LES REVOLUTIONS DU XVIIIe SIECLE ET LES FEMMES
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LES REVOLUTIONS DU XVIIIe SIECLE ET LES FEMMES
LES REVOLUTIONS DU XVIIIe SIECLE ET LES FEMMES Eliane Gubin. Centre d’Archives pour l’histoire des femmes, Bruxelles Le dernier quart du XVIIIe siècle est secoué par une série de révolutions qui se fondent sur les droits de l’homme et contestent le pouvoir absolu des princes, au nom de la souveraineté nationale. C’est une césure historique majeure qui met fin à l’Ancien régime et ouvre l’ère des états-nations du XIXe siècle.Quelle part les femmes ont-elles prise dans ces événements ? Quelles furent, pour elles, les conséquences de ces bouleversements ? Et quelle image en a-t-on gardée ? Photo Efrem Lukatsky, Des troubles à la Place de l’Indépendance à Kiev, fevrièr 2014 I. Le statut des femmes sous l’Ancien régime L’Ancien régime diffère totalement des sociétés démocratiques modernes : c’est un autre monde et une autre culture. La société fonctionne collectivement, chacun-e appartient à un ordre juridique (noblesse/clergé/ Tiers-Etat), à une communauté, et la notion même d’individu ou de droit individuel est absente des mentalités. La noblesse (hommes et femmes confondus) ne travaille pas et seul le Tiers-Etat (98% de la population en Eugène Decalcroix, La Liberté guidant le people, Louvre, Paris France), produit la richesse économique et paie des impôts : fiscalité royale, impôts de l’Eglise, charges seigneuriales. A ces inégalités structurelles s’ajoutent des inégalités de sexe. Car quel que soit leur rang, la condition des femmes présente des constantes : une subordination par rapport à l’homme ; une même destinée « providentielle » − le mariage et la maternité, et, pour les femmes du Tiers-Etat, une forte discrimination sur le marché du travail. Dans les villes, la sexuation du marché du travail est encore plus accentuée que dans les campagnes car l’accès aux métiers est régi par les corporations, quasi toutes masculines. Si les normes sont particulièrement contraignantes pour toutes les femmes, les pratiques sont moins rigides car dans toutes les classes sociales, des femmes ont Jean-Baptiste Mallet, L’Amour au petit point, Femmes entre elles dans un salon; on boit du thé, du café ou du chocolat; on parle potins, voisins et enfants, Musée Cognacq-Jay, Parijs essayé et ont réussi à échapper à l’enfermement domestique et à s’insérer dans l’espace public. Certaines occupent des fonctions régaliennes (impératrices, gouvernantes), sauf en France où la loi salique les en exclut. Dans les classes aisées, les femmes accèdent à des formes de savoir, à une culture scientifique, d’autres (souvent veuves) dirigent des exploitations agricoles parfois importantes et dans les villes, certaines s’affirment comme de véritables femmes d’affaires (commerce et banques). Des religieuses ont réussi à s’imposer à la tête d’abbayes importantes, qu’elles dirigent d’une main de fer. Dans le peuple, la majorité des femmes constitue une main-d’oeuvre nombreuse, marchandes, artisanes, domestiques ou ouvrières, moins bien payées que les hommes. Des Lumières très « tamisées » pour les femmes Au XVIIIe siècle, la question de l’égalité des sexes est loin d’être neuve. Elle a déjà suscité une immense « querelle des femmes » qui remonte au Moyen âge. Elle a connu un très grand développement au XVIIe siècle, sur le thème de l’éducation à donner aux filles et la question de savoir si elles avaient une intelligence comparable à celle des garçons. La philosophie des Lumières, qui se caractérise par son désir de rationalité et de liberté de pensée et dont l’influence marquera les contestations révolutionnaires, s’empare de tous ces débats antérieurs. L’éducation joue une place fondamentale puisqu’il s’agit de construire les hommes nouveaux auxquels aspirent les philosophes − ce qui ne peut se faire sans des mères capables de les former. La question sera aussi au coeur des débats révolutionnaires. Le débat sur l’éducation amène presque naturellement celui sur la hiérarchie des sexes. Se fondant sur la différence biologique, des philosophes et des scientifiques défendent l’infériorité des femmes. Dans son Dictionnaire philosophique (1760-1764), Voltaire soutient qu’ « il n’est pas étonnant qu’en tout pays, l’homme se soit rendu maître de la femme, tout étant fondé sur la force. Louis-Michel van Loo, Portrait de Denis Diderot, Musée du Louvre, Paris Il a d’ordinaire beaucoup de supériorité par celle du corps et même de l’esprit »1. Quant à Rousseau, ses conceptions misogynes sont bien connues, qui le poussent à réclamer pour les femmes, dans son Emile ou de l’éducation (1762), une éducation totalement limitée à leur mission domestique. L’intelligence et l’inventivité seraient forcément contraires à la nature et à la vertu féminines. Craignant de sortir des rôles convenus, de nombreuses femmes souscrivent à ces théories misogynes. Mais quelques hommes et femmes des Lumières s’offusquent de ces discours discriminants. En 1759, d’Alembert dénonce « l’esclavage et l’espèce d’avilissement où nous avons mis les femmes ». De son coté, en 1772, Diderot (Sur les femmes) s’insurge contre le traitement qui leur a toujours été réservé : « Dans toutes les contrées, la cruauté des lois civiles s’est réunie à la cruauté Louis-Ami Arlaud-Jurine, Portrait de Madame de la nature. Elles [les femmes] ont été traitées de Staël, The Wallace Collection, Londres comme des enfants imbéciles ». Ce qui est en cause dans les débats, c’est moins la question de l’égalité des droits que celle des relations sexuées dans la société et le mariage : comme le souligne Mme de Coicy dans Les femmes comme il convient de les voir (1785), « Toute la différence qui est entre eux se trouve dans les organes qui sont nécessaires à la production de l’espèce, ce qui n’a rien de commun avec l’entendement »2. Refusant le diktat du corps et le déterminisme biologique, s’appuyant sur les nombreux exemples de femmes illustres, certains-e-s soulignent les similitudes intellectuelles des hommes et des femmes et en déduisent des droits égaux à l’instruction, à la citoyenneté, à la gouvernance et à l’accès à tous les secteurs de la société (travail, arts, sciences). Plusieurs se retrouveront au coeur de la révolution française, comme Olympe de Gouges, Germaine de Staël, Fanny de Beauharnais ou le marquis de Condorcet et son épouse, Sophie de Grouchy. A la fin du 18e siècle, la « querelle des sexes » bat donc son plein. Les plaidoyers pour des rôles féminins essentiellement tournés vers le mariage et la maternité affrontent un argumentaire beaucoup plus égalitaire et libérateur. Les positions vont se raidir durant les troubles révolutionnaires qui interrogent violemment les hiérarchies et suscitent l’espoir d’une société plus libre et égalitaire. 1 Cité dans Eliane VIENNOT (dir.) avec la coll. de Nicole PELLEGRIN, Revisiter la « querelle des femmes » : discours sur l’égalité/inégalité des sexes, de 1750 aux lendemains de la Révolution, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2012, p. 63. 2 Ibidem, p. 88. II. Le temps des révolutions A la fin du XVIIIe s., les idées des Lumières se sont diffusées dans toute l’Europe et même au-delà de l’Atlantique, formant en quelque sorte une « internationale de la contestation ». Ce phénomène s’est accentué par la diaspora d’intellectuels qui distillent les idées nouvelles et suscitent des aspirations à un changement politique et social. La révolution française – la plus sanglante et la plus radicale − en est devenue le symbole et focalise souvent l’attention, mais elle ne doit pas occulter le fait que des soulèvements ont éclaté dans d’autres pays. Si les résultats en sont variables, les traits sont communs : mêmes formes d’organisation politique, mêmes fondements (droits naturels de l’homme, souveraineté populaire, Constitution écrite et séparation des pouvoirs). Les droits individuels, inhérents à la nature humaine, supplantent les droits collectifs d’Ancien régime et l’absolutisme princier est contesté au nom d’un transfert des pouvoirs régaliens au peuple souverain. Ces idées circulent et nourrissent une opinion publique naissante, porte-parole de nouvelles aspirations nationales. Des tentatives réformistes en vue d’une vie meilleure et plus juste, se succèdent ; des projets en matière d’éducation et de lois civiles voient le jour. Philip Dawe, Edenton Tea Party, caricature, British Museum, Londen Les colonies américaines donnent le signal du départ dans les années 1760. Elles sont suivies par les Provinces-Unies (actuels Pays-Bas) où des Patriotes s’insurgent contre l’autoritarisme du stadhouder Guillaume V dès 1783. En Irlande, dès 1778, des troubles éclatent et, encouragés par la victoire américaine, des patriotes obtiennent l’indépendance législative du Parlement de Dublin (1783). Quand la révolution française éclate en 1789, elle trouve un écho immédiat dans la principauté de Liège. Les PaysBas autrichiens sont en proie à de violentes tensions contre le despotisme éclairé de Joseph II depuis 1787. D’autres mouvements plus tardifs, se succèdent, quand la république française entame sa conquête des « républiques-soeurs ». Pour certains historiens, le mouvement révolutionnaire ne trouve réellement de dénouement que dans le printemps des peuples en 1848. La révolution américaine : la construction de la « maternité républicaine » La Guerre d’Indépendance des colonies américaines agit comme un révélateur, bien qu’elle débute dans un contexte différent des révolutions qui suivent. A l’origine, elle ne vise pas à défendre les Droits de l’Homme mais bien les intérêts économiques des colons. Elle aboutit néanmoins à la Déclaration des droits, le 12 juin 1776, affirmant la légitimité de se révolter contre un régime abusif. Cette première réalisation fondée sur les idées des Lumières a un très grand retentissement sur le continent européen. Depuis le début des années 1760, en effet, le mécontentement couve contre la politique fiscale de la métropole et aiguise une conscience de plus en plus nette du droit à refuser l’arbitraire (No taxation without représentation). Le « contrat social » passe par l’acceptation de l’impôt. Participation des femmes à la révolution Comme la résistance des colons utilise d’abord des moyens économiques (boycott), elle permet aux femmes d’y participer pleinement et son succès dépend même d’elles, en grande partie. En effet, le boycott des produits anglais, décidé par les hommes, ne peut avoir de réalité concrète qu’avec l’aide des femmes, comme consommatrices, comme commerçantes et comme productrices. Les femmes signent, avec les hommes, les nombreux engagements de s’opposer aux importations anglaises qui circulent à partir de 1768 et appliquent à la lettre le mot d’ordre : acheter, consommer et produire américain. En 1774, à l’appel de Penelope Backer (1728-1796), 51 femmes s’engagent à boycotter les produits britanniques et signent de leur nom, en précisant « Les Britanniques vont savoir qui nous sommes » ! Connu sous le nom d’Edenton Ladies’ Tea Party, cette manifestation exclusivement féminine est considérée comme un moment fort de la résistance. De leur côté, les Daughters of Liberty se réunissent pour filer, tisser, et coudre des vêtements. Cette mobilisation domestique devient une activité patriotique hautement revendiquée et le rouet, un symbole de la résistance féminine. Certaines tentent aussi d’influencer l’opinion publique par la plume et publient des poèmes patriotiques dans la presse.Quand la rébellion se mue en révolution et que la guerre éclate avec l’Angleterre, les femmes encouragent les hommes à combattre et dirigent à leur place les exploitations agricoles. Dans les villes, elles participent aux N. Currier, Molly Pritcher, « the heroïne of Monmouth», manifestations publiques, se joignent aux cortèges funéBibliothèque du Congrès, Washington raires des victimes de violences britanniques. Dans plusieurs états, elles fondent des réseaux pour collecter des fonds en faveur de l’armée ; quelques-unes se distinguent par des actes d’héroïsme, comme Molly Pritcher (« L’héroïne de Monmouth ») qui participe directement au combat) ou comme la jeune Sybil Ludington (16 ans) qui parcourt, ventre à terre, plus de 50 km, pour prévenir les insurgés de l’arrivée des troupes anglaises. Son exploit est commémoré par une superbe statue équestre érigée en 1961 à New York. Les difficultés de la vie quotidienne mobilisent aussi les femmes ; elles n’hésitent pas à s’en prendre à des commerçants loyalistes ou à se mêler à de véritables émeutes contre les « accapareurs », suspectés de stocker des vivres pour faire pression sur les prix. Benjamin Blythe, Portrait de Abigaïl Adams Massachusetts Historical Society Quelques-unes ont une vision politique des enjeux et tentent de les influencer. Abigaïl Adams, née Smith (1744-1818) épouse du 2e président des Etats-Unis John Adams (1735-1826) et mère du 6e président, John Quincy Adams (1767-1848) n’a pas cessé, durant toute la carrière de son mari, de s’intéresser à la politique et au gouvernement. Son abondante correspondance témoigne aussi de son influence sur son mari, mais pas nécessairement dans la question de l’égalité des sexes… Dans une lettre du 31 mars 1776, au moment des débats sur la déclaration des droits, elle incite – mais en vain – son mari, à défendre la cause des femmes et convoque en leur faveur les arguments des insurgés contre la métropole : « Dans le nouveau code des lois… je souhaite que vous n’oubliiez pas les dames. .. Soyez plus généreux et plus favorable à leur cause que vos ancêtres. Ne mettez pas entre les mains des maris des pouvoirs aussi illimités. Rappelez-vous que tous les hommes seraient des tyrans s’ils le pouvaient… Si on ne porte pas une attention particulière aux femmes, nous sommes décidées à nous révolter et nous ne nous considérerons pas liées par des lois auxquelles nous n’aurions eu ni voix au chapitre ni représentation »3. Très liée à l’écrivaine Mercy Otis Warren (1728-1814), auteure de pièces de théâtre et de récits historiques sur la révolution et également épouse d’un homme politique influent, les deux femmes ont fait de leur maison un lieu de rendez-vous des chefs de la révolution. L’historiographie évoque peu de figures féminines dans les rangs loyalistes, sauf à citer combien celles-ci sont suspectées de servir d’intermédiaires et d’agents de renseignements, comme Ann Bates (1761-1839), institutrice de Philadelphie qui fit de l’espionnage au service des Anglais. Quant aux femmes esclaves, elles n’ont guère laissé de traces écrites, hormis Phillis Wetley, émancipée peu avant la révolution et qui écrit des poèmes à résonance politique. De nombreux esclaves se rangent néanmoins du côté des loyalistes, espérant avoir plus de chance de trouver la liberté auprès des Anglais. 3 in B. MILLSTEIN & J . BODIN (eds) , We, The American Women. A Documentary History, Chicago, 1977, p. 38-39). Les acquis pour les femmes Le bilan de la guerre d’Indépendance est, somme toute, très maigre pour les femmes. Bien que la multiplication d’associations féminines, nées dans l’espace domestique pour soutenir la révolution, ait conféré une dimension nettement politique à la sphère privée et que les femmes estimaient oeuvrer pour le bien public, l’ancien système de relations familiales survit, et subordonne la femme à son époux. Beaucoup d’états libéralisent néanmoins le divorce et abolissent le droit d’aînesse en matière d’héritage. Mais l’autonomisation que les femmes ont acquise à la faveur des événements révolutionnaires, et Vincent Dacquino, Sibyl Ludington, New York notamment dans le cadre du « revival » proArchives, 2007 testant qui les accompagne, se traduit par des acquis ambigus. La complémentarité des rôles sexués sort renforcée ; l’identité féminine qui se construit valorise la mère-éducatrice (ce qui est tout de même positif pour l’enseignement des filles) mais la citoyenneté féminine reste tout entière contenue dans la notion de « maternité républicaine » (republican motherhood), tandis que le droit de vote reste exclusivement masculin. Ce strict partage des tâches frappera un homme comme Alexis de Tocqueville, qui y voit même une des raisons de la croissance de ce peuple et de sa prospérité ! « Il règne aux États-Unis une opinion publique inexorable qui renferme avec soin la femme dans le petit cercle des intérêts et les devoirs domestiques et lui défend d’en sortir. L’Amérique est le pays du monde où l’on a pris le soin le plus continuel de tracer aux deux sexes des lignes d’actions nettement séparées, et l’on a voulu que tous deux marchassent d’un pas égal, mais dans des chemins toujours différents. Vous ne voyez point d’Américaines diriger les affaires extérieures de la famille, conduire un négoce, ni pénétrer dans la sphère politique. … Les Américains ne croient pas que l’homme et la femme aient le droit et le devoir de faire les mêmes choses, mais ils montrent une même estime pour le rôle de chacun d’eux, et les considèrent comme des êtres dont la valeur est égale, quoique la destinée diffère… Quoiqu’aux États-Unis la femme ne sorte guère du cercle domestique et qu’elle y soit à certains égards fort dépendante, nulle part sa position ne m’a semblé plus haute.» (A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835). La révolution française, des années difficiles pour les femmes La révolution française n’est pas une exception : elle s’insère dans un mouvement de contestation généralisé mais elle devient rapidement un symbole, dans la mesure où la France fut l’épicentre des idées préparant la chute de l’Ancien régime. De plus le transfert brutal de tout le pouvoir royal au peuple, qu’elle sacralise, et la mission messianique qu’elle se donne d’apporter la liberté aux autres nations la distinguent des autres mouvements. Sa férocité aussi, et ses luttes internes sanglantes. Elle entend, non pas modifier, mais balayer purement et simplement l’organisation sociale et politique pour la reconstruire de fond en comble, fût-ce au prix d’une guerre civile. Dans ce grand chambardement, où les espoirs sont énormes, tout va se jouer en quelques années pour les femmes françaises, en gros de 1789 à 1795. Les femmes révolutionnaires Dès les premières heures de la révolution, les femmes des classes populaires sont les plus nombreuses et surtout les plus visibles, parce qu’elles sont dans la rue, sur les marchés, sur les places publiques et qu’elles participent aux émeutes. Leur comportement n’a rien d’étonnant : il prolonge les nombreux mouvements d’Ancien régime contre le renchérissement des denrées alimentaires, contre les impôts ou le régime seigneurial. Jean-Baptiste Lesueur, Club des citoyennes républicaines révolutionnaires, Les femmes jouent toujours un rôle Musée Carnavalet, Paris de premier plan. Elles donnent le plus souvent le signal de la révolte, haranguent les hommes, les incitent à la violence ; elles les devancent parfois et prennent la tête du mouvement. Les archives judiciaires font état de nombreuses arrestations de femmes, certaines véritables « chefs de bande », parfois durement condamnées. C’est donc « naturellement » que les femmes se mêlent aux premières journées révolutionnaires −mais ce qui est neuf, ce sont les accents politiques sous-jacents qui témoignent d’une prise de conscience dépassant leur rôle traditionnel de pourvoyeuses de subsistance. Elles réclament du pain mais d’autres aspirations surgissent, traduisant l’espoir d’une vie meilleure, d’un changement qui se résume bientôt dans le terme encore vague de « citoyenneté ». Comment expliquer cette sensibilisation des femmes à la dimension politique des événements ? Il est difficile de savoir dans quelle mesure des textes favorables aux femmes ont pu circuler dans une population où l’analphabétisme commence à reculer. De nombreuses brochures ont été diffusées, qui évoquent souvent la réforme du mariage et de la puissance maritale, jugée incompatible avec le principe de liberté. D’autres abordent des thèmes plus politiques, comme l’ouvrage de Madame de Coicy4 (17 ?-1841) qui réagit dès 1789 pour dénoncer l’absence des femmes dans les Cahiers de doléances du Tiers-Etat. Dans une brochure intitulée Réponse des femmes de Paris au Cahier de l’Ordre le plus nombreux du Royaume. Demande des femmes aux Etats-Généraux par l’auteur des Femmes comme il convient de les voir…, elle s’indigne de la situation faite aux femmes et veut les sortir « de la honteuse et révoltante inutilité où elles sont » (p. 3). Ce qu’elle dénonce surtout c’est l’hypocrisie : le contraste entre leur influence occulte et l’absence de reconnaissance publique. Elle réclame pour elles, dans tous les domaines y compris la politique et la défense de la patrie, l’accès aux décorations, qui seules, sanctionnerait la reconnaissance publique de leurs actions (p. 14). D’autres pétitions surgissent pour réclamer l’accès des filles à l’éducation et de meilleurs soins pour les femmes en couches (Pétition des femmes du Tiers-Etat au roi, 1er janvier 1789). Dans le Cahier de doléances et réclamations des femmes par Mme B***B*** (1789, pays de Caux) l’auteure demande l’admission des femmes aux Etatsgénéraux, en invoquant le principe politique de la représentation : si un noble ne peut représenter un roturier et inversement, un homme ne peut représenter une femme. Des protestations paraissent ainsi de 1789 à 1791, sans qu’il soit toujours possible de faire le tri entre les pastiches et celles réellement écrites par des femmes. 4 Les femmes comme il convient de les voir ou apperçu de ce que les femmes ont été, de ce qu’elles sont ou de ce qu’elles pourraient être, Bacot, Londres-Paris, 1785. Susciter et mener des émeutes En octobre 1789, les femmes des classes populaires entrent de plein pied dans la révolution. Le 5 octobre, armées de piques et de couteaux, traînant même un canon, plusieurs milliers de femmes se rendent à Versailles pour demander du pain au roi. Mais pas seulement. Dans le climat de tension qui règne, la rumeur court que le roi, qui refuse de signer la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, conspirerait contre la révolution. Les femmes ne réclament pas seulement du pain mais exigent aussi que la garde nationale remplace le régiment des Flandres, chargé de la sécurité du roi. Elles ramènent la famille royale à Paris. Dans le déroulement révolutionnaire, ces journées sont considérées comme fondamentales. Michelet, qui n’est pas particulièrement favorables aux femmes, leur consacre un long chapitre qui résume leur importance : « Les hommes ont pris la bastille royale et les femmes ont pris la royauté elle-même, l’ont mise aux mains de Paris, c’est-à-dire de la révolution »5. En 1792, les femmes sont à nouveau présentes lors de la commune insurrectionnelle de Paris et la prise des Tuileries (10 août). Certaines se signalent dans les combats et se voient décerner la couronne civique : Théroigne de Méricourt, Louise Reine Audu et Claire Lacombe. Des femmes toujours dans les manifestations d’avril et de mai 1795, qui marquent la fin de la sans-culotterie parisienne. Cette contribution féminine aux grandes émeutes comme aux multiples escarmouches, leurs violences de plus en plus fantasmées, n’a pas faibli depuis 1789 ; elle inquiète les hommes. Le 23 mai 1795, la Convention y met un terme : un décret interdit désormais tout rassemblement public de plus de cinq femmes sous peine d’arrestation. Pierre-Etienne Lesueur, Avant-garde des femmes allant à Versailles, collection BNF, Paris 5 J. MICHELET, Les femmes de la révolution, t. I, Chap. V, Paris, 2e ed., 1855, p. 26. Revendiquer des droits politiques Etta Palm d’Aelders, collection Rijksvoorlichtingsdienst, Pays-Bas Outre les manifestations, les femmes entendent aussi affirmer publiquement leur intérêt pour la politique. A Paris, elles assistent systématiquement dans les tribunes aux séances de l’Assemblée nationale. Par leur seule présence, leurs huées ou leurs applaudissements, elles veulent exercer un contrôle et signifier ainsi leur participation à l’élaboration des lois. Elles organisent des chahuts, affirment leurs opinions avec violence, apostrophent les députés, les insultent, se massent à la porte de la Convention pour filtrer les entrées… Le 20 mai 1795, sur ordre du président de séance, elles sont brutalement chassées des tribunes et par décret, leur présence – même muette − est désormais interdite. Des femmes participent aussi aux clubs révolutionnaires, dans les tribunes ou comme membres pour ceux qui sont mixtes. Elles fondent leurs propres clubs exclusivement féminins. De 1790 à 1793, on en recense 56, à Paris et en province. Parmi les premiers, la Société des Amies de la Vérité, créée à Paris le 23 mars 1791 par une Hollandaise, Etta Palm d’Aelders, qui mêle activités charitables, éducatives et revendications politiques. Etta Palm d’Aelders est d’ailleurs considérée comme l’une des rares « théoriciennes » de l’égalité des sexes, qu’elle expose dans des écrits et dans des discours publics. Le 1er avril 1792, elle porte la parole d’un groupe de femmes à l’Assemblée nationale pour dénoncer « l’état d’avilissement auquel se trouvent les femmes quant aux droits politiques » et pour réclamer pour elles « la pleine jouissance des droits naturels ». Ce mélange d’activités philanthropiques, éducatives et politiques s’observe pratiquement dans tous les clubs féminins, et il est souvent difficile de distinguer entre leurs élans en faveur d’un nouveau régime et leur désir de magnifier un rôle d’épouse et de mère, qui légitime à leurs yeux la qualification de « citoyenne ». Pierre-Etienne Lesueur, Tricoteuses jacobines Musée Carnavalet, Paris Rapidement pourtant, les droits politiques des femmes sont contestés : en 1789, les élections de décembre se font sans elles, comme une évidence. La Constitution de 1791 esquive le problème en les rangeant parmi les citoyens « passifs » (ce qui exclut aussi une partie des hommes). Rares sont les députés qui se déclarent en faveur de plus d’égalité sexuée. Par deux fois, en 1790 et 1791, le marquis de Condorcet (17431794), député à l’Assemblée législative, puis à la Convention, défend les droits des femmes. Il est convaincu que leur infériorité n’est pas naturelle mais découle d’une éducation défectueuse. « Ce n’est pas la nature, c’est l’éducation, c’est l’existence sociale qui cause cette différence [...] il est donc injuste d’alléguer, pour continuer de refuser aux femmes la jouissance de leurs droits naturels, des motifs qui n’ont une sorte de réalité que parce qu’elles ne jouissent pas de ces droits »6. En conséquence, il préconise une éducation mixte et identique pour les garçons et les filles (Cinq mémoires sur l’instruction publique, 1791). De plus, il n’hésite pas à affirmer l’égalité totale des sexes, au nom de la personne humaine : « Ainsi les femmes ayant des qualités identiques [aux hommes] ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits ou tous ont les mêmes et celui qui vote contre le droit d’un autre a dès lors abjuré les siens […]. Il est difficile de prouver que les femmes sont incapables d’exercer les droits de la citoyenneté. Pourquoi est-ce que des êtres exposés à des grossesses et autres indispositions passagères ne pourraient –ils exercer des droits dont on n’a jamais imaginé de priver les gens qui ont la goutte tous les hivers ou qui s’enrhument aisément ? » (Sur l’admission des femmes…op. cit.). Mais ses revendications sont isolées et il ne va pas jusqu’à les défendre systématiquement au sein des assemblées. Olympe de Gouges réagit avec force à l’éviction des femmes des droits politiques et publie, au milieu des débats constitutionnels de 1791, une Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (septembre 1791) qui, démarquant point par point la Déclaration des droits de l’homme de 1789, représente le texte le plus hardi et le plus abouti de l’époque. Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, 1791 Pourtant, si les normes sont claires, les pratiques furent plus hésitantes. Serge Aberdam7 a mis en évidence la participation de femmes aux assemblées électorales dans certaines régions de France. Les listes comportent trois colonnes, hommes, femmes et enfants. Mais dans la colonne des hommes sont rangées les veuves chefs de famille ; et dans la colonne des femmes, les domestiques masculins. 6 CONDORCET, «Sur l’admission des femmes au droit de cité », 3 juillet 1790, Œuvres complètes,t. 10, Paris, Didot, 1847, p. 122. 7 S. ABERDAM, L’élargissement du droit de vote entre 1792 et 1795 au-travers du dénombrement du comité de division et des votes populaires sur les Constitutions de 1793 et 1795,Les Presses universitaires du Septentrion, 2004. Héritage de l’Ancien régime, les capacités politiques demeurent d’abord attachées à la propriété, avant de se généraliser au sexe8. Ce sont les débats sur la nouvelle Constitution de 1793 qui font définitivement du suffrage un geste masculin. Le député Pierre Guyomar, ami de Condorcet, présente à cette occasion en séance du 29 avril 1793 un ouvrage, Le Partisan de l’égalité politique entre les individus qui est un vibrant plaidoyer pour le suffrage des femmes, au nom de leur appartenance au genre humain : « Dans une démocratie (…) l’homme et la femme sont chacun un tout, c’est-à-dire membre du souverain ». Les en exclure en font « des îlotes de la république » : « J’en conclus que la supériorité que les hommes affectent par le fait [d’exclure les femmes] est aussi attentatoire à la justice qu’à la souveraineté… Où est donc l’obligation de la femme d’obéir à des lois auxquelles elle ne concourt ni directement ni indirectement ?... Je soutiens qu’une moitié des individus d’une société n’a pas le droit de priver l’autre moitié du droit imprescriptible d’émettre un voeu ». Cette vigoureuse défense des femmes aboutit, sans plus de cérémonie, au fond des cartons des archives parlementaires… La Constitution de 1793 (jamais appliquée) proclame le suffrage universel des hommes. Revendiquer le port des armes Charles Devrits, Portrait de Théroigne de Méricour Musée Carnavalet, Paris Écartées du suffrage, des femmes persistent à se considérer et à se présenter comme citoyennes. Elles espèrent faire reconnaître cette qualité autoproclamée en obtenant l’autre attribut du citoyen − le droit de porter les armes. Le 6 mars 1792, Pauline Léon (1768-1838)9, fille d’un fabricant de chocolat à Paris, et mêlée aux événements révolutionnaires dès 1789, présente à l’Assemblée législative une pétition, signée par plus de 300 femmes, pour obtenir le droit de porter les armes et organiser une garde nationale féminine. « Nous sommes des citoyennes », affirme-t-elle et en conséquence, elle demande « la permission de nous procurer des piques, des pistolets et des sabres (même des fusils pour celles qui auraient la force de s’en servir) ». L’enjeu est clairement de faire reconnaître leur citoyenneté : les députés ne s’y trompent pas et, tout en louant le courage des femmes, ils repoussent leur demande au nom de la nature qui « n’a point destiné les femmes à donner la mort ; leurs mains délicates ne furent point faites pour manier le fer, ni pour agiter les piques homicides ». Puis l’assemblée passe à l’ordre du jour. 8 HEUER, J. et VERJUS, A., « L’invention de la sphère domestique au sortir de la révolution », Annales historiques de la révolution française, 2002/ 327, p. 1-28. 9 C. GUILLON, « Pauline Léon, une républicaine révolutionnaire », Annales historiques de la révolution française, 344/2006, p. 147-159. Le 25 mars 1792, Théroigne de Méricourt revient à la charge et harangue publiquement les femmes à s’organiser en corps d’amazones, en liant clairement ce geste à l’égalité politique. Plus tard encore, en juillet, 80 « femmes libres » pétitionnent dans le même sens. A Marseille, à Arles, la même année, des groupes de femmes demandent à pouvoir porter les armes. Les Dames citoyennes de Marseille forment leur propre milice, placée sous les ordres d’épouses d’officiers de la garde nationale. Les revendications à pouvoir porter les armes sont fréquentes, elles se multiplient sous la pression de la « patrie en danger » (juillet 1792). En province, 154 légions d’amazones se sont ainsi constituées. Encore en mai 1793, quand les Républicaines révolutionnaires créent leur propre club - les Citoyennes républicaines révolutionnaires – sous la direction de Pauline Léon puis de Claire Lacombe, le règlement inscrit en tête de ses objectifs l’armement des citoyennes. Les échecs successifs pour institutionnaliser l’accès des femmes à l’armée et l’interdiction des clubs féminins constituent deux défaites qui ferme les portes de la citoyenneté politique aux femmes. Quelques femmes pourtant ont combattu dans les armées révolutionnaires (au moins une petite centaine) et si l’exemple des soeurs Fernig, aides de camp de Dumouriez, est resté célèbre, les archives livrent bien d’autres noms de combattantes dont certaines ont même obtenu un grade, une décoration ou une pension. Anonyme, “La discipline patriotique” ; des révolutionnaires fouettent des religieuses, collection BNF, Paris Se radicaliser : le Club des citoyennes républicaines révolutionnaires Après l’exécution de Louis XVI, la révolution se radicalise à Paris entre des fractions modérées, qui veulent mettre un terme aux violences, et d’autres jusqu’au-boutistes qui veulent les continuer. Très exaltées, les républicaines révolutionnaires forment le pendant féminin de la sans-culotterie et se rapprochent de ceux que l’on nomme les Enragés. Fondé en mai 1793, le club se déchaîne contre les accapareurs, les « suspects », les Girondins. Ce sont elles qui, traitant Théroigne de Méricourt d’antipatriote, la fouettent publiquement le 15 mai 1793. D’autres expéditions punitives du même genre, à l’encontre de religieuses, sont ainsi rapportées (les « fessées patriotiques »). Les républicaines révolutionnaires participent activement aux journées insurrectionnelles des 31 mai-2 juin 1793, qui aboutissent à l’arrestation des Girondins et leur exécution (y compris celle de Mme Roland). Après l’assassinat de Marat par Charlotte Corday, le 13 juillet 1793, elles organisent le culte du martyr. Mais leur radicalité cristallise progressivement l’antiféminisme des conventionnels. Une bagarre qui oppose les républicaines révolutionnaires aux femmes de la Halle à propos du port obligatoire du bonnet rouge sert de prétexte à la Commission de sûreté générale pour les discréditer. Taxées de « grenadiers femelles », les Républicaines révolutionnaires sont présentées comme Anonyme, Sans-culotte des furies incontrôlables, dangereuses pour la république, collection BNF, Paris et sur proposition du député jacobin Jean-Pierre-André Amar, la Convention décide la fermeture de leur club. Mais plus encore : le décret du 30 octobre 1793 étend cette interdiction à toutes les sociétés féminines, en précisant que les femmes ne peuvent exercer des droits politiques. La séparation des sexes est réaffirmée avec force, comme indispensable à l’organisation sociale et au maintien de l’ordre public − une conception formulée on ne peut plus clairement par le député Amar : « Les fonctions privées auxquelles les femmes sont destinées par la nature même tiennent à l’ordre général de ce qu’il y a entre l’homme et la femme. Chaque sexe est appelé à un genre d’occupation qui lui est propre ; son action est circonscrite dans ce cercle qu’il ne peut franchir ; car la nature, qui a posé les limites à l’homme, commande impérieusement et ne reçoit aucune loi ». Sa conclusion est sans équivoque : « Nous croyons donc qu’une femme ne doit pas sortir de sa famille pour s’immiscer dans les affaires du gouvernement […] Nous croyons donc, et sans doute penserez comme nous, qu’il n’est pas possible que les femmes exercent des droits politiques »10. 10 Le Moniteur universel, t. 18, nr 40, p. 164. Par deux fois, en 1793 et en 1795, la Convention manifeste sa crainte face à l’activisme des femmes et, en deux temps, en 1793 et en 1795, elle les rejette définitivement de l’espace public politique. Mme Gustave Demoulin, Les Girondins chez Mme Roland, Les Françaises illustres, collection BNF, Paris Salons et Cercles libéraux Moins visible que celui des classes populaires, le soutien de femmes aisées et cultivées à la révolution, puis à la République, n’est pas moindre. Jusqu’à la fermeture des clubs en octobre 1793, des « salons » et des « cercles » libéraux sont tenus et animés par des femmes qui ne manquent pas d’y exprimer leurs idées. Ils contribuent à façonner une sociabilité révolutionnaire, prolongeant les pratiques antérieures qui avaient permis la diffusion des Lumières. Hauts lieux de rencontre des chefs de la révolution, ces cercles sont des endroits où se débattent les projets du nouvel ordre politique et social et les stratégies pour les réaliser. Mme de Lameth, Mme de Fonteroy (Thérésa Cabarrus, future Mme Tallien), Sophie de Condorcet, Mme Helvétius ou Mme Roland et bien d’autres encore : toutes ont tenu des salons qui furent à la fois des endroits à la mode, des lieux de réflexion intellectuelle et politique souvent prestigieux. Olympe de Gouges y lit certaines de ses pièces de théâtre. Ces femmes mettent leur fortune et leurs réseaux de relations au service de la révolution, et leur activisme politique est pleinement attesté par des enquêtes de police, des minutes de procès, des correspondances diplomatiques. Souvent proches des Girondins, elles ne sont pas épargnées par la répression. En 1793, Mme de Lameth et la future Mme Tallien sont arrêtées et emprisonnées, avec d’autres ; Manon Roland paie de sa vie son dévouement à la cause girondine. Elle est guillotinée le 8 novembre 1793, cinq jours après Olympe de Gouges, condamnée comme traître au centralisme jacobin et pour avoir « oublié les vertus de son sexe ». Parmi ces femmes, rares furent celles qui commettent des violences, sauf à citer le geste de Charlotte Corday contre Marat, parce qu’elle le considère comme un fossoyeur de la révolution. Mais toutes celles qui sont exécutées à Paris (environ 900) le sont parce que considérées comme dangereuses. Les femmes forment 15% des exécutions dans l’ensemble du pays (au total 40.000). Anonyme, Exécution d’Olympe de Gouges British Museum, Londres Résister et combattre la révolution Femmes dans la révolution, femmes aussi dans la contre-révolution. Les femmes se sont retrouvées dans tout l’éventail des opinions politiques et ont milité avec les mêmes armes. Dans l’entourage royal, elles animent des cercles monarchistes (la duchesse de Polignac, Mme de Villeroy, la marquise de Cassini…), elles tentent de faire avorter la révolution et certaines exercent un véritable lobbying auprès d’hommes politiques, essayant d’acheter les uns, de séduire les autres, prolongeant ainsi des pratiques héritées de la vie de cour. Des femmes nobles (comme la princesse de Lamballe) sont mêlées aux tentatives pour faire évader la famille royale. Jusqu’à la déchéance de la royauté et l’exécution de Louis XVI, ces cercles ultra forment des lieux de conspiration antirévolutionaire où les femmes sont actives. Anonyme, Caricature orangiste d’une femme patriote, Rijksmuseum, Amsterdam Mais c’est principalement dans les grands soulèvements de l’Ouest (chouannerie et guerre civile de Vendée) que les femmes jouent un rôle marquant. Quelques grandes figures d’« amazones contrerévolutionnaires » se détachent, Mmes de la Rochejacquelein, de Sapinaud, de Bonchamps… D’autres femmes de milieu populaire s’enrôlent dans les rangs de l’armée catholique et royale qui combat les troupes républicaines pendant trois ans (1793-1796), dont la plus célèbre Renée Bordereau (qui sera intégrée dans l’armées jusqu’en 1809). D’autres encore cachent des prêtres réfractaires. La répression révèle l’ampleur de leur participation : un tiers des opposants jugés dangereux et massacrés à la Glacière ou à Angers sont des femmes. Prises dans une terrible guerre civile qui fera 170.000 victimes, embrigadées à la fois par leurs convictions civiques mais aussi religieuses, les femmes ont été actrices et victimes de violences inouïes. Elles ont aussi été rapidement stigmatisées comme les bastions de l’obscurantisme : « Femmes et prêtres, c’est là tout la Vendée, la guerre civile. Notez bien que sans la femme, le prêtre n’aurait rien pu », écrit Michelet11. La contagion révolutionnaire La contagion révolutionnaire se répand en Europe occidentale. Les Provinces-Unies hésitent entre modèle républicain et monarchie. De 1781 à 1787, des Patriotes, directement inspirés par la révolution américaine, s’opposent aux velléités autoritaires du Stadhouder Guillaume V d’Orange –Nassau. Vaincus par les armées prussiennes, beaucoup émigrent dans le Nord de la France. Deux ans plus tard, les troubles reprennent, avec cette fois l’appui des révolutionnaires français et aboutissent à l’instauration de la République batave (1795-1806). La part prise par les femmes y est significative, surtout par la plume. 11 MICHELET, Les femmes de la révolution, t. II, chap . XIV. « Les vendéennes », Paris, 1855. Moins violentes que ne le sera la révolution française, les adversaires s’affrontent beaucoup par écrit : un nombre important d’adresses, de textes, d’écrits de toute nature paraissent, y compris dans des journaux. Certaines femmes y gagnent un réel renom littéraire : Elisabeth Wolff née Bekker, (1738-1804) et d’Agatha Deken (1741-1804), ardentes partisanes des Patriotes, exilées en France, puis rentrées au pays pour participer à la 2e révolution. Petronella Moens (1762-1843), une poétesse semi-aveugle, enthousiaste de la révolution française s’illustre lors de la révolution batave par ses écrits enthousiastes sur la révolution française et fonde son propre magazine, De Vrienden van ‘t Vaderland, premier journal féminin exclusivement politique. Anonyme, Pamphlet patriote : Kaatje Mossel est pendue avec d’autres chefs orangistes, Algemeen Rijksarchief, Den Haag Ces textes féminins traitent le plus souvent de politique générale, ce qui indique une politisation indéniable des femmes. Mais pas nécessairement dans le sens d’un éveil féministe : car les revendications qui concernent plus particulièrement l’égalité des sexes et critiquent la domination masculine restent rares. De Paris, puis de Neuchâtel, Belle Van Zuylen (1740-1805), connue sous le nom de son mari, Isabelle de Charrière, écrit romans et nouvelles dans lesquels elle défend l’émancipation des femmes, suit de près les événements révolutionnaires dans son pays d’origine et participe au mouvement des idées. C’est un beau cas de culture transnationale entre les Provinces-Unies et la France. De nombreuses femmes soutiennent le processus révolutionnaire et leurs moyens sont comparables à ce qui s’observe ailleurs. Lors de la révolte des Patriotes, des femmes s’illustrent par des dons et des offrandes pour armer les milices insurgées qui, sans appui financier, n’auraient pu se maintenir. Leurs offrandes s’accompagnent d’un cérémonial extrêmement ritualisé qui mettent les donatrices en évidence. Considérées comme des « viragos armées » par les partisans du stadhouder, elles sont la cible des représailles d’orangistes qui saccagent et pillent leurs maisons. De son côté, l’épouse de Guillaume V, la très énergique Wilhelmine de Prusse, organise la contre-révolution d’une main de fer. Celle-ci trouve surtout un écho parmi les femmes des classes populaires, qui suscitent des remous, comme Kaatje Mossel, marchande de moules orangiste qui se met à la tête d’émeutes en 1784 à Rotterdam. La principauté de Liège, elle, se soulève dès le mois d’août 1789 et proclame son attachement à la France. C’est, curieusement, la révolution pour laquelle on dispose le moins d’informations sur la participation féminine. La Liégeoise la plus célèbre, Théroigne de Méricourt, n’a pratiquement aucun lien avec le soulèvement dans son pays d’origine. Dans la volumineuse collection des pamphlets des révolutions liégeoise et brabançonne (ceux-ci eurent à l’époque le même rôle que les réseaux sociaux d’aujourd’hui), conservés à la Bibliothèque royale, on ne trouve qu’un seul opuscule anonyme, Réclamations des citoyennes liégeoises tant démocrates qu’aristocrates, qui n’eut pas d’écho. Quant aux femmes des classes populaires, elles semblent surtout écrasées par la pauvreté, victimes d’une crise économique et des structures corporatives. Mais cette absence résulte peut-être d’un manque d’études spécifiques. Dans les Pays-Bas autrichiens les tensions avec le pouvoir impérial sont fortes dès 1787. En cause, les réformes progressistes et centralisatrices de Joseph II. Les revendications se font au nom des libertés – l’exemple américain est cité et la Déclaration d’indépendance en octobre 1789 est calquée sur celle des Etats-Unis. Mais les « libertés » réclamées se réfèrent surtout aux chartes et constitutions d’Ancien régime. L’emprise progressive du parti conservateur de Van der Noot sur la République des Etats-Belgique unis, et la défaite des démocrates, obligés de se réfugier en France, font apparaître les Pays-Bas autrichiens plutôt comme un foyer de contre-révolution, dominé par la personnalité de l’avocat Henri Van der Noot et celle, extrêmement controversée, de sa maîtresse, Jeanne Pinaut, dite madame de Belem (1732 ou 1734- ?) . Les caricaturistes s’en donnent à coeur joie, les uns pour fustiger cette « aristocrate » autoproclamée qu’ils dénoncent comme une courtisane influente et néfaste, les autres pour l’encenser avec une naïveté déconcertante. A l’opposé, la très consensuelle (et vraie aristocrate) comtesse Anne Thérèse Anonyme, Van der Noot, le chef des insurgés des Pays-Bas autrichiens, s’enfuit avec sa maîtresse, Philippine d’Yve (1738Mme Pinaut Musée de la Ville de Bruxelles 1814) réunit dans son salon les principaux chefs de la révolution. Cultivée et adepte des Lumières, elle est, selon l’historienne Suzanne Tassier, une des seules à avoir une vue des enjeux politiques. Mais d’un naturel conciliant, elle propose un syncrétisme entre les libertés médiévales (Joyeuse Entrée) et les libertés démocratiques, et se profile ainsi à la croisée des deux courants révolutionnaires – conservateur et démocrate – servant d’intermédiaire aux deux fractions rivales. Par son vaste réseau de relations, son abondante correspondance (conservée aux AGR), elle fournit de nombreuses informations aux deux camps. Sur le statut particulier des femmes, elle ne fait qu’une brève allusion, lors d’un débat sur l’accès au suffrage des nonpropriétaires. D’autres femmes, nobles comme elles, se sont alliées plus nettement à la fraction démocratique, comme la comtesse d’Hane de Steenhuyze qui diffuse des écrits séditieux, la duchesse d’Ursel et de la duchesse d’Arenberg, qui soutiennent l’effort de guerre et qui sont décrites toutes deux comme de véritables « amazones ». A Bruxelles, Un Comité des dames s’organise pour récolter des armes ; Gertrude de Roover, auteure d’un pamphlet Aux Etats de Brabant (s.l., 1790) est chargée de les remettre en leur nom. Dans les classes populaires, les actions les plus marquantes des femmes pour défier l’autorité autrichienne concernent surtout les mesures religieuses de Joseph II, ce qui n’est pas sans rappeler l’attitude des Françaises de l’Ouest – les violences en moins. Les femmes belges, conclut Janet Polasky12, participèrent à la révolution brabançonne en se conformant à ce qu’elles « percevaient comme une fière tradition nationale ». Même lorsqu’elles réclament des droits, leur action révolutionnaire puise sa légitimation dans les implications passées des femmes, comme en témoigne le Précis historique sur les anciennes Belges en faveur et pour l’émulation des modernes : avec les preuves du droit qu’ont les femmes d’entrer aux Etats, de commander les armées, de traiter les affaires publiques et d’être consultées sur toutes les résolutions à prendre. III. Lendemains révolutionnaires pour les femmes Si l’histoire comparative a trouvé dans ces soulèvements de la fin du XVIIIe s. un extraordinaire chantier, tant ces révolutions dévoilent d’analogies, d’influences, d’interactions politiques et de transferts culturels (mais aussi des contrastes nationaux), l’histoire des femmes se révèle au contraire, au-delà des particularités individuelles ou des destins personnels, assez répétitive. Mais elle met en évidence ce que l’historiographie avait longtemps enfoui : tous les soulèvements révolutionnaires mettent en scène des hommes et des femmes. Qu’elles se situent dans les rangs révolutionnaires ou contre-révolutionnaires, les femmes manifestent et s’expriment. Lettrées et cultivées, elles animent des cercles, des lieux de débats où sont discutées les stratégies et les orientations de la révolution, elles prennent la plume pour exposer leurs idées. Les femmes du peuple, elles, privilégient l’action directe dans la rue et assistent aux assemblées qu’elles essaient ainsi de contrôler… Toutes veulent soutenir l’effort militaire de leur camp : offrandes patriotiques, collectes pour acheter des armes, voire même participations directes au combat… Les violences, qui caractérisent toutes les révolutions, n’épargnent pas les femmes : elles en sont actrices et/ou victimes. Mais quels furent pour elles les acquis ? 12 J. POLASKY, « Le rôle des femmes dans les révolutions de Liège et du Brabant », dans CH. FAURÉ (dir.), Encyclopédie politique et historique des femmes, PUF, Paris, 1997, p. 229. Partout des droits inégaux Partout les préjugés sexistes triomphent et, avec eux, l’idée que la nature ayant fait l’homme et la femme différents, il convient de les assigner chacun à des tâches spécifiques. Cette distribution doit être respectée pour garantir le nouvel ordre social. Le poids et la force des mentalités s’imposent donc au-delà des bouleversements. Dans toutes les révolutions, l’« ordre naturel des sexes » est peu contesté, même par les femmes, et la priorité de la fonction maternelle n’est jamais niée. Ceux et celles qui défendent l’égalité politique sont des avantgardes : l’Anglaise Mary Wollstonecraft, la Hollandaise Etta Palm d’Aelders, la Française Olympe de Gouges et Théroigne de Méricourt, la « belle Liégeoise» font figures d’exceptions qui se heurtent le plus souvent à l’incompréhension. Mais cela n’empêche une prise de conscience indéniable chez les femmes, qui, si elle n’est pas féministe, n’en est pas moins politique. Elles adhèrent aux objectifs globaux du changement, synonymes pour elles d’une vie meilleure et en espèrent aussi l’amélioration de leur statut. Quant aux hommes, beaucoup sont mus par une misogynie traditionnelle qui n’épargna pas les révolutionnaires. La hiérarchie des sexes, qui peut paraître contrevenir aux grands idéaux de liberté et de fraternité, trouve pourtant John Opie, Mary Wollstonecraft, Tate Londres une justification dans leurs rangs, y compris « rationnelle ». L’inégalité entre les sexes découle de l’ordre naturel, auquel aucun homme ne peut donc s’opposer. De plus, elle n’est pas en désaccord avec le principe d’égalité qui vise principalement l’égalité civile : si tous les individus naissent et demeurent libres et égaux en droits devant la loi, le principe n’inclut pas l’égalité politique, qui sera soumis à d’autres critères (âge, propriété, dépendance, sexe, race, nationalité). C’est ainsi qu’un grand nombre d’hommes sont aussi exclus du droit de vote (mineurs, domestiques, Noirs, étrangers…). Anonyme, Assassinat de Marat, Charlotte Corday collection BNF, Paris Pour les femmes, le bilan politique est vite fait : elles n’obtiennent rien. Leur place dans la cité se construit hors du politique, dans les nouveaux liens sociaux tissés entre l’Etat et la famille et où la dimension de genre est essentielle. Totalement revisitée, la famille est l’occasion d’attribuer des rôles inégaux mais complémentaires. Aux hommes le gouvernement de la cité et la « fabrique des lois », aux femmes la « fabrique des moeurs » et l’éducation des futurs citoyens. Cette distribution des tâches, considérée comme juste et immuable car dictée par la physiologie, se solde partout au désavantage des femmes. La place accordée à la famille est donc un marqueur de la condition féminine post-révolutionnaire ; elle se retrouve partout, avec des accents spécifiques selon les pays et les religions. L’exclusion politique des femmes se renforcera encore au XIXe s., justifiée cette fois par des discours médicaux et « scientifiques ». La question de l’éducation des filles, débattue depuis le XVIIe s., et poursuivie au XVIIIe, sera alors le premier fer de lance des féminismes. C’est un combat fondamental, car l’instruction est le socle de l’émancipation. Au sortir des révolutions, l’éducation féminine a surtout pour but de former chacun à son rôle futur dans la cité. Ce qui signifie, pour les filles, le triomphe des idées rousseauistes et l’application du principe défini dans l’Emile : enfermement dans leur mission domestique : « Toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance »13. Au plan civil, en France, la révolution se présente d’abord comme favorable aux revendications féminines. Dans l’euphorie des premiers moments révolutionnaires et sous la pression des doléances et pétitions féminines, les législateurs établissent une totale égalité dans le mariage. L’art. 7 de la Constitution de 1791 fait du mariage un contrat civil qui exige le consentement des deux parties placées sur pied d’égalité. La loi du 20 septembre 1792 instaure le divorce et des droits identiques pour les deux conjoints. La loi du 7 mars 1793 décrète l’égalité de partage dans les successions. L’autorité maritale est abolie dans les deux premiers projets de code civil (1793-1794) et les deux époux administrent les biens du ménage. Ces mesures traduisent l’individualisme qui caractérise la pensée juridique des premières années de la révolution et le souci d’appliquer la notion de liberté au plan civil14. Pour un temps très bref, on est bien loin de la théorie des sphères séparées défendues par de Rousseau. 13 14 J.-J. ROUSSEAU, Emile ou de l’éducation, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 475. Sur ces aspects : HEUER, J. et VERJUS, A., « L’invention de la sphère domestique au sortir de la révolution », Annales historiques de la révolution française, 2002/ 327, p. 1-28. Mais à mesure que la législation sur le droit de vote se précise et le réserve aux seuls hommes, c’està-dire à partir de la constitution de 1793, une régression s’observe aussi au plan civil. L’idée des sphères séparées, incarnée par la complémentarité des sexes et du couple conjugal, reparaît dans le 3e projet de code civil. Dès 1794, la « prééminence naturelle de l’époux » est rappelée, le divorce par simple consentement mutuel est remis en cause tandis que l’adultère de l’homme et de la femme sont désormais traités différemment. D’individus égaux, les conjoints sont liés par des droits et des devoirs, et Pierre-Etienne Lesueur, Le divorce, Musée Carnavalet, Paris ces derniers sont surtout contraignants pour les femmes. Le Code civil de 1804, qui influencera durablement les législations de tous les pays qui furent soumis ou influencés par la République puis l’Empire, légalise la soumission des femmes dans le mariage et la famille. La période de liberté aura été pour elles bien éphémère. Images, représentations et symboles Partout, les révolutions véhiculent une image contrastée où des femmes « réelles » sont jugées le plus souvent négativement, par opposition aux allégories d’une femme abstraite, incarnant les nouvelles valeurs fondamentales. Les déclarations des droits de l’homme sont toujours surmontées de femmes, vêtues souvent à l’antique, garantes des libertés. Elles portent des bonnets (phrygiens) ou des couronnes, brandissent des flambeaux, emmènent au combat et à la victoire… (le célèbre tableau de Delacroix). La Statue de la Liberté, symbole des Etats-Unis, Marianne qui signifie en raccourci la république et même la France, les allégories de la Fraternité, de l’Egalité… autant de femmes mythiques qui représentent l’ère nouvelle et que les artistes déclineront à souhait. Ces figures participent d’une « invention des traditions », d’un ensemble d’éléments culturels (hymne, drapeau, fêtes nationales…) censés remplacer du régime déchu, indispensables pour fonder la nouvelle cohésion sociale15. Mais pourquoi sous des traits féminins ? La question, posée, a reçu peu de réponse. Certains historiens de la révolution française ont émis l’hypothèse que c’est précisément dans la mise à l’écart des femmes de la vie politique qu’il faut chercher une réponse. 15 Sur cet aspect,: Maurice AGULHON, Marianne au pouvoir. L’imagerie et la symbolique révolutionnaire de 1880 à 1914, Flammarion, 1989; E. HOBSHAWN et T. RANGER (ed.), The Invention of Tradition, Cambridge, 1983, p. 263-307; AUSLANDER, L., Des révolutions culturelles. La politique du quotidien en Grande-Bretagne, en Amérique et en France XVIIe-XIXe s., Presses universitaires du Mirail, Toulouse, 2010. Mettre à l’honneur une figure masculine eût été contrevenir à l’égalité intrinsèque de la « république des frères » et à l’égalitarisme entre les hommes. Mettre au contraire une figure féminine sur le pavois permettait d’encenser les femmes, sans leur donner pour autant des droits. Quant aux femmes « réelles », qui jouent un rôle d’exception, elles sont souvent perçues négativement : la femme « dénaturée », qui oublie les « vertus de son sexe » et se veut l’égale de l’homme (Olympe de Gouge), la virago populaire, au verbe haut, brutale et violente (Kaat Mossel à Rottedam, les émeutières en France), la conservatrice ennemie du progrès (les Vendéennes, les Loyalistes, Marie-Antoinette, Mme de Belem, Charlotte Corday…− l’idée que les femmes sont conservatrices « par nature » aura d’ailleurs la vie dure), la furie ou la folle enfin, qu’il faut enfermer (Théroigne de Méricourt). D’une manière générale, quoi qu’elles fassent, les femmes « réelles » de la révolution sont le plus souvent suspectées de vouloir intervertir l’ordre des sexes et à ce titre, considérées comme dangereuses. Anonyme, Françaises devenues libres, collection BNF, Paris 16 D’autres images évoquent l’influence occulte des femmes. Ce rôle courtisan reconnu et admis sous l’Ancien régime, se dégrade au contact de la révolution pour devenir une emprise perverse et néfaste. Toutes les femmes, dira Michelet (op. cit., p. 309). – même animées des meilleures intentions – ont provoqué la chute de leur parti. Rares sont les représentations contemporaines qui, comme les gouaches révolutionnaires de Lesueur, véritable « musée de la révolution », accordent une place significative aux femmes (40% des scènes et dans près de la moitié, elles ont la vedette) sans véhiculer pour autant des stéréotypes caricaturaux16. Sur ces gouaches: DE CARBONNIERES, Ph. « Les gouaches révolutionnaires de Lesueur au Musée Carnavalet », Annales historiques de la révolution française, 343/ janvier-mars 2006, p. 93-122. Femmes, folie, révolution Au temps de la révolution, les femmes comme Marie–Antoinette « mauvaise mère et épouse débauchée » ou Olympe de Gouges qui « voulut être un homme d’Etat », ou même Mme Roland, une mère qui « avait sacrifié la nature en voulant s’élever au-dessus d’elle ; le désir d’être savante » ont été condamnées pour être sorties de leur « rôle naturel ». Plus tard, leur ambition fut assimilée à un dérangement mental. Avec l’émergence de l’anthropologie criminelle et de la médecine légale, à la fin du XIXe s., Olympe de Gouges sera considérée comme folle par le Dr Alfred Guillois (1880-19 ?), un élève du professeur Lacassagne à l’université de Lyon. Le docteur Alfred Guillois y soutient une thèse en 190417, qu’il publie sous le titre Etude médico-psychologique sur Olympe de Gouges. Considérations générales sur la mentalité des femmes pendant la révolution française (A. Rey, Lyon, 1904). A partir des écrits d’Olympe de Gouges mais aussi des procès-verbaux établis pendant son incarcération, il diagnostique chez elle un « curieux mélange d’idées tantôt saines et prophétiques, tantôt réellement démentes » et conclut que « ses idées sur le féminisme sont déjà moins raisonnables, empreintes d’une bizarrerie excessive, elles servent de trait d’union entre la raison et la folie ». L’estimant atteinte d’une « paranoïa à idées réformatrices » et d’une « hystérie révolutionnaire », il généralise ses conclusions à l’ensemble des femmes révolutionnaires : « On peut dire que de nombreuses femmes, surtout celles qui ont pris une part active à la révolution et y ont joué un rôle sanguinaire, étaient des déséquilibrées » (p. 88). Charlotte Corday, est aussi suspectée de folie tant l’acte qu’elle pose −l’assassinat politique − paraît inconciliable avec la nature féminine. Au moment de son arrestation, elle est présentée comme une « vieille fille » (elle a 25 ans !) « avec un maintien hommasse et une stature garçonnière », vêtue d’une robe rayée (« motif traditionnel de la folie »)18. Craignant d’être dépossédée de son acte, Charlotte Corday s’affirme saine d’esprit lors de son procès et s’attribue la responsabilité exclusive de son geste19. Son crâne, conservé, fait l’objet d’études métriques à la fin du XIXe s. Lombroso y décèle les stigmates de la criminelle-née, mais cette question divise le milieu médical20. 17 Conservée dans le Fonds Lacassagne, Universiteit Lyon. 18 Gazette nationale, 21 juli 1793, Corday contre Marat. Les discordes de l’histoire, uitgegeven door het Musée de la Révolution française ter gelegenheid van de tentoonstelling, 26 juni- 28 september 2009, Vizilles, 2009, p. 7. 19 G. MAZEAU, « Le procès Corday : retour aux sources », Annales historiques de la Révolution française, 343/ 2006 ; G . MAZEAU, Le bain de l’Histoire. Charlotte Corday et l’attentat contre Marat, Champvallon, 2009. 20 F. ASNAOUROW en DR. M. BENEDIKT, Etude métrique du crâne de Charlotte Corday, Lyon, Stork, 1890 ; Dr P. TOPINARD, Essai de crâniologie. A propos du crâne de Charlotte Corday, Paris, Masson, 1890. Plus troublant est le cas de Théroigne de Méricourt. Arrêtée en 1794, elle entre à la Salpêtrière le 7 septembre 1807, après divers internements successifs, et y meurt le 9 mai 1817. La description clinique qu’en fait le médecin aliéniste, Etienne Esquirol, ne laisse aucun doute sur sa démence21. Mais ce qui est révélateur, c’est la folie qu’il lui prête déjà bien avant son internement, lors des années révolutionnaires où elle fut l’une des femmes en vue à Paris. Il en trace un portrait fantaisiste, totalement retouché, celui d’une courtisane débridée, assoiffée de sang, qui aurait tranché la tête d’un de ses amants d’un coup de sabre. Elle aurait même « mordu et dévoré des enfants dans 22 les rues de Paris » ! A la fin du XIXe s., le docteur Paul Garnier, médecin en chef de l’infirmerie spéciale de la préfecture de police, affirmera aussi que Théroigne de Méricourt avait des dispositions morbides « à leur phase initiale d’évolution » quand la révolution éclata et qui se sont concrétisés sous la pression des événements. Pour ces médecins, « la révolution est comprise comme le lieu historique où se déploie la démence −celle de la femme surtout − individuelle ou collective »23 . Anonyme, Portrait de Théroigne de Méricourt, E. Esquirol, ‘Des maladies mentales...’ 21 E. ESQUIROL, Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, t.I, Bruxelles, 1838, p.220-222. On peut se poser la question de savoir qui résisterait, mentalement, à plus de vingt ans d’internement… 22 23 P.-M. DUHET, Les femmes et la révolution de 1789-1794, Julliard, Paris, 1971, p. 163. 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