Le Maréchal absolu - Site de Pierre Jourde

Transcription

Le Maréchal absolu - Site de Pierre Jourde
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
Présentation du livre
Le roman se présente comme une tétralogie où quatre narrateurs prennent la parole successivement. La
première partie se déroule au moment où l’Union
Soviétique est ébranlée par la glasnost et la crise
économique. Le Maréchal Alessandro Y, président
à vie de l’Hyrcasie, un pays du tiers-monde, est en
proie à une rébellion composite, où se côtoient
courants marxistes, autonomistes et religieux. Assiégé par l’armée rebelle dans sa capitale, il tente
à la fois de reprendre en main la situation et de
déjouer les complots qui continuent à agiter le microcosme du pouvoir. Dans son langage, brutal et
bouffon, Il se confie à son secrétaire particulier, un
vieillard qui est aussi son masseur et son valet de
chambre. Lequel, de son côté, lui donne une idée
quelque peu déformée du monde extérieur. Dans
la deuxième partie, le Maréchal raconte l’histoire
de sa vie et de son arrivée au pouvoir à un interlocuteur absent, mais dont l’identité est essentielle
pour comprendre la personnalité étrange du dictateur. Dans la troisième partie, des années après
ces événements, un journaliste interroge, à Paris,
une vieille femme qui a été membre des redoutables services secrets du Maréchal, et s’est trouvée au cœur du complexe enchaînement de manipulations et de complots qui ont conduit à la chute
du dictateur. C’est tout un continent secret qui
apparaît. On comprend progressivement que ce
n’est pas vraiment au journaliste qu’elle confie ses
souvenirs, mais à une image du passé, à un personnage qui a été essentiel dans sa vie aussi bien
que dans le destin de l’Hyrcasie. Dans la quatrième
partie, le vieux secrétaire du Maréchal, agonisant
dans un mouroir, raconte à personne ses derniers
moments avec son maître, et les tribulations du
Maréchal traversant le territoire dévasté de l’Hyrcasie pour tenter de rejoindre un réduit tenu par ses partisans.
Le Maréchal absolu est d’abord la recherche du plaisir, pour le lecteur, par l’exercice de tous les pouvoirs
et de toutes les séductions de la fiction. Jouissance de l’imaginaire pur, d’abord, par l’invention de pays, de
peuplades, de noms de lieux ou de personnages. Jouissance dans la superposition des genres : c’est à la fois
une épopée, une tragédie, un roman d’espionnage, une fiction politique, un récit fantastique, une fantaisie
rabelaisienne. Jouissance dans la multiplication des voix, l’enchâssement des récits, l’articulation des intrigues, les surprises de la narration, les jeux des masques et des substitutions d’identité, la diversité des points
de vue sur les événements et les personnages. Jouissance de la parole, de ses excès et de son inventivité. Le
Maréchal absolu, par-delà la cruauté de certaines scènes, est aussi un roman comique.
page 1
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
Comme fiction politique, le roman s’attache à modéliser le fonctionnement d’une dictature du tiers monde,
les jeux de pouvoir qui lui permettent de se maintenir, les processus qui conduisent à son effondrement. Bien
que le roman ait été commencé il y a quinze ans, il trouve des échos dans l’actualité, récente ou immédiate,
depuis la fin des despotes africains (Mobutu, Siad Barre, Macias Nguema, Amin Dada, Mengistu, Nimeiri…)
jusqu’aux bouleversements du printemps arabe.
Il y a également, dans ce roman, à partir de cette réflexion sur les mécanismes du pouvoir, une mise en scène
de la servitude, de l’appétit masochiste de la servitude volontaire, qui cherche et trouve parfois sa rédemption dans certaines formes de sacrifice.
Plus généralement, il s’agit d’une fable sur la déréalisation qui dévore notre monde, et la création d’un monde
virtuel. Les personnages du Maréchal Absolu sont à la fois les responsables et les victimes des histoires
qu’ils se racontent, des fictions qu’ils mettent en œuvre pour se maintenir au pouvoir. Déréalisation de la
propagande, déréalisation de l’information, déréalisation qui ronge à la fois la vérité politique et la vérité intime des êtres, jusqu’à une mise en question radicale de leur intimité, y compris sexuelle. De sorte que, dans
le roman, prolifèrent les doubles, les sosies et les échanges d’identité. Les personnages sont tous en quête
de réalité, c’est-à-dire à la recherche d’une vérité d’eux-mêmes et du monde. Ils veulent la fonder sur une
vérité des origines, les leurs ou celles des événements dans lesquels ils sont plongés. Mais aussi loin qu’ils
puissent remonter, cette origine se dérobe, ils ne sont pas plus maîtres de leur destin que capables d’isoler
une parcelle de réel.
Le Maréchal est donc aussi l’image du despotisme du Moi, de ses pulsions paranoïaques, de sa tendance à la
négation infantile du principe de réalité. Le roman entremêle étroitement ces différents niveaux, le politique,
le philosophique, le psychologique.
page 2
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
Extrait
Je ne dors plus guère, tu le sais, baderne. Je remue des idées, j’élabore des plans, je rejoue le passé dans
mon petit théâtre d’ombres. Je t’entends ronfler dans la pièce attenante, toute la nuit, sans interruption, et
j’ai l’impression de revenir à l’époque où je couchais dans le lit de ma grand- mère. Tu as le même ronflement
qu’elle, ample, puissant, décidé. Un long silence, comme un vide, et voici qu’à nouveau déferle le grondement,
la grande voix originaire qui roule parmi les végétations nasales. On dirait l’océan. Ça me berce : mes pensées,
sur le fond de ce ressac, prennent une fluidité que le jour ignore, et je m’en vais déambulant vers le passé le
long de tes grandes sinusites.
Mais tu ressembles à ma grand-mère adorée par bien d’autres aspects, les poils dans les oreilles, par exemple,
et cette démarche claudicante qui fait craindre à chaque seconde l’effondrement, et redouter d’avoir à rassembler les ossements émiettés par la chute.
Bon, en réalité, je n’ai jamais eu de grand-mère, mais j’imagine que ça doit être comme ça, tu fais une excellente grand-mère de substitution, tu me fournis celle que je n’ai pas eue. Je me nourris de semblant,
Manfred-Célestin, il n’est pour moi, depuis le début, rien de vrai, rien de substantiel. Je sais que je déverse
mes confidences dans
une oreille infiniment dure, et une cervelle plus dure encore, mais fais-moi la grâce de les accueillir. Je sais
que tout est faux, mais continuons à faire comme si c’était vrai. Tu veux bien ? Tu veux bien qu’on continue à
jouer ?
Je déambule au milieu des fantômes. Toi-même, tu n’es que le plus fantomatique, le plus pitoyable de mes
spectres, vieille ombre en bout de course, simulacre de revenant. Généraux, ministres, armées, vaines apparences, toiles d’araignées peintes que traverse mon bras, leurs panses et leur vieilles bajoues fripées se défont
sous le doigt, qu’est ce qui me résistera, qu’est-ce qui, enfin, se montrera un peu solide, un peu consistant,
comme la tartine de beurre que dévore l’enfant ?
Et plus elles se déchirent plus je m’y empêtre, je me débats dans des sacs de loques poussiéreuses, je remue,
je m’agite, leur inconsistance m’enveloppe et m’englue, tous les rideaux pourris du théâtre, voici qu’ils s’effondrent sur moi et me transforment à mon tour en ombre grise, en ombre dansante agitée de mouvements
incompréhensibles.
Parfois, je me dis que c’est pour cela, sans doute, que j’aime tant les viandes, le vin, les tripes, le gibier, les
sauces noires qui te plombent le ventre et te font songer à des chasses crépusculaires au fond de forêts sans
fin, dans la pluie et l’odeur des champignons secrets ; pour cela que j’aime ces choses vivantes et insaisissables qu’on a longuement traqué dans les brumes ; pour cela que j’aime le sang, le meurtre, tout ce qui
fait surgir sous le soleil l’intérieur des corps, tout ce qui fait jaillir des giclées d’odeurs puissantes, tout ce qui
ouvre des cavités, révèle des profondeurs, de la chair bien rouge, bien bleue, et qui fume.
Tu vois, bourrique exténuée, au fond, le Maréchal Suprême n’est qu’un philosophe qui déambule au royaume
des ombres, un chercheur inquiet qui voudrait la porte du réel, celle qui s’ouvre enfin sur le soleil, sur la plénitude bleue de la mer. Si j’ouvre tant de corps, c’est qu’il me semble que la porte est là, quelque part, derrière
le foie, entre les côtes. Mais tu as beau les tuer, ils se dérobent, tu les fais souffrir,
pour les tenir enfin, pour recueillir un peu d’écume de réalité, mais ils ne te feraient même pas cette charité,
page 3
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
et avec leurs rictus ils ont l’air de se foutre de ta gueule. Je ne les tue que pour qu’ils deviennent enfin quelque
chose, tu comprends, est-ce que tu comprends, tout à coup, à l’instant de la mort, dans l’angoisse, dans la
souffrance, on dirait qu’ils vont enfin accéder au réel.
Non, je vois bien, à ton œil mort, à ta bouche ouverte sur une éternelle absence de dents, que tu ne comprends pas. Personne n’a compris que mon règne réalisait le mystère de l’incarnation : si on tue, c’est pour
que les corps deviennent de vrais corps. Combien de ministres, combien de généraux j’ai regardé au fond
des yeux, dans ces moments, pour saisir la seconde où enfin, accomplissant leur incarnation, ils viendraient
au monde. Je guette l’instant, mais l’instant ne vient jamais, il est inexistant. Juste à l’instant où ça va être
l’instant, ils disparaissent, en ne me laissant leur sac de peau. Rien à faire : tu as beau les tuer, ils s’obstinent
à mourir.
Je n’ai rien, ne n’ai toujours rien. Je pourrais régner sur l’univers et que tout m’obéisse sans murmure et sans
résistance, rien de ce monde ne se donnerait à moi, tout simplement, comme je rêvais enfant qu’il ne tarderait pas à le faire, oui, je le sentais, c’était imminent, l’orage qui éclatait au-dessus de la rivière me le disait, les
gouttes qui coulaient de mes cheveux et que je recueillais sur la langue me le disaient, le goût de ce monde
me serait donné pleinement.
Le pouvoir absolu, je l’ai désiré. Il n’était pas pour moi, pas pour ceux de mon espèce et de mon origine, dès
avant leur naissance voués aux basses besognes. Mais je l’ai eu, et j’ai voulu conquérir le monde. J’ai voulu
que, regardant la carte, j’y mesure les territoires immenses sur lesquels s’étendait ma domination, et que
j’y réalise que dans tous les lieux mentionnés, pour chacun des habitants, j’étais le chef. Qu’il n’y ait aucune
conscience que je ne hante, par la haine, la crainte ou la dévotion ; que j’alimente les cauchemars ; que par
la propagande mon image, ma parole, mon corps se diffusent dans le corps du territoire ; que l’on vienne
me toucher pour guérir et me supplier pour vivre ; que la mort, le bonheur, le malheur de millions d’êtres
dépendent de mon seul bon vouloir ; que je décide des lois qui les régissent, du tracé des routes qu’ils empruntent, de la forme des bâtiments où ils vivent et travaillent, du contenu des journaux qu’ils lisent, du prix
de ce qu’ils mangent ; que je devienne tout à la fois le Père, l’invité permanent au repas de famille, le Grand
Ancêtre, le portrait au-dessus de la table, le fiancé secret de toutes les jeunes filles, le rêve des enfants, le
moi profond de n’importe qui ; qu’à force de s’étendre sur le pays, de le pénétrer, de se diffuser en lui, mon
esprit se fasse chair.
Mais cela ne sert à rien, Manfred. Au contraire. Plus mon pouvoir s’est étendu, plus il est devenu abstrait. Je
règne sur des paperasses, des fax, des téléphones. Je règne sur des chiffres. Je continue à ignorer ce qu’est
la chaleur du soleil sur la peau, le bruit de la rivière, le jeu des ombres entre les feuilles. Enfant, je ne savais pas
pourquoi ils me demeuraient étrangers, pourquoi ils ne se donnaient pas complètement à moi. A présent, ils
se sont indéfiniment éloignés. Où sont-ils, Célestin ? Même le vin que tu verses tous les soirs dans mon verre
se méfie de moi. Je pourrais en boire jusqu’à tomber, lui non plus ne voudrait pas de moi.
A force de pouvoir, je ne suis plus qu’une ombre, mon vieux spectre familier, l’ombre d’un reflet, qui lui-même
n’est que l’ombre d’une autre ombre, laquelle est l’image d’on ne sait plus qui, une légende, une histoire incertaine, un nom. Je ne crois même pas à ma propre existence.
Ecoute-moi, car tu es le confident absolu. Toujours hochant discrètement la tête en signe d’approbation,
toujours attentif, et cependant rien de ce que tu entends ne ressortira jamais de ton giron vide. On voudrait
tout te dire, remplir ton ventre creux de friandises de confidences et de viandes de secrets, grand guignol de
cocagne. Je ne suis moi que parce que j’ai su préserver mes secrets, et surtout ma réputation de détenir des
secrets, mais à quoi bon être moi, et même le seul moi qui vaille dans la nation si tout ce qui fait ce moi n’est
page 4
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
pas connu dans ses moindres replis ?
Comment devenir absolu, tu le sais, toi, Elvis ? Il faudrait s’introduire tout entier dans tes conduits, se spirales
en escargot dans le repli de ton audition, se verbaliser. On deviendrait sa propre histoire. Comme les morts.
Mais on vivrait pourtant, âme entendue, pure parole jouissant de se repasser en boucle les bandes interminables de son Intégrale. Si tu m’entendais ainsi, si le souffle que je confie chaque jour à
ta carcasse creuse
pouvait vider toute mon âme, aller la chercher en longs anneaux
souples dans tous les virages de mes viscères, si je devenais en toi ce réservoir d’attention, qu’est-ce qui
pourrait nous arrêter ? Hein ?
Donc, être dit tout entier, recueilli en toi. C’est tout ce que je peux espérer comme tombeau et comme postérité. Ça ne doit pas être bien ragoûtant là-dedans, la perspective m’écœure tout de même, excuse-moi de
te dire ça, depuis le temps on se dit tout, hein, ma carcasse. Faudrait envisager un nettoyage interne, j’aime
mieux ne pas imaginer l’encrassage des conduits.
Au bout du compte, tu mourrais, toi aussi, mais qu’importe ? La pression de mon verbe te ferait fermenter de
sagesse. Nous deviendrions la source de toute prophétie. Les hommes n’auraient plus qu’à te clouer à une
potence dans le Saint des Saints de leur temple. Alors leurs prêtres viendraient te tirer les vers. Du nez, ou
d’ailleurs. Ils feraient silence afin de recevoir cinq sur cinq tes émissions délétères. Ils publieraient leurs notes
de décomposition. Toi et moi, nous pourrions leur pourrir l’avenir.
Ouais. Pour ce qui est de l’absolu, c’est loupé. A présent, très vieil autocrate, aussi plissé et replié que l’escargot, en effet, j’habite les spirales noires d’un palais souterrain. Je ne vois presque jamais le jour, et la plupart
du temps par l’intermédiaire de caméras. Presque tout ce qui m’arrive du monde est filmé, enregistré, téléphoné, tu me bredouilles le reste. Même les tueries, je n’y assiste plus guère. Dommage. Elles me referaient
une santé. Et puis, Manfred Célestin, à force de chaque nuit changer de chambre, pour qu’on ne sache pas
où je suis, je finis par ne plus savoir moi-même où je me trouve. J’ai l’impression d’être infiniment digéré par
des entrailles géantes.
Vois-tu, ma carne, j’ai toujours laissé faire mes ministres de la propagande. Depuis le début, ils vendent au
peuple un maréchal bon vivant, une espèce d’ogre sympathique. Gaspaldi poursuit la tradition. Le peuple
aime ça, paraît-il. Je fais mon possible, tu l’auras remarqué, pour obéir à mon image. J’ai travaillé mes éclats
de rire tonitruants. J’ai appris par cœur mes plaisanteries salaces. Je suis célèbre pour mes coups de gueule,
on cite avec gourmandise les obscénités spontanées et les fautes de grammaire soigneusement préparées
par les rédacteurs de mes discours. On me prête d’innombrables maîtresses. Je suis censé adorer tous les
plats canailles, la tête de veau sauce gribiche, les tripes, les pieds panés, le petit salé au lentilles, et je les aime,
bien entendu, je dévore des steaks bleus et des montagnes de frites sous les caméras attendries et effrayées
à la fois par cette faim homérique.
Que pourrais-je être d’autre ? Tu le sais, toi, ce que je pourrais être d’autre ? Et j’ai beau mastiquer mon tablier
de sapeur avec conviction, il n’a jamais que le goût des mots dont il est fait. Va savoir pourquoi je te racontes
ça, hein, tu ne connais pas ces affres, toi, tu n’es pas cher à nourrir, un croûton te fait la journée, tu le ronges
sans te lasser. Ou bien un bout de poisson séché, tout minuscule, qui te ressemble, avec son œil sec et sa
peau talée, on dirait quand tu le suces que tu avales ton petit frère.
page 5
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
Parfois, dans ma nuit, tandis que tu ronfles, allongé en travers de ma porte dans ton lit de sangle, je me
prends à me dire qu’autrefois, il y a très longtemps, avant d’être ce maréchal virtuel, ce très vieux tyran qui
n’est guère plus qu’un mot, je fus réel.
Tu te souviens, autrefois, avant toute cette merde, lorsque j’allais voir maman ? Elle t’aimait bien, maman,
hein, toujours elle t’avait gardé une part de quatre quart, une fois même, fouille bien dans ton
reste de cervelle, elle t’avait brodé un napperon elle-même, d’ailleurs c’est passé à la télé, on la voit remettre
le napperon entre tes mains déjà fripées, cet humble cadeau d’une petite vieille à un petit vieux, ce n’est pas
grand-chose bien sûr, mais ça vient du cœur, c’est ce qui importe, tu parles que ça a dû s’attendrir sévère
dans les chaumières. Tu l’as gardé, ce napperon ? Tu n’en sais plus rien, tu t’en fous, tu as raison. La propagande l’avait refilé à maman la veille, elle n’a jamais été foutue de broder quoi que ce soit. J’espère que je ne
te déçois pas. Puisqu’on te dit que ça vient du cœur, c’est tout ce qui compte.
On dînait à la fraîche, dans le petit jardin, sous les rosiers grimpants, comme quand j’étais petit. Maman avait
fait une blanquette, comme quand j’étais petit, une bonne blanquette fournie par les cuisines du palais, elle
n’a jamais été foutue de faire une blanquette. On fumait une cigarette en écoutant les cigales. On entendait,
dans les bosquets odorants, se gratter les barbouzes en planque. Parfois, même, tu te souviens, je restais
dormir.
Je n’ai jamais dormi que là, dans la petite chambre blanche de l’étage qui sentait l’enfance et le repos, et
toutes mes autres nuits se sont passées à me souvenir de celles-là, à tenter de m’en imprégner pour faire
remonter le sommeil en moi depuis les espaces noyés du passé, pardonne-moi, je deviens sentimental avec
le grand âge, moi aussi. Mais le sommeil, ah comme je le tenais ferme, dans la petite chambre blanche,
j’étreignais son corps tendre et souple, il n’avait rien à me refuser. Je m’éveillais heureux, dans la pénombre
fraîche, au chant des oiseaux. L’odeur du café montait du rez-de-chaussée. Je restais encore un instant, sous
les draps, à jouir de ce moment suspendu, entre nuit et jour, de ce moment absolument vide, et puis je voyais
les médailles briller à mon uniforme accroché à la chaise.
Il me fallait bien une maman, pourquoi n’aurais-je pas eu une maman comme tout le monde, hein, fossile
antédiluvien ? Est-ce que ça a encore un sens, pour toi, le mot maman, ma-man, essaie de te rappeler, je sais,
c’est difficile, on a moins l’usage du mot passé cent douze ans. Est-ce que cela a existé, au fond des siècles,
quelqu’un pour qui tu fus un bébé rose et rieur, tout en chair tendre et pleine, quelqu’un pour t’emmailloter
et t’embiberonner, j’ai peine à l’imaginer, j’ai beau m’évertuer je te vois toujours déjà tel que tu es, un hareng
saur dans une redingote, une anthologie d’arthroses, un petit sac de peau flasque réclamant en tremblotant
son biberon à une maman excessivement chenue. Et puis maman est morte.
Enfin, morte, façon de parler. Tu ne la connaissais pas, celle-là, tiens, mon sapajou rhumatisant. Voilà ce qui
s’est passé, avec maman. Elle avait déjà fait quelques bêtises, les services secrets l’avaient ramassée deux ou
trois fois étalée dans sa cuisine, le chignon de travers, pétée au guignolet kirsch. Mais là, mourir, question
connerie, c’était le bouquet. Enfin il fallait bien, elle avait dépassé depuis belle lurette la date de péremption,
l’entretien devenait dispendieux. L’abattre promettait d’être facile.
On aurait pu l’empoisonner, mais elle se méfiait, la carne, reniflait tout, se concoctait une cuisine secrète, ou
se soignait aux plantes, est-ce que je sais, en tous cas, au bout de plusieurs tentatives, rien. Elle devait avoir
des entrailles blindées. Gris s’impatientait. Il lui a expédié un agent des Services pour l’étouffer dans un oreiller, ou l’étrangler au lacet, selon affinité et opportunité.
page 6
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
Le lourdaud s’est fait avoir. Elle lui a collé une bastos dans le nez, et puis elle a filé. Tu aurais dû voir la
gueule de Gris quand il est venu m’annoncer ça, lui, l’efficace des efficaces. Un de ses hommes d’acier
révolvérisé par une vieille. Et par-dessus -le marché, un scandale potentiel à pattes dans la nature.
C’est qu’elle aurait pu nous faire chanter, mémère. On a attendu un peu, mais soit elle avait peur,
soit elle était allée crever dans un coin. En tous cas, on ne pouvait pas rester comme ça, tu imagines
: la mère du Guide suprême en cavale. Alors on a décidé de l’enterrer tout de même. Pour de faux.
Si jamais l’autre pointait le nez, ressuscitée d’entre les morts, on pourrait toujours tenter de la faire
tenir tranquille, de l’abattre, à la rigueur de faire croire à une imposture. Bref, désolé de te l’annoncer
si tard, mon cher décombre, mais c’est une autre vieille qui fut enterrée, avec une touchante sobriété,
à la place de manman.
Je l’ai tout de même pleurée cette conne, quelle idée aussi de lui faire ces obsèques toutes simples,
à la campagne, avec des bouquets, nom d’un chien c’était bouleversant, j’ai versé de vraies larmes,
j’en suis capable, de vraies larmes sur ma maman, ma maman à moi, j’avais bien le droit d’en avoir
une, comme tout le monde.
page 7
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
Revue de presse - Benjamin Fogel
Publié en septembre 2012, Le Marechal Absolu a été présenté, en grande partie par l’auteur lui-même,
comme un aboutissement de sa carrière d’écrivain. Première œuvre de fiction sur laquelle il aura travaillé,
il lui aura fallu une quinzaine d’années et la publication d’une trentaine d’ouvrages pour trouver la bonne
structure et affiner un récit auquel il tenait manifestement par-dessus tout (…).
L’impossibilité de saisir le réel
Roman sur le pouvoir et la servitude volontaire, Le Marechal Absolu contient ainsi tous les grands thèmes
jourdiens. Et tout particulièrement l’existence de zones de flou entre fiction et réalité qui se traduisent par
l’impossibilité de saisir le réel. Au travers d’une plongée dans une dictature librement inspirée par toutes celles
que le monde a pu connaître depuis l’effondrement de l’URSS, et du portrait d’un dictateur qui convoque
aussi bien Saddam Hussein que Khadafi, Pierre Jourde interroge l’idée que la force d’un pouvoir se résume à
sa capacité à émettre de la fiction. Tout tourne autour de cette notion : quand passe-t-on du côté de la farce,
quand perd-on pied ? On ressort du livre avec la certitude que « la réalité n’est que la répétition incertaine
et lacunaire d’un conte ancien »1.
On retrouve également l’omniprésence de la médiocrité où Pierre Jourde se moque à la fois de ses positions
tranchées tout en explicitant les mécanismes. Le monde de l’éducation nationale décrit dans Festins Secrets
apparaît sous une forme encore plus vaste où le maintien du pouvoir s’accompagne de l’acceptation de gouverner avec les médiocres, où les mécanismes complexes sont placés sous le contrôle d’imbéciles, où « plus
on était médiocre, veule, courtisan, manœuvrier, souple, bureaucrate, plus on avait de chances d’obtenir les
portefeuilles ou les étoiles sur la casquette ». Car ce que le pouvoir craint le plus, c’est l’intelligence, et pour
perdurer celui-ci doit couper les ailes de ceux qui par leurs brillantes idées pourraient impacter positivement
les structures au point de les modifier et d’en prendre le contrôle.
Tout cela concourt à dessiner une image nette et terrible du jeu politique, tout en restant palpitant. Riche
sur le fond, Pierre Jourde sait se montrer généreux sur la forme en intégrant des éléments d’espionnage,
des retournements de situations, une fascination pour la cruauté et un humour peut-être un peu forcé, mais
souvent truculent. (…)
Un équilibre entre tradition orale et langage soutenu
Construit en quatre parties, le roman passe son temps, avec brio, à chercher un équilibre entre tradition orale
et langage soutenu, posant sans cesse la question de comment concilier la dynamique de l’histoire oralement
contée et l’exigence de constructions riches et stimulantes ; un personnage arguant même, au sein d’une
méta-déclaration : « Il avait trouvé mieux, il revenait à l’origine, à la littérature orale ». Cela permet notamment à Pierre Jourde de valoriser une fois de plus ses changements permanents de pronoms. Les histoires se
racontent aussi bien à la première qu’à la troisième personne, tandis que l’oralité introduit sans cesse le « tu ».
page 8
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
Le Marechal Absolu se veut succession de contes racontés sous le mode « x dit que y avait dit que w disait ».
Et, en phase avec les questions qu’il pose sur le réel, l’intégralité des conteurs de Pierre Jourde sont des personnes très âgées chez qui la mémoire défaillante est une composante supplémentaire de la déconstruction
du réel. Le temps passe, l’Histoire meurt, l’oubli réécrit le passé, et le phénomène de mémoire devient aussi
un instrument de la fiction.
Certains ont dit qu’avec Le Marechal Absolu, Pierre Jourde entrait définitivement dans la cour des grands
écrivains. Et je trouve cela plutôt injuste, tant il est un aboutissement et non la confirmation de quelquechose qu’on savait en réalité depuis longtemps. La présence au casting d’un des frères Hellequin, une des
figures de Festins Secrets son quatrième roman, souligne d’ailleurs l’homogénéité et la cohésion d’un univers
dont aucune brique n’a joué le rôle de brouillon.
Le Marechal Absolu, en tout cas, est un livre chaotique, un livre qui fait peur, un livre dont on imagine qu’il
a tiraillé son auteur de longues heures durant, un livre sur lequel devait planer, de par les niveaux multiples
d’imbrications et la masse de personnages, la crainte permanente de se contredire, de laisser passer une
coquille scénaristique, et surtout de perdre le lecteur. Malgré sa grande tenue, on sent le texte habité par le
doute et cette inquiétude : le lecteur réussira-t-il à trouver son chemin dans ce dédale ? Mais à la lecture, la
question ne se pose plus. Non seulement la perte de repères fait partie du plaisir, mais en plus Jourde arrive,
au travers de circonvolutions pertinentes, à agencer intelligemment ses fils narratifs pour ne jamais perdre
le lecteur.
De par son côté livre-monde et les portes laissées fermées qui mériteraient d’être ouvertes (quasiment tous
les personnages auraient pu avoir le droit a leur propre développement) Le Marechal Absolu offre une matière de base incroyable pour une adaptation sous la forme d’une série. Cette simple idée, qui ne m’a pas
lâché tout au long de la lecture, me semble un bon indicateur de la force narrative et l’excitation générée par
un récit qui, par souci d’exigence, cherche à gagner sur tous les tableaux.
Benjamin Fogel
page 9
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
DEC 12/JANV 13
Mensuel
OJD : 38349
PASSAGE DU CHEVAL BLANC
75011 PARIS - 01 43 14 33 44
Surface approx. (cm²) : 432
Page 1/1
*t xf ,< ,< : Hulot vs Joly. Ar x ,Y ,Y : Le Pen vs Wiégret.
•k *»: Chirac vs Giscard, & "Ar * -V: Aubry vs Royal. Ar*-* A: Fillon vs Cape.
Le top 10 2012
D.RAYPOLLOCK
_, «Le Diable, tout letemps»
Salué par le Grand prix de
littérature policière, cette
plongeedans une Amerique
crépusculaire rappelle le
meilleur Cormac McCarthy
Pas moins 1 Albin Michel.
RÉGIS JAUFFRET
«Claustna»
Lom du roman racoleur à
fait divers, l'oncle Régis
s'empare de l'affaire Fritzl
pour livrer un roman-monde
à la prose sublime, entre
enquête et fiction
Seuil.
lAROO
(
ANTONIO LOBO ANTUNES
«La Nébuleuse de l'insomnie»
Une grande fresque familiale sur plusieurs générations dans la campagne
portugaise, ça n'est pas toujours un cadeau
calibre pour les maisons de retraite '
La preuve avec l'immense Antonio Lobo
Antunes qui synthétise ici toutes ses obses
sions (la folie, la mort, le pouvoir, le passé )
avec une langue d'une beauté renversante,
des images violentes sidérantes de poesie,
une capacité inouïe a mêler la réalité et
l'imaginaire Et la relève portugaise est
dejala,avecGonçaloM Tavaresetsonpavé
joycien en vers libres, «Un voyage en Inde»
Christian Bourgois.
PIERRE JOURDE
«Le Marechal absolu»
Oublie de la rentree, notre
badboyapourtantsignéun
pave autour d'un dictateur
pour mieux s'interroger sur
le pouvoir de l'écrivain Vertigineux
Gallimard.
STEVE TESICH
«Karoo»
Le portrait de ce script
doctor loser nous a permis
de redécouvrir cet auteur
décédé en 1996 et inconnu
en France
M.Toussaint Louverture.
,
WAJDIMOUAWAD
«Anima»
Nos amis à poils ont inspire quelques-uns des plus
beaux romans de l'année,
dont ce grand «Rashomon»
littéraire qui fait parler les
bestioles Actes Sud.
I
I \ "«"Ml
IN
inmmtiiin
P
PATRICK DEVILLE
«Peste et Choléra»
Si les Goncourt ont opté
pour le bar corse de Jérôme
Ferrari, les Fémina ont jeté
leur dévolu sur ce docudrama sur Alexandre Yersin
Bonnes proches Seuil.
POUBELLOSCOPE
GALLIMARD
3662754300507/GBJ/OTO/2
PATRICK DEWITT
«Les Freres Sisters»
Un bon western, ça n'est pas
seulement au cinema La
preuve avec ce roman quasi
métaphysique, signé d'un
Canadien de 37 ans Aquand
l'adapf .< Actes Sud.
AURÉLIEN
BELLANGER
la
Théorie de l'information»
Cette biofiction marque
les débuts fulgurants de ce
surdoué Mention aussi aux
débuts de François Garde et
Pierre Patrolm
Gallimard.
JULIE OTSUKA
«Certaines n'avaient
jamais vu la mer» Difficile
de ne pas être remué par ses
épousesjaponaises aux USA
Un destin a laTom Mornson
ou Elfnedejelmek, pourjulie
Otsuka'
Phébus.
uante nuances de Grey» at E.L. lames • Les nuances, on les cherche encore dans ce navet moins cul que cucul-ia-praime (Lattes)
Eléments de recherche : GALLIMARD : maison d'éditions, toutes citations y compris ses collections Partie 1/2 (cf fiche pour détails)
page 10
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
26 NOV 12
Quotidien Prov. avec dim.
OJD : 297992
Surface approx. (cm²) : 357
23 QUAI DES QUEYRIES
33094 BORDEAUX CEDEX - 05 35 31 31 31
Un mal absolu
Page 1/1
Pierre Jourda. Un tyran
sur ie déclin se confie
à un proche et prépare
l'apocalypse. Un livre
foisonnant et brutal
Isabelle Bunisset
n potentat sanguinaire et
paumé se raconte. Assiégé
! dans son palais par des factions rebelles, le maréchal se confie à son secrétaire particulier. Régnant en despote depuis des
années sur la République d'Hycrasie - État imaginaire du tiersmonde -, il refuse qu'un autre s'approprie son histoire. Il se souvient
de sa garde secrète, de ses maîtresses, et même de ses fils, qu'il a liquides. Alors qu'au-dehors les insurgés se préparent à livrer un
dernier assaut, il s'efforce de reprendre la main tout comme de
retrouver prise sur une réalité qui
lui échappe.
Entreprise ubuesquepour cet expert en simulacres que de rétablir
la vérité sur son empire. Dans ses
délires paranoïaques, il avait engagé tant de sosies qu'il doute aujourd'hui de sa propre identité. Se
sentant acculé, l'autocrate - mélange de Staline, de Kadhafi, d'Amin
Dada et de Mengistu - déclenche
une apocalypse. Son théâtre d'ombres s'écroule, et lui avec.
Une chute décrite à tous les stades (avant, pendant, après) par
quatre narrateurs à quatre interlocuteurs. Ce récit choral, foisonnant
dè person« On aimerait passer nages, d'inde
le plus vite possible trigues,
complots,
devant ce miroir tant entrelace les
versions
il nous éprouve»
d'une
même histoire afin de révélei l'infinie complexité humaine. C'est
alors que la fiction rattrape curieusement la réalité.
Miroir du passé et du présent, le
Pierre Jourde.
« Le Maréchal
absolu » lui a
demande quinze
ans de travail pour
arriver à sa forme.
U
GALLIMARD
5003244300504/GTG/ARN/2
A LIRE
roman peut se lire comme une synthèse des régimes totalitaires postcoloniaux, de l'effondrement de
l'URSS et des dictatures latino-américaines jusqu'au printemps arabe,
sans oublier le renversement de
Saddam Husseia Pierre Jourde recrée un monde issu de cette déliquescence politique, idéologique
et morale. On aimerait passer le
plus vite possible devant ce miroir
tant il nous éprouve. Nos sociétés
contemporaines seraient-elles à
l'abri ? Que se cacherait-il en embuscade ? Les systèmes et les noms
changent mais l'espnt reste, si l'on
croit que ce mot convient à la
chose.
Les piétinements
II faut saluer l'habile travail de composition : toutes les parties s'éclairent l'une par rapport à l'autre, et
les fragments s'assemblentenune
absurdité sale, sanglante, cauche-
mardesque. C'est ainsi que les personnages se dévoilent progressivement Ala stricte linéarité des faits,
Pierre Jourde préfère les prolepses,
les flash-back, les piétinements, afin
de réorchestrer l'incompréhension
face à l'hystérie collective mais aussi l'inconsistance humaine. Les tyrans et les opprimés ne joueraientils pas un même jeu ? C'est au fond
ce qui désole le maréchal ; ses sujets, il ne les possède que lors de leur
exécution : « Tu as beau les tuer, ils
s'obstinent à mourir. »
De même que dans « Athalie », le
héros invisible est le Dieu d'Israël,
de même ici l'accusée que l'on devine, que l'on oblige à comparaître,
c'est toute notre civilisation. L'ensemble forme quelque chose de
violent, de bariolé, de neuf, de brutal, qui atteint souvent à une véritable grandeur. Un beau livre et un livre atroce, qui vous marche de suite
sur les pieds et qui ne se laisse pas
oublier.
***
« Le Maréchal
absolu »,
de Pierre Jourde,
éd. Gallimard,
737 p., 28 €
bd7675d95ab0c104f2d64cd4630305a737f39403414022d
Eléments de recherche : GALLIMARD : maison d'éditions, toutes citations y compris ses collections Partie 1/2 (cf fiche pour détails)
page 11
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
DEC 12/JAN 13
Mensuel
OJD : 60044
Surface approx. (cm²) : 182
N° de page : 69
29 RUE DE CHATEAUDUN
75308 PARIS CEDEX 9 - 01 75 55 10 00
Page 1/1
La tyrannie, du sous-sol au plafond
Pierre JOURDE
Quatre voix décrivent la fin d'une dictature :
avec verve, l'auteur montre la folie et la limite
de la dé-réalisation.
E
ntre les limites relatives de ce pays imaginaire que, quelque
part sur le continent africain, représente l'Hyrcasie, la somme
des récits qui ponctuent Le Maréchal absolu, le nouveau roman de Pierre lourde, livre un condensé, aussi subtil que monstrueux,
des sombres épilogues auxquels ont souvent abouti les pourtant
prometteurs processus de décolonisation Par le truchement de quatre soliloques, notamment celui du dictateur, de son factotum, ou de
l'un de ses sosies Pour peu qu'il s'en donne la ressource (le temps, la
réceptivité, la vigilance que réclame ce voyage au long de 750 pages),
le lecteur se laisse prendre au jeu et transporter dans les boyaux d'une
dictature à l'agonie, assiégée dans son dernier retranchement par des
rebelles qu'elle tente encore de jouer les uns contre les autres.
Sans cesse défilent, réapparaissent, s'intercalent ou se dissipent une
nuée de personnages de premier, de deuxième et de troisième plans,
qu'ils relèvent de la famille (femmes, fils, gendres, maîtresses), des
strates du pouvoir (au plus près, le factotum , à mi-distance, les « agents
dormants » , au plus lom, le chef des services secrets), leurs commentaires, les événements et les situations, la litanie des redites,
une mynade d'allusions ou de sous-entendus dont l'éclaircissement
suivra aussitôt, plus tard ou jamais D'après une construction labynnthique littéralement tracée et tractée par le verbe jourdien, d'une
élasticité, d'une puissance et d'une vitalité rabelaisiennes. Car, à la
hardiesse dont il témoigne a pousser a l'optimum les logiques de
« déréahsation » de la tyrannie/premier âge dont ont fait usage des
Amin Dada, Bokassa, Mengistu, Saddam Hussein, Kadhafi et Cie
GALLIMARD
9907844300505/GTG/ATF/2
- l'extension du mensonge, du trompe-couillon, jusqu'à sécréter un
univers zombie où le manipulateur en chef est à son tour manipulé
sans rien savoir de l'objet et de l'auteur de la manœuvre, ni même
être assuré de sa propre identité -, Pierre lourde ajoute un humour
roboratif A montrer les retournements de conviction Par exemple, la pente qui conduit du socialisme laïc et raisonne au clientélisme
religieux et superstitieux Ou à montrer la limite d'une réalité qui
manquera toujours trop d'autorité Face, par exemple, à la persistance du spectre du dictateur qu'il ne suffit pas d'avoir pendu, maîs
qu'il faudrait rependre et re-rependre publiquement et inlassablement, afin que tout le monde admette une fois pour toutes sa disparition Aussi aisément que nous autres percevons l'absolue puérilité du désir de toute-puissance
Philippe Delaroche
* if Le Maréchal absolu par Pierre Jourde, 752 p, Gallimard, 28 €
Eléments de recherche : GALLIMARD : maison d'éditions, toutes citations y compris ses collections Partie 1/2 (cf fiche pour détails)
page 12
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
Claudio Galderisi
PIERRE JOURDE, né en 1955 à Créteil, enseigne
la littérature à l’université Grenoble-III. Critique
et romancier, il est notamment l’auteur de
«Pays perdu», «Paradis noirs», «Géographies
imaginaires», «la Littérature sans estomac»
et «Littérature monstre». Il tient par ailleurs
un blog sur BibliObs, «Confitures de culture».
(©Ulf Andersen/Sipa) (© Ulf Andersen/Sipa)
On songe d’abord, en lisant Le Maréchal absolu, à Rabelais. Rabelais que Pierre Jourde a déjà côtoyé dans Portraits des mouches
– l’apocryphie fait partie des grands sujets du Maréchal absolu –,
qu’il a exploré aussi dans ses travaux sur l’incongru, et dont l’écho
résonne dans les intitulés des chapitres de son roman, dans la symphonie des voix qui modulent le récit, et jusque dans la charpente
même de la narration. Les quatre parties du roman font pendant
aux quatre livres authentifiés du monstrumrabelaisien. Le mélange
même des styles et des genres, la volonté de (dé)construire un «récit polyphonique», sans tête ni queue, ou plutôt dans lequel chaque
lecteur peut retrouver, si j’ose dire, sa tête et sa queue, est à la fois
un hommage à Alcofribas Nasier et une sublimation du thélémisme.
Mais enfin, si je n’exclurai pas Rabelais des mots-clés, ce n’est pas lui
que je choisirai comme guide dans l’enfer jourdien.
D’autres noms n’ont été que des ombres, souvent passagères, jamais inutiles. Apulée avec son Âne d’or (le mélange des matières
et des registres, l’initiation et sa mise à distance parodique); le roman picaresque subtilement détourné
(l’anti-héros devenu ici un vrai faux-héros). Mais au final trois mots m’ont semblé offrir un accès privilégié,
une backdoor peut-être partiellement ignorée aussi de son auteur: roman médiéval (surtout les romans cycliques), l’Ulysses de Joyce et… Pierre Jourde.
Les deux premiers m’ont aidé à éclairer la forme et la substance de l’expression, pour parler comme les sémioticiens des années 1970. Le troisième, ou plutôt son œuvre précédente, m’a guidé lorsque même le narrateur ou plutôt son avatar semblait égaré dans la silva d’Hyrcasie.
Un roman symphonique
J’ajouterais volontiers à ces trois vigiles une quatrième béquille: opéra… Car le roman est d’abord une symphonie des français: haut, bas, lyrique, grandiloquent, obscène, minimaliste, hugolien, argotique, blanc, truculent, suave, intimiste, rhétorique, langage texto... Tous les styles, les registres, les niveaux (diachronique
et synchronique), les mélodies que le français peut générer – j’avoue que j’en ignorais personnellement un
certain nombre – sont fondus et refondus dans une renaissance de la langue. Nous ne sommes pas conviés
à une fête des mots rabelaisienne – même si l’on reconnaît un même plaisir – mais nous sommes confrontés,
et le choc perceptif est par moments violent, à une refonte intégrale du langage romanesque, qui emporte
tout sur son passage: syntaxe narrative, personnages, diégèse, narrateur, incipit et explicit. C’est un courant
continu contre lequel les digues romanesques traditionnelles et les êtres de papier ne peuvent rien. Il s’insinue dans tous les méandres de l’histoire, jusqu’à se confondre avec elle. L’œuvre de Pierre Jourde compte un
grand nombre de morceaux de bravoure – je pense par exemple aux différents dîners deFestins secrets, de
L’Heure et l’Ombre, de La Cantatrice avariée aussi.
Ici, le roman tout entier est un morceau de bravoure, même s’il n’est pas que cela. Pierre Jourde prive le lecteur de ce confort de la cheville, de ces pauses de l’écriture, de ces somnolences – pour parler comme Horace – qui permettent d’avancer dans la lecture, de pénétrer dans le piège de la narration. Comme le Charon
dantesque, l’auteur de Pays perdu nous invite à laisser toute espérance avant de pénétrer au pays de l’absolu.
page 13
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
Si je pouvais moi aussi utiliser des notes, je dirais ici que cette consistance de la matière et de la forme,
cette densité de l’écriture peuvent dans un premier temps, celui du contemporain, éloigner ou décourager
quelques lecteurs et quelques prescripteurs, trop habitués à l’insoutenable légèreté des romans de rentrée et
peu enclins à faire l’effort d’apprendre un nouveau langage romanesque. J’ajouterais une apostille à ma note.
Albert Einstein, à qui Joyce avait offert son Ulysses, l’avait remercié en lui disant – je cite de mémoire – qu’il
n’avait pas pu le lire en entier car il ne comprenait pas comment l’esprit humain pouvait imaginer une réalité
si complexe. Les lecteurs d’aujourd’hui, qui n’ont pas tous les mêmes facultés du grand physicien allemand,
pourraient réagir de la même manière devant la prolifération de temps du récit et le vertige diégétique.
Il ne faudrait pas que l’auteur s’inquiète trop des «happy many» qui pourraient, et devraient, lire aujourd’hui
le Maréchal absolu, car ce livre, comme tant de classiques, comme l’Ulysses, pourra avoir ses détracteurs et
ses adorateurs, mais il ne laissera jamais indifférents les écrivains, les lecteurs et les médiateurs de demain,
qui lui garantiront, comme au Maréchal homonyme, plusieurs «doubles».
Visages du double
Ce dernier mot, «double», aurait toute sa place parmi les mots-clés. Le romancier a été d’ailleurs dans ces
cas-là précédé par le professeur, qui consacrait aux visages du double en 1996 un ouvrage important. Le
paroxysme des «tu», des destinataires internes et externes à la parole du roman est une conséquence entre
autres de ce dédoublement des personnages, qui cherchent ainsi à s’ancrer dans le réel d’un récit qui leur
échappe de toute part. J’ajoute que le vrai-faux-maréchal et le (faux?) vrai-maréchal représentent certes l’intangibilité d’un pouvoir absolu qui n’est pas sans rappeler la perfection artistique, mais ils incarnent surtout
pour moi l’impossibilité de l’être de papier, l’aporie d’une existence littéraire, l’échec de la mimésis du réel
propre à la vie romanesque. Le fantasme du frère jumeau du Maréchal – la quintessence du Maréchal absolu,
le seul vrai Maréchal car absent du début à la fin – est le fantôme de cette impasse.
Dans ce sens, le roman est aussi une vaste réflexion sur le romanesque et sur le récit. Comme tout vrai roman,
serais-je tenté d’ajouter. L’auteur d’ailleurs ne cherche ni à dissimuler cette métaréflexion ni à la projeter au
devant de l’écriture, en montrant ses biceps théoriques. Il en fait à la fois une matière et une musique souterraine. Seuls les intitulés des chapitres et leur (dés)ordre architectural nous révèlent les points de suture
invisibles entre la réflexivité auctoriale et la parole romanesque.
C’est cette nature composite, agrégative du texte qui m’a fait penser au roman médiéval, aux cycles en prose,
et au plus célèbre de tous, le Lancelot en prose. Certes, l’ogre jourdien n’a rien du roi Arthur ou de son ami-rival Lancelot. L’amour, qui constitue un fil rouge dans l’œuvre de l’Auvergnat, et qui lui a offert l’occasion de
nous livrer quelques autres morceaux de bravoure (dans Festins secrets et surtout dans L’Heure et l’Ombre) a
été englouti par une autre quête d’absolu. Les scènes érotiques ne manquent pas, in praesentia et in absentia,
les femmes sont aussi présentes, et l’une d’elles nous livre la première la clé pour accéder à la chambre des
doubles, mais l’amour est ici absorbé par le Mal, qui le transfigure, le sublime dans un autre absolu. L’amour
est une absence, une plaie béante, d’où tire son origine la souffrance du Maréchal et son désir de créer une
autre perfection.
Plaisirs de lecture
Cette quête rappelle certes les mythologies médiévales, mais c’est surtout le jeu entre auteur et lecteur, les
cicatrices visibles parce qu’affichées de l’écriture, qui rapprochent ce roman des premiers romans en prose. Il
page 14
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
y a d’ailleurs une construction cyclique du Maréchal absolu, un jeu d’entrelacements, qui est largement pratiqué par les premiers romanciers français. On connaît la formule: «Ici le conte arrête de parler de et retourne
à…».
Chez Jourde, la juxtaposition volontaire est évidemment plus subtile, moins traumatisante pour le lecteur
moderne, qui n’accepterait pas volontiers ces ruptures du pacte de lecture. Mais c’est oublier que le roman
médiéval, y compris le roman en prose, était souvent lu à haute voix, que ces soudures pouvaient correspondre à des séances de lecture intensive, et qu’elles n’entamaient pas la suspension d’incrédulité de l’auditeur médiéval. S’ajoute à cela que l’organisation narrative du Maréchal absolu facilite la greffe narrative, qui
pourrait d’ailleurs se poursuivre à l’infini. Pierre Jourde, ou d’autres continuateurs, comme c’était souvent le
cas au Moyen Âge, pourraient ainsi nous raconter les «enfances» du mystérieux colonel Gris, la vie parallèle
du frère perdu du Maréchal, les amours d’Olga, la fin de l’épopée picrocholesque de l’armée de Ghor…
Mais il n’y a pas que la matière qui pourrait alimenter des continuations, le récit lui-même, tel qu’il est, pourrait être déconstruit et reconstruit en suivant d’autres fils diégétiques. Il n’y a que l’embarras du choix. Se dissimulent dans le Maréchal absolu, tout comme dans les romans en prose médiévaux, une multitude d’autres
romans, in fieri et in praesentia, qui feront le bonheur de la critique universitaire dans quelques décennies, et
qui stimuleront d’autres écrivains et ses futurs éditeurs scientifiques. Les lecteurs d’aujourd’hui et de demain
pourront également y trouver, comme moi, ce plaisir de la lecture différée dont parlait Roland Barthes dans
lePlaisir du texte à propos de Notre Dame de Paris et du chapitre sur l’art gothique. Cette envie de réserver
certains pages pour d’autres relectures, pour d’autres explorations du pays d’Hyrcasie.
L’art de Pierre Jourde est sublimé dans l’harmonisation des dissonances. Au Moyen Âge, on appelait cela
la conjointure et on se rappellera que c’était la signature du premier grand romancier français: Chrétien de
Troyes.
Une métaphore sur la propriété des ensembles infinis
Un dernier mot sur mon troisième guide: l’auteur lui-même, ou plutôt son œuvre. Du premier au dernier mot,
ses romans posent la question du temps: le temps et l’art, le temps et la vie, le temps et la mort, le temps et
les temps du récit et du discours, le temps et l’amour, le temps et les mystères de sa linéarité, le temps et la
postérité, le temps et le souvenir, ou plutôt le ressouvenir. Je ne savais pas comment analyser cette obsession, qui est en partie aussi la mienne; comment recomposer tous ces temps. Et puis je me suis rappelé une
histoire racontée non pas par un écrivain mais par un grand mathématicien. Presque une métaphore sur la
propriété paradoxaledes ensembles infinis.
L’Hôtel de Hilbert contient un nombre de chambres infini; toutes les chambres sont numérotées par tous les
nombres entiers (à partir de 1). Même lorsque l’hôtel est complet, le propriétaire finit toujours par trouver
une chambre au nouveau client. Il suffit qu’il demande à l’occupant de la première chambre de s’installer
dans la seconde, à celui de la seconde de s’installer dans la troisième, et ainsi de suite. Les clients déjà logés le
restent. La première chambre est libre et peut accueillir le nouveau client. Mais l’hôtelier peut aussi accueillir
une infinité de nouveaux clients.
Pour ce faire, il suffit que le client occupant la chambre n°1 prenne la chambre n°2, l’occupant de la n°2 la n°4,
celui de la n°3 la n°6, et ainsi de suite. Chacun occupe une chambre de numéro double de celui de sa chambre
précédente, de telle sorte que toutes les chambres de numéroimpair deviennent libres. Et puisqu’il existe une
page 15
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
infinité de nombres impairs, l’infinité de nouveaux clients pourra occuper les chambres correspondantes. Et
ainsi à l’infini…
Les temps du Maréchal absolu et, au-delà, de l’œuvre romanesque de Pierre Jourde s’emboîtent les uns dans
les autres comme les ensembles infinis. Il est possible que l’hôtelier qui doit mettre à jour le registre de l’hôtel
d’Hilbert finisse par s’y perdre, comme le lecteur peut s’égarer à travers les diégèses emboîtés du Maréchal
absolu. Mais cet enchevêtrement d’histoires, de souvenirs et ressouvenirs, nous révèle que le temps possède
la même propriété paradoxale des infinis et que seule la littérature peut en déconstruire la logique, car la
littérature est le langage du temps. LeMaréchal absolu ne cesse de perdre et de retrouver le sien. Ce va-etvient à travers les temps du mal nous révèle ici la générosité de Pierre Jourde, qui ne craint pas de plonger
dans cet enfer de l’humanité pour nous raconter une histoire – qu’il me soit permis de contredire les derniers
mots du roman – «une très belle histoire»: un grand roman.
Qu’il rencontre ses acheteurs et ses lecteurs, ses prescripteurs et ses médiateurs, bref sa reconnaissance littéraire, et au-delà sa littérature, aujourd’hui, demain ou dans quelques années, le Maréchal… est un roman
absolu. Le reste n’est qu’une question de temps, comme toujours.
«Comment t’appelles-tu?», demande dans son explicit le narrateur retrouvé.
Je m’appelle Claudio.
Claudio Galderisi
Professeur de littérature méd
page 16
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
Entretien Evene
700 pages, quatre parties, une richesse foisonnante et un personnage hénaurme : avec «Le Maréchal absolu», prix Virilo 2012, Pierre Jourde signe le roman le plus excessif de la rentrée littéraire. Il était temps de le
rencontrer.
Commençons par ce qui fâche. Oui, Le Maréchal absolu est un livre colossal, massif, presque monstrueux,
avec ses 700 pages en petits caractères. Oui, il faut du temps pour le lire. Oui, il arrive souvent qu’on s’y
perde. Oui, c’est une aberration dans cette époque où on zappe entre les produits de consommation culturelle, et où les romans qui se vendent le mieux dépassent rarement 200 pages, avec un pitch fort, comme
on dit. Ces avertissements posés, parlons littérature. Le Maréchal absolu, donc, est le grand livre de Jourde,
un texte énorme et envahissant que le romancier porte avec lui depuis une quinzaine d’années. Il raconte la
destinée d’un autocrate de synthèse, mélange de Staline, Kadhafi, Amin Dada et Kim Jong-Il : un dictateur
total et tout-puissant qui règne sur un petit État imaginaire nommé l’Hyrcasie. Hélas pour lui, la rébellion est
en route, et son empire s’écroule… Jourde nous le montre à différents stades de sa chute (avant, pendant,
après) et le peint en personnage gargantuesque et excessif qui, tout en faisant plier le réel devant lui, finit
par être dépassé par son système de sosies, de simulacres et de fictions paranoïaques. Mise en scène du
pouvoir et de ses contradictions, jeu grandeur nature sur l’invasion de la réalité par le mensonge, ce texte
magistral vaut l’effort qu’il exige de son lecteur : c’est un roman-monstre comme on n’en fait plus, un livre
phénoménal qui écrase la concurrence (et pas seulement par son poids), impressionnant et, d’une certaine
façon, très anachronique dans notre époque, ce qui est un compliment. Comment se porte-t-on après avoir
accouché d’un texte pareil ?
En quelques mots, Le Maréchal absolu, c’est…
Une tétralogie où quatre narrateurs différents, s’adressant à quatre interlocuteurs différents, donnent leur
point de vue sur la décomposition politique d’un état imaginaire du Tiers Monde et la chute de son dictateur.
Sachant que parmi ces narrateurs, il y a le sosie du dictateur, chargé de le représenter.
Depuis quand portez-vous ce livre ? Quelle place tient-il dans votre œuvre ?
Il y a environ dix-sept ans, j’ai commencé à écrire les premières ébauches d’un roman où un dictateur monologuait, s’adressant à son factotum. En même temps, j’échafaudais des plans qui, grossièrement, correspondaient déjà aux quatre parties du roman tel qu’il est publié. Mais ces plans n’étaient jamais satisfaisants,
je les ai refaits des dizaines de fois pendant toutes ces années, avant de trouver une solution correcte. C’est
vraiment une grosse machine, qui a été enivrante à piloter, mais délicate à régler. De sorte que, désespérant
d’en sortir avant longtemps, je me lançais à chaque fois dans un autre livre, remettant la suite du Maréchal à
plus tard. J’ai donc publié tous mes livres entretemps.
page 17
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
Comment avez-vous finalement « triomphé » ?
Il y a trois ans, je me suis remis sur le chantier à plein temps, en modifiant l’architecture, notamment celle de
la troisième partie, la plus difficile à construire. Je crois qu’au départ, il s’agissait d’aller jusqu’au bout de ma
vieille obsession de l’être monstrueux, qui prend une figure différente dans chacun de mes livres. En lui donnant tous les pouvoirs, l’expérience prend toutes ses dimensions. Le monstre comme perversion de l’idéal et
du désir d’absolu. La divinité et l’animal. De sorte que ce livre pousse à bout ce qui, dans tous les autres, reste
dans un relatif équilibre classique.
Comment ce roman s’articule-t-il avec votre essai Littérature monstre ?
Dans Littérature monstre, j’évoque le « pari ontologique » monstrueux de la littérature : parvenir à l’incarnation dans l’excès de conscience. Le Maréchal renverse cette proposition : il cherche l’esprit dans le travail
désespéré de la chair.
Vu les dimensions hors-normes du livre, vous êtes-vous à un moment senti « dépassé » par le texte en train
de se faire ?
Tous les écrivains écrivent pour être dépassés par ce qu’ils font. Si cela ne se produit pas, ils sont désespérés.
C’est toujours cela : ouvrir dans le texte une dimension nouvelle, où l’on sort de soi. Cela dit, il m’est arrivé très
concrètement de me trouver débordé par la complexité des différents mécanismes à manœuvrer, la foule des
personnages, les différentes voix, les points qui s’entremêlent, les récits enchâssés, etc. Tout cela aggravé par
le fait que les personnages évaluent mal la situation, se trompent, sont manipulés, etc. J’ai dû opérer pas mal
de relectures pour vérifier la cohérence du tout.
Fallait-il écrire un livre excessif pour parler d’un sujet excessif ? Jusqu’à quel point la forme et le fond
sont-ils liés ?
Le livre est moins excessif dans la quantité -740 pages, après tout, c’est peu de choses à côté de L’Homme
sans qualité ou d’À la recherche du temps perdu- que dans la complexité. Celle-ci correspond en effet à ce
sentiment que nous sommes perdus : égarés dans un monde de discours et de mécanismes auquel nous ne
comprenons finalement plus rien. Je voulais à la fois restituer cette impression que l’on peut avoir de perdre
pied dans le monde moderne. Qui dirige ? Qui décide ? Qui informe ? Où est l’origine ? On ne sait plus. Et
en même temps, je voulais montrer tous ces personnages qui s’acharnent à construire du sens malgré tout,
à bâtir une représentation à peu près cohérente du monde. Ce roman est cela, en fait : un entrecroisement
d’interprétations. La concurrence entre diverses fictions. C’est aussi, comme chez Balzac, un roman de l’énergie. Le texte essaie d’allier deux choses : la puissance statique, dans l’architecture, la puissance dynamique,
dans l’espèce d’inépuisable énergie des personnages, qui irradie les moindres recoins du récit.
Il y a plusieurs registres de langage : un côté rabelaisien, gaguesque, jusqu’à la grossièreté, et un côté plus
tenu, littéraire, moins sensuel, qui rappelle le style des Paradis noirs. Conséquences de périodes de travail
différentes, ou volonté de tout rassembler ?
page 18
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
La remarque est juste. Mais ce n’est pas l’effet de l’étalage de la rédaction sur plusieurs années. Je voulais
aussi, avec ce roman, bâtir une sorte de Babel de tous les français, désuet, littéraire, argotique, populaire, etc.
Donner un panorama de la langue. Cette diversité tient également à la diversité des locuteurs, puisque le livre
n’est fait que de discours. Le Maréchal ne parle pas comme le journaliste qui enquête sur les événements.
Plus profondément, dans les passages qui me paraissent les mieux venus, c’est ma langue que je cherchais,
celle qui unifie toutes les miennes, tous mes moi : le parler populaire, la langue savante, le goût du grotesque
et la tendance à la complexité. La multiplication des interlocuteurs, leur caractère étrange, ou leur absence,
est une des causes de l’inflation langagière du roman : on parle d’autant plus que celui qui pourrait nous
écouter vraiment est toujours absent.
Le héros du livre, c’est le Maréchal, dictateur fabuleux, autocrate total. Aviez-vous en tête un modèle ? On
pense à Kadhafi, mais aussi à Staline, Kim Jong-Il, Saddam Hussein…
C’est vraiment une synthèse, principalement des dictatures du tiers monde issues de la décolonisation. J’ai
emprunté tel trait ou tel petit fait à Mengistu, à Saddam, à Khadafi. Le caractère grotesque et imprévisible
du tyran rappelle Idi Amin Dada. Le personnage de Sacha est pour partie un composé d’Oudaï Hussein (fils
aîné de Saddam Hussein, ndlr) et Hannibal Kadhafi (cinquième fils de Kadhafi, ndlr). Oudaï, ce fou sanguinaire,
avait d’ailleurs un double. D’une manière plus générale, il s’agissait de reproduire les palinodies politiques
d’autocrates arrivant généralement au pouvoir en liquidant les régimes issus de l’indépendance, qui hésitent
entre USA et URSS, fondent d’abord leur régime sur le nationalisme, le socialisme et une forme de laïcité (le
Baas de Saddam Hussein et Assad) pour évoluer vers des concessions aux religieux. En dehors de cela, j’ai
emprunté des anecdotes à Staline ou à d’autres.
Y avait-il aussi une sorte de « modèle » de roman-monstre, un « étalon » romanesque de l’excès ? L’un des
personnages ne s’appelle sûrement pas Sterne par hasard…
Il existe au moins deux tétralogies monstrueuses dans la littérature : celle de Rabelais, si l’on fait abstraction
du cinquième livre, d’authenticité incertaine, et Le Quatuor d’Alexandrie. Les deux étaient présents à mon esprit. Les grands ouvrages du baroque sud-américain aussi. Le Manuscrit trouvé à Saragosse pour l’enchâssement des récits. Sterne, bien sûr, mais aussi l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux de Nodier, et
tous les grands récits ludiques du XVIIème siècle, notamment ceux de Béroalde de Verville. Il s’agissait pour
moi de jouer à fond de tous les mécanismes du récit, notamment ceux qui touchent au temps : anticipations,
retours en arrière, parallélismes, divergences, etc. Dans tous mes romans, j’essaie de montrer la co-présence
de divers temps. Au cœur du récit, il y a un noyau secret qui suggère que ce grand dépli du temps auquel se
livre le récit est une illusion, que tout le temps est replié dans un instant.
C’est un roman sur le pouvoir, son extension totalitaire, son délire. Avez-vous, en écrivant, envisagé la question sous un angle de philosophie politique
La tyrannie du Maréchal fonctionne sur le mode du pouvoir personnel sans limites tel qu’il peut être représenté dans le Tiers Monde. Ce n’est pas exactement du totalitarisme. Pas de parti très constitué, pas d’idéologie bien consistante. Il y entre en revanche des éléments de totalitarisme, qui ne sont d’ailleurs pas tout à
fait absents de ces régimes autocratiques, notamment la pénétration en profondeur de la société civile par
les agents du pouvoir, l’empilement des systèmes bureaucratiques et la prolifération des instances de décision, le noyautage de l’Etat par les polices secrètes, la construction d’une fiction collective, avec réécriture du
présent et du passé. Le pouvoir repose sur la fabrication de fiction. Toute la complexité du Maréchal absolu
consiste à montrer la fabrication, la dissémination et la mise en concurrence de ces fictions.
page 19
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
Peut-on voir l’industrialisation délirante des sosies comme une sorte de métaphore de la fabrication de
l’homme nouveau : un homme moulé sur le modèle du Maréchal, confondu avec lui, répliqué à des centaines, des milliers d’exemplaires ?
D’un côté, une affirmation de soi délirante, un être qui cherche à s’imposer au réel par tous les moyens. De
l’autre, une démultiplication de soi par les sosies, les doubles, qui est le symptôme de sa maladie d’irréalité. Il
cherche d’autant plus le pouvoir que sa consistance intérieure se délite. Je pousse ici à fond une contradiction
inhérente à tout être humain.
C’est aussi un roman sur le paradoxe, non ? Ce tyran qui a le maximum d’emprise sur le réel vit en même
temps dans une situation de déréalisation complète, dans un monde de simulacres démultipliés… « Cette
irréalité, écrivez-vous, tu t’es employé à en faire la substance même du pouvoir »…
Oui, en effet. Lorsqu’on pousse à bout un système, une logique, on débouche sur des paradoxes. C’est ce
qu’a fait Borges dans ses nouvelles. Il y a du Borges dans Le Maréchal absolu. Parmi tous les paradoxes avec
lesquels joue le récit, il y a celui-ci : pour s’assurer un pouvoir absolu, le Maréchal doit se dissimuler. À terme,
l’absolu du pouvoir se confond avec sa disparition. Cette problématique est présente dans tous mes romans,
même dans un récit autobiographique comme Pays perdu : plus on cherche la chair même du réel, plus il se
dérobe. D’où la folie destructrice du Maréchal, qui désire par tous les moyens devenir réel, tout en faisant en
sorte, pour assurer son pouvoir, de déréaliser le monde. Tout est faux chez lui, même ce qui nous est le plus
proche, le plus intime : sa mère est une fausse mère, créée pour les besoins de la propagande. Le dictateur
n’est ici que la figure du Moi dans son désir d’absorber le monde. Du Moi qui veut être à lui-même son propre
fondement, se déniant toute origine.
Malgré l’alternance des narrateurs, le roman reste largement « autocentré » sur le Maréchal, comme si
tout se rapportait à lui. On dirait presque qu’hors de lui le monde n’existe plus. Etait-ce un parti-pris, lié à
l’économie générale du projet ?
La déréalisation dont nous parlons est aussi un symptôme du délire paranoïaque. Le monde est un vaste
complot. Il est une machine à illusions fabriquée tout exprès pour perdre le sujet. Je crois que chacun de nous
a pu être tenté par cette idée. Certains dictateurs y succombent. Il est vrai aussi que le Maréchal est une sorte
de figure allégorique du désir d’absolu, tel qu’il finit par engendrer aberrations et perversions. Mais il y a au
moins trois personnages qui ne sont pas loin d’être aussi importants que lui dans le roman (ne serait que
parce que le dictateur est deux : celui de la première partie, et celui des trois autres, qui ne sont pas le même).
Shlangenfeld, l’officier des services secrets ; Manfred-Célestin, le factotum du Maréchal, qui est le narrateur
de la quatrième partie ; et le colonel Gris, chef des Services secrets, qui est complètement absent physiquement, qu’on ne voit jamais, mais qui règne sur les événements comme une sorte de puissance tutélaire, de
dieu caché. C’est d’ailleurs ce qu’il est : un dieu caché, qu’on croit à l’origine de tout, et qui n’est lui-même, en
définitive, qu’un rouage dans une machinerie plus complexe.
Que représentent ces personnages secondaires ?
Shlangenfeld et Manfred-Célestin incarnent un thème qui m’est cher, celui de la servitude volontaire, du
dévouement poussé à l’absurde, de l’obéissance fanatique aux ordres. Ce sont des Eichmann qui auraient la
capacité de chercher la rédemption.
page 20
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
C’est un roman sur le pouvoir « à l’ancienne », le pouvoir d’Etat, militaire, basé sur la force. Mais
les représentants du maréchalisme absolu aujourd’hui ne sont-ils pas plutôt des banquiers, des patrons
mondialisés ?
En effet. Historiquement, il s’agit de montrer l’agonie de ce type de pouvoir, depuis les dictatures sud-américaines jusqu’aux dictatures arabes aujourd’hui.
Pourquoi avoir choisi de représenter le Maréchal à son déclin et après sa chute, plutôt qu’à son apogée ?
D’abord parce que c’est ce que nous avons vécu depuis les années 70, la fin progressive de ce type de dictature, même s’il en reste quelques-unes. D’autre part, les traits caractéristiques de ces régimes, comme sans
doute de tout régime, n’apparaissent jamais plus nettement que dans les crises, qu’il s’agisse de l’accession
au pouvoir (que j’évoque) ou de la fin. Et puis il y a quelque chose de fascinant dans ces apocalypses, comme
si c’était au fond ce qui avait toujours été cherché, depuis le commencement. De même pour l’URSS, représentée ici au moment où le système bascule. Jamais on n’aurait imaginé le renversement si rapide du géant.
Vous avez parlé dans votre blog de votre manie de dessiner des cartes imaginaires. La géographie d’Hyrcasie résulte-t-elle d’une carte de ce genre ?
En écrivant le roman, la géographie de l’Hyrcasie s’est esquissée mentalement, un peu à l’instinct, sans représentation parfaitement claire. Elle est composite, depuis la forêt dense jusqu’au désert (mais c’est le cas du
Soudan, par exemple), et sa toponymie la rend insituable : les noms sonnent français, arabe, anglais, chinois,
russe, etc. Je suis en train d’essayer de la cartographier réellement, d’après le récit, et ça fonctionne à peu
près, on peut établir une carte qui tient.
Y avait-il pour vous une sorte de « défi », un fantasme d’écrivain, celui de créer un monde entier, une Histoire intégrale, avec ses grands hommes, son pays complet, ses événements ? Faire un roman « totalitaire »,
en un sens ?
Oui, faire concurrence à la géographie et à l’histoire réelles, un peu comme ces mondes imaginaires littéraires
auxquels j’ai consacré jadis ma thèse de doctorat. Le Maréchal est la figure de beaucoup de choses, du pouvoir, du Moi, mais aussi de l’écrivain, dans sa démesure et son désir de substituer son univers au monde réel.
C’est une fiction de la fiction.
Un mot d’actualité, pour finir. Vous avez publié une opinion nuancée sur l’affaire Millet, en vous désolidarisant de la tribune d’Annie Ernaux. Nelly Kaprièlian dans Les Inrocks écrit : « Que les réacs de Valeurs
actuelles le soutiennent ou que le beauf populiste Pierre Jourde le défende, logique ». Qu’auriez-vous envie
de répondre ?
Pour commencer, précisons que toute ma vie, j’ai été en conflit, parfois très violent, avec divers gardiens
de l’ordre institutionnel, leurs idées en bois et leur langage automatique. Ça a commencé avec les curés
de mon école religieuse, puis le lycée en classe prépa, puis l’armée, puis le PCF où j’ai fait un passage, puis
l’université, puis certaines puissances journalistiques. Kaprièlian (chef de rubrique livre aux Inrockuptibles,
ndlr), c’est l’écume de ce dernier domaine. J’ai l’habitude. Pour Le Monde, j’étais déjà à la fois un réac populiste (officiellement) et un pédé sidéen (off). Toute personne qui se hasarde à remettre en cause le pouvoir
de certains médias est « populiste », c’est devenu le cliché resservi ad nauseam. Lorsque Kaprièlian déclare
page 21
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
que je soutiens Millet, elle manifeste son incapacité foncière à comprendre un texte. Ce qui crève
les yeux par ailleurs dans sa pratique de critique.
Faites l’expérience : mentionnez son nom dans une
réunion d’écrivains, d’intellectuels. Vous ne serez pas déçu du résultat, je vous l’assure. Elle est
un peu l’équivalent de ce qu’était le gros Sarcey à
l’époque du symbolisme. Pour elle, un beauf populiste, c’est quelqu’un qui a publié des ouvrages de
philosophie et de théorie de la littérature dont elle
ne comprendrait pas trois lignes, dirigé une petite
revue de pointe, fait un séminaire sur Schwob au
Japon et une conférence au Collège de France, organisé des colloques sur Jaccottet ou Novarina. Elle ne
saurait pas faire pas la différence entre Michel Foucault et Bigard.
Quant à Richard Millet…
Même si les élucubrations de Millet ne me ragoûtent pas trop, ma position ne change pas : de la critique tant
qu’on veut, mais jamais d’interdiction, jamais de lynchage collectif. C’était celle de Paulhan à la Libération. Les
Kaprièlian et consort, sous un régime stalinien, vous fourrent en taule les gens qui ne sont pas dans la ligne.
Vous avez fait l’expérience jadis des pressions, d’une forme de censure, si on veut. Que vous inspirent « l’affaire » Millet contraint de démissionner du comité de lecture de Gallimard ou les critiques contre Charlie
Hebdo (« on peut tout dire mais… »), etc. ?
Ça n’est pas « si on veut », c’est très concret, et je pourrais vous donner une liste de faits longue comme le
bras. Je vous renvoie à la conférence que j’ai donnée là-dessus à l’Ecole Normale Supérieure. Nous vivons
encore sous un régime de semi-censure. Ce ne sont plus les procureurs de Napoléon III qui l’assurent, mais
les journalistes et les écrivains qui réclament des interdictions, des renvois, des mises à pied, des coupures
dans le texte. Et les nervis des « Indigènes de la République » empêchent Caroline Fourest de parler à la fête
de L’Humanité. La liberté d’expression est en grave danger aujourd’hui. Certains y travaillent activement. Et
bien sûr, toujours au nom du Bien. Rien n’a vraiment changé depuis le XVIIe siècle. Vers 1900, L’Assiette au
beurre déployait une violence ahurissante contre les curés. Dans les années 1960, Hara Kiri se moquait cruellement du christianisme. Aujourd’hui, quand on se risque à se moquer de l’Islam, il y a des morts, on est «
islamophobe », raciste, ou on « jette de l’huile sur le feu ». Il s’agit d’instrumentaliser grossièrement la cause
antiraciste et le respect des croyances pour réintroduire le sacré dans l’espace politique.
C’est la rentrée des dictateurs. Dans un roman monstre, Pierre Jourde fait le portrait d’un despote féroce et
paranoïaque qui rappelle furieusement Kadhafi et Bachar al-Assad.
Tant pis pour les amateurs de tragédies domestiques à deux ou trois personnages. Avec « Le Marechal
absolu », Pierre Jourde boxe dans une autre catégorie -celle des super-lourds chez qui la performance
physique tient aussi de la pyrotechnie La première fusée est le monologue shakespearien, bruyant et furieux,
d’un tyran postcolonial acculé dans son palais par une révolution N’était sa passion pour la tête de veau et
les crocs de boucher on dirait un clone de Kadhafi. Ou un avatar de Bachar al-Assad II se souvient des nervis
de sa Garde verte, de ses maîtresses, et même des fils qu’il a liquidés. Il vomit les démocraties occidentales,
page 22
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
les journalistes qui masquent leur ignorance à coups de «décryptages».
Entretien
A leur décharge, il faut admettre que la géopolitique de cette Hyrcasie imaginaire est aussi limpide que la
Syrie actuelle. D’ailleurs, même le Guide suprême est paumé. Il a tant multiplié les sosies qu’il se demande s’il
n’en est pas un. Suivent des centaines de pages où l’on perd le fil avec rage et où on le retrouve avec émotion.
Ici, deux agents dormants forment un couple poignant. Là, des services secrets impénétrables. Et partout un
catalogue de barbaries, avec un fanatisme religieux en embuscade.
Est-ce un chef-d’oeuvre blessé, comme Truffaut voyait dans «la Règle du jeu» un «grand film malade»? Une
chose est sûre, ce traité d’humour noir, de folie humaine et de cruauté politique est le roman le plus baroque
de l’année.
G.L.
Le Nouvel Observateur Comment accouche-t-on d’un monstre?
Pierre Jourde Normalement j’écris assez vite, mais là, ça a été particulièrement difficile. Il y avait une multiplicité de personnages, de narrateurs, de périodes. Mes premiers plans datent de 1995-1996. Mais je me suis
souvent interrompu. Il fallait retomber sur ses pieds à chaque fois. L’intrigue, qui tient du roman d’espionnage, est à tiroirs: X manipule Y qui manipule Z...
Le roman lui-même est en effet assez monstrueux dans sa forme, avec ses récits enchâssés, sa chronologie
tortueuse, son large éventail de styles et de registres… Au risque de déboussoler le lecteur. Pourquoi ce
choix?
D’abord, cela convient au personnage, excessif. Ensuite, j’aimerais que ce soit pour le plaisir du lecteur, comme
j’en éprouve avec des romans comme «Tristram Shandy» ou le «Manuscrit trouvé à Saragosse». J’aime les
illusionnistes qui jouent avec tout ce que la fiction off re comme moyens de mise en scène. C’est une sorte
de doigt d’honneur aux autofictionneurs, pour qui l’on ne peut plus raconter d’histoires. Enfin, ça ne pouvait
être autrement: le véritable propos est de montrer que la réalité se dérobe toujours.
Pourquoi un dictateur?
Au départ, c’était plus psychanalytique que politique. Pour moi, un tyran a le rapport au réel d’un gros bébé.
C’est une métaphore du moi enfantin, qui n’est que principe de plaisir. Il ne distingue pas le monde et le moi,
pour lui les autres sont des choses qui n’existent pas. Le moi n’a plus de limites.
Mais vous avez pensé à des dictateurs réels...
Oui, Bokassa, Amin Dada, Saddam Hussein... Quand j’ai commencé, la première guerre du Golfe n’était pas
loin. Je me suis aussi inspiré de Mengistu, le despote marxiste qui avait enterré l’empereur Haïlé Sélassié sous
son bureau pour s’essuyer les pieds dessus tous les jours! Et d’Hannibal Kadhafi pour l’un des fils de mon
page 23
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
«Maréchal». Mais le «printemps arabe» est arrivé trop tard pour vraiment nourrir le roman.
N’empêche que, pour le lecteur, vous parlez de la tragédie syrienne et de la chute de Kadhafi...
Quand il est tombé je me suis dit, zut, j’arrive trop tard! J’avais l’impression d’avoir déjà écrit la fin de Kadhafi.
Ca m’a rappelé Gracq: quand on lui disait que la drôle de guerre avait nourri ses écrits, il répondait que c’était
l’inverse.
C’est une pirouette, non?
Pas tout à fait. Si vous modélisez le dictateur absolu, avec tous ses attributs, vous avez de fortes chances qu’à
un moment la réalité soit conforme à ce que vous aviez modélisé. Or mon roman parle clairement des dictatures issues de la colonisation. Pas des régimes totalitaires comme l’URSS, mais des dictatures personnelles,
avec ce qu’elles ont de fou et de baroque. C’est ce qui m’intéressait: la cruauté politique qui pénètre jusque
dans la famille. Ca me fascinait chez Saddam, ses rapports avec ses gendres, la folie de ses fils, sa paranoïa.
Comment contrôler ça? Il ne faut pas l’oublier: un dictateur, c’est d’abord quelqu’un qui a la trouille!
Alors, comment voyez-vous la suite des révolutions arabes?
Je n’ai pas le souvenir de renversement d’une dictature africaine ou arabe qui ne se soit soldé par un chaos
plus ou moins important. Une dictature joue les catégories de population les unes contre les autres. Donc,
quand le tyran s’effondre, les éléments de la guerre civile sont en place. Bien sûr, il faut chasser Bachar, c’est
un tyran sanguinaire. Mais on peut se demander ce qu’il adviendra des chrétiens, des alaouites, des druzes.
Le pire n’est jamais à exclure. C’est sans doute un moment nécessaire pour la recomposition politique d’une
société. Comme la Révolution française.
Et que peut la communauté internationale? Dans votre livre, elle ne comprend rien...
Ce n’est pas le cas? J’ai souvent été interventionniste, que ce soit à propos du Kosovo, de l’Irak ou de la Libye.
Mais on y va toujours sans rien comprendre. J’essaie de montrer comment tout le monde se fait manipuler.
Même le grand manipulateur que je mets en scène. Personne n’échappe à ça. Mon roman est aussi, dans ce
sens, une réflexion sur l’origine des choses. D’où cette citation de Borges, en exergue: «Quel dieu, derrière
Dieu, commence cette trame?»
C’est aussi une réflexion sur un pouvoir qui s’exerce en racontant une histoire...
Dans tous mes romans, nous nous racontons des histoires, notre vie est la fiction d’une vie. Ici, c’est extrême
parce qu’il en va de la vie des individus et de l’état d’une société. Mais la dictature repose toujours sur un
récit. C’est comme ça qu’elle tient. En même temps, c’est une fiction assez rudimentaire: les sujets n’en sont
pas les acteurs, ils la lisent mais ne l’écrivent pas.
Dans les démocraties, nous sommes beaucoup plus forts. Nous avons créé Big Brother, et les gens sont très
contents de le servir. Ca s’appelle par exemple Facebook. Ce n’est pas l’Etat qui surveille ce que vous faites,
c’est vous-même qui êtes content d’en informer la planète entière. Nous avons créé une autre dictature
déréalisante, à la fois médiatique et numérique. Elle est évidemment moins violente et coercitive, mais plus
page 24
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
subtile.
Propos recueillis par Grégoire Leménager
Le Maréchal absolu, par Pierre Jourde,
Gallimard, 740 p., 28 euros.
Florilège
On doit pourtant s’étonner, dans cette course aux Prix, de l’absence de quelques auteurs majeurs qui n’ont
même pas eu l’honneur d’être sélectionnés. Prenons par exemple le cas de Pierre Jourde. Le bonhomme
lance au début de septembre, avec Le Maréchal absolu , un énorme pavé de 731 pages. Un livre littéralement
explosif. Impossible de résumer cette saga épique narrant le comportement grotesque et d’une cruauté
dantesque d’un despote délirant, prêt à tout pour assurer la pérennité de son royaume. On peut y voir rôder
les ombres d’un Amin Dada, d’un Bokassa, d’un Mobutu traversant ce récit en obscène compagnie de Papa
Doc et de tous les Duvalier du monde. Voici une immense fresque, fantastique méditation sur les aliénations
du pouvoir. Une fresque croustillante où se croisent une multitude de personnages tour à tour pitoyables,
pathétiques, naïfs, idéalistes ou rebelles.Voilà un sacré roman, mené de main de maître par un auteur ayant le
sens du récit ! Il campe là des personnages dont certains deviennent des figures archétypiques d’un monde
emporté par la folie. Ici Satan mène bel et bien le bal. Sans être désobligeant vis-à-vis des divers jurys, on est
stupéfait de constater qu’aucun n’ait cru bon de retenir le nom de Pierre Jourde pour défrayer, ne serait-ce
qu’un instant, la chronique littéraire. Comment expliquer ce silence plus mortel que l’exercice d’une critique
assassine ?
Jean-Claude Lauret, Boulevard Voltaire
Un roman hors catégorie. Si volumineux, si radical, qu’il peut effrayer. Mais on peut y aller sans crainte, entrer
dans la dictature du Maréchal dont Pierre Jourde a fait un personnage multiple et incertain. Le jeu du pouvoir a entraîné tant de manipulations et de faux-semblants que plus personne ne connaît exactement son
rôle. Le chef de l’Etat occupe-t-il réellement ce poste dans la discrétion du palais où il vit caché, ou est-il un
de ses sosies approximatifs qui aurait fini par prendre sa place ? Ce Gris dont les services ont fini par phagocyter l’administration, peut-être même le pays tout entier, n’est-il pas le détenteur de tous les ressorts de la
république d’Hyrcasie ? Et cette femme devenue vieille, qui a côtoyé les puissants, n’est-elle pas autre chose
que ce qu’elle dit ? Ce qu’on lui a dit et qu’elle répète a-t-il une quelconque valeur, ou s’agit-il d’une fiction ?
page 25
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
« J’ai longtemps cru que le pouvoir était la force […]. Il n’est peut-être que la faculté de raconter des histoires.
» Des histoires qui s’emboîtent les unes dans les autres comme des poupées russes, au fil de discours qui
tiennent parfois du radotage (et du tour de force stylistique), au fil d’événements sanglants. La torture et la
pendaison à un croc de boucher sont des divertissements communs dans un pays dont Pierre Jourde fait le
symbole de tous les excès. Avec une écriture qui ne se relâche pas un instant, pas davantage que notre intérêt
à suivre les méandres d’une politique aléatoire.
Pierre Maury, Le Soir (Bruxelles)
II faut saluer l’habile travail de composition : toutes les parties s’éclairent l’une par rapport à l’autre, et les
fragments s’assemblent en une absurdité sale, sanglante, cauchemardesque. C’est ainsi que les personnages
se dévoilent progressivement A la stricte linéarité des faits, Pierre Jourde préfère les prolepses, les flash-back,
les piétinements, afin de réorchestrer l’incompréhension face à l’hystérie collective mais aussi l’inconsistance
humaine. Les tyrans et les opprimés ne joueraient-ils pas un même jeu ? C’est au fond ce qui désole le maréchal ; ses sujets, il ne les possède que lors de leur exécution : « Tu as beau les tuer, ils s’obstinent à mourir.
» De même que dans « Athalie », le héros invisible est le Dieu d’Israël, de même ici l’accusée que l’on devine,
que l’on oblige à comparaître, c’est toute notre civilisation. L’ensemble forme quelque chose de violent, de
bariolé, de neuf, de brutal, qui atteint souvent à une véritable grandeur. Un beau livre et un livre atroce, qui
vous marche de suite sur les pieds et qui ne se laisse pas oublier.
Isabelle Brunisset, Sud Ouest
Le maréchal raconte sans discontinuer ses exploits, sa grandeur Quel maréchal ? C’est toute la question Le
premier à parler n’était qu’un sosie devenu fou, révèle le deuxième : le vrai tyran de l’Hyrcasie, c’est lui. Et puis
d’autres voix s’élèvent, négations de négations, à l’infini. ll n’y a ni vrai ni faux maréchal, ni vérité ni mensonge
sur rien. Il n’y a que le vide, et le pouvoir, fable macabre qui prolifère au long dè cette fascinante et magistrale
déconstruction des figures du mal.
Florent Georgesco, Le Monde.
Dans cette dictature, on ne sait plus où est la réalité. Entre paranoïa, complots fantasmés ou réels, légendes
urbaines créées autour de personnages disparus, discours sur ce qu’on croit qu’il est arrive, la fiction est
partout. Dans le fait même que le Marechal tend à écrire sa propre légende. Lui qui se compare à Alexandre,
César et Napoléon - excusez du peu. Car au-delà de ce portrait de dictateur fou, c’est le pouvoir de la fiction
dont Pierre Jourde parle. (…) Un roman proliférant, shakespearien et rabelaisien tout à la fois - on ne saurait
choisir ! -, une écriture élégante et flamboyante, (…) un roman fleuve complexe et fascinant.
L’Essor de la Loire
Oublié de la rentrée, notre bad boy a pourtant signé un pavé autour d’un dictateur pour mieux s’interroger
sur le pouvoir de l’écrivain. Vertigineux.
Technikart
page 26
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
Cet épais roman vient couronner plusieurs années d’un travail austère, quoique foisonnant, ce qui en soi ne
suffirait pas à en faire un chef-d’œuvre Pour autant, en choisissant de multiplier les témoignages et les angles
de vue, servis par une plume d’une puissance étonnante sur la chute de ce dictateur autocratique, l’auteur
propose une reflexion sur les frontières entre la réalité et ses représentations - fantasmees, construites, relayées par les médias, fruits de l’inconscient collectif comme d’un désir individuel d’édification Un livre nécessaire aussi bien pour essayer de décoder le monde que pour constater l’infinie vanité d’une telle entreprise.
TGV Magazine
Le Maréchal absolu est, il est vrai, un questionnement sur fond historique de ce qui a rendu possible, après
la décolonisation, l’établissement sur un continent d’une forme de domination massivement arbitraire et
cruelle. Mais le roman est avant tout un inventaire des techniques d’accès et de conservation, des effets du
pouvoir sur ceux qui l’exercent autant que sur ceux qui le subissent. Pierre Jourde agit ainsi en Machiavel,
mais un Machiavel cédant au plaisir du conte, gourmand de comique et d’absurde, porté par la jouissance
de la langue. Les opposants perdus dans leurs sigles incompréhensibles, leurs divisions et leurs retournements, les grands dignitaires uniquement occupés à deviner et à prévenir les désirs suprêmes, les maîtresses,
« chair transfigurée en apparition » devenues vieillardes capricieuses vite remplacées, tout cela gravite dans
la demi-capitale tenue encore par une garde trop compromise pour déserter et des jeunesses maréchalistes
fanatisées. Car le patriarche vit son automne, assiégé par ses opposants, prêt aux coups les plus improbables
pour se survivre, à moins qu’il n’ait déjà été éliminé et que nous n’ayons affaire à un double. Qu’importe
d’ailleurs : « Le silence du Maréchal ne dissimulait rien qu’un esprit perdu, dérivant dans la débâcle de sa mémoire. » Reste ce discours sans personnage mais non sans corps, adressé à un serviteur qui plonge dans le
flou, interchangeable, serviteur, servante, mère-grand, auditeur éternel, et qui pourrait bien, témoin, victime
ou coupable, être toi, lecteur.
Alain Nicolas, L’Humanité
Il signe aujourd’hui une énorme fresque picaresque, fruit de quinze ans de travail : Le Maréchal absolu. Dans
ce grand feuilleton à la Tristram Shandy, l’auteur raconte la fin de règne du tyran de la République d’Hyrcasie
- drôle de croisement entre Idi Amin Dada, Staline, Saddam Hussein et Kadhafi. Sa vie, son «œuvre», sa folie,
sa postérité, ses conspirateurs, ses avatars, ses maîtresses. Mais, à travers les multiples rebondissements des
quatre parties de ce roman polyphonique et shakespearien (l’ombre de Macbeth n’est jamais loin...), il s’agit
pour Jourde de jouer avec tout un système de doubles et de miroirs. Une symétrie on ne peut plus normale,
pour ce grand passionné de boxe, qui sait aussi bien encaisser les coups que les envoyer...
Baptiste Liger, L’Express
Ce ne sont pas les arguments de philosophie politique qui font de ce roman un chef d’œuvre contemporain.
Ce sont ses qualités littéraires, sa prose opulente et la richesse de sa structure qui en constitue la force. Le
lecteur trouvera dans ses routes secondaires des mini-tragédies parallèles, des images exquises, des portes
secrètes, des miroirs déformants et finalement une excellente métaphore du romancier vaincu par son imagination.
Arturo Peigneux d’Egmont, Amazon
C’est un grand livre, c’est sûr, ou plus exactement c’est une grande entreprise. Est-elle littérairement réussie?
Le pavé impressionne: par sa taille, par sa verve, par son ambition (le maréchal de Jourde est une sorte de fu-
page 27
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
sion très incandescente de tous les dictateurs connus). La plongée dans l’âme du despote est époustouflante.
Tout y est: la folie, l’hybris, la cruauté, mais aussi la peur de n’être plus rien, la paranoïa, l’enfance volée... Pourtant, il est aussi difficile d’aimer complètement ce livre. C’est long, très long, et le flot de mots donne parfois
un peu la nausée comme la longue succession des exactions du maréchal. La langue est belle et boursouflée
à la fois. On s’embarque vraiment dans une expérience de lecture, dont on ne ressort pas complètement
indemne, mais peut-être pas complètement convaincu non plus.
Berto, Amazon
Je ne connaissais pas l’auteur. Je suis séduit. La forme est superbe. Une langue déliée, des mots rares et
savoureux, mais sans cuistrerie. Le texte s’avère très facile à lire. Il sonne comme du théâtre: de longs monologues (quatre en fait) où le récitant fait les questions et les réponses face à son valet de comédie, tous
parlent par la bouche d’un seul, peu de descriptions. Quatre romans en un seul avec des points de vue
qui se complètent et qui se croisent. Cela pourrait sembler rebutant mais c’est tout l’inverse : cette forme
soutient une atmosphère de déréalisation qui alterne les moments de torpeur vénéneuse avec des passages (dont le début) franchement drôles dans leur lyrisme. L’éditeur utilise le qualificatif de «rabelaisien». Un
style est là: beau, efficace, accessible. Jourde en fait beaucoup. Mais jamais trop. De la retenue dans l’excès.
Sur le fond voilà le destin d’un ogre finissant. Mais on n’est jamais sûr de rien...Alexandre Vialatte télescope Olivier Cadiot et plonge dans un tonneau de François Rabelais en bois de Franz Kafka. Grand voyage.
Fans de Modiano s’abstenir ?
Olonne, Amazon
C’est tout simplement un grand roman - pour de nombreuses raisons: une écriture et un style d’une incroyable richesse; une histoire d’une actualité mordante - située dans un ailleurs extrêmement proche, une
histoire dérangeante qui réfléchit notre monde, nos ambitions humaines, nos préjugés, notre soif d’idéal, - et
de pouvoir. Un roman baroque par ses excès, par cette violence exacerbée, cette jouissance du trop -trop
de morts, de violence, d’absurdité, de dérision et par cette prose fleuve... A lire, (et relire, malgré le nombre
de pages impressionnants). Et je rejoins les commentateurs précédents: pourquoi pas de prix pour ce roman
? Voilà de la littérature, que diable! Le livre et son auteur méritent bien, bien mieux que cette indifférence
généralisée!
Sebastien Devos, Amazon
Cette œuvre de Pierre Jourde, romancier et enseignant à l’université de Grenoble, constitue un chef d’œuvre
de la littérature moderne. L’authenticité de son récit nous frappe dès les premières pages. Il est indéniable
que l’auteur s’est inspiré de personnages connus. D’ailleurs, en France et en Europe, nous n’avons pas manqué de dictateurs. Les Mussolini, Hitler, Franco et autre Pétain sont encore présents dans la mémoire de certains. La maîtrise de ce récit-fleuve est excellente et il convient de souligner l’élégance et le réalisme de ses
personnages attachants. L’auteur a mis une quinzaine d’année à écrire cet ouvrage, mais ses efforts ont été
récompensés. Le seul tort de ce « Maréchal absolu » est peut-être sa longueur (752 pages), mais l’histoire est
si prenante que le lecteur ira jusqu’à la fin.
Francenetinfos
Le Maréchal Absolu m’a fascinée. Le lire m’a demandé une attention et une disponibilité totales. En même
temps que Le Maréchal Absolu m’emportait loin de la vie quotidienne par la poésie, l’humour, l’imaginaire,
il m’y ramenait par le délire et la cruauté qu’on retrouve aussi dans l’actualité : Syrie, Mali, Afghanistan, j’en
page 28
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
passe. En le lisant, j’entrais dans une dimension littéraire telle qu’elle exigera une relecture dans quelques
mois. Comme on relit Proust ou Faulkner.
Bizarrement, car on ne compare pas un livre à un film, je ne parle ici que de quelques thèmes du Maréchal,
bizarrement, j’ai parfois songé au merveilleux Kagemusha, car le livre est plein d’ombres qui sont peut-être
les premiers personnages de cette oeuvre.
F. Michele, Amazon
Pierre Jourde le dit lui-même, il aura mis plus de vingt ans à écrire ce texte dont on percevait déjà les couleurs dans ses précédents roman. Le Maréchal absolu est l’oeuvre d’une vie, et ça se voit. L’auteur atteint des
sommets dans la maîtrise de sa plume. Les personnages sont extraordinairement vivants. C’est drôle, cruel,
truculent, excessif - bref, absolu. Le nombre vertigineux de pages pourrait paraître rédhibitoire, mais ce livre
se dévore pratiquement d’une traite ; il y a une tension, un suspense, un humour à la nitroglycérine, et on se
dit en tournant chaque page: «Mais qu’est-ce qu’il va encore nous sortir ?»
Mais cette année encore, Pierre Jourde ne figure pas sur la première sélection ni du Goncourt ni du Renaudot - bien pauvres, du reste -, ni sur celle d’aucun prix d’envergure. Ce roman, personne n’en parle, Libération
préfère consacrer sa une et quatre pages pleines au dernier navet de Christine Angot. Cela donne une bonne
idée de l’état de sclérose avancé dans lequel se trouve les lettres françaises aujourd’hui. Ou peut-être Pierre
Jourde est-il trop en avance sur son temps et que la reconnaissance finira un jour par lui parvenir. Espérons
simplement qu’elle lui parvienne du temps qu’il respire encore pour nous offrir des textes aussi précieux.
Chalier, Amazon
Comme d’habitude, on a longtemps attendu la sortie du dernier Pierre Jourde, on a longtemps espéré qu’il
soit excellent, tant dans le style que dans la narration (comme tous ses autres romans), et on n’est pas déçu !
Ecriture toujours aussi élégante, même dans la bouche du Maréchal, toujours aussi dense, mais accessible, un
humour tonitruant par moments (à en éclater de rire). Réussite dans le brassage des niveaux de langue avec
une harmonie qu’on ne rencontre que trop rarement. On sent le travail, le talent, la justesse et l’exigence chez
Pierre Jourde, que je soupçonne d’être méticuleux (qu’il continue !). Pour les aficionados, pas d’hésitation, il
faut l’acquérir, le lire, le dévorer ; pour ceux qui ne connaissent pas, n’ayez pas peur des 731 pages, la lecture
de ce livre est accessible, et lire de la bonne littérature fait du bien. Pour ceux qui aiment le style, la langue,
et ceux qui sont exigeants. Un grand écrivain d’aujourd’hui, et de demain. Du grand Jourde, du beau Jourde,
un monument, un millésime fameux ! Vivement le prochain !
Ce livre est pour moi un Goncourt en puissance....
Amazon
Dans un pavé de quelque 700 pages, Le Maréchal absolu, Pierre Jourde déconstruit et maximalise son sujet
hostile, une dictature autoportée par un tyran plusieurs fois dédoublé. Ce roman sans pareil est une pièce de
bravoure, pyramide terrifiante de l’absolu, convertie en épopée.
Pierre Jourde a déjà fait connaître ses objets de prédilection et de combat : un, le pouvoir et ses stratégies
géopolitiques, mais aussi le jeu ; deux, le rire, le sarcasme, la parodie et la caricature, le carnage, mais aussi
la fiction. Jamais il n’avait porté la parabole anticipatrice aussi loin, dans l’épaisseur des feuilles comme dans
la sphère mondiale.
page 29
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
Pendant quinze ans, il a concocté une somme faramineuse : lectures et observations, mémoire d’enfer, vision
insistante, accablante, roman. Le maréchal absolu détonne et frappe, tant par l’ampleur de la pantomime et
l’inscription littéraire que par la langue ; sans compter la foi de son éditeur.
Un exercice de style, cette brique ? Assurément, et davantage. Car il s’agit bien d’un « carnage de clowns
», grandiloquente épopée, picrocholine, d’un dictateur décortiqué. Jourde recrée les rouages d’un système
fou et terriblement malsain, incarné par un personnage démoniaque, un dictateur absolu, un tyran déjanté,
l’écrivain déplaçant ses pions sur l’échiquier du potentat, parmi des fantoches annihilés, veules et dominés.
Tous veulent raconter.
Dictature et épopée
Que penser de cette narration litanique, au contenu adolescent et au style ampoulé, unique en son genre en
français ? D’abord, il faut affronter cette lourdeur visant à faire rire et à effarer. Sa première qualité, la plus
accessible, est la langue dont Jourde élargit les registres. On a peu vu cela depuis Céline, même si le narquois
Pennac y a sa griffe. Ces registres de la langue parlée vont de l’insulte à la gouaille populaire, feuilleton animé,
violemment coloré, au ton imprécatoire. L’excès n’empêche pas la forme classique du roman.
La vraie difficulté de lire commence. Comment soutenir cette caricature, ce tableau grinçant, désolant, sadique, issu à la fois d’une tête obstinée et du théâtre tragique des actualités ? Jourde a tranché : son Maréchal
absolu a absorbé des modèles, qui vont de Moi le Suprême d’Augusto Roa Bastos à la bédé, de Hara-kiri à
Kafka, sur un mode inédit, jouisseur à la manière postmoderne, sauce épicée d’une pensée à la fois brute et
savante.
De la boxe et des références
Elles sont omniprésentes, multiformes et incluses. Cela va d’une littérature grunge à la littérature sud-américaine, en passant par Conrad, Bernhard, Saramago et les classiques du cinéma et des lettres. Pour votre lectrice au Devoir de Volodine, Chevillard, Millet et d’autres, l’engagement de Jourde est clair, cru, farouchement
libertaire et plein de coups de poing. Le lancer de pavés a cette forme en 2012.
Ubuesque fresque et texte imbuvable, cet ambitieux projet soulève des questions. Ses quatre parties, répétitives, sont-elles nécessaires ou subtilement retorses ? Qu’est-ce qui est visé ? Dictatures africaines et
(moyen-) orientales, bons sentiments, joueurs de longue haleine ? L’absolu protéiforme de tout romancier,
déjà affirmé par Proust ? Pour y répondre, c’est à Rhinocéros - de Ionesco et de Ferron - ou à Sergio Kokis
qu’on peut penser ; indirectement, à La montagne magique ou au Livre d’un homme seul. La voix d’un romancier ou d’un dramaturge se gonflera toujours d’un tableau caverneux ou grotesque.
Déguisé en Rabelais furieux, Jourde jubile d’écrire au marteau-piqueur. Si son Maréchal post-moliéresque est
une concrétion issue d’horreurs compilées, nourriture d’ogre, c’est que tous nos jeux vidéo, nos films, nos
guerres ne disent que cela. Dans l’empire imaginaire de ses créatures machiavéliques, toute grimace pathologique interpelle un spectacle enfantin, propre à vous laisser sans mots.
C’est le pari de ce roman-scie sur le pouvoir sans valeurs : retoquer le pilonnage absolu et ravageur, la perte
de contrôle, l’arroseur arrosé… de mots sanglants. L’actualité rend ce livre aussi lisible et drôle qu’insupportable. Tel un rouleau d’exorcisme oriental, ses obsessions ramifiées en 150 personnages, molosses souvent
interchangeables, font une machine peu propice au succès immédiat. Mais le guignol autoproclamé dans ce
page 30
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
panorama signe un tout autre exploit.
Guylaine Massoutre, Le Devoir (Montréal)
Le roman absolu
C’est à Pyongyang, en République populaire démocratique de Corée, ou je me trouvais Il y a une
quinzaine de jours que, dans ma chambre du septième étage de l’hôtel Yangakkdo, j’ai lu les cent
premières pages du Marechal absolu. Cela arracherait il la gueule de quel qu’un, cela arracherait il la
plume d’un critique, en France, d’écrire, de reconnaitre, d’admettre, comme je le fais a présent, que
nous sommes en présence d’un chef d’œuvre tout aussi absolu que le Marechal en question ? (Je l’affirme avec d’autant plus de liberté que mes relations avec ledit Jourde se bornent à un article négatif
de ma part il y a dix ans et à une lettre d’insultes en retour de sa part.)
Un chef d’œuvre, c’est lorsque chaque motif, chaque phrase, chaque mot presque, ressemble à la
tapisserie tout entière Autrement dit un chef d’œuvre, c’est quelque chose qui rappelle les fractals
de Mandelbrot. Un chef d’œuvre, c’est lorsque la forme choisie épouse, sans le moindre millimètre
pour les séparer, le fond de la réalité qu’elle révèle. Un chef-d’œuvre, c’est lorsque tout est dit sur un
sujet lorsque tout est exhaustivement dit, mais surtout nouvellement dit, sur un sujet vieux comme le
monde mais qui soudain scintille de feux inédits.
Un chef d’œuvre, c’est lorsque le langage devient le héros du roman. Un chef d’œuvre, c’est lorsque
tous les langages sont convoqués à la fois, en une démente polyphonie, pour faire rendre gorge sous
tous les angles, depuis tous les points de vue, dans toutes les dimensions à ce que nous nommons
vainement le réel. Jamais roman (en tout cas jamais roman lu par moi) n’aura réussi à dire la dictature,
cette contamination du Tout par la fiction, de la véritéte par le mensonge, de l’Etre par le songe. Le
Marechal absolu est une fiction sur la mise en fiction du monde Ici, Rabelais convoque Soljénitsyne,
Chalamov rencontre Bloy, Henri Michaux digère Kadare, Ponge épouse Primo Levi, Villon salue Simone Weil. La langue française déploie, via Jourde, tout son génie burlesque, sa verve folle, sa précision absurde, son lyrisme aérien, ses jurons terriens, toute une paranoïa se met en place, par strates
de rêves bâtis sur le cauchemar, tout est théâtre, tout est geste (au sens du Moyen Age), tout est sotie.
Le Maréchal du livre (Saddam + Kadhafi + Mobutu + tous les autres) règne sur du sérieux bidon, c’est
le comptable des fantaisies, le danseur de l’atroce. Surtout, le chef d’œuvre (qui remplace les exactitudes par la vérité) sait dire la complexité mieux que n’importe qui ; je m’interdis de citer une seule
phrase de ce monument sous peine de le défigurer mais c’est tout le XXe siècle qui est là-dedans enfermé. C’est tout ce que la fiction des hommes a pu produire, hors l’art, qui est raconté dans ce roman
total, définitif, d’une perfection qui gifle. Aucune nuance (linguistique, géopolitique, psychologique,
philosophique, historique, militaire) ne manque ici. On nous a pollues avec la soi-disant ambition de
purs nanars, de sinistres pensums comme Les Bienveillantes de Littell ou L’Art francais de la guerre de
ce pauvre et scolaire Alexis Jenni. Pour moi, Le Maréchal absolu est, jusqu’à nouvel ordre, le meilleur
roman français de ce début de XXIe siècle. Je ne puis croire qu’il n’y aura personne, en dehors de ma
très immodeste personne, pour s’en apercevoir et le crier de concert avec moi.
Le figaro littéraire
page 31
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
Peu de livres sont proliférants et multiples comme ce Maréchal absolu ; peu sont pourtant plus simples, nous
y reviendrons. Mais il faut commencer par entrer dans le labyrinthe.
Le dictateur qui se répand dans le roman, gaz ou virus dont rien ne protège ni les autres personnages ni
le lecteur, n’est d’aucun lieu, d’aucun temps : il est de tous. Pierre Jourde l’a composé selon la méthode du
docteur Frankenstein, fouillant les cimetières de l’histoire pour ramasser des morceaux de Pétain, Saddam
Hussein, Amin Dada, Bachar Al-Assad... Ce n’est pas une figure monstrueuse, c’est le monstrueux même, qu’il
nous aura rarement été donné de renifler d’aussi près.
Il s’éloigne cependant à mesure qu’on s’approche, fuite qui donne sa forme au livre, structuré sur la dérobade
de chaque apparence devant une apparence concurrente s’hallucinant comme vérité - jusqu’à la suivante.
Dans la première partie, la seule parfois un peu embarrassée de ce captivant roman - comme si le moteur, ici,
devait être démonté pour se mettre à tourner -, le Maréchal, tyran de l’Hyrcasie, parle à son serviteur. Ensuite,
non seulement un autre narrateur prend la parole, mais il refuse au premier jusqu’à son identité puisque, à
l’en croire, le Maréchal, c’est lui-même.
Le monde - Florent Georgesco
page 32
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
28 OCT 12
Quotidien Prov. avec dim.
OJD : 42049
Surface approx. (cm²) : 178
BP 54
87011 LIMOGES - 05 55 58 59 60
Page 1/1
Pages Techniques
L'écrivain a le talent de son ambition
Le marechal absolu donne la parole a un
dictateur
pour
engendrer
un
livre
monumental, totalement abouti en dépit de la
complexité de son mtngue Un roman
exceptionnel, un chef-d'oeuvre inclassable
Pierre lourde, originaire par sa famille du
Cantal ou il possède une maison, publie cet
automne son livre le plus abouti, le plus
ambitieux et le plus jubilatoire Le marechal
absolu concrétise une idée déjà ancienne,
anteneure a la majonte de ses publications
Le personnage principal est un president a
vie, un dictateur issu de la décolonisation, un
tyran qui impose un pouvoir sans partage II
accorde seulement sa confiance a son
secretaire, Manfred-Celestm, un homme
vieillissant gagne par la maladie dalzheimer
Le marechal s'adresse a lui dans un style
direct, avec une langue savoureuse et châtiée
a la fois, empreinte d'expressions imagées
Ce roman-fleuve prend la forme d'un long
monologue II campe une riche intrigue
nourrie par le sort que connaissent trop de
pays africains Ici, la fiction rattrape la
réalité qui peut prendre les traits de
dictateurs tristement connus de tous, qu'ils
aient pour nom, Saddam Hussein, Amm
Dada, Kadhafi et tant d'autres L'actualité
quotidienne de ces dernieres annees, de ces
dernieres décennies est étonnamment proche
Le livre apparaît certes déroutant maîs ne
peut, ne doit pas laisser indiffèrent II est si
rare qu'un romancier français affiche une
telle ambition et qu'il ait le talent de cette
ambition A partir du marechal, Pierre lourde
met en scene de multiples personnages et
reserve
au
lecteur
d'incessants
rebondissements Le Cantahen a recours a
des récits dans le récit, a des retours en
arrière et a des narrations anticipées II
campe ainsi un tyran qui n'a plus d'empire
maîs qui tient encore la capitale, Bohu II
règne sur les cérémonies officielles C'est un
baratineur tenaille par l'idée fixe de rester au
pouvoir alors qu'il est abandonne de toutes
parts, que ses ennemis occupent le pays
« Tel est mon royaume un port de quatre
kilometres carres d'une vieille cite de
tourisme, de corruption et de prédation » Le
marechal absolu est un livre grave et leger a
la fois Les deux personnages principaux ont
des airs de Laurel et Hardy Ils sont au coeur
d'une comedie humaine, ironique a souhait,
qui traite de la folle ambition du pouvoir
Des phrases chocs parsèment le monologue
(« Les medecins, c'est comme les slips, il
page 33
faut en changer souvent ») Plutôt que d'un
guide suprême, nous sommes en presence
d'un marechal d'opérette emporte, dans un
premier temps, dans une epopee délirante
Pierre lourde, au fil des pages et du temps,
renouvelle les genres Sa prose est
constamment truculente dans ce roman
politico-social qui traite aussi bien de la
tyrannie que de la montee de l'integrisme
religieux et de l'antisémitisme maîs aussi de
l'absence de Dieu et de tellement d'autres
questions Pierre lourde nous parle de notre
epoque, telle qu'elle est, avec ses medias qui
créent des evenements factices engendrant
une réalité « tissée dans la matiere des
rêves », des rêves suscites par marechal
absolu Le captivant récit de Pierre lourde
est révélateur de notre temps, en Afrique et
ailleurs e References Le marechal absolu
Editions Gallimard, 740 pages, 28 ? Robert
Guinot robert gumot@centrefrance com
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
Poulpe Friction ou Le donjuanisme de la mort
De la Poulpe Fiction ! Non mais. Pour une rentrée littéraire, ce n’est pas fréquentable. Comme un fou rire qui
ne serait ni fou ni rire. Et puis – sollicitées ou non – ces références à Rabelais, Joyce, Shakespeare, Jacques
le Fataliste… Pourquoi pas Pascal, Céline ou San-Antonio. Il y a plus que du grave, chez Pierre Jourde. De
la culture dont on se moque bien qu’elle affleure, éclabousse, rend plus grand, statufie. Du talent. Pas à
revendre ; heureusement. Pas d’extrêmes onctions, certes, non plus. Mais plus que du respect du lecteur.
Lecteur auquel Pierre Jourde assigne un rôle si fort, si absolu, que ce lecteur ne sait s’il est digne de tant
d’attentions, de captations, de dons.
Attention : Danger ! Non pas un livre : Le Livre ! Non pas un roman : Le Roman ! Non pas de l’art (beaux-arts,
art brut ou art nouveau) : un chef-d’œuvre d’art ; en matière nouvelle. Alors, forcément, ça fait peur. Vite !
Sortie de secours. Au feu. Au fou. Attention. Danger ! Oui. Comme au musée : fuir ! fuir ! fuir ! Musée : danger.
Le Maréchal absolu, titre absolu de la damnation-prédétermination du Maréchal à donner la mort. Douloureuse souffrance, douloureuse prégnance de la disparition. Disparition active et activée de l’autre ; préfiguration-repoussoir de la mort de soi-même. Un Maréchal en démiurge de l’inanité.
Il y a du baroque, aussi, dans cette population où, faute de place, encerclés par l’ennemi – comme par intercession – l’on vit debout, fait l’amour debout, meurt debout, se fait assassiner debout ; en toute discrétion.
Du baroque dans ces baraques où l’on vit sur ces maisons ; dans ces ravitaillements aériens humanitaires qui
tuent les populations, dans ces poissons pourris que projettent les rebelles pour empoisonner les loyalistes.
Rabelais ? Oui, bien sûr – « et pas que » – dans ces énumérations. Non. Jérôme Bosch.
Style élégant, raffiné, sobre même, varié jusque dans ses procédés si savamment repris ou déjoués, sans
ostentations ornementales autres que le talent et l’amusante et indispensable connivence avec le lecteur ;
gravité oblige.
Sont, en l’affaire, un en trois : le roman, son auteur (P. Jourde), sa créature (le Maréchal). Avec – singulière
version new-look de quelque double de la Trinité – une quatrième essence (non un Quart Livre, non un Livre
mais Le Livre), une quintessence (un récit - groupusculaire, tentaculaire, multiforme, polymorphe, apocalyptique - qui régit, phagocyte et éclate tous les récits
Ce n’est pas un roman ? Non, ma chère : de la littérature ! De la littérature ? Mon Dieu ! Mais on n’a pas prévu
de prix littéraires pour la littérature ! Avec l’Euro unique, la reconversion / conversion / conversation d’un prix
du roman - du Pris (ou de la prise) du Roman – en pris épris de la Littérature de Rentrée des Prix n’est pas
comprise dans l’épris. Tel mépris qui croyait dépendre ; pendre, surprendre.
Jusqu’à l’esquif final dont comparatistes, antiquisants, sémiologues, sémanticiens, psychanalystes et littéraires sauront dire le dire. Heureux lecteurs, en somme, porteurs de tout le poids de ce texte, de ce livre, Le
Maréchal absolu, fantasmagorie-allégorie du mal absolu fantasmé dont l’auteur n’est pas exonéré plus que
ses lecteurs. Nul ne sort indemne d’un pareil texte partagé, d’un tel poids absolu, d’un tel péché absolu,
d’une telle condition inhumaine. A ‘morir’ de ‘male’ mort. Comme on disait en ancien français. Rien de plus
actuel pourtant que cette inhumanité de l’implacable détresse de l’implacable destin, de leurs faux doubles,
de leurs sosies. Et si les doubles – impuissants et omniprésents acteurs-observateurs-spectateurs – étaient
les lecteurs ?
Oui, la destinée littéraire en matière d’absolu, comme sait l’écrire un Pierre Jourde à la verve flamboyante –
page 34
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
mue, nécessitée, obligée somme toute par l’accomplissement du double destin d’homme et de maréchalat
– « ça pue le poisson et l’apocalypse ».
La première des 4 parties (‘Un peu avant la fin’) n’est pas faite de morceaux d’anthologies dont on sait déjà
qu’ils seront dans tous les ouvrages de littérature. Cette première partie est un tout en soi. Une œuvre en soi.
Non un incipit. Non un final ou une finale avant la Lettre ou avant le mot fin. Du livre ou de l’œuvre. Pierre
Jourde pourra-t-il un jour mieux faire ? Qui pourra faire mieux, qui pourra faire autre un jour qu’un Jourde ?
Non. Le livre de Jourde n’est pas un livre sur quelque dictateur passé, présent ou à venir de quelque avatar
passé, présent ou à venir. Fable, hallucination, illustration, métaphore, qu’importe. Ce n’est pas un livre dénonciation ni un livre désillusion ni un livre monstre. Simplement le livre de la folie, illustrée par un au-delà
fou toutes les folies, de la folie, écrit avec réserve et retenue par delà ou au-delà de tous les excès.
J’ai parlé de mon Pierre Jourde, de mon Maréchal Absolu. Ou de celui qui dor(mai)t en moi. A moi d’en faire
les frais de l’effroi. Si le rôle de l’art est de déranger, soyons rassurés : 737 pages et 28 euros pour voir en
nous et autour de nous surgir, ressurgir le spectre du Maréchal. Cela est trop peu cher payé pour ébranler les
consciences littéraires ; s’il en est. Les consciences ; il y en a. Les certitudes et incertitudes en matière d’art.
L’Art littéraire – ce serpent de mer, ce monstre du Loch Ness qui hantait nos sages années d’études – existe :
je l’ai rencontré. L’histoire du livre ? Au lecteur de s’en imprégner. Chiche ?
Livre-bréviaire qu’il n’est nul besoin de lire ou de relire dans l’ordre ou le désordre. Livre-possession de la
dépossession annoncée de soi. Apocalypse vécue comme une passion ; entendons nous bien : comme une
damnation de soi, une condamnation de soi vécue en celles des autres dont on sait d’emblée sans échappatoire qu’on n’est ni l’Ange ni l’archange ni le tyran exterminateur.
Ce n’est pas un livre qui vous tombe des mains. C’est un livre qui vous suit ; des yeux, des vœux, du cœur.
Lu à voix haute (ce que je recommande), en public, en catimini, ce livre ne vous laissera pas tomber, version
revisitée des Quatre Mousquetaires, avec un cinquième, un sixième personnage…
Absolu, comme il y a l’amour absolu, l’art absolu, le néant absolu, le pouvoir absolu, la soif d’absolu, la volonté d’absolu, la damnation d’absolu, la solution-résolution de la quête de vérité d’absolue, la contingence
d’absolu. La folie de l’existence de l’absolu et de l’absolu de l’existence. Et de la mort. Le paroxysme, quoi.
Y a-t-il inexorable destin que – Maréchal fût-on – on ne peut fuir ? Y a-t-il ou y aura-t-il rémission absolue des
péchés, connaissance absolue du vrai et du faux, du bien et du mal ? L’absolu considéré comme un idéal de
perfection ou comme hors d’atteinte pour l’homme.
Absolu, comme il y a, en de dérisoires échos synonymiques : complet, entier, essentiel, idéal, nécessaire, radical ; et autres : illimité, immuable, impénétrable, imperturbable, implacable, incommensurable, indéfinissable,
indestructible, indicible, inexorable, inflexible, inimitable, invincible. Ou, en plus fortes osmoses : éternel,
inconnaissable, inaccessible, infini, intemporel, universel.
Ainsi parlait-on médiévalement de vierge absolue ‘sainte Vierge’, d’absolu ‘parfait’, ‘saint’, puis ‘sanctifié par
la grâce de l’absolution’. Absolu étant l’opposé, le contraire, l’antonyme de contingent, limité, variable. Ne
dit-on pas faim d’absolu, désir d’absolu, passion d’absolu ? Comme on a quête – voire nostalgie – d’absolu.
De même que le Moyen Âge a pu secréter, construire, nourrir la confusion entre absolu ‘saint’ et le participe
page 35
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
passé de absoudre, ‘ainsi soit-il’ ou ‘ainsi soit tel’ pourrait-on relever comme en un constat, puisque le Maréchal n’a fini de nous enter et de hanter ce monde. Mal absolu, inhérent, le Maréchal Absolu pourrait bien
être nous-mêmes. D’où ce qu’il peut y avoir de terrifiant en cette empathie ressentie. Malgré-nous soit-elle.
Comme une reconnaissance de damnation. Un péché originel de la solitude, sanguinaire, monstrueux. Singulier voyage du Maréchal errant que nous pourrions tous être.
Pierre Carmin
Un roman hors catégorie. Si volumineux, si radical, qu’il peut effrayer. Mais on peut y aller sans crainte, entrer
dans la dictature du Maréchal dont Pierre Jourde a fait un personnage multiple et incertain. Le jeu du pouvoir a entraîné tant de manipulations et de faux-semblants que plus personne ne connaît exactement son
rôle. Le chef de l’Etat occupe-t-il réellement ce poste dans la discrétion du palais où il vit caché, ou est-il un
de ses sosies approximatifs qui aurait fini par prendre sa place ? Ce Gris dont les services ont fini par phagocyter l’administration, peut-être même le pays tout entier, n’est-il pas le détenteur de tous les ressorts de la
république d’Hyrcasie ? Et cette femme devenue vieille, qui a côtoyé les puissants, n’est-elle pas autre chose
que ce qu’elle dit ? Ce qu’on lui a dit et qu’elle répète a-t-il une quelconque valeur, ou s’agit-il d’une fiction ?
« J’ai longtemps cru que le pouvoir était la force […]. Il n’est peut-être que la faculté de raconter des histoires.
» Des histoires qui s’emboîtent les unes dans les autres comme des poupées russes, au fil de discours qui
tiennent parfois du radotage (et du tour de force stylistique), au fil d’événements sanglants. La torture et la
pendaison à un croc de boucher sont des divertissements communs dans un pays dont Pierre Jourde fait le
symbole de tous les excès. Avec une écriture qui ne se relâche pas un instant, pas davantage que notre intérêt
à suivre les méandres d’une politique aléatoire.
Pierre Maury
page 36
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
Pierre Jourde, Le Maréchal Absolu : le roman total
Posé comme un îlot de littérature pure au milieu de la marée qui a déferlé avec à
peu près tout et n'importe quoi, Le Maréchal Absolu de Pierre Jourde fait étrange
figure. Ce n'est pas un roman de rentrée littéraire, c'est le grand œuvre de toute
une vie, celui que les précédents romans annonçaient, travaillaient, celui que le
regard critique de son auteur polissait et repolissait, celui qui fera définitivement
de son auteur, pour ceux qui ne le savaient pas déjà, un grand écrivain. Comme
le dit son Maréchal : "Je n'ai peut-être plus d'empire réel, mais, sache-le, mon
empire imaginaire est encore entier."
Voici enfin Le Maréchal absolu, votre « grand œuvre » comme vous l'annoncez
depuis quelque temps. Soulagé d'avoir pu mener cet énorme projet à son terme ?
Libéré. Libéré d’un poids très lourd. Cela fait tout de même plus de quinze ans que je suis dessus. D’habitude
j’écris vite. Ce livre m’a demandé un très long temps d’écriture. Il a obsédé mes jours et mes nuits. J’ai réécrit
des pans entiers. J’ai été confronté à pas mal de difficultés d’ordre technique. La gestion de la masse, par
moments, est devenue vraiment très complexe. J’ai été aussi assailli aussi par les doutes, à tel point que je me
suis demandé, au milieu du livre, s’il fallait continuer, si ce n’était pas un pari absurde. Le livre est tellement
éloigné de ce qui se publie en France en ce moment que ça paraissait sans espoir. D’ailleurs ça l’est peut-être.
Par moments, je voyais le monstre qui m’attendait sur ma table de travail, qui avait l’air de me demander ce
que j’allais faire de lui, et j’avais envie de partir en courant. Mais j’ai tenu parce qu’à un moment j’ai éprouvé
la certitude que ce que je faisais était juste. J’ai compris que j’étais, en effet, en train d’écrire mon « grand
œuvre ». Je l’ai senti dans la façon dont les personnages existaient, dont l’intrigue s’enchaînait dans toute sa
complexité, et surtout, peut-être, dans la façon dont les phrases sonnaient. De ce point de vue, la quatrième
partie est peut-être, pour l’écriture, ce que j’ai fait de plus achevé à ce jour. Je cherchais depuis des années à
unir en profondeur deux veines : une veine orale, baroque, grotesque, brutale, et une veine très écrite, toute
en rythme et en phrases travaillées. Là, en faisant parler le vieux domestique du Maréchal sur son lit d’agonie,
j’ai senti la joie d’avoir réussi. Le livre par moments s’écrivait seul, dans une sorte d’allégresse, ce qui n’avait
pas toujours été le cas jusque-là.
Reste que c’est un livre à la fois démesuré et étrange. Je me demandais, dans mes moments de doute, quel
lecteur pourrait accepter ça. On se dit toujours qu’on s’est perdu, lorsqu’on s’est à ce point éloigné des
habitudes de lecture du public. Disons aussi que ce livre et ses personnages se sont avérés presque aussi
tyranniques envers leur créateur que le Maréchal envers son peuple. Le colonel Gris, le général Kobal, le
commandant Kayser, Sacha, Shlangenfeld, Manfred-Célestin, Alessandro Y et son jumeau ne me laissaient
pas l’esprit en paix.
Quelle est la genèse de ce projet ?
Il y a environ seize ou dix-sept ans, donc, j’ai commencé à ébaucher le début d’un texte dans lequel un
dictateur s’exprimait à la première personne. En même temps, je construisais des plans d’une complexité
croissante, dont aucun ne me satisfaisait. Je les ai modifiés sans cesse, presque jusqu’à la fin, comme on
cherche pendant des années la solution d’une équation mathématique. Et puis, j’ai trouvé. Comme toujours,
c’est la dynamique propre du livre qui donne les solutions. Mais pendant que je réfléchissais, corrigeais des
fragments, d’autres travaux s’imposaient, de moins longue haleine, des ouvrages universitaires, critiques,
des romans, des articles, de la poésie, des essais théoriques, bref, les quarante livres que j’ai publiés avant Le
page 37
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
Maréchal absolu. Ce retard a des conséquences curieuses. J’ai publié entre temps Festins secrets. Du coup,
Le Maréchal absolu récupère la figure monstrueuse d’un des frères Hellequin, qui y reparaît sous les traits du
personnage-clé du commandant Kayser.
Depuis très longtemps, deux thèmes me fascinent. D’abord, celui du pouvoir absolu : qui y parvient ? Comment ? Comment peut-on s’y maintenir ? Quel rapport la psyché d’un individu peut-elle entretenir avec
cette démesure de moyens ? Ensuite, celui du double.
J’ai écrit un ouvrage universitaire sur le sujet, et tous mes romans comportent une forme de dédoublement
de la personnalité. La rencontre avec son double est à la fois un moment terrifiant et une pierre d’achoppement. Elle signifie que l’esprit et la personnalité sont parvenus à un moment de crise intense qui suscite la
confrontation. Celle-ci peut être vécue comme l’initiation à une autre dimension de la psyché, ou déboucher
sur la folie. J’ai donc commencé à ébaucher un roman qui mêlerait ces deux thèmes. Le dictateur et son
double, c’est d’ailleurs un thème déjà illustré dans la littérature et le cinéma. Je voulais le pousser jusqu’au
bout.
Il s’agissait également de rendre compte d’une réalité majeure, qui m’accompagne depuis mon adolescence
: la mort des régimes autoritaires et des dictatures. Effondrement de L’URSS et des « démocraties populaires
», fin des dictatures latino-américaines, renversement de Saddam Hussein, Idi Amin Dada, Macias Nguema,
Siad Barre, Gbagbo, Hissène Habré, Bokassa, etc., enfin, « printemps arabe ». Il y a là une matière fascinante,
dont j’ai voulu tenter de donner une sorte de synthèse.
Le volume est comme vous l'imaginiez ou a-t-il enflé avec le temps ?
Il est plutôt plus petit, j’allais vers huit ou neuf cents pages. La dernière partie est un peu plus courte que
prévu, et j’ai renoncé à développer certains personnages secondaires. Quoi qu’il en soit, ça ne pouvait pas
être court. Pour plusieurs raisons : on ne peut pas rendre compte d’un régime politique et d’un pouvoir en
crise sans montrer la multiplicité des personnages et des forces sociales et politiques impliquées. Et je voulais
précisément prendre cette complexité comme thème. Toutes ces forces qui s’opposent ou se composent,
tous ces destins, c’est une matière romanesque énorme. Il s’agissait de lui donner l’ampleur voulue. Et puis
j’avais l’ambition de recréer tout un pays, tout un monde, qui reflète les régimes issus de la décolonisation.
N'avez-vous pas peur qu'un tel livre-monstre fasse peur ?
Mon ami Éric Chevillard me dit que je suis fou de proposer un tel texte à mes contemporains, et qu’il n’y a
rien à espérer, bien qu’il me fasse l’honneur de le qualifier de « chef d’œuvre » sur son blog.
Par le volume, sans doute peut-il effrayer, mais il y a récemment de très gros livres qui ont trouvé leur public.
Ce qui peut en revanche sembler plus difficile, c’est la complexité de l’intrigue et de la construction, toutes
les parties se tiennent et font sens l’une par rapport à l’autre, ce n’est pas une simple succession narrative. Il
y a des récits dans le récit dans le récit dans le récit, des flashbacks, des versions différentes des mêmes événements, des narrations par anticipation. J’ai voulu déployer à fond l’arsenal du romanesque, pour le plaisir
du romanesque pur. Il s’agissait aussi de reproduire le sentiment d’incompréhension qui nous saisit parfois
devant le chaos de faits de l’histoire contemporaine. Le mélange entre réalisme et délire paranoïaque ou
folie des grandeurs peut aussi déstabiliser le lecteur. Cela dit, il était organiquement nécessaire. Je sais par
exemple que la fin de la première partie surprendra, qui part dans une épopée délirante. Mais c’est un mo-
page 38
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
ment où le Maréchal a besoin d’échapper à la réalité, et c’est la traduction grotesque, cauchemardesque, de
ses rêves de conquête. Car les tyrannies ont aussi leur côté grotesque, c’était important pour moi d’en rendre
compte. Le Maréchal est fou, son pays est fou. Il y a eu des pays saisis de folie collective.
Il s’agissait avant tout de traiter ce caractère essentiel d’une dictature au sens moderne du terme : elle fait
perdre le sens du réel, aussi bien à ceux qui la mettent en œuvre qu’à ceux qui la subissent. Un pouvoir
absolu est l’exercice d’une fiction. Le Maréchal absolu est la fiction de cette fiction.
Cela dit, on n’est pas dans l’austère ni le formalisme. Il y a aussi des choses qui pourraient séduire de manière
assez élémentaire : le comique ou la truculence, assez omniprésents. Le côté roman d’espionnage, notamment dans la troisième partie. La cruauté, parce qu’il faut bien avouer que la cruauté fascine toujours. Le
mystère de certains personnages, qui se dévoile progressivement, jamais complètement. Les effets d’attente,
les coups de théâtre, etc.
Je ne sais pas si le livre fait peur, mais à l’heure où j’écris ceci, le 8 septembre, il ne suscite aucun intérêt. Il
n’en a pas été écrit ni dit un mot, il n’est pas mentionné dans les blogs littéraires des grands journaux parmi
les livres de la rentrée, il ne figure pas dans la sélection du Goncourt, ni dans la sélection France-CultureLe Nouvel Observateur, ni dans les choix des libraires, Lire ne le retient pas dans les multiples romans de
la rentrée qu’il évoque, etc. bref, il est bien parti pour l’indifférence et l’échec. J’ignore pourquoi : est-ce un
mauvais livre ? Un livre insignifiant ? Un livre raté ? Trop compliqué ? Ai-je comme critique choqué trop de
gens qui me le font payer ? J’aimerais comprendre. Au moins n’est-ce pas un livre d’une nature très courante.
Mais il ne suscite pas la curiosité pour autant. J’ai beau tenter de me blinder contre cette indifférence, j’avoue
que c’est assez douloureux. Si elle perdure, je crains que cela ne me laisse des cicatrices profondes, d’autant
que je n’ai rien publié depuis trois ans et l’échec commercial complet de Paradis noirs. On nous répète que
la fiction française manque d’ambition, mais si on propose un texte qui a de l’ambition, quels que soient par
ailleurs ses défauts et ses qualités, silence. Mes amis me disent que ce roman n’est pas fait pour le cirque de
la rentrée littéraire, qu’il ne peut s’imposer que lentement. J’avais la naïveté de croire qu’il susciterait, non pas
un triomphe, mais au moins un peu d’estime. On se dira peut-être un jour que je n’étais pas un romancier
dépourvu d’intérêt. J’aimerais qu’on se le dise avant que j’aie quatre-vingts ans.
Quelles ont été vos sources d’inspiration pour ce roman ?
Elles sont surtout historiques et politiques, notamment José Gaspar de Francia, dictateur du Paraguay qui est
le personnage principal de Moi le suprême d’Augusto Roa Bastos. On reconnaîtra ici et là tel trait de Khadafi
ou de son fils Hannibal, tel autre de Saddam Hussein, des échos des interventions en Irak et en Afghanistan,
etc. toute l’histoire du tiers-monde depuis la décolonisation y passe, notamment la fin de Lumumba au Congo,
celle de Sylvanus Olympio au Togo, qui ont inspiré le destin du « bon docteur, père de l’indépendance ». J’ai
lu quelques romans sur la dictature, L’Automne du patriarche, bien sûr, ou Le Dictateur et le hamac, de Daniel
Pennac. Je me suis amusé avec certains éléments du récit baroque latino-américain. Le personnage de Scoby,
le policier anglais travesti dansLe Quatuor d’Alexandrie a un peu influé sur la construction du personnage de
Manfred-Célestin. Il y a quelque chose de novarinien dans le personnage du garagiste qui recueille le Maréchal à la fin. L’épouse du Maréchal est une lady Macbeth. Le portrait d’Abakoumov par Soljenitsyne dans
L’Archipel du Goulag m’a aidé à esquisser certaines silhouettes de chefs de services secrets. Un épisode, celui
de la pendaison de Rappoport, s’inspire de la réaction de Staline à l’exécution de Zinoviev, mais je mélange
cela avec le récit que fait Polybe de la douleur d’Antiochos III ordonnant le supplice de son neveu Achaïos. Il
y a aussi Suétone et sa Vies des douze Césars, que j’ai dû lire cinq ou six fois. Beaucoup plus profondément,
toute une dimension du livre est borgésienne : le thème de l’origine inaccessible, que l’on retrouve dans
page 39
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
beaucoup de ses nouvelles : qui est à l’origine de tout ? Est-ce le colonel Gris ? Est-ce qu’il existe seulement
? N’est-il pas lui-même la créature d’un autre ? Le thème également du doute sur la consistance du réel : les
redoutables Services secrets du Maréchal existent-ils ou sont-ils une fiction ? Lui-même, à force de se cacher
derrière ses doubles, doute parfois d’être le vrai. L’histoire des Agents dormants, ces membres des Services
secrets contraints de se dissimuler dans une existence banale, qui finit par devenir toute leur vie, de sorte
qu’il en viennent à penser qu’ils ne sont que des êtres banals se fantasmant en agents secrets, concentre et
redouble ce thème en miroir dans le récit.
La littérature doit-elle raconter des histoires ou re-raconter l’Histoire ?
La littérature ne « doit » rien. Le roman, qui n’est pas toute la littérature, est la forme de la fiction, c’est-à-dire
du récit d’imagination. Aucune histoire imaginée n’échappe complètement à l’histoire collective ou à l’histoire personnelle. Mais il s’agit d’utiliser ces éléments dans une entreprise de métamorphose de l’expérience,
celle de l’auteur et celle du lecteur. Si le roman doit faire quelque chose, c’est nous montrer que ce que nous
prenons pour le réel est parfois une fiction. À partir de nos fictions, celles dans lesquelles baigne ce que nous
appelons notre vie, ou ce que nous prenons pour l’histoire, il doit nous rendre au réel.
Votre dictateur a tout d'un Mussolini mélangé d'un Père Ubu soudain épris de métaphysique. C'est un
roman politique ?
C’est un roman politique, sur le fonctionnement de la tyrannie, qui trouve un écho dans les événements récents du printemps arabe. C’est un roman politico-historique, sur la décolonisation et la fin des démocraties
populaires, la dégradation des idéaux marxistes, la montée des extrémismes religieux. C’est un roman politico-social, sur la déréalisation des sociétés humaines en général, sur la place des femmes dans le tiers monde,
sur l’antisémitisme. C’est un roman métapsychologique, sur la perte du principe de réalité, sur l’inflation du
Moi pour qui le monde n’est plus qu’une matière à absorber, sur l’inconsistance de la personnalité, sur la
quête du père. C’est un roman moral, sur la recherche de la rédemption, sur les perversions des idéaux, sur
le désir de servir. C’est un roman métaphysique, sur l’absence de Dieu.
Vous êtes un grand lecteur. D’où vous est venu ce goût de la lecture ?
Grand lecteur qui a beaucoup rapetissé pendant l’écriture assez accaparante du monstre. Je m’en remets mal.
Lorsque j’étais enfant, je désirais être seul. Dans cette solitude, il n’y a rien d’autre à faire qu’à se raconter des
histoires, puis à en lire. Dans la maison de mes grands-parents, dans le Cantal, il y avait une armoire remplie
de vieux Historia. Je les ai tous lus et relus plusieurs fois. Mais j’ai moins lu encore peut-être que regardé des
cartes. Cette prégnance du sentiment géographique se sent dans Le Maréchal absolu.
Quels sont vos livres de chevet, les auteurs que vous relisez, les textes qui vous accompagnent, les livres qui
vous ont modelé ?
La lecture de Proust, à seize ans, a été une révélation, un éblouissement absolu. Il y a tant à lire qu’il est un
des rares que je relise, avec Vialatte, Alphonse Allais et Pierre Dac. Eh oui, Pierre Dac et Alphonse Allais, qui
ont une liberté d’invention incroyable. Par la suite, quelques auteurs m’ont fait cet effet d’une parole qui
entre en vous et vous foudroie par son évidence, vous ne pouvez qu’acquiescer et vous dire « c’est ça, bien
sûr, c’est ça ». Vous êtes comme Claudel derrière le pilier de Notre-Dame, vous vous mettez à croire en Dieu,
vous avez eu la révélation de sa parole : Henry James, Sebald, Novarina, Shakespeare, Chevillard, Borges. Et
page 40
Pierre Jourde - Le Maréchal absolu
puis j’ai une formation universitaire en partie philosophique, j’ai un goût pour l’ontologie. J’ai aussi pas mal
potassé l’histoire, notamment antique, un peu l’astrophysique, et même la philosophie des mathématiques,
dans des moments d’égarement.
De même, d’où vous est venue cette envie d’écrire ? À force de lire ?
J’ai sans doute écrit parce que je ne savais pas parler. Par incapacité à communiquer. Je me suis longtemps
perdu dans des tunnels de silence. Il fallait écrire pour s’y retrouver un peu. Je rêve énormément, je m’en
souviens beaucoup. Ce sont des rêves très longs, bourrés de personnages, d’actions, de violences, d’atrocités,
qui me poursuivent, en feuilleton, pendant des années. Là encore, il faut absolument écrire. Sinon comment
faire ? Le Maréchal est un reflet assez fidèle de mon inconscient, jusque dans sa forme.
Une dernière question pour le critique littéraire que vous êtes occasionnellement : qu’est-ce qu’un bon
livre ?
C’est un livre qui déchire nos fictions, qui nous fait accéder à notre vérité et à la vérité de notre temps. Il ne
peut le faire, c’est la prérogative de la littérature, que par la justesse de sa langue. Cette langue n’est pas
celle que reproduisent à l’infini les journaux, les télévisions, et les mauvais livres, elle n’est pas cette langue
mimétique, préconçue, qui nous barre l’accès au monde en prétendant nous le révéler. Cette langue n’est
pas donnée d’emblée. L’écrivain doit beaucoup travailler sur lui-même, pour se trouver, au-delà des déguisements que son histoire et l’histoire de son temps lui ont fait revêtir. C’est de cela aussi qu’il s’agit dans Le
Maréchal absolu : dans nos identités, dans nos langues, où est le vrai ?
Propos recueillis par Joseph Vebret & Loïc Di Stefano(septembre 2012)
page 41