halbwachs Maurice (1912). La classe
ouvrière et les niveaux de vie. Paris, Alcan.
Notes de lecture
et leur évolution n’est pas forcément soumise au rythme des innovations techniques. La comparaison
exemplaire de la division sexuelle
du travail en usines d’assemblage,
par Kurumi Sugita, montre comment celle-ci peut changer dans
deux contextes différents, en France
et au Japon, même lorsque les
machines sont identiques.
La perspective d’une histoire
de longue période est ici essentielle si on veut sérieusement analyser cette question de la production technique du genre. Plusieurs
histoires longues attestent que ce
n’est pas la technique qui meut
toujours l’histoire des changements
de représentation du genre. MarieHélène Zylberberg-Hocquard met
bien en lumière que si le féminin
et la couture entretiennent ainsi une
relation privilégiée sur le long
terme, longtemps médiatisée par
l’aiguille, objet genré par excellence
(l’apprentissage de la maîtrise de
l’aiguille étant en même temps
l’apprentissage de la féminité, et
l’entrée dans un monde de femmes),
l’entrée en scène au milieu du XIXe
siècle d’un nouvel objet technique,
la machine à coudre, ne déstabilise pas complètement et ne reconfigure pas les rapports de genre
qui sont inscrits dans les modes
d’organisation et les structures
culturelles qui définissent le travail
de la couturière : le travail féminin,
même « industrialisé » par la machine à coudre, reste un travail largement domestique, non reconnu
comme métier, qui échappe donc
aux régulations nouvelles du tra-
Notes de lecture
vail qui s’inventent dans le monde
industriel. D’une certaine façon,
avec Delphine Gardey, on pourrait
dire que plus les objets changent,
plus les structures culturelles trouvent à se reproduire, sans qu’il y
ait là aucun déterminisme, ni aucune
vision mécaniste. Et, inversement,
les représentations culturelles peuvent changer sans que les objets
aient à être remplacés. Michel
Manson dépeint les décalages sur
la longue période entre histoire
genrée des objets (aux filles, la
poupée ; aux garçons, le tambour,
puis Polichinelle) et histoire de leur
représentation culturelle. La leçon
est brillante, reflétant la haute qualité du livre, et l’apport théorique
qu’il propose.
Grégoire Mallard
Sociologue
Princeton University, ENS-Cachan
Sylvie Schweitzer – Les femmes
ont toujours travaillé. Une histoire du travail des femmes aux
XIXe et XXe siècles
(2002). Paris, Odile Jacob « Histoire »,
336 p.
Grâce à ce livre de vulgarisation,
c’est-à-dire accessible à tout esprit
curieux, et qui ne prétend pas être
autre chose, l’auteure espère mettre
un terme à la sempiternelle affirmation : « Depuis que les femmes
travaillent [...] » ; en étudiant à la
fois les femmes au travail depuis
deux siècles, l’occultation de ce
travail, et l’amnésie contemporaine
face à ce phénomène du temps
passé. Dans ce but, elle cherche
d’abord à rendre caduques quelques
idées reçues : les femmes ne sont
243
pas plus une armée de réserve
convoquée ponctuellement sur le
marché du travail, qu’elles ne sont
des voleuses d’emplois, puisque
longtemps elles exercèrent des
« métiers féminins » – notion qui
n’a pas disparu aujourd’hui – et
qu’essentiellement « leur place
s’est forgée dans l’innovation et
non dans la substitution ».
Plus qu’à une première partie,
qui peut sembler indispensable à
l’auteure pour replacer le travail
féminin dans son contexte politique, social et juridique, mais qui
tourne parfois au catalogue, faisant
regretter qu’elle n’ait pas été remplacée par quelques tableaux plus
clairs, on s’intéressera aux chapitres traitant vraiment du travail.
On peut y voir, en chiffres, la place
des femmes dans la production
des biens et de services, même si,
ayant été longtemps ignorée, elle
n’est pas toujours accessible à
l’historien. Surtout ces chapitres,
allégrement menés, nous montrent la réalité du travail. Sylvie
Schweitzer sait, en quelques pages,
planter un décor. Elle nous donne
à voir la ferme et le travail de
reproduction et de production des
paysannes, qui deviennent aussi
au XIXe siècle des ouvrières, en
particulier par l’intermédiaire d’une
proto-industrie qui se prolonge en
France. Avec une grande richesse
de détails, elle présente le travail
à domicile qui, au début du troisième millénaire est loin d’être en
voie de disparition, tant il a de
« qualités » : il reflète et renforce
les rapports sociaux de sexes, il est
244
un moyen de mettre en place une
flexibilité difficile à contester. En
un chapitre dense, elle montre
l’évolution des métiers traditionnellement féminins, ceux qui relèvent de la vocation, ce qui évita,
évite encore, de parler pour eux
de juste rémunération. Pour compléter un tableau qu’elle trouve désolant de l’histoire des femmes et
de leurs métiers (je me permets de
ne pas partager cette « désolation »,
d’ailleurs le livre lui-même montre
combien le travail rémunéré, aliénant bien sûr, misérable parfois,
peut être facteur d’émancipation),
elle passe à une étude de ce que
l’on peut désormais appeler des professions, dont l’exercice, par les
femmes, est lié à la levée des inégalités, en particulier celle des formations ; elle n’en néglige pas pour
autant la pérennité du « plafond
de verre ». L’intérêt de ces différents chapitres est surtout de résumer, en quelques pages très claires,
des recherches multiples ; cependant, le livre présente aussi des
approches originales du travail des
femmes et qui sont par là vraiment
heuristiques.
Dans son étude historique, après
avoir décrit des « travaux féminins »
éternels pourrait-on dire, grâce à
une problématique et une présentation originales, Sylvie Schweitzer
renouvelle l’approche des métiers
moins licites, ceux qui s’exercent
« à l’extérieur de chez soi et contre
un salaire, qui émancipe potentiellement du conjoint » ; en effet,
elle les classe en deux catégories
qui les différencient et en même
Notes de lecture
temps les rapprochent : ceux qui
s’exercent au service de la machine,
ceux qui gèrent les papiers. On
comprend mieux alors les continuités et les ruptures qui marquent
l’histoire du travail féminin. On
pourrait regretter que l’auteure
n’ait pas réellement intégré le travail domestique à son étude, elle
en aurait été encore enrichie.
Dans sa conclusion, avec une
innocence feinte, sans doute pour
faire d’un livre d’histoire qui instruit une œuvre qui arme pour les
combats futurs, Sylvie Schweitzer
exprime son étonnement et son indignation après ce survol d’un des
aspects majeurs de la condition féminine. Cependant, il faut se méfier d’une vision trop noire et trop
manichéenne du passé (par exemple, l’Enseignement primaire supérieur ne fut pas seulement créé
pour éloigner les filles du baccalauréat et donc de l’Enseignement
supérieur, mais surtout pour le réserver aux notables) ; elle risque
toujours de nous faire accepter le
présent trop facilement ; il est tellement moins désespérant. Certes le
droit de vote, dont les conséquences
furent longues à se mettre en place,
est essentiel, certes la contraception a relégué dans le passé la plus
pesante des contraintes biologiques,
mais si le travail salarié reproduisait
et renforçait les rapports sociaux
de sexes existants, il contribuait
aussi à leur destruction ; et n’estce pas ce que montre ce livre ?
Marie-Hélène
Zylberberg-Hocquard
Historienne – GERS
Notes de lecture
Éliane Gubin et Valérie Piette
(eds) – « Domesticité »
(2001). Sextant, n° 15/16. Université libre
de Bruxelles, 372 p.
Revue bisannuelle belge du
groupe interdisciplinaire d’études
sur les femmes, Sextant a consacré en 2001 un numéro thématique, coordonné par Eliane Gubin
et Valérie Piette, à la domesticité
féminine en Europe. Ce numéro,
qui réunit les contributions de chercheurs et chercheuses en sciences
sociales présentées lors d’un colloque international ouvert à la
comparaison avec le Canada sur
le même thème, propose une histoire, une sociologie et une démographie du service domestique
entre la fin du XIXe et la fin du
XXe siècles. Ce sont plus particulièrement les conditions de traitement, les évolutions d’un statut aux
contours incertains, les modalités
d’entrée en service ainsi que, lorsque l’histoire est convoquée, les
différentes formes d’encadrement
de jeunes femmes « placées »,
mises en œuvre par des réseaux
associatifs et caritatifs, qui sont
analysées dans ce numéro. C’est
d’ailleurs autour de cette trame thématique commune que la majeure
partie des articles a été construite,
chaque auteur(e) explorant, à partir d’un pays d’Europe, ces différents aspects d’une réalité sociale
déclinée au féminin, devenue tardivement un objet d’investigation
pour les sciences sociales francophones.
Ce volume est introduit par un
texte d’Antoinette Fauve-Chamoux
245
qui pose le cadre problématique
de ce numéro et procède à un état
des savoirs sur le service domestique et servile à partir d’un bilan
de l’historiographie internationale.
Un premier groupe de textes traite
ensuite des transformations touchant à « l’organisation des emplois
domestiques » (p. 58) dans l’entredeux guerres ainsi que des modes
d’entrée en domesticité (mais aussi
de sortie) de jeunes filles et de
femmes migrantes venues grossir
les rangs des travailleuses ancillaires puisque ce métier de femmes
seules, issues des classes dominées
est, comme le montrent les contributions, profondément lié au fait
migratoire, qu’il s’agisse de migrations de l’intérieur, transfrontalières
ou encore internationales en ce
qui concerne la période contemporaine. Parmi ces articles, certains
centrent plus particulièrement leurs
propos sur les diverses tentatives
qui ont été menées, dans différents
états, par le législateur, des associations ou encore des militantes
socialistes ou catholiques afin d’inscrire le statut de ces travailleuses,
qui relevaient du monde pluriel et
éclaté de la domesticité, dans le
noyau dur du salariat et ce, en le
rapprochant des normes de travail,
d’emploi, voire de formation alors
en construction d’un salariat émergent et, rappelons-le, plutôt masculin.
Les textes portant sur la période
contemporaine traitent, dans la
même veine, des transformations
actuelles de ce que les auteures
s’entendent à nommer un « modèle
de domesticité » ou encore un
246
« système de la domesticité ». Le
premier d’entre eux propose un
état des lieux de la situation de la
domesticité en Belgique depuis la
fin de la seconde guerre mondiale.
Cet essai de définition et de cadrage fait apparaître un groupe
profondément hétérogène tant en
termes de statut, de condition d’emploi et de travail ou encore de
parcours que la catégorie générique administrative « travailleurs
domestiques » ne restitue pas
(p. 237). Le second met en lumière
les liens qui rattachent, en France,
les aides à domicile au monde de
la domesticité, tandis que le troisième met en exergue la construction d’un marché international des
services domestiques à partir de la
lecture des projets et parcours migratoires de femmes philippines
venues « se placer » en France
auprès de familles de milieux aisés.
Le dernier texte part, quant à lui,
de l’analyse « d’un parcours de
vie de femme au travail » ainsi
que des catégories et logiques de
représentations des « travailleuses
du domicile » (p. 322) afin d’interroger la construction d’un modèle
de domesticité.
Fruit d’une fructueuse collaboration entre des chercheuses venues
d’horizons divers, réunies depuis
1996 dans le cadre du réseau
Servant project, l’ambition collective de ce groupe était de rompre
le silence de l’historiographie, et
plus largement des sciences sociales (francophones), sur un phénomène alors peu étudié et pourtant résolument constitutif, pour les
Notes de lecture
membres du réseau, de la formation et des transformations des sociétés européennes dites modernes :
la mise en domesticité d’une maind’œuvre, parfois masculine, et surtout quasi exclusivement féminine
et jeune. C’est chose faite. Avec
ce numéro, c’est également un prolongement des savoirs que ces
auteures offrent aux lecteurs et lectrices, en faisant porter leurs analyses sur le XXe siècle qui fut une
période charnière et pourtant encore peu explorée. Ce faisant, c’est
un nouvel aspect de l’histoire et
de la réalité contemporaine de la
mise au travail salarié et domestique des femmes et des jeunesses
laborieuses féminines qui est ici
éclairé. De même, elles participent
au travail de rupture, auquel contribuent de plus en plus de chercheurs
et chercheuses, avec les approches
masculinistes. Le choix de l’approche comparative permet par ailleurs
une lecture tout à fait stimulante
en termes de changements et surtout de continuité, dans le temps
mais aussi, ce qui est plus rare et
d’autant plus heuristique, dans
l’espace, d’un phénomène encore
aujourd’hui constitutif des modalités de mise au travail des femmes :
les formes de (néo) domesticité.
La réunion de ces contributions
met ainsi parfaitement en lumière
l’émergence et la transformation,
sur près d’un siècle, d’un « système
de la domesticité », puisque « les
constantes l’emportent sur les
différences », à la fois hérité des
formes de domesticité relevées en
période précapitaliste et s’en
Notes de lecture
détachant résolument à partir de
l’entre-deux-guerres. On voit par
exemple plus particulièrement dans
quelle mesure c’est toujours par la
mobilité géographique de femmes
jeunes et seules que la domesticité
fut et continue d’être construite et
alimentée, les aires géographiques
de provenance s’étant diversifiées
et élargies dans le temps. Par
ailleurs, si le personnel domestique
fut et reste un personnel quasi exclusivement féminin, la mise en
perspective historique et la comparaison internationale montrent dans
quelle mesure il s’agit d’« autres »
groupes de femmes. On voit également dans quelle mesure la référence récurrente à des qualités
féminines naturelles constitua un
espace d’assignation professionnelle et un frein à la reconnaissance
de ce que différents législateurs ou
des réseaux associatifs de femmes
tentèrent d’organiser et d’instituer
comme emploi et métier. À ce titre,
l’article de Denyse Baillargeon
sur le projet de création des aidesmaternelles au Québec par des
organisations maternalistes de
femmes est tout à fait intéressant.
Un autre apport de ce numéro
est de proposer une lecture tout
en nuances des modalités d’entrée
en domesticité et des conséquences
d’un passage par la condition ancillaire. Si des rapports de domination et d’exploitation étaient et sont
encore fondamentalement en jeu
dans le rapport entre employeuse
et employée (il s’agit plus précisément d’un rapport femmesfemmes doublé d’un rapport de
247
classe), les textes montrent également, grâce à la prise en compte
du vécu et des projets, dans quelle
mesure l’embauche comme domestique pouvait et continue de relever d’une stratégie afin d’échapper
à la pénibilité du travail des champs
ou en usine, pouvait être appréhendée comme une voie de mobilité sociale tout en permettant de
se soustraire au contrôle familial,
ou encore comme un outil de
réalisation d’un projet à plus long
terme.
On peut parfois regretter l’accent
mis, notamment dans la partie historique, sur l’analyse des discours
et pratiques des classes dominantes, alors que l’on aurait aimé
davantage « entendre » la parole
de celles qui ont été domestiques.
Si les contributions apportent un
éclairage là encore tout à fait intéressant sur les origines sociales
ainsi que sur les parcours de celles
qui occupèrent ces emplois grâce
au traitement de données souvent
inédites, la question des conditions
de travail aurait pu être plus présente. Quelques contradictions ou
des postures divergentes non explicitées d’un article à l’autre dans
l’analyse des recensements peuvent
également être relevées, ce qui
brouille quelque peu la lecture. Ces
quelques remarques n’enlèvent
cependant rien à la portée de ce
travail qui, à l’heure de la valorisation de ce que le discours politique et médiatique ont appelé les
« nouveaux emplois de proximité »,
s’avère être un formidable outil
d’interrogation des tendances et
Notes de lecture
248
freins actuels rencontrés dans leur
mise en œuvre. Il apparaît également comme un outil de dévoilement des impensés et des nondits en termes de stéréotypes de
sexe, de rapports sociaux de sexe
qui organisent la construction de
ces gisements d’emplois. Les textes
font en effet largement écho à ce
que nous observons dans les difficiles (impossibles ?) émergence
et professionnalisation de cette nébuleuse construite et traversée par
la division sexuelle du travail que
sont les emplois dits de proximité,
lesquels auraient pu constituer un
gisement de nouveaux métiers.
Emmanuelle Lada
Doctorante en sociologie au GERS
ATER à l’IUFM de Créteil
Rose-Marie Lagrave, Agathe
Gestin, Éléonore Lépinard,
Geneviève Pruvost (eds) –
Dissemblances. Jeux et enjeux
du genre
(2002). Paris, L’Harmattan « Bibliothèque
du féminisme », 238 p.
Pour celles qui en ont dirigé la
publication, la première raison
d’être de ce livre était de donner
l’occasion à de jeunes chercheuses
et chercheurs en cours de doctorat de présenter les résultats de
leurs travaux dans le domaine des
études sur le genre. Par le titre, elles
ont aussi voulu marquer une volonté de comparaison. À la lecture,
l’ensemble de l’ouvrage apporte
surtout la démonstration de la
valeur heuristique des conceptualisations du genre et des rapports
sociaux entre les sexes, et cela
d’une double façon : d’une part,
le livre témoigne que les bases
théoriques sur lesquelles se fondent
les contributions qui le composent,
des bases construites antérieurement par d’autres, sont aujourd’hui solides et suffisamment clarifiées pour être maîtrisées par des
chercheuses et chercheurs en formation. D’autre part, l’ouvrage
montre comment, du fait même de
cette solidité du cadre théorique,
des explorations nouvelles et des
audaces sont possibles, en termes
de terrain ou d’angle d’approche.
Les quatorze textes de l’ouvrage
portent pour la plupart sur la France
contemporaine, quelques-uns sur
différentes cultures et aires géographiques. Quelques articles abordent
des périodes historiques peu travaillées dans le domaine du genre :
Moyen Âge et guerre coloniale en
Algérie pour la France, partage des
territoires après la création de l’État
d’Israël pour le Moyen-Orient.
C’est donc à travers l’espace et le
temps que les « dissemblances »
et, par conséquent, aussi, les ressemblances dans le jeu des rapports
sociaux entre les sexes, sont ici
collectivement présentées.
Le livre, organisé en trois
regroupements autour de questions devenues des classiques
du « genre », joue d’emblée la
carte de l’interdisciplinarité. Il
présente en effet une sélection de
communications faites lors de
journées d’étude doctorales interdisciplinaires sur « les constructions des sexes et des sexualités »
animées en particulier par RoseMarie Lagrave.
Notes de lecture
Dans la présentation générale,
celle-ci souligne que les conditions
de la transmission des savoirs,
dans le domaine du genre comme
ailleurs, ne sont pas uniquement
une question de pédagogie, mais
bien d’abord de constitution d’un
savoir initial. Concernant le genre,
ce savoir a dû s’imposer de haute
lutte contre les catégories naturalistes du savoir jusque-là en vigueur. Les textes présentés ici, qui
explorent « le travail du genre »,
c’est-à-dire de la société en train
de créer ses classements, sont bien
signés des héritières de ces déconstructions critiques. Mais la
transmission des savoirs c’est aussi
la confrontation entre deux générations : ainsi le concept de genre
constitue-t-il pour ces jeunes chercheuses et chercheurs autant un
point de départ établi que l’objet
d’une nouvelle discussion théorique.
Point de départ établi : le fait
social de la domination masculine n’a plus à être démontré ni
justifié. Ce qui permet d’aller plus
directement au cœur des questions
abordées. Ce qui permet aussi
d’examiner les mille et une manières par lesquelles cette domination et les catégorisations savantes ou profanes qu’elle génère
se confortent ou se déforment pour
mieux renaître sous de nouveaux
aspects.
C’est particulièrement flagrant
en ce qui concerne les textes sur
l’homosexualité et le transsexualisme qui constituent les
objets traités dans la première
partie. Deux études des repré-
249
sentations de l’homosexualité en
France dans les populations de
culture maghrébine d’une part,
guadeloupéenne de l’autre, montrent les relations triangulaires qui
s’établissent entre la hiérarchie
sociale des sexes, le rejet ou la
tolérance de l’homosexualité (masculine et féminine) et la définition
de l’honneur masculin. Bien que
par des chemins différents, dans
les deux cas le système repose sur
le déni de la réalité de l’homosexualité et sur l’impossibilité radicale de penser une sexualité féminine autonome. Un autre article
montre ce que la société française
d’aujourd’hui est prête à concéder
en matière d’état civil des transsexuel(le)s, dès lors que ceux-ci
ou celles-ci acceptent que leur sexe
biologique soit mis en conformité
avec leur sexe ressenti et leur identité sociale souhaitée, c’est-à-dire
à la condition qu’ils ou elles en
passent par une opération chirurgicale.
Cette condition révèle que la
société préfère faire violence aux
corps plutôt que d’intégrer la
réalité de l’inadéquation du sexe et
du genre. La sexualité, thème
jusqu’ici assez peu exploré par
les études féministes françaises,
constitue à l’évidence un espace
social où se révèle de façon particulièrement claire l’enjeu de la
catégorisation de sexe et les limites
de ce qu’une société où règne la
domination masculine peut supporter en termes de brouillage des
frontières entre les genres.
La deuxième partie du livre
250
prend appui sur la division des
tâches et des statuts qui a cours
dans le monde du travail pour
montrer, dans différents contextes,
le travail du genre dans les processus de définition des statuts
féminins et masculins dans la sphère
professionnelle. On retiendra en
particulier l’exemple du « terrain »
original des « caritats », ces organisations professionnelles de la fin
du Moyen Âge dans le Languedoc,
pour lequel sont ici reconstruits
les processus d’infériorisation du
statut professionnel des femmes,
en lien avec leur statut familial.
Le cas, contemporain cette fois,
de la police française, institution
qui a utilisé l’entrée des femmes
dans la profession pour promouvoir une police de proximité, permet de revenir sur ce que d’autres
chercheuses ont pu montrer dans
les travaux sur les articulations
entre travail professionnel et vie
familiale : le genre n’est pas donné
une fois pour toute. Selon les
caractéristiques que les représentations sociales attribuent aux différentes tâches du métier de policier
(de l’accueil aux interpellations
« musclées »), il s’opère, pour une
même personne et au sein même
du métier, des déplacements de
frontières entre le masculin et le
féminin, et donc, là aussi, un
brouillage de la division sexuelle
du travail policier. Une étude de
presse concernant les représentations d’une retraite « réussie »
selon que l’on est un homme ou
une femme témoigne, quant à elle,
de la prégnance, au-delà de la
Notes de lecture
cessation d’activité, des normes
attachées à la division sexuelle du
travail professionnel et domestique.
La troisième série d’articles
revient sur les enjeux politiques des
luttes féministes, à travers différentes situations de conflit politique où le point de vue féministe
doit en découdre avec d’autres
priorités : lutte coloniale en Algérie,
identités nationalistes au MoyenOrient, pragmatisme dans la lutte
pour le droit à l’avortement libre
et gratuit au Mexique, parité politique en France ou encore accès à
la parole pour les « sans-voix » dans
la Roumanie post-communiste.
Dans ses choix politiques, le féminisme doit souvent se contraindre à un travail sur ses propres
théories et priorités pour dépasser
les paradoxes dans lequel l’enferme
l’intérêt immédiat des plus démunis, qui, précisément, sont quasi universellement les plus démunies.
Un des aspects les plus intéressants des sciences sociales féministes n’a-t-il pas été de montrer
l’étroite imbrication de la domination masculine avec les autres types
de domination, socioéconomique,
coloniale ou politique ?
Dilemme et paradoxe des théorisations féministes constituent donc
une autre trame de l’ouvrage. Or,
travailler sur les situations empiriques où ces théorisations sont
mises en question constitue sans
doute une prise de risque intellectuel, celui d’une certaine déstabilisation des acquis. Sans doute, fautil, pour s’y atteler, bénéficier non
seulement de la distance qu’offre
Notes de lecture
251
l’éloignement culturel, géographique ou historique, mais aussi
du recul rendu possible par le fait
que le mur auquel on s’adosse a
de solides fondations.
Anne-Marie Devreux
Sociologue
Cultures et sociétés urbaines
IRESCO-CNRS
Houria Alami M’Chichi – Genre
et politique au Maroc. Les enjeux
de l’égalité hommes-femmes entre
islamisme et modernisme
(2002). Paris, L’Harmattan « Histoire et
perspectives méditerranéennes », 155 p.
À partir du débat qui a eu lieu
autour du projet de « Plan d’action
pour l’intégration des femmes au
développement » en 1999, Houria
Alami M’Chichi tente de mettre
en lumière les blocages à la participation politique des femmes au
Maroc.
L’auteure questionne d’abord
l’apport de « l’approche genre » à
la question de la participation politique féminine au Maroc. Elle montre en quoi l’approche « genre et
politique » a changé l’analyse du
politique, notamment en ce qui
concerne la séparation public/privé,
et a ainsi élargi la conception de
la démocratie et de la citoyenneté.
Au Maroc, cette problématique a
été marquée par le débat qui a eu
lieu autour du projet de Plan.
Présenté par le pouvoir, ce projet
synthétisait les revendications des
ONG « féminines » 6 quant au statut
6
Malheureusement, l’auteure ne distingue
pas clairement les associations féministes
de celles qui se disent « féminines », et
des femmes, et réclamait notamment la révision du Code de statut personnel (CSP) qui consacre
l’inégalité entre les sexes. Le CSP
étant considéré comme d’essence
religieuse, le projet a été attaqué
comme « atteinte à la personnalité
musulmane », notamment par les
mouvements islamistes.
Elle retrace ensuite l’histoire
de la « citoyenneté féminine » au
Maroc. Le pouvoir, depuis l’indépendance, a proclamé l’égalité entre
les sexes, mais « les rapports de
pouvoir, institutionnalisés par un
système politique fondé sur le patriarcat, restent présents dans la
conception et l’exécution de toutes
les règles juridiques » (p. 60).
Le système politique marocain
se base sur un double référentiel,
islam/modernité, qui se répercute
sur le statut des femmes : égales
aux hommes dans le droit public,
elles leur sont subordonnées dans
le droit privé. Au nom du caractère islamique du CSP, tous les
litiges qui en relèvent échappent
aux principes d’égalité contenus
dans la Constitution et réaffirmés
dans les conventions internationales
ratifiées par le pays.
Est ensuite analysé le discours
des mouvements dits islamistes
qui, au nom de la « complémentarité
entre les sexes », rejettent l’idée
d’égalité, qu’ils attribuent à une
« idéologie occidentale », représentée, entre autres, par les
féministes occidentales. Ils ne
qui n’ont pas forcément une visée
politique.
252
rejettent pas la participation politique des femmes, mais celle-ci
est subordonnée, à leurs yeux, à
l’accomplissement prioritaire de
leurs « responsabilités familiales ».
De plus, leur référentiel principal
est l’islam, siège de l’identité qu’il
faut défendre contre les attaques
de l’Occident, tâche principalement
dévolue aux femmes, par l’intermédiaire de leur rôle dans la famille. Remettre en cause ce rôle,
c’est donc attaquer l’islam et, par
voie de conséquence, « l’identité ».
« Comme à l’époque coloniale, le
discours sur l’émancipation féminine reste étroitement limité par
sa focalisation excessive autour
de la religion, ce qui bloque toute
velléité de réflexion et de débat. »
(p. 68-69).
Cette logique, clairement énoncée par les islamistes, est néanmoins, explicitement ou implicitement, partagée par bon nombre
d’hommes politiques, « traditionalistes » ou plus « à gauche ».
Les « modernistes » 7, quant à
eux, admettent, au niveau des principes, l’égalité entre les sexes,
notamment dans le champ politique, mais partagent les représentations décrites ci-dessus sur le rôle
social des femmes dans la famille, et refusent de considérer
les choses en termes de rapports
de pouvoir. Ils imputent ainsi
l’absence des femmes dans le
champ politique à un « retard »
qu’il faut combler, notamment en
7
On remarquera la difficulté de l’auteure
à délimiter ce groupe.
Notes de lecture
matière d’éducation des filles.
Les difficultés des modernistes
à se positionner sur la question du
genre trouvent leur origine dans la
tension, dans leurs représentations,
entre le référentiel de la modernité
et celui de la famille. Pour eux
aussi, la famille est le centre de la
structure sociale et les femmes sont
le centre de la famille, idéologie
qui trouve son assise dans le
système patriarcal exprimé par la
religion.
Ces tensions révèlent la place
de la religion dans le système politique marocain, le pôle monarchieislam étant la référence centrale de
ce système, ce qui a empêché les
partis politiques de formuler une
revendication claire de la laïcité.
Enfin, Houria Alami M’Chichi
évoque, trop rapidement malheureusement, la difficulté pour les
modernistes de remettre en cause
l’ordre établi pour assumer leur
modernité ; en insistant sur le
rôle des femmes dans la famille,
« cellule où s’enracine et se perpétue l’ordre social qui distribue
les rôles et les positions sociales
hiérarchiques », ils assurent en
effet la préservation des intérêts
de ceux qui ont déjà le pouvoir
(p. 101), et par conséquent leurs
propres intérêts.
L’auteure essaye par ailleurs
de résumer les effets du débat, en
montrant la dynamique que cela a
imprimé au champ politique marocain. On assisterait ainsi à l’émergence de la question de genre dans
sa globalité, notamment à travers la
dimension politique. Mais le lien
Notes de lecture
établi, par les islamistes, entre identité nationale (liée selon eux à
la religion) et statut des femmes,
interdit aux modernistes toute velléité de réaction : « Nous sommes
tous des musulmans » répliquentils dans une position défensive.
De fait, les débats se sont focalisés autour de la religion, et la
question de l’ijtihad (effort encouragé par la tradition islamique
pour comprendre et interpréter les
textes) a été invoquée comme
moyen pour réviser le Code de
statut personnel.
Finalement, l’auteure fait le
point sur le réseau d’associations
« féminines » et son influence sur
une redéfinition du politique qui
intègrerait le point de vue et
l’expérience des femmes. Elle note
qu’elles hésitent, également, entre
la référence religieuse et la revendication de sécularisation du droit
de la famille.
Elle s’interroge par ailleurs sur
les femmes des mouvements islamistes, qui revendiquent une visibilité et une reconnaissance de
leurs spécificités (en tant que
musulmanes) et critiquent le point
de vue de la théorie du genre qui
les exclut ; comme les femmes
noires aux États-Unis, elles invitent
donc à d’autres formes de connaissance et de savoir sur la « question
des femmes ». Mais, à la différence
de ces dernières, les femmes islamistes ne cherchent pas à mettre
l’accent sur la forme particulière que
prend la domination des femmes
dans leur culture, puisqu’elles ne
reconnaissent pas l’existence de
253
rapports de pouvoir entre hommes
et femmes. Cependant, on ne peut
pas nier l’investissement du champ
politique par ces femmes.
L’auteure reconnaît que leur
dénonciation des risques d’ethnocentrisme contenu dans la mondialisation n’est pas dénuée de sens,
mais, conclut-elle : « Les femmes
ne peuvent pas se soumettre à la
subordination au nom de la défense de l’identité construite sur
une base sexuée. » (p. 140-141).
Nous touchons ici à un problème qui traverse tout le livre
sans être jamais attaqué de front :
l’omniprésence dans les discours
de l’association identité/islam d’une
part et identité/femmes (à travers
leur rôle dans la famille) d’autre
part. Cela explique que l’on ne
conçoive pas de changement dans
le statut des femmes en dehors de
la référence religieuse. C’est ce
dernier point que l’auteure de ce
livre tente de déconstruire, prônant une réelle laïcisation de la
politique marocaine et des débats
autour des droits des femmes.
Mais, n’ayant pas questionné la
double association citée ci-dessus,
elle n’y parvient pas.
En effet, comme l’évoque
l’auteure très rapidement vers la
fin de son livre, la culture marocaine
« n’est pas seulement [musulmane].
Son histoire est berbère, arabe,
marocaine et aussi largement marquée par l’influence occidentale »
(p. 118).
Ensuite, l’association femmes/
identité n’est pas propre au Maroc,
et on peut comparer, par exemple,
254
les discours islamistes actuels à
ceux tenus par les administrateurs
français pendant la colonisation.
Les autorités coloniales ont ainsi
évité la « question des femmes »
(selon les termes utilisés) en la
rejetant dans la sphère de la « vie
privée », donc intouchable 8. Mais
il ne faut pas oublier que ces colonisateurs étaient, eux aussi, issus
d’une société patriarcale et que la
lutte contre la domination masculine, dans les colonies comme
en France, n’était pas leur priorité.
Ceci nous amène à une seconde
critique concernant cet ouvrage :
les revendications féministes au
Maroc sont présentées comme
issues de « valeurs universelles »
véhiculées par les conventions
internationales sur les droits des
femmes et non comme le résultat
des luttes féministes dans les pays
dits « occidentaux ». Or cela laisse
penser qu’il s’agit de valeurs dominantes dans ces pays, ce qui va
dans le sens des idées véhiculées
par les mouvements islamistes.
Aujourd’hui, le discours dominant au Maroc est en effet qu’en
Occident l’égalité des sexes est une
chose acquise, et qu’actuellement
l’Occident essaie d’imposer cette
valeur aux autres cultures, ou aires
religieuses. Cette idée légitime le
rejet de ces revendications, qui seraient l’expression de la domination occidentale. C’est donc en
montrant que ces revendications
sont le fruit de luttes contre l’ordre
8
Cf. Fatima Mernissi (1983). Sexe, idéologie, islam. Paris, Tierce.
Notes de lecture
établi, en rappelant les inégalités
persistantes « là-bas » aussi, que
l’on peut déconstruire cette argumentation.
Ainsi, on verrait que la
domination externe (exercée par
l’Occident), réelle par ailleurs, est
invoquée par certains pour masquer
la domination interne dont ils sont
les tenants (et cela s’applique aussi
bien aux « modernistes » qu’aux
« islamistes », pour reprendre les
termes utilisés dans ce livre).
Il aurait donc fallu, pour mener
à bien cette réflexion, questionner
l’opposition tradition/modernité qui
est, à mon sens, à la base de ces
représentations faisant obstacle à
toute avancée de l’égalité entre les
sexes au Maroc.
Meriem Rodary
Doctorante en anthropologie à l’EHESS
Laboratoire d’anthropologie sociale
Colette Guillaumin – L’idéologie
raciste. Genèse et langage actuel
(2002). Paris, Gallimard, 378 p.
L’idéologie raciste constitue, en
France, la première étude sociologique approfondie du phénomène
raciste et demeure une œuvre de
référence. Publié pour la première fois en 1972 et réédité trente
années plus tard, l’ouvrage, riche
d’enseignements, reste d’actualité.
Son objectif est l’analyse du système de pensée qui sous-tend les
théories et les conduites racistes.
L’argumentaire s’appuie sur de
nombreuses références bibliographiques (romans, essais, récits
d’explorateurs, presse…) que
Notes de lecture
l’auteure a le souci d’analyser et
de resituer dans le contexte sociohistorique.
L’auteure situe l’émergence de
la théorie raciste, c’est-à-dire de
la « forme explicite de l’idéologie
raciste », au XIXe siècle. Auparavant, le racisme était légitimé par
la religion : l’appartenance au genre
humain était définie par l’ordre divin, ceux qui n’avaient pas d’âme
étant simplement exclus de l’humanité. Au cours du XIXe siècle, la
conception du genre humain se
modifie radicalement sous l’influence des sciences naturelles qui
affirment l’existence de diverses
« races » humaines et de l’évolution des espèces – dont l’espèce
humaine – selon un schéma temporel. Les groupes sont alors pensés comme des groupes clos et
étanches, la « race » devenant une
catégorie perceptive prioritaire. Le
terme lui-même change de signification : il ne renvoie plus à la lignée, mais au groupe humain. Si
l’anthropologie physique est la
première à lui donner un contenu
scientifique, il n’en demeure pas
moins que la différenciation des
groupes humains est opérée selon
des critères d’ordre physique.
Même les sciences humaines témoignent de la difficulté à appréhender les faits socioculturels indépendamment des phénomènes
biophysiques, puisque le terme
« race », employé au XIXe siècle et
au début du XXe siècle, est remplacé par le terme « ethnie »,
ethnos en grec qui signifie
« peuple », « nation », mais aussi
255
« race »…
Si la « race » désigne en premier
lieu des groupes « raciaux », toute
catégorie peut être « racisée » en
fonction de l’attribution d’un caractère biologique. Ainsi, les femmes,
les ouvriers de même que les homosexuels et les catégories « légales »
(comme les « aliénés » ou les
« hors-la-loi ») sont constitués en
groupes altérisés, leur différence
perçue étant sous-tendue par un
caractère somatique qui apparaît
comme signifiant d’une altérité
radicale, cette altérité essentielle
justifiant les conduites racistes.
Les différents groupes dominés
partagent, d’une part, les mêmes
formes d’oppression et, d’autre part,
la conscience d’appartenir à une
minorité (alors que les membres
de la société majoritaire n’ont pas
conscience de leur situation). Toute
conduite raciste – qui englobe des
relations hostiles ainsi que des attitudes positives comme l’admiration – comporte un invariant :
le souci du maintien de la particularité de l’autre et de l’enfermement de l’autre dans cette différence, contenue dans la marque
physique indélébile. Le racisme
se définit donc comme « toute
conduite de mise à part revêtue du
signe de la permanence » (p. 110).
Au XX e siècle, les minorités
prennent la parole au travers des
revendications nationalistes et des
protestations internes (mouvement
des femmes, des ouvriers, négritude…), engendrant une certaine
forme de prise de conscience au
sein de la société majoritaire.
256
Cependant, en France, cette prise
de conscience s’accompagne d’une
attitude de déni et de silence, témoins du refoulement de sa culpabilité : les médias ne se font nullement l’écho des problèmes des
minorités et, alors que l’antisémitisme est une « constante
culturelle », on l’associe systématiquement au passé nazi. Par
ailleurs, la décolonisation permet
aux populations anciennement
colonisées d’accéder à la parole
et à l’existence en tant que groupes
nommés, mais elles sont maintenues dans un état de domination
économique et ne peuvent de ce
fait prétendre à l’indépendance et
à l’existence réelles. Le système
de pensée raciste demeure : il passe
simplement d’une expression ouverte à une négation.
L’argumentaire général du livre
repose sur l’analyse du langage
courant – tant au niveau de l’explicite que de l’implicite – et de
la manière dont s’y manifeste le
« sens raciste ». L’analyse qualitative de textes écrits (notamment
des articles parus dans cent-dix-huit
numéros du quotidien France Soir)
et de discours (conversations, émissions radiophoniques et télévisées,
cinéma…) permet à l’auteure de
mettre en évidence le « mécanisme »
et les « constituants centraux » de
l’idéologie raciste (p. 201). L’étude
couvre la période de l’immédiat
après-guerre à 1960.
D’une part, il apparaît que les
« autres » sont pensés selon les
caractéristiques de leurs groupes
et sont dépourvus de particula-
Notes de lecture
rités propres, et donc d’humanité,
alors que le dominant se pense en
tant qu’individu doté de qualités
individuelles. D’autre part, les
« autres » sont systématiquement
désignés, de manière explicite ou
implicite, tandis que le « moi » 
le dominant  n’est jamais nommé.
C’est ainsi que l’on évoque la couleur noire, alors que la mention
de la couleur est inexistante pour
les blancs ; on ne désigne jamais
les « jaunes » ou les « juifs »
comme tels mais on cite leur nom
et on utilise à leur endroit des référents d’ordre physique ou comportemental qui constituent des
signifiants implicites. De même,
s’agissant des catégories d’âge ou
de sexe, les enfants, les jeunes, les
vieillards, ainsi que les femmes,
sont toujours désignés comme tels.
À l’inverse, les adultes et les hommes ne le sont jamais puisqu’ils
portent la connotation du général
et incarnent le non-dit ou l’implicite des catégories d’âge et de sexe.
Si le majoritaire ne se nomme
ni ne se définit jamais, ses caractéristiques apparaissent en creux
des discours portés sur les minorités. Le groupe adulte, blanc, de
sexe mâle, catholique, de classe
bourgeoise, sain d’esprit et de
mœurs, est donc celui qui ne se
définit pas comme groupe mais qui
catégorise les autres. La place et
le statut des catégories altérisées
évoluent avec le temps (certaines
naissent, disparaissent ou sont
remplacées par d’autres), mais
l’organisation perceptive raciste
reste inchangée : les autres chan-
Notes de lecture
gent, le mode d’appréhension de
l’altérité est constant.
Trente ans après la première
publication de cet ouvrage, les processus d’appréhension et d’essentialisation de l’altérité, tels que les
a analysés Colette Guillaumin,
demeurent, comme en témoignent
les discriminations religieuses,
sexuelles et raciales qui ont cours
en France et dans le monde. À ce
titre, l’ouvrage de Colette Guillaumin
constitue une référence incontournable.
Dolorès Pourette
Anthropologue
Laboratoire d’anthropologie sociale
Michel Sonya, Mahon Rianne
(eds) – Child Care Policy at
Crossroads : Gender and Welfare
State Restructuring
(2002). New York, Londres, Routledge.
En matière de politiques de la
petite enfance, les pays développés
se trouvent tous, peu ou prou, à la
croisée des chemins. Alors que
l’érosion du modèle de « Monsieur
Gagne-pain » génère une demande
accrue de prise en charge des jeunes enfants hors du foyer, les Étatsprovidence, sous l’emprise de la
transition postindustrielle, la globalisation et la montée des idéologies néo-libérales, connaissent
une restructuration synonyme de
contrôle et de limitation des dépenses. Face à une telle complexité,
les réponses varient. Qu’elles
soient égalitaires ou rétrogrades,
elles sont parfois en rupture avec
les ancrages institutionnels des
nations examinées dans ce volume.
257
Quelles nouvelles voies et
réponses empiriques voit-on émerger au Japon, en Amérique du Nord,
en Australie, dans divers pays de
l’Union européenne, y compris l’un
de ses nouveaux membres – la
Pologne ? Quelles configurations
ou justifications idéologiques, président à la mise en place des
mesures adoptées ? Et pour quels
résultats ? Les politiques de la
petite enfance constituent un analyseur de choix pour l’étude des
effets sexués de la restructuration
des États-providence, saisis ici
dans treize études de cas.
Quatre types de contextes politiques émergent, selon que la mise
en œuvre des politiques d’accueil
de la petite enfance s’y caractérise
par : la faiblesse du féminisme
(Japon, Espagne, Pologne) ; l’idéologie du libre choix (Australie,
Belgique flamande, Pays-Bas,
France) ; l’impact du néo-libéralisme (Italie, Canada, Angleterre,
États-Unis) ; la mise en place ou
le maintien de l’universalisme
(Suède, Danemark, Québec).
Comme Rianne Mahon le rappelle dans son introduction, cette
typologie ne correspond pas à celle
qu’Esping Andersen a dessinée des
régimes d’États-providence, mais
elle donne à voir des évolutions
très variées. Ainsi, l’Australie, qui
s’est dotée d’un système national
de prise en charge de la petite enfance dès les années 1970, constitue
une exception parmi les régimes
libéraux. Aujourd’hui c’est au tour
du Québec de s’en distinguer, avec
une politique universaliste à contre-
258
courant de celles de ses voisins
nord-américains. De leur côté, les
politiques de garde en France et
en Belgique sont plus proches de
celles pratiquées par les régimes
sociaux-démocrates nordiques que
par les régimes conservateurs, cependant que, parmi ces derniers,
une réponse originale est en voie
d’expérimentation aux Pays-Bas…
La première qualité de ce recueil d’articles réside dans la cohérence des objectifs partagés par
les auteur(e)s – on est loin du
patchwork hétérogène qu’offre parfois ce type d’ouvrage. Deuxièmement, il est constitué d’une série
d’exemples incluant des pays atypiques ou moins connus, comme
le Japon (analysé par Ito Peng), la
Pologne (Jacqueline Heinen) et
l’Australie (Deborah Brennan).
Côté théorique, signalons la contribution originale de Monique Kremer,
qui rend compte de l’influence des
modèles culturels dans son analyse comparative des Pays-Bas et
de la Belgique flamande. Enfin, le
lecteur hexagonal pourra goûter le
« regard distant » de l’Américaine
Kimberly Morgan sur le cas français, qualifié de compromis empreint de pragmatisme élitiste.
L’impossible « conciliation »
La contribution d’Ito Peng met
en lumière l’histoire des politiques
d’accueil au Japon. L’État y a longtemps prôné une orientation dualiste
se caractérisant par l’idéologie de
la femme au foyer pour les classes
moyennes et par une politique de
garde d’enfants plus « réaliste »
Notes de lecture
en direction des mères seules ou
défavorisées. Mais la surcharge que
représente la prise en charge des
enfants et des parents vieillissants
pour les unes et les autres a fait
éclater ce modèle dans les années
1990, sous la forme d’une chute
de la fertilité et d’une montée des
divorces. Malgré un « mea culpa »
gouvernemental, la mise en place
de congés parentaux, et le développement de la capacité d’accueil à
cette époque, la sauce nataliste
n’a pas pris, en l’absence d’une
réelle volonté de transformation
des rapports sociaux de sexe au
foyer, dans les entreprises et dans
la vie politique. À l’instar des
Japonaises (mais aussi des
Espagnoles, des Italiennes et des
Allemandes), les Polonaises limitent aujourd’hui leur descendance,
un phénomène comparé à une
« grève des ventres » par Jacqueline
Heinen. Elle relève la chute brutale de la capacité d’accueil dans
ce pays qui était déjà le parent
pauvre des pays de l’Est en matière de crèches sous le régime
communiste. Sans doute s’agit-il
de l’unique mode de « conciliation »
qui reste aux Polonaises, lesquelles
maintiennent aujourd’hui, contre
toute attente et en dépit du traditionalisme de l’Église catholique,
des discriminations multiformes et
de la défaillance du secteur social,
un taux d’activité élevé, mais en
ayant moins recours aux congés
d’éducation – la plupart du temps
non rémunérés. « L’institution
de la grand-mère » contribue sans
doute à une telle stratégie, tout
Notes de lecture
comme en Espagne, pays dont
Celia Valiente montre qu’il s’efforce
néanmoins de développer le nombre
de places dans les écoles maternelles.
Les limites du « libre choix »
Dans une approche théorique
originale, Monique Kremer rend
compte du rôle de prescripteur
moral, « de prêtre », que revêt
l’État-providence.
L’auteure
souligne
les
différences
importantes observées entre deux
régimes conservateurs – les
Pays-Bas et la Belgique
flamande – pourtant proches sur
le plan géographique et linguistique. Certes le facteur économique
et le décalage historique auront
joué : les Flamands bénéficient depuis longtemps d’un financement
public substantiel pour faire face
à la bi-activité de nombreux couples, alors que la prospérité économique exceptionnelle des Hollandais a contribué à ce que l’idéal de
la maternité à temps plein domine
encore à l’orée des années 1990.
Mais il demeure que, l’heure des
choix venue, les options des deux
voisins diffèrent. L’importance
accordée à une prise en charge
maternelle – qu’il s’agisse de la
« vraie » mère ou d’une mère de
« remplacement », la nourrice –,
inhibe, selon Kremer, le taux d’activité des mères flamandes, quand
bien même le taux des modes de
garde publics y avoisine celui de
la Suède. Aux Pays-Bas, l’idéal
nouveau est qualifié par Kremer
« d’anti-scandinave » : c’est aux
parents, et non aux institutions ou
aux personnes extérieures, d’as-
259
surer l’essentiel de la prise en
charge des jeunes enfants. Le gâchis
économique et humain représenté
par des mères éduquées et inactives conduit à inciter les individus des deux sexes à travailler à
temps partiel, les hommes étant
exhortés à assumer leurs responsabilités paternelles : grâce aux
dispositions légales, 16 % des
hommes travaillent à temps partiel (7 % des pères contre une
moyenne de 1 % dans les pays de
l’Union européenne). Toutefois, les
structures d’accueil sont principalement financées par les employés
et les employeurs, ce qui implique
une inégalité sociale devant les
différentes formes de garde – un
écueil que ni les Français ni les
Australiens, autres « champions du
libre choix », n’ont su résoudre à
ce jour. Par ailleurs, il s’agit d’un
« choix » illusoire puisque la responsabilité morale de la prise en
charge des enfants continue à incomber aux mères.
Néo-libéralisme versus
universalisme
Parmi les régimes ayant appliqué des recettes néo-libérales, les
pays anglophones – ce n’est pas
une surprise – sont fortement représentés. Rianne Mahon et
Susanne Phillips évoquent les
rendez-vous manqués des Canadiens, cependant que Vicky Randall
se demande « Comment restructurer l’inexistant ? » à propos de
la Grande-Bretagne, tout en soulignant le caractère positif du changement de perspective en cours.
Sonya Michel et Denise Urias
260
Levy, elles, analysent la situation
aux États-Unis. Il ressort qu’au
cours des trois dernières décennies,
et malgré une augmentation des
financements, les politiques étatiques de ces trois régimes libéraux ont été axées sur le workfare
et sur l’aide aux mères élevant
seules leurs enfants. De son côté,
Vincent Della Sala traite du néolibéralisme et de la globalisation
à l’italienne, perçus comme instruments de modernisation institutionnelle. À l’opposé des politiques centrant les mesures sur des
catégories de mères en situation
difficile, sont présentées les options
de deux pays, chantres de l’universalisme, et qui ont plus ou
moins maintenu leur cap : ici la
Suède (Christina Bergqvist et Anita
Nyberg) et le Danemark (Anette
Borchorst). Last but not least, en
guise de happy end à cette série
de contributions, Jane Jenson rend
compte de l’embellie québécoise,
mélange d’une politique d’accueil
des jeunes enfants de type universel (au coût modeste de 5 dollars
par jour), d’une politique familiale
de distribution verticale et d’une
promesse de congés parentaux
étendus et mieux compensés.
Dans l’ensemble, il apparaît que
le laborieux et lent développement
des politiques d’accueil ne peut
être imputé à la seule restructuration de l’État-providence. La
crise financière, réelle, a parfois
servi de paravent aux hésitations
et oppositions idéologiques, en
fonction d’attentes variées. En revanche, un consensus fort semble
Notes de lecture
entourer l’éducation en tant que
facteur favorable au développement
de l’enfant et de l’égalité sociale
– d’où un investissement considérable des États dans les institutions préscolaires pour les enfants
âgés de 3 à 7 ans, cependant que
les droits des plus jeunes enfants,
âgés de 0 à 3 ans, restent limités.
Par ailleurs, la revendication de
congés parentaux a trouvé un écho
dans la plupart des pays. Mais
comme le souligne Sonya Michel,
le développement de telles mesures,
dans une optique féministe, exige
qu’existent préalablement des services d’accueil de qualité accessibles à tous les enfants, que ces
congés soient correctement rémunérés, qu’ils soient assortis de
droits sociaux équitables (droit à
la retraite notamment) et qu’ils
donnent lieu à un réel partage entre
les parents des deux sexes – autant
de conditions qui sont encore loin
d’être remplies à l’heure actuelle
et sans lesquelles on peut difficilement parler de « libre choix ».
Heini Martiskainen
Sociologue
PRINTEMPS-Université Versailles
Saint-Quentin en Yvelines
Philippe Zarifian – À quoi sert
le travail ?
(2003). Paris, La Dispute, 187 p.
Dans cet ouvrage riche et stimulant, Philippe Zarifian apporte
sa contribution aux redéploiements
actuels de la sociologie du travail ;
aux conceptions, selon lui dominantes, qui tendent à considérer
l’individu au travail comme étant
réductible à sa fonction dans la
Notes de lecture
division du travail ou à la domination qu’il subit de la part de sa
hiérarchie, il oppose, en utilisant des
concepts élaborés par Foucault et
Deleuze et en s’appuyant sur des
observations effectuées dans différents espaces de travail, l’idée
selon laquelle le travail est avant
tout un cadre dans lequel les individus expriment ce qu’il appelle
leur « puissance de pensée et
d’action » et mettent en œuvre
leur inventivité.
Ainsi, Philippe Zarifian regrette
la tendance à ne voir dans le
travail qu’une simple succession
d’opérations ; selon lui, le travail
est gorgé d’événements face auxquels les individus doivent inventer
– qu’il s’agisse de « grandes » ou
de « petites » inventions. Il montre
ainsi de manière convaincante que,
même dans le cas de travaux que
l’on pourrait avoir tendance à
considérer comme relativement
répétitifs, les individus sont très
souvent amenés à faire face à des
événements imprévus et, afin de
bien faire leur travail, à inventer,
et à « contre-effectuer ces événements » (Il emprunte ce concept
à Deleuze) ; et que s’affranchir des
procédures prescrites par la hiérarchie est souvent une condition
à ce que les salariés parviennent à
donner du sens à leur travail et à
le faire bien.
L’auteur développe aussi l’idée
selon laquelle la conception habituelle du temps est inapte à saisir
efficacement le travail concret.
S’appuyant sur le « devenir »
deleuzien, il oppose ainsi le « temps
261
spatialisé » au « temps-devenir ».
Le temps spatialisé est celui qui
encadre le travail et le contraint,
en mesure la durée ; mais c’est un
temps abstrait, qui ne permet pas
de bien appréhender les événements
constitutifs du travail, la tension
entre passé et devenir, entre mémoire et anticipation, qui caractérise tout travail. Le temps spatialisé est le temps de travail. Le
temps du travail concret, selon
Philippe Zarifian, peut être appréhendé par le concept de « tempsdevenir », qui permet de saisir les
anticipations, les visées éthiques,
les prises de risques effectuées par
les individus.
Philippe Zarifian évoque également l’éclatement à l’œuvre actuellement de l’« unité théâtrale »
(unité de temps, unité de lieu, unité
d’action) de la société industrielle,
et propose une interprétation originale des implications de l’éclatement de l’unité d’action. Selon
lui, le travail aujourd’hui est de
moins en moins une fraction de la
division du travail, et s’apparente
de plus en plus souvent à une
« monade », une totalité en soi,
d’où l’usage répandu de termes
comme « autonomie » ou « responsabilité ». L’auteur, prenant
pour exemple le cas de conseillers
financiers à La Poste, s’intéresse
à la dimension solitaire du travail.
Pour une part, explique-t-il, le
travail tend à devenir plus individuel (les salariés ont des situations
à gérer individuellement, dans une
certaine solitude) ; et pour une
autre part, le travail est plus pro-
262
fondément collectif au sens où les
échanges entre salariés, s’ils sont
irréguliers, sont fortement chargés
de sens, de considérations d’ordre
éthique. L’auteur identifie trois
temps principaux qui structurent
l’activité professionnelle des
salariés : un moment de concentration individuelle, un moment
d’échanges d’informations au sein
de l’équipe ou du réseau, et un
moment d’échanges de sens au sein
des relations intersubjectives. Et
il décrit les espaces spatiotemporels nécessaires à la mise
en œuvre efficace de ces moments.
Philippe Zarifian consacre plusieurs passages aux rapports
sociaux de sexe. Ainsi, évoquant,
dans une perspective « foucaldodeleuzienne » de l’histoire, le passage de la « société disciplinaire »
à la « société de contrôle », il
analyse, à l’aide du concept de
« modulation » qu’il préfère à
celui de flexibilité, les formes de
domination et les potentialités
d’émancipation qu’elle comporte
et remarque que celles-ci sont déjà
bien connues, car, vécues, par les
cadres, certes, mais aussi par les
enseignants et les femmes.
L’auteur développe aussi l’idée
selon laquelle le culte d’une intellectualité pure, désincarnée, coupée
des sens et des affects, est au fondement des rapports de domination
dans la société de contrôle. En effet,
dans cette société, les individus
autonomes sont censés s’automobiliser. Or, dans cette optique,
et dans le cadre des rapports de
genre actuels, les femmes, consi-
Notes de lecture
dérées comme étant asservies par
leur « nature », leurs passions, leurs
affects, leurs sentiments voire,
plus prosaïquement, par leur(s)
enfant(s), sont suspectes, supposées
ne pas être disponibles pour s’autoengager.
L’auteur analyse également le
fait que, alors qu’il avait forgé le
concept de rapports sociaux, Marx
n’ait fait aucune tentative pour
conceptualiser les rapports sociaux
de sexe. Selon Philippe Zarifian, la
subordination, dans la pensée de
Marx, de tous les rapports sociaux
à celui entre exploitants et exploités peut se comprendre comme une
conséquence de la difficulté – voire
d’un certain renoncement – de
Marx à penser concrètement les
mouvements d’émancipation.
Dans ce livre très dense, Philippe
Zarifian annonce aussi « la disparition du marché » ; propose, en
s’appuyant sur les concepts de
« temps-devenir » et d’« événement »,
des modalités alternatives de mesure de la productivité ; et critique la notion de « société de la
connaissance ».
On ressort de l’ouvrage de
Philippe Zarifian avec le sentiment
agréable d’avoir lu un livre riche
et fourmillant d’idées, mais aussi
avec une gêne. Le travail et son
organisation ont connu des évolutions importantes en France ces
dernières années et décennies,
évolutions analysées par Philippe
Zarifian à l’aide des concepts de
monade, d’engagement subjectif,
de solitude, ou encore de modulation. Or, l’auteur ne propose
Notes de lecture
pas d’éléments d’explication de
ces évolutions, n’explicite pas ce
qu’ont pu en être les logiques ou
les matrices, ce qui donne l’impression qu’il les considère comme
inéluctables, qu’il ne s’agirait pour
les salariés que de les accompagner ou de les « contre-effectuer »,
que toute résistance serait vaine,
n’ouvrirait pas « des pistes de devenirs valables » (p. 134). Cette
présentation des choses garantit au
moins à Philippe Zarifian de ne pas
se faire accuser d’archaïsme ou de
nostalgie passéiste ; mais on regrette qu’il ne confronte pas son
approche avec celles d’auteurs 9
qui se sont attachés à montrer les
liens entre certains objectifs patronaux (déstructuration des collectifs
de travail, neutralisation/récupération
de la « critique artiste » du capitalisme) et l’éclatement de l’unité
théâtrale – et du même coup des
cadres collectifs – du travail.
9
Ils sont nombreux. On peut citer notamment Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le
nouvel esprit du capitalisme (Gallimard,
1999).
263
Car on peut affirmer, sans crainte
de se tromper, que cet éclatement
doit certes beaucoup aux évolutions techniques, mais qu’il est étroitement lié aussi à une volonté de
la part des employeurs d’affaiblir
les capacités de lutte des salariés.
Or cet aspect des choses devrait
amener selon nous à ne pas invalider trop rapidement la question
des résistances à cet « éclatement ».
Mais cette réserve n’enlève rien
à l’intérêt de cet ouvrage vivifiant,
tonique et stimulant, qui ouvre et
explore des pistes innovantes et
prometteuses pour la recherche
en sociologie du travail.
Jean-Robin Merlin
Doctorant en sociologie
CEMS/EHESS
264
Notes de lecture