LES REVOLUTIONS DU XVIIIe SIECLE ET LES FEMMES

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LES REVOLUTIONS DU XVIIIe SIECLE ET LES FEMMES
LES REVOLUTIONS DU XVIIIe SIECLE ET LES FEMMES
Eliane Gubin. Centre d’Archives pour l’histoire des femmes, Bruxelles
Le dernier quart du XVIIIe siècle est secoué par
une série de révolutions qui se fondent sur les
droits de l’homme et contestent le pouvoir absolu
des princes, au nom de la souveraineté nationale.
C’est une césure historique majeure qui met fin
à l’Ancien régime et ouvre l’ère des états-nations
du XIXe siècle.Quelle part les femmes ont-elles
prise dans ces événements ? Quelles furent, pour
elles, les conséquences de ces bouleversements ?
Et quelle image en a-t-on gardée ?
Photo Efrem Lukatsky, Des troubles à la Place de l’Indépendance à Kiev,
fevrièr 2014
I. Le statut des femmes sous l’Ancien régime
L’Ancien régime diffère totalement
des sociétés démocratiques modernes : c’est un autre monde et une
autre culture. La société fonctionne
collectivement, chacun-e appartient
à un ordre juridique (noblesse/clergé/
Tiers-Etat), à une communauté, et la
notion même d’individu ou de droit
individuel est absente des mentalités.
La noblesse (hommes et femmes
confondus) ne travaille pas et seul le
Tiers-Etat (98% de la population en
Eugène Decalcroix, La Liberté guidant le people, Louvre, Paris
France), produit la richesse économique et paie des impôts : fiscalité
royale, impôts de l’Eglise, charges
seigneuriales. A ces inégalités structurelles s’ajoutent des inégalités de sexe. Car quel que soit leur rang, la condition
des femmes présente des constantes : une subordination par rapport à l’homme ;
une même destinée « providentielle » − le mariage et la maternité, et, pour les
femmes du Tiers-Etat, une forte discrimination sur le marché du travail. Dans les
villes, la sexuation du marché du travail est encore plus accentuée que dans les
campagnes car l’accès aux métiers est régi par les corporations, quasi toutes
masculines.
Si les normes sont particulièrement contraignantes pour toutes les femmes, les
pratiques sont moins rigides car dans toutes les classes sociales, des femmes ont
Jean-Baptiste Mallet, L’Amour au petit point, Femmes entre elles dans un salon; on boit du thé, du café ou du chocolat; on parle potins, voisins et enfants,
Musée Cognacq-Jay, Parijs
essayé et ont réussi à échapper à
l’enfermement domestique et à s’insérer
dans l’espace public. Certaines occupent
des fonctions régaliennes (impératrices,
gouvernantes), sauf en France où la loi
salique les en exclut. Dans les classes
aisées, les femmes accèdent à des formes
de savoir, à une culture scientifique, d’autres
(souvent veuves) dirigent des exploitations
agricoles parfois importantes et dans les villes,
certaines s’affirment comme de véritables
femmes d’affaires (commerce et banques).
Des religieuses ont réussi à s’imposer à la tête
d’abbayes importantes, qu’elles dirigent d’une
main de fer. Dans le peuple, la majorité des
femmes constitue une main-d’oeuvre nombreuse, marchandes, artisanes, domestiques
ou ouvrières, moins bien payées que les
hommes.
Des Lumières très « tamisées » pour les femmes
Au XVIIIe siècle, la question de l’égalité des sexes est loin d’être neuve. Elle
a déjà suscité une immense « querelle des femmes » qui remonte au Moyen
âge. Elle a connu un très grand développement au XVIIe siècle, sur le thème
de l’éducation à donner aux filles et la question de savoir si elles avaient une
intelligence comparable à celle des garçons. La philosophie des Lumières,
qui se caractérise par son désir de rationalité et de liberté de pensée et dont
l’influence marquera les contestations révolutionnaires, s’empare de tous ces débats antérieurs.
L’éducation joue une place fondamentale puisqu’il
s’agit de construire les hommes nouveaux auxquels
aspirent les philosophes − ce qui ne peut se faire
sans des mères capables de les former. La question
sera aussi au coeur des débats révolutionnaires.
Le débat sur l’éducation amène presque naturellement celui sur la hiérarchie des sexes. Se fondant
sur la différence biologique, des philosophes et des
scientifiques défendent l’infériorité des femmes.
Dans son Dictionnaire philosophique (1760-1764),
Voltaire soutient qu’ « il n’est pas étonnant qu’en
tout pays, l’homme se soit rendu maître de la
femme, tout étant fondé sur la force.
Louis-Michel van Loo, Portrait de Denis
Diderot, Musée du Louvre, Paris
Il a d’ordinaire beaucoup de supériorité par celle du corps et même
de l’esprit »1. Quant à Rousseau, ses conceptions misogynes sont bien
connues, qui le poussent à réclamer pour les femmes, dans son Emile
ou de l’éducation (1762), une éducation totalement limitée à leur mission
domestique. L’intelligence et l’inventivité seraient forcément contraires à
la nature et à la vertu féminines. Craignant de
sortir des rôles convenus, de nombreuses
femmes souscrivent à ces théories misogynes.
Mais quelques hommes et femmes des Lumières
s’offusquent de ces discours discriminants.
En 1759, d’Alembert dénonce « l’esclavage et
l’espèce d’avilissement où nous avons mis les
femmes ». De son coté, en 1772, Diderot (Sur les
femmes) s’insurge contre le traitement qui leur a
toujours été réservé : « Dans toutes les contrées,
la cruauté des lois civiles s’est réunie à la cruauté
Louis-Ami Arlaud-Jurine, Portrait de Madame
de la nature. Elles [les femmes] ont été traitées
de Staël, The Wallace Collection, Londres
comme des enfants imbéciles ». Ce qui est en
cause dans les débats, c’est moins la question de
l’égalité des droits que celle des relations sexuées
dans la société et le mariage : comme le souligne Mme de Coicy dans Les femmes comme il convient de les voir (1785),
« Toute la différence qui est entre eux se trouve dans les organes qui sont
nécessaires à la production de l’espèce, ce qui n’a rien de commun avec
l’entendement »2. Refusant le diktat du corps et le déterminisme biologique,
s’appuyant sur les nombreux exemples de femmes illustres, certains-e-s
soulignent les similitudes intellectuelles des hommes et des femmes et en
déduisent des droits égaux à l’instruction, à la citoyenneté, à la gouvernance
et à l’accès à tous les secteurs de la société (travail, arts, sciences). Plusieurs
se retrouveront au coeur de la révolution française, comme Olympe de
Gouges, Germaine de Staël, Fanny de Beauharnais ou le marquis de
Condorcet et son épouse, Sophie de Grouchy.
A la fin du 18e siècle, la « querelle des sexes » bat donc son plein.
Les plaidoyers pour des rôles féminins essentiellement tournés vers
le mariage et la maternité affrontent un argumentaire beaucoup plus
égalitaire et libérateur. Les positions vont se raidir durant les troubles
révolutionnaires qui interrogent violemment les hiérarchies et suscitent
l’espoir d’une société plus libre et égalitaire.
1
Cité dans Eliane VIENNOT (dir.) avec la coll. de Nicole PELLEGRIN, Revisiter la « querelle des femmes » :
discours sur l’égalité/inégalité des sexes, de 1750 aux lendemains de la Révolution, Saint-Etienne, Publications
de l’Université de Saint-Etienne, 2012, p. 63.
2
Ibidem, p. 88.
II. Le temps des révolutions
A la fin du XVIIIe s., les idées des Lumières se sont diffusées dans toute
l’Europe et même au-delà de l’Atlantique, formant en quelque sorte une
« internationale de la contestation ». Ce phénomène s’est accentué par
la diaspora d’intellectuels qui distillent les idées nouvelles et suscitent des
aspirations à un changement politique et social. La révolution française –
la plus sanglante et la plus radicale − en est devenue le symbole et focalise
souvent l’attention, mais elle ne doit pas occulter le fait que des soulèvements
ont éclaté dans d’autres pays. Si les résultats en sont variables, les traits sont
communs : mêmes formes d’organisation politique, mêmes fondements (droits
naturels de l’homme, souveraineté populaire, Constitution écrite et séparation
des pouvoirs). Les droits individuels, inhérents à la nature
humaine, supplantent les droits collectifs d’Ancien régime
et l’absolutisme princier est contesté au nom d’un transfert
des pouvoirs régaliens au peuple souverain. Ces idées
circulent et nourrissent une opinion publique naissante,
porte-parole de nouvelles aspirations nationales. Des
tentatives réformistes en vue d’une vie meilleure et plus
juste, se succèdent ; des projets en matière d’éducation
et de lois civiles voient le jour.
Philip Dawe, Edenton Tea Party, caricature,
British Museum, Londen
Les colonies américaines donnent le signal du départ dans
les années 1760. Elles sont suivies par les Provinces-Unies
(actuels Pays-Bas) où des Patriotes s’insurgent contre
l’autoritarisme du stadhouder Guillaume V dès 1783.
En Irlande, dès 1778, des troubles éclatent et, encouragés
par la victoire américaine, des patriotes obtiennent
l’indépendance législative du Parlement de Dublin (1783).
Quand la révolution française éclate en 1789, elle trouve
un écho immédiat dans la principauté de Liège. Les PaysBas autrichiens sont en proie à de violentes tensions contre
le despotisme éclairé de Joseph II depuis 1787. D’autres
mouvements plus tardifs, se succèdent, quand la république
française entame sa conquête des « républiques-soeurs ».
Pour certains historiens, le mouvement révolutionnaire ne
trouve réellement de dénouement que dans le printemps
des peuples en 1848.
La révolution américaine : la construction
de la « maternité républicaine »
La Guerre d’Indépendance des colonies américaines agit comme un révélateur,
bien qu’elle débute dans un contexte différent des révolutions qui suivent.
A l’origine, elle ne vise pas à défendre les Droits de l’Homme mais bien les
intérêts économiques des colons. Elle aboutit néanmoins à la Déclaration des
droits, le 12 juin 1776, affirmant la légitimité de se révolter contre un régime
abusif. Cette première réalisation fondée sur les idées des Lumières a un très
grand retentissement sur le continent européen.
Depuis le début des années 1760, en effet, le mécontentement couve contre la
politique fiscale de la métropole et aiguise une conscience de plus en plus nette
du droit à refuser l’arbitraire (No taxation without représentation). Le « contrat
social » passe par l’acceptation de l’impôt.
Participation des femmes à la révolution
Comme la résistance des colons utilise d’abord des moyens économiques (boycott),
elle permet aux femmes d’y participer pleinement et son succès dépend même
d’elles, en grande partie. En effet, le boycott des produits anglais, décidé par les
hommes, ne peut avoir de réalité concrète qu’avec l’aide des femmes, comme
consommatrices, comme commerçantes et comme productrices. Les femmes
signent, avec les hommes, les nombreux engagements de s’opposer aux importations anglaises qui circulent à partir de 1768 et appliquent à la lettre le mot
d’ordre : acheter, consommer et produire américain.
En 1774, à l’appel de Penelope Backer (1728-1796), 51
femmes s’engagent à boycotter les produits britanniques
et signent de leur nom, en précisant « Les Britanniques
vont savoir qui nous sommes » ! Connu sous le nom
d’Edenton Ladies’ Tea Party, cette manifestation exclusivement féminine est considérée comme un moment
fort de la résistance. De leur côté, les Daughters of Liberty
se réunissent pour filer, tisser, et coudre des vêtements.
Cette mobilisation domestique devient une activité
patriotique hautement revendiquée et le rouet, un
symbole de la résistance féminine.
Certaines tentent aussi d’influencer l’opinion publique
par la plume et publient des poèmes patriotiques dans
la presse.Quand la rébellion se mue en révolution et que
la guerre éclate avec l’Angleterre, les femmes encouragent
les hommes à combattre et dirigent à leur place les exploitations agricoles. Dans les villes, elles participent aux
N. Currier, Molly Pritcher, « the heroïne of Monmouth»,
manifestations publiques, se joignent aux cortèges funéBibliothèque du Congrès, Washington
raires des victimes de violences britanniques. Dans plusieurs états, elles fondent des réseaux pour collecter des
fonds en faveur de l’armée ; quelques-unes se distinguent
par des actes d’héroïsme, comme Molly Pritcher (« L’héroïne de Monmouth ») qui
participe directement au combat) ou comme la jeune Sybil Ludington (16 ans) qui
parcourt, ventre à terre, plus de 50 km, pour prévenir les insurgés de l’arrivée des
troupes anglaises. Son exploit est commémoré par une superbe statue équestre
érigée en 1961 à New York.
Les difficultés de la vie quotidienne mobilisent aussi les femmes ; elles
n’hésitent pas à s’en prendre à des commerçants loyalistes ou à se mêler
à de véritables émeutes contre les « accapareurs », suspectés de stocker
des vivres pour faire pression sur les prix.
Benjamin Blythe, Portrait de
Abigaïl Adams
Massachusetts Historical Society
Quelques-unes ont une vision politique des enjeux et tentent de les influencer. Abigaïl Adams, née Smith (1744-1818) épouse du 2e président des
Etats-Unis John Adams (1735-1826) et mère du 6e président, John Quincy
Adams (1767-1848) n’a pas cessé, durant toute la carrière de son mari, de
s’intéresser à la politique et au gouvernement. Son abondante correspondance témoigne aussi de son influence sur son mari, mais pas nécessairement dans la question de l’égalité des sexes… Dans une lettre du 31 mars
1776, au moment des débats sur la déclaration des droits, elle incite – mais
en vain – son mari, à défendre la cause des femmes et convoque en leur
faveur les arguments des insurgés contre la métropole :
« Dans le nouveau code des lois… je souhaite que vous n’oubliiez pas
les dames. .. Soyez plus généreux et plus favorable à leur cause que vos
ancêtres. Ne mettez pas entre les mains des maris des pouvoirs aussi
illimités. Rappelez-vous que tous les hommes seraient des tyrans s’ils
le pouvaient… Si on ne porte pas une attention particulière aux femmes,
nous sommes décidées à nous révolter et nous ne nous considérerons
pas liées par des lois auxquelles nous n’aurions eu ni voix au chapitre
ni représentation »3.
Très liée à l’écrivaine Mercy Otis Warren (1728-1814), auteure de pièces de
théâtre et de récits historiques sur la révolution et également épouse d’un
homme politique influent, les deux femmes ont fait de leur maison un lieu
de rendez-vous des chefs de la révolution.
L’historiographie évoque peu de figures féminines dans les rangs loyalistes,
sauf à citer combien celles-ci sont suspectées de servir d’intermédiaires
et d’agents de renseignements, comme Ann Bates (1761-1839), institutrice
de Philadelphie qui fit de l’espionnage au service des Anglais. Quant aux
femmes esclaves, elles n’ont guère laissé de traces écrites, hormis Phillis
Wetley, émancipée peu avant la révolution et qui écrit des poèmes à résonance politique. De nombreux esclaves se rangent néanmoins du côté des
loyalistes, espérant avoir plus de chance de trouver la liberté auprès des
Anglais.
3 in B. MILLSTEIN & J . BODIN (eds) , We, The American Women.
A Documentary History, Chicago, 1977, p. 38-39).
Les acquis pour les femmes
Le bilan de la guerre d’Indépendance est, somme
toute, très maigre pour les femmes. Bien que
la multiplication d’associations féminines, nées
dans l’espace domestique pour soutenir la
révolution, ait conféré une dimension nettement
politique à la sphère privée et que les femmes
estimaient oeuvrer pour le bien public, l’ancien
système de relations familiales survit, et subordonne la femme à son époux. Beaucoup d’états
libéralisent néanmoins le divorce et abolissent
le droit d’aînesse en matière d’héritage. Mais
l’autonomisation que les femmes ont acquise à
la faveur des événements révolutionnaires, et
Vincent Dacquino, Sibyl Ludington, New York
notamment dans le cadre du « revival » proArchives, 2007
testant qui les accompagne, se traduit par des
acquis ambigus. La complémentarité des rôles
sexués sort renforcée ; l’identité féminine qui
se construit valorise la mère-éducatrice (ce qui est tout de même positif pour
l’enseignement des filles) mais la citoyenneté féminine reste tout entière contenue
dans la notion de « maternité républicaine » (republican motherhood), tandis que
le droit de vote reste exclusivement masculin.
Ce strict partage des tâches frappera un homme comme Alexis de Tocqueville, qui y voit même une des raisons de la croissance de ce peuple et de sa
prospérité !
« Il règne aux États-Unis une opinion publique inexorable qui renferme avec
soin la femme dans le petit cercle des intérêts et les devoirs domestiques et lui
défend d’en sortir. L’Amérique est le pays du monde où l’on a pris le soin le plus
continuel de tracer aux deux sexes des lignes d’actions nettement séparées, et
l’on a voulu que tous deux marchassent d’un pas égal, mais dans des chemins
toujours différents. Vous ne voyez point d’Américaines diriger les affaires extérieures de la famille, conduire un négoce, ni pénétrer dans la sphère politique. …
Les Américains ne croient pas que l’homme et la femme aient le droit et le devoir de faire les mêmes choses, mais ils montrent une même estime pour le rôle
de chacun d’eux, et les considèrent comme des êtres dont la valeur est égale,
quoique la destinée diffère… Quoiqu’aux États-Unis la femme ne sorte guère du
cercle domestique et qu’elle y soit à certains égards fort dépendante, nulle part
sa position ne m’a semblé plus haute.» (A. de Tocqueville, De la démocratie en
Amérique, 1835).
La révolution française, des années difficiles pour les femmes
La révolution française n’est pas une exception : elle s’insère dans un mouvement
de contestation généralisé mais elle devient rapidement un symbole, dans la mesure
où la France fut l’épicentre des idées préparant la chute de l’Ancien régime. De plus
le transfert brutal de tout le pouvoir royal au peuple, qu’elle sacralise, et la mission
messianique qu’elle se donne d’apporter la liberté aux autres nations la distinguent
des autres mouvements. Sa férocité aussi, et ses luttes internes sanglantes. Elle
entend, non pas modifier, mais balayer purement et simplement l’organisation
sociale et politique pour la reconstruire de fond en comble, fût-ce au prix d’une
guerre civile. Dans ce grand chambardement, où les espoirs sont énormes, tout va
se jouer en quelques années pour les femmes françaises, en gros de 1789 à 1795.
Les femmes révolutionnaires
Dès les premières heures de la
révolution, les femmes des classes
populaires sont les plus nombreuses
et surtout les plus visibles, parce
qu’elles sont dans la rue, sur les
marchés, sur les places publiques
et qu’elles participent aux
émeutes. Leur comportement
n’a rien d’étonnant : il prolonge les
nombreux mouvements d’Ancien
régime contre le renchérissement
des denrées alimentaires, contre les
impôts ou le régime seigneurial.
Jean-Baptiste Lesueur, Club des citoyennes républicaines révolutionnaires,
Les femmes jouent toujours un rôle
Musée Carnavalet, Paris
de premier plan. Elles donnent le
plus souvent le signal de la révolte,
haranguent les hommes, les incitent à la violence ; elles les devancent
parfois et prennent la tête du mouvement. Les archives judiciaires font
état de nombreuses arrestations de femmes, certaines véritables « chefs
de bande », parfois durement condamnées. C’est donc « naturellement »
que les femmes se mêlent aux premières journées révolutionnaires −mais
ce qui est neuf, ce sont les accents politiques sous-jacents qui témoignent
d’une prise de conscience dépassant leur rôle traditionnel de pourvoyeuses
de subsistance. Elles réclament du pain mais d’autres aspirations surgissent,
traduisant l’espoir d’une vie meilleure, d’un changement qui se résume
bientôt dans le terme encore vague de « citoyenneté ».
Comment expliquer cette sensibilisation des femmes à la dimension
politique des événements ? Il est difficile de savoir dans quelle mesure
des textes favorables aux femmes ont pu circuler dans une population
où l’analphabétisme commence à reculer. De nombreuses brochures
ont été diffusées, qui évoquent souvent la réforme du mariage et de
la puissance maritale, jugée incompatible avec le principe de liberté.
D’autres abordent des thèmes plus politiques, comme l’ouvrage de
Madame de Coicy4 (17 ?-1841) qui réagit dès 1789 pour dénoncer
l’absence des femmes dans les Cahiers de doléances du Tiers-Etat.
Dans une brochure intitulée Réponse des femmes de Paris au Cahier
de l’Ordre le plus nombreux du Royaume. Demande des femmes aux
Etats-Généraux par l’auteur des Femmes comme il convient de les
voir…, elle s’indigne de la situation faite aux femmes et veut les sortir
« de la honteuse et révoltante inutilité où elles sont » (p. 3).
Ce qu’elle dénonce surtout c’est l’hypocrisie : le contraste entre leur
influence occulte et l’absence de reconnaissance publique. Elle réclame
pour elles, dans tous les domaines y compris la politique et la défense
de la patrie, l’accès aux décorations, qui seules, sanctionnerait la reconnaissance publique de leurs actions (p. 14).
D’autres pétitions surgissent pour réclamer l’accès des filles à l’éducation et de meilleurs soins pour les femmes en couches (Pétition
des femmes du Tiers-Etat au roi, 1er janvier 1789). Dans le Cahier de
doléances et réclamations des femmes par Mme B***B*** (1789,
pays de Caux) l’auteure demande l’admission des femmes aux Etatsgénéraux, en invoquant le principe politique de la représentation : si
un noble ne peut représenter un roturier et inversement, un homme
ne peut représenter une femme. Des protestations paraissent ainsi
de 1789 à 1791, sans qu’il soit toujours possible de faire le tri entre les
pastiches et celles réellement écrites par des femmes.
4
Les femmes comme il convient de les voir ou apperçu de ce que les femmes ont été,
de ce qu’elles sont ou de ce qu’elles pourraient être, Bacot, Londres-Paris, 1785.
Susciter et mener des émeutes
En octobre 1789, les femmes des classes populaires entrent de plein
pied dans la révolution. Le 5 octobre, armées de piques et de couteaux,
traînant même un canon, plusieurs milliers de femmes se rendent à
Versailles pour demander du pain au roi. Mais pas seulement. Dans le
climat de tension qui règne, la rumeur court que le roi, qui refuse de signer
la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, conspirerait contre la
révolution. Les femmes ne réclament pas seulement du pain mais exigent
aussi que la garde nationale remplace le régiment des Flandres, chargé de
la sécurité du roi. Elles ramènent la famille royale à Paris. Dans le déroulement
révolutionnaire, ces journées sont considérées comme fondamentales.
Michelet, qui n’est pas particulièrement favorables aux femmes, leur consacre
un long chapitre qui résume leur importance : « Les hommes ont pris la bastille
royale et les femmes ont pris la royauté elle-même, l’ont mise aux mains de
Paris, c’est-à-dire de la révolution »5.
En 1792, les femmes sont à nouveau présentes lors de la commune
insurrectionnelle de Paris et la prise des Tuileries (10 août). Certaines
se signalent dans les combats et se voient décerner la couronne civique :
Théroigne de Méricourt, Louise Reine Audu et Claire Lacombe.
Des femmes toujours dans les manifestations d’avril et de mai 1795,
qui marquent la fin de la sans-culotterie parisienne. Cette contribution
féminine aux grandes émeutes comme aux multiples escarmouches,
leurs violences de plus en plus fantasmées, n’a pas faibli depuis 1789 ;
elle inquiète les hommes. Le 23 mai 1795, la Convention y met un terme :
un décret interdit désormais tout rassemblement public de plus de cinq
femmes sous peine d’arrestation.
Pierre-Etienne Lesueur, Avant-garde des femmes allant à Versailles, collection BNF, Paris
5
J. MICHELET, Les femmes de la révolution, t. I, Chap. V, Paris, 2e ed., 1855, p. 26.
Revendiquer des droits politiques
Etta Palm d’Aelders, collection
Rijksvoorlichtingsdienst, Pays-Bas
Outre les manifestations, les femmes entendent aussi
affirmer publiquement leur intérêt pour la politique.
A Paris, elles assistent systématiquement dans les
tribunes aux séances de l’Assemblée nationale. Par
leur seule présence, leurs huées ou leurs applaudissements, elles veulent exercer un contrôle et signifier
ainsi leur participation à l’élaboration des lois. Elles
organisent des chahuts, affirment leurs opinions avec
violence, apostrophent les députés, les insultent, se
massent à la porte de la Convention pour filtrer les
entrées… Le 20 mai 1795, sur ordre du président de
séance, elles sont brutalement chassées des tribunes
et par décret, leur présence – même muette − est
désormais interdite.
Des femmes participent aussi aux clubs révolutionnaires,
dans les tribunes ou comme membres pour ceux qui
sont mixtes. Elles fondent leurs propres clubs exclusivement féminins.
De 1790 à 1793, on en recense 56, à Paris et en province. Parmi les premiers,
la Société des Amies de la Vérité, créée à Paris le 23 mars 1791 par une
Hollandaise, Etta Palm d’Aelders, qui mêle activités charitables, éducatives
et revendications politiques. Etta Palm d’Aelders est d’ailleurs considérée
comme l’une des rares « théoriciennes » de l’égalité des sexes, qu’elle expose
dans des écrits et dans des discours publics. Le 1er avril 1792, elle porte la
parole d’un groupe de femmes à l’Assemblée nationale pour dénoncer « l’état
d’avilissement auquel se trouvent les femmes quant aux droits politiques »
et pour réclamer pour elles « la pleine jouissance
des droits naturels ». Ce mélange d’activités
philanthropiques, éducatives et politiques
s’observe pratiquement dans tous les clubs
féminins, et il est souvent difficile de distinguer
entre leurs élans en faveur d’un nouveau régime
et leur désir de magnifier un rôle d’épouse et de
mère, qui légitime à leurs yeux la qualification de
« citoyenne ».
Pierre-Etienne Lesueur, Tricoteuses jacobines
Musée Carnavalet, Paris
Rapidement pourtant, les droits politiques des
femmes sont contestés : en 1789, les élections
de décembre se font sans elles, comme une
évidence. La Constitution de 1791 esquive le
problème en les rangeant parmi les citoyens
« passifs » (ce qui exclut aussi une partie des
hommes). Rares sont les députés qui se déclarent
en faveur de plus d’égalité sexuée. Par deux fois,
en 1790 et 1791, le marquis de Condorcet (17431794), député à l’Assemblée législative, puis à la
Convention, défend les droits des femmes. Il est
convaincu que leur infériorité n’est pas naturelle
mais découle d’une éducation défectueuse.
« Ce n’est pas la nature, c’est l’éducation, c’est l’existence sociale qui cause
cette différence [...] il est donc injuste d’alléguer, pour continuer de refuser aux
femmes la jouissance de leurs droits naturels, des motifs qui n’ont une sorte de
réalité que parce qu’elles ne jouissent pas de ces droits »6. En conséquence, il
préconise une éducation mixte et identique pour les garçons et les filles (Cinq
mémoires sur l’instruction publique, 1791).
De plus, il n’hésite pas à affirmer l’égalité totale des sexes, au nom de la personne humaine : « Ainsi les femmes ayant des qualités identiques [aux hommes]
ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a
de véritables droits ou tous ont les mêmes et celui qui vote contre le droit d’un
autre a dès lors abjuré les siens […]. Il est difficile de prouver que les femmes sont
incapables d’exercer les droits de la citoyenneté. Pourquoi
est-ce que des êtres exposés à des grossesses et autres
indispositions passagères ne pourraient –ils exercer des
droits dont on n’a jamais imaginé de priver les gens qui ont
la goutte tous les hivers ou qui s’enrhument aisément ? »
(Sur l’admission des femmes…op. cit.).
Mais ses revendications sont isolées et il ne va pas jusqu’à les
défendre systématiquement au sein des assemblées.
Olympe de Gouges réagit avec force à l’éviction des femmes
des droits politiques et publie, au milieu des débats constitutionnels de 1791, une Déclaration des droits de la femme et de
la citoyenne (septembre 1791) qui, démarquant point par point
la Déclaration des droits de l’homme de 1789, représente le
texte le plus hardi et le plus abouti de l’époque.
Olympe de Gouges, Déclaration des
droits de la femme et de la citoyenne,
1791
Pourtant, si les normes sont claires, les pratiques furent plus
hésitantes. Serge Aberdam7 a mis en évidence la participation
de femmes aux assemblées électorales dans certaines régions
de France. Les listes comportent trois colonnes, hommes,
femmes et enfants. Mais dans la colonne des hommes sont
rangées les veuves chefs de famille ; et dans la colonne des
femmes, les domestiques masculins.
6
CONDORCET, «Sur l’admission des femmes au droit de cité », 3 juillet 1790, Œuvres
complètes,t. 10, Paris, Didot, 1847, p. 122.
7
S. ABERDAM, L’élargissement du droit de vote entre 1792 et 1795 au-travers du
dénombrement du comité de division et des votes populaires sur les Constitutions de
1793 et 1795,Les Presses universitaires du Septentrion, 2004.
Héritage de l’Ancien régime, les capacités politiques demeurent d’abord
attachées à la propriété, avant de se généraliser au sexe8. Ce sont les
débats sur la nouvelle Constitution de 1793 qui font définitivement du
suffrage un geste masculin. Le député Pierre Guyomar, ami de Condorcet,
présente à cette occasion en séance du 29 avril 1793 un ouvrage, Le Partisan
de l’égalité politique entre les individus qui est un vibrant plaidoyer pour le
suffrage des femmes, au nom de leur appartenance au genre humain :
« Dans une démocratie (…) l’homme et la femme sont chacun un tout,
c’est-à-dire membre du souverain ». Les en exclure en font « des îlotes
de la république » : « J’en conclus que la supériorité que les hommes affectent
par le fait [d’exclure les femmes] est aussi attentatoire à la justice qu’à
la souveraineté… Où est donc l’obligation de la femme d’obéir à des lois auxquelles elle ne concourt ni directement ni indirectement ?... Je soutiens qu’une
moitié des individus d’une société n’a pas le droit de priver l’autre moitié du
droit imprescriptible d’émettre un voeu ». Cette vigoureuse défense des
femmes aboutit, sans plus de cérémonie, au fond des cartons des archives
parlementaires… La Constitution de 1793 (jamais appliquée) proclame le
suffrage universel des hommes.
Revendiquer le port des armes
Charles Devrits, Portrait de Théroigne de Méricour
Musée Carnavalet, Paris
Écartées du suffrage, des femmes persistent à se considérer et à se présenter comme citoyennes. Elles espèrent
faire reconnaître cette qualité autoproclamée en obtenant
l’autre attribut du citoyen − le droit de porter les armes.
Le 6 mars 1792, Pauline Léon (1768-1838)9, fille d’un
fabricant de chocolat à Paris, et mêlée aux événements
révolutionnaires dès 1789, présente à l’Assemblée législative
une pétition, signée par plus de 300 femmes, pour obtenir
le droit de porter les armes et organiser une garde nationale
féminine. « Nous sommes des citoyennes », affirme-t-elle
et en conséquence, elle demande « la permission de nous
procurer des piques, des pistolets et des sabres (même
des fusils pour celles qui auraient la force de s’en servir) ».
L’enjeu est clairement de faire reconnaître leur citoyenneté :
les députés ne s’y trompent pas et, tout en louant le
courage des femmes, ils repoussent leur demande au nom
de la nature qui « n’a point destiné les femmes à donner
la mort ; leurs mains délicates ne furent point faites pour
manier le fer, ni pour agiter les piques homicides ». Puis
l’assemblée passe à l’ordre du jour.
8
HEUER, J. et VERJUS, A., « L’invention de la sphère domestique au sortir de la révolution »,
Annales historiques de la révolution française, 2002/ 327, p. 1-28.
9
C. GUILLON, « Pauline Léon, une républicaine révolutionnaire », Annales historiques de la
révolution française, 344/2006, p. 147-159.
Le 25 mars 1792, Théroigne de Méricourt revient à la charge et harangue publiquement
les femmes à s’organiser en corps d’amazones, en liant clairement ce geste à l’égalité
politique. Plus tard encore, en juillet, 80 « femmes libres » pétitionnent dans le même sens.
A Marseille, à Arles, la même année, des groupes de femmes demandent à pouvoir porter
les armes. Les Dames citoyennes de Marseille forment leur propre milice, placée sous les
ordres d’épouses d’officiers de la garde nationale. Les revendications à pouvoir porter les
armes sont fréquentes, elles se multiplient sous la pression de la « patrie en danger »
(juillet 1792). En province, 154 légions d’amazones se sont ainsi constituées. Encore en
mai 1793, quand les Républicaines révolutionnaires créent leur propre club - les Citoyennes
républicaines révolutionnaires – sous la direction de Pauline Léon puis de Claire Lacombe,
le règlement inscrit en tête de ses objectifs l’armement des citoyennes.
Les échecs successifs pour institutionnaliser l’accès des femmes à l’armée et l’interdiction
des clubs féminins constituent deux défaites qui ferme les portes de la citoyenneté politique
aux femmes. Quelques femmes pourtant ont combattu dans les armées révolutionnaires (au
moins une petite centaine) et si l’exemple des soeurs Fernig, aides de camp de Dumouriez,
est resté célèbre, les archives livrent bien d’autres noms de combattantes dont certaines
ont même obtenu un grade, une décoration ou une pension.
Anonyme, “La discipline patriotique” ; des révolutionnaires fouettent des religieuses, collection BNF, Paris
Se radicaliser : le Club des citoyennes républicaines révolutionnaires
Après l’exécution de Louis XVI, la révolution se radicalise à Paris entre des
fractions modérées, qui veulent mettre un terme aux violences, et d’autres
jusqu’au-boutistes qui veulent les continuer. Très exaltées, les républicaines
révolutionnaires forment le pendant féminin de la sans-culotterie et se rapprochent de ceux que l’on nomme les Enragés. Fondé
en mai 1793, le club se déchaîne contre les accapareurs,
les « suspects », les Girondins. Ce sont elles qui, traitant
Théroigne de Méricourt d’antipatriote, la fouettent
publiquement le 15 mai 1793. D’autres expéditions
punitives du même genre, à l’encontre de religieuses,
sont ainsi rapportées (les « fessées patriotiques »).
Les républicaines révolutionnaires participent activement
aux journées insurrectionnelles des 31 mai-2 juin 1793, qui
aboutissent à l’arrestation des Girondins et leur exécution
(y compris celle de Mme Roland). Après l’assassinat
de Marat par Charlotte Corday, le 13 juillet 1793, elles
organisent le culte du martyr.
Mais leur radicalité cristallise progressivement
l’antiféminisme des conventionnels. Une bagarre qui
oppose les républicaines révolutionnaires aux femmes
de la Halle à propos du port obligatoire du bonnet rouge
sert de prétexte à la Commission de sûreté générale pour
les discréditer. Taxées de « grenadiers femelles », les
Républicaines révolutionnaires sont présentées comme
Anonyme, Sans-culotte
des furies incontrôlables, dangereuses pour la république,
collection BNF, Paris
et sur proposition du député jacobin Jean-Pierre-André
Amar, la Convention décide la fermeture de leur club.
Mais plus encore : le décret du 30 octobre 1793 étend
cette interdiction à toutes les sociétés féminines, en
précisant que les femmes ne peuvent exercer des droits politiques. La séparation des sexes est réaffirmée avec force, comme indispensable à l’organisation
sociale et au maintien de l’ordre public − une conception formulée on ne peut
plus clairement par le député Amar :
« Les fonctions privées auxquelles les femmes sont destinées par la nature
même tiennent à l’ordre général de ce qu’il y a entre l’homme et la femme.
Chaque sexe est appelé à un genre d’occupation qui lui est propre ; son
action est circonscrite dans ce cercle qu’il ne peut franchir ; car la nature,
qui a posé les limites à l’homme, commande impérieusement et ne reçoit
aucune loi ». Sa conclusion est sans équivoque : « Nous croyons donc
qu’une femme ne doit pas sortir de sa famille pour s’immiscer dans les
affaires du gouvernement […] Nous croyons donc, et sans doute penserez
comme nous, qu’il n’est pas possible que les femmes exercent des droits
politiques »10.
10
Le Moniteur universel, t. 18, nr 40, p. 164.
Par deux fois, en 1793 et en 1795, la Convention manifeste sa crainte face à l’activisme des
femmes et, en deux temps, en 1793 et en 1795,
elle les rejette définitivement de l’espace public
politique.
Mme Gustave Demoulin, Les Girondins chez Mme Roland,
Les Françaises illustres, collection BNF, Paris
Salons et Cercles libéraux
Moins visible que celui des classes populaires, le soutien de femmes aisées
et cultivées à la révolution, puis à la République, n’est pas moindre. Jusqu’à la
fermeture des clubs en octobre 1793, des « salons » et des « cercles » libéraux
sont tenus et animés par des femmes qui ne manquent pas d’y exprimer leurs
idées. Ils contribuent à façonner une sociabilité révolutionnaire, prolongeant les
pratiques antérieures qui avaient permis la diffusion des Lumières. Hauts lieux de
rencontre des chefs de la révolution, ces cercles sont des endroits où se débattent les projets du nouvel ordre politique et social et les stratégies pour les réaliser. Mme de Lameth, Mme de Fonteroy (Thérésa Cabarrus, future Mme Tallien),
Sophie de Condorcet, Mme Helvétius ou Mme Roland et bien d’autres encore :
toutes ont tenu des salons qui furent à la fois des endroits à la mode, des lieux
de réflexion intellectuelle et politique souvent prestigieux. Olympe de Gouges
y lit certaines de ses pièces de théâtre.
Ces femmes mettent leur fortune et leurs réseaux de relations au service
de la révolution, et leur activisme politique est pleinement attesté par des
enquêtes de police, des minutes de procès, des correspondances diplomatiques. Souvent proches des Girondins, elles ne sont pas épargnées par la
répression. En 1793, Mme de Lameth et la future Mme Tallien sont arrêtées
et emprisonnées, avec d’autres ; Manon Roland paie de sa vie son dévouement à la cause girondine. Elle est guillotinée le 8 novembre 1793, cinq
jours après Olympe de Gouges, condamnée comme traître au centralisme
jacobin et pour avoir « oublié les vertus de son sexe ».
Parmi ces femmes, rares furent celles qui commettent des violences,
sauf à citer le geste de Charlotte Corday contre Marat, parce qu’elle le
considère comme un fossoyeur de la révolution. Mais toutes celles qui
sont exécutées à Paris (environ 900) le sont parce que considérées
comme dangereuses. Les femmes forment 15% des exécutions dans
l’ensemble du pays (au total 40.000).
Anonyme, Exécution d’Olympe de Gouges
British Museum, Londres
Résister et combattre la révolution
Femmes dans la révolution, femmes aussi dans
la contre-révolution. Les femmes se sont retrouvées dans tout l’éventail des opinions politiques
et ont milité avec les mêmes armes. Dans
l’entourage royal, elles animent des cercles monarchistes (la duchesse de Polignac, Mme de Villeroy,
la marquise de Cassini…), elles tentent de faire
avorter la révolution et certaines exercent un
véritable lobbying auprès d’hommes politiques,
essayant d’acheter les uns, de séduire les autres,
prolongeant ainsi des pratiques héritées de la vie
de cour. Des femmes nobles (comme la princesse
de Lamballe) sont mêlées aux tentatives pour faire
évader la famille royale. Jusqu’à la déchéance de la
royauté et l’exécution de Louis XVI, ces cercles ultra
forment des lieux de conspiration antirévolutionaire
où les femmes sont actives.
Anonyme, Caricature orangiste d’une femme patriote,
Rijksmuseum, Amsterdam
Mais c’est principalement dans les grands soulèvements de l’Ouest (chouannerie et guerre civile de
Vendée) que les femmes jouent un rôle marquant.
Quelques grandes figures d’« amazones contrerévolutionnaires » se détachent, Mmes de la Rochejacquelein, de Sapinaud, de Bonchamps…
D’autres femmes de milieu populaire s’enrôlent dans les rangs de l’armée catholique et royale
qui combat les troupes républicaines pendant trois ans (1793-1796), dont la plus célèbre Renée
Bordereau (qui sera intégrée dans l’armées jusqu’en 1809). D’autres encore cachent des prêtres
réfractaires. La répression révèle l’ampleur de leur participation : un tiers des opposants jugés
dangereux et massacrés à la Glacière ou à Angers sont des femmes. Prises dans une terrible
guerre civile qui fera 170.000 victimes, embrigadées à la fois par leurs convictions civiques mais
aussi religieuses, les femmes ont été actrices et victimes de violences inouïes. Elles ont aussi
été rapidement stigmatisées comme les bastions de l’obscurantisme : « Femmes et prêtres,
c’est là tout la Vendée, la guerre civile. Notez bien que sans la femme, le prêtre n’aurait rien
pu », écrit Michelet11.
La contagion révolutionnaire
La contagion révolutionnaire se répand en Europe occidentale. Les Provinces-Unies hésitent
entre modèle républicain et monarchie. De 1781 à 1787, des Patriotes, directement inspirés
par la révolution américaine, s’opposent aux velléités autoritaires du Stadhouder Guillaume
V d’Orange –Nassau. Vaincus par les armées prussiennes, beaucoup émigrent dans le Nord
de la France. Deux ans plus tard, les troubles reprennent, avec cette fois l’appui des révolutionnaires français et aboutissent à l’instauration de la République batave (1795-1806). La part
prise par les femmes y est significative, surtout par la plume.
11
MICHELET, Les femmes de la révolution, t. II, chap . XIV. « Les vendéennes », Paris, 1855.
Moins violentes que ne le sera la révolution
française, les adversaires s’affrontent beaucoup
par écrit : un nombre important d’adresses,
de textes, d’écrits de toute nature paraissent,
y compris dans des journaux. Certaines femmes
y gagnent un réel renom littéraire : Elisabeth
Wolff née Bekker, (1738-1804) et d’Agatha
Deken (1741-1804), ardentes partisanes des
Patriotes, exilées en France, puis rentrées au
pays pour participer à la 2e révolution.
Petronella Moens (1762-1843), une poétesse
semi-aveugle, enthousiaste de la révolution
française s’illustre lors de la révolution batave
par ses écrits enthousiastes sur la révolution
française et fonde son propre magazine,
De Vrienden van ‘t Vaderland, premier journal
féminin exclusivement politique.
Anonyme, Pamphlet patriote : Kaatje Mossel est pendue avec
d’autres chefs orangistes, Algemeen Rijksarchief, Den Haag
Ces textes féminins traitent le plus souvent de
politique générale, ce qui indique une politisation
indéniable des femmes. Mais pas nécessairement dans le sens d’un éveil féministe : car les
revendications qui concernent plus particulièrement l’égalité des sexes et critiquent la domination masculine restent rares.
De Paris, puis de Neuchâtel, Belle Van Zuylen (1740-1805), connue sous le nom
de son mari, Isabelle de Charrière, écrit romans et nouvelles dans lesquels elle
défend l’émancipation des femmes, suit de près les événements révolutionnaires
dans son pays d’origine et participe au mouvement des idées. C’est un beau cas
de culture transnationale entre les Provinces-Unies et la France.
De nombreuses femmes soutiennent le processus révolutionnaire et leurs
moyens sont comparables à ce qui s’observe ailleurs. Lors de la révolte des
Patriotes, des femmes s’illustrent par des dons et des offrandes pour armer
les milices insurgées qui, sans appui financier, n’auraient pu se maintenir. Leurs
offrandes s’accompagnent d’un cérémonial extrêmement ritualisé qui mettent
les donatrices en évidence. Considérées comme des « viragos armées » par
les partisans du stadhouder, elles sont la cible des représailles d’orangistes qui
saccagent et pillent leurs maisons. De son côté, l’épouse de Guillaume V, la très
énergique Wilhelmine de Prusse, organise la contre-révolution d’une main de fer.
Celle-ci trouve surtout un écho parmi les femmes des classes populaires, qui
suscitent des remous, comme Kaatje Mossel, marchande de moules orangiste
qui se met à la tête d’émeutes en 1784 à Rotterdam.
La principauté de Liège, elle, se soulève dès le mois d’août 1789 et proclame
son attachement à la France. C’est, curieusement, la révolution pour laquelle
on dispose le moins d’informations sur la participation féminine. La Liégeoise
la plus célèbre, Théroigne de Méricourt, n’a pratiquement aucun lien avec le
soulèvement dans son pays d’origine. Dans la volumineuse collection des
pamphlets des révolutions liégeoise et brabançonne (ceux-ci eurent à l’époque
le même rôle que les réseaux sociaux d’aujourd’hui), conservés à la Bibliothèque
royale, on ne trouve qu’un seul opuscule anonyme, Réclamations des citoyennes
liégeoises tant démocrates qu’aristocrates, qui n’eut pas d’écho. Quant aux
femmes des classes populaires, elles semblent surtout écrasées par la pauvreté,
victimes d’une crise économique et des structures corporatives. Mais cette
absence résulte peut-être d’un manque d’études spécifiques.
Dans les Pays-Bas autrichiens les tensions avec le pouvoir impérial sont fortes
dès 1787. En cause, les réformes progressistes et centralisatrices de Joseph II.
Les revendications se font au nom des libertés – l’exemple américain est cité et la
Déclaration d’indépendance en octobre 1789 est calquée sur celle des Etats-Unis.
Mais les « libertés » réclamées se réfèrent surtout aux chartes et constitutions
d’Ancien régime. L’emprise progressive du parti conservateur de Van der Noot sur
la République des Etats-Belgique unis, et la défaite des démocrates, obligés de
se réfugier en France, font apparaître les Pays-Bas autrichiens plutôt comme un
foyer de contre-révolution, dominé par la personnalité de l’avocat Henri Van der
Noot et celle, extrêmement controversée, de sa
maîtresse, Jeanne Pinaut,
dite madame de Belem
(1732 ou 1734- ?) . Les
caricaturistes s’en donnent
à coeur joie, les uns pour
fustiger cette « aristocrate » autoproclamée
qu’ils dénoncent comme
une courtisane influente et néfaste, les autres
pour l’encenser avec une
naïveté déconcertante. A
l’opposé, la très consensuelle (et vraie aristocrate)
comtesse Anne Thérèse
Anonyme, Van der Noot, le chef des insurgés des Pays-Bas autrichiens, s’enfuit avec sa maîtresse,
Philippine d’Yve (1738Mme Pinaut
Musée de la Ville de Bruxelles
1814) réunit dans son salon
les principaux chefs de
la révolution. Cultivée et
adepte des Lumières, elle
est, selon l’historienne Suzanne Tassier, une des seules à avoir une vue des enjeux
politiques. Mais d’un naturel conciliant, elle propose un syncrétisme entre les
libertés médiévales (Joyeuse Entrée) et les libertés démocratiques, et se profile
ainsi à la croisée des deux courants révolutionnaires – conservateur et démocrate – servant d’intermédiaire aux deux fractions rivales. Par son vaste réseau
de relations, son abondante correspondance (conservée aux AGR), elle fournit de
nombreuses informations aux deux camps. Sur le statut particulier des femmes,
elle ne fait qu’une brève allusion, lors d’un débat sur l’accès au suffrage des nonpropriétaires.
D’autres femmes, nobles comme elles, se sont alliées plus nettement à la
fraction démocratique, comme la comtesse d’Hane de Steenhuyze qui diffuse
des écrits séditieux, la duchesse d’Ursel et de la duchesse d’Arenberg, qui
soutiennent l’effort de guerre et qui sont décrites toutes deux comme de
véritables « amazones ». A Bruxelles, Un Comité des dames s’organise pour
récolter des armes ; Gertrude de Roover, auteure d’un pamphlet Aux Etats
de Brabant (s.l., 1790) est chargée de les remettre en leur nom.
Dans les classes populaires, les actions les plus marquantes des femmes
pour défier l’autorité autrichienne concernent surtout les mesures religieuses
de Joseph II, ce qui n’est pas sans rappeler l’attitude des Françaises de
l’Ouest – les violences en moins. Les femmes belges, conclut Janet Polasky12,
participèrent à la révolution brabançonne en se conformant à ce qu’elles
« percevaient comme une fière tradition nationale ». Même lorsqu’elles
réclament des droits, leur action révolutionnaire puise sa légitimation dans les
implications passées des femmes, comme en témoigne le Précis historique sur
les anciennes Belges en faveur et pour l’émulation des modernes : avec les
preuves du droit qu’ont les femmes d’entrer aux Etats, de commander les
armées, de traiter les affaires publiques et d’être consultées sur toutes les
résolutions à prendre.
III. Lendemains révolutionnaires pour les femmes
Si l’histoire comparative a trouvé dans ces soulèvements de la fin du XVIIIe s.
un extraordinaire chantier, tant ces révolutions dévoilent d’analogies,
d’influences, d’interactions politiques et de transferts culturels (mais aussi
des contrastes nationaux), l’histoire des femmes se révèle au contraire, au-delà
des particularités individuelles ou des destins personnels, assez répétitive. Mais
elle met en évidence ce que l’historiographie avait longtemps enfoui : tous les
soulèvements révolutionnaires mettent en scène des hommes et des femmes.
Qu’elles se situent dans les rangs révolutionnaires ou contre-révolutionnaires,
les femmes manifestent et s’expriment. Lettrées et cultivées, elles animent des
cercles, des lieux de débats où sont discutées les stratégies et les orientations
de la révolution, elles prennent la plume pour exposer leurs idées. Les femmes
du peuple, elles, privilégient l’action directe dans la rue et assistent aux assemblées qu’elles essaient ainsi de contrôler… Toutes veulent soutenir l’effort
militaire de leur camp : offrandes patriotiques, collectes pour acheter des armes,
voire même participations directes au combat… Les violences, qui caractérisent
toutes les révolutions, n’épargnent pas les femmes : elles en sont actrices et/ou
victimes.
Mais quels furent pour elles les acquis ?
12
J. POLASKY, « Le rôle des femmes dans les révolutions de Liège et du Brabant », dans CH.
FAURÉ (dir.), Encyclopédie politique et historique des femmes, PUF, Paris, 1997, p. 229.
Partout des droits inégaux
Partout les préjugés sexistes triomphent et, avec eux, l’idée que la nature ayant
fait l’homme et la femme différents, il convient de les assigner chacun à des tâches
spécifiques. Cette distribution doit être respectée pour garantir le nouvel ordre
social.
Le poids et la force des mentalités s’imposent donc au-delà des bouleversements.
Dans toutes les révolutions, l’« ordre naturel des sexes » est peu contesté, même
par les femmes, et la priorité de la fonction maternelle n’est jamais niée. Ceux et
celles qui défendent l’égalité politique sont des avantgardes : l’Anglaise Mary
Wollstonecraft, la Hollandaise Etta Palm d’Aelders, la Française Olympe de
Gouges et Théroigne de Méricourt, la « belle Liégeoise» font figures d’exceptions
qui se heurtent le plus souvent
à l’incompréhension. Mais cela
n’empêche une prise de conscience indéniable chez les
femmes, qui, si elle n’est pas
féministe, n’en est pas moins
politique. Elles adhèrent aux
objectifs globaux du changement,
synonymes pour elles d’une vie
meilleure et en espèrent aussi
l’amélioration de leur statut.
Quant aux hommes, beaucoup
sont mus par une misogynie
traditionnelle qui n’épargna pas
les révolutionnaires. La hiérarchie
des sexes, qui peut paraître contrevenir aux grands idéaux de liberté
et de fraternité, trouve pourtant
John Opie, Mary Wollstonecraft, Tate Londres
une justification dans leurs rangs,
y compris « rationnelle ». L’inégalité
entre les sexes découle de l’ordre
naturel, auquel aucun homme ne
peut donc s’opposer. De plus, elle n’est pas en désaccord avec le principe d’égalité
qui vise principalement l’égalité civile : si tous les individus naissent et demeurent
libres et égaux en droits devant la loi, le principe n’inclut pas l’égalité politique, qui
sera soumis à d’autres critères (âge, propriété, dépendance, sexe, race, nationalité).
C’est ainsi qu’un grand nombre d’hommes sont aussi exclus du droit de vote
(mineurs, domestiques, Noirs, étrangers…).
Anonyme, Assassinat de Marat, Charlotte Corday
collection BNF, Paris
Pour les femmes, le bilan politique est vite fait : elles
n’obtiennent rien. Leur place dans la cité se construit
hors du politique, dans les nouveaux liens sociaux tissés
entre l’Etat et la famille et où la dimension de genre est
essentielle. Totalement revisitée, la famille est l’occasion
d’attribuer des rôles inégaux mais complémentaires.
Aux hommes le gouvernement de la cité et la « fabrique
des lois », aux femmes la « fabrique des moeurs » et
l’éducation des futurs citoyens. Cette distribution des
tâches, considérée comme juste et immuable car dictée
par la physiologie, se solde partout au désavantage des
femmes. La place accordée à la famille est donc un
marqueur de la condition féminine post-révolutionnaire
; elle se retrouve partout, avec des accents spécifiques
selon les pays et les religions. L’exclusion politique des
femmes se renforcera encore au XIXe s., justifiée cette
fois par des discours médicaux et « scientifiques ».
La question de l’éducation des filles, débattue depuis
le XVIIe s., et poursuivie au XVIIIe, sera alors le premier
fer de lance des féminismes. C’est un combat fondamental, car l’instruction
est le socle de l’émancipation. Au sortir des révolutions, l’éducation féminine a surtout pour but de former chacun à son rôle futur dans la cité. Ce qui
signifie, pour les filles, le triomphe des idées rousseauistes et l’application
du principe défini dans l’Emile : enfermement dans leur mission domestique
: « Toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire,
leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner
grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce :
voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur
apprendre dès leur enfance »13.
Au plan civil, en France, la révolution se présente d’abord comme favorable aux
revendications féminines. Dans l’euphorie des premiers moments révolutionnaires et sous la pression des doléances et pétitions féminines, les législateurs
établissent une totale égalité dans le mariage. L’art. 7 de la Constitution de
1791 fait du mariage un contrat civil qui exige le consentement des deux parties placées sur pied d’égalité. La loi du 20 septembre 1792 instaure le divorce
et des droits identiques pour les deux conjoints. La loi du 7 mars 1793 décrète
l’égalité de partage dans les successions. L’autorité maritale est abolie dans les
deux premiers projets de code civil (1793-1794) et les deux époux administrent
les biens du ménage. Ces mesures traduisent l’individualisme qui caractérise la
pensée juridique des premières années de la révolution et le souci d’appliquer
la notion de liberté au plan civil14. Pour un temps très bref, on est bien loin de
la théorie des sphères séparées défendues par de Rousseau.
13
14
J.-J. ROUSSEAU, Emile ou de l’éducation, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 475.
Sur ces aspects : HEUER, J. et VERJUS, A., « L’invention de la sphère domestique au
sortir de la révolution », Annales historiques de la révolution française, 2002/ 327, p. 1-28.
Mais à mesure que la législation
sur le droit de vote se précise et le
réserve aux seuls hommes, c’està-dire à partir de la constitution de
1793, une régression s’observe aussi
au plan civil. L’idée des sphères
séparées, incarnée par la complémentarité des sexes et du couple
conjugal, reparaît dans le 3e projet
de code civil. Dès 1794, la « prééminence naturelle de l’époux »
est rappelée, le divorce par simple
consentement mutuel est remis
en cause tandis que l’adultère
de l’homme et de la femme sont
désormais traités différemment.
D’individus égaux, les conjoints sont
liés par des droits et des devoirs, et
Pierre-Etienne Lesueur, Le divorce, Musée Carnavalet, Paris
ces derniers sont surtout contraignants pour les femmes. Le Code
civil de 1804, qui influencera durablement les législations de tous les pays qui furent
soumis ou influencés par la République puis l’Empire, légalise la soumission des
femmes dans le mariage et la famille. La période de liberté aura été pour elles bien
éphémère.
Images, représentations et symboles
Partout, les révolutions véhiculent une image contrastée où des femmes « réelles
» sont jugées le plus souvent négativement, par opposition aux allégories d’une
femme abstraite, incarnant les nouvelles valeurs fondamentales. Les déclarations des droits de l’homme sont toujours surmontées de femmes, vêtues souvent
à l’antique, garantes des libertés. Elles portent des bonnets (phrygiens) ou des
couronnes, brandissent des flambeaux, emmènent au combat et à la victoire…
(le célèbre tableau de Delacroix). La Statue de la Liberté, symbole des Etats-Unis,
Marianne qui signifie en raccourci la république et même la France, les allégories
de la Fraternité, de l’Egalité… autant de femmes mythiques qui représentent l’ère
nouvelle et que les artistes déclineront à souhait. Ces figures participent d’une
« invention des traditions », d’un ensemble d’éléments culturels (hymne, drapeau,
fêtes nationales…) censés remplacer du régime déchu, indispensables pour fonder
la nouvelle cohésion sociale15. Mais pourquoi sous des traits féminins ? La question,
posée, a reçu peu de réponse. Certains historiens de la révolution française ont
émis l’hypothèse que c’est précisément dans la mise à l’écart des femmes de la
vie politique qu’il faut chercher une réponse.
15
Sur cet aspect,: Maurice AGULHON, Marianne au pouvoir. L’imagerie et la symbolique révolutionnaire de 1880 à 1914, Flammarion, 1989; E. HOBSHAWN et T. RANGER (ed.), The Invention of
Tradition, Cambridge, 1983, p. 263-307; AUSLANDER, L., Des révolutions culturelles. La politique
du quotidien en Grande-Bretagne, en Amérique et en France XVIIe-XIXe s., Presses universitaires du
Mirail, Toulouse, 2010.
Mettre à l’honneur une figure masculine eût été contrevenir à l’égalité
intrinsèque de la « république des frères » et à l’égalitarisme entre les
hommes. Mettre au contraire une figure féminine sur le pavois permettait
d’encenser les femmes, sans leur donner pour autant des droits.
Quant aux femmes « réelles », qui jouent un rôle d’exception, elles sont
souvent perçues négativement : la femme « dénaturée », qui oublie les
« vertus de son sexe » et se veut l’égale de l’homme (Olympe de Gouge),
la virago populaire, au verbe haut, brutale et violente (Kaat Mossel à
Rottedam, les émeutières en France), la conservatrice
ennemie du progrès (les Vendéennes, les Loyalistes,
Marie-Antoinette, Mme de Belem, Charlotte Corday…−
l’idée que les femmes sont conservatrices « par nature »
aura d’ailleurs la vie dure), la furie ou la folle enfin,
qu’il faut enfermer (Théroigne de Méricourt). D’une
manière générale, quoi qu’elles fassent, les femmes
« réelles » de la révolution sont le plus souvent suspectées de vouloir intervertir l’ordre des sexes et à
ce titre, considérées comme dangereuses.
Anonyme, Françaises devenues libres, collection BNF, Paris
16
D’autres images évoquent l’influence occulte des
femmes. Ce rôle courtisan reconnu et admis sous l’Ancien
régime, se dégrade au contact de la révolution pour devenir une emprise perverse et néfaste. Toutes les
femmes, dira Michelet (op. cit., p. 309). – même animées
des meilleures intentions – ont provoqué la chute de leur
parti. Rares sont les représentations contemporaines qui,
comme les gouaches révolutionnaires de Lesueur, véritable « musée de la révolution », accordent une place significative aux femmes (40% des scènes et dans près de
la moitié, elles ont la vedette) sans véhiculer pour autant
des stéréotypes caricaturaux16.
Sur ces gouaches: DE CARBONNIERES, Ph. « Les gouaches révolutionnaires de
Lesueur au Musée Carnavalet », Annales historiques de la révolution française, 343/
janvier-mars 2006, p. 93-122.
Femmes, folie, révolution
Au temps de la révolution, les femmes comme Marie–Antoinette « mauvaise mère et épouse débauchée » ou Olympe de Gouges qui « voulut être
un homme d’Etat », ou même Mme Roland, une mère qui « avait sacrifié la
nature en voulant s’élever au-dessus d’elle ; le désir d’être savante » ont été
condamnées pour être sorties de leur « rôle naturel ».
Plus tard, leur ambition fut assimilée à un dérangement mental. Avec
l’émergence de l’anthropologie criminelle et de la médecine légale, à la fin
du XIXe s., Olympe de Gouges sera considérée comme folle par le Dr Alfred
Guillois (1880-19 ?), un élève du professeur Lacassagne à l’université de Lyon.
Le docteur Alfred Guillois y soutient une thèse en 190417, qu’il publie sous le
titre Etude médico-psychologique sur Olympe de Gouges. Considérations
générales sur la mentalité des femmes pendant la révolution française
(A. Rey, Lyon, 1904). A partir des écrits d’Olympe de Gouges mais aussi des
procès-verbaux établis pendant son incarcération, il diagnostique chez elle
un « curieux mélange d’idées tantôt saines et prophétiques, tantôt réellement démentes » et conclut que « ses idées sur le féminisme sont déjà
moins raisonnables, empreintes d’une bizarrerie excessive, elles servent de
trait d’union entre la raison et la folie ». L’estimant atteinte d’une « paranoïa
à idées réformatrices » et d’une « hystérie révolutionnaire », il généralise ses
conclusions à l’ensemble des femmes révolutionnaires : « On peut dire que de
nombreuses femmes, surtout celles qui ont pris une part active à la révolution
et y ont joué un rôle sanguinaire, étaient des déséquilibrées » (p. 88).
Charlotte Corday, est aussi suspectée de folie tant l’acte qu’elle pose
−l’assassinat politique − paraît inconciliable avec la nature féminine. Au
moment de son arrestation, elle est présentée comme une « vieille fille »
(elle a 25 ans !) « avec un maintien hommasse et une stature garçonnière »,
vêtue d’une robe rayée (« motif traditionnel de la folie »)18. Craignant d’être
dépossédée de son acte, Charlotte Corday s’affirme saine d’esprit lors de
son procès et s’attribue la responsabilité exclusive de son geste19. Son
crâne, conservé, fait l’objet d’études métriques à la fin du XIXe s. Lombroso
y décèle les stigmates de la criminelle-née, mais cette question divise
le milieu médical20.
17
Conservée dans le Fonds Lacassagne, Universiteit Lyon.
18
Gazette nationale, 21 juli 1793, Corday contre Marat. Les discordes de l’histoire,
uitgegeven door het Musée de la Révolution française ter gelegenheid van de tentoonstelling,
26 juni- 28 september 2009, Vizilles, 2009, p. 7.
19
G. MAZEAU, « Le procès Corday : retour aux sources », Annales historiques de la Révolution
française, 343/ 2006 ; G . MAZEAU, Le bain de l’Histoire. Charlotte Corday et l’attentat contre Marat,
Champvallon, 2009.
20
F. ASNAOUROW en DR. M. BENEDIKT, Etude métrique du crâne de Charlotte Corday, Lyon,
Stork, 1890 ; Dr P. TOPINARD, Essai de crâniologie. A propos du crâne de Charlotte Corday, Paris,
Masson, 1890.
Plus troublant est le cas de Théroigne de Méricourt. Arrêtée en 1794, elle entre à la
Salpêtrière le 7 septembre 1807, après divers internements successifs, et y meurt le
9 mai 1817. La description clinique qu’en fait le médecin aliéniste, Etienne Esquirol, ne
laisse aucun doute sur sa démence21. Mais ce qui est révélateur, c’est la folie qu’il lui
prête déjà bien avant son internement, lors des années révolutionnaires où elle fut
l’une des femmes en vue à Paris. Il en trace un portrait fantaisiste,
totalement retouché, celui d’une courtisane débridée, assoiffée
de sang, qui aurait tranché la tête d’un de ses amants d’un coup
de sabre. Elle aurait même « mordu et dévoré des enfants dans
22
les rues de Paris » ! A la fin du XIXe s., le docteur Paul Garnier,
médecin en chef de l’infirmerie spéciale de la préfecture de police,
affirmera aussi que Théroigne de Méricourt avait des dispositions
morbides « à leur phase initiale d’évolution » quand la révolution
éclata et qui se sont concrétisés sous la pression des événements.
Pour ces médecins, « la révolution est comprise comme le lieu
historique où se déploie la démence −celle de la femme surtout −
individuelle ou collective »23 .
Anonyme, Portrait de Théroigne de Méricourt, E. Esquirol,
‘Des maladies mentales...’
21
E. ESQUIROL, Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique
et médico-légal, t.I, Bruxelles, 1838, p.220-222. On peut se poser la question de savoir qui
résisterait, mentalement, à plus de vingt ans d’internement…
22
23
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