Jalons pour la question de la croyance

Transcription

Jalons pour la question de la croyance
La croyance
Jalons pour la question de la croyance
1
Laurent Cournarie
Philopsis : Revue numérique
http://www.philopsis.fr
Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d’auteur. Toute
reproduction intégrale ou partielle doit faire l’objet d’une demande
d’autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance.
L’utopie philosophique de la croyance
V. Brochard commençait son étude sur la croyance en soulignant le
désintérêt de la philosophie à l’endroit de cette question. Presque toutes les
philosophies l’évitent ou l’esquivent :
«L’empirisme et le positivisme se devraient à eux-mêmes de
dire comment ils définissent la certitude, et quelle différence ils
font entre croire et être certain ; ils laissent généralement cette
question de côté. Le spiritualisme a toujours compris
l’importance du problème de la certitude : sauf quelques exceptions, il prête moins d’attention à la croyance. Il n’est même
pas facile de dire dans quelle partie de la philosophie cette
question devrait trouver sa place. Les psychologues ne s’en occupent guère, parce qu’il leur paraît qu’elle appartient aux logiciens. Les logiciens, tels que Stuart Mill, la renvoient aux métaphysiciens. Mais les métaphysiciens ont bien d’autres visées.
Pressés d’arriver aux conclusions qui leur tiennent au cœur, ils
l’oublient ou l’ajournent. C’est pourtant par là qu’il faudrait
commencer»1.
1
V. Brochard, Etudes de philosophie ancienne et de philosophie moderne,
«De la croyance», p. 462. Et comme le remarque P. Engel en commentaire : «il n’y a
aujourd’hui pas grand-chose à changer à ces lignes. Même si l’abondance des analyses contemporaines de la croyance les dément en partie, on n’a toujours pas une
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
1
www.philopsis.fr
La croyance ne correspond à aucun lieu philosophique défini. Elle ne
relève exclusivement ni de la psychologie, ni de la logique, ni de la métaphysique, ni de la morale. Ou plutôt le psychologue, le logicien, le métaphysicien se renvoient entre eux la croyance comme une question toujours externe et de peu d’intérêt. Du point de vue psychologique, la croyance est un
état mental qui ne fait qu’accompagner certaines représentations : elle est
ainsi doublement contingente. Ce qui est nécessaire dans la vie de l’esprit, ce
sont les idées et leur enchaînement. Si la croyance ne fait que s’ajouter parfois aux représentations, elle ne mérite pas une étude spéciale. Surtout la vérité n’est pas un objet pour la psychologie. Or on ne peut séparer dans la
croyance son rapport à la vérité. C’est pourquoi la psychologie préfère renvoyer à la logique le traitement de la croyance. Mais la logique au nom d’un
concept objectif et formel de la vérité rejette la croyance en n’y voyant
qu’une dimension simplement subjective et extérieure du vrai. La croyance
par son caractère douteux relève plutôt de ce qui dépasse le domaine de la
vérité formelle ou expérimentale, c’est-à-dire la métaphysique. Mais la métaphysique n’est pas moins prompte à délaisser l’étude de la croyance parce
que son intention est de rechercher des vérités absolues, pressée de parvenir
à des certitudes rationnelles. Si l’esprit commence toujours par croire, il est
fait pour s’élever à des conclusions évidentes. Autrement dit :
- le rapport à la vérité exclut la croyance du domaine de la psychologie ;
- la modalité de ce rapport l’exclut de celui de la logique ;
- sa dimension d’origine l’exclut de celui de la métaphysique. Bref, la
vérité est à conquérir sur et contre la croyance. Dire que l’esprit commence
par le faux ou par la croyance, c’est ici la même chose (Descartes).
L’énigme de la croyance
Si pourtant la philosophie consent à remonter sa pente naturelle, elle
situera la question de la croyance dans le problème de l’assentiment. Comme
le remarque P. Ricœur, le passage du pluriel «les croyances» au singulier «la
croyance» permet de marquer le moment philosophique de la croyance. Autant dans le langage ordinaire, la croyance a cours sur le mode de la pluralité
(les croyances d’une communauté, les croyances populaires), autant dans le
langage philosophique, elle désigne «une sorte d’action, l’action de croire ; prise
en ce sens, la croyance désigne une attitude mentale d’acceptation ou d’assentiment,
un sentiment de persuasion, de conviction intime»2.
Ainsi il y a plusieurs manières d’aborder la croyance, qui correspondent à différents moments de son trajet en quelque sorte. On peut prendre la
croyance comme un fait. Il y a des croyances ; les sociétés et les individus
partagent des croyances. La croyance est un fait anthropologique remarquable. La croyance est un phénomène de tous les temps et de tous les lieux.
idée très claire de la place que cette notion devrait occuper sur le territoire philosophique, malgré (et sans doute à cause de) son ubiquité» («Les croyances», Notions
de philosophie, II, p. 10).
2
Article « Croyance », Encyclopedia Universalis, p. 870.
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
2
www.philopsis.fr
La croyance paraît être un fait nécessaire, mais ses modalités, ses contenus
sont soumis à la plus grande variation.
Ce premier moment de la croyance (la facticité ou mieux sa factualité)
relève du sens commun. Le sens commun a l’intelligence de la croyance
comme un fait social mais immédiatement donné dans la diversité. Pourtant,
il y a peut-être une rationalité de la diversité des croyances. Cette rationalité
peut être cherchée soit dans la motivation individuelle, soit dans le comportement collectif. C’est là précisément le point de vue des sciences sociales :
«Au sortir du langage ordinaire, nous rencontrons une bifurcation… celle des
sciences humaines ; celles-ci s’intéressent à la croyance du point de vue des motivations individuelles et des conditions sociales»3. La première perspective (motiva-
tions individuelles) peut s’inspirer de la sociologie de M. Weber, la seconde
du marxisme. Ce moment de la croyance se distingue du premier parce que
d’une part la croyance n’est plus acceptée comme un fait à partager ou à
vivre, mais comme un fait à expliquer. C’est pourquoi, sa pluralité factuelle
tend à être ramenée à l’unité d’un facteur causal (motivation individuelle/conditions sociales). Pourtant quelque chose de la facticité n’est pas
éliminée avec l’analyse de la croyance par les sciences humaines. En
quelque sorte, ces disciplines regardent en arrière de la croyance ; ou plutôt
elles abordent la croyance en négligeant le trait remarquable qui constitue
son “intentionalité” : de toujours s’adresser «à des proposition ou énoncés qui
sont tenus pour vrais»4. La croyance est sans doute un fait. Mais avant d’être
déposé parmi les choses, de constituer la nature sociale, elle est une action,
action de tenir pour vrai certains énoncés. Avant de concerner ce qui est cru,
la croyance concerne l’acte de croire. Et c’est ce moment actif de la
croyance, c’est-à-dire aussi bien «cette persuasion de la vérité, attachée à des
énonciations, [qui] fait le problème philosophique de la croyance»5. La croyance
n’est plus un fait, quand elle est resituée dans la vie de l’esprit (action de), et
plus précisément dans le moment où se fait le rapport de l’esprit à la vérité
(action de tenir pour vrai).
Ricœur emploie le terme d’énigme à propos du problème philosophique de la croyance. Le terme paraît justifié si le problème nous ramène au
vif et même à l’origine de la pensée, pour autant qu’elle est rapportée à
l’horizon de la vérité. La croyance ne concerne pas toute la pensée, mais la
pensée en intention de la vérité, ou du moins qui prend acte de son rapport à
la vérité. Seulement le rapport à la vérité est plein d’opacité. Il y a d’emblée
deux indices de cette obscurité de la croyance :
- le « tenir pour vrai » qui fait l’originalité de la croyance, s’il est vécu
comme un mouvement simple de l’esprit, reste une structure articulée de
plusieurs moments : il y a d’un côté l’acte de tenir pour vrai, et de l’autre
l’objet qui est tenu pour vrai. L’énigme de la croyance est d’unir en elle subjectivité et objectivité, subjectivité de l’acte de tenir pour/objectivité de
l’énoncé tenu pour vrai. Cette unité est bien problématique et comme contre
nature. C’est pourquoi la réflexion peut être tentée de la réduire à l’un de ses
moments en soutenant soit que c’est la subjectivité qui décide de la vérité,
3
Ibid.
4
Ibid.
5
Ibid.
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
3
www.philopsis.fr
soit que la vérité impose son objectivité à l’esprit. Mais alors disparaît l’unité
synthétique de la croyance. En effet, s’il n’y a plus que la volonté subjective,
c’est le rapport à la vérité qui est annulé, et avec elle la croyance. A
l’inverse, si ne subsiste que la vérité en soi, la vérité étant sans sujet, c’est
l’acte de croire qui devient inutile. Autrement dit, la croyance concerne indissociablement un sujet pour la vérité et la vérité pour un sujet.
- il y a sans doute une façon de résoudre l’énigme de l’unité synthétique de la croyance en distinguant parmi les énoncés ceux qui relèvent de la
croyance et ceux qui n’en relèvent pas. Les énoncés vrais par eux-mêmes,
c’est-à-dire évidents, comme les principes de la démonstration par exemple,
font abstraction du moment subjectif de la croyance. Au sens strict, la réponse de Don Juan à Sganarelle est dépourvue de sens : «je crois que deux et
deux sont quatre»6. Ou plutôt, c’est un trait d’ironie qui exprime
6 Don Juan, III, 1. Plus généralement cette scène expose quelques traits
remarquables du phénomène de la croyance :
- le lien, voire l’identité entre la croyance et la coutume. Sganarelle en se
déguisant en médecin passe pour un médecin auprès du peuple. La croyance est ici
impliquée à double titre : l’habit de médecin fait l’art de la médecine et toute la considération sociale du médecin. Les gens croient à l’efficacité de quiconque se pare
du signe de la médecine, ici l’habit, et à cet art supposé de guérir est associée une
admiration qui force le respect ;
- la confusion des croyances, c’est-à-dire la mobilité de la croyance à travers des objets différents : de la croyance au miracle de la médecine, à l’existence de
l’Enfer, au diable, au moine bourru, à l’existence de Dieu.
- et, par ce nivellement de la croyance, la confusion entre n’importe
quelle opinion avec la foi, c’est-à-dire au fond une tendance de l’esprit à la paresse
du dogmatisme. Ainsi Sganarelle accuse-t-il son maître d’être impie en médecine.
Face à cette croyance en verve, Don Juan représente le rationalisme critique. Ainsi il révèle la vanité de la croyance, toute faite de convention ou
d’habitude. L’efficacité de la médecine n’est que celle qu’on lui prête. La guérison
d’un patient, ne prouve pas l’efficacité de la médecine. C’est un effet indépendant de
cet art prétendu. Une guérison est un heureux succès, où la médecine n’a aucune
part, puisqu’aussi bien «elle peut venir des faveurs du hasard et des forces de la nature». Ou alors si la médecine possède quelque efficacité, c’est pour faire mourir
plus vite les gens. Donc la médecine s’attribue une supériorité dont elle fait grand
cas pour en imposer au peuple, alors que cette supériorité n’est que l’effet de la convention, c’est-à-dire de la croyance. Quant à la réplique décisive de Don Juan, elle
joue sur le verbe croire : là où elle semble dire qu’il a foi dans les mathématiques, il
ne fait qu’exprimer la conviction de la vérité des mathématiques. Le «je crois» est à
entendre alors comme un verbe propositionnel (je pense que), mais qui exprime une
certitude pouvant, par ailleurs, se démontrer – comme Leibniz dans les Nouveaux
essais sur l’entendement humain (IV, 7, 10) à partir des axiomes de l’identité et des
notions logiques (égalité, définition règle de substitution). Donc Don Juan exprime à
la fois son impiété : soutenir qu’il a la foi dans les mathématiques c’est récuser
comme sans valeur la foi religieuse, parce que les mathématiques n’ont pas besoin
de la croyance pour être vraies. Autrement dit, affirmer sa croyance dans les mathématiques dont la vérité est indépendante de la croyance souligne la vanité de toute
croyance, c’est-à-dire le caractère d’opinion, voire de préjugé le plus absurde (moine
bourru) qu’elle possède nécessairement. La foi religieuse elle-même n’est qu’une
croyance, c’est-à-dire une opinion, qui ne peut pas s’appuyer comme le jugement :
«deux et deux sont quatre», sur une évidence rationnelle (ou une démonstration).
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
4
www.philopsis.fr
l’incroyance de Don Juan. Il croit aux mathématiques pour lesquelles il n’est
pas besoin de croyance ; donc il ne croit en rien.
Mais à côtés des énoncés apodictiques (qui portent en eux la nécessité
et la marque de cette nécessité du vrai), il y a tous les autres types d’énoncés,
qui sont de loin les plus nombreux et où la présence de la subjectivité est
partout prégnante concernant le domaine des vérités de fait et celui des valeurs qui inspirent les actions. Si la croyance est un fait irréductible, c’est
parce que tous les énoncés ne sont pas réductibles aux vérités rationnelles.
S’il y a un fait de la croyance, elle est l’effet de la finitude de l’esprit humain. Un entendement infini n’aurait pas besoin de la croyance pour assurer
son rapport au vrai. En somme, la croyance est le fait de l’entendement fini.
Cependant ce partage entre les vérités de fait, ouvertes à la croyance et
les vérités de raison, fermées à la croyance est peut-être naïve ou trop
simple. Il n’y a pas d’un côté la vérité substantielle et de l’autre l’esprit subjectif. Hegel nous a appris que le vrai est sujet, autrement dit que la vérité et
la subjectivité échangent et réalisent leur nature dans le rapport qui les unit :
la subjectivité s’objective dans la vérité, la vérité s’accomplit dans sa réflexion par le sujet. L’esprit est précisément l’unité vivante des deux.
Don Juan est-il un individu impie, infidèle, mécréant ? On ne saurait le
dire puisqu’il démasque comme autant d’effets de la croyance les accusations dont il
est victime. Il entend plutôt se présenter comme l’homme sans croyances, et représenter ainsi la figure de la raison. Il n’y a de vérité que dans les mathématiques. Tout
le reste est croyance, c’est-à-dire sans rapport à la vérité. Etre sans croyance, par ailleurs, contient une dimension pratique. S’affranchir de la croyance c’est se délier de
tout lien. Don Juan est l’homme de l’instant, de l’innocence du désir présent. Au
contraire, la croyance installe dans le royaume de l’éthique, c’est-à-dire le domaine
de la responsabilité de soi devant autrui, de ses paroles et pour ses actes y compris
pour le temps futur. C’est ici que la croyance manifeste son ambivalence sociale :
d’un côté elle est toujours en puissance de division du corps social, mais d’un autre
côté elle tisse le lien social, médiatise les rapports entre individus ou entre communautés par des valeurs communes. Don Juan condamne toutes les croyances comme
des conventions (mariage, médecine, religion, devoirs filiaux) parce qu’il situe
l’existence sur un autre plan que ce qui possède quelque consistance, voulant la vie
comme immédiateté et jouissance. Ici c’est le héros de l’opéra de Mozart plutôt que
de la pièce de Molière qui servirait de référence. Kierkegaard a sans doute raison en
qualifiant le Don Juan de Molière comme plus éthique qu'esthétique (Les étapes érotiques spontanées, p. 89, Tel). Cependant on peut bien dire que même si chez Molière le discours sur le séducteur l’emporte sur la mise en scène du séducteur,
l’athéisme de Don Juan s’inscrit dans un refus généralisé de la croyance, pour la dépendance que toute croyance implique, pour le sérieux éthique de la croyance qui va
à l’encontre du désir et du plaisir immédiat. C’est pourquoi, même si chez Molière,
Don Juan est montré comme un raisonneur, on voit aussi, par exemple dans notre
scène, qu’il refuse la discussion avec son valet. Sa réplique sur sa foi dans les mathématiques est aussi une manière de couper court à toute argumentation.
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
5
www.philopsis.fr
Les espèces de croyance
Aussi peut-on introduire des degrés de croyance, ou plutôt des degrés
d’assentiment, pour permettre de passer de façon continue de la subjectivité
la plus singulière à l’objectivité la plus universelle. On pourrait ainsi composer une grammaire de la croyance ou une grammaire de l’assentiment. Pour
reprendre les exemples de Molière :
- croire au moine bourru
- croire que Dieu existe
- croire que deux et deux sont quatre
constituent trois formes de croyance. Par commodité on les distinguera selon leur mode de rationalité intrinsèque, c’est-à-dire au fond sur la raison qui peut dans chaque cas fonder l’assentiment. On ne supprime ni le
moment de la subjectivité ni le rapport au vrai. Simplement on distingue
parmi les raisons de croire, entre les raisons subjectives et les raisons objectives de croire. Une raison subjective produit une croyance comme pur fait
de subjectivité, voire comme illusion de la volonté de croire elle-même.
C’est la volonté de croire qui s’objective dans une croyance particulière. Une
raison objective engendre une croyance objective : ici il paraît impossible
que l’esprit ne tienne pas nécessairement pour vrai l’énoncé. Donc d’un côté
le tenir pour vrai porte la marque de la volonté subjective de croire ; de
l’autre le tenir pour vrai est l’effet de conviction de l’objectivité de la vérité.
Mais justement cette incertitude dans le jeu de la persuasion redouble
l’énigme de la croyance que la distinction des raisons de croire semblait
pouvoir résoudre. En effet on peut reconnaître d’abord à l’esprit une puissance de vouloir qui le délie de la reconnaissance nécessaire du vrai. L’esprit
peut vouloir croire ce qui ne saurait être tenu pour vrai ou, inversement, vouloir ne pas croire ce que pourtant des raisons objectives justifient comme nécessairement vrai, un peu comme la volonté peut vouloir, selon Descartes,
contre ce que l’entendement connaît comme le vrai ou le bien. Autrement
dit, le tenir pour vrai (l’assentiment) est un acte de l’esprit aussi insaisissable
qu’irréductible. Il y a tout un jeu de la croyance, c’est-à-dire un jeu de
l’illusion où se marque l’intrusion de la subjectivité dans le rapport de
l’esprit à la vérité, soit que la subjectivité subisse l’apparence de vérité des
énoncés, soit qu’elle s’ingénie à la produire.
Il y a plusieurs sens au terme de croyance. Au sens le plus large, c’est
un état mental qui porte à donner son assentiment à une représentation ou à
porter un jugement dont la vérité n’est pas garantie et qui n’est soutenue que
par un sentiment subjectif de certitude. C’est la croyance en tant qu’opinion.
On opposera alors la croyance au savoir, comme ce qui n’implique pas la vérité de ce qui est cru à la vérité de ce qui est su. A la différence du savoir, en
principe vrai ou vérifiable, la croyance peut être plus ou moins fausse, c’està-dire admet un intermédiaire entre le vrai et le faux. La vérité de la
croyance relève du probable. Ce qui caractérise alors la croyance, c’est d’une
part que la vérité de ce qui est cru est simplement possible, mais d’autre part
que l’adhésion à cette vérité probable est variable selon le degré de confiance que le sujet lui accorde :
- quand l’objectivité d’une opinion est nulle, ou seulement très faible,
la croyance est synonyme d’opinion fausse et se nomme préjugé, illusion,
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
6
www.philopsis.fr
superstition (voir les phénomène paranormaux, les événements magiques…).
Dans ce cas, la croyance est toute entière du côté de l’opinion opposée au
savoir ;
- quand l’opinion est susceptible d’être confirmée ou vérifiée, on parle
de soupçon, de présomption, de supposition, de prévision, de conjecture,
d’hypothèse. La croyance est peut-être déjà vraie, mais n’a pas les moyens
de le savoir ou de fonder son affirmation sur un savoir. C’est pourquoi matériellement vraie, elle reste formellement une opinion. Ici la croyance est en
quelque sorte intermédiaire entre l’opinion du premier type et le savoir ;
- quand l’opinion correspond à un sentiment subjectif fort, alors même
que son fondement objectif n’est pas garanti, on parle de conviction, celle-ci
pouvant s’exprimer à travers des dogmes et des doctrines ;
- enfin quand la croyance va au-delà des données et des garanties de
ce qu’on affirme, on est en présence de la confiance ou de la foi. La foi religieuse, c’est-à-dire aussi bien la confiance en Dieu, relève de ce dernier sens
de la croyance. Dans ce dernier cas, tout le problème est de savoir si la foi
constitue une espèce à part de croyance qui porte sur des vérités distinctes ou
si, au contraire, elle se laisse réduire à quelqu’une des significations de la
croyance.
Ces distinctions recouvrent à peu près la classification que Kant propose des modes de la croyance. La croyance au sens générique désigne
l’assentiment proprement dit, le tenir pour vrai (das Fürwarhrhalten). La
croyance est dite «un fait de notre entendement»7. Cela veut dire que la
croyance est en quelque sorte nécessaire pour nous. Le texte de la Logique
rapporte la croyance, l’acte de tenir ou de recevoir en sa créance, ou encore
l’adhésion, au rapport de l’entendement à la représentation, c’est-à-dire à la
dimension subjective de la connaissance, dont la vérité est la propriété objective. Cette nécessité correspond à la fonction de se représenter quelque chose
comme vrai, au jugement par lequel quelque chose est représenté comme
vrai (le rapport à un entendement et par conséquent à un sujet particulier).
L’assentiment donne lieu à des jugements. Si le jugement a pour propriété objective la vérité, on est dans le champ du savoir (Wissen), et
l’assentiment prend la forme de la certitude (assentiment certain) : dans le
cas contraire, on est dans le domaine de la croyance et l’assentiment se fait
incertitude (assentiment incertain lié à la conscience de la contingence ou de
la possibilité du contraire)8. Cette incertitude elle-même, c’est-à-dire la
conscience de la contingence de l’assentiment, si elle est à la fois subjectivement et objectivement insuffisante se nomme opinion (Meinung) ; si elle
n’est insuffisante qu’objectivement, elle s’identifie à la foi (Glauben). A ces
trois modes de la croyance : savoir, opinion, foi, correspondent trois types de
jugement :
- jugement apodictique, c’est-à-dire universellement et objectivement
nécessaire. La conscience de la nécessité du jugement est fondée dans la vérité ;
- jugement assertorique, c’est-à-dire subjectivement nécessaire. La
conscience de la nécessité du jugement est indissociable du sujet particulier ;
7
Critique de la raison pure, PUF, p. 551.
8
Logique, p. 73.
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
7
www.philopsis.fr
- jugement problématique, c’est-à-dire dont la contingence est reconnue à la fois subjectivement et objectivement.
Le critère ici est la communicabilité de l’assentiment, et donc la capacité à produire la certitude chez autrui. La croyance qui est communicable à
chaque individu rationnel est une conviction, tandis qu’une croyance incommunicable, c’est-à-dire valable pour un seul individu, est une persuasion.
Ce qui transparaît clairement dans ce type d’analyse, c’est d’abord que
les croyances ont pour trait caractéristique d’être susceptibles de degrés : degrés de vérité d’une part, degrés d’adhésion ou d’investissement d’autre
part : ainsi on retrouve la distinction entre une dimension plutôt objective
(degrés dans la vérité, proportionnels aux raisons) et une dimension subjective (la force de l’assentiment, variable en fonction de chaque individu).
Ensuite, il apparaît que la philosophie privilégie dans l’étude de la
croyance une dimension épistémologique et normative. La croyance est située par rapport au savoir, c’est-à-dire par rapport à la valeur de la vérité objective. Pourtant on notera que Kant reconnaît l’irréductibilité de la
croyance. La croyance, même sous sa forme inférieure d’opinion est un moment sinon nécessaire dans la connaissance, du moins irréductible dans la
vie de l’esprit. La croyance est en effet constituée de jugements provisionnels «dont il n’est pas facile de se passer. Il faut commencer par l’opinion avant
d’admettre et d’affirmer ; pourvu qu’on se garde de voir dans une opinion plus
9
qu’une simple opinion» . L’opinion est omniprésente pour ce qui concerne le
champ de la connaissance empirique. S’il est absurde d’avoir une opinion a
priori (avoir une opinion en mathématiques, en métaphysique, ou en morale), car il n’y a précisément pas de place dans la connaissance a priori pour
la présomption de la vérité, c’est en revanche inévitable pour toute connaissance intermédiaire entre le savoir et l’ignorance.
En outre, en mettant l’accent sur la vérité ou la fausseté des croyances,
la philosophie insiste sur la présence ou l’absence de raisons objectives et
fait ressortir la pertinence philosophique de cette question : les croyances
ont-elles des raisons ou n’ont-elles que des causes ? En fait, les croyances
ont toujours des causes. Mais peuvent-elle aussi se prévaloir de raisons ?
Sont-elles rationnelles à quelque degré ou bien ne consistent-elles pas à faire
passer les causes subjectives pour des raisons suffisantes de croire ?
L’opinion tend à se faire passer pour plus qu’une opinion et la nécessité du
fait de l’opinion passe trop souvent pour une acceptation du contenu des
opinions. Toute croyance a une cause (psychologique, sociale). Mais toute
croyance est-elle fondée ?
Enfin la croyance est ainsi partagée, ou en tension vers deux pôles :
l’opinion d’un côté, la foi de l’autre. En effet, la croyance s’est déposée dans
un double lexique : le lexique des verbes d’opinion et le lexique des verbes
ou des attitudes religieuses de la foi. Ce double registre sémantique de la
croyance détermine le rapport de la philosophie à la croyance. Ou encore
l’histoire de la philosophie rencontre la croyance comme problème selon
cette double dimension, c’est-à-dire à travers un jeu d’oppositions récurrentes : opinion/science, foi/savoir, préjugé/vérité, probabilité/certitude10…
9
Logique, p. 74.
10
Voir Greisch, La croyance, p. 6, Beauchesne, 1986.
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
8
www.philopsis.fr
D’abord si la croyance est un problème, dont la pérennité s'atteste à
travers les oppositions qui ont jalonné l’histoire de la philosophie, c’est
qu’elle se présente comme un fait irréductible. Comme le dit de manière
peut-être ironique J.-B. Pontalis : «Il n’y a que les morts pour ne croire à rien»11.
La croyance est toujours déjà là, avant la critique rationnelle de l’opinion,
avant le savoir. Si le savoir commence par le doute, ou la critique du préjugé,
la vie commence par la croyance. Comme le dit cette fois Wittgenstein :
12
«L’enfant apprend en croyant l’adulte. Le doute vient après la croyance» . Ce qui
nous autorise à parler d’un sol universel de la croyance. Ce sol de croyance
ne concerne pas en priorité la foi religieuse : mais dès qu’il y a adhésion, que
quelque chose retient, en deçà des affirmations.
Le fait de la croyance est un problème pour la raison puisqu’aussi bien
les croyances enveloppent un certain savoir, mais qu’un tel savoir est irréductible au savoir des sciences, et même qu’il les précède et leur donne une
assise (foi perceptive). De sorte que la raison est en quelque sorte condamnée à la fois à critiquer la croyance et à déterminer les limites de cette critique. La critique de la raison par elle-même reste une critique dans les limites de la croyance. Ce problème intéresse notamment la redéfinition de la
raison par la philosophie herméneutique.
Ensuite ce problème est déjà formalisé à travers un jeu d’oppositions
où le rapport de la croyance au savoir est récurrent. On peut même dire que
le problème de la croyance est contemporain de l’origine de la philosophie,
et que cette origine en accompagne toute l’histoire ultérieure. En effet
l’opposition doxa/aletheia structure le premier discours philosophique sur
l’être. «Depuis qu’une déesse anonyme a enseigné au philosophe Parménide de
faire la distinction entre le “cœur sans tremblement de la vérité, sphère accomplie”,
et les “opinions des mortels, en qui il n’y a nulle confiance”, l’opposition fondamentale de l’aletheia et de la doxa a traversé l’histoire de la pensée occidentale pour re13
naître sous des formes et des figurations toujours nouvelles» .
Mais le trajet à la fois historique et philosophique de la croyance est
de se porter de l’opinion à la foi. C’est du moins la perspective adoptée par
Ricœur :
«La mise en série des contextes philosophiques conduit en gros
de la croyance-opinion à la croyance-foi. La première étape est
marquée par le passage de l’opinion à l’opiner ; le verbe fait en
effet apparaître une nouvelle affinité de sens : opiner, c’est juger. (…) La croyance s’enrichit ainsi d’une signification remarquable qui l’éloigne de la l’acception péjorative de
l’apparence ou de l’illusion et la rapproche de l’acception laudative de l’affirmation, entendue comme pouvoir souverain du
oui et du non.
11
Cité dans La croyance, présentation.
12 De la certitude, § 160, p. 61. Merleau-Ponty, de son côté dans une toute
autre perspective, objecte à l’argument de l’illusion des sens et du rêve chez Descartes, c’est-à-dire à la falsification généralisée de la perception, la primauté de la
« foi perceptive » (cf. Le visible et l’invisible).
13
J. Greisch, «Du langage comme sol de croyance», La croyance, p. 61.
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
9
www.philopsis.fr
Ainsi rabattue sur le pôle subjectif de l’assentiment, la
croyance devient le belief de la philosophie anglaise14, lequel
noue un nouveau pacte avec le probabilisme et le scepticisme ;
la crise du concept de vérité est ainsi ouverte ; Kant tentera de
la résoudre en dissociant fermement les conditions purement
subjectives du tenir-pour-vrai des conditions objectives du savoir véritable. Ce discernement critique, opéré par Kant, entre
croire et savoir, est proprement le point tournant de toute
l’analyse du concept de croyance.
Mais le même discernement critique, qui disjoint croire et savoir, libère l’espace pour un usage positif du concept de
croyance, celui que désigne le second synonyme principal : la
foi»15.
Le mouvement de la croyance vers la foi apparaît ici comme le dépassement de l’opinion, par une réappropriation de la dimension subjective de la
croyance. En termes kantiens, il y a une nécessité subjective au plan pratique
de la foi, alors même que la foi repose, d’un point de vue théorique, sur des
preuves tout à fait insuffisantes. Mais cette subjectivité de la foi n’est pas du
même ordre que la subjectivité de l’opinion. Tout ce qui est subjectif ne
s’équivaut pas, ou encore tout ce qui est subjectif n’est pas arbitraire. La foi
en l’occurrence n’est pas pensée comme objet d’opinion mais concerne toute
supposition faite pour l’usage moral de la raison16. Kant a établi les condi14 Et non pas faith. La croyance chez Hume comme chez Kant renvoie à
l’adhésion donnée à un jugement d’existence irréfutable mais incapable de preuve.
15
Article cité, p. 871.
16 La croyance au sens générique est en soi subjective, puisqu’elle est synonyme de créance, d’adhésion, d’assentiment : elle est le fait pour un entendement de
tenir pour vrai, de se rapporter à une représentation pour la faire sienne en la jugeant
comme vraie. La croyance ou l’assentiment possède deux espèces : l’incertitude et la
certitude. L’incertitude elle-même est susceptible de degrés. Les modes de la
croyance correspondent à ces degrés d’incertitude ou de certitude. L’opinion est un
jugement problématique, c’est-à-dire un assentiment à une proposition qui a conscience d’être contingente (où l’affirmation et la négation sont seulement possibles).
Mon jugement est possible comme son contraire. Ou plutôt un jugement possible
pour moi autorise un autre jugement possible pour autrui, différent du mien. Ainsi
mon adhésion à sa vérité procède-t-elle seulement de ma nature, ou se justifie seulement par l’intérêt particulier que j’y porte. Ici la subjectivité impliquée dans la
croyance-opinion est sensible ou pathologique, en tous cas particulière. Il ne s’agit
pas du rapport à un entendement, mais plutôt de la détermination de mon entendement par quelque chose de sensible, d’affectif, c’est-à-dire une disposition particulière de ma nature. Est objet d’opinion dit Kant tout objet d’une connaissance de
l’expérience pour lequel notre expérience ne peut donner accès, par exemple la
croyance en l’existence d’autres créatures raisonnables sur d’autres planètes. «Admettre des habitants raisonnables dans les autres planètes, c’est une affaire
d’opinion ; en effet, si nous pouvions nous en rapprocher, ce qui est en soi possible,
nous pourrions décider par l’expérience s’ils existent ou non ; mais jamais nous ne
nous en rapprocherons à ce point et cela restera une question d’opinion» (Critique
de la faculté de juger, § 91, p. 271, Vrin). Kant est sans doute trop péremptoire. Les
progrès scientifiques et technologiques peuvent finir par trancher ce qui, jusque là
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
10
www.philopsis.fr
restait matière à opinion. C’est le cas par exemple de la présence ou non de l’eau sur
Mars, ou de l’inexistence de l’éther, autre exemple cité plus haut dans le texte. La
physique contemporaine a renoncé à cette hypothèse d’un milieu subtil et fluide
pour expliquer la propagation vibratoire ou corpusculaire de la lumière. On passe
ainsi d’un jugement sans fondement expérimental, c’est-à-dire une opinion, à une
connaissance positive. Mais pour autant, le progrès du savoir ne fait pas reculer systématiquement l’opinion, qui peut renaître ailleurs ou pour un autre objet. Si les
images envoyées par les sondes permettent de trancher l’opinion sur l’existence des
Martiens, elle ne règle pas la croyance en l’existence d’extra-terrestres aux confins
de l’univers.
La foi est l’autre mode de l’incertitude. Elle répond au cas du jugement
assertorique, c’est-à-dire d’un jugement valable pour moi (où l’affirmation et la négation sont considérées comme réelles ou déjà vraies). Ici la croyance-foi est aussi
subjective, mais cette subjectivité relève de l’intérêt moral de la raison. La foi est
subjective au sens où elle est la condition nécessaire de la réalisation de la dimension morale du sujet : la foi est inscrite dans la nature de la raison envisagée sous
son aspect pratique. La foi se distingue alors de l’opinion et du savoir : de l’opinion
parce que l’assentiment est affranchi de tout intérêt pathologique lié à ma subjectivité particulière. La foi n’est pas non plus une opinion subjective parce qu’on ne peut
alléguer la probabilité à son sujet. Au contraire, la foi est une adhésion certaine :
croire c’est être certain qu’il n’est pas contradictoire de penser ce que l’on pense
comme on le pense. Croire c’est adhérer à un énoncé au moins logiquement noncontradictoire, alors même qu’il dépasse les conditions et les limites de la connaissance possible. Autrement dit la foi enveloppe à la fois une certitude subjective - ce
qui la distingue de l’opinion -, et une incertitude objective - ce qui la distingue du
savoir. Car avec le savoir, l’assentiment est nécessaire pour tous les sujets, ce qui
peut être établi par des raisons objectives, c’est-à-dire des raisons contraignantes objectivement pour la certitude rationnelle, ou une expérience suffisante pour la certitude empirique. C’est pourquoi avec le savoir, c’est-à-dire un degré de
l’assentiment, on passe en réalité dans une autre espèce de l’assentiment, c’est-à-dire
la certitude (objectivement, donc subjectivement suffisante). Le savoir expose une
croyance susceptible de preuves, ces preuves étant a priori ou factuelles (connaissance ex datis).
Si l’on voulait reprendre la différence entre causes et raisons de croire, on
dirait :
- l’assentiment sur le mode de l’opinion est déterminé par des causes particulières ou s’accompagne de raisons irréductiblement contingentes, c’est-à-dire
dont la vérité dépend de la nature particulière du sujet ;
- l’assentiment sur le mode de la foi a pour fondement la structure ou la
destination pratique de la raison, c’est-à-dire l’accomplissement subjectif de la raison en moi. Chacun pour lui même est certain de devoir croire à la vérité des propositions qui constituent les conditions de la réalisation du devoir moral (certitude subjective), mais sans pouvoir communiquer, nécessairement par des raisons (objectives) cette conviction. C’est toute a différence entre ces deux énoncés : «je suis certain de l’existence de Dieu » et : «il est certain que Dieu existe comme l’auteur moral du monde». Kant le dit avec force dans le « canon de la raison pure » : «Assurément, personne ne peut se vanter de savoir qu’il y a un Dieu et une vie future ; car,
s’il le sait, il est précisément l’homme que je cherche depuis longtemps. Tout savoir
(quand il concerne un objet de la simple raison) peut se communiquer et je pourrais,
par conséquent, instruit par lui, espérer voir étendre merveilleusement ma science.
Non, la conviction n’est pas une certitude logique, mais une certitude morale ; et
puisqu’elle repose sur des principes subjectifs (sur la disposition morale), je ne dois
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
11
www.philopsis.fr
tions objectives du savoir, c’est-à-dire d’un même mouvement, défini les limites du savoir et disjoint la croyance-opinion du savoir, pour libérer
l’espace de la foi. Selon la formule fameuse de la préface de la deuxième
édition de la Critique de la raison pure : «Je dus donc abolir le savoir afin
17
d’obtenir une place pour la croyance» , c’est-à-dire pour la foi. La critique de
l’usage spéculatif de la raison fait apparaître la foi comme un acte aussi légitime que nécessaire de l’esprit humain. La limitation de la connaissance
théorique aux phénomènes rend possible un élargissement de la raison en
vue de son usage pratique. Autrement dit, la foi est une croyance raisonnable, ou inversement, la raison en tant que pratique a besoin de croire ce
qu’elle même, comme raison théorique, ne peut prouver objectivement. «En
tant que pratique…, la raison a besoin et le droit de donner son adhésion à des pensées que, en tant que spéculative, elle est incapable de saisir autrement qu’au titre de
pure possibilité logique, comme “problématiques”, comme simple non-contradiction
entre les prédicats du concept sous considération. A ce qu’elle a conçu, raison théorique, comme simple concept pensable, en tant que pratique, elle donne son adhé18
sion dans la foi» .
pas dire : il est moralement certain qu’il y a un Dieu, etc., mais : je suis moralement
certain, etc. C’est dire que la foi en un Dieu et en un autre monde est tellement unie
à ma disposition morale, que je ne cours pas plus le risque de perdre cette foi que je
ne crains de pouvoir jamais être dépouillé de cette disposition» (TP, p. 556).
Ainsi n’étant déterminé ni par des causes subjectives ni par des raisons
objectives, l’assentiment de la foi est libre. C’est ce que dit on ne peut plus clairement le texte de la Logique : «Sont seulement matière à croyance des objets tels que
l’assentiment qu’on leur donne est nécessairement libre, c’est-à-dire n’est pas déterminé par des fondements de vérité objectifs, indépendants de la nature et de
l’intérêt du sujet.
Aussi en raison de ses fondements simplement subjectifs, la croyance ne
procure aucune conviction qui puisse être communiquée et qui exige l’assentiment
universel comme la conviction qui vient du savoir. Il n’y a que moi-même qui puisse
être certain de la validité et de l’immutabilité de ma croyance pratique, et ma
croyance à la vérité d’une proposition ou à la réalité d’une chose est ce qui, dans sa
relation à moi, tient lieu d’une connaissance sans être soi-même une connaissance»
(p. 78) ;
- l’assentiment du savoir, enfin, repose sur des raisons objectives, c’est-àdire est déterminé par des raisons en droit valables et contraignantes pour tous les
sujets rationnels.
17 TP, p. 24. On peut noter, avec G. Pascal (Pour connaître Kant, p. 195)
que la formule de Kant peut donner lieu à deux traductions c’est-à-dire à deux interprétations. La traduction de TP laisse entendre que la foi est au-dessus du savoir - la
foi n’est pas une connaissance du supra-sensible mais permet à la raison d’y accéder
: le supra-sensible est inconnaissable mais il est pensable, sur le mode précisément
de la foi -, tandis que celle de Barni («J’ai dû supprimer le savoir pour lui substituer
la croyance»), suggère un regret et une acceptation de la croyance comme un simple
pis-aller du savoir.
Sur la relation problématique entre la foi et la simple pensée, sur
l’incertitude de la terminologie kantienne, voir E. Weil, Problèmes kantiens, p. 18
sq.
18
E. Weil, op. cit., p. 21.
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
12
www.philopsis.fr
Toutefois de l’opinion à la foi, la croyance traverse toute la distance
qui sépare la philosophie grecque et le massif judéo-chrétien. L’opinion est
d’origine philosophique et la foi d’origine théologique, et peut-être plus précisément encore de la théologie issue du christianisme. Cette fois le débat se
déporte de l’opposition croyance/savoir sur ce qui peut séparer croyance et
foi, et c’est alors le caractère raisonnable de la foi qui risque de faire les frais
de cette séparation. Ici plusieurs questions se posent :
1) Peut-on maintenir sous l’unité d’un même terme, deux concepts qui
répondent à des problématiques et à des horizons culturels et historiques si
différents ? Qu’est-ce qui permet d’assurer que la croyance est une alors
qu’elle se décline selon des modalités tellement hétérogènes ? Qu’est-ce qui
fonde l’unité croyante de l’opinion et de la foi ? Si rien de commun n’unit
opinion et foi, alors le concept de croyance devient inutile, ou en tous cas,
philosophiquement sans pertinence. A moins que cette conjonction de
l’opinion et de la foi sous le même vocable soit seulement le fait de la philosophie, sans respecter la différence sémantique qui semble les séparer.
2) Cette question a d’ailleurs très tôt trouvé un écho du côté de la
théologie. En quel(s) sens la Bible parle-t-elle de la croyance ? Le terme grec
de pistis recouvre-t-il les mots hébraïques d’èmounah et bittahon ? Et la difficulté est redoublée dans le passage du grec au latin (fides)19. Le retour à la
19
Qu’est-ce que la philologie et l’étymologie nous enseignent ici ?
Le texte hébraïque dispose de deux mots pour dire la foi : èmounah et bittahon. Emonnah exprime l’idée de fermeté, de solidité. C’est de sa racine que dérive
le mot «Amen». «Ils crurent en l’Eternel et en Moïse, son serviteur» (Exode 14, 31)
ou «Le juste vit par sa foi» (Habaquq, 2, 4). La foi au sens originel ne désigne donc
pas la croyance dans l’existence de Dieu, qui passe pour évidente, mais plutôt la
confiance dans les promesses pour l’avenir faites par Dieu au peuple élu ; et c’est
cette valeur de confiance que le terme met en avant. C’est au Moyen-Age que les
Juifs utilisèrent le terme d’èmounah pour affirmer la croyance en l’existence de
Dieu. La distinction des deux termes intervient notamment dans les milieux philosophiques, avec Moïse Maïmonide en particulier (1135-1204) qui interprète la foi dans
son sens cognitif et qui, pour donner au judaïsme un corps de principes comparables
au christianisme et à l’Islam, formule des articles de foi : 1 existence de Dieu ; 2
unicité de Dieu ; 3 incorporéité de Dieu ; 4 éternité de Dieu ; 5 Dieu seul doit être
adoré ; 6 croire en la prophétie ; 7 supériorité de Moïse sur tous les prophètes ; 8
Dieu a révélé la Torah à Moïse ; 9 La Torah ne peut être changée ; 10 Omniscience
de Dieu ; 11 Rétribution et châtiment ; 12 Messie ; 13 Résurrection des morts. Désormais devient possible ce qui était impensable tant que la foi recouvrait la confiance : un commandement de croire.
Dans la langue latine on peut s’étonner du fonctionnement supplétif de
fides par rapport à credo, fides tenant lieu de «substantif correspondant à credo»
(Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, I, p. 121). Le linguiste explique que «credo c’est, littéralement, «placer le kred», c’est-à-dire la
«puissance magique» en un être dont on attend protection, par suite «croire» en lui.
Or il nous est apparu que fides, dans son sens premier de «crédit, crédibilité» impliquant dépendance de celui qui fidem habet alicui, désigne une notion très proche de
celle de kred» (Ibid.). Mais si la fides désigne originellement la confiance dont on
est le dépositaire, elle a fini par désigner la confiance qu’on place en quelqu’un,
c’est-à-dire une notion subjective de foi (ibid., p. 117).
C’est pourquoi le terme de fides, mieux peut-être que la notion grecque de
pistis, n’est pas loin de recouvrir la même richesse de signification que la notion bi-
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
13
www.philopsis.fr
vérité du christianisme ne consiste-elle pas à faire de la foi le tout de la religion (la sola fides du protestantisme) ?
3) Si elle est d’une toute autre nature que l’opinion, ne peut-on pas
considérer que la foi est la réalisation de l’essence de la croyance dans la
mesure précise où elle en vient à dépasser l’opposition entre l’opinion et le
savoir ? Mais reste à définir la foi dans sa différence propre. Faut-il y voir
une attitude intellectuelle, une connaissance des choses surnaturelles, ou
simplement la fidélité et la confiance de l’homme en Dieu ? Faut-il accorder
ou non à la foi un sens cognitif, au point d’opposer à présent la foi à la religion, en soutenant que la foi est tout ce qui suffit au croyant et qui le justifie ? C’est, on le sait, le fond de la pensée de Luther20, s’appuyant sur les paroles de saint Paul (Rom. I, 17) : «Le chrétien juste ne vivra que par sa foi» ; et
(Rom. 10, 4) : «Le Christ est la fin et l’accomplissement de tous les commandements pour ceux qui croient en lui». Cette question de la définition de foi, c’està-dire de son rapport à la croyance comme savoir, concerne aussi bien le statut de la théologie. La théologie peut-elle avoir une prétention théorique ou
doit-elle consister simplement dans une méditation, en quelque sorte à vocation seulement pratique, de la foi ? Est-elle science de Dieu (discours conceptuel sur Dieu) ou science de la foi (discours conceptuel sur la foi) ? Dans
le premier cas, la théologie est philosophique, ou maintient un rapport à la
philosophie, dans le second elle en diffère par son objet, sa méthode et sa finalité.
On peut lire sur ces questions la conférence de Heidegger, prononcée
devant le Cercle de théologie évangélique de Tübingen, le 9 mars 1927,
« Phénoménologie et théologie », reprise dans Débats sur le kantisme et la
philosophie et autres textes de 1929-193121.
La théologie y est définie comme science positive. A ce titre, c’est-àdire en se rapportant à un étant dont l’identité et le sens sont déjà dévoilés
dans l’existence, elle diffère radicalement de la philosophie. C’est pourquoi,
on ne saurait mettre en concurrence ou en conflit la théologie et la philosophie, comme si elles constituaient deux visions du monde (un monde selon la
foi en Dieu face à un monde de la raison sans Dieu). Son objet c’est le christianisme. Plus exactement le positum de la théologie ne correspond pas au
fait du christianisme, qui relève d’une positivité empirique prise pour objet
d’étude par les sciences humaines de la religion, mais ce qui fait du christianisme un événement historique, ce qui rend possible le fait historique, social,
culturel du christianisme, et qu’Heidegger nomme, après Kierkegaard,
blique de foi. Le théologien catholique H. Urs Von Balthasar, suivant les analyses de
Weiser, écrit par exemple qu’«en latin, fides a la même ampleur de sens et surtout, d’une façon plus nette qu’en grec et plus proche de l’hébreu, il s’applique autant à
Dieu qu’à l’homme. La fides et la fidelitas d’un Dieu qui tient parole, - parce qu’il
tient ce qu’il est, - fonde la forme spécifiquement humaine de la fides, cette fidélité
qui repose sur la reconnaissance de Dieu comme Dieu, et sur un parfait abandon de
soi à Dieu» (La foi du Christ, p. 27, Cerf, 1994). Croire en Dieu c’est avoir confiance en Dieu, dont la fidélité de la parole a été éprouvée, et répondre à cette fidélité par un attachement inconditionnel («Si vous ne tenez pas à moi, vous ne tiendrez
pas», Isaïe, 7, 9).
20
Voir le célèbre traité De la liberté du chrétien.
21
Beauchesne, Paris, 1972, p. 101-121.
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
14
www.philopsis.fr
Nietzsche (et le théologien Overbeck), la christianité (Christlichkeit)22. Or il
n’y qu’une seule façon de définir la positivité fondamentale de la théologie :
en référence à la foi. Si l’on reprend la distinction classique de l’analysis
fidei, en fides qua (acte de foi) et fides quæ (objet et source de la foi), la foi
du point de vue formel est un mode d’existence du Dasein, non librement
déterminé par lui, tandis que du second point de vue, la foi se définit par son
objet, l’événement de la croix, le Dieu crucifié. Heidegger écrit ainsi :
«D'où la question : mais que signifie la christianité ?
Avec le terme “chrétien” nous nommons la foi. Formellement ,
on peut définir ainsi son essence : la foi est un mode
d’existence, de l’être-là humain qui, d’après son propre témoignage - lequel appartient essentiellement à ce mode d’existence
-, ne vient pas de l’être-là et n’est pas temporalisé librement
par lui, mais il résulte de ce qui se révèle dans et avec ce mode
d’existence, c’est-à-dire de ce qui est cru. Ce qui est révélé initialement à la foi et seulement pour elle, l’étant qui comme Révélation produit initialement la foi, c’est pour la foi “chrétienne”, le Christ, le Dieu crucifié. Le rapport établi par le
Christ entre la foi et la croix est quelque chose de chrétien. Or
la crucifixion et tout ce qui s’y rattache est un événement historique et cet événement ne s’atteste comme tel dans son historicité spécifique que pour la foi dans l’Ecriture. Ce fait ne peut
être “su” que dans la foi. […] Cette révélation, en tant que
communication, n’est jamais une transmission de connaissances se rapportant à des événements réels, qu’ils soient passés ou en cours, mais cette communication nous rend “participants” à l’événement qu’est la Révélation, c’est-à-dire à ce qui
est révélé en elle. Mais cette participation qui ne s’accomplit
que dans l’existence n’est donnée comme telle que comme foi,
par la foi. Et dans ce “prendre part” et “avoir part” à
l’événement de la crucifixion, tout l’être-là est posé devant
Dieu comme chrétien c’est-à-dire rapporté à la croix, et
l’existence atteinte par cette Révélation est révélée à elle même dans son oubli de Dieu»23.
Ainsi l’essence chrétienne du christianisme consiste dans la foi. La foi
est un mode d’existence du Dasein, mais non pas une libre possibilité qui lui
appartient. La foi en tant que telle (concept formel) consiste dans des énoncés du type : «Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi» ;
«Qu’avons-nous que nous n’ayons pas reçu ?», c’est-à-dire des énoncés qui
expriment que la foi n’est pas une performance humaine, mais un don divin.
C’est un acte humain mais dont l’actualisation ne relève pas d’un pouvoirêtre humain. En quelque sorte croire, c’est croire d’abord au don divin de la
22
p. 106.
23
Ibid., p. 106-107.
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
15
www.philopsis.fr
foi ; ne pas croire, c’est refuser le «cercle» de la foi en n’y voyant qu’une hétéronomie et une soumission qui déshonore l’esprit.
C’est dire en quelque sorte que la foi résulte de ce qui est cru. On
passe alors à la deuxième dimension de la foi. La foi chrétienne c’est la foi
dans le Christ. L’événement unique de la foi chrétienne, c’est le Christ – ce
qui signifie que le seul lieu théologique est le lieu néo-testamentaire, alors
que la théologie catholique soutient une pluralité de lieux : l’Ecriture, la tradition, le magistère.… L’unique objet de la foi est l’événement de la croix,
mais aussi bien seuls les yeux de la foi permettent de voir cet événement.
Croire c’est croire dans la Révélation, c’est-à-dire admettre la vérité de la révélation par un acte de foi. La circularité de la foi, qui constitue le régime de
la certitude propre à la croyance, peut ainsi être précisée comme circularité
entre ses deux moments, formel et matériel : la croyance en la révélation est
inséparable de la lumière de la foi. Croire c’est ainsi sauter dans ce cercle où
l’objet et l’acte qui s’y rapporte se conditionnent mutuellement : la foi
s’atteste comme croyance dans la vérité de la révélation qui est seulement
accessible à la foi. C’est la foi qui sauve du mythe l’historicité du Dieu crucifié et permet de le saisir dans son «historialité spécifique», c’est-à-dire dans
son sens propre.
Mais si on ne peut dissocier le contenu de ce savoir (Révélation) de sa
forme (foi), alors il faut faire de la foi elle-même un événement, où
l’événement par lequel l’événement unique de la mort du Christ est (ré)actualisé pour l’individu qui la vit. Autrement dit l’historialité spécifique de
la foi consiste dans sa capacité à rendre l’individu contemporain du Christ.
Autant dire que la circularité de la foi ne s’effectue pas au plan du savoir,
mais à celui de l’existence. Croire au contenu de la Révélation c’est participer à son événement : croire en la Révélation c’est se rendre contemporain
de ce qu’elle annonce. C’est ainsi tout l’être-là lui-même qui est assumé par
la foi, dans sa participation à l’événement de la Révélation. C’est pourquoi la
foi est une renaissance : en elle, l’être-là humain renaît intégralement comme
être devant Dieu, comme être dont toute l’existence est assignée au sens de
l’événement de la Révélation. Dès lors on peut dire que l’événement chrétien
par excellence, c’est la foi elle-même :
«Aussi au sens proprement existentiel foi = renaissance. Renaissance ici ne signifie pas qu’on est muni momentanément de
quelque qualité, mais est mode de l’exister historique de l’êtrelà, croyant en fait, dans cette histoire qui s’amorce avec
l’événement de la Révélation ; dans cette histoire à laquelle,
d’après la signification même de cette Révélation, une fin dernière déterminée est assignée. Cet événement de la Révélation
qui s’offre à la foi, et qui, par conséquent, a lui-même lieu dans
la fidélité, ne se dévoile qu’à la foi. Luther dit : “La foi consiste
à se livrer à l’emprise des choses que nous ne voyons pas”.
Mais la foi n’est pas seulement ce par quoi et dans quoi se révèle l’événement du salut en tant qu’il advient, c’est-à-dire
qu’elle n’est pas en quelque sorte une manière de connaître autrement modifiée, mais la foi en s’appropriant la Révélation
constitue elle-même l’événement chrétien, c’est-à-dire le mode
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
16
www.philopsis.fr
d’existence qui constitue la facticité de l’être-là dans sa christianité, comme une historicité spécifique. Croire, c’est exister,
dans l’intelligence croyante, en l’histoire révélée, c’est-à-dire
s’accomplissant, avec le Crucifié»24.
La foi n’est plus, dans cette perspective, définie comme un savoir. La
foi est une participation à la vie divine, et, faut-il le préciser encore, une participation sur laquelle l’être humain n’a pas de prise. La foi n’apporte pas un
savoir nouveau, ou une modification du savoir, mais un retournement de
l’existence elle-même qui place le Dasein dans une autre situation d’être et
donc une autre compréhension de lui-même. Cette nouvelle possibilité existentielle de la foi affecte le Dasein et le transforme au point de se retrouver
«en condition d’esclave». On retrouve ici la définition luthérienne de la foi, ou
la redéfinition protestante de la foi qui consiste non pas à connaître des
choses invisibles, mais à «se livrer à l’emprise des choses que nous ne voyons
pas».
Dans ces conditions que doit-être la théologie rapportée à ce qu’elle
est fondamentalement ? La théologie c’est bien la science de la foi, par quoi
il faut comprendre «l’auto-compréhension conceptuelle de l’existence croyante».
Sa nécessité est définie par la foi elle-même : elle a pour fonction propre de
rendre l’existence croyante intelligible, d’éclairer le sens de la renaissance de
l’existence par elle-même. Il ne s’agit pas de constituer un système de propositions abstraites sur Dieu, mais de dévoiler l’existence à elle-même par la
révélation, dans ce qu’elle a de concret. « Dans ce cas, la Théologie consiste
dans la thématisation de la foi et ce qui est dévoilé avec elle, c’est-à-dire ici du “révélé”»25.
Autrement dit il ne faut pas renverser l’ordre des rapports : ce n’est
pas la foi qui a besoin de la théologie, et de la philosophie pour devenir théologie. C’est la théologie qui a son principe et son contenu dans la foi : c’est
la foi qui motive la théologie et non l’inverse. Elle doit s’édifier dans le prolongement de la foi, c’est-à-dire dans la fidélité à sa positivité fondamentale.
Elle ne répond pas à un désir de savoir, ne s’accomplit pas comme connaissance spéculative sur Dieu (métaphysique spéciale). La théologie approfondit le sens de la foi, de ce que signifie l’existence chrétienne et, à ce compte,
«ne peut que rendre la foi plus difficile, c’est-à-dire rendre plus évident que la fidélité ne peut être acquise, non pas par elle - la théologie comme science -, mais uniquement par la foi».26 Au lieu d’atténuer le scandale de la foi, d’amortir
l’épreuve de sa circularité, elle a charge de s’enfoncer en elle, d’approfondir
le sens de ce don d’une nouvelle manière d’exister. Elle le fait certes sur le
plan du discours. Mais entre la foi réduite à un pur vécu alogique, et sa dissolution dans la transparence d’un savoir conceptuel, elle doit trouver un difficile équilibre «en portant au langage et au concept l’historicité de la foi»27. Il
s’agit en quelque sorte d’exprimer systématiquement la christianité.
24
Ibid., p. 107-108.
25
Ibid., p. 108.
26
Ibid., p. 110.
27
Ibid., p. 112.
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
17
www.philopsis.fr
La théologie a-t-elle besoin de la philosophie dans sa tâche ? Quels
peuvent être les relations entre théologie et philosophie, quand il a été posé
que la philosophie est par essence athée, c’est-à-dire quand elle se comprend
radicalement comme ontologie, et que la théologie est la méditation systématique de la foi ? En un sens, la théologie est auto-suffisante, puisque son fondement lui appartient en propre et la philosophie ne saurait intervenir pour
(mieux) le déterminer. Mais en un autre sens Heidegger parle d’une «correction» fondamentale et limitée de la théologie par la philosophie. La fonction
de la philosophie ici n’est pas de rectifier le discours théologique, comme
s’il était faux ou incomplet. Mais sa véritable tâche est de dégager la compréhension pré-conceptuelle qui sous-tend le discours théologique lui-même,
c’est-à-dire d’éclairer les concepts théologiques eux-mêmes, qui doivent tous
se rapporter à l’événement de la foi, à partir des modalités d’être antérieures
à la modification chrétienne de l’existence. Pour reprendre l’exemple
d’Heidegger, le concept de péché est un concept religieux, qui relève intégralement du discours théologique de la foi (la foi révèle le Dasein comme
l’être dans l’oubli de Dieu, dont le péché est la marque), mais ce concept,
sans être vide, n’en demeure pas moins aveugle, tant qu’il n’est pas rapporté
au concept qui lui donne son assise et son sens, à savoir le concept «préchrétien», ontologique ou existential, de dette (voir Etre et temps, § 58). Les
concepts théologiques ne peuvent pas être déduits des catégories philosophiques, mais ils les présupposent. Ainsi la fonction correctrice de la philosophie à l’égard de la théologie doit être comprise non comme une soumission de celle-ci à celle-là, mais comme une libération de la théologie par la
philosophie. La philosophie qui n’est pas nécessaire à la théologie dans la
production de ses concepts interpelle la théologie pour lui indiquer l’espace
théorique où elle se tient et où librement elle peut s’exercer. Toutefois, on
voit bien qu’Heidegger ne conçoit pas la possibilité pour la philosophie
d’être interpellée par la théologie, c’est-à-dire la possibilité pour la croyance
de définir un mode d’être fondamental du Dasein, ce qui revient à dire que
seule la philosophie est auto-suffisante : «La philosophie est le correctif possible
formel-indicatif ontologique du contenu ontique, c’est-à-dire pré-chrétien, des concepts théologiques fondamentaux. Or la philosophie peut être ce qu’elle est, sans
fonctionner facticiellement comme ce correctif»28. Au fond, la foi est une possibi-
lité existentielle et non une catégorie existentiale du Dasein. On peut même
aller plus loin et revenir finalement à un lieu commun de la philosophie : il y
a une antinomie entre la foi et la philosophie : la première propose une conversion de l’existence par la soumission à une vérité dont la raison ne saurait
être la mesure, quand la seconde envisage «la libre assomption de soi de
l’existence tout entière». Entre la sainteté de la foi et la sagesse de la philosophie, il ne semble pas y avoir de compromis possible parce qu’il n’y a pas
d’instance supérieure pour résoudre l’opposition. La question de la croyance
divise la philosophie ou lui oppose l’alternative entre un salut par la sagesse
et le salut par la sainteté.
28
Ibid., p. 119.
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
18
www.philopsis.fr
De l’origine de la croyance
Mais la question de la valeur de vérité de la croyance, c’est-à-dire son
degré de certitude épuise-t-elle le problème philosophique de la croyance ?
Si la croyance ne peut s’appuyer sur aucune raison objective ou dépasse
toute objectivité, du moins possède-t-elle toujours des causes. Comment
s’acquiert et se fixe une croyance ? Le sujet est aussi important que le statut
propositionnel de la croyance.
En effet la croyance est en même temps un état mental – c’est le facteur psychologique – et un certain contenu – c’est le facteur propositionnel –
qui fait que la croyance prend toujours la forme d’une assertion. D’un côté la
croyance désigne l’acte de croire, la disposition du sujet qui croit, de l’autre
l’objet de croyance, ce qui est cru. La croyance n’est pas seulement un énoncé, mais c’est une disposition que nous nous attribuons et que nous attribuons à autrui pour exprimer les attitudes cognitives (je crois que, je pense
que…) et rendre compte du comportement et de l’action. La croyance est
une disposition psychologique qu’on place à l’origine de nos actes et des
actes d’autrui. «Quand on demande pourquoi Brutus a tué César, dit P. Engel, on
répond que c’est parce qu’il croyait que César était un tyran et désirait en débarras29
ser Rome» . Dans cet exemple on retrouve les deux aspects de la croyance :
que César est un tyran (contenu propositionnel, qui lui-même renvoie à des
croyances de rang supérieur, comme : le pouvoir ne doit pas être tyrannique
mais juste, démocratique…) ; que cette conviction est une disposition à
l’action et éclaire l’action (le meurtre de César par Brutus). Ainsi la croyance
par sa double nature participe à la fois de la sphère de la représentation
(croire, c’est se représenter le monde comme étant tel ou tel), et de l’action
(croire, c’est être disposé à agir). On mesure facilement par là l’empire que
la croyance exerce sur nos existences.
Pourtant si ces deux aspects de la croyance sont inséparables l’un de
l’autre (l’attitude propositionnelle de la croyance est le contenu intentionnel
de l’état mental correspondant), si même l’assentiment est le moment où ces
deux aspects s’unissent, où le facteur mental produit l’attitude propositionnelle, il n’en demeure pas moins que la dimension psychologique de la
croyance pose des questions spécifiques et dont l’approfondissement peut
révéler la priorité par rapport à la dimension propositionnelle. Car c’est la
nature propositionnelle de la croyance qui invite à chercher une forme de rationalité de la croyance : si la croyance est une forme de jugement et manifeste une capacité d’asserter, indissociable du langage, on peut supposer que
la croyance obéit à des raisons. Mais si l’attitude propositionnelle est-elle
même conditionnée, si dans la croyance l’état mental est premier et causal
par rapport au contenu intentionnel, alors la rationalité de la croyance sera
réduite, suspecte ou nulle.
Ainsi on peut se demander quels états mentaux sont les croyances ?
Sont-ils des états conscients ou inconscients, des dispositions passagères ou
durables ? Si ces dispositions ne sont que passagères, elles correspondent à
de simples représentations, dans le cas contraire, elles ont une dimension
pratique essentielle (dispositions à agir). Et si l’assentiment est le moment
constitutif de la croyance, comment se représenter cet acte ? Qu’est-ce que
29
Art. cit., p. 14.
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
19
www.philopsis.fr
donner son assentiment à une représentation (cf. la théorie stoïcienne de la
connaissance) ? Au fond deux conceptions paraissent s’opposer : ou bien
l’assentiment relève de l’activité volontaire et libre du sujet ou bien il procède d’une habitude, d’une tendance, plus ancienne que la volonté et sur laquelle la volonté n’a pas de prise. Bref, est-ce que je crois ce que je crois par
volonté ou par habitude ? Dans un cas, la croyance appartient à l’activité et à
la spontanéité de l’esprit, dans l’autre à sa passivité. Le paradoxe c’est que la
philosophie la plus critique à l’égard de la croyance (rationalisme métaphysique) est celle qui reconnaît l’assentiment volontaire (l’esprit est passif par
rapport à ses idées, mais actif dans l’assentiment à ses idées) et qu’au contraire la philosophie (celle de Hume) qui envisage la positivité de la
croyance fait de l’assentiment un phénomène de passivité.
Hume est en effet sans doute le philosophe qui a été le plus, ou le
premier, attentif à la croyance, c’est-à-dire à son emprise sur la vie de
l’esprit, et donc sa primauté dans l’étude de la nature humaine. Il souligne
ainsi que la croyance est un vrai problème philosophique qu’aucune philosophie n’a jamais tiré au clair. «Cette opération de l’esprit qui produit la
croyance à un fait, a été jusqu’ici, semble-t-il, l’un des plus grands mystères
de la philosophie ; personne toutefois n’a été jusqu’à soupçonner qu’il y
avait quelque difficulté à l’expliquer. Pour ma part, je dois l’avouer, j’y
trouve une difficulté considérable ; même quand je pense comprendre parfaitement le sujet, je suis à la recherche de termes pour exprimer ce que je veux
dire» (Traité de la nature humaine, I, 7, p. 172). Pour se convaincre de la
place théorique de la croyance, il suffit de prendre conscience que la
croyance est partout, qu’elle intervient dès qu’on sort des relations entre les
idées pour les choses de fait (matters of fact), autant dire presque l’essentiel
des objets sur lesquels s’exercent la raison humaine. Ou encore l’examen de
la croyance est appelé par le problème de la compréhension de la relation de
causalité, c’est-à-dire du principe sur lequel repose «tous les raisonnements
relatifs à une chose de fait» (Enquête sur l’entendement humain, 4ème section, p. 71). Mais la relative incertitude des raisonnements sur les faits, donc
l’incertitude qu’enveloppe la croyance, n’est pas un argument pour négliger
la croyance et en mésestimer la fonction. La certitude des idées, c’est-à-dire
de ce qui est objet de démonstration, ne comporte aucun degré, ce qui n’est
pas le cas de la certitude morale concernant les choses de fait. La seule certitude dans les connaissances de fait est morale, c’est-à-dire repose sur la
croyance. Et s'il en est ainsi, puisque la philosophie ne se laisse pas réduire
aux sciences démonstratives, il faut accepter ce qu’un philosophe avouera
difficilement : que la croyance fait partie de la réflexion philosophique,
qu’un argument n’est vrai et suivi que parce qu’il est cru, qu’il y a pour
chaque énoncé un fond irréductible de croyance. Hume écrit ainsi dans
l’Abrégé du Traité de la nature humaine à propos de l’inférence entre deux
événements appelés cause et effet : «et tous nos raisonnements dans la conduite de la vie sont de cette nature ; c’est là le fondement de toute notre
croyance en l’histoire ; et c’est de là que dérive toute philosophie, à la seule
exception de la géométrie et de l’arithmétique» (p. 51). Et dans le Traité
cette fois, il déclare encore plus nettement : «Ainsi tout raisonnement probable n’est rien qu’une espèce de sensation. Ce n’est pas seulement en poésie ou en musique que nous devons suivre notre goût et notre sentiment ; il
en est de même en philosophie. Quand je suis convaincu d’un principe, c’est
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
20
www.philopsis.fr
seulement une idée qui me frappe plus fort. Quand je donne la préférence sur
une autre à une suite d’arguments, je ne fais rien de plus que de décider
d’après la manière dont je ressens la supériorité de son influence» (p. 180).
Qu’est-ce donc que la croyance ? Le texte vient de le dire : rien
d’autre qu’un sentiment. La croyance n’est pas une idée originale mais une
manière particulière de se rapporter à l’idée. «Quand nous passons de
l’impression d’un objet à l’idée d’un autre ou à la croyance en un autre, nous
sommes déterminés non par la raison, mais par l’accoutumance ou par un
principe d’association. Mais la croyance est quelque chose de plus qu’une
simple idée. C’est une manière particulière de former une idée ; et comme
une même idée peut varier uniquement par une variation de ses degrés de
force et de vivacité, il en résulte en définitive que la croyance est une idée
vive produite par une relation à une impression présente. […] La croyance
n’est rien d’autre qu’une idée, elle diffère d’une fiction, non pas en nature ou
par l’ordre de ses parties, mais par la manière dont elle est conçue. Mais
quand je veux expliquer cette manière, je trouve difficilement un mot qui réponde pleinement au fait et je suis obligé de recourir au sentiment de chacun
pour donner une conception parfaite de cette opération de l’esprit. Une idée,
à laquelle on acquiesce, se sent autrement qu’une idée fictive que nous présente la seule fantaisie : et cette différence de sentiment, je tente de
l’expliquer en l’appelant supériorité de force, de vivacité, de consistance, de
fermeté ou de stabilité. Cette variété de termes, qui peut paraître assez peu
philosophique, je l’emploie à dessein pour traduire uniquement cet acte de
l’esprit qui nous rend les réalités plus présentes que les fictions, leur donne
plus de poids dans la pensée et leur assure plus d’action sur les passions et
l’imagination. (…) Je ne peux, je l’avoue, expliquer parfaitement ce sentiment, cette manière de concevoir. Nous pouvons employer des mots qui expriment quelque chose d’approchant. Mais son véritable nom, son nom
propre, c’est croyance ; ce terme, chacun le comprend suffisamment dans la
vie courante. En philosophie, nous ne pouvons rien faire de plus que
d’affirmer que l’esprit sent quelque chose qui distingue les idées du jugement des fictions de l’imagination. Cela leur donne plus de force et
d’influence ; les fait apparaître de plus grande importance ; les imprime dans
l’esprit ; et les constitue comme principes directeurs de toutes nos actions»
(TNH, p. 172-174).
A quel état psychologique la croyance correspond-elle ? Elle ne relève
pas de la partie intellectuelle de l’esprit, mais de sa partie sensitive. Cela signifie d’emblée deux choses : la croyance est un sentiment, ou plus précisément une idée sentie plus fortement ; si la croyance est cette sorte de sentiment inanalysable de l’esprit à l'égard de l’idée, une idée plus vive plutôt que
l’union d’une idée à une autre, alors il n’appartient pas au sujet de pouvoir
croire ce qu’il veut. C’est ce qu’explique Hume dans l’Appendice au Traité :
«L’esprit a le commandement de toutes ses idées ; il peut les séparer, les
unir, les mêler et les varier à son gré ; si bien que, si la croyance consistait
uniquement en une nouvelle idée ajoutée à la conception, il serait au pouvoir
de l’homme de croire ce qui lui plairait. Nous pouvons donc conclure que la
croyance consiste uniquement en une certaine manière de sentir, en un sentiment ; en quelque chose qui ne dépend pas de la volonté, mais qui naît nécessairement de certaines causes et de certains principes déterminés dont
nous ne sommes pas les maîtres» (II, p. 754). Ainsi la croyance n’est pas une
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
21
www.philopsis.fr
idée qui s’ajoute à une idée présente, mais c’est la même idée sentie avec
plus de présence. Autrement dit, la croyance est une différence sans différence : sans différence parce qu’elle n’est rien d’autre que l’idée même conçue par l’esprit ; mais une différence malgré tout parce que la manière de
concevoir l’idée est autre. D’un côté la croyance est la même chose que la
conception - croire n’est pas adjoindre une idée nouvelle à une idée présente,
l’idée de l’existence à l’idée de l’objet, comme si concevoir consistait à poser la possibilité de l’objet et la croyance à en affirmer la réalité ; mais elle
en diffère pourtant par l’impression qu’elle produit sur l’esprit. La croyance
c’est l’idée même qui se fait plus vive, c’est la pensée qui devient feeling.
On voit là comment Hume ne distingue pas entre la croyance <belief> et
l’assentiment <assent>, c’est-à-dire la propension de l’esprit à affirmer ce
qu’il conçoit, c’est-à-dire l’acte de croire ce qui est conçu, l’acte d’affirmer
ce qui est conçu et l’acte de concevoir. Il rejette ainsi les distinctions du rationalisme entre concevoir, juger et raisonner, comme dans la Logique de
Port-Royal : «On appelle concevoir la simple vue que nous avons des choses
qui se présentent à notre esprit… On appelle juger l’action de notre esprit par
laquelle joignant ensemble diverses idées, il affirmer de l’une qu’elle est
l’autre, ou nie de l’une qu’elle soit l’autre» (p. 59). Hume s’en explique dans
une note importante du Traité (p. 171-172). Juger ce n’est pas nécessairement lier ou séparer des idées. Ainsi le jugement d’existence ne diffère pas
de la conception : concevoir une chose c’est la concevoir comme existante.
Dans la proposition Dieu est, l’esprit ne joint pas deux idées distinctes (idée
de Dieu et idée d’existence) par un jugement qui lie ce que l’entendement se
contenterait d’inspecter séparément. En l’occurrence une seule idée autorise
à former un jugement et une proposition : tous les jugements et toutes les
propositions ne résultent pas de la composition de plusieurs idées. Ensuite, il
n’est pas nécessaire de passer par la médiation d’un troisième terme pour
raisonner : la preuve en est que le raisonnement le plus fort de tous, celui qui
pose l’effet à partir de la cause, est une inférence immédiate. Ainsi la différence n’est pas entre trois formes de pensée (concevoir, juger, raisonner),
mais entre l’acte de concevoir, auquel se ramènent le jugement et le raisonnement, et la croyance. Or il apparaît que la différence est dans le degré
d’assentiment et que cette vivacité du sentiment de croyance entraîne avec
elle l’assentiment nécessaire ; c’est-à-dire que contrairement aux jugements,
du moins aux jugements portant sur les relations d’idées, la croyance est indépendante de la volonté de l’esprit. Ainsi la croyance s’impose à l’homme
par une tendance qui échappe au contrôle de sa volonté. Les croyances ne
sont pas formées par une décision volontaire soumise à la partie rationnelle
de l’esprit, mais sous l’effet de mécanismes naturels – ce qui signifie que les
croyances ne sauraient être rationnelles au sens où le rationalisme veut
l’entendre. Aucune croyance ne peut être justifiée par la raison ou le raisonnement. En termes rationalistes, la croyance n’obéit pas à des raisons mais
seulement à des causes. On est conduit à croire causalement et non raisonnablement (toutefois, pour tempérer les doutes sceptiques, Hume explique
que les inductions passées fournissent malgré tout des raisons de croire qui,
pour ne pas être déductives, possèdent une valeur réelle).
Cette conception naturaliste de la croyance se rattache à un trait fondamental des croyances : leur lien avec l’action. Le plus important dans la
croyance n’est pas tant son contenu, puisqu’il ne diffère pas de l’idée elle-
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
22
www.philopsis.fr
même, mais la disposition à agir qu’elle induit. La fonction de la croyance
paraît bien être de produire et de soutenir l’action. Ce qui se comprend aisément puisque pour Hume le champ de la croyance est le domaine des matters
of fact. Autrement dit, toute croyance est une croyance causale. Partant de
l’impression actuelle de la cause ou de l’effet, l’esprit forme par association
l’idée de l’effet ou de la cause, association qui fait qu’il s’attend à ce que
cette association se reproduise. Cette tendance fondée sur l’habitude à inférer
l’existence de ce qui est absent est la croyance. Il faut comprendre ici que la
croyance se substitue en quelque sorte à l’impression inactuelle de l’effet.
Dans la croyance c’est l’imagination qui, ne se contentant plus de lier les
idées, transforme l’idée elle-même en sentiment, en la rendant aussi vive
pour l’esprit que l’impression sensible. C’est ce qu’explique bien M. Malherbe : «La causalité unit une impression et une idée vive, ou, plus exactement, en s’appliquant à une impression actuelle, en vertu d’une association
constante conservée dans la mémoire, elle produit l’idée vive. Elle fait plus
que lier, elle fait croire. Pour pouvoir inférer, l’entendement […] infère le futur non seulement comme un possible, mais comme un donné absent.
L’imagination sera comprise alors comme la vivacité de l’idée elle-même.
Par cette nouvelle fonction, elle est conduite à remplacer l’impression absente et à se faire feeling. C’est le plus grand artifice de l’imagination que de
rendre plus vive, par association de causalité, et de s’effacer dans la transition facile, comme si l’idée vive était vraiment l’objet d’une expérience actuelle. S’il est vrai qu’elle ne peut créer aucune perception nouvelle, elle
peut du moins, quand elles s'applique causalement à une impression présente, susciter l'existence dans la croyance. Par conséquent, sans, il est vrai,
être capable de se dispenser d’une impression actuelle, qui rappelle avec insistance sa limitation originaire, l’imagination fait plus que communiquer la
vivacité, elle avive elle-même les idées : «la transition à partir d’un objet
présent donne effectivement, dans tous les cas, de la force et de la solidité à
l’idée reliée». Par opposition à l’existence donnée, qui est originaire, la
croyance pose des existences absentes, qui relèvent d’un pouvoir fondamental d’illusion» (La philosophie empiriste de David Hume, p. 128-129).
Or c’est bien sur cette capacité à inférer une idée absente à partir
d’une idée d’impression présente que repose toutes nos actions. On pourrait
dire que toute notre existence pratique repose sur le principe le plus théorique qui soit, c’est-à-dire le principe de causalité. Mais comme le principe
de causalité se résout dans l’acte de croyance, il possède seulement un sens
pratique. Penser causalement c’est croire, et croire, c’est être disposé à agir.
La croyance est principe d’action parce qu’elle enjambe le présent vers
l’avenir où l’action se dirige, tout en lui donnant les gages de confiance qui
lui sont nécessaire pour s’engager dans ce qui demeure incertain. L’avenir
est incertain, mais le présent exige d’agir : la croyance porte à l’action tout
en permettant à l'esprit de se reposer ou de se fixer sur des idées plus solides
et plus fermes que toute autre conception. L’esprit est prêt à affronter toutes
les difficultés, l’incertitude de l’avenir parce que la croyance est animée par
des idées qu’il sent vives et fortes en lui. «Qu’il y ait plus de fermeté et de
solidité dans les conceptions qui sont objets de conviction et de certitude,
plus que dans les rêveries vagues et paresseuses d’un bâtisseur de châteaux,
chacun le reconnaîtra aisément. Les premières nous frappent avec plus de
force ; elles nous sont plus présentes ; l’esprit en a une prise plus ferme et il
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
23
www.philopsis.fr
est plus animé et mû par elles. Il y acquiesce en quelque sorte, il s’y fixe et
s’y repose. Bref, elles sont plus près des impressions qui nous sont immédiatement présentes» (Traité de la nature humaine, appendice, p. 755). Mais
cette certitude «morale» de la croyance, nécessaire à l’action, repose sur une
illusion, sur cette capacité de l’imagination à poser des existences absentes et
à les faire sentir aussi fortement que les impressions actuelles. La domination de la croyance sur l’action ne fait qu’attester le pouvoir de l’imagination
sur la raison.
Mais jusque là Hume s’en tient à une différence phénoménologique
pour définir la croyance : chacun sent la différence entre une idée vive et une
idée fictive. Ainsi le lecteur qui lit la même histoire racontée par un poète ou
par un historien. Hume soutient que les idées sont les mêmes et présentées
selon le même ordre ; mais l’effet en sera différent. Le rapport de l’esprit au
récit poétique repose sur une forme de distance, c’est-à-dire sur un fond
d’incrédulité ; tandis que la relation du lecteur au récit historique est plus intéressée : le crédit accordé au témoignage de l’auteur se communique à la
conception des événements et des personnages (Traité de la nature humaine,
p. 174). Cependant, sur quoi repose la croyance, comment se forme ce sentiment de croyance ?
Peut-être que la complexité de la croyance échappe à chacune des interprétations prises unilatéralement. Contre le rationalisme métaphysique on
a beau jeu d’opposer l’inconscience des croyances, la force des habitudes, la
part de la coutume, donc la domination de l’opinion, des préjugés, de la tradition dans la constitution et la transmission des croyances. Les croyances
d’un individu sont pour majorité celle du groupe social auquel il appartient,
de son époque, de son éducation… Mais si la croyance était toute passivité
de l’esprit par rapport à des normes de pensée et de comportement antérieures à l’emprise du sujet sur son existence, les phénomènes
d’aveuglement, d’irrationalisme aberrant seraient inexplicables. Si
l’explication par l’habitude, la passivité est particulièrement adaptée pour le
phénomène de la croyance, notamment parce qu’à partir du même principe,
elle rend raison de la transmission des croyances, de leur diffusion, c’est-àdire du passage du plan collectif au plan individuel, et inversement, la volonté ne peut pas être absolument étrangère à la croyance puisque les hommes
peuvent croire non seulement des choses incroyables mais encore des choses
qu’ils savent incroyables. L’aveuglement qui a conscience d’être un aveuglement (souscrire à ce qui est tenu pour faux, improbable) n’est pas une fiction. Il représente le cas d’une croyance où la volonté est décisive – ou alors,
à défaut de cette hypothèse, on aura du mal à expliquer la formation de cette
croyance.
Mais ce jeu de la passivité et de l’activité dans la formation et la diffusion des croyance, nous ramène encore à l’idée de d’une «grammaire de
l’assentiment». On peut distinguer la passivité originaire d’une foi antéprédicative, c’est-à-dire la croyance comme sol de tout jugement possible (ici la
passivité de la croyance originaire est la condition de l’activité judicatoire
elle-même : la croyance a un statut transcendantal) ; une passivité de la
croyance habituelle (opinion, préjugés… : c’est une croyance empirique
d’essence sociale) ; la conviction qui engage une vie entière – cette dimension d’activité étant portée à son comble dans la foi (religieuse). La foi porte
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
24
www.philopsis.fr
alors bien son nom : un acte de foi. Le langage permet d’ailleurs de suivre
cette modification de la croyance, la variation interne de la passivité en activité. On dit «croire que…» pour traduire une opinion, une conjecture ;
«croire à» pour souligner une implication plus personnelle, c’est-à-dire une
assomption volontaire de ce qui est cru : «croire en…» pour exprimer une
conviction profonde, une confiance et un engagement qui relèvent de la foi.
Alain oppose alors la foi et la croyance : celle-ci est un abaissement, une
démission de l’esprit, qui se prosterne devant la force qu’il faut craindre,
celle-là un acte de courage, une volonté ferme qui est négation du destin et
des preuves mêmes. La foi est une volonté de croire, quand la croyance est
une impuissance à vouloir. La foi est par là-même inusable. Elle soulève les
montagnes dit-on. Rien n’est impossible à la foi : c’est sa puissance et son
aveuglement, contre le réalisme ici synonyme de scepticisme. Elle n’abdique
jamais, quelques soient les faits et les opinions contre elle. Alain écrit ainsi
dans le Propos du 15 juin 1930 : «Ce que nous nommons la foi est tout à fait
autre chose que cette croyance prosternée. La foi est toute de volonté et de courage
et directement opposée à la croyance. La foi nie le destin ; la foi nie les preuves, qui
sont toutes contre. La foi est ce qui travaille à relever la justice, à chaque moment,
comme par une tourmente balayée et méprisée. Rien ne fatigue la foi ; rien ne l’use ;
30
et ce qu’il y a de plus beau en elle, c’est qu’elle jure de cela même» .
En résumé, élaborer une réflexion philosophique sur la croyance, c’est
être conduit à :
- admettre l’emprise de la croyance sur la vie de l’esprit – quitte à
faire de la croyance le sol de toute pensée et de toute connaissance ;
- penser l’unité problématique de l’opinion et de la foi, c’est-à-dire
parcourir tous les sens de la croyance ;
- reconnaître dans l’assentiment l’acte propre de la croyance et par là
reconnaître la nécessité de la croyance comme moment subjectif de la vérité ;
- rapporter l’assentiment à une logique soit des raisons, soit des
causes, ce qui revient à s’interroger sur le rapport entre la croyance et la raison.
Dans tous les cas, le statut de la croyance est indissociable du problème du savoir : 1) la croyance n’est-elle pas une forme antéprédicative du
savoir, relevant davantage de la (pré-)compréhension que de l’explication ?
2) si l’opinion est un faux savoir, la foi représente-t-elle un savoir des choses
non vues ? 3) L’assentiment est-il une condition externe ou constitutive du
savoir ? ; 4) Toute croyance est-elle sue, librement assumée, ou subie et répétée – à moins qu’elle ne soit ce qui rend possible le passage du pour au
contre ?
30
Propos, I, p. 939 (éd. Pléiade).
© Philopsis – Laurent Cournarie – 2013
25