1 L`intérêt pour l`Antiquité classique en France : arguments
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1 L`intérêt pour l`Antiquité classique en France : arguments
L'intérêt pour l'Antiquité classique en France : arguments, institutions, comparaisons. Pierre Judet de La Combe École des Hautes Études en Sciences Sociales, C.N.R.S. L'une des faiblesses de nombreux discours qui prennent la défense des études classiques est qu'ils considèrent comme naturel et nécessaire le fait de s'intéresser à l'Antiquité gréco-romaine, l'argument, considéré comme péremptoire, étant que l'Antiquité classique constitue par elle-même l'origine de notre civilisation et de notre identité, et que sa connaissance est donc incontournable. Ces discours défensifs ne peuvent, dès lors, expliquer la diminution remarquable de l'intérêt pour l'enseignement des langues et des cultures de l'Antiquité dans les sociétés modernes actuelles que comme une marque d'ignorance, d'inculture ou encore de reniement de soi, en tout cas comme une décadence. On comprend qu'une telle ligne de défense puisse ne pas convaincre. Mieux vaut tenter d'expliquer pourquoi on en est arrivé là, en admettant au départ que la baisse de l'intérêt pour les études classiques n'est pas due seulement à des causes externes, mais peut aussi s'expliquer par la manière dont les spécialistes de l'Antiquité ont eux-mêmes traité leur objet, par le type d'offre scientifique et culturelle qu'ils proposaient ou continuent de proposer aux sociétés modernes. Cette offre, pour des raisons qu'il nous reste à analyser, n'était, ou n'est souvent pas en phase avec des demandes réelles, demandes adressées à la science et à la culture. Il est clair que les études classiques, souvent très conservatrices intellectuellement et scientifiquement, n'ont pas toujours apporté ce que ces sociétés attendaient d'un traitement scientifique du passé historique par les institutions destinées à cela, les Universités et les autres institutions de recherche (après tout, les autres sciences historiques ou sociales ne connaissent pas vraiment les mêmes difficultés), ou n'ont pas apporté ce que ces sociétés attendaient d'un rapport vivant à la culture ancienne (la demande dans le domaine théâtral, par exemple, est croissante, en contraste avec la baisse du nombre d'hellénistes ou de latinistes). Les blocages dont souffrent nos disciplines sont à la fois externes et internes. En France, la résistance des "littéraires" face aux approches sociologiques, anthropologiques ou même philologiques des textes anciens a été particulièrement vive et finalement désastreuse pour les disciplines classiques. Si l'on veut sortir d'un face-à-face figé entre Anciens et Modernes, entre partisans et détracteurs d'un enseignement généralisé des cultures anciennes, mieux vaut donc quitter l'idée qu'il s'agit de défendre une évidence (l'Antiquité comme origine quasi naturelle de notre 1 identité), et se demander quel type d'intérêt nos sociétés peuvent, maintenant, porter à la connaissance de l'Antiquité et à son enseignement massif. Sans regretter un passé prestigieux (qui est en fait en grande partie mythique) de cet enseignement, et sans, non plus, se plier devant des exigences modernistes souvent caricaturales qui ont su le marginaliser, il convient de définir ce qui constitue l'actualité de telles études. Avant d'entrer dans cette question difficile, qui ne peut faire l'objet que d'une réflexion internationale et interdisciplinaire, comme le montre ce colloque1, je voudrais revenir ici sur quelques préalables historiques et clarifier la nature de l'intérêt (au sens d'"intérêt de la connaissance") qui, en France, a animé le travail sur la Grèce et sur Rome ainsi que l'enseignement scolaire qui y était lié. De telles réflexions entrent évidemment dans une discussion plus générale : il s'agit de comprendre mieux ce que l'on appelle la culture européenne. L'Antiquité n'y est pas seulement une origine partagée, un patrimoine commun, plus ou moins bien compris, plus ou moins utilisé (et actuellement plutôt "oublié" par l'École) : en effet, ce trait ne suffirait pas à distinguer la culture dite européenne des autres, puisque, par exemple, la culture arabe n'est pas moins imprégnée d'Antiquité classique que la "nôtre" ; elle l'est différemment. Sans doute faut-il prendre la question dans un sens exactement inverse, allant du présent vers le passé, et ne cherchant pas à déduire la valeur de notre culture contemporaine d'un passé prestigieux : si la référence à l'Antiquité a une histoire particulière en Europe, c'est qu'elle a été le moteur de formes spécifiques de modernité. L'Antiquité n'est pas un donné originel, plus ou moins bien avoué et reconnu par les Modernes ; elle n'existe, comme objet et valeur culturels, qu'en tant qu'elle a fait l'objet d'un intérêt, d'un questionnement, dans la série discontinue des Renaissances (Renaissance italienne et ses prolongements, classicisme du XVIIe siècle, Révolution, Romantisme, sans parler des mouvements renaissants de l'Antiquité tardive et du Moyen Age). Le retour à l'Ancien a résulté d'une insatisfaction devant l'état des choses et a permis à une modernité plus radicale de s'affirmer : il s'agissait de s'arracher au présent tel qu'il est, les "Anciens", les partisans de l'Antiquité, étant, en ce sens, souvent plus novateurs, plus critiques, que ceux qui les combattaient. L'Ancien devait s'argumenter de manière chaque fois nouvelle, et se construire par un travail d'analyse, d'imitation ou de mise à distance, contre l'usage établi. 1 C'est résolument le point de vue adopté par la Mission ministérielle confiée à Heinz Wismann, sur les études classiques en Europe. Cette Mission, dont je suis le conseiller, durera jusqu'en 2004 ; elle dégage les conditions d'un renouveau des études classiques dans la perspective d'un tronc commun d'éducation européenne. 2 Les cultures européennes se sont façonnées, différemment, par ces Renaissances, par la manière dont elles ont mis en forme, chaque fois de manière contrastée, un intérêt pour l'Antiquité. Comprendre l'unité de la culture européenne ne consiste pas à dégager quelque chose comme une substance commune, une identité donnée, héritée, mais, déjà, à tenter de définir les liens, de similitude ou de contraste, qui relient entre elles les manières diverses dont les différentes cultures se sont, en Europe, rapportées à ce qui était considéré comme intéressant dans l'Antiquité. Ce sont des Antiquités différentes qui ont été sollicitées et élaborées par les cultures modernes, puisque les questions que l'on adressait à l'Antiquité venaient d'origines différentes, témoignaient d'insatisfactions diverses. 2 Ces constructions différentes ont interagi entre elles, ont suscité des espaces communs de communication, scientifiques, artistiques, juridiques, éthiques, religieux, dont il s'agirait de définir les contours et les recouvrements. La diversité des philologies classiques. Les remarques qui suivent s'appuient sur mon expérience d'interprète d'œuvres poétiques anciennes et de lecteur de leurs interprétations modernes. 3 Ce qui frappe quand on lit les commentaires récents d'Homère, d'Eschyle ou de Platon, c'est l'extrême diversité des approches. Tout se passe comme si ce qu'on appelle lire, interpréter, n'avait pas du tout le même sens selon les lecteurs, et il apparaît vite qu'il ne s'agit pas seulement de désaccords individuels, qui seraient normaux et féconds au sein d'une même communauté scientifique, mais de divisions beaucoup plus profondes, qui font qu'on a l'impression que les noms "Homère", "Eschyle" ne désignent pas la même réalité. Et, au-delà, "Grec", "Latin", ou "langue", "littérature" ne semblent pas renvoyer aux mêmes concepts. Se dégage ainsi l'impression très nette que la notion même de "communauté scientifique", dont la réalité est pourtant requise pour le développement rationnel de toute discipline moderne, n'a pas vraiment de contenu pour la philologie classique, puisqu'il existe plutôt des traditions 2 Cette diversité fait l'objet d'un projet de recherche lancé actuellement par le Collegium Budapest (Gabor Klanicsay) et l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (Michael Werner). 3 Elles reprennent les réflexions que j'ai présentées au colloque de Sassari ; dans une forme proche de celle que je leur donne ici, elles ont déjà fait l'objet d'une discussion avec des antiquisants français (professeurs des Collèges, des Lycées et des Universités, chercheurs du C.N.R.S., Inspecteurs Généraux et Académiques), lors d'une rencontre organisée en mars 2003 au couvent de la Tourette, près de Lyon, dans le cadre de la Mission ministérielle confiée à Heinz Wismann. 3 culturelles nationales fortes qui définissent de manière différentes ce qu'on attend d'un texte ancien, et, du coup, qui définissent différemment le profit qu'une société moderne peut tirer ou non de l'apprentissage scolaire des langues et des littératures anciennes. Ces traditions ne délimitent évidemment pas des consensus régionaux : en leur sein, des options individuelles tranchées et contrastées voient le jour ; ce sont plutôt des espaces cohérents de discussion qui se mettent ainsi en place (des "champs"), où les adversaires, quand ils s'affrontent et s'ils s'affrontent encore (cela semble aujourd'hui passé de mode - ce qui est déjà un signe de fatigue), partagent des mêmes certitudes et savent immédiatement déchiffrer la "grammaire" des positions scientifiques contraires. Pour comprendre la raison de tels désaccords, qui font que les interprètes de traditions différentes, le plus souvent, ne se comprennent pas entre eux, et pour dégager les conditions d'une véritable discussion scientifique entre interprètes, on est vite amené à s'intéresser à l'histoire de ces traditions culturelles, dans leur aspect intellectuel, scientifique et aussi institutionnel. Ce retour permet, déjà, de comprendre pourquoi la situation actuelle des études classiques est très disparate selon les pays : il existe, par exemple, actuellement un quasimonopole des antiquisants du Royaume-Uni pour l'édition critique des textes classiques (la majorité des éditions récentes des textes que nous lisons, Homère, Hésiode, Eschyle, Sophocle, Euripide, Platon, Aristote, etc, sont britanniques), alors que l'enseignement des langues classiques est en Grande-Bretagne comme ailleurs dans une situation très précaire. À l'inverse, l'Italie se présente comme une exception : la tradition du Lycée classique (avec latin et grec obligatoires), formalisée dans les années 1920 au début du fascisme par les philosophes Croce et Gentile, s'y est maintenue (même si elle est fortement remise en question par des "modernes") ; le latin reste obligatoire dans les Lycées "scientifiques" et les quelques Lycées "linguistiques". Ces lycées sont menacés, ne serait-ce que par la multiplication prévue des types de Lycées, mais une tradition lettrée s'est quand même conservée dans ce pays : elle est liée à une vision moins technique, moins grammaticale, et, au contraire, plus historienne et plus culturelle, qu'en Angleterre de ce qu'est la lecture d'un texte ancien. Au-delà de cet effet de clarification du présent, la comparaison entre les modèles culturels différents qui, vers 1800, ont fait de l'Antiquité classique un objet essentiel pour la formation de la modernité, et l'examen des différentes manières dont ces modèles ont tous fini par épuiser leur force d'innovation libère du poids du passé l'argumentation que l'on pourrait développer maintenant en vue d'un nouvel intérêt pour les "humanités" : il ne s'agit ni de reconduire le même modèle, pays par pays, ni de passer simplement de l'un à l'autre, puisque 4 tous sont en crise. L'histoire comparée des relations modernes à la culture classique met au jour des "intérêts" culturels, cognitifs et sociaux différents pour l'Antiquité ; elle montre aussi comment un même type d'intérêt scientifique ou pédagogique peut changer d'objet (par exemple, quand, en Allemagne, l'intérêt éducatif pour la "forme", la Bildung, peut passer, à la fin du XIXe siècle, de la Grèce, considérée comme un idéal de totalité organique autonome et bien formée, à la littérature nationale, dont on voulait affirmer le génie propre, ou, plus formellement, au souhait d'encourager l'auto-réalisation libre des individus selon un projet de pédagogie libertaire). Cela permet de dépasser le simple constat d'une crise généralisée des études classiques (même si le constat est vrai "en général") ; en effet, "Anciens" et "Modernes", ou partisans et adversaires des études classiques, se déterminent chaque fois les uns les autres dans une relation de dépendance réciproque qui est propre à chacune des cultures. Les contextes de discussion (quand la discussion est menée) sont différents. Comme s'impose de plus en plus la perspective européenne d'une reconstruction comparative d'un passé différemment partagé, nous avons enfin la chance d'évaluer cette histoire et de proposer un avenir possible sur un mode décentré et non pas conservateur, identitaire. Quand on remonte dans le temps – jusqu'à la fondation des sciences historiques modernes, à la fin du XVIIIe siècle, avec les grandes réformes universitaires dans les différents pays européens –, on retire le sentiment d'une très grande continuité à l'intérieur de chacune de ces traditions, malgré les bouleversements qui ont amené petit à petit à la marginalisation ou à la suppression programmée de l'enseignement du grec et du latin. Les questions dont nous discutons actuellement en France – comme : faut-il enseigner les langues classiques ou les cultures classiques ?, le latin est-il à considérer comme une langue morte ou comme une langue de communication ?, faut-il conserver l'idée d'une unité essentielle et nécessaire du trinôme français-latin-grec (unité qui est à la base de l'Agrégation dite de Lettres classiques) ? –, ces questions ont leur histoire, et renvoient à des perceptions différentes du rapport entre les langues "vulgaires", et les langues savantes. Ces perceptions, anciennes dans chaque culture, sont liées au développement d'institutions scolaires et scientifiques très différentes selon les pays. J'esquisserai ici la définition du programme intellectuel sous-jacent aux études anciennes en France. Rapport aux langues classiques en France : la grammaire avant la rhétorique. 5 À la toute fin du XVIIIe siècle, est survenu un changement radical dans la conception du texte littéraire. 4 Ce changement est lié à un programme pédagogique ambitieux, qui a en fait été le nôtre jusqu'à ces dernières décennies, et qui reposait sur la prédominance d'un modèle littéraire pour l'éducation. La grammaire générale, sous l'impulsion des Idéologues (philosophes qui étaient en charge de la définition d'un programme révolutionnaire de l'enseignement de 1795 à 1802, et dont l'influence fut décisive pour le système français)5, situaient la valeur d'un texte poétique non plus dans la virtuosité rhétorique de l'auteur, qui sait manier les figures pour produire le maximum d'effets, mais dans la régularité propre aux grands textes, dans le fait qu'ils illustrent, plus que les autres, les règles générales du langage. L'accent n'était plus mis sur l'individu, qui sait manier les outils du langage orné (dans la tradition des Jésuites), mais sur les normes qui permettent l'expression. Ces normes sont universelles, elles constituent une grammaire de l'entendement, qu'il s'agit de retrouver à l'œuvre dans les textes. À la rhétorique, trop subjective et non scientifique, trop liée à l'aristocratie ou aux troubles de la Révolution, est substituée une approche objective, dont l'arme principale est l'analyse grammaticale. Dans une conjonction qui a assuré son succès historique au-delà du sort particulier que connurent les Idéologues (assez vite marginalisés), ce programme, qui pouvait en soi s'appliquer à toute littérature, s'était allié au classicisme (représenté notamment par La Harpe), dans une opposition commune au romantisme, à savoir à l'exaltation sentimentale et incontrôlée de l'individu. Les Idéologues n'étaient certes pas favorable à la suprématie du latin, dont ils voulaient diminuer la part dans les Écoles Centrales qu'ils fondaient, et prônaient (déjà) l'enseignement du français comme moyen d'accès au cœur rationnel du langage, mais, après la restauration du latin par la réforme de 1802 instituant les Lycées à la place des Écoles Centrales, le système qu'ils avaient mis en place est resté, le latin étant alors censé fournir l'objet privilégié de l'analyse rationnelle du langage.6 Ce système est, dans ses principes conceptuels, encore le nôtre, même si les termes ont changé. 4 L'étude de Gérard Gengembre, "L'esthétique des Idéologues et le statut de la littérature", parue dans Michel Espagne-Michael Werner (éds.), Philologiques I, Contribution à l'étude des disciplines littéraires en France et en Allemagne au XIX e siècle, Paris, 1990, p. 89-104, est particulièrement éclairante. 5 Voir les études rassemblées par François Azouvi dans L'Institution de la raison. La révolution culturelle des Idéologues, Paris, 1992 et le chapitre "Le programme des idéologues", par Claude Désirat, paru dans le tome 3 (L'Hégémonie du comparatisme) de la série dirigée par Sylvain Auroux, Histoire des idées linguistiques, Sprimont (Belgique), 2000, p. 263-277. 6 Sur l'évolution de l'enseignement secondaire français et sur sa signification quant au rôle donné aux lettres face aux sciences, le livre de base reste celui de Clément Falcucci, L'Humanisme dans l'enseignement secondaire en France au XIXe siècle, Toulouse/Paris, 1939. 6 Avec les Idéologues et leur insistance sur la grammaire générale, était donné un fondement philosophique nouveau (au nom d'une grammaire de l'entendement humain déduite de principes sensualistes) à une tradition plus ancienne dans le siècle, et d'inspiration théorique différente (rationaliste). Avec plusieurs Encyclopédistes, l'objet de la réflexion sur le langage était, en effet, déjà de retrouver l'ordre rationnel de la langue, et pour cela de corriger ce qu'une langue particulière, comme le latin, où se pratique "l'inversion", pouvait avoir d'illogique. C'est la méthode dite de la "construction", telle qu'on la trouve argumentée chez Nicolas Beauzée, connu pour sa Grammaire générale de 1767, et chez Dumarsais (je m'appuie pour cette partie sur le très bon travail accompli par un jeune chercheur, Claire Lechevalier, dans sa thèse sur l'histoire des traductions du Prométhée d'Eschyle)7. Pour traduire un texte latin, il faut tout d'abord mettre la phrase latine dans l'ordre de la construction logique (la "construire"). Le français, où le sujet, posé comme substance, précède le verbe, est représentatif par excellence de cet ordre, qui a valeur universelle. Cette démarche implique, tout d'abord, une forme de sacrifice, puisque l'individualité d'un discours, ce qui le sépare des autres et en fait l'intérêt (et justifie donc qu'il devienne une matière scolaire), ne peut par définition venir du simple respect des règles logiques, qui sont anonymes, mais, à l'inverse, de leur transgression (p. 714) : "L'énergie, la force, les images et les beautés d'un discours tiennent uniquement à la violation de [ses] lois." Traduire consiste à reconnaître d'abord, sous le désordre apparent des textes la présence d'un ordre rationnel, aux dépens de la saveur du texte. Puis il s'agit, par un mouvement inverse, de restituer librement, sans règles autres que stylistiques, l'énergie de la composition individuelle. Le français sert d'étalon et de méthode. Du Marsais (cf. l'article "Construction" de l'Encyclopédie) et Beauzée (cf. l'article "Traduction") ont ainsi défini les étapes d'un protocole de la traduction, qui a en fait a toujours cours dans l'exercice de la version latine, et même, encore souvent, dans la traduction dite "écrite" des auteurs anciens : – mettre la phrase latine dans l'ordre de la construction française, et donc se résigner à perdre l'énergie du discours original, au profit du sens grammatical; – traduire le mot à mot en français latinisé, le mot français expliquant "le mot latin dans sa signification littérale aussi exactement qu'il est possible" (Du Marsais, Exposition d'une méthode raisonnée pour apprendre la langue latine, Paris, 1722, p. 14); – après cette phase de "version littérale", opérer la "traduction" proprement dite, le traducteur devant rendre la pensée comme si on l'avait conçue "sans la puiser dans une langue 7 L'Invention d'une origine. Traduire Eschyle en France, de Lefranc de Pompignan à Paul Mazon, thèse soutenue à l'Université de Lille 3 en déc. 2002 ; voir p. 33 ss. 7 étrangère". Cette troisième étape ne peut s'enseigner, puisqu'il s'agit de l'"ouvrage du talent et de l'instinct" (Du Marsais, p. 19) : on est au-delà des règles. Cette méthode reposait sur l'idée que le français représentait l'ordre naturel (rationnel) de la phrase. Les Idéologues sont moins "naïfs", puisque pour eux chaque langue est rationnelle. Mais la méthode a pu demeurer et demeure encore aujourd'hui dans les manuels : on part de l'idée qu'il existe un sens littéral, un sens grammatical qui est par nature traduisible, transposable, si on sait le réduire à l'application de règles rationnelles. De ce sens universel, on distingue le sens littéraire, qui est plus libre, plus individuel et où la rhétorique retrouve ses droits, mais en un second temps. On dit encore couramment maintenant qu'on doit traduire deux fois, littéralement puis "en bon français". L'accent dans cette pratique, est mis sur les normes ; l'expression individuelle, poétique, liée à la sensibilité d'un moment, ne vient qu'en plus. Un texte n'est pas considéré intrinsèquement comme un individu, comme un événement historique singulier, il est d'abord universel, par sa régularité, et ne devient différent, individuel, que par le degré de liberté avec lequel il use de ses règles constitutives : l'individualité, la beauté, résultent d'une habileté dans la déviance, dans la liberté prise avec les normes. C'est à ce niveau seulement que la méthode devient historique : ce que l'on recherche dans l'analyse littéraire, et non plus grammaticale, ce sont les effets produits sur le lecteur, et ces effets varient selon les contextes : "Les œuvres dépendent des dispositions générales et particulières du public" (cf. Gengembre, p. 99). L'effet sera dépendant de la situation historique.8 L'histoire, dans cette construction, trouve ainsi ses droits. Deux niveaux de lecture se mettent ainsi en place : l'analyse logique (grammaticale) et l'interprétation stylistique (et historique) des effets. L'unité de ces deux niveaux est au cœur de l'enseignement secondaire, le maître devant initier les élèves à l'un et à l'autre. Le modèle "littéraire", qui s'est ainsi constitué, sur cette double base, logique et historique, ou grammaticale et stylistique, perdurera jusque dans les années 60 du XXe siècle. La dualité qui le compose se traduit clairement dans la manière dont ont été conçus les exercices de base. Ainsi, le thème (traduction du français vers une langue ancienne) avait clairement deux fonctions différentes, selon qu'il s'agissait du thème de règles ou du thème d'élégance. La spontanéité de l'élève retrouvait ses droits avec la composition latine qui était le seul exercice scolaire permettant à l'inventivité des élèves de se déployer, et qui lui fournissait la seule 8 On comprend, à partir de ce préalable, le succès qu'a eu récemment en France la "théorie de la réception" de Hans-Robert Jauss. Elle a seulement pris une allure plus sociologique. 8 occasion de raconter, mais selon un carcan strict de règles, ses expériences personnelles. Quant à la version (traduction du latin ou du grec en français), elle servait d'abord à l'apprentissage, par l'analyse, des possibilités expressives du français (et non d'abord à l'apprentissage du latin); l'accent était mis sur le style bien plus que sur l'interprétation (je renvoie aux travaux d'André Chervel, historien des disciplines littéraires et de l'enseignement des langues classiques). Cette dualité va parcourir tout le XIXe, et, à la fin du siècle, Gustave Lanson, historien novateur de la littérature française et réformateur des études littéraires9, en fera même le principe d'une division des tâches entre enseignements secondaire et supérieur : l'étude historique des contextes, qui expliquent les effets produits par telle ou telle forme poétique particulière, est réservée à l'Université, où les futurs maîtres des Lycées seront ainsi formés aux éléments matériels de la stylistique historique qu'ils devront enseigner.10 On ne comprend la forme très spécifique que prend, par rapport aux autres pays d'Europe, la production scientifique française dans le domaine de l'Antiquité que si l'on se réfère à ce modèle littéraire qui servait de cadre d'évidence aux savants. Les livres de la Collection des Universités de France (éditions des classiques dans la Collection "Budé") en sont l'illustration exemplaire. Le texte est donné tel quel, sans commentaire ou presque11, dans sa version originale et dans une traduction française qui se veut littérale, avec, toutefois, une certaine dose d'élégance. La science, dans ces éditions, concerne la page de droite, celle du texte ancien, avec l'apparat critique, ainsi que l'introduction, qui insiste sur l'histoire de la tradition manuscrite. Elle ne porte pas sur l'interprétation (le mot "herméneutique" est quasi absent de la terminologie littéraire française)12, mais sur l'histoire du texte, sur les préalables de l'analyse. L'évaluation de ce qui fait l'individualité de l'auteur, la particularité de ses rapports à sa langue, au genre dans lequel il écrit, est laissée à l'appréciation du lecteur, professeur ou étudiant, qui feront "l'explication" du texte, c'est-à-dire son commentaire stylistique, et non pas philologique (au sens d'une étude de critique verbale ou d'herméneutique) : il y a très peu de commentaires suivis des œuvres en France. On suppose, en effet, que ce que le texte "veut" dire ou dit n'est pas obscur par soi-même, puisque le texte est censé suivre des règles grammaticales connues, et s'il les transgresse pour produire un 9 Voir l'étude de Rémy Ponton, "Durkheim et Lanson", dans Michel Espagne-Michael Werner (éds.), Philologiques I, Contribution à l'étude des disciplines littéraires en France et en Allemagne au XIX e siècle, Paris, 1990, p. 253-267. 10 Cf. G. Gengembre, p. 103. 11 Il y a eu, à la fin du siècle dernier un effort pour transformer les notes de bas de page en éléments de commentaires philologiques. 9 effet plus fort c'est selon des formes répertoriées de déviances. Le texte est ainsi toujours expressif (d'une norme rationnelle ou de la singularité d'une situation historique), mais n'est pas pris comme une construction de part en part individuelle, se donnant à soi-même ses propres règles et demandant, de ce fait, une élucidation permanente. Un individu, contrairement à ce qui est posé dans la théorie herméneutique allemande, n'a pas la liberté de produire son propre code : ou bien il obéit à un code préétabli, ou, s'il est fort, "génial", il le transgresse, mais cette transgression est marquée comme telle, et laisse le code en place. Il n'est donc pas besoin de commentaire de la lettre qui chercherait à déterminer la manière dont s'élabore le sens avec une réflexion sur les mots.13 Quant à la traduction, elle est censée donner l'expression claire du sens tel qu'il a été compris; elle est dès lors comme étrangère à la langue, à son caractère langagier, comme si elle n'était affectée ni par l'opacité du texte d'origine, comme travail à l'intérieur de la langue, ni par la résistance de la langue dans laquelle elle est écrite, puisque c'est un contenu sémantique donné, et non un faire, un travail sur les mots, qu'il s'agit de transmettre. Elle s'apparente plutôt à la "version" scolaire, comme passage, réglé, d'une langue à l'autre, et ne s'interroge pas sur la singularité de la langue de l'auteur, sur la relation, toujours opaque, entre langue et pensée individuelle. On aura alors tendance à considérer que la traduction "poétique" des poètes (c'est-à-dire une traduction vraiment écrite, dans une relation problématique à sa propre langue) n'est pas l'affaire des hellénistes ou des latinistes professionnels, mais doit être laissée au libre talent d'individus hors institutions savantes, dont on attend qu'ils mettent en français "poétique" un sens clair, élaboré au préalable par les universitaires. Les traductions inspirées traduisent en fait plus le français des éditions Budé que le grec et le latin (de même qu'au XIXe siècle les professeurs de Lycée et les écrivains traduisaient plus le latin des traductions données par les éditions Didot que le grec des auteurs).14 À côté de l'édition, toujours accompagnée de sa traduction, d'autres livres (des thèses d'État, en général, de plus en plus épaisses) élaborent une synthèse sur l'auteur ou sur son époque, mais non pas sur l'œuvre elle-même : il s'agit de montrer pour quelles raisons extérieures (historiques, ou, selon les sciences sociales, plus récentes, sociologiques ou anthropologiques) tels traits de style se laissent repérer. L'œuvre n'est ainsi pas considérée 12 Ou alors il ne renvoie qu'à l'herméneutique philosophique de Hans-Georg Gadamer, mais jamais à l'herméneutique méthodique de la philologie allemande. 13 L'école philologique de Lille, fondée par Jean Bollack à la fin des années 1960, et qui a produit de nombreux commentaires suivis d'œuvres, fait en cela exception. 14 Voir, à nouveau, la thèse de Claire Lechevalier. 10 comme une totalité dotée de sa loi propre, mais comme une réponse, plus ou moins adéquate, aux données du moment ou du système social dans lequel s'exprime l'auteur. Permanence du modèle littéraire classique et ses métamorphoses modernistes. Ces remarques sommaires font apparaître une polarité très nette, qui s'est maintenue et constitue un cadre traditionnel quasi obligé, avec le double intérêt pour la régularité, les codes, et, de manière nécessairement conjointe, pour la déviance, l'expressivité singulière. Cette singularité, comme "événement", pouvait elle-même être considérée de deux manières, complémentaires : ou bien, elle l'était sur un mode esthétique ou esthétisant (périodiquement opposé par les "littéraires" aux tentatives de scientifisation de leur discipline), comme liberté de la création poétique, comme mystère, comme profondeur défiant toute analyse rationnelle, ou bien, à l'inverse, comme factualité historique, comme événement singulier témoignant de la singularité des contextes historiques et relevant d'une science exacte des faits. Ces deux manières de concevoir la singularité correspondent plus à une répartition des tâches au sein du système d'enseignement qu'à un antagonisme : la science historique des faits était laissée à l'Université (ce qui s'appelait les Facultés), ou aux Académies scientifiques, tandis que le sens de la particularité poétique était laissé à l'enseignement secondaire (pour l'éducation du goût) et, à partir de là, aux littérateurs (dont l'opposition à l'Université, avec leur rejet répétitif et convenu de l'érudition historique, montre qu'ils développaient plutôt une culture littéraire des Lycées). Une histoire dans la "longue durée" des travaux et des programmes pédagogiques français montrerait comment ces deux pôles (norme/singularité) ont pu interagir, avec une insistance tantôt sur l'un ou sur l'autre : dans les études littéraires, après l'historisme issu de la fin du XIXe siècle (illustré notamment par Gustave Lanson, et, pour l'Antiquité, par les frères Croiset), axé sur un relevé exhaustif et objectif des singularités, des faits historiques (le "génie" se réduisant à ses sources factuelles), est venu le mouvement contraire, avec le structuralisme, qui, au-delà de la grammaire, s'est efforcé de dégager les règles de la composition poétique, dès lors arrachée tant au primat irrationnel du génie déviant, qu'à la régularité brutale d'une causalité historique factuelle. Les "littéraires", au début des années 1970, étaient ainsi censés devenir véritablement scientifiques, puisque se constituait une science générale des textes (le mouvement a de nombreux traits communs avec celui des Idéologues, jusque dans les conséquences pédagogiques, comme nous le verrons). Mais ils 11 trouvèrent leur revanche, purent rester littéraires et revenir au goût pour la déviance quand, à la fin de la même décennie, le post-structuralisme, qui succédait au structuralisme parfois chez les mêmes théoriciens, comme Roland Barthes, a produit sa propre vulgate et montré que tout texte luttait contre ses propres règles, selon la perspective philosophique de la déconstruction, de l'ambiguïté généralisée, que les littéraires antiquisants n'ont que très rarement reprise telle quelle, dans toute sa force théorique, mais qu'ils ont pu utiliser pour justifier leur indifférence face aux débats philologiques sur la détermination précise du sens des phrases. Cette indifférence, motivée désormais par une théorie nouvelle du texte, reproduisait celle qui a marqué les études classiques françaises vis-à-vis des méthodes de la critique verbale. Cette critique était, en effet, surtout considéré comme étant d'inspiration étrangère, "allemande"; ce n'est qu'à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, que certains savants positivistes et réformateurs, issus de l'école philologique fondée en France par l'émigré qu'était Henri Weil, ont voulu l'implanter dans l'Université.15 Dès le début, l'accent était donc mis sur le profit formel d'un enseignement intensif du latin (et, secondairement, du grec)16 : il s'agissait d'enseigner les règles logiques qui sont à la base du langage, et l'art réglé de la déviance qu'est le style. On part donc d'entités abstraites (ce qui est encore le cas dans les programmes récents des études littéraires, où il s'agit d'étudier non pas les œuvres et les époques, mais des formes génériques comme "l'épistolaire", ou "l'éloge et le blâme"), puis on regarde comment elles se réalisent historiquement. La connaissance prend une forme géométrique et la spontanéité, qui est bien présente, ne vient qu'en second. La situation dans laquelle on se trouve, en France, pour argumenter en faveur des études classiques est paradoxale, puisque le modèle littéraire qu'elles illustrent, ou illustraient, est un modèle commun qui, dans sa structure profonde, est partagé et défendu par leurs adversaires. Les termes ont été changés, mais la relation logique des constituants reste la même. La critique de l'enseignement classique s'est faite au nom des exigences que cet enseignement voulait mettre en œuvre. Ainsi les mathématiques ont pu être, à partir des 15 L'École Pratique des Hautes Études et l'École Normale Supérieure (qui était au cœur du système scolaire, mais qui jouissait, par là-même, d'une certaine possibilité d'exception) ont été les premiers lieux qui ont accueilli cette nouvelle pratique scientifique. Voir les travaux rassemblés par Michel Espagne dans L'Ecole normale supérieure et l'Allemagne, Leipzig, 1995, et l'étude très fouillée de la réception française de la philologie de Wilamowitz qu'a proposée Jean Bollack dans "M. de W.-M. (en France). Sur les limites de l'implantation d'une science" (1984), reprise dans son livre La Grèce de personne, Paris, 1997, p. 60-92 et 382-395. 12 années 1960, substituées au latin, comme école des règles, avec la même fonction supposée. Ou, plus récemment, des réformateurs ont pu substituer à l'analyse grammaticale des phrases des outils plus modernes, directement issus du structuralisme (avec, quand même, un certain temps de retard quant à l'actualité scientifique), notamment les concepts opératoires de l'analyse narratologique telle qu'elle avait été théorisée par Gérard Genette. Comme chez les Idéologues, le propos était rationnel et démocratique. Partant du constat que le modèle littéraire, dans sa partie stylistique, laissait encore trop de place au goût, à la prétendue "sensibilité" de l'élève, et rappelant que ces facultés étaient en fait réservées aux élèves des classes sociales supérieures, chez qui la culture littéraire servait encore de signe "naturel" de reconnaissance17, ces modernistes ont, au nom du principe de l'égalité, promu une approche non subjective de la littérature en recourant aux acquis de la conception objectivante des textes qu'offrait le structuralisme. Les élèves ont ainsi appris les méthodes de l'analyse structurale des récits. Comme ces méthodes sont indifférentes à la valeur littéraire de leur objet, tout texte, et pas seulement ceux du panthéon poétique, devenait par là objet possible de l'enseignement. Face à cette nouvelle réalisation de la norme, la spontanéité, l'individualité retrouvaient bien leurs droits, mais déplacées : elles n'étaient plus littéraires, mais, directement esthétiques (avec la promotion des pratiques artistiques, complémentaire, en fait, du rigorisme structural qu'elle compensait), ou pédagogiques, avec, par exemple, la mise en place récente, autour de la notion de spontanéité de l'élève, des "itinéraires de découverte", formes d'ateliers se substituant au cours pour une part de la scolarité. Le modèle se perpétuait, dans sa dualité (règle/singularité), seuls changeaient les terrains où il se réalisait. Dans cette longue histoire, ce qui a été d'abord puissant, mais qui n'a pas survécu, est l'alliance du formalisme et du classicisme, de la logique et des Belles Lettres, telle qu'elle s'était nouée à la fin du XVIIIe siècle. On a fini par ne plus demander à la littérature ancienne et au canon littéraire français de synthétiser les pôles constitutifs du modèle cognitif et pédagogique à travers lequel on analysait le langage et les productions culturelles. D'une certaine manière, ce modèle a été purifié, débarrassé de l'héritage traditionnel qui, dans une perspective dénoncée comme élitaire ou trop difficile, mettait au centre l'étude des traditions lettrées : ce sont les règles elles-mêmes (mathématiques ou sémiotiques) ou l'expressivité pour elle-même, dans une culture de l'authenticité, qui sont alors valorisées. 16 Sur la place du latin dans la culture française moderne, je renvoie au livre de Françoise Waquet, Le Latin ou l'empire d'un signe. XVIe-XXe siècle, Paris, 1998. 17 Les analyses de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (Les Héritiers, Paris, 196*, La Reproduction, Paris, 197*) ont été décisives, même si les conséquences politiques qui en étaient tirées n'allaient pas dans le sens voulu par ces sociologues. 13 La querelle sur les langues anciennes, très vive dès le XIXe, se déroulait ainsi sur fond d'un consensus quant aux buts et aux méthodes de l'éducation. Le latin se voyait perpétuellement attribuer ou refuser la même fonction. Et il n'est dès lors pas étonnant que les arguments pour ou contre lui se perpétuent également. Ainsi, quand on lit l'ouvrage polémique de Raoul Frary, La Question du latin, écrit en 1885, on retrouve les points forts de nombre des discours défensifs ou critiques actuels. L'auteur y développe le point de vue moderniste, et expose les raisons avancées par les défenseurs du latin (pour les réfuter) : "– Que l'étude d'une langue ancienne est une excellente gymnastique pour l'esprit des enfants; – Que la connaissance du latin est indispensable à qui veut bien savoir le français; – Que la fréquentation des grands hommes et des grands écrivains de l'antiquité forme l'esprit et le cœur; – Que la civilisation moderne étant fille de la civilisation gréco-romaine, la meilleure culture qu'on puisse donner aux générations nouvelles est celle que nous empruntons à nos maîtres." Ces phrases auraient pu, à peu de choses près, être écrites, et contestées, aujourd'hui. Institutions. Il ressort de ce que j'ai présenté ici que l'étude de l'Antiquité avait, dès la fondation du Lycée et des Facultés au début du XIXe siècle, une vocation universaliste. Ce n'était pas un objet historique, pris pour lui-même, qui était privilégié, mais une méthode générale de formation. L'enseignement supérieur français ne s'est alors pas engagé, comme en Allemagne, dans la dynamique d'une création de disciplines scientifiques fermement définies autour d'un objet spécifique et autonomes les unes par rapport aux autres. Il n'y a pas eu de projet d'une Altertumswissenschaft, comme synthèse harmonieuse et cohérente de l'ensemble des savoirs concernant l'Antiquité. Les Facultés, considérées d'abord comme des appendices des Lycées – qui étaient l'élément essentiel du système –, formaient les maîtres à l'enseignement secondaire. La science se développait d'abord hors du système éducatif (à l'Académie, au Collège de France, puis, à la fin du Second Empire, à partir de la fin des années 1860, à l'École Pratique des Hautes Études, fondée à l'extérieur des Facultés que l'on jugeait non réformables). Elle ne concernait pas la littérature : l'interprétation des œuvres était laissée au commentaire littéraire, non scientifique (non philologique), que l'étudiant devait maîtriser pour les concours. Mais elle portait d'abord sur la langue, comme système par excellence des représentations, et, du côté de la singularité empirique, sur les traces matérielles laissées par les Anciens. Linguistique et archéologie constituaient ainsi au XIXe siècle les deux pôles 14 majeurs de la science française, ce qui est encore la cas maintenant. L'histoire des institutions montre leur intégration progressive dans l'Université.18 Face à ces deux formes d'excellence scientifique, l'analyse littéraire n'a pas, pour les études classiques, joué vraiment la carte de la scientificité, mais s'en est longtemps tenu à sa perspective pédagogique généraliste : l'Agrégation des Lettres, normalement destinée à constituer l'élite des professeurs du secondaire, régule encore la formation et le recrutement des enseignants du supérieur et décide fortement du contenu des cours donnés à l'Université.19 Il y a là une contradiction du système. Éléments de comparaison. La comparaison entre les systèmes scientifiques et pédagogiques des pays européens a déjà souvent été entreprise.20 De manière très lapidaire, en relation avec la présentation que je viens de donner du modèle français, on peut faire apparaître quelques lignes de clivage décisives. Elles départagent des conceptions différentes du traitement des langues. La signification du travail sur la culture ancienne change radicalement si ce travail n'est pas l'expression d'un intérêt pour le langage en général, comme en France, mais pour des langues particulières, comme cela a été théorisé en Allemagne par Wilhelm von Humboldt, Friedrich August Wolf et Friedrich Schleiermacher, qui, diversement, ont été, au passage du XVIIIe et du XIXe siècles, les fondateurs de la philologie moderne et, plus généralement, des 18 L'archéologie, science empirique par excellence, a été plus performante dans sa réussite institutionnelle que la linguistique. Au milieu du XIXe siècle, elle s'est vue dotée d'une institution spécifique et prestigieuse, l'École Française d'Athènes (mais il a fallu quelques conflits, à l'origine, pour ancrer cette nouvelle institution dans une perspective scientifique rigoureuse), et, actuellement, elle est largement dominante dans la Section du Comité national du Centre National de la Recherche Scientifique (C.N.R.S.) qui est en charge de l'Antiquité. La linguistique est restée davantage attachée aux traditions universitaires. 19 C'est le plus "noble" des concours qui ouvrent au métier de professeur dans les Collèges et les Lycées et qui, par effet d'une loi non écrite, est en fait requis pour l'entrée dans l'enseignement supérieur. La fonction première de l'École Normale Supérieure était de préparer à ce concours. Une ambiguïté de taille s'est ainsi installé dans le système français : la filière conduisant aux postes de Maître de Conférence dans les Université (École Normale Supérieure-Agrégation, ou, à défaut, l'Agrégation seule) est, sur le papier, une filière pour l'entrée dans l'enseignement secondaire. Il en résulte des tensions majeures : le recrutement, pour l'Université, qui est normalement destinée à promouvoir la recherche et donc la spécialisation, se fait sur la base de critères valant pour les Lycées et relevant de la culture générale, et non de la science. La lutte entre un modèle généraliste, littéraire, de l'Université et un modèle orienté vers la recherche est continue depuis les années 1830. Les mêmes arguments se répètent indéfiniment de part et d'autre. 20 Voir par exemple, le livre édité par Mayotte Bollack et Heinz Wismann, avec la collaboration de Theodor Lindken, Philologie et herméneutique au 19ème siècle II, Göttingen, 1983 et celui édité par Werner Conze et Jürgen Kocka, Bildungsbürgertum im 19. Jahrhundert, Stuttgart, 1985 (vol.1). 15 sciences historiques, conçues dans leur autonomie par rapport à la philosophie. Ces langues, et, tout d'abord les langues classiques, devenaient des objets de science si on les prenait comme des individus, c'est-à-dire comme des totalités historiques : non pas comme des systèmes formels clos, mais comme des unités organiques singulières tendant progressivement vers leur pleine autonomie. La langue n'est alors pas un donné, mais se trouve, dans une relation dialectique, à la fois formée par l'activité symbolique des individus et des collectivités qui l'emploient et formante, comme milieu structurant ces activités. Dans une telle perspective, ce qui est mis au premier plan, ce n'est pas la régularité de l'expression langagière, sa convenance par rapport à des règles universelles, mais sa forme, comme unité d'un projet expressif et d'un matériau linguistique. La culture grecque, dont l'indépendance par rapport à toute tradition antérieure était supposée, avait la valeur d'un cas exemplaire de la tendance vers la forme, vers l'harmonie de ses éléments historiques constitutifs. Elle devenait l'individualité par excellence. Cette conception était de manière déclarée anti-française (nous sommes au moment des guerres napoléoniennes) : contre l'esprit d'imitation (Friedrich Schlegel : "les Allemands imitent les Français qui imitent les Latins qui imitent les Grecs") et contre le formalisme de la grammaire générale, qui ne pouvait que dissocier la régularité du langage du caractère particulier de chacune de ses utilisations concrètes, était posée l'idée que l'histoire (d'une langue, et, au-delà, d'une culture, d'une société) n'était pas l'application plus ou moins adéquate de principes universels, mais l'élaboration progressive, dans des contextes différents, de principes structurants qui permettent à des entités historiques (des individus, individuels ou collectifs) de se donner une forme stable. Le formel devenait lui aussi interne à la dynamique historique, il ne lui préexistait pas. L'Antiquité classique, comme première réalisation réussie de cette tendance, pouvait alors devenir l'objet d'une science à la fois organisée et séparée d'autres disciplines, notamment de la philosophie (alors qu'en France, la philosophie, sous la forme d'une théorie du langage, est toujours prépondérante). Une telle conception n'était pas sans finalité sociale et politique. Un projet profondément novateur se mettait en place, dont on a souvent sous-estimé la portée révolutionnaire. Le rapport à l'Antiquité (surtout grecque), conçue comme la forme à la fois idéale et historique de l'individualité, avait pour but de transformer la société : contre la tradition, contre l'Église (d'où le grec, plus que le latin), mais aussi contre la vie moderne sans esprit, irreligieuse, orientée vers le matériel et par là privé de tout principe d'unité (la "civilisation", opposée à la "culture"), il offre la possibilité de créer de vrais individus autonomes, au sein d'une nouvelle cohésion sociale. Tout d'abord, il leur donne une langue 16 élaborée, enrichie : les traductions du grec et du latin ne sont pas, selon les théories de Humboldt ou de Schleiermacher, censées reproduire exactement des contenus (il ne s'agirait, selon eux, pas de traduction, mais, au mieux, de paraphrase), elles doivent aider à la constitution d'une langue littéraire nouvelle. On a pu parler d'un classicisme protestant se proposant de réconcilier l'intériorité de chacun avec les différentes formes de l'extériorité langagière et sociale, et se refusant, pour cela, à s'appuyer sur la notion, plus catholique, de règle a priori. La science historique de l'Antiquité, comme science d'une individualité prise dans l'ensemble de ses aspects, devait ainsi servir à la constitution d'une nation elle-même individuelle. La philologie relevait d'un projet d'émancipation (avant de devenir, vers la fin du XIXe siècle, solidaire d'un projet nationaliste). Une histoire de la philologie en Allemagne et de son utilisation pédagogique devrait montrer comment un tel idéal de science, indéfiniment répété pendant tout le XIXe siècle, et, à l'occasion, encore repris de nos jours, mais sans efficacité, a été quasi immédiatement transformé quand il s'est institutionnalisé. À l'Université, l'organisme qu'était censée représenter l'Antiquité s'est vite démembré en une série d'objets particuliers, relevant de disciplines ne communiquant plus beaucoup entre elles (critique verbale, histoire, archéologie), et l'analyse scientifique des textes, poussée jusqu'à la découverte de leurs plus petits éléments constitutifs (par exemple dans le traitement de la "question homérique"), s'est vite privée des moyens de rendre compte de leur unité, de leur forme comme cohésion, pourtant censée fonder l'intérêt scientifique que l'on pouvait leur porter. Dans un mouvement allant vers une sorte de réification, l'idéal grec, qui devait servir de principe régulateur orientant, de loin, toutes les recherches, a fini par se confondre avec les choses que l'on étudiait : l'idée d'individualité, d'autonomie se rabattait sur la simple existence de faits historiques singuliers établis par la critique : on cherchait ce qu'il y a vraiment de Plaute authentique dans Plaute, par l'expulsion d'éléments "étrangers", ou d'euripidéen dans Euripide, et on ne tenait plus qu'un ensemble discontinu de fragments. La déconvenue semble avoir été la même pour les Gymnases, où l'on observe assez vite le même mouvement d'atomisation. Très vite, en raison de la pression des élites, l'idéal humboldtien d'une culture classique, telle qu'elle avait été redéfinie, ne suffisait plus, et les Gymnases, devant passer des compromis, se mirent à enseigner une culture encyclopédique cumulative (avec la querelle sur le surmenage qui en résulta). Le grec était alors particulièrement menacé (plus que le latin, qui restait socialement discriminant) : il devait, dans une perspective patriotique, être remplacé par l'allemand. L'idée de nation, comme 17 totalité, qui servait d'idéal transcendant quand il s'agissait de la Grèce, devenait réalité, avec toutes les menaces qui en découlent. L'idéal de la Bildung, de la forme individuelle, s'est alors transféré dans la pédagogie, comme procédure, sans contenu défini, avec, au centre, l'exigence d'authenticité : l'élève devait se former par lui-même. Cette idée, qui s'est développée dans le mouvement de Réforme de la vie au début du XXe siècle21, s'est radicalisée dans l'organisation actuelle des Gymnases : par protestation contre le Gymnase encyclopédique (modèle encore en place dans l'après-guerre), ont été instituées l'absence de classes et la liberté des cursus (au point que l'allemand n'est pas nécessairement une matière obligatoire). On observe ainsi une coïncidence ironique entre l'accent mis sur l'authenticité, dans une culture anti-autoritaire (selon une reformulation progressiste de l'idée protestante du développement de l'intériorité), et le modernisme économique anticulturel de l'efficacité. Comme en France, le projet initial s'est épuisé, au sens où l'Antiquité n'a plus servi de support historique et concret à sa réalisation, qui s'est contentée de n'en conserver que l'orientation abstraite (avec, ici, l'idée de culture comme auto-formation, comme Bildung). La philologie britannique présente au moins un trait commun avec l'analyse des phrases telle qu'on la pratiquait en France : l'accent y est également mis sur les règles de langage qu'un auteur est censé suivre. Mais – la différence est considérable – ces règles ne sont pas, comme dans la culture française, considérées comme "naturelles", elles sont de l'ordre de la convention. La méthode n'est dès lors plus déductive, mais empirique : le travail sur les textes consiste à établir par l'observation la langue d'Homère, ses lois propres, la langue d'Eschyle ou de tout auteur, et, dans un deuxième temps, de corriger les textes s'ils n'y sont pas conformes – alors que les Français s'abstiennent plutôt de corriger les déviances linguistiques dans un texte : la règle, universelle, a aussi pour fonction d'être transgressée par les individus. Cette pratique de la langue a été d'abord tout à fait séparée d'un intérêt pour l'histoire et la culture : il n'a pas existé de discipline synthétique telle que la "Science de l'Antiquité". Les philologues se livraient à la pratique intensive de la critique textuelle et de la grammaire, avec l'idée que les langues anciennes, en tant que langues conventionnelles ne sont pas fondamentalement différentes des langues vivantes. D'où l'insistance sur l'idée qu'il est nécessaire de savoir écrire soi-même le latin et le grec des auteurs pour les comprendre (cela 21 Voir les travaux de Marino Pugliero. 18 vaut encore maintenant : un éditeur d'Eschyle saura réécrire le prologue imparfaitement transmis d'une tragédie, ou saura composer de la poésie grecque "à la manière de"). Après la chute du latin dans l'enseignement secondaire et la quasi-disparition du grec, la même perspective actualisante pouvait en fait se maintenir. Dans les Universités, à l'exception d'Oxford et de Cambridge qui s'en tiennent plus à l'enseignement traditionnel de la critique textuelle, les cours de civilisation rencontrent un grand succès : on y apprend la littérature en traduction, en se concentrant sur l'histoire des grandes formes poétiques : liée à l'idée de l'actualité de ces contenus. En Italie, on observe encore, malgré la force des offensives "réformatrices"22, la résistance (pour combien de temps ?) d'une tout autre tradition intellectuelle, que l'on peut définir comme un historicisme : ce n'est ni le système des règles à la française ou à l'anglaise, ni le postulat de la culture comme totalité, mais l'idée que l'expression linguistique, dans une œuvre, dans une loi ou dans un traité théorique, n'est compréhensible que comme action, prenant son sens par sa place dans le cours de l'histoire, qu'elle suit ou qu'elle infléchit.23 L'idée d'individualité est bien présente, comme dans le "modèle" herméneutique allemand, mais pas comme totalité, seulement comme moment, plus ou moins décisif. Cette description est très caricaturale, mais on comprend dès lors que les antiquisants italiens soient les seuls qui aient associé, de manière courante dans leur pratique, d'une part, une philologie critique des textes de type "allemand", dans les commentaire et les édition, et, de l'autre, chez les mêmes savants, une analyse systématique des contextes historiques des textes interprétés ; les érudits de la lettre recourent aussi aux méthodes du marxisme ou des sciences sociales. Il n'y a pas la répartition du travail, de séparation, comme en France. Les philologies européennes diffèrent fondamentalement dès leur préalable : elles recourent à des conceptions différentes de l'historicité du langage. Malgré les échanges, emprunts, les discussions, les écarts intellectuels restent grands entre ces traditions, et les dissemblances entre les institutions universitaires et scolaires chargées de gérer ces philologies ou d'y préparer donnent une réalité tangible à ces divergences. Une défense commune des humanités passe sans doute par un examen et une comparaison approfondis des 22 Présentées dans le livre édité par Valeria Andrò, Saperi bocciati. Riforma dell'istruzione, discipline e senso degli studi, Rome, 2002. 23 Il est, par exemple, étonnant pour un Français d'apprendre que c'est le même professeur qui, pendant le triennio concluant les études au Lycée, assure le cours de philosophie et le cours d'histoire : ce sont là, en 19 différents modèles conceptuels qui orientent la relation au passé antique, et par une comparaison des histoires institutionnelles, culturelles et politiques différentes qu'ils ont chacun connues. France, les deux matières antithétiques cardinales, dont l'opposition structure la formation (avec l'accent sur les systèmes conceptuels d'un côté, sur les faits empiriques de l'autre). 20