La tortue sur le dos - Eki-Lib

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La tortue sur le dos - Eki-Lib
Dossier : Les femmes et leur corps
Extrait – La tortue sur le dos
Extrait
La tortue sur le dos
Le Témoignage d’Annick Loupias
Dans un témoignage troublant, Annick nous révèle
jusqu’où peut aller un comportement boulimique. Après
des années à osciller entre gavage et privation, il faudra la
mort de sa mère et l’aide de sa thérapeute (Annette
Richard, qui signe l’introduction au récit d’Annick), puis
l’intervention
l’intervention d’une diététicienne (Louise LambertLambert-Lagacé)
pour qu’elle arrive enfin à avoir une relation normale avec
la nourriture, et avec l’amour…
C
e matin, avec fracas et colère, j’ai refermé la porte sur ma souffrance. J’ai
chassé l’homme que j’aime, parce qu’il n’est pas assez présent. Je le déteste de ne
pas me tenir la main, de ne pas me prendre en charge. Je le déteste autant que moimême, femme terrorisée et incapable de marcher seule. J’ai peur. Mon vide
intérieur est toujours aussi vide. L’amour de cet homme ne m’a pas changée. Je
sais depuis longtemps que personne ne peut m’aider, que personne ne peut me
calmer. Seule la nourriture m’apaise. Elle m’est d’une totale fidélité. Patrick a
disparu de ma vie, je l’ai décidé ainsi. À sa place, il reste un
trou béant, je ne suis plus rien… À ce moment précis, j’ai un
énorme besoin de manger.
Enfin la fin de la journée! Je sors du cabinet dentaire
où je travaille comme secrétaire. J’ai besoin d’air et marche
dans la rue, fébrile. Je ne suis plus moi-même. À la fois
surexcitée et dépressive, j’avance en hâte. Je sais vers où
mes pas me conduisent, je connais le scénario. Tout d’abord
je vais faire des provisions. Ne rien oublier, tout prévoir, car
une fois rentrée chez moi et la porte refermée, je ne mettrai
plus le nez dehors. Ce sera l’isolement total.
Châtelaine Octobre 2001
www.chatelaine.qc.ca
Dossier : Les femmes et leur corps
Extrait – La tortue sur le dos
Je vais donc à l’épicerie et remplis deux sacs de provisions. Comme toujours,
je choisis plus d’aliments sucrés que d’aliments salés : des fromages, du pain, des
plats cuisinés, des chips, des biscuits, des gâteaux de toutes sortes, des plaques de
chocolat, des pots de glace au chocolat, de la crème fraîche et tout ce qu’il faut pour
faire des gâteaux. Je ne veux surtout pas manquer de desserts… Pendant cinq
jours, je ne ferai que manger, assise dans mon lit, les volets fermés. Cinq jours
morbides à avaler mon dépit, mon amertume, mon dégoût de moi. Je me méprise à
cause de ce que je vais faire.
Mais je ne sais pas me comporter autrement. Depuis des années, je répète
les mêmes gestes. Pour me punir d’exister, parce que je ne m’aime pas, j’ingurgite
de la nourriture. Elle me sert de refuge, de punition, de calmant, d’élément
destructeur. Elle est tout cela à la fois. Elle est aussi un appel à l’aide, ma seule
façon de dire mon désespoir. Je n’aime ni mon corps, ni ma vie, ni ce que je suis. Je
n’ai aucune estime de moi. Et une seule activité réglemente ta vie depuis dix ans :
manger… D’elle dépendent mon humeur, mon travail, mes amours. La nourriture
m’anéantit, elle ne nourrit jamais mon corps, elle est toujours outrageusement
obsédante.
Pendant cinq jours, ma seule préoccupation sera de me gaver. Il n’y a plus de
petit-déjeuner, de déjeuner et de dîner, je mange continuellement. Je ne m’arrête
que le temps de reprendre un peu mon souffle, de laisser les aliments descendre
dans mon estomac. Dès que j’ai commencé à manger, mon dégoût de moi devient
proportionnel à la quantité de nourriture ingérée. Impossible d’arrêter le processus.
Il est irréversible. L’abdomen complètement distendu, je dors
une heure ou deux. Au réveil, je recommence. Je ne fais pas
chauffer les plats cuisinés, je les mange à même la boîte. Les
restes sont éparpillés autour du lit. Comme je n’aime pas vomir,
je prends des laxatifs toutes les trois heures. Il me faut bien me
vider de temps en temps. Puis je m’aperçois que je n’ai plus de
gâteau. Je décide d’en faire un. J’ai une recette fantastique :
cinq minutes de préparation, trente minutes de cuisson. Je ne
peux pas attendre longtemps… Quelques instants plus tard, je
continuerai mon orgie. Le soir, prise de remords, je jette le reste
de gâteau à la poubelle, le recouvre de cendres pour être
certaine de le détruire. Cette précaution ne m’arrêtera pas. Le
lendemain matin, mon premier geste sera d’ouvrir la poubelle, de
souffler sur les cendres et d’avaler goulûment ce morceau
grisâtre.
Je n’ai plus aucune dignité, c’est le comble de l’horreur de soi. Mon corps
continue de se remplir. Comment peut-il résister à tant de coups? Il est élastique. Il
s’étire, s’étire, s’étire… La peau enveloppe de plus en plus de chair, et celle-ci prend
sa place à une vitesse vertigineuse. J’ai de la difficulté à sortir du lit. Il me faut aller
aux toilettes. Le bref passage devant le miroir n’anéantit. J’aperçois mon ventre
gonflé par la nourriture. Je perds le contrôle et me frappe le visage violemment. Je
me déteste. Je me frappe jusqu’à ne plus supporter la douleur. Pendant mes orgies
Châtelaine Octobre 2001
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Extrait – La tortue sur le dos
alimentaires, je répéterai souvent ces gestes d’automutilation. Ma haine
de moi est lourde et solidement ancrée.
Sixième jour : une amie inquiète frappe à ma porte. Elle ne pouvait
pas m’appeler, je n’ai pas le téléphone. Elle sait que je suis là. Elle insiste.
Couchée, je ressemble à une tortue sur le dos. J’ai l’impression que je
n’arriverai pas à me lever tant mon ventre me paraît énorme. Gonflé
comme une outre, il ressemble à celui d’une femme enceinte. Malgré tous les
sévices que je lui fais subir, il tient bon. Après de nombreux efforts, je réussis à
m’extirper du lit. J’ouvre la porte et mon amie blêmit, mais elle ne fait aucun
commentaire en me voyant. Son regard suffit à me convaincre que je suis horrible.
Je lui fais peur. Au lieu de lui dire bonjour, je l’agresse. Des mots de haine crachés
au visage, des hurlements de rage. Je ne supporte pas le regard des autres sur mon
corps souffrant. Désorientée, elle m’implore de me calmer. Ses yeux pleins de
douceur me supplient d’arrêter de crier. Et soudain je craque, la douleur se
transforme en pleurs, des pleurs aussi géants que mon corps, des pleurs qui servent
à engloutir ma honte.
Je ne sais plus qui est cette femme qui mange sans aucune retenue et qui ne
sait pas pourquoi. Nous somme deux. Celle qui est grosse m’est totalement
étrangère. Comment a-t-elle pu manger autant? Si je ne l’avais pas connue, je dirais
que c’est exagéré, que l’estomac d’une personne normalement constituée ne peut
contenir toute cette nourriture… Et pourtant. Les jours suivants sont pénibles. Je
suis épuisée. Mon corps sort d’une lutte sans merci pour résister à mes assauts. Il
va maintenant avoir besoin d’une accalmie… Moralement, je suis démolie. Je ne
peux que constater les dégâts. Mon corps bouffi me dégoûte. Cette orgie est la plus
monstrueuse de ma vie. Je venais de passer deux mois à ne rien manger, j’avais osé
espérer ne plus jamais perdre le contrôle, rester mince et enfin m’aimer. Mais je ne
tiens pas longtemps, la boulimie attend toujours derrière ma porte. Elle me connaît
bien, elle sait qu’après de longues périodes d’anorexie elle reprendra sa place. Elle
me tient compagnie depuis bientôt dix ans, elle n’est pas près de rendre les armes.
C’est une vieille connaissance. Elle remplace tout l’amour absent, elle me punit de
n’être rien à mes yeux, elle est le seul moyen mis à ma disposition pour anesthésier
ma douleur de vivre. À l’intérieur de moi vit et bouge une grosse pelote de
sensations, toutes des pistes imbriquées les unes dans les autres. Je n’ose pas
encore tirer le fil qui conduirait au centre, je ne suis pas prête. Pour ne pas qu’elle
se déroule et se tienne tranquille, un seul moyen : manger. Pendant les deux mois
suivants, je ne ferai que ça, du matin au soir, au travail, dans la rue, au lit, partout…
Le prix à payer sera élevé : 20 kilos supplémentaires au bout de 60 jours!
Depuis des années, mon corps est un accordéon qui joue la gamme de mes
émotions. Je suis grosse, et c’est ma faute. Pas d’hérédité, pas de dérèglement
hormonal. Rien que de gargantuesques quantités de nourriture que j’ingurgite en un
temps record. Certains jours, je peux consommer jusqu’à 10 000 calories.
Cela signifie un kilo de crème glacée, quatre paquets de biscuits, un pot de
confiture, des plaques de chocolat, des bonbons. Puis, une fois écœurée du
sucré, je passe aux aliments salés, que j’avale en aussi grande quantité. À
Châtelaine Octobre 2001
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la fin de la journée, c’est de nouveau l’overdose de sucre. Je pleure souvent en
mangeant. Puis, quand mon estomac est prêt à éclater, je me dirige vers les
toilettes. Pour vomir… pour pouvoir effacer toutes les traces, pour ne pas
engraisser, pour pouvoir recommencer encore et toujours. Mais je n’aime pas me
faire vomir. J’ai pourtant essayé souvent, mais je n’y arrive pas. Cela m’aurait évité
d’engraisser. À la place, je prends des laxatifs. J’en avale par poignées, comme des
bonbons. Puis je me mets à boire de l’huile de paraffine à la cuillère. Une huile
épaisse, translucide. Résultat : je marche dans la rue et je dois rentrer d’urgence, la
culotte tachée d’huile. Je vidange mon corps comme on vidange une voiture. Il me
faut le nettoyer après l’avoir gavé. Et comme si ce n’était pas assez, j’ajoute des
tisanes laxatives dont je triple la dose prescrite. Leur goût est tellement amer qu’il
me faut manger un carré de chocolat tout de suite après. Beau paradoxe! Parfois
les tisanes me font vomir. Mais tous les laxatifs du monde ne m’empêchent pas
d’engraisser. Rapidement, mon corps va retrouver la forme qu’il connaît bien, celle
que je lui donne quand j’ai mal.
En deux mois, je deviendrai une autre femme. Une seule partie de mon corps
ne change jamais : mon visage. Je garde la tête hors de l’eau et de la tempête. La
graisse l’épargne, comme un cadeau du ciel. Par contre, elle enveloppe mon corps,
des seins jusqu’à la plante des pieds. Mes vêtements de femme mince sont
relégués pour un certain temps. Commence la période des robes larges et longues.
Je perds ma féminité : à mes yeux, une telle caractéristique ne s’accorde pas avec
mon tour de taille. Cette période de boulimie a forcément des répercussions sur
mon travail. Je ne ressemble plus à l’image de la secrétaire, accueillante et jolie,
que deux dentistes ont embauchée.
Ce matin, ils ont l’air de me trouver repoussante. Le plus jeune me dit
agressivement : « Allez vous acheter du déodorant, vous puez! » Je suis propre
pourtant, mais il est vrai que je transpire beaucoup. Profondément blessée, je le
frappe sur la poitrine, les deux poings fermés. Il me repousse violemment contre
un classeur en métal. Je me rends compte tout à coup que je suis en train de
frapper mon patron. Mes deux poings arrêtent leur course, les larmes
remplacent la colère : je prends mon sac et mon manteau et je m’en vais. Il est
dix heures du matin. Je viens de perdre mon travail. Aucun remords. Mais les
mots blessants me poursuivent. Suis-je aussi repoussante que cela? Sur le chemin
du retour, je passe par la pâtisserie : brioches, croissants aux amandes, pains au
chocolat, etc. Je fais mes provisions pour la journée. Aujourd’hui, je ne suis pas
obligée de m’enfermer dans les toilettes pour manger…
Le lendemain matin, le réveil est pénible. Qu’ai-je fait hier? Je constate à
quel point je perds les pédales. J’essaie de me raisonner en me disant que, de toute
façon, je n’aimais pas ce travail ni les gens avec qui je travaillais. Une seule
exception : Éliane, une assistante. Elle comprenait mon désarroi, mais n’en parlait
jamais. À la place, elle me faisait rire. J’aime rire, beaucoup même. Mais je ne sais
pas rire de moi et je ne sais pas rire de mon corps. Je le vois tous les matins, de plus
en plus gros, de moins en moins attirant. Plus je me regarde, moins je m’aime, plus
je mange, plus je me détruis.
Châtelaine Octobre 2001
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Extrait – La tortue sur le dos
Personne encore n’est au courant de ma bagarre avec mon patron. J’entends
déjà les commentaires et les reproches, je les connais par cœur. « Pour une fois que
tu avais un bon job! Qu’est-ce qui t’a pris? Tu ne changeras jamais, toujours à faire
les quatre cents coups. » D’un côté, je subirai la colère de mon père, ses mots
acerbes, durs et intransigeants; de l’autre, j’apercevrai les yeux remplis
d’incompréhension de maman. Elle sera douce malgré tout, car elle sent ma
douleur, même si elle ne la comprend pas… Elle la côtoie depuis si longtemps. Elle
ne sait pas jusqu’à quel point elle en est la cause, jusqu’à quel point toutes deux
nous sommes liées.
Châtelaine Octobre 2001
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