La notion d`auteur comme objet de l`art De la fonction à la fiction

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La notion d`auteur comme objet de l`art De la fonction à la fiction
La notion d'auteur comme objet de l'art
De la fonction à la fiction auteur
Si l'auteur est Mort comme l'affirme Barthes, que dire des multiples représentations que les artistes donnent d'eux mêmes, que dire de ceux pour qui leur propre corps est un support de mise en oeuvre artistique ?
Sur une photo, Joseph Kosuth se représente en intellectuel, assis à une table, plongé dans ses lectures. Le corps que nous voyons là, n'est pas celui de Kosuth en tant qu'individu, c'est celui qu'il a choisi d'incarner en tant qu'artiste, en fonction de l'idée qu'il se fait de son statut d'auteur. (Il n'est pas anodin qu'il se représente en tant qu'intellectuel plongé dans ses pensées quand son travail repose sur l'idée de l'art comme proposition mentale).
Les travaux de Beuys, Kounellis ou d'autres artistes de l'Arte Povera ont généré des mythes autour de leurs personnes : saisir leur travail passe donc nécessairement par la compréhension des allusions qu'ils faisaient à leur propre histoire. Le tas de café de Kounellis génère une mystique en tant que symbole de la jeunesse de l'artiste. Orlan, Gilbert & Georges utilisent toujours des représentations d'eux­mêmes, ou leurs propres corps dans leurs mises en oeuvres artistiques au point de se déclarer "sculptures vivantes". Une installation de Gonzalez­Torres consiste en une affiche montrant la photographie d'un grand lit vide aux draps froissés (reproduite sur 24 panneaux) diffusée dans différents quartiers de New­York. Aucun mot, aucune légende. L'intériorité, l'intimité, la vie de l'artiste est bien présente, même si elle n'est jamais suggérée, ni dans l'image (absence de l'artiste), ni dans le titre, ni dans la légende. Seules les personnes qui connaissent l'histoire personnelle de l'artiste pourront y voir le lit que l'artiste avait partagé avec son amant Ross, mort du sida quelques temps plus tôt. Mais le doute est toujours présent : est­ce bien le lit de l'artiste ou est­ce une représentation de la réalité, une simple fiction ? Car c'est finalement beaucoup autour d'une fiction d'eux mêmes que se réprésentent les artistes. Les artistes se définissent souvent eux­mêmes par des formules qui désignent une personnalité artistique, qui associent des traits certes individuels à des caractères empruntés à un champ extérieur, spécifique à une activité humaine ou sociale. Ainsi, Annette Messager se décrit comme : "une femme pratique", Paul Devautour comme "un collectionneur" ou "opérateur en art". Ces descriptions correspondent à ce que l'on pourrait appeler la "figure de l'artiste". Il faut considérer ces mini­récits de présentation de l'auteur non pas comme de simples discours sur la création mais comme des éléments constitutifs de la création. En s’auto­désignant comme « collectionneurs » et « opérateurs en art », Yoon Ja et Paul Devautour interviennent dans le champ artistique depuis la fin des années 80 en tant que médiateurs de l'art. Ils organisent des expositions à partir de la vingtaine d’artistes (aux démarches très différentes) qui sont regroupés dans leur collection, et trois critiques d’art. Mais tout cela est en fait une fiction, savamment entretenue par le couple d'artistes, qui a pour intention de substituer à la notion mythique de création artistique, celle « d’activité artistique », conçue « comme une activité sociale parmi d’autres, sans plus ni moins d’importance qu’une autre et sans plus ni moins de réalité qu’une autre. » Il n'y a en effet, au premier abord, aucune raison de ne pas prendre au sérieux les oeuvres de cette collection si l’on ne sait pas d’avance qu’elles sont signées par des artistes fictifs, qui sont en réalité Paul Devautour et sa femme. Cette attitude cherche à révéler les limites de la création d'autant plus que l'ensemble généré par ces oeuvres, créees par seulement deux personnes, représentent une somme de pratiques artistiques dont les angles d’approche et les propositions formelles sont diversifiées au point de construire tout un panorama de ce qu’il est possible d’inventer. On voit là comment ce geste s'inscrit dans la notion d'autorialité et problématise la création elle­même, en remettant en cause, à travers une double Ce document est réalisé avec OpenOffice.org sous Debian Gnu/Linux.
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De la fonction à la fiction auteur
fiction, la sacralisation du geste artistique.
L'artiste se représente donc en tant que fiction, en tant qu'il est une fiction élaborée conjointement par lui­même, par son oeuvre et par le spectateur. On peut penser aussi aux Film Stills de Cindy Sherman où aux mensonges de Boltanski comme dans la pièce où il présente une série de photos censées le représenter à différents âges de sa vie, qui sont en fait des photos prises le même jour, dans un parc, de personnages différents. C'est précisémment ce que nous raconte un autre texte sur l'auteur, Michel Foucault celui­
là. La publication du texte de Barthes est en effet suivie de très près par une deuxième publication très importante, l'article de Michel Foucault intitulé Qu'est­ce qu'un auteur ? (texte d'une conférence donnée en février 1969 à la Société Française de Philosophie). Foucault y réaffirme l'éloignement de l'auteur vis à vis du texte. Il cite à ce propos une formule de Beckett qui dit "Qu'importe qui parle, quelqu'un a dit qu'importe qui parle." Pour lui, l'écriture contemporaine (celle des années 70) "s'est affranchie du thème de l'expression" pour devenir un espace ouvert où "le sujet écrivant ne cesse de disparaître". Ceci étant, il met cependant en évidence un certain nombre de résistances qui empêchent l'auteur de disparaître complètement. Il se demande en fait jusqu'où on peut "tuer" l'auteur, s'il est véritablement possible d'aller jusqu'au bout du processus de la disparition de l'auteur, de traiter une oeuvre comme si elle était réellement sans auteur. Il expose ce qui rend difficile, voire impossible, de se passer de la notion d'auteur, d'en faire abstraction. D'abord par le fait que la notion d'oeuvre (et non de création) ne se définit que par sa relation à son auteur (ou à ses auteurs). Peut­on en effet considérer comme oeuvre ce qui ne provient pas d'un individu reconnu comme auteur, ou tout ce que l'on retrouve d'un auteur peut­il être considéré comme oeuvre (ses textes, ses notes, ses brouillons, ses ratures). Ces questions restent sans réponse mais elles lui permettent d'affirmer qu'il est insuffisant de se passer de l'auteur pour n'étudier que l'oeuvre pour elle même et en elle même puisqu'on a beau clamer la mort de l'auteur, il s'avère qu'il demeure bien vivant, dans la réalité de certaines pratiques, ne serait­ce qu'à travers le fétichisme de l'oeuvre, qui perdure. Il note d'autre part le champ extrêmement restreint de cette théorie de la mort de l'auteur qui ne s'applique qu'à une littérature élitiste qui ne représente qu'un champ très restreint de la production alors que dans le champ littéraire dominant, la présence de l'auteur reste la norme. Barthes lui­même est en partie revenu sur la radicalité de ses propos sur l'auteur. Il faut dire qu'ils ont été tenus en 1968, et qu'ils s'inscrivent fortement au sein du contexte social et politique agité du moment qui se caractérise par une rebellion anti­autoritaire. C'est contre l'autorité de l'auteur, assimilé à l'individu bourgeois, à la personne psychologique, que cette théorie s'insurge. Elle a pour défaut, contrebalancé par le mérite d'avoir ouvert une ligne de recherche productive, de réduire la question de l'auteur à celle de l'explication de texte par la vie et la biographie. Cette restriction existe dans la théorie, mais elle est loin de recouvrir ni de résoudre tout le problème de l'intention. D'autres penseurs ont proposé des médiations plus nuancées entre ces deux extrêmes que sont la mort de l'auteur et l'explication de l'intentionalité par la biographie. On peut citer parmi ceux là Gérard Genette et Umberto Eco. Voici donc comment Barthes révise ses propos en 1973 dans Le plaisir du texte : «comme institution l'auteur est mort : sa personne civile, passionnelle, biographique, a disparu ; dépossédée, elle n'exerce plus sur son oeuvre la formidable paternité dont l'histoire littéraire, l'enseignement, l'opinion avaient à charge d'établir et de renouveler le récit : mais dans le texte, Ce document est réalisé avec OpenOffice.org sous Debian Gnu/Linux.
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d'une certaine façon, je désire l'auteur : j'ai besoin de sa figure (qui n'est ni sa représentation, ni sa projection), comme elle a besoin de la mienne (sauf à « babiller »)». Après avoir clamé sa mort, Barthes signe là la résurrection de l'auteur, un auteur autre figuré par le besoin du lecteur de se construire un interlocuteur imaginaire sans lequel la lecture serait abstraction vaine. Il existe donc un espace pour l'auteur, mais cet espace est vaste et indéterminé, et c'est précisémment dans cet espace que se glisse Foucault.
Ce qu'il propose alors, pour aller plus loin que la seule affirmation de la "Mort de l'auteur" et de son déplacement, c'est de redéfinir l'auteur dans cet espace laissé vacant, en repérant un certain nombre de fonctions que cette disparition fait apparaître. C'est ainsi qu'il définit l'auteur en lui associant le terme de "fonction", ce qui donne lieu à la rédéfinition de l'auteur en "fonction­
auteur". Voici ce qu'il note à propos ce cette "fonction" : – Tous les discours (un discours ici désigne toute sorte de choses, n'importe quel geste artistique peut être assimilé à un discours) ne sont pas pourvus de la fonction auteur. Par exemple, une lettre privée a un signataire, mais pas d'auteur, un texte anonyme écrit sur un mur dans la rue a un rédacteur mais pas d'auteur, etc.
– La fonction auteur caractérise un certain type de discours qui circule dans la société. Cela signifie qu'un discours produit par un auteur indique que ce discours n'est pas un acte quotidien, indifférent, mais doit être reçu de façon particulière et recevoir un statut particulier. Comment se perçoit cette fonction­auteur ?
– par le fait que les objets produits par des auteurs sont des objets d'appropriation, par l'existence de la propriété intellectuelle. – Elle se perçoit enfin dans la production elle­même, dans une certaine unité d'écriture, de langage de forme, bref, de signes qui renvoient à l'auteur. Prenons le pronom personnel "je" dans un texte littéraire. Ce "je" ne renvoit pas exactement à l'auteur, mais à un narrateur, à un "alter­ego dont la distance à l'écrivain peut être plus ou moins grande et varier au cours même de l'oeuvre". Pour Foucault, la fonction­auteur ne se trouve exactement ni dans le narrateur fictif, ni dans l'écrivain, mais dans la distance, dans l'espace qui sépare les deux. Pour résumer, Foucault prend acte de cette distanciation de l'auteur par rapport au texte ou à la production artistique énoncée par Barthes et du phénomène d'intertextualité ou de transdiscursivité, c'est à dire du caractère transversal d'une oeuvre, qui s'appuie sur toutes les oeuvres antérieures pour se former, en formant un nouveau discours à partir d'éléments déjà existants. Ce qu'il rajoute, par rapport au discours de Barthes, c'est l'expression de cette distance, de cet espace laissé vacant par le déplacement de la notion d'auteur, qui permet d'analyser et de découvrir en quoi et comment s'exerce la fonction­auteur. Et ce que nous apprend Foucault à travers la notion de "fonction­auteur", qui se situe dans cet entre­deux du narrateur imaginaire et de l'auteur individu, c'est que l'auteur est une fiction. L'auteur n'est plus cet individu ancré dans la réalité qui marque l'oeuvre de son empreinte, de sa personnalité, mais une construction de la pensée, une fiction qui s'incarne au moment où il crée. Un autre type de travail permet d'accompagner la notion de fonction­auteur : celui basé sur la signature. Certains artistes utilisent leur signature, pas seulement et peut­être moins comme élément d'authentification, mais comme une marque constitutive de l'oeuvre. Les signatures de Ben, Warhol ou Basquiat par exemple procèdent de cette perception de la fonction­
auteur. Quand Jean­Michel Basquiat signe ses premiers graffitis, il les signe SAMO (Same Old Ce document est réalisé avec OpenOffice.org sous Debian Gnu/Linux.
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Shit), suivie de la marque du copyright (le petit c entouré) pour marquer l'intentionnalité artistique. Cette marque désigne, à travers la signature, une fonction d'auteur, qu'on a affaire a un discours emprunt de cette caractéristique. La signature SAMO ne renvoie ni à Basquiat directement, ni à un individu imaginaire mais bien à cette fonction auteur située entre la réalité et la fiction. Et pour revenir à la mort de l'auteur en tant que mort symbolique, Basquiat annonce peu après la mort de SAMO pour signifier le passage dans sa pratique du graffiti à la peinture. Dans ce cas et dans le cas de Ben ou Warhol, la signature fait partie de l'oeuvre au même titre que n'importe quel élément, et n'est pas seulement cette annexe qui atteste de son authenticité ainsi qu'elle est utilisée dans la tradition picturale. Ce mouvement nous met face à un paradoxe qui est que la disparition (théorique) de l'auteur se solde parfois par une hypertrophie de son nom, par le caractère emblématique de la signature. La signature, autrefois était garante de l'authenticité, mais elle était souvent presque invisible, reléguée aux marges de l'oeuvres, parfois même au dos du tableau. Avec Ben (il déclare en 1960 "je signe tout") ou Warhol par exemple, la fonction­auteur relayée par la signature devient l'objet même de l'art. Avec Robert Ryman la signature devient le seul motif référentiel de l'oeuvre.
Louis Cane, dans "Louis Cane artiste peintre" (1967) : répète inlassablement son nom qui devient un objet d'abstraction, ne renvoie plus à aucune réalité identitaire. Bruce Naumann, monumentalise cette signature dans "My last name Exaggerated Fourteen Times Vertically" (1967). Le nom de l'auteur devient un objet emblématique qui devient lui même le garant de la légitimité de l'oeuvre qui se construit visuellement autour de lui. Cette tendance se retrouve dans de nombreux mouvements artistiques, pop art, fluxus, art minimal et conceptuel, et ce que l'on a pu appeler "l'hypernominalisme" des années 80. Dans le pop art, le nom en général (pas seulement celui de l'artiste) vient renforcer l'impact publicitaire de l'image, il ne renvoie jamais à une intériorité. Il ne renvoie pas au nom propre, celui qui désigne l'individu, mais déclare au contraire sa vacuité.De même, lorsque l'artiste renvoie à son nom dans l'oeuvre, quand il l'affiche, il l'identifie de manière ironique à un produit de consommation, à un objet industriel pour lequel l'identité a un statut précaire. Mais l'art est allé plus loin dans ce processus d'objectivation, de matérialisation, de la fonction­
auteur. Une telle implication de la fonction­auteur dans la création va ériger l'auteur au rang de quasi­objet et participe du mouvement qui mène à la disparition de l'objet d'art au sens traditionnel du terme. Alors que l'on donne l'auteur pour mort non seulement il ressuscite, mais il se projette en plus, fort de son statut de fiction ou de fonction, sur le devant de la scène pour devenir oeuvre. L'auteur devient cette fonction qui peut se traduire par une attitude, une signature, ou un geste qui se confond avec l'objet de son art, il propose une image de lui, un artefact, une fabrication de lui même, un objet de lui­même qui correspond au concept de son art.
On a par exemple l'attitude de Bruce Naumann, qui en se posant la question “qu'est ce qu'un artiste ?” fini par faire coïncider l'art et son auteur. Quand il décide d'abandonner la peinture en 1965 à la fin de ses études, Naumann s'installe dans un atelier, convaincu que tout artiste doit avoir un atelier. Ce fut le point de départ de sa recherche : “Si vous vous considérez comme un artiste et que vous fonctionnez dans un atelier (...) vous êtes assis ou vous déambulez, et soudain la question vous vient : qu'est ce que l'art ? L'art, c'est ce que fait l'artiste, en restant simplement assis dans son atelier”. Ce document est réalisé avec OpenOffice.org sous Debian Gnu/Linux.
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Cette réponse est sans doute issue d'une conviction ou d'une intuition personnelle, mais aussi, et avec un peu d'ironie, des circonstances matérielles qui ont marqué les débuts de Naumann qui n'avait pas assez d'argent pour acheter des matériaux. Ce dénuement le pousse alors à utiliser son propre corps comme matériau, l'activité auquel il s'emploie constitue davantage l'objet de l'art que l'objet qu'il s'emploie à fabriquer. Autre exemple avec Ben, que la provocation et l'égo caractérise, et qui pousse cette attitude à son paroxysme en 1962 en s'asseyant dans la rue avec à ses pieds l'inscription suivante : "Regardez­
moi, cela suffit, je suis art". Tout l'oeuvre d'Yves Klein peut également être lue à la lumière de cette réflexion, de cette attention portée à la notion d'auteur. Son travail illustre littéralement à un moment donné, cette fusion de l'auteur et de son oeuvre. Yves Klein, il faut le préciser, était à la base résolument opposé à toute forme d'expression intime de l'artiste dans son oeuvre : “Je déteste les artistes qui se vident dans leurs tableaux, comme c'est bien souvent le cas aujourd'hui. Le morbidisme ! Au lieu de penser au beau, au bien, au vrai, ils rendent, ils éjaculent, ils crachent toute leur complexité horrible, pourrie et infectieuse dans leur peinture, comme pour se soulager et charger les autres, les “lecteurs” de leurs oeuvres, de tout leur fardeau de remords ratés."
Lui a recourt à la neutralité, à la mise à distance. Avec les anthropométries, il cherche à rompre avec le fétichisme qui tranforme l'objet peint de main de maître, en relique. De ce point de vue, on ne peut pas dire que cela soit vraiment réussi car l'anonymat de la facture devient rapidement pour Klein un style identifiable. Ce retournement du sens de l'oeuvre continue de s'opérer dans la stratégie d'incarnation qu'il met en place par la suite quand il prend le nom d'Yves le monochrome, se posant ainsi comme l'incarnation de la monochromie, puis dans l'”Exposition du vide”, inaugurée le 28 avril 1958 dans laquelle il projette son oeuvre vers l'invisible. La fonction­auteur, cette fusion de l'oeuvre et de l'auteur, s'incarne particulièrement dans un travail intitulé les “Zones de sensibilité picturale immatérielle” en 1959 qui furent inaugurées peu après une expérience menée à Anvers, lors d'une exposition collective intitulée Vision in Motion. Il refuse en effet d'y exposer un quelconque objet, il se rend simplement au vernissage et fait une déclaration devant l'espace qui lui était réservé : “d'abord il n'y a rien, ensuite il y a un rien profond, puis une profondeur bleue”. Dans un récit qu'il fit de l'exposition, il rapporte ce dialogue entre lui et l'organisateur de l'exposition : “L'organisateur belge de cette exposition me demande (...) où se trouve mon oeuvre. Je réponds : “Là, là où je parle en ce moment. ­ et quel en est le prix de cette oeuvre ? ­ Un kilo d'or, un lingot d'or pur me suffira.”
Peu après Klein se propose de vendre en tant qu'oeuvres Les Zones de sensibilité picturales immatérielles qui relèvent de la croyance en l'existence réelle d'une “sensibilité picturale” en l'absence de tout support tangible. Il existe 7 séries de Zones de sensibilité picturales immatérielles qui comprennent chacune 10 zones numérotées. L'existence de ces zones est rendue tangible par la mise en place d'une procédure de vente ritualisée, qui s'organise autour d'une mise en scène dans laquelle "Yves Klein le Monochrome" est le personnage principal. Les Zones sont vendues contre un certain poids d'or fin, fixé arbitrairement et considéré comme la valeur matérielle de l'immatériel acquis. En échange, les acheteurs se voient remettre un reçu, qui doit être immédiatement brûlé par son acquéreur afin que la valeur immatérielle lui appartienne vraiment (le reçu est lui­même trop “matériel” pour pouvoir être conservé), après que ses nom et prénom, adresse et date de l'achat aient été inscrit sur la souche du carnet de reçus. Ce document est réalisé avec OpenOffice.org sous Debian Gnu/Linux.
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Puis, «Yves Klein le Monochrome», ainsi qu'il se nomme lorsqu'il rédige ces “Règles rituelles de la cession des zones de sensibilité picturales immatérielles", doit, en présence d'un acteur du monde de l'art plus deux témoins, jeter la moitié du poids d'or reçu dans un endroit où cet or ne puisse plus être récupéré par personne. C'est une fois tous ces gestes accomplis que la Zone de sensibilité picturale immatérielle appartient définitivement à l'acquéreur. Le geste artistique est ici entièrement basé sur la présence effective de l'auteur, en tant que fiction. On pourrait dire alors qu'il s'agit d'un retour de la personnalité de l'artiste dans la notion d'auctorialité puisque tout s'organise autour de lui, mais en fait, Klein conserve toute la distance et la neutralité qu'il souhaite. Sa présence, en effet, ne peut être celle de l'individu Yves Klein, sa présence, c'est celle de l'auteur Yves Klein en tant que fiction comme le prouve le fait qu'il se désigne par un personnage fictif “Yves Klein le Monochrome”. On a là une disparition totale de l'objet, rendue d'autant plus tangible qu'elle est ritualisée, une invisibilité de l'oeuvre qui fonde en grande partie le travail de Klein, pour qui “l'authentique qualité du tableau, son “être” même, une fois crée, se trouve au­delà du visible, dans la sensibilité picturale à l'état de matière première”. Mais cette invisibilité de l'oeuvre ne se solde pas pour autant par une invisibilité de l'auteur, qui au contraire, pour compenser, doit d'autant plus affirmer sa présence en tant qu'auteur et non en tant qu'individu. On a là une illustration parfaite de cet disparition de l'auteur au sens romantique du terme, qui se solde par une disparition de l'objet, qui doit être compensée par une présence accrue d'un auteur neutre, considéré comme une fonction, qui se confond avec son oeuvre. N'oublions pas, cependant, la dernière phrase du texte de Barthes : "la mort de l'auteur doit se payer de la naissance du lecteur." On a vu, que le texte, en cessant de se fermer sur son auteur, s'ouvrait alors sur son lecteur qui devient "le lieu" où la multiplicité du texte se rassemble, "l'espace" où s'inscrivent toutes les citations dont est faite une écriture. Cette phrase est importante car, lorsqu'on en prolonge un peu le sens, elle renvoie à une notion complémentaire du recul de l'auteur vis à vis de son oeuvre, qui peut être considérée comme l'une des manifestations possible de ce recul, à savoir la notion de participation, ou tout du moins d'implication du spectateur, d'abord, puis d'interaction et d'interactivité quand cette interaction est médiatée par des technologies numériques. On verra alors quelles questions pose cette interaction ou interactivité vis à vis de la notion d'auteur, comment elle a été très tôt théorisée, par Umberto Eco notamment dans L'oeuvre ouverte, comment l'interactivité mise en oeuvre par les technologies numériques repose ces questions et complètent le débat. Ce document est réalisé avec OpenOffice.org sous Debian Gnu/Linux.
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