La Sociologie sur le vif
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La Sociologie sur le vif
La Sociologie sur le vif © TRANSVALOR - Presses des MINES, 2010 © Photo de couverture : Danièle Akrich 60, boulevard Saint-Michel - 75272 Paris Cedex 06 - France email : [email protected] http://www.ensmp.fr/Presses ISBN : 978-2-911256-19-6 Dépôt légal : 2010 Achevé d’imprimer en 2010 (Paris) Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et d’exécution réservés pour tous les pays. La Sociologie sur le vif Cyril LEMIEUX COLLECTION SCIENCES SOCIALES Paris, Presses des mines Responsable de la collection : Cécile Méadel Centre de sociologie de l’innovation (http://www.csi.ensmp.fr/) Dans la même collection Jérôme Denis et David Pontille Petite sociologie de la signalétique Les coulisses des panneaux du métro Annemarie Mol Ce que soigner veut dire Repenser le libre choix du patient Madeleine Akrich, Cécile Méadel et Vololona Rabeharisoa Se mobiliser pour la santé. Les associations de patients témoignent. Madeleine Akrich, Joao Nunes, Florence Paterson et Vololona Rabeharisoa (eds) The dynamics of patient organizations in Europe Maggie Mort, Christine Milligan, Celia Roberts and Ingunn Moser (ed.) Ageing, Technology and Home Care Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour Sociologie de la traduction. Textes fondateurs Alain Desrosières Pour une sociologie de la quantification. L’Argument statistique I Gouverner par les nombres. L’Argument statistique II Coordonné par Antoine Savoye et Fabien Cardoni Frédéric Le Play, parcours, audience, héritage Anthologie établie par Frédéric Audren et Antoine Savoye La Naissance de l’ingénieur social Anne-France de Saint Laurent-Kogan et Jean-Louis Metzger (dir.) Où va le travail à l’ère du numérique ? Bruno Latour Chroniques d’un amateur de sciences Vololona Rabeharisoa et Michel Callon Le Pouvoir des malades Sophie Dubuisson et Antoine Hennion Le Design : l’objet dans l’usage Philippe Larédo L’Impact en France des programmes communautaires de recherche Aux passagers de la ligne 13 Remerciements Dans les médias en général, les médias audiovisuels en particulier, les cases où les sciences sociales sont prises au sérieux et où est réellement mis en valeur ce qu’elles peuvent apporter à l’intelligence des citoyens, sont rares. Le travail que Sylvain Bourmeau mène depuis près de dix ans sur l’antenne de France-Culture (mais aussi dans d’autres médias comme les Inrockuptibles et aujourd’hui, Mediapart) n’en est que plus remarquable. C’est à ce passeur compétent et infatigable que s’adressent d’abord mes remerciements, au nom – si je peux m’autoriser d’elle – de la communauté de chercheurs à laquelle j’appartiens. En un nom et pour des raisons plus personnels, également, tant fut grande et inattendue la chance qu’il m’a offerte en me proposant de tenir, dans son émission, une chronique. Une expérience pour moi radicalement nouvelle, aussi intimidante qu’excitante, et qui m’aura permis de prendre la mesure de ce qu’exige techniquement, au plan de l’écriture et de l’expression, l’ambition de jeter des ponts entre espace de la recherche et public citoyen. Mes remerciements vont, en second lieu, à celles et ceux qui formaient, en 2007-2009, l’équipe de « La suite dans les idées » : Caroline Broué, Xavier de la Porte, Doria Zénine et Inès de Bruyn. Chacun à sa façon m’a aidé à me socialiser au monde de la production radiophonique avec autant de générosité et de bienveillance que de professionnalisme et d’exigence. Mes remerciements vont également à l’autre partenaire de cet exercice : les auditeurs de France-Culture, dont un certain nombre m’ont écrit au fil des semaines pour me demander des références ou me faire part d’objections, témoignant ainsi d’une relation d’écoute vivante et critique. Parmi eux, mes pensées se tournent tout particulièrement vers mes collègues enseignants des collèges et lycées qui furent nombreux à me demander le texte écrit d’une chronique pour la réutiliser comme matériel pédagogique : ce sont eux, bien plus que moi, les véritables vulgarisateurs des sciences sociales. Enfin, je tiens à remercier mon ami le sociologue Yannick Barthe qui aura été le stimulateur et le maître d’œuvre de la conversion de ces chroniques en publication écrite, à un moment où j’avais presque abandonné cette perspective. Avant-propos Comment développer notre imagination sociologique L’affaire semble entendue : la sociologie n’est pas capable de proposer dans l’instant, sur l’événement qui vient de se produire, un discours de vérité. Ses méthodes sont beaucoup trop lentes. Le temps qu’elle exige, bien trop long. La promptitude et le ton catégorique avec lesquels les « intellectuels médiatiques » réagissent aux dernières nouvelles ne sont pas son style. Raison pour laquelle nul sociologue, sauf à verser dans le charlatanisme, ne saurait rivaliser bien longtemps sur ce terrain. C’est vers son lieu propre, celui des processus de recherche patients et besogneux, qu’il lui faut sans cesse ramener la fureur du monde, pour s’en saisir à partir d’une question qui nécessitera du temps pour être construite sociologiquement et plus encore, pour recevoir par l’enquête empirique un début de réponse qui reste impossible à connaître à l’avance. Est-ce à dire que la sociologie, dans notre confrontation à l’actualité la plus brûlante, n’a pas d’utilité ? Qu’elle n’est, devant l’information livrée « en temps réel », d’aucun secours ? Tel n’était pas l’avis du sociologue américain Charles Wright Mills lorsqu’en 1959, il se demandait : « De quoi [nos contemporains] ont-ils besoin ? Pas seulement d’être informés : en ce siècle positif, l’information accapare souvent leur attention et les rend incapables de l’assimiler. Pas seulement des armes de la raison non plus […]. Ce dont ils ont besoin, ce dont ils éprouvent le besoin, c’est d’une qualité d’esprit qui leur permette de tirer parti de l’information et d’exploiter la raison, afin qu’ils puissent, en toute lucidité, dresser le bilan de ce qui se passe dans le monde, et aussi de ce qui peut se passer au fond d’eux-mêmes. C’est cette qualité que journalistes et universitaires, artistes et collectivités, hommes de science et commentateurs attendent de ce qu’on peut appeler l’imagination sociologique. » Charles Wright Mills, L’Imagination sociologique, Paris, La Découverte, 2006, p. 7 [1959]. Comment développer notre imagniation sociologique Ce que Wright Mills dénomme ici « l’imagination sociologique » est l’attitude qui consiste à prendre beaucoup plus au sérieux que nous ne sommes habituellement portés à le faire notre nature d’être social, et à en tirer les conséquences qui s’imposent aux plans analytique, moral et politique. En faisant sienne une telle qualité d’esprit (quality of mind), l’enjeu est de parvenir à envisager l’existence réellement. Réellement : c’est-à-dire en rompant avec les préjugés individualistes et psychologisants qui déforment d’ordinaire notre compréhension de ce qui nous arrive et nous empêchent, par là, de saisir son lien avec l’organisation de la société dont nous faisons partie. Si, par une sorte de paradoxe apparent, Wright Mills relie à nos facultés d’imagination – plutôt qu’à nos capacités d’observation – une telle aptitude à affronter sociologiquement notre condition, c’est que celleci implique que nous soyons en mesure de nous arracher mentalement aux interprétations les plus « naturelles » de ce que nous sommes et de ce qui survient devant nous. Or, c’est seulement par l’imagination – c’està-dire à l’aide d’images (comme par exemple des tableaux statistiques) et d’abstractions (notamment, des concepts sociologiques) – qu’il nous est possible de réussir cette déprise. Une telle expérience de pensée, qui se confond avec une tentative de décentrement de soi, a ceci de libérateur qu’elle nous permet de mesurer, en retour, ce que nos appréhensions ordinaires du monde pouvaient avoir d’imaginaire et dans certains cas d’illusoire. Ainsi considérée, la sociologie redevient utile, et même cruciale, pour nous détacher, au moment même où elles nous parviennent, des fausses évidences que véhiculent les mises en forme journalistiques de l’actualité. Répétons-le : la sociologie n’a ni le pouvoir, ni la vocation d’opposer à de tels discours médiatiques une définition élaborée sur le champ de ce qui est vraiment en train de se produire. Reste que l’imagination sociologique peut être mise à contribution, par chacun d’entre nous, afin de se saisir en quelque sorte négativement de ce qui advient – afin de comprendre, autrement dit, ce que ne sont pas l’événement en cours et ses conséquences. Cette fonction critique est à même de nous immuniser contre certaines interprétations dominantes et certains commentaires patentés, tels ceux qui font comme si nous n’étions soudain plus des animaux sociaux mais des entités indépendantes les unes des autres ou comme si, du jour au lendemain, certaines inégalités sociales avaient disparu. L’imagination 10 La Sociologie sur le vif sociologique vient ici nous enjoindre de regarder le présent en suspendant, ne serait-ce qu’un court instant, nos croyances individualistes et nos visions ethnocentriques. Elle nous dispose à recevoir l’actualité en portant prioritairement attention aux rapports sociaux constitutifs des phénomènes qui y sont en jeu – y compris lorsque ceux-ci nous semblent relever exclusivement de l’ordre naturel, comme ce peut être le cas d’une épidémie ou d’un tremblement de terre. Pour quel résultat ? Les plus faux de nos problèmes perdront à nos yeux de leur prestige et de leur pouvoir de fascination, cependant que nos questionnements les mieux fondés sociologiquement, et les intuitions morales qui les supportent, gagneront en intérêt et, se trouvant progressivement reformulés et précisés, laisseront apparaître en quel sens leurs solutions pratiques doivent être recherchées. C’est ce potentiel émancipateur attaché à l’imagination sociologique que le présent ouvrage explore. Il le fait en présentant selon un ordre thématique les chroniques que l’auteur a données chaque semaine sur l’antenne de France-Culture, dans l’émission de Sylvain Bourmeau « La suite dans les idées », entre août 2007 et juillet 2009. Le principe de ces interventions radiophoniques était celui d’un regard d’inspiration sociologique porté en l’espace de trois à quatre minutes sur un fait d’actualité. Si, pour les besoins de cette entreprise, furent mobilisés un certain nombre de connaissances et de résultats accumulés, depuis leurs origines, par les sciences sociales – à tel point que le présent ouvrage pourrait être lu comme un manuel d’introduction à ces sciences –, le but n’était pourtant pas de délivrer un savoir livresque paré d’effets d’autorité scientifique. Il était plutôt de contribuer à entretenir notre imagination sociologique, celle de l’auditeur et, aujourd’hui, du lecteur tout autant que celle de l’auteur. Des exercices de distanciation, en somme, comme l’on parle d’exercices de gymnastique, ayant pour vocation de fortifier nos aptitudes à saisir le monde d’un point de vue sociologique, avec la conviction que le renforcement de telles aptitudes comporte un intérêt civique. Nulle expertise, donc. Nul discours de vérité institué. Mais diverses propositions, à tester et à éprouver par soi-même, pour commencer à penser différemment. Des gestes pour se départir d’idées fausses et tronquées sur ce qu’est notre époque. Des tentatives, aussi, pour confronter à notre présent, des raisonnements, des concepts, des théories et des savoirs que la sociologie et ses disciplines sœurs – l’anthropologie et l’histoire, au premier chef – ont accumulés depuis plus d’un siècle. 11 Comment développer notre imagniation sociologique Mises bout à bout, ces chroniques dessinent une sorte de portrait de la société française et de ses relations avec le reste du monde, en cette fin d’années 2000. C’est celui d’un pays où les inégalités socio-économiques se sont accrues depuis une trentaine d’années. Où les transformations du capitalisme affectent en profondeur le monde du travail, les mécanismes d’accumulation du profit et les capacités d’action de l’État, aussi bien sur son propre territoire que sur la scène internationale. Où chaque sphère d’activité (administration, santé, recherche scientifique, médias, sport, culture…) est soumise à un processus de rationalisation gestionnaire d’une intensité sans précédent. Où sont établis de nouveaux impératifs de sécurité et de contrôle des conduites « asociales », au prix parfois d’une remise en question de certaines libertés publiques tenues jusqu’alors pour intangibles. Où le recours aux experts en matière de gestion des risques collectifs et de protection des ressources naturelles est à la fois grandissant et, bien plus qu’auparavant, contesté par les « profanes ». Où l’accès aux médias et la possibilité de saisir le droit font désormais figure, pour chacun, dans sa propre sphère productive, d’enjeux décisifs, en même temps qu’ils se trouvent au principe de disparités nouvelles entre les citoyens. Et où enfin, quoique fréquemment déniées ou minorées, les discriminations liées au genre, à la couleur de peau, aux origines sociales, à l’orientation sexuelle et à l’âge restent, tout comme l’inégal accès à l’éducation, des données centrales dans l’organisation des rapports sociaux. Rien de fixe ou de définitif, cependant, dans un tel portrait. Rien qui n’indique un sens inéluctable de l’histoire et ne nous dépossède, par conséquent, de nos responsabilités. L’imagination sociologique s’oppose en cela au fatalisme puisqu’elle nous donne les moyens de comprendre que l’origine de nos inquiétudes comme de nos indifférences ne vient jamais que de nous, considérés collectivement. Et c’est pourquoi, comme Wright Mills le faisait remarquer, on pourrait l’appeler tout aussi bien « l’imagination politique ». 12 Ouverture La sociologie : une démonologie laïque? « La plus belle ruse du diable est de faire croire qu’il n’existe pas. » Charles Baudelaire Qu’est-ce qu’un regard sociologique sur l’actualité ? En quoi cela consistet-il ? Tandis que j’essayais de répondre à cette question, je suis tombé sur un exemplaire du Monde 2, le supplément hebdomadaire du journal Le Monde, en date du 4 août 2007. On y voyait en couverture une photo d’Adolph Hitler bébé. Une photo prise alors que le futur dictateur devait être âgé d’à peine dix-huit mois avec, déjà, sa petite mèche sur le front. En ouvrant l’hebdomadaire, on apprenait que Norman Mailer, le grand écrivain américain aujourd’hui âgé de 84 ans, vient d’écrire une biographie romancée de l’enfance de Hitler qui paraîtra en français début octobre sous le titre Un Château en forêt. Voilà qui expliquait l’inattendue photo de une. Le Monde 2 annonçait que durant tout le mois d’août, il donnerait en avant-première des extraits de ce livre. Ce qui fut fait. Ces extraits sont assez fascinants. Mailer, comme à son habitude, a mené une véritable enquête historique, et la plupart des personnages de l’entourage familial de Hitler qu’il met en scène ont réellement existé, de même que la plupart des faits qu’il évoque sont attestés. Mais le plus étonnant tient à l’approche dite « métaphysique » que l’écrivain a choisie d’adopter pour traiter son sujet. Car Mailer a décidé de confier la narration de l’enfance d’Hitler… à un démon ! Un démon subalterne nommé Dieter. Ce Dieter a été chargé par son maître, le diable, de veiller au développement du petit Adolphe car ce dernier paraît particulièrement doué pour rejoindre plus tard les rangs de l’armée de Satan. Dieter nous raconte ainsi comment il s’y prend pour entraîner le petit garçon sur le chemin du Mal et encourager ses capacités destructrices, ses idées guerrières et ses attitudes vicieuses. Il explique, au passage, la difficulté de son métier de propagateur du Mal 13 La sociologie : une démonologie laïque ? sur terre et comment il lui faut quotidiennement lutter contre l’influence adverse exercée par l’armée des anges envoyés de Dieu. Cet appel à la métaphysique, et plus précisément à la démonologie, ne correspond visiblement pas seulement, chez Norman Mailer, à la recherche d’un effet littéraire. Comme Boulgakov dans Le Maître et Marguerite, Mailer semble croire véritablement à l’existence du diable et demande à être pris au sérieux sur ce point. Voilà ce qu’il dit, par exemple, dans l’interview qu’il a donné au Monde 2 : « Il est possible de comprendre Staline. Il y avait un motif à ses meurtres. Il lui fallait tracer sa route. Il a fait preuve d’une brutalité incroyable, mais celle-ci est au moins intelligible. Pas celle de Hitler […] Hitler est difficilement explicable. En fait, non : il ne l’est pas. Mais à condition de s’appuyer sur la métaphysique. » Selon Mailer, Hitler constitue un événement historique qui met totalement en déroute la vision héritée des Lumières selon laquelle nous n’aurions besoin de recourir ni à l’existence de Dieu, ni à celle du diable, pour expliquer comment fonctionne notre monde : « La psychologie moderne exclut la métaphysique de nos affaires. C’est une erreur. Accepter la métaphysique, c’est se donner le moyen de comprendre la part irrationnelle de certains comportements humains. » On pourra penser ce que l’on veut de ces propos et se demander, en particulier, si celui qui les tient agit par provocation ou croit réellement ce qu’il dit – à moins, autre possibilité, que ce qu’il dit ait un sens métaphorique qu’il nous est demandé de décrypter. Toujours est-il que l’approche métaphysique prônée par Mailer a au moins un mérite : invoquer l’existence des démons et des anges gardiens rend immédiatement beaucoup plus intelligibles nos comportements les plus irrationnels. Si certaines idées bizarres vous viennent à l’esprit (comme par exemple, celle d’étrangler un être qui vous est cher), et si néanmoins vous ne passez pas à l’acte, c’est que rôdent près de vous des esprits maléfiques et d’autres, bienfaisants, qui secrètement vous inspirent. La sociologie peut être présentée, de ce point de vue, comme une concurrente directe de la démonologie. Car elle aussi ambitionne de trouver les raisons ou les causes de nos comportements individuels et collectifs les plus irrationnels. 14 La Sociologie sur le vif Toutefois, étant pour sa part fille des Lumières, elle ne mobilise ni Dieu, ni le diable. Elle n’invoque que des entités directement observables à l’œil nu, à savoir : des êtres humains. Nos comportements, dit-elle, sont influencés non par des êtres surnaturels mais par les autres êtres humains au milieu desquels nous naissons et vieillissons. Ce qu’il y a de commun entre l’approche métaphysique de Norman Mailer et la sociologie, c’est en somme un parti pris anti-individualiste. C’est, autrement dit, l’idée que nous ne sommes pas d’emblée des êtres autonomes mais que nous nous développons au contraire au milieu de jeux de forces qui s’opposent en nous. Dès le départ, nous dépendons de quelque chose d’extérieur à nous. Avec, bien sûr, cette différence capitale entre les deux approches que l’extériorité est, pour l’une, celle de puissances surnaturelles quand elle est, pour l’autre, celle d’influences strictement humaines. Ainsi, concernant l’enfance de Hitler, un sociologue ferait un peu ce que Norman Mailer a accompli : il analyserait, à l’extérieur de l’enfant, les forces qui, dès sa naissance, pesèrent sur lui. Mais ces forces, il les chercherait moins dans des êtres divins ou diaboliques que dans les attentes sociales des parents du petit Adolphe, dans les modalités relationnelles entre les membres de sa famille, et plus globalement dans le système des interdépendances sociales dont le petit garçon a dépendu tout au long de ses années de formation. Il est probable, au demeurant, que ce sociologue conclurait que Hitler à 14 ans – l’âge où Norman Mailer le quitte – était un adolescent assez banal et n’avait absolument rien de monstrueux. De son côté, Mailer affirme que « considérer Hitler comme un homme ordinaire est impossible ». Il a évidemment raison si l’on se poste à la fin de l’histoire. Mais placé au début de celle-ci, c’est au contraire le caractère très ordinaire de Hitler qui serait sans doute le plus frappant pour un sociologue. Et même après, si l’on en croit l’historien Ian Kershaw, auteur d’un admirable ouvrage sur le charisme de Hitler, charisme dans lequel il voit avant tout le résultat de la convergence des attentes des contemporains du Führer. Façon de dire que ce qui fut extraordinaire avec Hitler ne fut pas tant l’homme en luimême que la configuration sociale qui a rendu possible son accession au pouvoir et la genèse de ses projets maléfiques. Finalement, il serait tentant de présenter la sociologie comme une sorte de démonologie laïque et agnostique. Elle est, en quelque sorte, l’étude non métaphysique de nos démons. Autrement dit : l’étude des influences que nous 15 La sociologie : une démonologie laïque ? avons subies, que nous subissons actuellement et que nous faisons subir aux autres, qui aiguillonnent en permanence nos actions mutuelles, et qui nous poussent à faire parfois des choses, individuellement et collectivement, que nous n’imaginions pas initialement et dont nous ne nous savions pas même capables. Voilà donc quel sera le but de cette chronique : tenter de porter sur l’actualité un regard sociologique, c’est essayer d’identifier, dans ce que nous vivons avec nos contemporains, certains de nos démons individuels et collectifs les plus malfaisants, et qui sait, ayant compris que leur origine est sociale et non pas surnaturelle, nous donner les moyens de commencer à nous en débarrasser. 28 août 2007 Références • Norman Mailer, Un château en forêt, Paris, Plon, 2007. • Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Paris, Gallimard, 1995 [1991]. 16 I. International Boycotter les JO de Pékin ? Faut-il boycotter les Jeux Olympiques de Pékin ? Faut-il boycotter, au moins, la cérémonie d’ouverture ? Depuis la violente répression par l’armée chinoise d’émeutes qui ont éclaté à Lhassa, la capitale de la région dite « autonome » du Tibet, le débat fait rage. D’un côté, des défenseurs des droits de l’homme qui réclament, de la part des gouvernements occidentaux, un geste fort. De l’autre, des hommes politiques, des diplomates et des chefs d’entreprise qui se veulent responsables, et réalistes, vis-à-vis de ceux qu’ils appellent nos « amis chinois ». Entre croisés des droits de l’homme et chantres de la raison d’État, nous serions en somme, une fois de plus, en présence de ce que Max Weber a identifié comme la tension centrale de la politique moderne : l’incompatibilité entre éthique de conviction et éthique de responsabilité. Faut-il agir selon nos convictions les plus fortes, sans mesurer ce qui peut nous en coûter (éthique de conviction) ? Ou faut-il plutôt mesurer à chaque moment ce que vont coûter nos actes, en subordonnant à cette mesure la défense de nos convictions (éthique de responsabilité) ? C’est une vraie alternative. Mais que Weber lui-même n’aurait sans doute pas voulu qu’on rigidifie. C’est pourtant ce que l’on fait, lorsqu’on présente les défenseurs des droits de l’homme comme mus uniquement par des convictions, et pas par des stratégies, ou, à l’inverse, les diplomates et les hommes politiques comme animés seulement par un farouche sens du réalisme, d’où serait absente la moindre considération éthique. S’il est un intérêt de la sociologie, c’est sans doute de complexifier ce genre d’opposition. De nombreux courants théoriques peuvent nous y aider. Qu’on pense par exemple aux travaux d’Erhard Friedberg, un des principaux représentants, aux côtés de Michel Crozier, de ce qu’il est convenu d’appeler « l’analyse stratégique ». Dans un ouvrage publié au début des années 1990 sous le titre Le Pouvoir et la règle, Friedberg plaide pour ce qu’il appelle un « utilitarisme méthodologique ». L’idée en est que « l’homme calculateur ou généreux, intéressé ou désintéressé, cynique ou moral, n’existent pas séparément, dans la mesure où des motifs utilitaires et des motifs moraux s’entremêlent toujours dans les conditions réelles de 19 International l’action ». Dès lors, Friedberg propose de valoriser, par principe de méthode, l’aspect utilitariste du comportement humain et ce pour mieux mettre en valeur qu’éventuellement, en telle ou telle circonstance, le comportement de l’individu ne se réduit précisément pas à cette dimension utilitariste. Surtout, le point central de son raisonnement est que cet utilitarisme – ces stratégies et ces intérêts qui nous meuvent au moins pour partie – ne doit jamais être analysé en dehors des relations d’interdépendance qui nous lient les uns aux autres au sein de systèmes d’action locaux. « Les acteurs n’existent pas indépendamment du contexte d’action dans lequel ils jouent. » écritil. Car c’est toujours la structuration de ce système d’action concret qui conditionne leur rationalité et leurs actions. Que se passe-t-il si nous essayons d’appliquer cette approche à la question d’un éventuel boycott des JO de Pékin ? Lorsque, par exemple, la secrétaire d’État aux Droits de l’homme Rama Yade affirme que « si la situation empire, je me vois mal, à titre personnel, assister à cette manifestation sportive sans réagir » ou que son ministre de tutelle, Bernard Kouchner, déclare que « la répression chinoise au Tibet n’est pas supportable », ces déclarations doivent être analysées, si l’on suit Friedberg, comme des actions stratégiques à l’intérieur du système d’action concret qui lie entre eux les membres du gouvernement. Vues sous ce jour, elles constituent pour leurs auteurs des façons de fortifier ou de maintenir leur marge de pouvoir à l’intérieur de ce jeu, par exemple en se démarquant du président Sarkozy qui, de son côté, s’est contenté d’en appeler à la « retenue » du gouvernement chinois. Il en va de même si nous voulons comprendre pourquoi récemment, le Premier ministre chinois, M. Wen Jiabao, a fait des déclarations laissant entrevoir un infléchissement, déclarant notamment que « tous les canaux de communication restent ouverts entre le dalaïlama et la Chine ». Ce changement de position doit être rapporté d’abord au système d’action concret auquel ce dignitaire chinois participe aux sommets de l’État chinois. Un tel changement s’explique en effet comme le résultat des interactions qui lient cet homme politique à ses partenaires/ adversaires au sein de ce système – à commencer par les membres de l’aile dure du Parti communiste chinois. Au fond, ce qu’une approche de ce genre nous oblige à considérer, c’est qu’il n’y aura, dans les mois qui viennent, absolument aucun effet direct d’une menace de boycott des JO sur le comportement des dignitaires chinois. 20 La Sociologie sur le vif Ce type de pression internationale constituera plutôt une ressource qui va être utilisée par certains au sein du gouvernement chinois pour mettre en difficulté un partenaire/adversaire. C’est très exactement la même chose concernant les demandes de boycott qui sont aujourd’hui adressées au gouvernement français : si elles ont une quelconque incidence, c’est seulement parce que certains membres de ce gouvernement en font une ressource dans le jeu qui les oppose à leurs collègues. 8 avril 2008 Références • Max Weber, Le Savant et le politique, Paris, La Découverte, 2003 [1919]. • Erhard Friedberg, Le Pouvoir et la règle, Paris, Le Seuil, 1993. 21 Rama Yade contre Kadhafi : une fausse sortie ? « Un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne ». Rama Yade était une enfant de 9 ans, lorsque Jean-Pierre Chevènement prononça cette phrase, passée depuis à la postérité. Vingt-quatre ans plus tard, Rama Yade est devenue secrétaire d’État aux Droits de l’homme, et la doctrine Chevènement n’est visiblement pour elle qu’un lointain souvenir. C’est du moins ce qu’on a pu déduire de l’entretien qu’elle a donné hier au Parisien. À propos de l’actuelle visite dans notre pays du président de la Libye, Mouammar Kadhafi, elle n’a pas hésité à déclarer en effet : « Notre pays n’est pas un paillasson sur lequel un dirigeant, terroriste ou non, peut venir s’essuyer les pieds du sang de ses forfaits. » Ajoutant que la France « ne doit pas recevoir ce baiser de la mort ». En langage journalistique, cela s’appelle : mettre à mal la cohésion gouvernementale. Mais Rama Yade n’envisage pas pour autant de démissionner : « On ne déserte pas en rase campagne » expliquait-elle hier sur Europe 1. Oubliée donc, la doctrine Chevènement. Un ministre, désormais, peut ouvrir sa gueule et ne pas démissionner. Au contraire, serait-on tenté de dire. Les situations où nous sommes mécontents de quelque chose et où nous brûlons de le dire mais où, finalement, nous nous taisons, sont légion dans la vie sociale. Il y a quarante ans, l’économiste et sociologue américain Albert Hirschman a consacré à cette question un livre intitulé Exit, Voice and Loyalty, réédité en français il y a une dizaine d’années sous le titre Défection et prise de parole. Face à une situation qui le mécontente, la première stratégie qui s’offre à un individu, explique Hirschman, est de faire « exit » ou, si l’on préfère, de faire défection. Telle est par exemple l’attitude des couples qui divorcent ou des ministres qui démissionnent. C’est aussi notre attitude lorsque, insatisfaits d’un commerçant, nous décidons de nous rendre dorénavant chez son concurrent. Mais il est des situations où faire « exit » n’est pas si facile. Si, par exemple, vous êtes mécontent du fonctionnement de votre centre des impôts, il vous sera malaisé de vous rendre chez un concurrent, dans la mesure où, tout simplement, il n’y en a 23 International pas. C’est alors, dit Hirschman, que vous pourrez être tenté par une seconde stratégie, celle qu’il appelle voice ou, autrement dit, « prise de parole ». Vous aurez d’autant plus tendance à y recourir que vous n’aurez pas la possibilité de faire exit. Hirschman analyse ainsi le fait qu’il y a généralement plus de protestations ouvertes face aux administrations ou aux entreprises publiques en situation monopolistique qu’il n’y en a face aux entreprises en situation concurrentielle, car dans ce dernier cas le mécontentement des clients se traduit en priorité par des défections. Reste le cas où vous ne pouvez ni faire exit, ni faire voice. Par exemple, lorsque la défection est très coûteuse, et la prise de parole très réprimée, comme on le voit pour certains salariés dans certaines entreprises ou pour certaines femmes dans certains couples. Dans ce cas, vous pourrez être tenté d’adopter la dernière stratégie à votre disposition : celle que Hirschman appelle loyalty, loyauté, qui consiste tout bonnement à passer sous silence son mécontentement, en endurant tant bien que mal la situation. La loyauté, souligne Hirschman, est un phénomène socialement important, que beaucoup de dirigeants ou de maris ont tendance à prendre pour du soutien actif, alors qu’en réalité il s’agit bel et bien d’un mécontentement, mais d’un mécontentement qui ne se traduit pour l’instant ni par une défection, ni par une prise de parole. Hirschman a admis que son modèle pouvait donner lieu à des combinatoires. Par exemple, il existe des cas où la défection se combine avec la prise de parole. Telle est d’ailleurs le sens de la doctrine Chevènement : pour faire voice, et exprimer un désaccord ouvert avec le gouvernement, un ministre n’aurait d’autre choix que de faire exit. La doctrine Rama Yade repose, de son côté, sur l’idée qu’un ministre peut exprimer publiquement un désaccord sans remettre en cause pour autant sa loyauté. Il s’agit, autrement dit, d’une tentative pour combiner une stratégie de voice avec une stratégie de loyauté. Est-ce si absurde ou si intenable ? Imaginons par exemple que Rama Yade, avant de faire ses déclarations tonitruantes au Parisien, ait eu une discussion avec le président de la République et que celui-ci lui ait conseillé de faire lesdites déclarations : Rama Yade aurait alors fait voice sans nullement manquer de loyauté à l’égard du Président. Au contraire, elle aurait pris une position publique contre le gouvernement, et contre le Président lui-même, mais uniquement par loyauté envers le Président et sur son conseil. Mais, dira-t-on, pourquoi le Président aurait-il conseillé une telle aberration ? Pourquoi aurait-il encouragé l’une de ses secrétaires d’État 24 La Sociologie sur le vif préférées à se désolidariser publiquement de sa propre politique et de celle du gouvernement ? D’aucuns pourraient répondre que ce pouvait être là une façon particulièrement habile de mettre en valeur la personnalité de la jeune femme, en la faisant apparaître comme déterminée et courageuse, et en lui donnant ainsi un sérieux coup de pouce pour la suite de sa carrière, tout en la démarquant au passage de son ministre de tutelle, Bernard Kouchner, placé, lui, dans une position où la prise de parole hostile à la venue du président Khadafi s’avérait nettement plus difficile. D’autres pourraient dire que l’avantage pour le président de la République pouvait être de préserver l’image globale du gouvernement : au moment où allaient être signés des contrats commerciaux avec un chef d’État des plus controversés, accueilli avec tous les fastes républicains, il se serait agi d’attirer l’attention des médias sur « l’histoire du jour » : celle d’une jeune franc-tireuse sympathique, chargée d’accréditer l’idée que, malgré les apparences, toute sensibilité morale n’avait pas déserté la politique étrangère française. 11 décembre 2007 Référence • Albert Hirschman, Défection et prise de parole, Paris, Fayard, 1995 [1970]. 25 États-Unis : un leadership à légitimer On a assisté jeudi dernier à une passe d’armes homérique entre l’actuel président des États-Unis, Barak Obama, et l’ancien vice-président Dick Cheney. En cause : la politique antiterroriste du pays. Dans un discours très attendu, prononcé aux Archives nationales de Washington, le président Obama a réitéré sa volonté de fermer la prison de Guantanamo, malgré l’opposition d’une partie du Congrès. Il a expliqué que, contrairement à l’administration Bush qui avait ouvert ce pénitencier dans le but d’échapper aux contraintes du droit américain, l’objectif devait être désormais de n’agir qu’en conformité avec la loi et dans le respect de ses principes fondamentaux. Une heure plus tard, à l’autre bout de la ville, Dick Cheney tenait un discours diamétralement opposé : « J’ai été et je reste un partisan farouche de notre programme d’interrogatoires améliorés » a-t-il martelé. L’utilisation à Guantanamo de la technique dite du waterboarding, consistant à soumettre les détenus à un simulacre de noyade ? Elle est, pour M. Cheney, pleinement justifiée. Car, a-t-il expliqué, il ne s’agit pas d’engager avec les terroristes présumés un « processus légal compliqué » : il s’agit d’éviter de nouveaux attentats et de sauver des vies, en employant les moyens « appropriés ». M. Cheney a conclu en affirmant que dans la mesure où les États-Unis n’avaient pas eu à connaître de nouvelle attaque terroriste sur leur sol depuis celle du 11 septembre 2001, c’est que cette stratégie « musclée » avait porté ses fruits et qu’elle devait donc être poursuivie. Au fond, cette joute à distance entre Obama et Cheney soulève une question cruciale : en quoi la domination politique des États-Unis sur le reste du monde est-elle légitime ? On sait en effet, depuis Max Weber, que la suprématie militaire et l’emploi de la force ne suffisent pas à asseoir un rapport de domination politique : il y faut aussi un travail de légitimation, qui offre la possibilité aux dominés de reconnaître le bien-fondé de la domination qu’ils subissent, et d’y consentir. De ce point de vue, Dick Cheney et Barak Obama nous proposent en quelque sorte deux stratégies opposées pour légitimer le leadership américain. La première, celle de Cheney, se rapprocherait de ce que Max Weber dénomme 27 International la domination charismatique. Celle-ci fait appel à la croyance des dominés en l’aptitude exceptionnelle du chef, appelé au pouvoir, généralement en temps de crise, pour arracher la société aux dangers qui la menacent. C’est en grande partie de cette façon que George Bush et Dick Cheney ont tenté de fonder leur propre autorité à la suite des attentats du 11 septembre et qu’ils ont justifié de doter la lutte anti-terroriste de moyens exceptionnels et dérogatoires. La seconde stratégie, celle d’Obama, se rapprocherait davantage de ce que Weber appelle la domination légale-rationnelle. Celle-ci mobilise chez les dominés l’idée que seule peut être reconnue légitime l’action des dirigeants qui est conforme à des procédures légales et à des règlements qui ont été établis rationnellement. On reconnaît ici les éléments centraux du discours qu’a tenu Obama jeudi dernier. Pour l’actuel Président américain, il ne semble pas faire de doute que la stratégie de légitimation charismatique de Bush et Cheney s’est soldée par un échec, dans la mesure où elle a attisé dans de nombreux pays la détestation de l’Amérique et a privé les intérêts américains de nombreux soutiens. Pour le nouveau Président, l’intérêt bien compris des États-Unis est donc de refonder leur leadership en en revenant à davantage de légitimité légale-rationnelle – ce qui, estime-t-il, sera bien plus acceptable et bien mieux accepté à travers le monde. C’est en somme ce qu’il a déclaré jeudi dernier lorsqu’il a affirmé : « Nous défendons les valeurs qui nous sont chères [celles inscrites dans la Déclaration d’Indépendance, la Constitution, et le Bill of Rights], non pas seulement parce qu’elles sont justes, mais aussi parce que cela renforce notre pays et nous protège. » Qu’on ne s’y trompe pas par conséquent : en soutenant que les États-Unis sont et doivent se comporter avant tout comme un État de droit, et qu’ils n’utiliseront désormais plus la force et la coercition hors d’un cadre légal, Obama n’a nullement l’intention de réduire la domination politique dont son pays bénéficie sur le reste du monde. Le but est au contraire de renforcer cette domination, en lui donnant ce qui lui manque aujourd’hui le plus : de la légitimité. 26 mai 2009 Références • Max Weber, Économie et société, 2 tomes, Paris, Pocket, 1995 [1922]. • Jacques Lagroye, « La légitimation », in J. Leca, M. Grawitz, dir., Traité de science politique, tome 1, Paris, PUF, 1985. 28 Bande de Gaza : quand donc s’arrêtera le conflit ? En fin de semaine dernière, les services d’urgence palestiniens estimaient que la guerre que l’armée israélienne livre à Gaza depuis le 27 décembre avait déjà fait plus de 800 morts, dont 220 enfants, et au moins 3000 blessés. Ce n’était là qu’un bilan provisoire. Quoique la presse internationale, tenue à distance du théâtre d’affrontement, ne puisse pas faire correctement son travail, il n’est pas difficile d’imaginer le désastre pour les civils qui peuplent cette étroite bande de terre. « Quand tout cela finira-t-il ? » nous demandons-nous chaque jour. Quand ces affrontements israélo-palestiniens récurrents cesseront-ils ? Quand la paix s’installera-t-elle en cette partie du monde ? Ne cherchons pas la réponse à ces questions auprès des Israéliens ou des Palestiniens : se rejetant mutuellement la faute de leurs malheurs, ils sont incapables d’y voir clair sur la façon dont ils pourraient un jour arrêter de se combattre. Plus éclairante est sans doute la relecture de l’étude que le grand sociologue allemand Georg Simmel consacra, il y a un siècle, au phénomène du conflit. L’argument principal de ce magistral petit ouvrage est le suivant : le conflit, quel que soit le degré de négativité qu’il introduit au sein des rapports humains, n’en reste pas moins une forme de relation sociale à part entière. Les deux belligérants sont en effet toujours profondément unis en raison même du combat qui les oppose. Mieux : on peut dire qu’ils se socialisent mutuellement dans et par ce combat. Cette observation s’applique parfaitement au conflit israélopalestinien. Existe-t-il en effet sur notre planète deux peuples aujourd’hui plus soudés que les Israéliens et les Palestiniens ? Soudés à travers tout ce qui les oppose ; à travers la dynamique guerrière qui les attache toujours plus intimement à leur ennemi comme à travers tout ce que leur propre culture et leur propre identité doivent désormais à l’existence de cet ennemi. Comment un tel conflit meurtrier entre deux peuples peut-il cesser ? Si l’on suit Simmel, de trois façons. La première, c’est la victoire d’un camp sur l’autre. Contrairement aux apparences, cette forme d’arrêt du combat résulte moins du succès militaire du camp victorieux que de l’acceptation 29 International par le camp vaincu qu’il est maintenant temps pour lui de cesser le combat. Car au fond, souligne Simmel, tant que les vaincus et leurs descendants n’ont pas vraiment décidé qu’ils avaient perdu, ils n’ont aucune raison de cesser la lutte. De ce point de vue, il y a peu de chance que le succès militaire que les stratèges israéliens sont en passe de remporter à Gaza, constitue réellement une victoire, au sens où ce succès suffirait à faire accepter à leurs opposants du Hamas de ne plus combattre à l’avenir et de se considérer comme battus. D’où l’intérêt d’envisager la seconde forme d’arrêt du conflit décrite par Simmel : celle du compromis. Le problème, souligne-t-il, est que le compromis n’est pas toujours possible, car certains objets en litige s’avèrent indivisibles et donc impossibles à partager entre les belligérants. C’est par exemple le cas, dit Simmel, lorsque deux rivaux font la cour à la même femme. Le conflit israélo-palestinien peut paraître de ce type, aux yeux du moins de ceux qui, dans chacun des deux camps, jugent que la terre d’Israël, ou de Palestine, est un bien indivisible, et impossible à partager avec d’autres. Simmel souligne toutefois qu’il arrive que des objets indivisibles autorisent malgré tout le compromis : c’est le cas quand ils peuvent être remplacés par un autre objet. Dans ce cas, il faut que les parties soient disposées à mettre un terme à leur antagonisme, pour l’une en renonçant au bien indivisible qu’elle convoitait, pour l’autre en offrant un dédommagement conséquent. Simmel indique encore une troisième forme d’arrêt du conflit : celle qu’il nomme la réconciliation. Elle n’est possible qu’après qu’on se soit totalement livré au combat et elle présente toujours, dit Simmel, un aspect profondément irrationnel, lié souvent à une dimension mystique et religieuse. Solution qui paraîtra illusoire sans doute concernant le conflit actuel du Proche-Orient. Mais après tout, est-elle plus illusoire que le fantasme cultivé par chaque camp d’une victoire définitive sur l’autre ou même qu’un compromis loyal et équilibré ? 13 janvier 2009 Référence • Georg Simmel, Le Conflit, Paris, Circé, 1992 [1903]. 30 La faim dans le monde : un problème de distanciation Commentant les émeutes de la faim qui secouent depuis plusieurs semaines l’Afrique et Haïti, le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation a récemment déclaré : « L’ère de la nourriture bon marché est derrière nous. » « Je pense qu’on parviendra à éviter la famine » a-t-il ajouté. « Mais la malnutrition est à redouter. Les pauvres en milieu urbain et les populations des pays importateurs de nourriture seront les plus touchés. » S’il y a bien une chose que nous pensions pourtant en voie d’être acquise, c’était la sécurité alimentaire de la planète. À la fin des années 1960, 35 % de la population des pays en développement était encore jugée « mal nourrie ». À la fin des années 1990, cette proportion était tombée à 16 %. Mais voilà : depuis, elle est restée désespérément stable, et le nombre de personnes souffrant de malnutrition, dans les pays du Sud mais aussi dans ceux du Nord, est peu à peu reparti à la hausse. Les spécialistes expliquent que ce n’est pas tant le volume de la production des denrées qui est en cause. Car, quoique les stocks soient au plus bas, ils sont encore loin d’être nuls. C’est surtout, disent-ils, la hausse des prix : depuis fin 2006, le prix du blé et celui du maïs ont doublé, celui du riz a augmenté d’un quart. Au grand profit d’un certain nombre d’intermédiaires et de spéculateurs. En d’autres termes, si des gens ont faim aujourd’hui sur notre planète, ce n’est pas qu’il n’y aurait rien à manger pour eux : c’est que la façon dont la communauté internationale a organisé la production, le transport et la commercialisation des denrées, a pour effet de transformer de telles denrées en un produit spéculatif, hors de portée d’un nombre croissant d’êtres humains. Le sociologue Norbert Elias avait coutume de dire que la maîtrise qu’exerce l’homme sur lui-même est encore bien loin d’équivaloir à celle qu’il exerce sur la nature. Ainsi estimait-il que nous contrôlons bien mieux les ressources de la planète que nous ne nous contrôlons nous-mêmes, 31 International collectivement. Cette façon de voir attire notre attention sur le fait que le problème de la faim dans le monde ne tient pas à une déficience de la nature mais plutôt à notre incapacité à exercer collectivement sur nous-mêmes un contrôle juste et efficace. Nous savons tirer de la terre quantité de céréales et de riz, à des taux de rendement à l’hectare prodigieux. Mais nous ne savons pas obtenir de nous tous l’organisation sociale et marchande qui nous permettrait, à tous, de manger à notre faim. Pour Norbert Elias, tant que nous persisterons à croire que la solution à tous nos problèmes viendra d’une amélioration de notre maîtrise technique de la nature, nous resterons à un degré de civilisation toujours plus bas que celui auquel nous pourrions prétendre si nous admettions enfin que notre nature d’être humain est sociale, et si nous en tirions toutes les conséquences sur le plan de notre organisation politique. À l’époque où il développait ces réflexions – c’était en 1956 –, ce qu’Elias avait en tête, c’était l’apocalypse nucléaire dont se menaçaient mutuellement l’Est et l’Ouest. Ce qui le frappait dans cette confrontation militaire, potentiellement fatale à l’humanité, c’était la disproportion entre, d’une part, l’incroyable niveau de contrôle technique sur les forces de la nature auquel les humains étaient parvenus (en l’occurrence, sur la puissance de l’atome) et, d’autre part, la très faible capacité de contrôle qu’ils semblaient en mesure d’exercer sur leurs réactions émotionnelles et leurs pulsions agressives. Les sciences sociales, selon lui, devaient être le moyen d’augmenter cette seconde capacité, en contribuant à ce que l’humanité fasse preuve de toujours plus de distanciation vis-à-vis des mécanismes sociaux par lesquels elle pouvait, d’un moment à un autre, se conduire elle-même à l’autodestruction. Il aimait à se référer, sur ce point, à la nouvelle d’Edgar Poe intitulée Une descente dans le maelström. Rappelons l’histoire : deux frères à bord de leur bateau de pêche se trouvent entraînés dans un tourbillon. L’un est trop submergé par la peur pour réfléchir clairement, tandis que l’autre parvient à observer la situation avec assez de détachement pour repérer des régularités et en déduire une conduite appropriée : ayant noté que les objets de forme cylindrique et de petite taille s’enfonçaient moins rapidement que les autres, il s’attache à un fût et se jette à l’eau. Il échoue à convaincre son frère de faire de même, mais parvient lui-même à tenir jusqu’à ce que le tourbillon s’apaise. Il sauve ainsi sa propre vie. Pour Elias, cette histoire est une parabole du choix 32 La Sociologie sur le vif qui attend l’humanité parvenue au degré de maîtrise et d’exploitation de la nature qui est désormais le sien : soit nous continuons à agir selon nos peurs réciproques et nos réactions émotionnelles, soit nous parvenons à nous hisser intellectuellement à hauteur de la relation objective qui nous lie aux autres, et à trouver ensemble la conduite appropriée pour survivre. L’apocalypse nucléaire qui préoccupait Elias est un danger dont nous pensons aujourd’hui, sans doute à tort, qu’il s’est éloigné. Mais nous sommes toujours dans le maelström. Face au danger que représente pour le futur de l’humanité, la destruction des équilibres écologiques de la planète. Comme face à cet autre danger, qui lui est d’ailleurs lié, que constitue la menace croissante d’une malnutrition mondiale. Face à ce type de fléau, on peut réagir comme ces consommateurs américains qui stockent aujourd’hui chez eux du riz et du sucre, ce qui contribue à faire encore monter un peu plus les cours et à accroître la crise. Ou bien, on peut réagir à l’image du frère le plus avisé de la nouvelle d’Edgar Poe, c’est-à-dire en analysant, notamment avec l’aide des sciences sociales, ce qui cloche dans l’organisation des marchés mondiaux, pourquoi les spéculateurs y jouissent d’un pouvoir aussi exorbitant, et comment des réformes qui permettraient de baisser les prix de manière durable et équitable sont possibles. 13 mai 2008 Référence • Norbert Elias, Engagement et distanciation, Paris, Fayard, 1993 [1956]. 33 Table des matières Remerciements 7 Avant-propos - Comment développer notre imagination sociologique 9 Ouverture - La sociologie : une démonologie laïque ? 13 I. International Boycotter les JO de Pékin ? Rama Yade contre Kadhafi : une fausse sortie ? États-Unis : un leadership à légitimer Bande de Gaza : quand donc s’arrêtera le conflit ? La faim dans le monde : un problème de distanciation La Chine va-t-elle enfin devenir communiste ? 17 19 23 27 29 31 35 II. Politique Pourquoi la vie de couple du président Sarkozy nous intéresse tant L’évaluation des ministres par un cabinet d’audit : Max Weber l’avait prévue À quoi est due la baisse de Nicolas Sarkozy dans les sondages ? Élections municipales : comment les villes ont perdu l’essentiel de leur pouvoir Gouvernement Fillon : du travail d’équipe ? Sarkozy contre Villepin : bestial ! Rama Yade, victime de la société de cour ? Le Congrès de Versailles : un splendide sociodrame 37 39 III. Économie Faut-il dépénaliser le droit des affaires ? L’Arche de Zoé : des enfants sans prix Jérôme Kerviel ou l’envie de bien faire Pourquoi les crises économiques ne sont jamais seulement économiques Le libre marché n’était donc qu’une idéologie ? Caisses d’épargne : pourquoi François Pérol a décroché le job 63 65 69 73 43 47 51 53 57 59 61 77 79 81 323 La sociologie sur le vif Le président de la BCE est-il un héros ? Un décret suffira-t-il à stopper la « folie » des bonus ? 324 83 85 IV. Social La double pauvreté des pauvres La police face aux SDF : la pitié ou la potence ? Souffrance au travail : la faute du système ? Vague de suicides aux usines Renault : relire Durkheim Ne pas travailler le dimanche :un droit formel ? Pourquoi fait-on grève ? Mai 68 / Mai 2008 : le jeu des différences L’énigme de la ligne 13 du métro parisien Le mouvement social guadeloupéen est-il importable en métropole ? Un risque révolutionnaire en France ? 87 89 93 95 97 101 103 107 111 V. Libertés publiques Sommes-nous certains d’être immunisés contre le fascisme ? Un projet de loi contraire à notre sens commun de la justice Travailleurs sans-papiers : la loi, et rien que la loi ! Des policiers au-dessus des lois ? Qu’est-ce qui peut faire d’un policier, un déviant ? 117 119 121 125 129 131 VI. Inégalités Cachez ces inégalités sociales que nous ne saurions voir Plaignons les riches Hommes/femmes : l’égalité du torse nu Les filles ont-elles un plus gros cerveau que les garçons ? Simone de Beauvoir rattrapée par la domination masculine Les Noirs sont-ils incapables de devenir président des États-Unis ? Encore une discrimination à l’égard des seniors ! Être petit est-il un crime ? 133 135 139 143 147 151 155 159 163 VII. Éducation Enseignement : le niveau baisse-t-il vraiment ? Comment les écoliers doivent-ils se souvenir de la Shoah ? 165 167 171 113 115 Table des matières Élèves contre enseignants : la guerre est déclarée ! Quand tuer devient un jeu d’enfant En 14-18, les jeunes soldats étaient-ils des pacifistes ? Pourquoi devenir prêtre ne fait plus rêver les jeunes 175 177 179 183 VIII. Nature et environnement Surpêche et agrocarburants : n’est pas rationnel qui veut Quand le risque environnemental atteint des sommets Pollution automobile : un problème peut en cacher beaucoup d’autres Débat sur les OGM : êtes-vous dialogique ? Un Salon de l’agriculture sans paysans Les sangliers font-ils de la politique ? Peut-on penser l’être humain sans son chien ? 185 187 191 IX. Santé Les causes du cancer : tout sauf sociales Chantal Sébire ou la solitude des mourants Pourquoi les mentalités changent face au tabac Lutte contre le sida : la faute morale de Benoît XVI À qui peut-on se fier en matière de sécurité sanitaire des aliments ? Hormone de croissance : un verdict rassurant pour les décideurs de santé ? Rendre visible la grippe A(H1N1) : le meilleur moyen de la combattre ? 207 209 213 215 217 219 X. Science L’autre cauchemar de Darwin Chercheurs, quelques conseils pour doper vos résultats Enseignants-chercheurs : Nicolas Sarkozy a-t-il commis une erreur ? 227 229 233 XI. Médias Jacques Martin : la mort d’un « grand » homme ? L’abus de médias peut-il nuire gravement à la santé ? 239 241 245 193 195 199 203 205 223 225 237 325 La sociologie sur le vif 326 Afghanistan : pourquoi les journalistes ne montrent pas tout Audiovisuel public : le crime argumentatif était presque parfait Arlette Chabot ou l’art du jugement de classe 249 251 253 XII. Sport Le rugby est-il un sport populaire ? Euro 2008 : Raymond Domenech victime de dissonance cognitive ? Siffler la Marseillaise ou l’expression obligatoire d’un sentiment Tennis et dopage : la double vie de Richard Gasquet Tour de France cycliste : et si le dopage faisait partie du jeu ? 255 257 261 265 267 269 XIII. Arts et culture Ratatouille : le rat comme emblème d’une frustration sociale ? Pourquoi Bienvenue chez les Ch’tis déplaît tant à Jean-Marie Le Pen Yves Saint Laurent : le génie des créateurs est-il explicable ? 36 ans de BD à Angoulême : la canonisation d’un art mineur Festival de Cannes : la face cachée du 7e art 271 273 277 281 285 287 XIV. Les sciences sociales dans la Cité « La suite dans les idées » : émission inutile et dangereuse ? Incendie d’un bus à Marseille : la sociologie comme scandale moral Les sciences sociales sont-elles utiles aux pouvoirs publics ? Le futur nous appartient Des règles sociales au cœur de ce que nous avons de plus personnel Pouvons-nous cesser d’être un être social ? La sociologie contre l’individualisme ? 289 291 293 297 301 303 305 309 Index des notions Index des personnalités citées Index des auteurs cités Table des matières 311 315 319 323