45 CHAPITRE 4 : LES DEBATS CLASSIQUES SUR LA MONNAIE
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45 CHAPITRE 4 : LES DEBATS CLASSIQUES SUR LA MONNAIE
45 CHAPITRE 4 : LES DEBATS CLASSIQUES SUR LA MONNAIE ET LE COMMERCE EXTERIEUR La pensée économique classique ne s’est pas uniquement développée dans le cadre des débats théoriques sur la valeur, la répartition et la reproduction des richesses. Elle s’est également construite à travers des débats sur la monnaie et le commerce extérieur, au cours desquels les auteurs classiques adoptent des positions en rupture avec les discours mercantilistes antérieurs. Comme ils s’accordent pour reconnaître, à la suite de Smith, que la richesse ne réside pas dans les métaux précieux et qu’elle ne provient pas du commerce extérieur, de nouvelles interrogations surgissent : si la monnaie n’est pas le signe de la richesse, quel est son statut ? Si le commerce extérieur n’est pas la source de la richesse, quel est son rôle ? A ces deux questions, Smith apporte des éléments de réponse qui serviront de fondement aux débats ultérieurs, mais qui auront surtout pour conséquence de donner aux problèmes monétaires une place secondaire dans l’explication du processus de développement de la richesse des nations et d’aboutir à une dichotomie de fait entre les phénomènes monétaires et les échanges internationaux. Cette dichotomie trouve son expression dans le développement, au sein de la pensée classique, de deux grands débats séparés : l’un portant sur la nature de la monnaie et sur le rôle des banques, l’autre relatif à l’analyse du commerce extérieur. 1. Les débats sur la monnaie et les banques Les controverses entre auteurs classiques de la première moitié du XIXe siècle sur la théorie et la politique monétaire trouvent leur origine dans le contexte des événements historiques de l’époque. Ainsi, en février 1797, la Banque d’Angleterre prend la décision de suspendre la convertibilité en or et en argent de ses billets. En raison des guerres napoléoniennes, la suspension de la convertibilité se prolonge et engendre une augmentation progressive du prix du lingot (bullion) par rapport à son cours officiel. Cette augmentation est à l’origine de la controverse bullioniste des années 1810. 46 Le retour à la convertibilité à partir de 1819 conduit à la mise en place d’un régime d’étalon-or, sans pour autant placer la Grande-Bretagne à l’abri de nouvelles crises monétaires. Les différentes réformes qui succèdent aux crises des années 1820 et 1830 provoquent un nouveau débat qui oppose l’école du Currency à celle du Banking. Cette controverse débouche en 1844 sur le Bank Charter Act de Robert Peel qui réforme en profondeur le fonctionnement du système bancaire britannique et l’organisation de la Banque d’Angleterre. Cependant, pour comprendre les implications théoriques engendrées par ces deux controverses, il est nécessaire de préciser en préalable l’influence exercée par Smith sur les analyses monétaires classiques. a) Smith et la circulation monétaire La richesse étant appréhendée par Smith dans sa dimension matérielle, la monnaie ne joue aucun rôle dans le processus d’enrichissement national : celui-ci repose sur le principe de la division du travail. Dans ces conditions, peu importe l’abondance ou la rareté de l’or et de l’argent, car « un papier-monnaie bien réglé pourra en tenir lieu, non seulement sans inconvénient, mais encore avec de grands avantages » [1776, II, p. 21]. En effet, le rôle de la monnaie étant de faire circuler les richesses, cette circulation est plus rapide et plus économique par l’entremise du billet de banque que par celle de la monnaie métallique, d’autant plus que « la substitution du papier à la place de la monnaie d’or et d’argent est une manière de remplacer un instrument de commerce extrêmement dispendieux par un autre qui coûte infiniment moins et qui est quelquefois tout aussi commode » [1776, I, p. 374]. Tout le problème est alors de savoir comment se réalise cette substitution et de connaître ses incidences sur le revenu ou la richesse de la nation. Pour Smith, la substitution du papier-monnaie à la monnaie métallique s’effectue selon un double mécanisme. Tout d’abord, le recours au papier permet d’augmenter la valeur du capital circulant du montant de l’or et de l’argent qui était, antérieurement, employé à l’achat des moyens de production. En d’autres termes, l’augmentation des moyens de paiement en circulation permet un accroissement proportionnel de l’activité économique parce que « la valeur entière de la grande roue de la circulation et de la distribution est ajoutée elle-même à la masse des marchandises 47 qui circulaient par son moyen » [Ibid., p. 379]. Ce premier mécanisme est complété par un second dont la fonction est de permettre à l’excédent de moyens de paiement de « déborder » vers l’extérieur pour ne pas venir encombrer la circulation. En effet, « si cette somme ne peut pas trouver à être employée au-dedans, elle est trop précieuse pour qu’on la tienne oisive », et « on l’enverra donc au-dehors pour y chercher cet emploi profitable ». Mais comme le papier-monnaie ne peut pas être utilisé à l’étranger, « l’or et l’argent seront donc envoyés au-dehors » [Ibid., p. 376], de sorte que la nation se retrouvera avec le même volume intérieur de moyens de paiement, tout en disposant d’une plus grande quantité de richesse obtenue en échange de l’exportation de l’or et de l’argent. Ce double mécanisme conduit Smith à « regarder la circulation d’un pays comme divisée en deux branches différentes : la circulation qui se fait entre commerçants seulement, et la circulation entre commerçants et consommateurs » [Ibid., p. 407]. Bien que ces deux circulations aient en commun de faire appel aussi bien à de la monnaie métallique qu’à du papier-monnaie, la première exige des sommes importantes dont la seconde peut se passer parce que les sommes plus petites qu’elle nécessite circulent plus rapidement. D’autre part, dans la circulation entre commerçants, chacun est contraint, pour les besoin de son activité, d’immobiliser des sommes importantes, tandis que, dans les relations du commerçant avec les consommateurs, la même nécessité ne s’impose pas parce que « ceux-ci lui apportent de l’argent comptant au lieu de lui en ôter » [Ibid., p. 410]. Ces deux arguments permettent à Smith d’affirmer que « la multiplication du papier-monnaie » n’engendre pas nécessairement une augmentation générale des prix, cette dernière éventualité découlant plutôt du « plus ou moins de difficulté ou d’incertitude à obtenir un payement immédiat » [Ibid., pp. 411-412]. Smith peut alors, « sans craindre de compromettre la sûreté générale », défendre l’idée qu’il faut laisser au commerce la plus grande liberté « en empêchant les banquiers d’émettre aucun billet de banque circulant ou billet au porteur au-dessous d’une certaine somme, et en les assujettissant à l’obligation d’acquitter ces billets immédiatement et sans aucune espèce de condition » [Ibid., pp. 415-416]. b) Ricardo et la controverse « bullioniste » Avant la suspension de la convertibilité des billets de la Banque d’Angleterre, les autres banques émettaient également des billets remboursables en or ou en billets de 48 la Banque d’Angleterre. Avec l’instauration du cours forcé en 1797, les autres banques sont contraintes d’effectuer leurs remboursements uniquement en billets de la Banque d’Angleterre, ce qui revient à en généraliser l’usage comme moyens de paiement. Cependant, si l’exportation des espèces est interdite, celle des lingots ne l’est pas. L’inconvertibilité des billets engendre donc une thésaurisation des espèces et l’apparition d’une prime sur le marché du lingot qui passe de 15,5% en 1809 à plus de 40% en 1813. L’explication de cette prime sur le lingot divise l’opinion : une partie considère qu’elle résulte d’une augmentation du prix de l’or ; l’autre, au contraire, pense qu’elle est la conséquence d’une dépréciation du papier-monnaie. C’est pour soutenir cette seconde explication que Ricardo publie en 1809 trois lettres dans le Morning Chronicle. Sous la pression de l’opinion publique, la Chambre des Communes met alors en place une commission dont les conclusions sont contenues dans le Bullion Report, publié en 1810. L’année suivante, Ricardo intervient une nouvelle fois dans la controverse pour prendre la défense des conclusions du Bullion Report. Il publie deux essais : le premier est intitulé Le haut prix des lingots est une preuve de la dépréciation des billets de banques, et le second Réponse aux observations pratiques de M. Bosanquet sur le rapport de la commission des métaux précieux. Il intervient une dernière fois, en 1816, avec ses Propositions pour l’établissement d’une circulation monétaire économique et sûre. Dans tous ses écrits monétaires, Ricardo reprend les principaux arguments développés par Smith. Il met toutefois l’accent sur la quantité de billets en circulation. En effet, pour Ricardo, « l’or et l’argent, comme les autres marchandises, ont une valeur intrinsèque qui n’est nullement arbitraire, qui dépend de leur rareté, de la somme de travail consacrée à les acquérir, et de la valeur du capital engagé dans les mines qui les recèlent » [1811, p. 401]. Il en déduit que toute variation de la quantité de métaux précieux en circulation se traduit par une variation proportionnelle du prix de toutes les marchandises. De même, par l’émission de billets, « la banque substitue une circulation sans valeur à une circulation éminemment coûteuse » qui présente pour Ricardo l’avantage considérable de « transformer en fonds productif des métaux précieux qui, tout en constituant une partie essentielle de notre capital, ne donnaient aucun revenu » [Ibid., p. 403]. 49 Cependant, en n’établissant pas de distinction entre le billet à cours forcé de la Banque d’Angleterre et les billets convertibles des autres banques, Ricardo admet que le papier-monnaie et la monnaie métallique exercent les mêmes effets sur les prix, et il en déduit « qu’il n’est pas nécessaire que le papier-monnaie soit convertible en espèces pour garantir sa valeur », mais qu’il suffit que « sa quantité soit réglée selon la valeur du métal institué comme étalon » [1817, p. 366]. Dans ces conditions, la question centrale n’est pas pour lui celle d’un retour à la convertibilité, mais celle du maintien d’une quantité déterminée de billets en circulation, car « rien n’est plus important, dans l’émission de papier-monnaie, que d’être bien pénétré des effets du principe de limitation de la quantité » [Ibid., p. 365]. Ce principe quantitativiste est utilisé par Ricardo pour expliquer que l’augmentation de la prime sur le lingot doit être attribuée à une dépréciation du papiermonnaie qui ne peut provenir, selon lui, que d’une émission excessive de billets par la Banque d’Angleterre. « L’expérience montre, nous dit Ricardo, que jamais un Etat ou une Banque n’a disposé d’un pouvoir illimité d’émission de papier-monnaie sans en abuser » [Ibid., p. 368]. Sa participation à la controverse bullioniste le conduit donc à prolonger sa réflexion dans le domaine de l’organisation de la Banque d’Angleterre. Ses idées en la matière sont développées dans un Plan pour l’établissement d’une Banque nationale, trouvé dans ses papiers juste après sa mort et publié en 1823. Il y propose d’« enlever à la Banque le privilège d’émettre de la monnaie de papier pour le confier exclusivement à l’Etat, en soumettant celui-ci aux obligations actuellement imposées à la Banque, c’est-à-dire de payer ses billets en espèces au porteur » [1823, p. 699]. Pour éviter que l’Etat abuse de son droit exclusif d’émission de papier-monnaie, Ricardo suggère « de déposer ce droit entre les mains de commissaires [...] complètement affranchis de tout contrôle ou de toute influence gouvernementale », en ce sens que ces commissaires « ne devraient, sous aucun prétexte, prêter des fonds à l’Etat » [1823, p. 703]. C’est ce point de vue qui sera retenu ultérieurement par les partisans du principe du Currency. c) Tooke et la controverse Currency - Banking Le rétablissement de la convertibilité des billets de la Banque d’Angleterre à partir de 1819 provoque, dans les années qui suivent, une baisse régulière des prix marquée par de nouvelles crises inflationnistes, principalement en 1825 et en 1836. 50 Deux grands courants s’opposent pour expliquer ces phénomènes : d’une part, l’école du Currency, qui reprend largement les thèses de Ricardo pour expliquer que les crises sont dues à une émission excessive de billets ; d’autre part, l’école du Banking qui, avec son chef de file Thomas Tooke, refuse l’analogie établie par Ricardo et l’école du Currency entre le papier-monnaie et le billet de banque convertible. Tooke considère que le papier à cours forcé est une monnaie, tandis que le billet de banque convertible est un instrument de crédit. Il note que « la différence entre le papier-monnaie et le billet de banque tel qu’il fonctionne en Angleterre ne consiste pas seulement dans la limite fixée à leur montant par leur convertibilité, mais dans la manière dont ils sont émis » [1840, IV, p.177]. Pour Tooke en effet, l’émission de billets de banque n’obéit pas à la même logique que celle du papier-monnaie, car « les billets ne sont émis qu’à la demande de ceux qui, ayant droit de demander de l’or, préfèrent des billets, et la quantité plus ou moins grande qui en est réclamée dépend des but spéciaux en vue desquels on emploie les billets » [Ibid.]. La création de crédit n’est donc pas le fait de la simple volonté des banques, mais résulte directement de la demande des particuliers. Comme instrument de crédit, le billet présente la particularité supplémentaire de refluer vers la banque émettrice lors du remboursement de l’avance. « Au contraire, écrit Tooke, un papier-monnaie gouvernemental à cours forcé, aussi longtemps que sa quantité augmente, agit directement comme une cause originaire sur les prix et sur les revenus » [Ibid.]. En effet, l’émission de papier-monnaie aboutit à une création de revenus définitifs qui, par le biais d’une augmentation de la demande de produits, agit directement sur les prix. Dans ces conditions, Tooke peut proposer une explication différente des crises. Il s’appuie sur la distinction, empruntée explicitement à Smith, entre deux formes de circulation. La première est « la circulation entre marchands et consommateurs », correspondant à ce que Tooke nomme « la circulation monétaire », dans laquelle « c’est la quantité de monnaie, constituant les revenus des différents ordres de l’Etat, [...] qui forme, seule, le principe limitatif de la somme des prix monétaires » [1844, p. 123]. Cette conception se différencie de celle de Ricardo, car Tooke considère qu’il ne peut exister une surabondance de moyens de paiement dans la mesure où l’excédent reviendrait dans les banques sous la forme de dépôts et engendrerait une baisse du taux d’intérêt, sans exercer d’influence sur les prix des marchandises. 51 La seconde forme est « la circulation des marchands entre eux » dans laquelle « toutes les transactions [...] peuvent se ramener à des mouvements ou des transferts de capital » [1844, pp. 35-36]. Dans cette « circulation du capital », le volume des transactions est beaucoup plus important que dans la sphère de la circulation monétaire, justifiant par là même le recours à d’autres moyens de paiement que la monnaie métallique. Ces moyens sont bien évidemment les différents instruments de crédit parmi lesquels Tooke range les billets de banque convertibles. La « circulation du capital » ne repose donc pas sur la monnaie mais sur le crédit. Bien que ces deux moyens de circulation puissent revêtir la même forme matérielle, ils sont d’une nature différente : le crédit obéit à la logique du reflux, contrairement à la monnaie. Cette distinction entre deux formes de circulation permet alors à Tooke de développer l’idée qu’ « un bouleversement anormal dans la circulation du pays est dû beaucoup plus à l’overbanking qu’à un simple excès des émissions de papier-monnaie » [III, p. 262]. Le terme d’overbanking désigne l’expansion de crédit faisant suite à un mouvement spéculatif qui trouve son origine dans l’apparition d’une situation favorable sur certains marchés. Comme « le montant plus ou moins élevé de crédit qui joue à différents moments sur les marchés de denrées agit naturellement comme une cause de trouble sur les prix de ces marchés » [III, p. 277], il en résulte que la crise est liée avant tout au fonctionnement même de l’activité économique et qu’elle prend naissance dans la sphère de la circulation du capital. En effet, « si les facilités de crédit accordées par les producteurs [...]aux grossistes et par ceux-ci aux commerçants de détail prenaient, comme cela arrive en période de confiance, une trop grande extension, les prix pourraient monter et l’arrêt de la confiance déterminerait une dépression » [Ibid.]. Dans ces conditions, si les partisans du Currency et ceux du Banking s’accordent sur la nécessité d’attribuer le monopole de l’émission à la Banque d’Angleterre, ils s’opposent en revanche sur les moyens à mettre en oeuvre pour parvenir à réguler la circulation monétaire. L’école du Currency, reprenant l’esprit du Plan pour une Banque nationale de Ricardo, réclame une couverture métallique intégrale de l’émissions de billets, garantie par une scission de la Banque d’Angleterre en un département d’émission et un département bancaire. Au contraire, l’école du Banking, sous l’influence des analyses de Tooke, rejette l’idée d’une règle stricte d’émission de billets pour défendre le principe plus souple d’une politique du taux d’escompte permettant 52 d’adapter l’offre de crédit aux exigences du fonctionnement de l’activité économique. Bien que le Bank Charter Act de Robert Peel consacre en 1844 les thèses de l’école du Currency, les analyses de Tooke et de l’école du Banking continueront à exercer une influence non négligeable dans la pensée monétaire classique. 2. Les débats sur le commerce extérieur La question fondamentale qui sous-tend les débats entre les auteurs classiques à propos du commerce extérieur concerne les incidences de ce commerce sur la richesse des nations. Elle apparaît une première fois en 1808 lorsque James Mill et Robert Torrens, dans leurs ouvrages respectifs, s’inspirent de Smith pour avancer deux conceptions différentes du gain de l’échange. Elle réapparaît au cours des années 18141815 avec la controverse sur les corn laws qui oppose Ricardo et Torrens à Malthus. A travers ces différents débats sur le libre-échange et le protectionnisme, c’est en fait la question de la définition des avantages procurés par le commerce extérieur qui est posée. A cette question, Ricardo apporte en 1817 une réponse, fondée sur le principe de l’avantage comparatif, qui sera reprise aussi bien par J. Mill dans ses Eléments d’économie politique [1821] que par R. Torrens dans son Essay on the Production of Wealth [1821]. Cependant, la remise en cause par John Stuart Mill dans les années 1830 de l’analyse de Ricardo soulève une nouvelle question concernant cette fois la détermination des valeurs internationales. Cette seconde question aura des incidences importantes sur l’évolution ultérieure de la pensée classique. a) La définition des avantages du commerce extérieur Adam Smith place le commerce extérieur sur le même pied que le commerce intérieur, mais il lui attribue la particularité de procurer à chaque pays deux avantages distincts : d’une part, « il emporte ce superflu du produit de leur terre et de leur travail pour lequel il n'y a pas de demande chez eux et, à la place, il rapporte en retour quelque autre chose qui y est demandé » ; d’autre part, « il encourage la société à perfectionner le travail et à multiplier par là les richesses et le revenu national » [1776, II, pp. 25-26]. Pour Smith, le commerce extérieur est un secteur d’activité, au même titre que l'industrie ou l'agriculture, qui intervient de ce fait dans la concurrence des capitaux. Cette dernière ne se limite donc pas au seul territoire national, mais s'étend également au domaine international où les capitaux circulent librement. Dans cette perspective, le 53 seul principe qui puisse régir le commerce extérieur est celui de l'avantage absolu, que Smith exprime dans les termes suivants : « Si un pays étranger peut nous fournir une marchandise à meilleur marché que nous ne sommes en état de l'établir nous-mêmes, il vaut bien mieux que nous la lui achetions avec quelque partie du produit de notre industrie, employée dans le genre dans lequel nous avons quelque avantage » [Ibid., p. 37]. Ce principe est repris en 1808 par Robert Torrens, dans son ouvrage The Economists Refuted. Il précise cependant que, « pour connaître l'étendue de l'avantage que l'Angleterre retire de son échange avec la France de cent livres de drap pour cent livres de dentelle », il suffit de prendre la quantité de dentelle que l'Angleterre a acquise par cette transaction et de la comparer avec la quantité de dentelle qu'elle pourrait, avec la même dépense de travail et de capital, obtenir en la fabriquant chez elle : « La dentelle qui reste, au-delà de ce que le travail et le capital employés dans le drap pourraient fabriquer nationalement, est le montant de l'avantage que l'Angleterre retire de l'échange » [Torrens, 1808, p. 53]. Ici, le gain de l’échange s’exprime par un accroissement de la quantité de marchandise disponible pour la consommation. La même année, dans son ouvrage Commerce Defended, James Mill adopte une définition différente de celle de Torrens. Il part en effet de l’hypothèse qu’en GrandeBretagne, la production d’une tonne de fer coûte dix quarters de blé, tandis que la production d'une certaine quantité de biens manufacturés n’en coûte que neuf. « Supposons, nous dit Mill, que cette quantité de biens achète dans la Baltique une tonne de fer, et couvre en plus les dépenses nécessaires pour importer le fer en GrandeBretagne. L'acquisition de cette tonne de fer ne se traduit-elle pas par une économie évidente d'un quarter de blé ? La nation n'est-elle pas, par le moyen de cette importation, plus riche d'un quarter de blé ? » [Mill, 1808, pp. 108-109]. Dans ce cas, le gain du commerce extérieur prend la forme d’une économie de moyens de production qui se mesure par simple différence entre la quantité de blé dépensée pour produire nationalement la marchandise importée et celle utilisée pour produire la marchandise exportée en échange. En retenant le niveau du taux de profit comme indicateur de l’enrichissement, Ricardo démontre, dans son Essai de 1815, que ces deux concepts de gain ne sont pas équivalents du point de vue de la richesse nationale. Le premier est un gain purement 54 quantitatif, provenant de l'obtention à l'étranger d'une marchandise à meilleur marché : il n’affecte que la consommation et n’exerce aucune influence sur le taux de profit. Le second, résultant de l’importation de blé à meilleur marché, contribue au contraire à diminuer la valeur du salaire et donc à accroître le niveau du taux profit. On comprend alors pourquoi Ricardo condamne les corn laws et défend le libre-échange. En agissant comme une amélioration des techniques agricoles, la libre importation du blé favorise le développement de la richesse de la nation parce qu’elle permet de compenser la baisse du taux de profit engendrée par la mise en culture des terres moins productives. Dans ses Principes, Ricardo généralise son raisonnement à l’ensemble des biens salaires pour en conclure que « si l'expansion du commerce extérieur, ou le perfectionnement des machines, permettaient de mettre sur le marché, à un prix réduit, la nourriture et les biens nécessaires consommés par le travailleur, les profits augmenteraient ». En revanche, nous dit-il, « si les marchandises obtenues à plus bas prix grâce à l'extension du commerce extérieur ou au perfectionnement des machines étaient exclusivement consommées par les riches, il ne s’ensuivrait aucune modification du taux de profit » [1817, pp. 151-152]. En précisant ainsi les deux notions de gain de l'échange développées par Torrens et Mill à la suite de Smith, Ricardo parvient à démontrer que le commerce extérieur, par l'influence qu'il exerce sur le niveau du taux de profit, fait partie intégrante du processus d'enrichissement d'une économie au même titre que les autres activités productives. Cependant, à l’inverse de Smith, Ricardo abandonne l’idée d’une libre circulation internationale des capitaux et le principe de l’avantage absolu pour celui de l’avantage comparatif. Or ce choix va engendrer des conséquences insoupçonnées. b) Le principe de l’avantage comparatif et la question des valeurs internationales L’abandon de l’hypothèse smithienne de mobilité internationale des capitaux explique pourquoi Ricardo indique que « la règle qui détermine la valeur relative des marchandises dans un pays ne détermine pas la valeur de celles échangées entre deux ou plusieurs pays » [Ibid., p. 152]. Pour illustrer ce point, il développe son célèbre exemple du commerce du drap et du vin entre la Grande-Bretagne et le Portugal, dont il est possible de résumer les termes dans le tableau suivant : 55 Nombre d’hommes dont le travail est nécessaire pendant un an pour produire du Drap Vin Au Portugal 90 80 En Angleterre 100 120 Il est facile d’observer que, si le Portugal se spécialise dans la production du vin, il obtiendra de l'Angleterre du drap qui ne lui coûtera que le travail de 80 hommes tandis que, s'il voulait produire lui-même ce drap, il lui faudrait dépenser le travail de 90 hommes. En participant au commerce, le Portugal réalise donc un gain qui prend la forme d'une économie de main-d'oeuvre dont le montant est égal au travail de 10 hommes par an. De la même façon, l'Angleterre, en se spécialisant dans la production du drap, obtient par l'échange du vin qui ne lui coûte que le travail de 100 hommes alors que, si elle produisait son propre vin, celui-ci lui coûterait le travail de 120 hommes. Elle réalise donc un gain en main-d'oeuvre égal au travail de 20 hommes par an. Les gains de chaque pays dépendent uniquement du fait qu’ils se spécialisent et non de l'instauration d'un rapport d'échange international particulier. En effet, bien que dans ce cas « l'Angleterre offrirait le produit du travail de 100 hommes en échange du produit du travail de 80 » [Ibid., p. 154], ce rapport d’échange, qui ne pourrait avoir lieu « entre individus d’un même pays », découle uniquement de « la difficulté avec laquelle le capital se déplace d’un pays à un autre » [Ibid., p. 155]. Cependant, dans le premier de ses Essays on Some Unsettled Questions of Political Economy, publiés en 1844, mais rédigés dans les années 1830, John Stuart Mill reproche à Ricardo de « s'exprimer de manière inconsidérée comme si chaque pays participant à l'échange gagnait la totalité de la différence entre les coûts comparatifs des deux marchandises dans l'un et l'autre pays ». Pour J.S. Mill, il ne s’agit pas d’une erreur mais d’une « simple omission », de la part de Ricardo, qui aurait été « corrigée pour la première fois dans la troisième édition des Elements d’économie politique de M. Mill » [J.S. Mill, 1844, p. 236]. Cette remarque de John Stuart Mill, attribuant à son père le mérite d’avoir corrigé Ricardo, est surprenante car, si ce dernier explicite 56 clairement les gains respectifs de chacun des pays, il n’en va pas de même pour James Mill. En effet, dans la première édition de 1821 de ses Eléments, James Mill commence par constater que « si, par exemple, la même quantité de blé et de drap, que la Pologne peut produire avec 100 journées de travail pour chaque, demande 150 journées de travail en Angleterre, la Pologne n'aura aucun motif à importer l’un ou l’autre de ces articles d'Angleterre » [J. Mill, 1821, p. 114]. Dans ce cas, l'intérêt de l'échange disparaît puisque le coût relatif du blé exprimé en drap est égal à l'unité et donc identique dans les deux pays. Mill poursuit son raisonnement en modifiant partiellement son exemple : « Lorsque la quantité de drap, qui coûte en Pologne 100 journées de travail, en exige 150 en Angleterre, et que le blé, produit en Pologne au moyen de 100 journées de travail, ne peut l’être en Angleterre à moins de 200 journées, il en résulte aussitôt un motif pour faire l'échange » [Ibid., p. 116]. Mill constate que l’Angleterre réalise un gain de 50 journées de travail, mais il ajoute que « la Pologne de son côté fait un gain semblable » [Ibid., p. 272]. Il suffit de reproduire l’exemple de Mill sous forme de tableau pour vérifier que cette affirmation est fausse. Jours de travail nécessaires pour produire une unité de Drap Blé En Pologne 100 100 En Angleterre 150 200 Contrairement à Ricardo, Mill considère qu’en Pologne les coûts de production du drap et du blé sont identiques. Ce seul fait suffit à empêcher tout gain pour la Pologne, qui n'a donc aucune raison de participer au commerce. Pour qu’il y ait un gain, Mill aurait dû supposer un coût de production du blé inférieur à 100. Cet exemple est donc en définitive un cas particulier dans lequel un seul des pays réalise un gain. Cependant, Mill croit pouvoir déterminer un gain positif pour la Pologne en supposant que celle-ci n'échange pas son blé contre une quantité de drap produite avec 150 journées de travail anglais, mais contre une quantité de drap produite avec 200 journées 57 de travail. Cette explication est incorrecte parce qu’elle revient à supposer l’existence de deux rapports d'échange internationaux différents. Dans la troisième édition de ses Eléments, James Mill modifie entièrement son approche en retenant un nouvel exemple dans lequel il suppose que « 10 yards de drap achètent 15 yards de toile en Angleterre et 20 yards en Allemagne » [1826, p. 273]. Quantités produites, avec la même dépense en travail, de Drap Toile En Allemagne 10 20 En Angleterre 10 15 Sur ces bases, il conclut : « En Angleterre, la toile baissera par rapport au drap puisque l'on sait que 10 yards de drap achèteront en Allemagne plus de 15 yards de toile ; et en Allemagne, la toile augmentera par rapport au drap puisque l'on sait que 20 yards de toile, s’ils sont envoyés en Angleterre, achèteront plus de 10 yards de drap ». Et il ajoute que « c'est l'effet inévitable d'un tel échange que de ramener au même niveau la valeur relative des deux marchandises dans les deux pays » [Ibid., p. 273]. Cependant, en posant le problème en ces termes, Mill modifie radicalement l’analyse de Ricardo, car il soumet la question de l’évaluation du gain du commerce extérieur à la détermination préalable du rapport d’échange international du drap et de la toile, même s’il n'y apporte aucune réponse précise. Cette question des valeurs internationales sera résolue par John Stuart Mill dans le premier de ses Essais de 1844 sur la base d’un exemple identique. Il écrit en effet : « Supposons, par exemple, que 10 yards de drap coûtent en Angleterre autant de travail que 15 yards de toile, et autant que 20 yards de toile en Allemagne » [1844, p. 235]. La logique de cet exemple est différente de celle de l’exemple de Ricardo puisque les nombres retenus ne correspondent pas à des quantités de travail, mais à des quantités de marchandises qui, étant produites avec une même dépense de travail, permettent de définir directement les rapports d'échange du drap et de la toile en Allemagne et en Angleterre. Dans ces conditions, J.S. Mill peut développer le raisonnement suivant : si c’est le rapport d’échange allemand qui prévaut au niveau international, seule 58 l’Angleterre gagne à l’échange ; dans le cas inverse, seule l’Allemagne retire un gain. S’interrogeant sur « les causes qui déterminent la proportion dans laquelle s'échangent le drap d'Angleterre et la toile d'Allemagne», Mill remarque que, pour tout rapport d’échange intermédiaire, le gain se partage entre les deux nations. Ce résultat le conduit à constater que « le principe selon lequel la valeur est proportionnelle au coût de production étant inapplicable », il est nécessaire de revenir à « un principe antérieur à celui du coût de production, et dont ce dernier est la conséquence, à savoir le principe de l'offre et de la demande » [Ibid., p. 237]. Pourtant, Ricardo écarte explicitement une telle solution lorsqu’il précise que « le prix naturel des choses dans le pays qui exporte est celui qui règle en définitive le prix auquel ces choses doivent être vendues, si elles ne sont pas sujettes à un monopole dans le pays qui importe » [Ricardo, 1817, pp. 302303]. Conclusion Les débats sur la monnaie et la politique monétaire n’exerceront pas véritablement d’influence sur l’évolution ultérieure de la pensée classique, même si John Stuart Mill dans ses Principes d’Economie Politique, publiés en 1848, adopte le point de vue défendu par Tooke. Les thèses de l’école du Currency resteront dominantes et viendront se fondre dans la théorie quantitative qui se développera dans la seconde moitié du XIXe siècle. En revanche, la question des valeurs internationales, entièrement reprise et détaillée par John Stuart Mill dans ses Principes, fournira aux opposants de la théorie classique un nouvel argument pour critiquer la théorie ricardienne de la valeur.